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PATRIE FAMILLE TRAVAIL
« Pensées multiples »
Avant-Propos
« Patrie Famille Travail » pourquoi ce titre ? Certainement pas pour réhabiliter Pétain
qui avait cru bon d’en faire sa devise et que mon père a combattu au prix de sa vie * ! Mais
pour rappeler que ces valeurs fondamentales de la société restent des valeurs fondamentales
même après que certains aient cru pouvoir les compromettre au service d’une personne et
d’une politique qui en étaient la négation. L’homme politique qui aurait été en droit d’en faire
sa devise est plutôt de Gaulle qui, lui, les a mises en pratique.
C’était une escroquerie politique et intellectuelle que de vouloir les opposer à « Liberté
Egalité Fraternité » dont, loin de leur être incompatibles, elles sont le complément essentiel.
C’est pourquoi les réflexions politiques qui suivent sont regroupées -un peu artificiellementsous ces trois titres.
Il y en a un quatrième, « Dieu », qui peut surprendre dans un livre qui se veut politique
et social, et non philosophique et religieux. Mais on ne peut l’éviter car depuis que l’humanité
existe elle a toujours fait référence à des dieux ou à un Dieu. Philosophiquement et
sociologiquement, il n’y a pas tellement de différence entre le Dieu Râ des Egyptiens, ancêtre
de celui d’Abraham, et l’Etre Suprême de Voltaire, et même les formes diverses de
polythéisme impliquent l’existence d’un monde divin au-dessus du monde humain. Même
l’athéisme moderne a du mal à se reconnaître comme tel, la plupart des athées de nos jours
préférant se présenter comme agnostiques, et la « Philosophie des Lumières » elle-même ne
pouvant nier son origine judéo-chrétienne . Il n’est donc pas possible de mener une réflexion
politique et sociale approfondie sans aborder le problème religieux.
Ces réflexions ne prétendent pas être une nouvelle doctrine politique, philosophique
ou économique (il n’y en a que trop !). Elles essaient de traduire ce qu’un « honnête homme »
de ce temps, parmi beaucoup d’autres, ressent à l’égard de ces doctrines actuellement
régnantes, ou prétendant à régner, dans le monde où il vit. Pas afin de rejeter ou promouvoir
l’une ou l’autre. Mais afin de les relativiser en rappelant qu’aucune doctrine n’a jamais fait le
bonheur de l’humanité, et qu’à toutes les époques ce que l’on appelle faute de mieux le « bon
sens », doit être le guide qui empêche les gouvernants de se laisser égarer par les faiseurs de
doctrines, et de trier le bon grain et l’ivraie dans leurs contenus.
Beaucoup de ce qui est écrit ici a sans doute été dit ou écrit par d’autres mais souvent
dans des ouvrages peu accessibles à des non-spécialistes de la philosophie , de l’économie ou
de la politique. C’est à ces hommes et femmes moyens que sont 99% de nos compatriotes que
ces réflexions s’adressent.
*
Paul Petit, fondateur du premier journal clandestin « La France continue » arrêté en 1942 et exécuté en 1944
(cf. Résistance Spirituelle, Gallimard 1947 (épuisé, qques exemplaires chez l’auteur)
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TABLE DES MATIERES
Avant-Propos
I.- PATRIE
La gifle
Europe des Nations
La « Communauté internationale »
Droit Romain ou Common Law ?
Euratom
Le modèle américain
Le diable nucléaire
Le petit Satan iranien
Histoire et morale
Morale et politique
Gauche et doite
Démocratie et partis
Egalitarisme et démocratie
Parité et V° République
La révolution politique nécessaire
La révolution informatique
Décentralisation
Vers la VI° République
II- FAMILLE
Morale et société
Mariage
Féminisme
Ecoles et Universités
Médecine « libérale »
Banlieues
SOS psychologues
Permis de conduire
ONG
III- TRAVAIL
L’or et l’argent
Commerce mondial ou assistance
Travail et salaire
Emploi à vie
Richesse et justice sociale
Nationalisations
La mode des murs
Odeurs de pétrole
Multinationales et mafias
IV- DIEU
Dieu ou le Big Bang
Dieu ou l’évolution ?
Politique et religions
La mort de la déesse Raison
« Le XXI° siècle sera spirituel… »
Laïcité à la française
CONCLUSION ?
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I - PATRIE
Le patriotisme fait partie aujourd’hui, en France, des « valeurs ringardes ». Pourquoi ?
Est-ce seulement parce que Pétain a cru pouvoir l’invoquer au service d’une politique de
collaboration avec Hitler ? N’est-ce pas aussi, au-delà des frontières françaises, à cause de la
façon dont les nationalismes allemand et japonais l’ont dévoyé, des millions de morts de la
première guerre mondiale, et de l’anéantissement de Berlin, Dresden, Hambourg, Tokyo,
Hiroshima et Nagasaki ?
Or il faut distinguer le patriotisme du nationalisme. Bien qu’il faille se méfier de tous
les mots en « isme », ce suffixe n’a pas le même sens dans « patriotisme » que dans
« nationalisme », « socialisme », « communisme », « libéralisme », etc… Tous ces derniers
« ismes » désignent des doctrines qui prétendent subordonner toute l’organisation de la
société au dogme principal dont elles se réclament. Le nationalisme de Maurras n’est pas le
patriotisme de de Gaulle.
Le patriotisme n’est pas une doctrine mais un sentiment. C’est le sentiment
d’appartenir à une communauté plus large que la famille, la cité, le métier, etc… mais
cependant suffisamment proche pour que l’on soit prêt à lui sacrifier beaucoup de choses : de
son temps, de son argent, et parfois même sa vie. Ce sentiment très fort se nourrit d’une
histoire et d’une culture partagées, et notamment le plus souvent d’une langue commune qui
est le ciment essentiel d’une nation (avec quelques exceptions notables telles que la Suisse).
Ce sentiment naturel qui ne s’étendait guère au-delà de la cité dans l’Antiquité, s’est
élargi au Moyen-Age, encouragé par les monarchies et principautés qui y voyaient un moyen
de lutter contre leurs forces centrifuges. Il a culminé avec la création des principaux EtatsNations actuels au XIX° siècle, pour dégénérer dans les nationalismes totalitaires et
belliqueux du début du XX° siècle.
Est-ce à dire, comme certains le font, qu’il s’agit d’un sentiment dangereux, et qu’il
convient donc d’éradiquer pour ne pas risquer la rechute dans les nationalismes ? Faut-il,
comme certains le proposent, y substituer un « patriotisme européen » ou même une
« citoyenneté mondiale » comme le proposait déjà, il y a 50 ans, Gary Davis ? Mais outre
qu’un sentiment ne se décrète pas, un « nationalisme européen » ne serait-il pas aussi
dangereux pour la paix du monde que ses prédécesseurs nationaux ? Après tout, Hitler ne
voulait-il pas instaurer le « nouvel ordre européen » et Staline l’ « internationale
communiste » ? Les totalitarismes ne sont jamais à court de prétextes, et si on leur enlève
celui de la nation, ils auront vite fait d’en trouver un autre. Il est donc aussi stupide de
condamner les patriotismes nationaux au nom de leurs dérives nationalistes qu’il l’est de
condamner l’Islam au nom de l’islamisme.
La diversité des patriotismes est l’une des grandes richesses de l’humanité. Le
patriotisme allemand n’est pas le même que le français, ni l’anglais, ni le danois, ni le suisse.
Mais tous ces patriotismes, et les cultures qu’ils incarnent, ne cessent d’interagir et de
s’enrichir mutuellement. Le patriotisme américain, qui est d’une nature très différente des
patriotismes européens du fait de l’histoire qu’il incarne, n’est pas, et de loin, le moins ardent,
et le fait de siffler le « star spangled banner » sur un stade de football américain, en admettant
qu’il soit imaginable, susciterait une émeute. « Right or wrong, my country ! »*, ce slogan
*
Qu’il ait tort ou raison, c’est mon pays.
