L`empirisme transcendantal : de Deleuze à Husserl

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L’empirisme transcendantal : de Deleuze à Husserl
in Phénoménologie allemande, phénoménologie française, Revue germanique internationale, 13/2011,
Paris, CNRS Editions, 2011.
Résumé
Pour un lecteur contemporain, l’expression « empirisme transcendantal » résonne
immédiatement avec l’œuvre de pensée de Gilles Deleuze. La réception récente de
l’auteur de Différence et répétition (1968) n’a pas manqué de repérer — de redécouvrir
— ce motif crucial, tout à la fois méthodologique et critique de l’entreprise de Deleuze,
que celui-ci mentionne également dans un court texte de 1995, Immanence : une vie ?
Ce qui est par ailleurs remarquable, c’est que cette re-découverte a eu lieu quasisimultanément des deux côtés du Rhin : en Allemagne, le livre important de Marc Rölli,
Gilles Deleuze, Philosophie des transzendentalen Empirismus, paru en 2003 ; en
France, l’ouvrage de Anne Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, paru
à l’automne 2009. On pourrait s’arrêter là, et scruter la différence de réception de cette
« création conceptuelle » (pour emprunter l’expression de Deleuze dans Qu’est-ce que
la philosophie ?), en montrant notamment comment chaque auteur y reconduit sa propre
tradition philosophique, allemande, ou française. On verra que, même sur ce seul point,
les choses ne sont pas aussi simples : les deux réceptions ne sont ni symétriques ni
parallèles ou disjonctives, mais créent des découpages différents, notamment lorsque
l’on interroge la phénoménologie de Husserl à la lumière de l’empirisme transcendantal,
selon une filiation historique que revendiquent certains de ses disciples. Du coup, la
proximité troublante des deux auteurs (Deleuze, Husserl) dans leur relecture de Kant,
auteur crucial, et de Hume, auteur non moins crucial, ne peut manquer de susciter un
certain vertige.
Mots-clé
Empirisme transcendantal, empirisme, transcendantal, phénoménologie, esthétique,
imagination, passivité, déduction.
Affiliation : Professeur de philosophie (Université de Rouen) ; membre des ArchivesHusserl de Paris ; membre associé au CREA (Paris)
Natalie Depraz
Université de Rouen (ERIAC)
Membre des Archives-Husserl
Membre associé au CREA (Paris)
Introduction
Pour un lecteur contemporain, l’expression « empirisme transcendantal » résonne
immédiatement avec l’œuvre de pensée de Gilles Deleuze. La réception récente de
l’auteur de Différence et répétition (1968) n’a pas manqué de repérer — de redécouvrir
— ce motif crucial, tout à la fois méthodologique et critique de l’entreprise de Deleuze,
que celui-ci mentionne également dans un court texte de 1995, Immanence : une vie ?
Ce qui est par ailleurs remarquable, c’est que cette re-découverte a eu lieu quasisimultanément des deux côtés du Rhin : en Allemagne, le livre important de Marc Rölli,
Gilles Deleuze, Philosophie des transzendentalen Empirismus, paru en 20031 ; en
France, l’ouvrage de Anne Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, paru
à l’automne 2009.2 On pourrait s’arrêter là, et scruter la différence de réception de cette
« création conceptuelle » (pour emprunter l’expression de Deleuze dans Qu’est-ce que
la philosophie ?), en montrant notamment comment chaque auteur y reconduit sa propre
tradition philosophique, allemande (Rölli), ou française (Sauvagnargues). On verra que,
même sur ce seul point, les choses ne sont pas aussi simples : les deux réceptions ne
sont ni symétriques ni parallèles ou disjonctives, mais introduisent, chez Rölli
précisément, un premier mode de croisement des héritages.
En effet, autant l’ouvrage français nous présente un Deleuze « franco-français » (n’estce pas de bonne logique ?), à savoir en réalité amputé de toute sa généalogie critique
dans la construction de l’idéalisme transcendantal, spéculatif et phénoménologique (le
seul à être épargné étant Kant !), autant le livre de Rölli explore minutieusement le
corps à corps explicite de Deleuze avec la phénoménologie allemande, husserlienne
notamment, mais aussi heideggerienne. Dès lors, on peut pressentir qu’il y a bien plus
que ce premier croisement, lié à l’intérêt d’un jeune philosophe allemand pour la pensée
française et y ré-examinant à cette lumière son propre héritage, critique et
phénoménologique, tel qu’il aura été re-lu par le philosophe français.
Car, parallèlement, voire antérieurement aux premiers pas de Deleuze dans les auteurs
croisés qui seront au point de départ de sa création oxymorique, Hume (1953) et Kant
(1963), certains phénoménologues attentifs à la potentialité interne de la dernière
philosophie de Husserl décelaient déjà en elle ce motif de l’empirisme transcendantal.
C’est le cas, très tôt, en Allemagne, de l’assistant fidèle de Husserl, Ludwig Landgrebe,
éditeur après la mort de son maître d’Expérience et jugement (1939) : on y trouve
exposée la généalogie de la logique transcendantale depuis le champ d’une donation
passive du monde. Dans de nombreux articles des années 1950-60, repris plus tard dans
ses ouvrages Der Weg der Phänomenologie, Faktizität und Individuation et
Phänomenologie und Geschichte, il analyse minutieusement la réforme profonde qui
conduit le Husserl de la genèse transcendantale et du pouvoir constitutif du corps au
seuil d’un empirisme transcendantal. Mais Landgrebe n’est pas un cas isolé, témoin
ultime et fasciné de la pensée de son maître. En 1959, le phénoménologue hongrois W.
Szilasi écrit une Introduction à la phénoménologie3, qui reprend sous l’expression de
« positivisme transcendantal » une entente assez similaire de la phénoménologie,
descellée parallèlement par Landgrebe ; enfin, dans les années 90 et dans un autre
contexte culturel qui témoigne du « cosmopolitisme » de la pensée de Husserl, le
phénoménologue chilien José Echeverria réinvestit à nouveaux frais une telle
interprétation de la phénoménologie de Husserl.4 Il examine la racine de l’empirisme
transcendantal chez le Husserl de la Krisis et, plus largement, de l’intersubjectivité, et
montre son déploiement possible dans une philosophie du dialogue. Plus avant, lire
Husserl comme un empiriste transcendantal le conduit à une transformation
« existentiale » de la phénoménologie, où Heidegger côtoie Dostoïevski, Nietzsche,
Machado et Cervantès. Quoique féconde, cette dernière extension de sens s’avère sans
1 M. Rölli, Gilles Deleuze. Philosophie des transzendentalen Empirismus, Wien, Verlag Turia + Kant,
2003, 441p.
2 A. Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui »,
novembre 2009, 439p.
3 W. Szilasi, Einführung in die Phänomenologie, Tübingen, Niemeyer, 1959.
4 J. Echeverria, « El empirismo trascendental. Su raiz en la fenomenologia de Husserl y su despliegue
como filosofia dialogica rigorosa », Dialogo 60, VII, 1992, pp. 7-42 ; El morir como pauta etica del
empirismo trascendental, Ediciones El Yunque, San Juan, Puerto Rico, 1993.
doute quelque peu dommageable à une conception vraiment rigoureuse de l’empirisme
transcendantal en phénoménologie.
Serait-ce que l’on a affaire, avec Husserl et Deleuze, à deux traditions de l’empirisme
transcendantal qui se sont développées parallèlement depuis l’interrogation partagée
d’un héritage commun (Locke-Hume et Descartes-Kant), mais qui ne se sont pas
croisées, si ce n’est depuis la critique deleuzienne de Husserl dès Différence et
répétition ? Comme des frères jumeaux conçus ensemble et interrogeant leur héritage
commun, jusqu’à se différencier au point que le seul moment où ils se croisent les
conduit à un conflit majeur d’identité, à une crise fondamentale et irréductible… J’ai
cherché quant à moi à recréer un lien par delà la critique et sur le fond d’un socle
historique commun, entretenant alors peut-être l’illusion d’une fraternité possible, qui
serait à restaurer en dépit de l’inimitié ou, du moins, de la différence.5 Je voudrais dans
ce qui suit poursuivre ce projet « relationnel » qui consiste à faire des ponts, à montrer
le passage des concepts d’un champ à l’autre et les découpages nouveaux qui en
ressortent. Mon hypothèse, dès lors, tient en un faisceau de questions : de Deleuze à
Husserl, a-t-on affaire à l’histoire d’une simple homophonie conceptuelle ? Ou bien y at-il plus ? Y a-t-il là l’illusion d’une nomination identique de deux phénomènes
conceptuels hétérogènes ? Ce qui pourrait expliquer un parallèle strict, i.e. irréductible à
tout croisement. Mais il y a eu croisement, et ce, au delà de la seule critique
conflictuelle : M. Rölli, N. Depraz,6 sont-ce là autant d’illusions d’optique
rétrospectives, indûment fabricatrices d’un lien ? Ou bien y a-t-il une vérité méthodique
sous-jacente, un opérateur crucial de pensée, ressourçable à la phénoménologie
husserlienne et où la pensée de Deleuze viendrait se greffer ? Bref, la gémellarité estelle homozygote, fondatrice d’un lien naturel, ou bien hétérozygote, constructrice d’une
identité différenciée et, même ainsi, quelle complicité habite en son sein ?
I. La dichotomie entre l’empirique et le transcendantal : une critique commune
Husserl comme Deleuze sont des lecteurs atypiques des auteurs de l’histoire de la
philosophie. Le premier, c’est bien connu, ne s’intéresse à la pensée de certains
philosophes que dans la mesure où, selon une méthode généalogique, ils peuvent
éclairer rétrospectivement, par un double geste caractéristique de reprise et de
démarcation, la méthode qu’il a forgée sous le nom d’épochè. Ainsi en va-t-il de
l’opérateur du doute chez Descartes, du scepticisme méthodique pour Hume, de la
critique transcendantale kantienne, lesquels font l’objet d’autant de reprises ; en
revanche, une subjectivité substantielle entée sur le motif de la vérité comme certitude,
une psychologie atomique/associationniste et un formalisme transcendantal pensé
depuis des conditions de l’expérience elles-mêmes non-expérientiables se voient mises
à distance comme autant de motifs dits « pré-phénoménologiques ». Que ce soit dans
Philosophie première I (1922-1923) ou dans la Krisis (1934-37), ces deux grands
moments de situation de la phénoménologie dans l’histoire de la philosophie, on a
affaire à une méthode archéologique tout entière mise au service de l’entreprise de la
phénoménologie ; Deleuze, de son côté, pratique une lecture de l’histoire des penseurs
5 N. Depraz, Lucidité du corps. De l’empirisme transcendantal en phénoménologie, Dordrecht, Kluwer,
2001.
