COURS DE PHILOSOPHIE DU DROIT
L'expérience humaine du droit nous pousse à nous interroger sur l'existence et le sens
immédiat des liens juridiques qui nous affectent; mais aussi, nous sommes conduits à nous
poser des questions qui portent au-delà des préoccupations immédiates ; nous sommes tentés
de nous interroger sur le sens, la signification profonde du droit, et plus particulièrement sur
les fondements du droit. Ce sont là questions philosophiques. Nous nous questionnerons
d'abord sur les raisons d'être d'une philosophie du droit et les principaux problèmes qu'elle
devrait aborder.
Ambiguïté de la notion et importance du droit dans nos vies
Paul Valéry dans Regards sur le monde actuel, disait: "Nous parlons facilement du droit, de
l'Etat, de la race, de la propriété. Mais qu'est-ce que le droit, l'Etat, la race, la propriété? Nous
le savons et ne le savons pas." Pourtant, le droit occupe dans le monde occidental une place de
premier plan, note A. Tunc: "Il est regardé comme le grand régulateur de la vie sociale." C'est
que, de fait, on a l'impression que le droit envahit l'ensemble de nos rapports sociaux. Nous
sommes presque toujours dans une situation de droit: par exemple, quand je prends un taxi ou
le métro, quand j'achète ou loue quelque chose, il s'agit toujours d'activités qui sont réglées
par le droit. Certains vont jusqu'à parler d'une inflation du droit dans nos sociétés
occidentales. Plus particulièrement en ce qui concerne notre activité économique et nos
rapports fiscaux avec l'Etat. Carbonnier dira même que le droit est plus grand que les sources
formelles du droit en ce sens qu'il existe des rapports de droit qui n'accèdent pas à la légalité.
Par exemple certaines coutumes, certaines conventions, etc.
Paul Valery
D'autre part, le droit est plus petit, dit-il que l'ensemble des relations entre les hommes.
L'amitié, l'amour, les relations familiales etc. ne sont pas nécessairement des liens juridiques.
Même qu'en certains domaines, lorsqu'on en fait une question juridique, cela enlève tout
aspect humain aux rapports sociaux: par exemple, quand l'enfant exige devant les tribunaux
certains droits de la part de ses parents, ou vice versa. Il n'est peut-être pas souhaitable de tout
ramener à une question de droit; mais il est nécessaire de connaître ses droits et leurs
fondements pour éviter l'exploitation humaine et la manipulation sociale. Par exemple, a-t-on
le droit de manifester pour défendre les acquis de la Révolution Tranquille, ou les aspirations
d'une nation à son indépendance politique? Il conviendrait donc d'essayer de préciser la
nature des liens juridiques qui sont l'objet du droit. Ce qui nous introduit à une philosophie
du droit.
Tendance à philosopher et le développement des relations internationales
A la même interrogation, Batiffol répond (in Qu'est-ce que la philosophie du droit? APD,
1962): "La raison d'être la plus immédiate d'une philosophie du droit paraît se trouver dans la
tendance à philosopher qu'on ne peut récuser selon la formule séculaire qu'en philosophant.
L'ironique et superbe dédain pour tout problème excédant l'exposé et la mise en ordre du droit
positif qui était assez général dans les facultés de droit il y a encore une trentaine d'années a
fait place à plus d'ouverture depuis la seconde guerre à des problèmes d'un autre ordre,
conséquences peut-être des bouleversements politiques et économiques qui provoquent les
esprits à remettre en cause ce qui paraît acquis. Le développement des relations
internationales a pu aussi y aider, montrant que cette discipline était cultivée et enseignée dans
beaucoup de pays."
Le droit est à la base de tout débat sur l'homme dans nos sociétés contemporaines
Brimo, pour sa part, remarque que la philosophie du droit est enseignée dans toutes les
grandes facultés de droit du monde et qu'il y a lieu de s'en réjouir car: "Cette diversité est
source d'enrichissement et a donné naissance à un grand nombre de systèmes de philosophie
du droit. Nous entendons par tout système de principes que l'on établit ou que l'on suppose
établi pour grouper ou expliquer un certain nombre de faits ou d'idées en partant du concept
de droit ou de l'existence de systèmes juridiques." (...) on ne peut rien comprendre aux grands
systèmes philosophiques si l'on néglige la philosophie du droit, car le droit et les systèmes
juridiques sont à la base de tout débat sur les rapports de l'homme et de la société."