4
illustre bien ce patriotisme américain, et montre que, quoi que l’on en dise, ce patriotisme
n’est pas plus à l’abri qu’un autre de la dérive nationaliste.
Et d’ailleurs, en supposant que l’on puisse abolir d’un trait de plume les patries et les
patriotismes, par quoi les remplacerait-on ? Par un retour aux anciens patriotismes
infranationaux, provinces ou cités ? Personne n’y songe sérieusement, tant ce serait une
régression, non seulement politique, mais scientifique et culturelle. Par un « patriotisme
mondial » ? Mais chacun voit bien qu’il ne correspond à aucune réalité : si après 50 ans
d’efforts et d’intégration économique on n’a toujours pas vu naître de « patriotisme
européen » ailleurs que chez quelques militants zélés, comment imaginer le voir apparaître
soudainement au niveau mondial ?
Par rien, répondent beaucoup très sérieusement. On n’a nul besoin de patriotisme,
l’idéologie des droits de l’homme, et l’expansion du commerce libre sont les moyens pour
l’humanité de parvenir à la richesse et à la paix, dans un monde sans frontières. Cette
idéologie nouvelle, qui ne se proclame pas encore comme telle, mais anime déjà nombre
d’initiatives politiques ou non (médecins sans frontières, avocats sans frontières, ONG de
toutes sortes) est éminemment respectable, et porteuse d’espoir à long terme. Mais est-elle
réaliste à court et à moyen terme ? Signifie-t-elle, pour l’immense majorité des habitants de la
planète, quelque chose à quoi ils soient prêts à sacrifier leur temps, leur argent, et leur vie ? Le
fait qu’elle le signifie pour une petite minorité admirable, comme avant elle les communautés
missionnaires, est un bonne chose pour l’humanité. Mais ce cosmopolitisme (qui a toujours
existé à des degrés divers) ne peut, par définition, remplacer le sentiment patriotique en tant
que ciment d’une société. Dans la mesure où il fait appel à une logique de générosité, il
s’apparente davantage à une idéologie philosophique ou religieuse qu’au sentiment social
qu’est le patriotisme.
Or ce sentiment social, et l’invitation au dépassement de l’intérêt individuel immédiat
qu’il permet de susciter sont essentiels au progrès des sociétés. Certes, dans toutes les
sociétés, il existe des personnes prêtes à se dévouer au bien commun, scientifique, social ou
culturel sans souci d’intérêt personnel. Mais ce n’est qu’une infime minorité. Déjà plus
nombreux sont ceux qui sont prêts à le faire « pour la patrie » dans la mesure où ils ont le
sentiment, enraciné dans l’histoire, que leur intérêt personnel est lié à celui de la patrie. Mais,
à tort ou à raison, la plupart d’entre eux n’ont nullement le sentiment, que leur intérêt
personnel soit lié à l’humanité dans son ensemble.
Même si l’on se sent « citoyen du monde », ou même seulement « citoyen européen »
de cœur, la coopération des patriotismes en vue du bien commun européen ou mondial est
préférable, sur le simple plan de l’efficacité et donc du progrès universel, à leur dilution dans
un humanitarisme ou un européanisme bien-pensant mais beaucoup moins mobilisateur. La
taxe d’embarquement au profit du tiers-monde de Chirac est le type même de la fausse bonne
idée. Les citoyens français ne sont pas prêts à accepter des impôts mondiaux s’ajoutant aux
leurs, alors qu’ils sont prêts à accepter que leur Gouvernement consacre, avec l’accord de
leurs députés, des sommes raisonnables pour aider ces pays. Leur patriotisme est
légitimement fier que leur pays soit généreux vis à vis des autres, alors que leur absence de
sentiment d’appartenance à une « patrie » mondiale ou européenne leur fait rejeter l’idée que
ces communautés puissent lever un impôt. Comme disait Pascal, « qui veut faire l’ange fait la
bête ». C’est de l’angélisme de prétendre « décréter » le patriotisme mondial ou européen ou
abolir les patries pour éviter les nationalismes.
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La gifle
Le non français au référendum européen n’était pas un non à l’Europe, mais une gifle
aux auteurs du projet de constitution, et aux partis « de gouvernement » (comme ils disent)
qui étaient derrière eux. M. Giscard d’Estaing a eu raison de dire, après ce vote et en toute
modestie, qu’il ne serait jamais possible de faire un meilleur projet de constitution que le sien.
C’est exact : il ne sera jamais possible, de faire accepter une « constitution », c’est à dire une
structure fédérale, par des peuples qui ne veulent pas du fédéralisme, autrement que par la
méthode qu’il a adoptée.
Pris entre les intégristes fédéralistes européens, dont il fait partie et qui font la loi à
Bruxelles, qui voulaient une « constitution » afin de trancher définitivement le problème
institutionnel européen en leur faveur, et la majorité des gouvernements et des peuples qui ne
veulent pas d’une Europe fédérale, il a pris le parti de noyer le problème dans un rideau de
brouillard de 700 pages. Il a accumulé dans ces pages tout ce que voulaient et ce que ne
voulaient pas les uns et les autres, sans se soucier des contradictions : il était ainsi possible de
démontrer, en fonction des interlocuteurs, que la constitution était fédérale, ou qu’elle ne
l’était pas, et même comme on a tenté de le faire en France, que la constitution n’était pas une
constitution ! Mais sachant que ces contradictions devraient nécessairement être tranchées par
les institutions, il a pris soin de les composer de manière à être sûr qu’elles trancheraient dans
le sens fédéraliste. La sur-représentation des petits pays, non seulement au Conseil des
Ministres, mais aussi à la Commission , au Parlement, et surtout à la Cour de Justice
(composée d’un membre par Etat et votant à la majorité simple) n’a pas d’autre but. Les voix
additionnées des juges allemand, anglais, espagnol, français, italien et polonais, représentant
les trois quarts de la population européenne, n’auraient pas fait le poids face aux juges
représentant le dernier quart, et c’était cette Cour qui avait le dernier mot sur tout.
Mais s’il y a une chose dont les peuples ont horreur, c’est qu’on les prenne pour des
imbéciles sous prétexte qu’ils ne sont pas des intellectuels. Certes, ils n’ont rien compris au
texte qu’on leur proposait. Mais il ne faut pas oublier que les plus éminents juristes n’y
comprenaient rien non plus. En démocratie les électeurs obéissent davantage à leurs intuitions
qu’à leurs raisonnements. Ils ont senti, plus qu’ils n’ont compris, le piège. Plus que le non à
un texte, ils ont dit le mot de Cambronne à ses auteurs.
En effet, depuis plus d’une génération, la classe politique européenne, droite et gauche
confondues, vit sur la base d’un consensus mou qui lui assure des carrières confortables.
L’élément de base en est l’OTAN : étant admis que les Etats-Unis assurent la sécurité de
l’Europe pour peu qu’elle leur obéisse sur l’essentiel, on se défausse sur eux de la
responsabilité de prendre les décisions de politique étrangère majeures, et surtout de la
nécessité de consacrer des sommes importantes à la Défense. (Si la France en consacre plus
que les autres, c’est qu’elle n’ose pas, vis à vis de son armée, renoncer au niveau auquel de
Gaulle avait réussi à la placer.) Le second est le dogme du libéralisme qui évite d’avoir à
prendre la responsabilité de politiques énergétique ou industrielle coûteuses. Même le courage
de conserver une politique agricole semble maintenant leur manquer. Le troisième,
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conséquence des deux premiers, est qu’il faut laisser à Bruxelles le soin de décider des choses
importantes, et ne conserver au niveau national que ce qui concerne la chasse, la pêche, et
l’affinage des fromages (comme l’a écrit textuellement, et sans rire, Jean Louis Debré pendant
la campagne référendaire).