6 Compte rendu par M. Rölli de l’ouvrage de N. Depraz, Lucidité du corps, [J’ai la référence précise à
Paris ; je suis dans les Alpes jusqu’à fin août] ; compte rendu par N. Depraz de l’ouvrage de M. Rölli,
Gilles Deleuze. Philosophie des transzendentalen Empirismus, dans le numéro n°16 de la revue Alter,
consacré à Merleau-Ponty, Paris, 2008.
tout aussi sélective, quoiqu’elle se présente comme une démarche plus minutieuse et
plus intégrative. Il est vrai que, à la différence de Husserl, qui lit les auteurs avec la
loupe de sa nouvelle discipline émergente, Deleuze se présente tout d’abord, du moins
dans une première phase de son parcours, comme un lecteur-historien de grandes
œuvres (Hume, Spinoza, Leibniz, Kant, Nietzsche, Bergson), un praticien de la microlecture et un avocat de monographies tout à la fois précises, sobres et élégantes. C’est
dans un deuxième temps que cette lecture acribie est mise au service d’une réforme de
la philosophie, en l’occurrence transcendantale, réforme qui apparaît en toute lumière,
de façon inaugurale, dans Différence et répétition. Là, la méthode de lecture de Deleuze
se fait inventive et explicitement « déformante », comme un miroir qui fait voir d’autres
aspects d’un auteur, et ce, à force d’accentuations, de grossissements, de décalages et de
collages. Certes, le principe de lecture de Deleuze n’est pas aussi repérable que celui de
Husserl, car la méthode se cherche, tel un prisme qui s’attache à mesurer l’écart et la
bonne distance depuis laquelle voir autrement. Une telle méthode se trouve nommée à
travers les termes de « différence » et de « répétition » qui donnent leur titre au livre de
1968, et qui s’attachent l’un par l’autre à démanteler la conception topique de la relation
historique aux auteurs, à savoir la dialectique inspirée de Hegel et fondée sur la
négativité et à la reconduction à l’identique : « A l’origine de ce livre, il y a deux
directions de recherche : l’une, concernant un concept de la différence sans négation,
précisément parce que la différence, n’étant pas subordonnée à l’identique, n’irait pas
ou ‘n’aurait pas à aller’ jusqu’à l’opposition et la contradiction — l’autre, concernant un
concept de la répétition, tel que les répétitions physiques, mécaniques ou nues
(répétition du Même) trouveraient leur raison dans les structures plus profondes d’une
répétition cachée où se déguise et se déplace un ‘différentiel’. »7
L’idée d’une relation sélective aux auteurs de la tradition philosophique au service
d’une vision en gestation va de pair avec un usage opératoire des concepts
philosophiques, dont la validité n’est pas interne mais fondamentalement expérientielle.
Husserl, dans son usage des catégories ainsi que dans sa manière de parler de cet usage
(en vertu même de sa posture de mathématicien), ne dit pas autre chose, même si l’on a
parfois cherché à le réinscrire dans une vision substantielle du langage de la
métaphysique : « (…) une seule chose est permise et nécessaire, c’est que nous nous
efforcions à chaque pas de décrire fidèlement ce que nous voyons réellement de notre
point de vue et après l’étude la plus sérieuse (…) Notre démarche est celle de quelqu’un
qui ferait un voyage d’études dans une partie inconnue du monde : il décrit
soigneusement ce qui s’offre à lui sur les chemins non frayés et non pas toujours les
plus courts qu’il emprunte (…) ses descriptions conserveront toujours leur valeur, parce
qu’elles sont une expression fidèle de ce qu’il a vu — même si de nouvelles études
doivent donner le jour à de nouvelles descriptions considérablement améliorées. »8 On
voit combien la pratique de la description proposée par Husserl repose sur un usage
prudent des termes et un souci de ne pas outrepasser les possibilités expérientielles
existantes. Ces dernières nourrissent fondamentalement un langage lui-même envisagé
comme un support de l’expérience plutôt que comme le dépositaire d’une logique
interne et auto-validée.9 Deleuze, quant à lui, revendique explicitement un tel usage
7 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968 (2008), p. 2.
8 E. Husserl, Idées directrice pour une phénoménologie I (1913), Hua I (1950), Paris, Gallimard, §96, p.
334.
9 A propos de cette conception opératoire de la phénoménologie, cf. N. Depraz, Lire Husserl en
phénoménologue. Idées directrices pour la phénoménologie (1), Paris, P.U.F./CNED, 2008 et Plus sur
Husserl : une phénoménologie expérientielle, Paris, Atlande, 2009.
« opératoire » des concepts : « un livre de philosophie doit être pour une part une espèce
très particulière de roman policier (…) nous voulons dire que les concepts doivent
intervenir, avec une zone de présence, pour résoudre une situation locale. Ils changent
eux-mêmes avec les problèmes. (…) Ils doivent avoir une cohérence entre eux, mais
cette cohérence ne doit pas venir d’eux. IIs doivent recevoir leur cohérence d’ailleurs.
Tel est le secret de l’empirisme (…) ».10
Au fond, un tel rapport aux auteurs et aux concepts est profondément « pragmatique »,
et c’est là que, en dernière instance, Husserl et Deleuze, par delà leur différence
d’accent porté sur le transcendantal ou sur l’empirique, se rejoignent. Voyageur,
détective, voilà deux auteurs en mouvement, en quête, curieux de découvertes et
d’énigmes. C’est en tout cas là — j’anticipe ici sur ma conclusion — que je
m’avancerai finalement pour faire état de « retrouvailles opératoires ».
Au départ, il y a l’étonnement d’une expression, que l’on peut dire « oxymorique », et
qui frappe l’esprit du logicien par son caractère de « contradictio in adjecto » :
l’empirique et le transcendantal ont leur destin semble-t-il scellé dans leur opposition
irréductible, ce que, chacun à leur manière, les deux grandes références de nos deux
auteurs, à savoir Hume et Kant, ont définitivement fixé : pour le premier, la philosophie
ne peut dépasser l’expérience, car, au fond, l’expérience est tout ; il y a continuité entre
celle-ci et la raison, les idées émergent des impressions sensibles, ce qui assure la pureté
de l’empirisme, pour lequel aucune réalité, même (et surtout) mentale/conceptuelle, ne
peut pas ne pas être expérimentable ; d’après le dernier, l’entendement est posé comme
la limite du pouvoir de l’expérience, les concepts conférant une forme à celle-ci,
laquelle est la matière chaotique de sensations diverses, ce qui assure la pureté du
transcendantal. Dès lors, les conditions de cette expérience sensible ne sont pas en ellesmêmes expérimentables. Ainsi, toute tentative de jonction entre les deux champs
relèvent d’une ontologie mixte ou hybride qui risque, Kant l’avait très tôt dénoncé à
titre de danger pour la pensée (un risque de folie !), une « amphibologie »… Cependant,
à l’inverse, pratiquer une distinction aussi disjonctive entre l’empirique et le
transcendantal relève de l’abstraction mythique voire terroriste, que ce soit chez le
penseur de Königsberg que pour l’auteur de l’Enquête sur l’entendement humain, où
dualité et monisme reviennent au fond au même, selon la bien connue coïncidence des
opposés.
D’ailleurs, ce dernier propose un mode de formalisation de l’expérience en termes de
« lois », lesquelles s’énoncent depuis le régime de la probabilité ou depuis celui de
l’inférence (certes pas depuis l’idée d’un raisonnement de type réflexif) : « (…)
l’expérience passée, dont dépendent tous nos jugements sur la cause et l’effet, peut agir
sur notre esprit de manière tellement insensible que nous n’y prenons jamais garde (…)
L’idée d’immersion est si étroitement unie à celle de l’eau et l’idée d’asphyxie à celle
d’immersion que l’esprit opère la transition sans l’aide de la mémoire (…) cette
transition procède de l’expérience (…) (qui) peut produire une croyance et un jugement
de cause à effet sans que nous y pensions (…) l’entendement (…) peut tirer des
inférences de l’expérience sans y réfléchir »11 ; parallèlement, Kant indique à travers la
synthèse progressive de la première déduction transcendantale, dite subjective, une
« amorce » expérientielle : on y prend son départ dans le sens interne, le temps, pour
10 G. Deleuze, op. cit., p. 3.
11 D. Hume, Traité de la nature humaine, t.1, Paris, Aubier, 1962, p. 181.
ensuite passer à l’imagination, puis au concept, sur un mode génétique d’unification
progressive du flux de mes représentations.12
Il y a ainsi, de part et d’autre, des lieux de « déverrouillage » de l’opposition entre
empirique et transcendantal, d’où émerge la possibilité d’une « logique de
l’expérience » située à distance du raisonnement réflexif a priori comme de la liaison
associative a posteriori. Ce sont ces « gonds » où empirique et transcendantal peuvent
commencer à tourner l’un sur l’autre que Husserl comme Deleuze, chacun à leur
manière, s’attachent à explorer.
Ainsi, le fondateur de la phénoménologie, au delà de sa critique, en 1901, du
psychologisme inhérent à la logique atomique associationniste propre à l’empirisme de
Locke et de Hume, épouse dans la Krisis des années 30 une autre figure de l’empirisme
portée par l’épistémé du « global » de la psychologie de la forme, et où viennent se
réinscrire les motifs humiens de l’habitus, de la sédimentation et de l’histoire génétique
du sujet ; de même, au delà de sa critique du formalisme du sujet kantien liée à son
déficit d’intuition et à l’absence de prise en considération suffisante de la relation
intentionnelle à l’objet, Husserl voit dans le Kant de la « déduction subjective »
l’initiateur d’une synthèse expérientielle préfiguratrice de sa « synthèse passive » et
d’une subjectivité s’auto-affectant. « Sédimentation habituelle » et « synthèse passive » :
voilà deux concepts-charnière qui procèdent à une première ouverture de l’empirique et
du transcendantal l’un à l’autre.