On peut souligner que tous les grands juristes contemporains (Ripert, Gény, - qui a renouvelé
la technique d'interprétation du droit privé en partant de ses réflexions sur le donné et le
construit -, etc) ont senti le besoin de compléter leur conception du droit par certaines prises
de positions philosophiques. Car les deux sont liées et les changements profonds du droit
viennent de la philosophie du droit. En effet, d'après Brimo, la philosophie du droit appartient
au domaine du droit : " elle est le droit positif réfléchi par la pensée spéculative...toutes les
grandes révolutions dans le domaine de la pensée juridique sont l'oeuvre des philosophes du
droit et de l'Etat".
Facteur d'universalité et de progrès du droit
De plus, selon Brimo, la philosophie du droit, parce qu'elle se situe au niveau le plus élevé,
appelle les esprits à la convergence, et à ce titre doit être considérée comme un facteur
d'universalité et de progrès du droit. Le droit comparé nous révèle cependant une diversité
étonnante des conceptions du droit et de ses rapports avec la politique, la morale et la religion.
Dans d'immenses communautés humaines le droit est lié non seulement à une morale, mais à
une religion. Dans le monde musulman par exemple, le droit n'est qu'une face de la religion.
"Celle-ci comporte d'une part une théologie qui fixe les dogmes et précise ce que le musulman
doit croire; elle comporte d'autre part une partie, le shar, qui prescrit aux croyants ce qu'ils
doivent faire ou ne pas faire." (R. David, Les grands systèmes de droit contemporain)
Dans la conception hindouiste et dans la conception juive, on ne voit pas les choses d'une
manière différente. "Dieu est partie aux relations entre les hommes: le devoir à son égard
l'emporte sur les droits de ceux-ci", note Tunc. "Si par exemple un débiteur néglige de payer
sa dette, il méconnaît son devoir religieux..." Ainsi en est-il du droit africain qui est sacralisé:
l'élément juridique et l'élément religieux sont indissociables. D'autre part, pouvons-nous
croire que le droit puisse être indépendant de la politique? Après l'Etat gendarme, gardien des
libertés de chacun, l'État providence proclame le droit de chacun à la santé, à l'éducation, au
travail etc. Le droit n'est-il pas alors toujours l'instrument d'une politique? A ce sujet, Tunc
note: "La politique fixe des objectifs, elle gouverne, elle "fait" de la direction. Le droit fait de
l'administration quotidienne."
Il convient aussi de noter les différentes attitudes des populations à l'égard du droit (cela étant
lié à la culture propre à chaque milieu). Par exemple, dans nos pays occidentaux, nous
sommes toujours soucieux de faire ce qui est conforme au droit, ce qui est permis. Mais dans
le monde oriental, en Chine, au Japon, on a du mépris pour le droit. "Pour des Japonais
honnêtes, écrit Y. Noda, le droit apparaît comme une chose indésirable, dont il est souhaitable
de s'éloigner autant que possible". C'est que les obligations morales, les règles religieuses sont
suffisamment puissantes, sans qu'on ait besoin de recourir aux règles juridiques pour arriver à
une entente. L'amitié, l'harmonie n'est pas nécessairement le fruit des procès et des tribunaux.
"La conception de ces pays (Chine, Japon,) écrit Tunc, peut paraître angélique. Il est vrai
d'ailleurs que les transformations de l'époque contemporaine contraignent ces sociétés à faire
une certaine place au droit. Mais si l'on constate à quel point l'idée, issue de la Déclaration de
1789, selon laquelle "tout ce qui n'est pas défendu est permis" a banni des sociétés
occidentales toute considération de morale sociale, toute idée de juste prix ou de bénéfice
raisonnable, et si l'on pense à toute la réglementation économique et sociale qui pallie mal
cette carence, comment ne pas sentir, avec la pensée orientale, qu'une société obligée de se
fonder sur le droit est une société barbare?"
Par contre, ne doit-on pas admettre que le droit peut concourir à la construction d'une société
nouvelle et meilleure et qu'il serait important de bien déterminer le rôle qu'il pourrait jouer
pour promouvoir plus de justice dans une société constamment corrompue par l'égoïsme
individuel et collectif des hommes. On peut donc se rendre compte de l'importance d'une
philosophie du droit.
L'importance de l'idée de "la fin" du droit que développe une philosophie du droit
Une dernière raison, invoquée celle-là surtout par Villey, réside dans le manque évident d'une
idée précise de la fin du droit: i.e. à quoi tend l'art du juriste relativement à la politique, la
morale ou l'économie? A quoi sert le droit? Il y a tellement de spécialités en ce domaine qu'on
se demande parfois ce qu'il y a de fondamental: il est alors difficile de se faire une idée
spécifique du droit.