Sur la base de ce consensus, nos hommes politiques pouvaient, sans risque, mener leur
carrière d’hommes politiques de chefs-lieux de cantons, dans les habits somptueux d’hommes
politiques nationaux. Ce qui allait mal était la faute de Bruxelles ou de Washington, ce qui
allait bien était leur mérite. Leurs rivaux étant d’accord avec eux sur ces options essentielles,
ils n’avaient pas à se donner le mal de les défendre, et ne risquaient pas qu’on les rende
responsables de leurs conséquences. Une alternance confortable de périodes de pouvoir et
d’opposition, arbitrées en fonction de la plus ou moins grande satisfaction accordée à des
intérêts catégoriels, garantissait une stabilité de l’emploi allant bien au-delà de l’âge légal de
la retraite.
Et voilà que le peuple, qui ne comprend rien à ces jeux subtiles, et à qui on dit que le
libéralisme est la loi de Bruxelles et de l’OMC, et que l’on ne peut pas baisser la TVA sur la
restauration sans un accord unanime à Bruxelles, décide de bousculer ce beau château de
cartes, et de donner une gifle à ceux qui l’ont bâti.
Le réflexe normal quand on reçoit une gifle est de se venger. C’est ce que notre classe
politique est en train de tenter de faire en prévoyant de faire rentrer par la fenêtre en 2007 ce
que le peuple a fait sortir par la porte. Mais quand la gifle est donnée par le Souverain, la
sagesse populaire enseigne qu’il est plus prudent de s’incliner. Nos grands partis politiques,
qui ont organisé de fait le retour au vieux régime des monarchies électives, feraient bien de se
réveiller, et de se souvenir que c’est le peuple qui est souverain. Sinon, il est fort à craindre
qu’à la prochaine échéance il le leur fasse comprendre. Mais il est alors à craindre que le beau
bébé démocratie soit rejeté par mégarde en même temps que l’eau sale du bain.
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Europe des Nations
C’est dans le contexte de la situation mondiale d’aujourd’hui, et non dans le contexte
de la situation de l’Europe il y a cinquante ans, qu’il faut réfléchir à son avenir. Les « pères de
l’Europe » ont eu une vision juste de la situation, à laquelle ils ont apporté une solution
satisfaisante : une économie moderne ne pouvait se développer à l’échelle trop petite de
chaque nation européenne, et les rivalités économiques engendrées par cette trop petite taille
risquaient de dégénérer une fois de plus en conflits militaires intraeuropéens. La protection de
l’OTAN aidant, la construction européenne a été un succès : l’Europe a connu un demi siècle
de prospérité et de paix.
Les pères fondateurs sont morts, et leurs enfants, comme souvent les héritiers
paresseux, ont cru qu’il suffisait d’appliquer les recettes qui avaient réussi à Papa pour réussir
aussi bien que lui. Il n’y avait donc qu’à continuer selon la même méthode pour passer
progressivement de l’intégration économique à la fédération politique en faisant fi des
« égoïsmes nationaux ». C’était la logique du projet de constitution que nous venons de
rejeter. C’était croire, comme les marxistes et les libéraux qui sur ce point se rejoignent, que
l’économique prime le politique, qui n’en est que la « superstructure ». C’était surtout refuser
de regarder ce qu’était le monde d’aujourd’hui. Pendant que les Européens regardaient leur
nombril, les Américains poursuivaient leur conquête pacifique du monde.
La « tarte à la crème » des Européens bien-pensants était qu’ils voulaient faire un
« marché commun », ou une « union économique » et non une « simple zone de libreéchange ». Malheureusement pour eux, pendant ce temps là les Américains aidés par les
Britanniques construisaient à l’échelle mondiale une zone de libre-échange, qui n’était pas si
simple que cela puisque, depuis la transformation du GATT en OMC, elle tendait à se doter
de règles économico-politiques dans les mêmes domaines où l’Union Européenne tentait d’en
élaborer à son niveau. Par ailleurs, la mondialisation étant devenue un fait technicoéconomique, et pour l’instant politico-militaire, il devenait clair que ce seraient les règles
mondiales qui s’appliqueraient à l’Europe, et non l’inverse. C’est ce que les peuples
européens ont soudainement découvert à l’occasion du référendum, et qui leur était caché du
fait que Bruxelles avait pleins pouvoirs pour négocier avec l’OMC à l’abri du regard des
peuples et même de leurs parlements.
L’échec du référendum n’est pas, loin de là, l’échec d’un demi-siècle de construction
européenne qui restera au contraire dans l’histoire comme un succès éclatant. Il montre
simplement que la méthode de construction européenne qui avait si bien réussi, atteignait son
« niveau d’incompétence » en prétendant passer du domaine économique au domaine
politique. De même que ce ne sont pas les méthodes de l’OMC qui peuvent permettre de
régler les problèmes politiques mondiaux (autrement que dans le cadre de l’ « empire
américain »), ce ne sont pas les méthodes des Traités de Rome (extrapolées dans le projet de
constitution) qui peuvent permettre d’assurer la cohésion politique de l’Europe et son
influence mondiale. Après le succès économique de l’Europe, tout le monde est d’accord sur
la nécessité de renforcer son rôle politique dans le monde. Mais les auteurs du projet de
constitution se sont trompés sur la méthode.
Dès l’origine deux écoles quasi-théologiques se sont affrontées sur cette question de
méthode. Les uns, « européens orthodoxes » ne voulaient entendre parler que de fédéralisme :
les « égoïsmes nationaux », responsables de toutes les guerres, devaient disparaître au profit
d’un « patriotisme européen » qui ne connaîtrait plus que des « régions » avec leur folklore.
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Leurs enfants se présentaient à l’Ecole Européenne comme « Européen d’origine française »
et il était de bon ton de comparer les Etats européens aux Etats membres des Etats-Unis. Les
autres, partisans de ce que de Gaulle allait appeler « l’Europe des Nations », préconisaient une
intégration économique de l’Europe, accompagnée d’une coopération politique aussi
approfondie que possible entre les Etats souverains la composant. Quoi qu’en disent les
« orthodoxes » le débat est bien aujourd’hui tranché par l’échec du projet de constitution.
Mais de Gaulle a sans doute eu tort de « sauter sur sa chaise comme un cabri » en
parlant de l’Europe, et d’évoquer le « volapük ». Ce faisant, il a offensé sans nécessité
beaucoup de gens qui se dévouaient à la construction de l’Europe et croyaient sincèrement
que l’effacement de la souveraineté des nations européennes dans un cadre fédéral, était la
seule voie vers la paix et la prospérité en Europe. Du coup, il n’est plus possible de nos jours
de parler d’ « Europe des Nations » à Bruxelles, sans être immédiatement taxé de gaullisme,
c’est à dire d’anti-européanisme, voir de fascisme.
Cette guerre de religion n’a plus de sens aujourd’hui. Les faits ont tranché sur deux
plans. Sur le plan mondial, on l’a vu, la souveraineté des Etats devient une chose de plus en
plus relative. Sur le plan européen, l’histoire du « plombier polonais » en France (et d’autres
analogues dans d’autres pays) montre que, surtout depuis les « élargissements », on est loin de
voir naître en Europe un « sentiment national » qui puisse se substituer aux patriotismes
séculaires. Les « souverainistes » ont donc à la fois tort et raison. Ils ont tort de faire semblant
de croire qu’un Etat peut, au XXI° siècle, prospérer sans déléguer des attributs de
souveraineté à une communauté internationale supérieure, sauf à se les voir imposer par une
puissance supérieure. Mais ils ont raison de penser que les Etats doivent demeurer les acteurs
souverains de la vie internationale. Les Etats, et surtout les Etats-Nations, ne peuvent accepter
de limitations de souveraineté que librement consenties. Ils savent qu’ils doivent en accepter
de plus en plus, mais ils n’accepteront pas avant très longtemps -s’ils l’acceptent un jour- de
renoncer à demeurer seuls juges de celles qu’ils acceptent ou non.
La relance de la construction européenne pour aborder la phase politique que tout le
monde souhaite ne peut donc se faire dans l’ambiguïté. Tant que le soupçon existera que cette
relance a pour objectif à long terme caché de dissoudre les nations dans l’ensemble européen,
elle sera vouée à l’échec. En revanche, il n’y aura que les idéalistes doctrinaires du
fédéralisme pour s’opposer à une claire affirmation de la souveraineté des Etats, en faisant de
la coopération organisée, et non de l’intégration, la méthode de poursuite , sur le plan
politique, de la construction européenne.