L’auteur de Différence et répétition propose de son côté un chiasme analogue, mais en
accordant à l’empirisme une tonalité majeure et en laissant au transcendantal la
« mineure ». En effet, le parcours de Husserl conduit ce dernier, depuis une critique
virulente de l’atomisme empiriste et une affirmation du motif transcendantal (même
modifié), à une reconquête patiente d’un empirisme modifié par la Gestalt. G. Deleuze,
en accordant tout son crédit à l’empirisme, en analyse la logique interne : « On voit le
fond unique de l’empirisme : c’est parce que la nature humaine dans ses principes
dépasse l’esprit que rien dans l’esprit ne dépasse pas la nature humaine ; rien n’est
transcendantal. »13 Kant, certes, est en 1963 sans conteste honoré :14 Deleuze procède à
une analyse qu’on pourrait dire aujourd’hui « systémique » de l’architectonique des trois
Critiques, qui fait droit au jeu subtil, deux à deux, des quatre « facultés » (entendement,
sensibilité, raison, imagination), c’est-à-dire tout à fois à leurs alliances et à leur conflit,
entretissant ainsi de façon très originale le plan systématique de la connaissance, de la
morale et de l’esthétique, avec celui de la politique anthropologique abordé dans le texte
plus tardif, intitulé précisément Le conflit des Facultés. Il sera en revanche nettement
plus critique en 1968, faisant subir au régime transcendantal une dé-formalisation qui
contribue à suspecter son autonomie et à la présenter comme un « décalque » (mot clé,
j’y reviendrai) de l’empirique15 ; au fond, il n’est pas sûr que Deleuze, même dès son
livre sur Kant, ait alors réinvesti le motif « transcendantal » (au sens kantien), dans le
même sens où Husserl reconquiert l’empiricité dans la phase génétique de la
phénoménologie, car son analyse globale du « jeu » des facultés introduit dès ce
moment-là des continuités expérientielles analogiques fortes avec le plan de la pratique
anthropologique politique, depuis laquelle le conflit des Facultés (philosophie, droit,
théologie) en tant qu’institutions éclaire le rapport des facultés au sens gnoséologique
12 E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, coll. « Pléïade », 1986, texte de la première
édition de 1981.
13 G. Deleuze, Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine chez Hume, Paris, P.U.F., 1953, p.
5.
14 G. Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, P.U.F., 1963.
15 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., exemplairement p. 177 et p. 187.
du terme. Il y aurait ainsi une dissymétrie de fond entre les deux mouvements : les deux
auteurs mettent tous deux en place une critique du transcendantal kantien, mais elle est
située différemment : Husserl s’achemine vers une « expérientialisation » du
transcendantal, je vais y revenir au point suivant, ce qui le conduit à reconquérir
tardivement la motivation empiriste de fond propre à la phénoménologie, Deleuze vers
une mise au jour de la « logique » de l’empirique comme « empirisme supérieur », ce
qui l’amène dans ce contexte à faire un usage « transformateur » au transcendantal, j’y
reviendrai également plus bas.
II. Constructions contrastées : deux empirismes transcendantaux ?
Le point de contraste initial et majeur entre Husserl et Deleuze réside dans la
formulation explicite, chez ce dernier, de sa philosophie en termes d’« empirisme
transcendantal », ce qui n’est pas le cas chez le phénoménologue, où une telle entente
est l’objet d’un travail de reconstruction interprétative. Je vais consacrer l’essentiel de
ce deuxième temps à l’examen de cette dissymétrie. Les interrogations qui m’animent à
ce point sont les suivantes : 1) quel est le sens de l’empirisme transcendantal de G.
Deleuze ? Quelles sont les raisons qui animent les successeurs de Husserl à présenter la
phénoménologie de ce dernier comme un « empirisme transcendantal » ? Peut-on
vraiment, d’ailleurs, parler à son propos d’« empirisme transcendantal » ? Ne convientil pas, à tout le moins, d’en distinguer deux types différents, l’un deleuzien, l’autre
husserlien ? Jusqu’où sont-ils irréductibles ?
A. L’enjeu d’une définition de la philosophie comme « empirisme transcendantal »
« (…) l’empirisme transcendantal est (…) le seul moyen de ne pas décalquer le
transcendantal sur les figures de l’empirique. »16 C’est au sein du chapitre central de
Différence et répétition, intitulé « L’image de pensée », que Deleuze revendique comme
il le dit un « empirisme supérieur »,17 dont est « justiciable » le transcendantal. Ainsi, la
proposition de l’auteur s’inscrit dans le contexte d’une critique frontale de la
philosophie de Kant, qui se cristallise autour de la notion de « décalque », déjà évoquée
plus haut. Plus clairement encore : « Le discrédit dans lequel est tombée aujourd’hui la
doctrine des facultés, pièce pourtant tout à fait nécessaire dans le système de la
philosophie, s’explique par la méconnaissance de cet empirisme proprement
transcendantal, auquel on substituait vainement un décalque du transcendantal sur
l’empirique. »18
Quel est exactement le sens de la critique deleuzienne du « transcendantal »
kantien ? En réalité, pour bien entendre le sens de la mise en question, il convient de
prendre le verbe « décalquer » à la lettre : dans son cours de géographie, ma fille utilise
un calque pour reproduire sa carte le plus exactement possible. « Décalquer », en ce
sens, c’est reproduire l’original le plus fidèlement possible. Si Kant produit un
« décalque du transcendantal sur l’empirique », c’est que le premier n’est qu’une copie,
certes juste, la plus juste possible, du second, mais sans autonomie. Curieusement, cette
critique de la dépendance du transcendantal kantien à l’égard de l’empirique est très
éloignée de l’intention expresse de l’auteur de la Critique de la raison pure, qui prétend
tout au contraire situer le transcendantal au niveau des conditions de possibilité de
16 Op. cit., chapitre III : « L’image de la pensée », p. 187.
17 Op. cit., p. 186.
18 Op. cit., p. 186.
l’expérience, en elles-mêmes indépendantes de celle-ci, laquelle est quant à elle en
position dérivée d’application. Comme si Deleuze s’affirmait ainsi comme plus kantien
que Kant lui-même, et imputait à ce dernier une critique que ce dernier a lui-même
formulée à l’égard d’une conception « psychologique » du transcendantal : « (…) de
tous les philosophes, c’est Kant qui découvre le prodigieux domaine du transcendantal.
Il est l’analogon d’un grand découvreur. (…) Toutefois, que fait-il ? (…) il décalque les
structures dites transcendantales sur les actes empiriques d’une conscience
psychologique : la synthèse transcendantale de l’appréhension est directement induite
d’une appréhension empirique, etc. C’est pour cacher un procédé si voyant que Kant
supprime ce texte dans la seconde édition. Mieux cachée, pourtant, la méthode du
décalque n’en subsiste pas moins, avec tout son ‘psychologisme’. »19 Par cette critique,
et au delà de l’appréciation différenciée des deux éditions/déductions de la Critique de
la raison pure qui en résulte et sur laquelle nous reviendrons plus loin, Deleuze
radicalise en réalité le transcendantal kantien et revendique pour lui une forme plus
haute, à la hauteur d’un empirisme lui-même « supérieur ». Plus avant, à l’encontre des
conceptions humiennes ou kantiennes, qui ne peuvent voir qu’une « contradiction »
dans l’expression d’« empirisme transcendantal », Deleuze y aperçoit littéralement une
qualification appropriée de l’empirisme : la mission d’un transcendantal bien compris
(c’est-à-dire non-psychologique, hérésie suprême !) est d’« élever » l’empirique. Bref,
« empirisme transcendantal » et « empirisme supérieur » s’avèrent synonymes. Sous la
plume de Deleuze, « empirisme transcendantal » n’est donc en rien un mixte confus de
deux déterminations a priori opposées, dont il s’agirait de critiquer la dualité rigide pour
promouvoir une pensée du mixte, à la manière du Merleau-Ponty de la Phénoménologie
de la perception, ou bien pour entrer dans une logique de dépassement de type
dialectique à la Hegel. La rigueur de la pensée de Deleuze tient dans le maintien de la
pureté formelle du transcendantal kantien, seule à même d’exhausser l’empirique à la
dignité d’une philosophie digne de ce nom. Montrer que l’empirisme transcendantal
peut être, avec Deleuze, penser comme une forme systématique et cohérente de
philosophie, c’est dès lors montrer que l’empirisme est susceptible d’une pureté et
d’une rigueur sans concessions. Dès lors, on est beaucoup plus proche avec Deleuze de
« l’expérience pure » du W. James des Essais sur l’empirisme radical que de la pensée
de l’impureté revendiquée par J. Derrida, par exemple dans L’écriture et la différence.20
Ainsi, le pari de Deleuze consiste à penser jusqu’au bout la rigueur logique de
l’empirisme et, du coup, à ne pas lui attribuer des propriétés qui sont celles du
transcendantal. D’où l’affirmation suivante : « Nous retrouvons toujours la nécessité de
renverser les relations ou les répartitions supposées de l’empirique et du
transcendantal. »21 Ainsi, le dit renversement signifie que l’empirique ne sera pas en
position d’application ou de dérivation et le transcendantal en posture d’a priori ou de
principe moteur. Il s’agit par conséquent de doter l’empirique d’une qualité d’initiative,
qui se nommera dans les termes de Deleuze « exercice », « force », « puissance »,
« passion », « vitalité ». Et, en ce sens, pour l’auteur de Différence et répétition,
qualifier un tel empirisme de « transcendantal », c’est doter la force d’une rigueur telle
peut devenir le moteur d’une nouvelle logique philosophique.
B. Le pari d’une
transcendantal »
entente
de
la
phénoménologie
comme
« empirisme
19 Op. cit., pp. 176-177.
20 Cf. à ce propos, N. Depraz, « De l'empirisme transcendantal : entre Husserl et Derrida », Alter n°9,
« Jacques Derrida », 2001.
21 Op. cit., p. 216.
A la différence de Deleuze, le phénoménologue n’a jamais revendiqué « l’empirisme
transcendantal ». Si « empirisme transcendantal » il y a dans la phénoménologie de
Husserl, c’est donc sur le mode implicite d’une potentialité. A première vue, on peut
même dire que ce dernier poursuit en fait un but opposé à celui de Deleuze : dans son
avancée « génétique » des années 20, il s’agit de faire de la phénoménologie
transcendantale un « empirisme » bien pensé, c’est-à-dire de redonner au transcendantal
un sens concret, « expérientiable ».