On disait que l'erreur sur la fin est la pire. Le sens des mots les plus utilisés en droit
(obligation, contrat, possession, propriété, droit naturel, positif, positivisme etc.) est vague,
difficile à définir et des plus divers. Le sens diverge d'un pays à l'autre, et même à l'intérieur
d'un même pays d'une école de pensée à l'autre. Or, cette confusion ne peut disparaître selon
Villey qu'une fois connue la fin du droit.
Nécessité de justifier la méthode
Enfin, on peut ajouter que l'on omet toujours de justifier sa propre méthode de travail
(souveraineté de la loi, jurisprudence etc.) La philosophie nous aide à le faire.
Les questions philosophiques concernant le droit n'ont de véritable sens que dans la mesure où
nous avons des idées précises sur la science juridique, ses principales notions et ses principes
fondamentaux. C'est pourquoi, avant d'aborder l'aspect proprement philosophique du droit,
nous essaierons d'esquisser un portrait d'ensemble de cette institution, de ses structures, de ses
divisions et de ses principes. Ensuite nous envisagerons les principaux problèmes soulevés
dans et par une réflexion philosophique sur les données les plus importantes de la science
juridique.
Donc, nous aborderons la question de la définition formelle du droit et de la règle de droit; ses
caractères distinctifs; les grandes divisions du droit; les sources formelles du droit. Mais tout
cela ne se fera qu'à la suite d'expériences juridiques qui constitueront notre point de départ
pour la réflexion philosophique. Il serait intéressant d'identifier les différentes situations de
droit que nous vivons; cela nous permettrait de voir plus clair dans les véritables enjeux de la
philosophie du droit, i.e. la nécessité d'en rechercher la nature, les fondements réels, l'origine
et le rôle.
Ces quelques notes ne sont qu'un instrument d'initiation aux données fondamentales du droit
et en même temps à la philosophie du droit. Dans la dernière partie de la région du site
consacrée au droit, nous présentons quelques grands courants de philosophie du droit. Nous
ajoutons en annexe certains textes qui nous semblent importants. Nous avons donc conçu ces
réflexions sur le droit comme un modeste instrument de travail. Nous croyons que le droit
n'est pas le domaine du noir et du blanc: c'est le lieu du gris, du compromis, de l'équilibre.
Cela n'est-il pas encore plus vrai quand il s'agit de philosophie du droit?
Sources
BATIFFOL, Henri, La philosophie du droit, PUF, 1979.
BRIMO, Albert, Les grands courants de la philosophie du droit et de l'État, 3è éd. A. Pedone,
Paris, 1978
TUNC, A., in Encyclopaedia Universalis.
VILLEY, Michel, Philosophie du droit, Dalloz, Paris, 1979.
DEFINIR LE DROIT
Comment définir le droit? Pour répondre à cette question, il faut envisager le droit sous deux
aspects:
En tant que phénomène juridique; c'est le point de vue du juriste. On se demande qu'est-ce
que la règle de droit? Quelles sont ses caractéristiques?
En tant que phénomène humain social; c'est le point de vue du philosophe. On se demande
quel est son rapport avec la justice, la politique, l'économique et comment se distingue-t-il de
ces phénomènes ?
Enfin, dans une partie nous abordons la question philosophique des fondements du
caractère coercitif du droit.
Sources:
Aubert, J.L., Introduction au droit, Que sais-je?, PUF, Paris 1981.
MURE, Georges, Le droit phénomène social, (1979) R.D.U.S.
DABIN, J., Encyclopaedia Universalis, vol.5
VILLEY, Michel, Philosophie du droit, Dalloz, Paris 1978
Kant dans ses "Principes métaphysiques de la doctrine du droit", établit une
distinction que suivra plus tard Hegel
On peut se poser deux sortes de questions au sujet du droit:
quid juris? i.e. quelle est dans tel ou tel procès la solution de droit? quelle règle, quelle loi
s'applique dans ce cas précis? Qu'est-ce qui est de droit?
quid jus? i.e. qu'est-ce que le droit?
Selon Kant, c'est la science juridique qui permet de répondre à la première
question. On se demande quelle loi s'applique. La seconde relève de la
philosophie. Que signifie le terme droit, comment le définir, qu'est la justice, l'idée
de droit, etc. Cette distinction est d'autant plus utile que le terme droit est employé
dans plusieurs acceptions dont voici les principales:
a.avoir un droit: ce qui est exigible; je travaille j'ai droit à un salaire;
b.avoir le droit de: la permission de faire ou de ne pas faire;
avoir eu droit à: avoir subi: v.g. j'ai eu droit à un mauvais traitement, ou à un traitement de
faveur;
de quel droit? : en vertu de quelle autorité?
payer des droits: des redevances, sommes perçues;
à bon droit: de façon juste et légitime;
droits acquis: l'état de fait (convention coll).