Seule cette méthode permettra aux Européens de peser de tout leur poids dans les
négociations capitales qui sont indispensables pour doter le monde des institutions dont il a
besoin au XXI° siècle. Ce n’est pas être antieuropéen ni faire injure à aucun Etat membre de
l’Union que d’affirmer une vérité d’évidence, à savoir que l’action conjuguée sur la scène
internationale de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, et du Royaume-Uni, et d’autres
Etats voulant bien les suivre a, et aura toujours plus de poids que celle d’un « Monsieur
Europe » devant attendre pour dire quelque chose que l’unanimité, ou même la majorité des
Etats membres lui disent quoi dire.
Or les grands pays européens, précisément par l’expérience qu’ils ont acquise dans la
construction européenne, sont sans doute les mieux à même de proposer au monde les
meilleures méthodes pour organiser les délégations de souveraineté nécessaires à la paix, tout
en respectant les souverainetés nationales.
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La « communauté internationale »
Depuis la chute du rideau de fer, les Américains, et la presse européenne à leur suite,
avaient coutume de dire « les-Etats-Unis-et-la-communauté-internationale » d’une seule traite
pour porter un jugement sur des Etats qui ne se comportaient pas bien selon leurs critères.
Depuis quelques années, ils disent « la communauté internationale » tout court, tant il va de
soi, semble-t-il, que cette communauté ne saurait penser différemment des Etats-Unis. Quant
aux Nations Unies, on n’en parle plus guère que si elles sont d’accord avec ladite
communauté. Mais pour les choses sérieuses, ce sont l’armée américaine, l’OMC et le FMI
qui font la loi.
Qu’est-ce donc que cette « communauté internationale » qui n’est définie nulle part et
dont on fait, de nos jours, le juge suprême de la conduite des nations ? C’est la forme moderne
de ce que nos grand-parents appelaient « le concert des nations », c’est à dire un consensus
non-écrit entre les principales puissances du monde sur les règles du jeu qu’elles acceptent à
un moment donné pour régir leurs rapports entre elles. Les fondateurs de la Société des
Nations avaient essayé d’y substituer des règles écrites et des organes chargés de les faire
respecter afin d’éviter que la loi soit toujours celle des plus forts. Ils ont échoué dans les
conditions que l’on sait. Les fondateurs de l’ONU ont été plus réalistes en confiant une sorte
de pouvoir suprême aux cinq plus forts (les vainqueurs de la précédente guerre) avec l’illusion
qu’ils seraient capables de s’entendre pour préserver la paix. Or ils n’ont été capables que de
substituer la guerre froide à la guerre chaude entre les grandes puissances, seule la dissuasion
nucléaire mutuelle les empêchant d’entrer en conflit ouvert.
L’ONU est donc aussi morte aujourd’hui que la SDN l’était en 1938. Cela fait vingt
ans qu’Israël refuse d’appliquer ses résolutions, tout en continuant de recevoir l’assistance
économique et militaire des Etats-Unis qui les avaient pourtant votées avec tous les autres
membres du Conseil de Sécurité. Quand ce Conseil refuse d’autoriser une intervention
militaire en Irak, les Etats-Unis et l’Angleterre s’en passent. Et quand la politique de l’ONU
déplait à Washington, le Congrès lui coupe les vivres. Tout le monde sait donc maintenant
qu’il n’y a qu’un gendarme crédible sur la planète, et que c’est l’armée américaine, qui n’est
pas aux ordres de l’ONU mais de Washington. Et la façon dont il se sert de ses armes vient
d’être illustrée le 13 Janvier 2006 sur le territoire de leur allié pakistanais : 18 morts et un
nombre indéterminé de blessés par un drône tiré sur un village soupçonné d’abriter le n°2
d’Al Qaïda ! Nos organisations humanitaires bien-pensantes, que l’idée de l’exécution d’un
condamné à mort révolte, n’ont protesté que tardivement et timidement. Que penserions-nous
si le n°2 d’Al Qaïda s’était réfugié dans la région parisienne avec les mêmes conséquences ?
La démocratie américaine, si soucieuse de la protection des droits de l’homme chez elle,
donne carte blanche à son armée à l’étranger pour tirer avec n’importe quelle arme sur un
suspect, quitte à tuer par la même occasion une ou deux dizaines de civils qui ont le malheur
de se trouver à côté. Une telle situation ne peut durer.
Quant à la souveraineté intérieure des Etats, le « devoir d’ingérence » tend à la réduire
à peu de chose. Il n’est pas de rencontre internationale au sommet où l’ordre du jour ne
mélange la négociation de tarifs douaniers, la signature de contrats commerciaux, la
législation économique et sociale interne des pays, les droits de l’homme, et le sort de
quelques prisonniers politiques. Ce faisant, nos pays ne font que reprendre sous d’autres mots
la philosophie européenne du droit international en vigueur depuis le XV° siècle. Les
explorateurs et missionnaires européens se donnaient pour mission de répandre la science et la
civilisation dans le monde entier en allant apprendre aux « sauvages » comment il fallait
10
vivre. Mahomet et ses disciples avant eux avaient consolidé leurs routes commerciales en y
développant le culte d’Allah et le droit coranique. La Révolution Française n’a fait que
laïciser le phénomène en voulant apporter au monde la liberté et les « lumières ». La
« décolonisation » promue par les Américains au nom de la liberté des peuples, n’a fait, à son
tour, que changer le vocabulaire : la civilisation qu’il fallait apporter au monde était celle de la
démocratie et du libéralisme économique. Toutes les nations, si pauvres et petites soient-elles,
devenaient « souveraines » et « libres », mais à la condition qu’il leur soit « interdit
d’interdire ».
Ce n’était que prolonger la même règle du jeu, en substituant l’arbitre américain aux
arbitres européens, le dollar à la livre sterling, et le moralisme américain au cynisme
européen. Les Européens n’avaient pas hésité à faire deux guerres à la Chine pour lui imposer
de laisser libre le commerce de l’opium. Les Américains préfèrent justifier leurs interventions
militaires en Colombie ou en Afghanistan par la lutte contre la production de drogue, faute de
vraiment vouloir ou pouvoir lutter contre sa consommation qui se situe majoritairement sur
leur territoire. C’est faire preuve du même mauvais esprit que de faire remarquer que les
Américains qui ne manquent pas de mettre les droits de l’homme à l’ordre du jour de leurs
visites en Chine, n’admettraient sans doute pas que M. Chirac mette la base de Guantanamo à
l’ordre du jour d’une visite à Washington.
Depuis la nuit des temps, le pouvoir politique a toujours été lié au pouvoir militaire.
Tous les empires ont assis leur pouvoir sur une armée, et seule cette armée a été en mesure, à
toutes les époques, de prévenir ou de limiter les conflits entre armées seigneuriales,
provinciales ou mafieuses. L’empire chinois, l’empire mongol, l’empire d’Alexandre,
l’empire romain, celui de Charlemagne et du Pape, les empires britannique, allemand, et
français, l’empire soviétique et l’empire américain n’ont que ce seul point commun, tout en
étant profondément différents pour tout le reste. Pour la première fois dans l’histoire un
empire (l’empire britannico-européen) a atteint à la veille de 1914 l’universalité économique.
L’empire marxiste qui a couvert plus de la moitié du monde au XX° siècle a bien failli
l’abattre avant de s’effondrer de l’intérieur sous le poids de ses dogmatismes. L’empire
américain vient d’atteindre à son tour cette universalité avec l’adhésion de la Chine à l’OMC.
Il lui manque certes l’universalité militaire juridique, mais il a l’universalité militaire de fait :
il n’existe pas de puissance militaire capable de résister à la sienne. Les Américains ont réussi
à contrôler l’Europe via l’OTAN, et à imposer aux Russes un contrôle bilatéral de leurs
armements nucléaires en principe mutuel, mais qui joue en leur faveur.