1. L’expérimentation de la réduction transcendantale : la figure méthodologique de
l’empirisme transcendantal
De fait, le nerf de la critique husserlienne de Kant réside dans la dichotomie
infranchissable maintenue par ce dernier entre l’expérience et ses conditions de
possibilité, en elles-mêmes a priori, formelles, c’est-à-dire par principe inexpérimentables. Or, pour le phénoménologue, il est absolument requis que
l’expérience du sujet soit transcendantale, car seule l’expérience transcendantale répond
au niveau phénoménologique proprement dit, c’est-à-dire situé « sous réduction ». A cet
égard, l’expérience dite « naturelle », qui s’oppose à l’expérience transcendantale, est
synonyme de naïveté, d’absorption dans le monde, d’opacité et d’aveuglement du sujet.
Elle correspond à la tendance spontanée qui est la nôtre à agir sans conscience d’agir,
c’est-à-dire à nous intéresser essentiellement aux objectifs à atteindre, aux résultats à
obtenir, aux effets à produire, dans une sorte de course en avant de l’action. A contrario,
m’arrêter pour me demander ce que je suis en train de faire, interroger le sens de
l’action en train de se faire, voilà qui correspond précisément au mouvement intérieur
de la réduction ou épochè, geste par lequel je suspens mon action et me mets dans une
disposition d’observation attentive. C’est là qu’émerge la teneur proprement
transcendantale de l’expérience subjective. Littéralement, donc, pour le
phénoménologue, l’expérience est transcendantale ou n’est pas. On peut ainsi, sur ce
simple fait, identifier la phénoménologie husserlienne à un « empirisme
transcendantal », quoique l’expression n’apparaisse pas telle quelle.
On pourrait s’en tenir là, et valider ainsi la phénoménologie du fondateur, sur la base
d’une critique du formalisme kantien et d’un souci de concrétisation expérientielle du
transcendantal, critique située à rebours de la psychologisation imputée par Deleuzien
au transcendantal kantien. C’est là situer l’empirisme transcendantal comme
qualification de la méthode fondamentale de la phénoménologie husserlienne.
2. La passivité organique comme fil conducteur : la figure ontologique de l’empirisme
transcendantal
On peut aussi considérer que la phénoménologie transcendantale devient un empirisme
dès lors que le vécu n’est plus considéré comme l’apanage de la conscience, comme
cela est encore tendanciellement le cas dans la première phase de constitution de la
phénoménologie, mais devient pleinement une dimension organique globale du sujet.
Mobilisée, ce qui correspond à sa troisième phase de déploiement : la première phase
ressortissant à la période initiale des Recherches logiques, phase strictement descriptive
et caractérisée par sa neutralité métaphysique, la seconde à sa conversion à l'idéalisme
transcendantal dans sa version statique, c'est-à-dire de stratification des actes de la
conscience (remémorant, imageant, empathique) sur la base de l'acte perceptif. Dès lors,
qualifier la phénoménologie husserlienne d'empirisme transcendantal requiert de mettre
au premier plan la corporéité ou chair (Leib) entendue dans son sens constitutif, c'est-à-
dire transcendantal, dans la mesure où notre expérience du monde et des autres repose
tout d'abord sur la finesse et la qualité de notre sensibilité corporelle, psychique et
spirituelle, ce que donne à entendre le terme de Leib dès lors que l'on lui accorde son
amplitude maximale.
A titre de concept-limite, la « chair transcendantale » a besoin, pour être appréhendée
dans son sens phénoménologique strict, d'être resituée par rapport à la philosophie
transcendantale instauratrice, à savoir la philosophie critique. La question peut se
formuler ainsi : comment passe-t-on du criticisme à la phénoménologie, d'une
contradictio in adjecto, d'une impossibilité conceptuelle, à une notion-limite dont le
caractère oxymorique ne signe plus une impossibilité mais une vertu éminente ? Ce
passage, qui est une ligne de rupture, donne la mesure ontologique de la possibilité
phénoménologique d'une « expérience transcendantale ». En dotant la transcendantalité
d'une forme de matérialité à définir, la phénoménologie husserlienne offre des moyens
méthodiques pour rendre raison du pouvoir (Vermöglichkeit) singulier, de la capacité
(Vermögen) qui habite la chair elle-même, pouvoir sinon constituant, du moins
proprement constitutif.
D’ailleurs, dans le sillage immédiat de Husserl, L. Landgrebe fait figure de précurseur,
puisqu'il noue irréductiblement la possibilité de l'empirisme transcendantal à la
problématique du Leib comme foyer de pouvoirs — foyer des Vermöglichkeiten du Ich
kann — et point-zéro absolu, en ce sens non-spatial de toute spatialisation : il confère ce
faisant un sens transcendantal au Leib22.
3. La non-dualité de l’empirisme et de l’idéalisme : sortir du « point de vue »
métaphysique
Mais il reste lui-même tributaire d'une opposition trop simple entre réalisme et
idéalisme. J'en veux pour preuve la lettre qu'il adresse à J. Wahl23, où il insiste, à la
suite de et en accord avec ce dernier, sur la « divergence entre [le] programme
idéaliste » des Idées et des Méditations d'une part, et le réalisme des analyses de la
dernière période d'autre part, ou bien encore sur les « éléments d'un sensualisme dont
Husserl n'a jamais complètement triomphé ». Mais c'est sans doute se méprendre, et sur
le sens à accorder à l'idéalisme méthodologique revendiqué par le fondateur, et sur
l’attention de Husserl à des situations sociales, historiques ou quotidiennes concrètes.
C'est pourquoi, plaider pour une forme modifiée d'empirisme en
phénoménologie requiert de clarifier le statut que l'on est en droit d'accorder à l'empirie,
de façon à penser la possibilité d'un empirisme transcendantal qui ne soit en aucune
manière incompatible avec l'idéalisme nécessaire à toute entreprise phénoménologique.
L'empirisme impliqué par la phénoménologie présuppose, dans les termes des Idées
directrices...I, une eidétique des vécus, dans ceux des Recherches logiques, une
structure d'idéalité du vécu, quitte à ce que l'eidétique elle-même, dans sa forme tardive,
subisse un certain nombre de modifications liées au statut non strictement arbitraire
(beliebig) de la facticité transcendantale elle-même24. On ne décrit jamais un vécu
22 Cf. Faktizität und Individuation, Hamburg, F. Meiner, 1982, notamment « Der Phänomenologische
Begriff der Erfahrung », p. 67-68, et « Das Problem der passiven Konstitution ». (cf. notre compte rendu
in Alter n°3, Paris, Ed. Alter, 1995).
23 Lettre publiée à la fin de l'article de J. Wahl sur Erfahrung und Urteil, Phénoménologie, existence,
Van Breda H. L. éd., 1953, Paris, Vrin-reprise, 1984.
24 L'assertion de Husserl, au début des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, selon laquelle il
tente ici une phénoménologie de l'expérience (erfahrende Phänomenologie) sans théorie des essences doit
être comprise en ce sens (Hua XIII, p. 111).
sensible ponctuel mais toujours l'essence d'une singularité, dans la mesure où les
catégories descriptives élaborées sur la base de, mieux, à même l'expérience décrite sont
mises en œuvre à titre de structuration eidétique (idéatrice) de la dite expérience. Or une
eidétique conséquente des vécus implique en dernière instance, plus qu'une simple
structuration, une co-genèse transcendantale de la conscience qui décrit et de
l'expérience de l'objet ou du monde qui forme le thème de la description. Il convient en
effet que ces structures vécues de la conscience soient données intuitivement, tout
autant que l'est l'objet senti ou perçu, de façon homologue, sinon identique. Un
empirisme transcendantal ne fait dès lors que ressaisir la portée d'une expérience
transcendantale dont on peut, du fait de son amplitude constitutive, décliner sur un
mode plus spécifique un certain nombre d'expériences concrètes, la naissance et la mort,
l'animalité, la veille dans son lien au sommeil et au rêve, la folie, qu'il s'agisse de
psychose ou de névrose, l'émotion dans son rapport et ses différences avec l'affection et
la passion.
III. Quelques jalons historiques de la métamorphose de l’empirisme transcendantal25
Au delà de la forme spécifique que prend l’empirisme transcendantal chez
Deleuze et Husserl, on peut tracer une ligne de partage entre deux héritages
phénoménologiques qui ont tous deux repris à leur compte une forme d'empirisme : d'un
côté, on peut situer, dans le sillage de Husserl, Ludwig Landgrebe, Wilhelm Szilasi,
voire Gilles Deleuze qui, dans Différence et répétition par exemple, revendique un
« empirisme supérieur26 » ; d'un autre côté, dans un horizon plus merleau-pontien, Jean
Wahl et Erwin Straus, mais aussi, très tôt, William James27, qui défendent grosso modo
un « empirisme radical » mais renoncent à la dimension transcendantale.28
1. L'affinité avec Landgrebe
C'est dans Faktizität und Individuation que L. Landgrebe29 introduit la possibilité d'un
« empirisme transcendantal » à titre de compréhension de la phénoménologie dans son
ensemble : « cette caractérisation choquante [de la phénoménologie] est tout à fait
légitime [dit-il]. Elle est choquante parce qu'elle semble enfermer en elle une
contradictio in adjecto. Dans quelle mesure elle est justifiée, cela ne peut être montré
25 Pour plus de détails, je renvoie ici à la Postface de Lucidité du corps, op. cit.
26 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 80 : « En vérité, l'empirisme devient
transcendantal, et l'esthétique, une discipline apodictique [...] ».
27 Cf. W. James, Essais d’empirisme radical, Marseille, Agone, 2005, trad. fr. par G. Garreta et M. Girel.
28 Cf. J. Wahl, « Notes sur quelques aspects empiristes de la pensée de Husserl », in Phénoménologie,
existence, Van Breda H. L. éd., 1953, Paris, Vrin-reprise, 1984. Cf. aussi la lettre de L. Landgrebe
adressée à J. Wahl à propos de l'article de ce dernier publié dans le même volume : « Notes sur la
première partie de “Erfahrung und Urteil” de Husserl » et, pour la restitution du contexte d'ensemble, la
recension de Faktizität und Individuation de Landgrebe, par nos soins, dans Alter n°3, 1995, p. 411 et p.
417 sq. notamment. Pour ce qui est d'E. Straus, la référence est Vom Sinn der Sinne, Berlin-HeidelbergNew York, Springer, 1978 (2ème éd.). Cf. aussi M. Gennart, « Une phénoménologie des données
hylétiques est-elle possible ? A propos de Vom Sinn der Sinne de Erwin Straus », Etudes
phénoménologiques, 1986, n°4, pp. 19-46. Cf. aussi L. Landgrebe, « La phénoménologie de Husserl estelle une philosophie transcendantale ? », Les études philosophiques, 1954, pp. 315 sq.
