Gilles Deleuze, Philosophie des transzendentalen Empirismus, paru en 2003
; en
France, l’ouvrage de Anne Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, paru
à l’automne 2009.
On pourrait s’arrêter là, et scruter la différence de réception de cette
« création conceptuelle » (pour emprunter l’expression de Deleuze dans Qu’est-ce que
la philosophie ?), en montrant notamment comment chaque auteur y reconduit sa propre
tradition philosophique, allemande (Rölli), ou française (Sauvagnargues). On verra que,
même sur ce seul point, les choses ne sont pas aussi simples : les deux réceptions ne
sont ni symétriques ni parallèles ou disjonctives, mais introduisent, chez Rölli
précisément, un premier mode de croisement des héritages.
En effet, autant l’ouvrage français nous présente un Deleuze « franco-français » (n’est-
ce pas de bonne logique ?), à savoir en réalité amputé de toute sa généalogie critique
dans la construction de l’idéalisme transcendantal, spéculatif et phénoménologique (le
seul à être épargné étant Kant !), autant le livre de Rölli explore minutieusement le
corps à corps explicite de Deleuze avec la phénoménologie allemande, husserlienne
notamment, mais aussi heideggerienne. Dès lors, on peut pressentir qu’il y a bien plus
que ce premier croisement, lié à l’intérêt d’un jeune philosophe allemand pour la pensée
française et y ré-examinant à cette lumière son propre héritage, critique et
phénoménologique, tel qu’il aura été re-lu par le philosophe français.
Car, parallèlement, voire antérieurement aux premiers pas de Deleuze dans les auteurs
croisés qui seront au point de départ de sa création oxymorique, Hume (1953) et Kant
(1963), certains phénoménologues attentifs à la potentialité interne de la dernière
philosophie de Husserl décelaient déjà en elle ce motif de l’empirisme transcendantal.
C’est le cas, très tôt, en Allemagne, de l’assistant fidèle de Husserl, Ludwig Landgrebe,
éditeur après la mort de son maître d’Expérience et jugement (1939) : on y trouve
exposée la généalogie de la logique transcendantale depuis le champ d’une donation
passive du monde. Dans de nombreux articles des années 1950-60, repris plus tard dans
ses ouvrages Der Weg der Phänomenologie, Faktizität und Individuation et
Phänomenologie und Geschichte, il analyse minutieusement la réforme profonde qui
conduit le Husserl de la genèse transcendantale et du pouvoir constitutif du corps au
seuil d’un empirisme transcendantal. Mais Landgrebe n’est pas un cas isolé, témoin
ultime et fasciné de la pensée de son maître. En 1959, le phénoménologue hongrois W.
Szilasi écrit une Introduction à la phénoménologie
, qui reprend sous l’expression de
« positivisme transcendantal » une entente assez similaire de la phénoménologie,
descellée parallèlement par Landgrebe ; enfin, dans les années 90 et dans un autre
contexte culturel qui témoigne du « cosmopolitisme » de la pensée de Husserl, le
phénoménologue chilien José Echeverria réinvestit à nouveaux frais une telle
interprétation de la phénoménologie de Husserl.
Il examine la racine de l’empirisme
transcendantal chez le Husserl de la Krisis et, plus largement, de l’intersubjectivité, et
montre son déploiement possible dans une philosophie du dialogue. Plus avant, lire
Husserl comme un empiriste transcendantal le conduit à une transformation
« existentiale » de la phénoménologie, où Heidegger côtoie Dostoïevski, Nietzsche,
Machado et Cervantès. Quoique féconde, cette dernière extension de sens s’avère sans
M. Rölli, Gilles Deleuze. Philosophie des transzendentalen Empirismus, Wien, Verlag Turia + Kant,
2003, 441p.
A. Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui »,
novembre 2009, 439p.
W. Szilasi, Einführung in die Phänomenologie, Tübingen, Niemeyer, 1959.
J. Echeverria, « El empirismo trascendental. Su raiz en la fenomenologia de Husserl y su despliegue
como filosofia dialogica rigorosa », Dialogo 60, VII, 1992, pp. 7-42 ; El morir como pauta etica del
empirismo trascendental, Ediciones El Yunque, San Juan, Puerto Rico, 1993.