Ils n’ont pas réussi à ce jour à l’imposer à la Chine, mais en supposant qu’ils y
parviennent, le problème serait-t-il résolu ? Il n’y a pas d’empire qui ne se soit effondré. Et la
plupart du temps, ce n’est qu’apparemment qu’ils se sont effondrés sous les coups de
l’extérieur. Ces coups n’ont été le plus souvent que des « coups de grâce », l’effondrement
intérieur ayant précédé l’effondrement extérieur. L’empire américain est donc, comme les
autres, condamné à disparaître. Doit-on s’en réjouir au nom du respect des « souverainetés
nationales » ? Sûrement pas. La disparition d’un empire, s’il n’est pas remplacé par un autre,
signifie le retour des guerres entre nations dont personne ne veut. Les nations ont autant
besoin de sécurité que les individus. C’est pour répondre à ce besoin qu’elles se soumettent à
des empires. L’empire américain actuel est bienfaisant dans la mesure où il répond à ce
besoin, et a même réussi à s’imposer aux empires concurrents sans guerre chaude. Mais
personne ne peut penser qu’il peut s’imposer durablement à la Russie, à la Chine, ni même au
monde musulman.
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Les souverainetés nationales sont donc nécessairement des souverainetés relatives,
tout comme les libertés individuelles sont relatives vis à vis de l’Etat, ce qui ne veut pas dire
qu’elles ne sont pas aussi respectables, et même vitales que les libertés individuelles. C’est en
cela que l’abus par les empires de leur soi-disant « droit » ou « devoir » d’ingérence est
souvent l’une des causes de leur effondrement. On peut se demander si la brutalité de la ruée
capitaliste américaine sur la Russie, la mainmise des « nouveaux russes » et de leurs amis
américains sur le pays, y compris sur ses chaînes de télévision, etc… n’ont pas été pour
beaucoup dans un regain de nationalisme en Russie, et le soutien apporté par le peuple russe à
l’autoritarisme de Poutine. De même qu’il est peu probable que le soutien ostensible apporté
par des « organisations humanitaires » financées par la CIA aux mouvements démocratiques
dans l’ex-Union Soviétique serve la cause de ces mouvements plus qu’il ne la compromet. On
n’aime guère plus en Russie qu’en Irak, en Chine, ou ailleurs les hommes ou les idées qui
arrivent « dans les fourgons de l’étranger ». Il est vraiment difficile à un Américain ou à un
Européen de prétendre « apporter la civilisation » en Irak ou en Chine !
On ne peut donc se résigner au règne de l’empire américain bien qu’il soit moins
mauvais que la plupart de ses prédécesseurs. C’est courir le risque que, dans moins d’une
génération d’autres empires (chinois ? islamique ?…) l’affrontent avec succès, militairement
ou non. Le moment n’est-il pas au contraire venu de tirer la leçon des deux échecs précédents,
en tentant la mise sur pied d’une troisième organisation mondiale, qui serait la dernière
chance de mettre fin aux conflits militaires millénaires entre les empires, en créant un
gendarme international, réellement soumis à un contrôle démocratique. Il est en effet tout
aussi impossible de faire régner la paix entre les nations sans gendarme, qu’il est impossible
de la faire régner entre les citoyens sans police.
Utopie ? Non. Les institutions politiques ne réussissent en effet que si elles
correspondent aux réalités économico-sociales, et donc à un besoin ressenti des peuples. Il n’y
avait pas, lors de la création de la SDN et de l’ONU d’interpénétration suffisante des
économies et des cultures, ni de sentiment d’une menace suffisante, pour qu’une organisation
mondiale dotée de réels pouvoirs soit acceptable par les nations et leurs opinions publiques.
Aujourd’hui, la mondialisation économique et culturelle est ressentie du fond de la Chine aux
banlieues parisiennes. Et la manière dont les Américains se servent -ou refusent de se servir
dans le cas de la Palestine- de leur armée, donne à penser à beaucoup sur ce qui pourrait se
passer s’ils élisaient un Président encore pire. Les plus clairvoyants des Américains euxmêmes se rendent compte que leur empire ne peut pas être éternel plus qu’un autre, et que
s’ils veulent éviter d’avoir à se soumettre un jour à un autre empire, il vaut mieux négocier,
alors qu’ils sont en position de force, la création d’institutions susceptibles de mettre fin aux
règnes d’empires successifs.
Cette nécessité se trouve encore accentuée par l’échec patent du Traité de NonProlifération nucléaire (TNP) grâce auquel les Américains avaient cru pouvoir annoncer, non
seulement la fin de la course aux armes nucléaires, mais le « désarmement nucléaire complet
et contrôlé ». Il est clair qu’ils n’ont jamais eu l’intention de respecter cet engagement qui leur
avait été arraché, et on ne peut leur en vouloir. Quel est le pays ayant la capacité d’avoir les
armes les plus perfectionnées qui est prêt à y renoncer, aussi longtemps qu’il n’y a pas un
gendarme disposant d’une force supérieure à celle de ses rivaux pour garantir sa sécurité ?
Autant prétendre interdire la détention d’armes individuelles aux citoyens d’un pays qui
n’aurait pas de police ni d’armée.
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L’interdiction des armes nucléaires, sans personne qui puisse la faire respecter par la
force, est une imposture et une prime aux Etats de mauvaise foi. Les découvertes scientifiques
ne pouvant se « désinventer » tout Etat de mauvaise foi, en admettant même qu’il ait détruit
toutes ses armes, aurait vite fait de s’en procurer d’autres en cas de conflit. Le Traité de NonProlifération n’était donc, et ne reste, qu’un moyen pour les puissances nucléaires de
consolider leur supériorité militaire, absolue ou relative. On ne s’étonne pas, dans ces
conditions, que les Etats-Unis et les autres « puissances nucléaires » n’aient pu empêcher
Israël, l’Inde, le Pakistan ou la Corée du Nord de s’en doter à leur tour. Mais qui ne voit que
l’échec de ce traité fait peser sur le monde la menace d’un conflit pire que les précédents ?
Il est clair qu’après un tel conflit éventuel, ce qui resterait du monde se doterait,
comme au lendemain des conflits précédents, de nouvelles institutions internationales incluant
cette fois un gendarme international crédible. Mais pourquoi devoir payer le prix énorme d’un
tel conflit pour en arriver là ? Est-il vraiment impossible aux hommes d’éviter les catastrophes
prévisibles avant qu’elles surviennent ? Et puisque la menace suprême est la menace
nucléaire, pourquoi ne pas commencer, non par détruire ces armes, ce qui est chimérique,
mais par les donner au gendarme ? De nos jours, un gendarme international sans armes et
porte-avions nucléaires est un tigre de papier. Garder le gendarme américain est
nécessairement susciter à terme un gendarme concurrent, avec le risque cette fois qu’il soit
suffisamment peuplé pour ne pas avoir peur de la « guerre chaude ».
Il ne s’agit donc pas de continuer à « amuser le tapis » avec des réformettes de l’ONU
portant sur la question de savoir si Pierre Paul ou Jacques aura un droit de veto, alors que
l’affaire irakienne a montré qu’aujourd’hui seuls les Etats-Unis en ont vraiment un. Il n’y a
pas d’alternative à la création d’un pouvoir militaire international si l’on veut éviter les
conflits à venir. Il n’est bien sûr pas question de confier une armée nucléaire à une
administration de type onusien. Seul le sentiment patriotique peut donner de la cohésion et de
l’efficacité à une armée. Mais le fait de placer toutes les armées aéronavales nucléaires
existantes sous un commandement international militaire effectif n’est pas une utopie. Le
contrôle militaire des pays de l’OTAN par Washington, de même que le contrôle militaire
mutuel qui s’est instauré entre Américains et Russes depuis la fin de la guerre froide, montre
que ce genre de choses est possible tout en respectant les patriotismes légitimes.