29 Faktizität und Individuation, Studien zur den Grundfragen der Phänomenologie (1966 et 1976),
Hamburg, F. Meiner, 1982.
qu'après que l'on a procédé à une explication du concept husserlien d'expérience30. »
Intitulé précisément « Der phänomenologische Begriff der Erfahrung », l'article dans
lequel se situe cette citation s'emploie à une telle analyse. La vertu principale de
l'enquête consiste à restituer de façon synthétique l'arrière-plan empiriste de la
phénoménologie husserlienne, là où le fondateur de la phénoménologie avait tranché
très tôt, en 1901, sur un mode critique31, puis avait procédé de façon dispersée à un
réinvestissement des acquis de l'empirisme32. En remobilisant l'« Histoire critique des
idées » qu'est Philosophie première I (1923-24), les textes de la Phänomenologische
Psychologie (1925-1926), la Krisis, puis, enfin, Expérience et jugement, Landgrebe
livre les éléments d'une intelligibilité nouvelle de la complicité étroite qu'entretient la
phénoménologie avec l'empirisme, mais aussi des modifications nécessaires que la
première impose au second. Les notions phénoménologiques clé d'attitude naturelle, de
Weltglaube, d'habitus et d'association, de genèse, aussi, sont clairement redevables —
telle est du moins l'appréciation de Landgrebe — respectivement à la conception
humienne du belief dans son lien aux customs et aux habits33, et aux problèmes lockiens
de l'origine et de l'histoire de la conscience. Parallèlement, Husserl, et Landgrebe après
lui, insistent sur la dualité naïve que maintient Locke entre sensations et réflexions :
celle-ci empêche de penser une véritable genèse transcendantale qui ne concède rien au
caractère prétendument ultime (et premier) du donné simple et particulier. En ce sens,
une telle dualité risque une « naturalisation naïve de la conscience »34 ; tous deux
soulignent aussi l'insuffisance de l'association humienne (pourtant géniale à titre
d'anticipation !) en tant que structure légale apriorique de la conscience, c'est-à-dire le
scepticisme — le fictionnalisme — qu'elle entraîne.35
La question qui se pose alors est la suivante : faut-il marquer fermement l'opposition
entre « empirisme radical » et « empirisme transcendantal », avec pour criterium dernier
la revendication du transcendantal ? Landgrebe lui-même, on l'a vu, concède dans sa
lettre à J. Wahl l'existence d'un sensualisme résiduel de Husserl ainsi qu'une tension,
interne à la phénoménologie du fondateur, entre réalisme et idéalisme. Faut-il
interpréter ces aveux comme une faiblesse, une concession faite à la rigueur
qu'imposerait la phénoménologie transcendantale ?
Au fond, pour pouvoir formuler un début de réponse à ce qui apparaît comme une
antinomie brouillée, il faut arguer d'une différence d'acception du transcendantal dans
l'un et l'autre « camp ». Pour Wahl, Straus, Merleau-Ponty, voire Claesges36, le
transcendantal est rejeté en raison de son passif kantien, en l'occurrence, de l'hyperactivité et de la pureté formelle du Je transcendantal de l'aperception, laquelle recoupe
certains attributs du transcendantal propre à la version statique de la phénoménologie ;
30 Op. cit., p. 61. Cf. aussi, du même auteur, dans Der Weg der Phänomenologie, Darmstadt, Gütersloh,
1963, les articles antérieurs intitulé « Prinzipien der Lehre vom Empfinden » (1953) et « Von der
Unmittelbarkeit der Erfahrung » (1959).
31 Prolégomènes à la logique pure et deuxième Recherche logique.
32 Dès les Idées directrices ...I (§ 19, [pp. 35-37]), Husserl reconnaissait déjà la capacité inestimable de
l'empiriste à s'attacher aux choses elles-mêmes, mais, conjointement, sa difficulté à ressaisir celles-ci
autrement que comme des choses sensibles de l'expérience sensible.
33 Phänomenologische Psychologie, Hua IX, p. 29 et p. 286 ; Expérience et jugement, Hamburg,
Glaassen & Goverts, 1954, trad. fr. par D. Souche, Paris, P.U.F., 1970, §16, §21, §43 à 46.
34 L. Landgrebe, Faktizität und Individuation, op. cit., p. 60-61, citant Philosophie première I, Hua VII,
p. 100. Cf. aussi, Krisis, § 22, puis Alter n°3, p. 418-419.
35 Krisis, § 23 et Beilagen XII et XIII. A titre de synthèse sur le rapport Husserl/Hume, cf. R.T. Murphy,
Hume and Husserl, Den Haag, M. Nijhoff, Phaen. 79, 1980. Cf. aussi, de R. Donnici, Husserl e Hume,
Per una fenomenologia della natura humana, Milano, Franco Angeli, 1989, « Collana di filosofia ».
36 Cf. U. Claesges, Theorie der Raumkonstitution, Den Haag, M. Nijhoff, 1964.
pour Landgrebe et Szilasi notamment, mais aussi, différemment, pour Deleuze, le
transcendantal n'est intégrable dans une philosophie de la passivité de la conscience qu'à
se génétiser et à se matérialiser, ce qui conduit de façon concommittante à l’entrée de
l’empirique dans une logique expérientielle des configurations dynamiques.
2. L'apport de Szilasi
On peut plus avant ressaisir la portée de l'empirisme transcendantal, non plus seulement
à même la modification proposée par Landgrebe dans le sillage d'un Husserl généticien,
mais en en retraçant la généalogie conceptuelle. Une référence centrale, à cet égard, est
la lecture que fait W. Szilasi, dans la mesure où L. Landgrebe lui-même dit emprunter la
notion d'empirisme transcendantal à un ouvrage de ce dernier.37
Si, à la lecture de cette « Introduction à la phénoménologie », on ne rencontre pas
directement l'expression d'« empirisme transcendantal », il n'en demeure pas moins que
toute la problématique de Szilasi va dans le sens d'une exacerbation féconde des
contraires apparents que sont l'empirique et le transcendantal, jusqu'à découvrir leur
unité profonde.38 C'est ainsi qu'il peut défendre la vertu d'un idéalisme
phénoménologique au moment même où il insiste sur la dimension empirique de
l'attitude mondaine individuelle, ou encore revendiquer la phrase suivante de Schelling,
qu'il cite : « l'idéalisme transcendantal est le vrai réalisme ».39 Dans le même sens,
l'auteur annonçait dès le départ son intention de tirer les conséquences radicales de la
phénoménologie en élaborant un idéalisme constitutif qui soit un « positivisme
transcendantal »40. C'est sous ce titre inédit que Szilasi réassume l'avancée extrême de la
phénoménologie husserlienne, à titre de troisième période marquée par l'élaboration
d'une égologie transcendantale génétique ressourcée à la monadologie leibnizienne41, la
première étant strictement descriptive autour des Recherches logiques, la seconde
purement transcendantale avec les Idées... Aussi le positivisme transcendantal que
revendique Szilasi pour la phénoménologie n'a-t-il bien entendu rien à voir avec un
positivisme naïf de type psychologique, lequel est précisément la source même du
naturalisme : « Le positivisme de Husserl concerne les structures transcendantales
égoïques qui sont passées par la réduction, ainsi que les contenus du moi pur. C'est un
positivisme transcendantal. Cela veut dire que la philosophie se réfère à quelque chose
de positif, pourtant pas à quelque chose de posé de façon naïve, mais au positif obtenu
dans les réductions, à l'objet transcendantal qui a purifié la conscience comme objet
réceptible. »42 Plus avant, il comprend cette position ultime comme formant l'unité 1) de
l'attitude mondaine empiriste à l'œuvre dans la phénoménologie descriptive première 2)
et de l'attitude transcendantale : l'ego monadique envisagé dans sa genèse incarnée
forme l'unité dynamique du moi empirique et du je transcendantal, ou encore permet la
37 W. Szilasi, Einführung in die Phänomenologie Husserls, Tübingen, 1959, cit. par Landgrebe,
Faktizität und Individuation, op. cit., p. 61.
38 Op. cit., p. 117.
39 Op. cit., p. 115.
40 Op. cit., « Vorbemerkung ». Cf. aussi Psychologische Phänomenologie, Hua IX, p. 298, la
caractérisation de la phénoménologie transcendantale accomplie comme « phénoménologie empirique »
(empirische Phänomenologie).
41 Op. cit., p. 4 et p. 116 sq. (§47).
42 Op. cit., p. 116-117. Szilasi reprend à ce titre l'affirmation de Husserl issue des Idées...I (§20), selon
laquelle, « si par “positivisme”, on entend l'effort, absolument libre de préjugé, pour fonder toutes les
sciences sur ce qui est “positif”, c'est-à-dire susceptible d'être saisi de façon originaire, c'est nous qui
sommes les véritables positivistes. »
conjonction en acte des deux expériences. Prise à la lettre du positivisme
transcendantal, l'expérience transcendantale est ainsi un accueil spontané et actif des
objets à la conscience.43
3. La confrontation avec Mach et Avenarius
En troisième lieu, dans le cadre de cette recherche archéologique sur l'empirisme
transcendantal, on trouve, par delà la figure de Szilasi, la discussion critique précoce
que mena Husserl avec l'empirio-criticisme. C'est d'ailleurs dans ce contexte que s'est
posé de façon radicale — et initiale — le problème du rapport de la phénoménologie au
positivisme.44 C'est également en se confrontant au « concept naturel de monde » propre
à R. Avenarius, disciple de E. Mach et fondateur de l'empiriocriticisme,45 et en
reprenant à son compte la critique que ces deux auteurs font de l'empathie par
introjection (Introjektion)46 que Husserl forge la notion embryonnaire de ce qui
deviendra plus tard la Lebenswelt, et ce, à titre de « monde commun intersubjectif ». Par
delà la reprise à la fois élogieuse et critique des deux auteurs dans les Recherches
logiques, laquelle se situe sur le terrain de la logique comme logique pratique
(technologique)47, c'est dans les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie48, en
1910-11, que l'on trouve la confrontation la plus précise avec l'empirio-criticisme, et ce,
quant au sens qu'il convient d'accorder à l'expérience via l'expérience du monde.