On peut aussi prendre le mot droit dans un sens subjectif: il signifie alors les prérogatives
personnelles conférées aux citoyens qui peuvent en vertu de cela faire quelque chose ou
exiger des autres...v.g. qu'on respecte ma dignité, mon honneur, ma renommée... Dans un sens
objectif il est l'ensemble des règles qui permettent le fonctionnement normal correct de l'état
social. Dans ce sens, il existe deux positions relevant de l'étymologie du terme droit:
les uns (penseurs, philosophes) font dériver la racine latine "jus" de justitia; ils ont tendance à
rapprocher le droit de la morale et à parler de droit naturel.
D'autres prennent comme racine de droit "directum", dérivé de dirigere (diriger) et "jus"
dérivé de "jussus", "jubere", ordonner. On met ici l'accent sur l'autorité et l'aspect social du
droit.
"Entre ces acceptions diverses, écrit Dabin, existent évidemment des liens, ce qui explique les
chevauchements de terminologie. C'est ainsi que le droit subjectif, en tant que dérivé du droit
objectif, se situe logiquement dans le prolongement de celui-ci; que le droit positif ne peut
être envisaen dehors de toute référence à la justice; que le juriste doit prendre attitude
devant le problème du droit naturel... Il n'en est pas moins vrai que le domaine de la
"juridicité", et, par conséquent le champ d'investigation propre au juriste, est le droit positif
(existant ou considéré dans son essence) et que, pour la science juridique, le droit, sans autre
qualificatif, est d'abord le droit positif."
A- Première partie:
Le droit selon les juristes
Les juristes, de façon générale, définissent le droit en définissant la règle de droit:
La règle de droit est une règle sociale, établie par l'autorité publique, permanente et générale
dans son application, et dont l'observation est sanctionnée par la force.
Caractère social
Le droit vise l'organisation correcte de la société. Ne pas confondre le droit avec d'autres
règles sociales relevant par exemple de l'usage (qui n'est pas imposé mais spontané), de la
morale ou de l'éthique. Le droit ne vise pas le perfectionnement de la personne, de l'individu.
C'est un lien qui vient du fait qu'on est "sociétaire", membre de la société. La règle de droit
cherche des solutions justes dans l'organisation de la société. Elle cherche des solutions
pratiques. Donc fait des compromis. (Summa justitia pessima injustitia, la plus grande justice
est la pire injustice).
On peut suivre une règle de droit sans suivre la morale. On peut arriver à du droit injuste.
(C'était légal mais illégitime)
v.g. le rapatriement de la Constitution Canadienne en 1982 était légal (parce que non prévu
par la loi, donc permis) mais non légitime.
v.g. une opinion juridique... genre: "t'as le droit mais..."
Caractère obligatoire
Les citoyens reconnaissent à la règle de droit un caractère obligatoire, comme nécessaire au
maintien de la vie sociétaire. En fait, l'impératif du droit est catégorique comme la morale. Il
n'est pas conditionnel, même s'il dépend des conditions reconnues et déterminées par la loi.
Une fois ces conditions posées, il est obligatoire. v.g. Si le contrat existe, il doit être respecté.
Il indique aux membres du groupe (gouvernés et gouvernants) ce qui est à faire ou à ne pas
faire, ce qui est permis ou licite, ce qui est attribué comme pouvoir aux uns et aux autres. Cet
impératif qui lie au for externe (devant l'Etat et ses tribunaux) lie-t-il aussi au for interne?
(devant la conscience) Il est clair qu'il faut répondre affirmativement si la loi coïncide avec la
loi morale. Sinon ?
"Mais il faut aller plus loin et admettre, en principe, écrit Dabin, l'obligation de conscience
même vis-à-vis de règles portées par la seule loi civile, en vertu de cette considération qu'il est
dans la nature de l'homme de faire partie de la société politique et, par conséquent, d'observer
les règles édictées par elle en accomplissement de sa fin humaine de bien public."
Caractère étatique
La règle doit être formulée par l'organe étatique compétent. L'organisme qui en a le pouvoir à
l'intérieur de la dite société (profane, religieuse, etc.).
Caractère permanent
Elle demeure jusqu'à son abrogation ou son remplacement.
Caractère général
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