Le moyen pour la France de conserver sa souveraineté n’est donc pas de la diluer dans
une « souveraineté européenne » plus large qui, pour l’instant, n’est que l’une des formes
(adaptée aux pays européens) de l’empire américain. Il est, avec l’aide de ses partenaires
européens, mais aussi en accord avec la Russie, la Chine et le Japon qui y ont autant intérêt
que nous, de convaincre les Etats-Unis que leur intérêt à long terme rejoint le nôtre, dans le
fait de « passer la main » à la création d’une réelle organisation mondiale qui soit en mesure
d’assumer le rôle qui a été celui des empires depuis quelques millénaires. Et de le faire alors
qu’ils sont en situation de force, et nous avec eux, pour en négocier les conditions, plutôt que
d’attendre qu’un empire rival se substitue au leur et dicte les nouvelles règles du jeu. Certes il
n’est pas facile de tenir ce langage à une nation qui est au faîte de sa puissance, et qui, comme
les autres avant elle, a du mal à croire que cela ne durera pas toujours, même si les plus
lucides de ses citoyens le savent. Il n’y a donc que ses meilleurs alliés, la France en tête, qui
puissent le faire avec quelque chance d’être entendus.
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Droit Romain ou Common Law ?
L’un des effets les plus pernicieux de l’adhésion britannique à l’Union Européenne a
été l’arrivée à Bruxelles de juristes britanniques et, dans leur sillage, des mœurs juridiques
non pas anglaises, mais américaines, ces dernières n’ayant pas attendu l’adhésion britannique
pour s’infiltrer dans le droit des affaires.
Certes les Traités, élaborés dans la tradition du droit romain, n’ont pas été modifiés.
Mais on a vu s’éroder progressivement, et dans certains cas disparaître avec la complicité du
Conseil, de la Commission, et de la Cour de Justice, le principe de la hiérarchie des textes qui
est l’un des principes essentiels du droit romain. La distinction entre Directives et Règlements
voulue par les traités a été abolie, les Directives devenant de véritables règlements que les
Etats avaient l’obligation de transcrire littéralement dans leur législation. Pire, on a vu des
directives ou même de simples résolutions du Conseil des Ministres, déroger aux traités sans
que personne ne proteste. De la même manière on a vu mettre en sommeil des pans entiers des
traités, tels que le Chapitre VI du Traité d’Euratom (si ce n’est le traité lui-même ?), plutôt
que d’avoir le courage de les modifier ou de les abroger.
L’ « Etat de droit » formulé par des textes hiérarchisés s’appliquant obligatoirement,
qui est le principe de base des systèmes juridiques inspirés du droit romain qui prévalent en
Europe continentale a donc fait place, dans le fonctionnement des institutions européennes au
pragmatisme de la Common Law. Pour le meilleur ou pour le pire, ce n’est pas le lieu ici d’en
débattre. Mais c’est un fait à constater et qui mérite réflexion. Il faut en effet prendre
conscience du fait que les traditions juridiques américaines sont sur beaucoup de points à
l’opposé des nôtres. Laisser se poursuivre cette évolution sans réagir, ou au moins sans en
prendre conscience pour la contrôler, revient à prendre le risque de nous retrouver dans
quelques années, et sur tous les plans, dans un univers juridique totalement étranger à nos
traditions, sans que notre législateur ait eu son mot à dire.
Et ce n’est pas seulement affaire de grands principes juridiques n’intéressant que les
juristes professionnels. Prenons quelques exemples concrets de choses courantes, ou même
recommandées aux Etats-Unis, et qui normalement envoient leurs auteurs en prison en
France. Aux Etats-Unis un homme peut être innocenté d’un meurtre par un tribunal pénal, et
être condamné par un tribunal civil à indemniser la famille de la victime de ce meurtre. Aux
Etats-Unis un juge peut dire aux plaideurs qu’il refuse de juger tel ou tel aspect de leur affaire
et qu’il leur appartient de le régler entre eux (en France cela s’appelle un « déni de justice »
punissable comme tel). Aux Etats-Unis, les inculpés peuvent négocier leur peine avec le juge
(« plea bargaining ») ce qui reste interdit en France bien que l’on commence à voir des
tentatives législatives en ce sens. On commence aussi, en France et avec le soutien de la
presse, à voir des parties civiles dans des procès pénaux se comporter comme si elles faisaient
partie de l’accusation, ce qui est le cas aux Etats-Unis, mais étranger aux principes
fondamentaux de notre droit pénal. Aux Etats-Unis les avocats peuvent démarcher la clientèle
et lui proposer de n’être rémunérés qu’au pourcentage (cela commence à se faire en Europe
bien que la plupart des législations ou des ordres d’avocats l’interdisent). Etc…
Cette remise en cause par contagion bruxelloise des traditions juridiques communes à
la plupart des pays européens, au profit des traditions américaines, risque donc d’avoir des
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répercussions dans tous les aspects juridiques concrets de nos vies. Sur le plan politique et
institutionnel c’est encore plus grave dans la mesure où l’ensemble du système politicojuridique américain est basé sur la suprématie du judiciaire, alors que les démocraties
européennes sont basées sur la séparation des pouvoirs, et la suprématie de la Loi. Le droit
constitutionnel français a déjà connu une certaine dérive en ce sens avec la création du
Conseil Constitutionnel. Le vote du projet de constitution européenne qui nous était proposé
l’aurait encore aggravée : le droit communautaire s’imposant aux droits nationaux, et la Cour
de Justice Européenne ayant pleins pouvoirs pour juger de la conformité du droit
communautaire et des droits nationaux à des droits de l’homme ou principes généraux aussi
généreux que vagues et contradictoires , la suprématie du judiciaire se serait trouvé
officiellement instaurée en Europe comme elle l’est aux Etats Unis.
Ce n’est donc pas, ici non plus, faire preuve d’antiaméricanisme primaire que de
préférer nos traditions juridiques aux leurs. Ce n’est pas non plus faire preuve d’archaïsme
plutôt que de modernité, à moins de considérer que, par définition, tout ce qui est américain
est « moderne ». On se permettra au contraire de rappeler que les « codes Napoléon » qui ont
forgé le droit de l’Europe continentale actuelle sont plus « modernes » que la Common
Law dont le droit américain est l’héritier. Autant prétendre que, pour être moderne, il faudrait
renoncer au système métrique et revenir aux « miles », « ounces » ou autres « pounds » !
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« Euratom »
Le mot lui-même ne dit sans doute plus rien à la plupart des lecteurs. Précisons donc. Le
Traité d’Euratom était le second « Traité de Rome », signé en même temps que celui de la
CEE et destiné à fonder l’ « Europe nucléaire ». La raison pour laquelle il a été signé
séparément du traité de la CEE est qu’à l’époque les négociateurs étaient convaincus que le
traité de la CEE ne serait pas ratifié par la France, et qu’il fallait donc un autre traité ratifiable
pour relancer l’Europe après l’ échec de la Communauté Européenne de Défense. Or c’est le
contraire qui s’est produit : les deux traités ont été ratifiés, mais celui d’Euratom est demeuré
mort-né.
Cet échec est l’exemple caricatural d’une certaine façon de vouloir faire l’Europe. Aux
yeux des « fédéralistes », c’était le meilleur des deux traités. Il était plus « supranational »,
c’est à dire qu’il donnait plus de pouvoirs à la Commission par rapport au Conseil des
Ministres, et lui donnait des possibilités de réglementation et d’action propres, comme dans le
traité antérieur de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA). En outre il
était supposé plus facilement ratifiable, du fait qu’il régissait un domaine neuf, et devait donc
se heurter à moins d’intérêts acquis. C’était négliger un fait essentiel. A savoir que,
précisément parce qu’il s’agissait d’un domaine où il n’existait pas encore d’intérêts
économiques établis, le développement de l’énergie nucléaire ne pouvait être que le résultat
d’une volonté politique qui ne pouvait exister qu’au niveau des Etats.