On pourrait s'étonner de cette filiation, pourtant largement attestée,49 entre le monde
naturel et humain d'Avenarius et le monde naturel de la vie husserlien, et ce, sur la foi
d'une appréciation grossière de ce que fut l'empirisme de l'empirio-criticisme, sur la foi,
corrolairement, du jugement critique que Husserl lui-même portait au début du siècle
sur cette école empiriste rabattue alors sur le psychologisme régnant en logique. On
pourrait s'étonner, enfin, que l'on convoque ici cette école dans le cadre d'une
43 Op. cit., p. 92-93, p. 94, p. 99, p. 115-116. Cf. aussi Brœkmann, Phänomenologie und Egologie, Den
Haag, M. Nijhoff, 1963 et W. Blankenburg, Der Verlust der natürlichen Selbstverständlichkeit, Stuttgart,
Enke Verlag, 1971, trad. fr., Paris, P.U.F., 1991, p. 45-46 ; à ce propos, L. Binswanger parlera dans ses
termes de « l'expérience de l'expérience » dans son article : « Die Philosophie Wilhelm Szilasi und die
psychiatrische Forschung », in Beiträge zu Philosophie und Wissenschaft, Wilhelm Szilasi zum 70.
Geburtstag, München, Francke Verlag, 1960, p. 29.
44 Cf. « Positivismus und Phänomenologie (Mach und Husserl) » de H. Lübbe, in Beiträge zu
Philosophie und Wissenschaft, op. cit., p. 161-185. Notons d'ailleurs que la filiation entre Szilasi et Mach
(1838-1916) est attestée par la présence de l'article ci-dessus dans un volume d'hommages à Szilasi. Cf.
aussi M. Sommer, Husserl und der frühe Positivismus, Frankfurt am Main, Klostermann, 1985, qui
délimite quant à lui rigoureusement le positivisme par rapport à la phénoménologie en insistant sur
l'intentionalité comme ouverture de la sensation sur le monde, et sur la réduction comme renouvellement
de l'expérience naturelle.
45 R. Avenarius (1843-1896), Die Kritik der reinen Erfahrung, 2 Vol., Leipzig, 1888-1900 ; Der
menschliche Weltbegriff, Leipzig, (1891). Cf. à ce propos, J.-L. Petit, Solipsisme et intersubjectivité,
Paris, Cerf, 1996, p. 93.
46 Hua XIII, I. Kern, Einleitung, pp. XXXVI-VIII. Cf. E. Mach, Beiträge zur Analyse der
Empfindungen, Iena, G. Fischer, 1886, 7, p. 11, trad. fr., Nîmes, J. Chambon, 1996, où l'on trouve déjà
une telle critique.
47 Prolégomènes à la logique pure, Chapitre IX, « Le principe d'économie de pensée et la logique », p.
192 sq.
48 Hua XIII, n°6, chapitre 1, « L'attitude naturelle et le concept naturel de monde », §10, Beilage XXII,
« Philosophie immanente — Avenarius », (sans doute de 1915), p. 196-200.
49 Hua XIII, n°6, §10 cité, et I. Kern, p. XXXVII, n.2, qui indique que Husserl avait lu et annoté
abondamment et positivement l'ouvrage de R. Avenarius, Der menschliche Weltbegriff, et ce, dès 1902.
Cf. aussi L. Landgrebe, « Von der Unmittelbarkeit der Erfahrung », art. cit., p. 135, qui cite le concept
naturel de monde d'Avenarius.
généalogie de l'empirisme transcendantal. En effet, Mach et Avenarius, « les plus
significatifs des empiristes allemands50 », ont élaboré leur critique de toute
métaphysique duelle (c'est-à-dire de tout matérialisme psycho-physiologique) contre le
néo-kantisme dominant de l'époque, lequel restait selon eux tributaire de cette dualité
métaphysique héritée de la psycho-physiologie matérialiste du XIXème siècle.
Ce serait oublier que la dimension phénoménologique transcendantale en germe depuis
1907 et ébauchée dès ces Leçons se construit elle aussi dans un climat encore assez antikantien, celui-là même dont Husserl hérite de par sa proximité avec Brentano depuis
1884-85 où il suivit ses cours sur l'empirisme anglais.51 Ce serait aussi oublier que,
même lorsque le rapprochement avec le transcendantalisme kantien s'opère, durant ces
mêmes années, il se fait au prix, on l'a vu, d'une modification substantielle de la
transcendantalité kantienne.
Si l'on examine d'un peu plus près cette « positivité élucidée transcendantalement52 »,
comme la nomme Husserl, lequel cautionne par avance l'appréciation ultérieure de sa
démarche par Szilasi puis Landgrebe en termes de positivisme ou d'empirisme
transcendantal, on découvre ceci : la description du monde de l'expérience pure (die
Welt reiner Erfahrung) alors produite par Husserl en consonance critique complète avec
Avenarius53 dégage une apriorité indubitable (zweifellos) du monde, qui anticipe
clairement sur l'apriori du monde de la vie à l'œuvre dans la Krisis, à titre de corrélat de
l'apriori de la subjectivité transcendantale.54 On peut donc à bon droit relire la
conception husserlienne du monde de la vie en un sens transcendantal que le
phénoménologue n'a d'ailleurs à ce propos jamais démenti.
L'empirio-criticisme lui-même, en la personne d'Avenarius (et également de W.
Schuppe), est promu dans ce même texte tardif au rang transcendantal55, même si
Husserl n'accorde pas à ces perspectives la radicalité transcendantale la plus haute, seule
assignable, et pour cause, à l'apodicticité de style cartésien. L'empiricité transcendantale
offre selon toute nécessité une dimension transcendantale requalifiée, moins radicale
que celle à laquelle peut prétendre son type cartésien, et mieux accordée, en tout état de
cause, à des niveaux d'expérience phénoménologique insoumis à la règle de
l'apodicticité. Dès les Conférences d'Amsterdam, en 1928, l'empirio-criticisme, cette
fois en la personne de Mach (et du strasbourgeois J. Hering), était littéralement présenté
comme dépositaire d'une méthode phénoménologique descriptive régie par la donation
intuitive, et ce, contre toute formation spéculative de concepts.56
IV. Retrouvailles « opératoires »
Ces quelques jalons généalogiques de l’empirisme transcendantal imputable à la
phénoménologie husserlienne permettent de montrer la validité d’une telle nomination,
50 H. Lübbe, art. cit., p. 162.
51 K. Schuhmann, Husserl-Chronik, Denk- und Lebensweg Edmund Husserls, den Haag, M. Nijhoff,
1977, pp. 14-15.
52 Hua XIII, Beil. XXIII (1924), p. 200-211.
53 Hua XIII, p. 132 sq.
54 Hua XIII, p. 136. H. Lübbe, art. cit., pp. 171-172, qui retrace une filiation manifeste entre le monde de
la vie et le concept naturel de monde des empiriocriticistes. Il semble clair, à partir de là, que la notion de
monde naturel des Leçons de 1910-11 forme l'embryon de la Lebenswelt.
55 Hua VI, § 56, p. 198.
56 Hua IX, pp. 302-303. Husserl a abondamment annoté les ouvrages de E. Mach, Beiträge zur Analyse
der Empfindungen, Jena, 1886, et Die Analyse der Empfindungen, Jena, 1902, qu'il a lus dès leur parution
(cf. H. Lübbe, art. cit., p. 175, n. 44). Cf. aussi R. Bœhm, Hua VII, Einleitung, p. XXVII sq.
et de mieux en situer la provenance conceptuelle et historique, au delà de Husserl luimême mais dans un esprit héritier de la phénoménologie. Je voudrais pour finir mettre à
nouveau en perspective nos deux auteurs, pour faire apparaître, sur quelques thèmes
transversaux-clé, la proximité de leur conception de l’empirisme transcendantal.
A. Une méthode philosophique inédite : création conceptuelle et liberté
expérientielle
Leur approche philosophique est placée de part et d’autre sous le signe de l’inventivité
et de l’indépendance de pensée. Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie ?57, par
exemple, met en avant le rôle crucial, en philosophie, de la création des concepts et de
la recherche de nouveaux découpages, qui ouvrent des horizons inédits de sens et
d’expérience. On peut tout à fait lire Husserl à cette lumière, et inscrire dans ce sillage
le renouvellement contemporain de la phénoménologie depuis la mise au jour de ses
potentialités expérientielles et pratiques ; Husserl, quant à lui, invente littéralement une
méthode, qu’il nomme « l’épochè », en lui conférant un statut fondamentalement
inaugural : l’épochè est le terme qui nomme de façon générique l’attitude libératrice du
sujet inhérente à la méthode phénoménologique. Elle renvoie initialement, chez les
Sceptiques puis chez les Stoïciens, à une attitude pratique par laquelle on suspend son
jugement chez les uns58, on donne son assentiment en connaissance de cause chez les
autres.59 Quoique Husserl ne se réfère expressément semble-t-il qu’au contexte
sceptique, dans le cadre d’un double mouvement, habituel chez lui, de reprise et de
démarcation,60 on a pu montrer la pertinence d’un ancrage stoïcien de l’épochè
phénoménologique.61 Notre intérêt pour l’épochè s’inscrit dans ce contexte, ouvert par
Husserl, de focalisation sur l’attitude d’affranchissement du sujet à l’égard de l’entrave
du monde prédonné, que nous nous efforçons quant à nous de réinnerver plus avant en
mobilisant la portée pratique de l’épochè,62 c’est-à-dire aussi en la situant explicitement
dans son double enracinement sceptique et eudémoniste.63 Le phénoménologue fait
ainsi figure d’inventeur, et ouvre par là même sa méthode sur des champs multiples. 64
On peut réciproquement relire Deleuze à cette lumière : s’installer dans une justesse,
libérer des possibilités, que le lecteur peut expérimenter lui-même en toute liberté, à
partir d’une attitude où je me décale à chaque moment par rapport à l’attendu d’une
réponse programmée a priori. C’est tout à fait l’esprit de la philosophie de Deleuze et,
notamment, ce qu’il retient comme éminence de l’empirisme : « (…) L’empirisme n’est
57 G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.
58 Sextus Empiricus, Adversus Physicos, I, 132, et J. L. March, « Dialectical Phenomenology : from
suspension to suspicion », Man and World, 1984, 17, n°2, pp. 121-124.
59 Cicéron, Académiques 2, 32, 104, etc., P. Couissin, « L’origine et l’évolution de l’épochè », Revue des
études grecques, 42, 1929, p. 373-97.
60 Fr. Dastur, « Husserl et le scepticisme », Alter n°11 « La réduction », Paris, 2003, pp. 13-23.
61 R. Migniosi, « Reawekening and Resistance : the stoic source of husserlian épochè », Analecta
husserliana, 1981, p. 311-19.
