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le fait de boire le sang et de manger la chair d’une personne permettait de s’approprier sa
puissance et sa sagesse, sinon sa personne elle-même.
Revenons donc à ce repas johannique, avant la fête de la Pâque, où Jésus ne dit pas « Prenez,
mangez, ceci est mon corps ». Jésus savait que son heure était venue et il aima les siens
jusqu’au bout ; on peut traduire aussi jusqu’à l’extrême, jusqu’à son achèvement. L’arrière
plan est donc à la fois la mort imminente de Jésus et cet amour des hommes qu’il veut
concrétiser une dernière fois en frappant les esprits. Et il ne trouve rien de mieux à faire que
de se lever de table pour laver les pieds de ses disciples. Geste incongru, complètement
inattendu parce que ce n’est pas le moment, en plein milieu du repas, et parce ce n’est pas à
lui de l’accomplir.
En ce temps-là, aussi bien en Grèce qu’en Palestine, on marchait dehors avec de simples
sandalettes à courroie, des spartiates, et on ramenait donc avec ses pieds toute la poussière de
la ville. Le dernier des esclaves ou à défaut le dernier des fils, était préposé à laver les pieds
du maître lorsqu’il rentrait chez lui. C’était un acte de subordination, de soumission, mais
aussi d’amour. Je t’aime tellement, j’ai tellement de respect pour toi, que je m’abaisse jusqu’à
tes pieds. Et lors d’une réception, le dernier des esclaves lavait les pieds des invités à l’entrée
de la maison.
Nous avons tous éprouvé le soulagement et le bien-être qui provient d’un bain de pieds. Aussi
pouvons-nous comprendre que cette coutume orientale correspondait à une détente au milieu
de l’activité du jour.
L’évangéliste Jean, en remplaçant les phrases : « prenez, mangez, ceci est mon corps etc »
par cette scène du lavement des pieds en plein milieu du repas nous parait avoir voulu
réorienter le sens de cette cène dans plusieurs directions.
En premier lieu, enlever toute ambigüité concernant cette idée de boire le sang du Christ et de
manger sa chair. L’image est belle, bien répandue dans l’Antiquité, mais le risque est trop
grand, encore plus à l’époque qu’aujourd’hui, de prendre l’idée au sens littéral, comme déjà
certains chrétiens commençaient à le faire. N’oublions pas que Jean écrit au tournant du
premier et du deuxième siècle, une cinquantaine d’années après la lettre de Paul aux
Corinthiens qui parle la première de la pratique de l’Eucharistie. Et les interprétations plus ou
moins superstitieuses faisant intervenir des phénomènes surnaturels consistant à manger
vraiment le corps du Christ couraient déjà. Donc Jean parlera une autre fois du Christ
nourriture pour les hommes, lorsque l’on ne sera pas à table et que l’on ne risquera pas de se
méprendre sur le sens des mots. Et il s’expliquera plus amplement. Au contraire, dans le
lavement des pieds, il n’y a rien de magique, rien qui ne soit pas réaliste, rien qui soit difficile
à admettre pour la raison. Tout est dans l’ordre du possible et immédiatement compréhensible
pour les participants au repas comme pour les lecteurs que nous sommes.
Dans les deux récits de la Cène, celui des synoptiques et celui de Jean, il est question de
corps. Mais ici Jésus n’offre pas, symboliquement, son corps à manger. Il s’occupe du corps
des autres, pour les soulager, les mettre à l’aise, leur ôter la fatigue du jour. Non pas mon
corps, au centre de la Cène, mais celui de l’autre. Jean remplace un geste de vénération du
Christ, un geste d’absorption du Christ, par un geste au service des hommes, d’amour jusqu’à
l’extrême. Jésus se donne aussi, mais il se donne en prenant soin lui-même de ses amis.
Il commence par se dépouiller de ses vêtements, comme sur la croix les soldats romains le
dépouilleront de ses vêtements. Nous sommes donc déjà dans l’annonce du dépouillement
final . Quitter ses vêtements, c’est perdre sa personnalité, sa dignité ; dans la tradition juive,
c’est perdre son identité. Jésus est presque nu comme le montre les trop nombreux tableaux de
crucifixion ; nu de tout ce qui le protège, nu de tout de qui est encore à lui. Et en essuyant les