On l’a vu dès les premiers mois d’application du traité. Dès avant son entrée en
vigueur une « mission des trois sages » avait été envoyée aux Etats-Unis pour jeter les bases
d’une coopération étroite entre Euratom et les Etats-Unis, et le premier acte de cette
communauté naissante a été la conclusion de l’ « Accord Euratom-Etats-Unis » destiné à
faciliter la construction en Europe de réacteurs de la filière américaine. Cette filière nécessitait
d’avoir recours à de l’uranium enrichi, qui ne pouvait être produit que dans de très grandes
usines, nécessitant un gros effort de développement technologique et des investissements
considérables. Le projet d’une telle usine, qui aurait pu fédérer les efforts européens sur une
« entreprise commune » d’avenir, avait été évoqué parallèlement à la négociation du traité.
Mais ce projet ne plaisait guère aux Américains dont il aurait entamé le monopole de
fournisseur d’uranium enrichi dans le monde occidental. Nos partenaires, qui, de surcroît
n’étaient guère prêts à consentir les efforts financiers nécessaires, se sont donc laissé
convaincre d’adopter la filière américaine, tout en demeurant dépendants du seul fournisseur
américain.
La France, seul pays européen à avoir un programme nucléaire significatif lors de la
signature du traité ne pouvait suivre dans cette voie. Elle a donc poursuivi, comme le
Royaume Uni, le développement de réacteurs à uranium naturel, et lorsqu’il s’est avéré que la
filière à uranium enrichi était décidément économiquement la plus intéressante, elle s’est
employée à « franciser » la technologie américaine, et a entrepris de développer sa propre
technologie d’enrichissement. Ce programme, qui a abouti à faire de l’industrie nucléaire
française la première du monde aujourd’hui, a représenté un effort de recherche et
d’investissements plusieurs fois supérieur à celui de la totalité de ses partenaires dans le
domaine nucléaire. Cet effort aurait pu être celui de l’Europe si elle en avait eu la volonté
politique, au lieu d’accepter la solution de facilité de demeurer sous la tutelle américaine.
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Lorsque quelques années plus tard les Allemands et les Hollandais se sont aperçus des
inconvénients et des risques que comportait cette tutelle, et ont arraché à l’occasion de la
signature du TNP l’accord des Américains pour développer l’ultracentrifugation, Euratom n’a
pas non plus saisi cette occasion de rattraper sa première erreur. Le rôle d’Euratom, depuis sa
création, a donc été, non pas d’encourager les Etats membres à développer l’énergie nucléaire
ce qui était l’objet même du traité, mais de décharger les Etats autres que la France du poids
de la gestion de leurs centres de recherche. Un bon exemple de la façon dont on a laissé ce
traité pourrir sur place est donné par le sort de son Chapitre VI. Ce chapitre qui prévoyait le
monopole de son « Agence d’Approvisionnement » pour le commerce des matières
nucléaires, n’a jamais pu être appliqué, l’ensemble du monde occidental ayant préféré
maintenir le jeu des règles du marché. Les auteurs du traité eux-mêmes étaient tellement peu
sûrs de la viabilité de ce chapitre qu’ils y avaient introduit une clause tout à fait
exceptionnelle, prévoyant qu’il devait être confirmé ou modifié à l’issue d’une période de 7
ans (en 1965). Bien que la Cour de Justice ait jugé que l’absence de confirmation ou de
modification était anormale, quarante ans après ce n’est toujours pas fait.
Pourquoi ce bref rappel de l’histoire d’Euratom qui n’intéresse personne ? Parce
qu’elle illustre bien l’inadaptation des structures institutionnelles bruxelloises, et surtout des
plus « supranationales » d’entre elles à la gestion des problèmes politiques. Le traité de la
CECA (que l’on avait eu la sagesse de ne conclure que pour 50 ans) est mort de sa belle mort
dans l’indifférence générale, et l’on n’ose même pas enterrer dignement le cadavre mort-né du
traité d’Euratom. Au début des années 1970, alors qu’on lui demandait pourquoi on n’avait
pas abrogé ce traité qui ne servait à rien, Emile Noël, l’un des rédacteurs des traités alors
Secrétaire Général de la Commission, répondait que c’était comme les vieilles pendules de
famille : elles ne marchent pas mais on les garde en souvenir de la grand’mère. Qui pis est,
alors que le projet de constitution qui nous a été proposé se substituait aux traités antérieurs,
on faisait une exception pour le traité d’Euratom qui demeurait inchangé, alors qu’il était
considéré par tout le monde comme « inappliqué parce qu’inapplicable » depuis plus de trente
ans. Le fonctionnement de l’industrie nucléaire européenne peut continuer d’être compliqué
par des procédures inutiles, et le contribuable européen continuer de payer les fonctionnaires
qui les appliquent, ce n’est pas grave pourvu que la pendule reste sur la cheminée !
L’urgent, si l’on veut donner à l’Europe un nouveau souffle, est de débarrasser sa
cheminée des vieilles pendules.
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Le modèle américain
Quand on est jeune et que l’on commence à étudier l’histoire, on se pose souvent la
question : comment se fait-il qu’à une époque donnée des peuples conquis ou colonisés
épousent les mœurs, les coutumes et même la langue du conquérant ou du colonisateur ?
Qu’ils s’inclinent devant la force, on comprend. Qu’ils apprennent la langue du colonisateur
pour commercer avec lui, on comprend aussi. Mais qu’ils en adoptent les mœurs, la culture
artistique, etc… pourquoi ? En général les conquérants et les colonisateurs ne cherchent pas à
les imposer.
Il faut sans doute en chercher la raison dans l’un des aspects les moins reluisants de la
nature humaine : la fascination qu’exercent sur l’homme la force et l’argent. La raison du plus
fort n’est pas la meilleure seulement parce que le loup peut manger l’agneau et non l’inverse,
mais aussi parce que chez les hommes l’agneau a une admiration secrète pour le loup et
cherche donc à lui ressembler. Il pense inconsciemment que s’il l’imite dans ses mœurs et
dans ses arts il partagera sa force et sa richesse. C’est ainsi que les grecs, les gaulois, et les
berbères se sont mis à parler latin, et à se construire des villas romaines ornées de statues et de
mosaïques romaines.
C’est ainsi (comme Jacques Tati l’a si bien montré dans « Jour de Fête ») qu’au
lendemain de la guerre les Européens se sont tous précipités pour faire « comme en
Amérique », y compris les Allemands et ailleurs les Japonais, puis le monde entier, y compris
la Russie de Eltsine. La Chine n’en est pas encore là, sauf à Shangaï et à Hong Kong et
Poutine semble renâcler un peu. Ben Laden et ses émules renâclent beaucoup, comme on le
sait. Mais l’Europe d’aujourd’hui (quoi qu’en disent certains de ses partisans les plus zélés
sans oser le faire) hésite à s’en affranchir. Elle est née dans le grand mouvement « comme en
Amérique » d’après-guerre, et prétend s’affranchir des Etats-Unis… en adoptant les coutumes
judiciaires et le modèle fédéral américains.
Il est amusant de voir nos bien-pensants faire un procès sans nuance de la colonisation
européenne du XIX° siècle, et refuser de lui reconnaître des « aspects positifs », alors qu’ils
s’interdisent (et voudraient parfois interdire aux autres) de voir les « aspects négatifs » de la
colonisation dont ils sont l’objet de la part de l’une de leurs anciennes colonies. Voilà lâché le
mot qui vaut condamnation sans appel du tribunal des bien-pensants ! Comment peut-on
comparer la libération apportée par les troupes américaines à une conquête coloniale, et la
bienfaisante influence économique et culturelle américaine au colonialisme de nos grandparents ?
Tentons toutefois quelques comparaisons. Le protectorat français sur le Maroc la
Tunisie et l’Indochine consistait essentiellement à contrôler militairement ces pays, à les
ouvrir aux industriels et commerçants français, et à y exercer une influence culturelle
prépondérante. De même pour la colonisation britannique en Inde. Est-ce vraiment différent
de ce que les Etats-Unis ont fait depuis 50 ans en Europe ou au Japon, notamment au moyen
de l’OTAN, et de l’OMC ? Et si leur seul but en créant l’OTAN avait été comme on le dit, de
protéger l’Europe contre la menace soviétique, et non également de contrôler les politiques
militaires européennes, pourquoi n’a-t-elle pas disparu en même temps que la menace
soviétique ? Que les Américains aient davantage respecté formellement les « souverainetés
nationales » (nous le faisions aussi au Maroc et en Tunisie) ne change rien au fond.