62 N. Depraz, « Phenomenological reduction as praxis » : Journal of Consciousness Studies, Special
Issue : The View from Within, 1999, edited by F. J. Varela et J. Shear ; en version française dans :
L’enseignement philosophique, 2001.
63 N. Depraz, article « Epokhè », in : B. Cassin éd., Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil,
2004, pp. 366-367.
64 N. Depraz, « L’épochè phénoménologique comme éthique de la prise de parole. Deux terrains
pratiques : l’écriture poétique et l’intervention psychiatrique », Les Rencontres du Thil, 5-8 juin 2005,
Journées de recherche soutenues par l’Université de Paris XII EA 431 : « Ethique du rapport au
langage », sous la resp. de Madame Monique Castillo, Paris, L’Harmattan, 2006.
nullement une réaction contre les concepts, ni un simple appel à l’expérience vécue. Il
entreprend au contraire la plus folle création de concepts qu’on ait jamais vue ou
entendue. (…) il traite le concept comme l’objet d’une rencontre (…) Il n’y a que
l’empiriste qui puisse dire : les concepts sont les choses mêmes, mais les choses à l’état
libre et sauvage, au delà des ‘prédicats anthropologiques’. Je fais, refais et défais mes
concepts à partir d’un horizon mouvant, d’un centre toujours décentré (…). »65
B. L’esthétique : « transcendantale » ou « apodictique » ?
Bref, la revendication de la philosophie comme empirisme transcendantal nécessite de
faire droit structurellement à une esthétique.
Chez Husserl, elle est dotée de trois sens principaux et se découvre dans un écart
prégnant avec l'esthétique de la Critique de la raison pure. En effet, tout en reprenant
l'expression à Kant, Husserl prend soin de distinguer son esthétique transcendantale de
l'exposition des formes aprioriques de la sensibilité — l'espace et le temps.66 Une
première acception67 concerne la constitution et la sphère primordiales. Tel est le
passage le plus explicite sur ce point : « Nous pouvons désigner l'ensemble
extrêmement riche des recherches ayant trait au monde primordial (qui forment toute
une discipline) par le terme d'“Esthétique transcendantale”, pris en un sens très élargi.
Nous empruntons ce terme kantien, parce que les recherches sur le temps et l'espace de
la Critique de la raison pure visaient nettement — bien que d'une manière extrêmement
limitée et peu claire — un a priori noématique de l'intuition sensible ; cet a priori,
élargi jusqu'à l'a priori concret de la nature intuitive, purement sensible (de la nature
primordiale), exige le complément phénoménologique transcendantal des problèmes de
la constitution. »68 La deuxième acception correspond à la compréhension de
l'esthétique transcendantale en termes de perception, nature ou monde pré-scientifique,
ce qui la situe moins au regard de l'analytique que de la logique transcendantale, à
l'œuvre notamment dans la Krisis. La troisième acception, enfin, est tout à la fois très
référée à Kant et se dégage en même temps clairement de l'horizon critique : c'est celle
que nous privilégions ici, et que nous allons développer à présent. Elle renvoie, dans le
cadre de la constitution de la chose (Dingkonstitution), à la première couche constitutive
de l'expérience, de type phantomatique (Phantomstufe), à savoir figurative ou encore
schématique, en laquelle les mouvements sensibles du corps, vécus comme tels, sont
originairement aperçus et constitués selon une synthèse primitive, et ce, avant même
l'objectivité procurée par la chose réelle (Realitätsstufe).69 Tout en se présentant comme
une recompréhension de la distinction kantienne de l'esthétique et de l'analytique, cette
dernière définition reformule en termes constitutifs et aperceptifs l'opposition kantienne
de la sensibilité et de l'entendement que l'on trouve déjà à l'œuvre dès la sixième
Recherche logique. Husserl dégage ainsi, au niveau même de l'esthétique, des synthèses
65 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 3.
66 Husserl parle d'une « nouvelle esthétique transcendantale » à propos de sa phénoménologie de
l'expérience dans un passage du Ms. F I 37, 68b, non-retenu dans l'édition allemande des Analysen zur
passiven Synthesis (cf. Introd. à la traduction italienne, op. cit., n. 14).
67 A propos de ces trois acceptions, cf. I. Kern, Husserl und Kant, Eine Untersuchung über Husserls
Verhältnis zu Kant und zum Neukantianismus, Den Haag, M. Nijhoff, Phaen. 16, 1964, § 21 « Kants
Unterscheidung von transzendentaler Ästhetik und transzendentaler Analytik », pp. 250-257 et, plus
précisément, p. 253 sq.
68 Hua I, Cartesianische Meditationen, §61.
69 Hua V, Ideen III, p. 30.
d'aperceptions phantomatiques inhérentes au mouvement du sentir lui-même, que Kant
ne place quant à lui qu'au niveau de l'analytique70 : à cet égard, l'expression de
« synthèse passive » est forte de la même tension spéculative — oxymorique — que
celle d' « expérience transcendantale » ou, pour notre propos, que celle de « chair
transcendantale71 ». C'est dire que la « nouvelle esthétique transcendantale » que
propose le phénoménologue prend appui sur les Analysen zur passiven Synthesis, c'està-dire également sur Erfahrung und Urteil plus que sur les Méditations proprement
dites ou sur la Krisis. Or on sait précisément quel rôle déterminant Landgrebe a joué
dans la mise en forme de ces premiers textes.72
Telle n'est pas, en revanche, la position de Merleau-Ponty, qui verra dans cette notion de
« synthèse passive », et ce, pour des raisons inverses à celle d'un philosophe kantien
strict tel que Sartre73, une contradiction dans les termes : comment l'expérience de la
passivité de notre corps, de l'inertie et de l'opacité des sensations pourrait-elle être
ressaisie sous la forme de synthèses, qui ne peuvent être que des actes ? Ou encore :
comment la passivité, dans sa compacité, pourrait-elle être appréhendée comme une
liaison originaire ?74 On peut dire que Merleau-Ponty comme Sartre demeurent attachés
à un régime distinctif de pensée (activité/passivité) que la philosophie critique nous a
légué, mais qui participe d'une conception somme toute encore phénoménologiquement
naïve (cartésienne ?) du rapport qu'entretient la pensée avec l'objet externe. Si l'on peut
s'accorder avec Merleau-Ponty, comme avec E. Straus d'ailleurs, sur l'analytique
immanente d'un « sentir-spirituel »75, force est de remarquer que l'on ne peut
effectivement pratiquer une telle analytique sans mobiliser les principes adéquats à sa
constitution : on ne peut donc parler d'empirisme transcendantal ou d'esthétique
transcendantale qu'en insistant sur la dimension transcendantale qui est seule
structurante. On pourra ainsi éviter une tendance toujours naturelle à l'esthétisation ou à
l'empiricisation. D'ailleurs, Husserl prescrit en dernière instance la tâche d'une
« empiriographie transcendantale76 » qui pose le monde de l'expérience humaine comme
l'index incarné des autres mondes possibles et redonne ainsi à l'eidétique de la réalité
empirique un primat transcendantal sur les autres eidétiques possibles. Si le fait du
monde (Weltfaktum) possède l'évidence d'une thèse (thetische Evidenz)77, c'est que le
70 Hua VII, Beilage XX (1908), p. 386 et Beilage XXI (1916), p. 404. Cf. notre « La logique génétique
husserlienne, quelle logophanie ? » in Phénoménologie et logique (J.-F. Courtine éd.), Paris, P.E.N.S.,
1996.
71 Cf. Transcendance et incarnation, le statut de l'intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl,
Paris, Vrin, 1995, p. 273-276.
72 Alter n°3, op. cit., p. 410, n. 2.
73 Sa question serait : comment un acte de synthèse peut-il être passif, c'est-à-dire sensible et affectif ?
74 A propos de la passivité entendue en un sens strictement phénoménologique, cf. notre « Imagination
and Passivity — Kant and Husserl : A cross-relationship », in Alterity and Facticity, New perspectives on
Husserl (N Depraz & D. Zahavi), Dordrecht, Kluwer, 1998.
75 Cf. Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 274 et p. 287.
76 « Cela fournira la tâche d'une esthétique transcendantale, d'une “empiriographie” transcendantale, qui
esquisse une structure totalement humaine de l'expérience et du monde de l'expérience, laquelle doit
servir de norme à la critique des mondes relativement concordants de l'expérience et des mondes de
visées propres à des humanités quelles qu'elles soient. A la sphère empiriographique (de l'esthétique
transcendantale) appartiennent les hommes eux-mêmes et leur vie de conscience, les humanités, leurs
mondes environnants présumés en tant que tels, et le mouvement constant de la vie, dans lequel le monde
environnant mobile des communautés entières, des sociétés où l'on partage l'intimité du chez-soi, a la
forme se maintenant-fluante de la mutation, et reçoit de façon relative son caractère unitaire et sa typique
interne. » (Hua XV, Beilage XIII, p. 235, trad. fr. par nos soins (en coll. avec Pol Vandevelde) in :
Réélaborations husserliennes des Méditations cartésiennes (1929-32), Grenoble, Millon, 1998).
77 Hua XIII, n°6, p. 134.
recours à l'empirie remplit ici une fonction critique, au sens d'une fonction de
discrimination entre ce qui est vécu et incarné, et ce qui relève seulement de l'imaginaire
ou encore de l'abstraction formelle. Comprise correctement, cette empiriographie
correspond à une pragmatique ressourcée à l'économie de la pensée chère aux
empiriocriticistes, mais qui doit elle-même s'ancrer dans des structures constitutives de
type transcendantal.78
Qu’en est-il chez Deleuze ? L’auteur propose de lui-même un lien entre empirisme
transcendantal et esthétique, encore plus immédiat que Husserl, plus elliptique aussi :
« En vérité l'empirisme devient transcendantal et l'esthétique, une discipline apodictique
(…) »79 Par un tel parallélisme, il rapproche empirisme et esthétique d’une part,
transcendantalité et apodicticité d’autre part. Qu’entend-il par là ? La définition de
l’esthétique comme « science du sensible » qui est proposée juste avant se fonde sur une
double négation, à la fois de la représentation possible du sensible et du sensible auquel
on ôterait toute représentation (réduit à « une rhapsodie de sensations »). Ainsi, l’auteur,
de façon très cohérente, refuse de déterminer l’esthétique, ni comme « transcendantale »
au sens classiquement kantien, ni comme un empirisme au sens littéralement humien.
Ce qui scelle dès lors le destin d’un empirisme qui « devient transcendantal » et d’une
esthétique « apodictique », c’est l’appréhension directe, « dans le sensible, [de] ce qui
ne peut être que senti, l’être même du sensible ».80 Qu’est-ce qui est ainsi appréhendé à
même le sensible ? La « différence de potentiel, la différence d’intensité comme raison
du divers qualitatif (…). » Ainsi, la raison qui élève l’empirisme est de l’ordre du degré,
de la qualité, et non de l’apriori logique : « Le monde intense des différences, où les
qualités trouvent leur raison et le sensible, son être, est précisément l’objet d’un
empirisme supérieur. Cet empirisme nous apprend une étrange ‘raison’, le multiple et le
chaos de la différence (les distributions nomades, les anarchies couronnées). »81 Ainsi,
on a affaire à une esthétique placée sous l’emblème du « chaosmos » de Joyce ou de
l’identité affirmative nietzschéenne du chaos et de l’éternel retour. A rebours de toute
logique oppositive ou dialectique, « différence » et « répétition » orchestrent le ballet de
la « chao-errance ». C’est ce qui apparaît à Deleuze comme relevant d’une « véritable
esthétique », qu’il place ici sous le mot d’ordre du poète Blood comme une « profession
de foi de l’empirisme transcendantal » : « ‘La nature est contingente, excessive et
mystique essentiellement… Les choses sont étranges… L’univers est sauvage… Le
même ne revient que pour apporter du différent. Le cercle lent du tour du graveur ne
gagne que de l’épaisseur d’un cheveu. Mais la différence se distribue sur la courbe tout
entière, jamais exactement adéquate.’ »82 Et Deleuze de se référer en note à l’œuvre de
Jean Wahl, en y puisant tout à la fois sa caution et son inspiration, à titre de « profonde
méditation sur la différence », où l’empirisme trouve sa possibilité d’en « exprimer la
nature poétique, libre et sauvage ». Comme Landgrebe selon la voie husserlienne,
l’auteur de Différence et répétition voit en Jean Wahl le point d’aboutissement possible
de l’empirisme transcendantal dans sa pointe esthétique. L’esthétique « apodictique »
que revendique Deleuze, de par son insistance sur l’immanence, l’immédiat, la force,
pousse ainsi à bout l’intuition de la phénoménologie générative husserlienne : « La
phénoménologie voulait renouveler nos concepts, en nous en donnant des perceptions et
78 Cf. la reconnaissance de dette de Husserl dans les Prolégomènes à la logique pure (chap. IX, § 52-54),
assortie de la réserve quant à l'insuffisance constitutive de l'empirio-criticisme (§55).
79 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 80.
80 Ibid.
81 Ibid.
82 Op. cit., p. 81.
des affections qui nous feraient naître au monde (…) Mais on ne lutte pas contre les
clichés perceptifs et affectifs si on ne lutte pas aussi contre la machine qui les produit.
En invoquant le vécu primordial, en faisant de l’immanence une immanence à un sujet,
la phénoménologie ne pouvait empêcher le sujet de former seulement des opinions qui
tireraient déjà le cliché des nouvelles perceptions et affections promises. Nous
continuerions à évoluer dans la forme de la recognition ; nous invoquerions l’art, mais
ne pourrions atteindre aux concepts capables d’affronter l’affect et le percept
artistiques. »83
Pourtant, de même qu’il n’y a pas d’esthétique husserlienne à proprement parler,
mais seulement une logique expérientielle qui prend appui sur l’esthétique
transcendantale kantienne et la refond en direction d’un intuitionnisme généralisé et
d’un genèse du sensible à partir de la réceptivité passive du sujet, de même peut-on
s’interroger sur l’existence d’une véritable esthétique deleuzienne.84 Certes, l’art et
l’œuvre d’art, le rôle crucial de la création témoignent en ce sens, davantage que chez le
phénoménologue, dont les propos sur l’art restent épars. Deleuze propos une réflexion
de fond sur les différentes formes d’art, qu’il s’agisse de la littérature, de la peinture ou
du cinéma : il poursuit à travers un diagnostic de type « spinoziste » qui éradique toute
entente en termes de « représentation »85 et nous plonge dans l’immanence radicale, une
méta-compréhension allégorique des formes de l’art : « Deleuze aborde le domaine de
l'art dans une perspective où celui qui parle est bien un métaphysicien - mais un
métaphysicien qui serait à l'être même quelque chose comme un médecin. »86
C. Un point de rencontre, l’imagination passive et un intérêt croisé, la déduction
subjective
Pour mieux saisir la nature de cette affinité remarquable entre esthétique et empirisme
transcendantal, je voudrais pour conclure indiquer de façon plus thématique le point
d’application éminent où convergent ultimement les pensées de Deleuze et de Husserl :
la conception de l’imagination comme imagination passive. Il s’agit là d’une conception
pour le moins atypique de l’imagination, celle-ci étant le plus souvent envisagée, du
moins depuis l’idéalisme allemand, comme productrice de formes, créatrice, ouverture
des possibles et ferment de liberté. Qu’est-ce dans ce contexte qu’une imagination
« passive » ? Comment, au vu même de la création conceptuelle prônée par Deleuze et
du pouvoir imageant d’ouverture des possibles mis en avant par Husserl, peut-il y avoir
une place pour une passivité de l’imagination ?87
Husserl comme Deleuze privilégient, dans leur lecture critique de Kant, la première
édition de la Critique de la raison pure, où apparaît l’idée d’une « déduction
subjective », qui s’oppose à la « déduction objective » de la deuxième édition. Dans ces
deux déductions, l’imagination joue bel et bien le rôle-charnière d’un « schématisme »,
mais, dans le cadre de la première édition, la déduction est progressive et non
régressive, c’est-à-dire que le point de départ y est pris dans la sensibilité (et non a
priori, dans le Je pense, forme unique et universelle de l’aperception). L’imagination y
G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 142.
J. Rancière, « Existe-t-il une esthétique deleuzienne ? » in E. Alliez, dir., Gilles Deleuze. Une vie
philosophique, Synthélabo, 1998.
85 Cf. aussi Mireille Buydens, Sahara
L’esthétique de Gilles Deleuze, Vrin, 2005.
86 Ibid.
87 Je ne m’intéresse pas ici à l’imagination (Phantasie) comme acte et comme conscience d’image, selon
son acception proprement phénoménologique. Cf. à ce propos, N. Depraz, « Imagination », Handbook of
phenomenological æsthetics, (L. Embree & H.-R. Sepp eds.), Heielberg, Springer, ??
83
84
procède là à une première schématisation de la matière sensible, alors que, dans la
déduction objective, elle se fait sur le fond de l’apriori qu’est le Je transcendantal de
l’aperception. C’est bien la première déduction que retient Husserl, et que le conduit à
enraciner cette imagination émanant du sensible dans ce qu’il nomme la « synthèse
passive » de l’expérience, et à reconnaître la « génialité » de Kant, qui forge ainsi le
« premier système de synthèses transcendantales ».88
Or, cette synthèse sensible à même le sensible, c’est ce que Deleuze, à l’occasion de sa
lecture de Hume avec le regard du Husserl généticien, nomme de façon remarquable
une « synthèse passive de l’imagination ».89 « Plaque sensible », « pouvoir de
contraction », l’imagination est une force qui fond les éléments dans une « impression
interne d’un certain poids ». Ni mémoire, ni entendement, ni réflexion, l’imagination est
finit par affirmer Deleuze une « synthèse du temps ».90 A ce stade, le chapitre II, « La
répétition pour elle-même », reprend à son compte les analyses husserliennes de la
conscience intime du temps au titre du présent vivant comme synthèse originaire
passive qui précède toute réflexion, mais l’inscrit dans le mouvement organique de
contraction (terme deleuzien !) qui est le fait de l’imagination : à ce titre, on peut dire
qu’il ré-injecte du Hume dans Husserl, et assume ce faisant le caractère foncièrement
« asymétrique » de la synthèse passive du temps : « (…) les synthèses perceptives
renvoient à des synthèses organiques, comme la sensibilité des sens, à une sensibilité
primaire que nous sommes. Nous sommes de l’eau, de la terre, de la lumière et de l’air
contractés, non seulement avant de les reconnaître ou de les représenter, mais avant de
les sentir. Tout organisme est, dans ses éléments réceptifs et perceptifs, mais aussi dans
ses viscères, une somme de contractions, de rétentions et d’attentes. »91 En réinscrivant
la description phénoménologique du sujet temporel passif dans l’empiricité de
l’organique et de l’imagination, Deleuze confère une organicité inédite au temps
subjectif, décision que Husserl aura toujours refusé de prendre ; en adoptant de son côté
la déduction subjective kantienne, Husserl procède à ce que l’on peut nommer une
« intuitionnisation » du sujet transcendantal, dès lors expérimentable depuis son attitude
sous épochè, que Deleuze, par sa critique du décalque psychologiste de la logique
kantienne, aura toujours refusé d’accepter.92
Voilà des décisions philosophiques contrastées, lesquelles permettent de dessiner des
lignes de force distinctes mais étonnamment productives dans leur complémentarité, en
vue de saisir l’amplitude de sens de l’empirisme transcendantal comme cadre
philosophique de référence.93
88
Cf., à ce propos, E. Husserl, Hua XI, Analysen zur passiven Synthesis (1918-1926), Den Haag, M.
Nijhoff, 1966, trad. fr. sous le titre De la synthèse passive, Paris, J. Millon, 1998, troisième Section
« Association », [pp. 125-126], [p. 164], [p. 275], [p. 372], [392], et N. Depraz, « Imagination and
passivity », art. cit, et « Imagination and passivity : Husserl and Kant’s cross-relationship in the light of
the cognitive sciences », Conférence donnée au CREA dans le cadre d’une Journée d’études consacrée à
Kant et les sciences cognitives, org. par M. Bitbol, mai 2009, document Powerpoint en line.
89 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 98.
90 Op. cit., p. 97.
91 Op. cit., p. 99.
92 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., pp. 176-177.
93 A titre d’avancée précurseur, qui donne une bonne mesure de cette alliance possible entre Husserl et
Deleuze, voir F. J. Varela et N. Depraz, « Imagining : Embodiment, Phenomenology and
Transformation » (with F. J. Varela) in : Buddhism and Science. Breaking new ground (B. A. Wallace
ed.), Columbia University Press, Columbia Series in Science and Religion, New York, 2003, pp. 195-233.
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