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Faire cette comparaison ne peut être considéré comme insultant que par ceux pour qui
toute « colonisation » est un mal absolu. Or cette attitude elle-même est le produit direct de
l’influence américaine. Au lendemain de la guerre, les Américains, ancienne colonie
affranchie qui n’avait elle-même que peu colonisé, ont tout naturellement contribué à
souligner les aspects néfastes ou même scandaleux de la colonisation, et à soutenir les
revendications indépendantistes. Ils y avaient d’autant plus d’intérêt que ces pays
nouvellement indépendants étaient très mal armés pour résister éventuellement à leur
influence économique, culturelle, et politique, une fois éliminée celle des « colonisateurs ».
Parler de colonisation américaine est plus exact que parler d’empire américain,
l’empire ayant une connotation plus exclusivement militaire que la colonisation, bien que les
deux aillent habituellement de pair. Et cette colonisation, comme toutes les autres, a apporté
avec elle de nombreux bienfaits : la disparition des conflits militaires « locaux » (l’absence de
guerres intraeuropéennes est beaucoup plus liée à la présence des troupes américaines en
Europe qu’à la construction européenne), le développement du commerce international, la
modernisation de l’industrie européenne, une monnaie de compte unique, une langue de
travail commune, etc… Mais elle a eu aussi ses aspects négatifs : domination économique et
financière, entraves ou dépendance en politique étrangère, aliénations culturelles, etc…
Est-ce faire preuve d’ « antiaméricanisme primaire » (péché mortel majeur aux yeux
de nos bien-pensants) que de tenir de tels propos ? Pas plus que le fait de dire que le refus
d’Israël d’appliquer les résolutions de l’ONU est une cause majeure de l’instabilité du MoyenOrient n’est faire preuve d’antisémitisme, ou que le fait de souligner les crimes des Borgia
n’est faire preuve d’anticatholicisme. Nous sommes profondément reconnaissants aux
Américains de la part qu’ils ont prise à la libération et à la reconstruction de l’Europe, mais
cela nous interdit-il de critiquer tel ou tel aspect de leur politique ? Nous reconnaissons les
qualités de leur manière de vivre et de leur culture, mais cela nous interdit-il d’en reconnaître
les défauts… et de préférer nos qualités et nos défauts aux leurs ?
Au surplus, cette colonisation saurait d’autant moins être reprochée aux Américains,
qu’elle n’a pas été consciemment voulue par eux. Ils pensent réellement détenir les secrets de
la liberté et de la démocratie, et veulent les apporter au monde. Cette erreur, comme celle des
révolutionnaires français et de Napoléon qui apportaient la liberté à l’Europe à coups de
baïonnettes, n’est qu’une erreur, et non un crime. Et leurs parents européens en sont aussi
responsables qu’eux. A la suite de la dernière guerre, ces derniers ont tellement perdu
confiance dans leurs propres valeurs qu’ils ont adopté l’attitude de tous les colonisés, se jetant
dans les bras de leurs colonisateurs, comme leurs ancêtres il y a 2000 ans face aux Romains.
Mais, comme autrefois la culture romaine pour la Grèce, la culture qu’ils nous apportent n’est
autre que la nôtre, rajeunie d’un côté sur le plan scientifique et technologique, et vieillie de
l’autre par le culte de l’argent.
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Le diable nucléaire
Toute société a besoin d’un diable aussi bien que d’un idéal. En même temps qu’ils
ont cessé de croire en Dieu, nos contemporains ont cessé de croire au diable. Ils ont remplacé
Dieu par la démocratie, les droits de l’homme, le « progrès », le « développement », etc…
Mais par quoi remplacer le diable ?
Il y avait bien Hitler, Staline, Mussolini, Mao, ou Pol Pot, mais dans l’optimisme béat
de nos contemporains, ceux-ci appartiennent au passé. Il nous faut donc un diable
contemporain. Pour nos écolos, c’est le progrès technique (le Dieu de leurs grand-parents) pris
globalement, dont le « principe de précaution » veut qu’il ne soit accepté que s’il apporte la
preuve qu’il ne comporte aucun risque –preuve par définition impossible à apporter. Pour
ceux qui sont plus raisonnables, le « diable nucléaire », civil ou militaire, fait tout à fait
l’affaire.
Effectivement, l’anéantissement en quelques secondes de deux villes avait bien
quelque chose d’infernal. Les radiations qui peuvent tuer sans être vues ni faire mal paraissent
de ce fait surnaturelles. En outre ce nouveau pas technologique majeur, pour le pire et pour le
meilleur, encore plus considérable que celui de la découverte de la machine à vapeur, ne
pouvait qu’affoler tous ceux pour qui, contrairement à ce que nous enseigne l’histoire en
matière de progrès technologique, le pire est toujours plus probable que le meilleur.
Essayons donc d’examiner plus calmement ce diable, en commençant par son aspect
militaire puisque c’est le premier qui se soit manifesté. Constatons d’abord que le nombre de
victimes d’Hiroshima et de Nagasaki, si déplorable qu’il soit, n’est qu’une faible partie du
nombre de victimes civiles et militaires du dernier conflit mondial. Il est inférieur au nombre
de victimes, également civiles, et dans des conditions non moins atroces, des bombardements
au phosphore de Dresden, Hambourg et Tokyo, et il n’y a pas de raison de ne pas croire les
Américains lorsqu’ils disent qu’en mettant fin aux hostilités la bombe a économisé plus de
vies qu’elle n’en a coûté. Quant aux morts évités dans des conflits postérieurs qui n’ont pu
être évités que grâce à son existence, il est par définition impossible de les chiffrer. Mais qui
peut prétendre, par exemple, que la crise de Cuba n’aurait pas dégénéré dans un nouveau
conflit mondial si la dissuasion nucléaire n’avait pas existé ?
Dire que l’arme nucléaire est pire que la bombe au phosphore ou les armes chimiques
ou biologiques que tous les Etats développés sont aujourd’hui en mesure de produire ne
repose donc sur aucun fait. Certes un « Dr Folamour » ou un dictateur devenu fou pourrait
théoriquement, à supposer qu’il soit obéi, massacrer des millions d’hommes avec ces armes.
Mais ne pourrait-il en faire autant, et dans des conditions pires, avec les produits de ses
laboratoires chimiques ou biologiques ? Et Ben Laden ne réussit-il pas à faire trembler le
monde avec beaucoup moins que cela ? Comme l’écrivait en conclusion l’auteur d’un ouvrage
sur la bombe atomique dont j’ai oublié le titre : « J’allais oublier de vous dire le plus
important : c’est que la bombe atomique n’est pas dangereuse. Ce qui est dangereux, ce sont
les hommes qui risquent de s’en servir. » Pour le dire autrement, ce qui est dangereux ce ne
sont pas les armes, quelles qu’elles soient, c’est la guerre. Une fois une guerre totale
déclenchée, personne n’empêchera les belligérants d’avoir recours aux armes les pires, même
s’ils n’en disposaient pas lors du déclenchement du conflit. Si l’on s’en tient aux faits, il faut
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bien constater que l’arme nucléaire est , dans l’histoire de l’humanité, la seule dont on puisse
dire qu’elle n’a jamais servi dans les soixante années suivant son premier usage. A ce titre,
elle pourrait être considérée comme la moins dangereuse des armes.
Cela conduit à s’interroger sur la légitimité réelle du Traité de Non Prolifération
(TNP). Si son but avait réellement été d’aboutir à un « désarmement nucléaire complet et
contrôlé » comme il y est écrit, on ne pourrait en douter. Mais cet engagement, comme
beaucoup d’autres dans ce traité, n’était qu’une concession de pure forme faite par les EtatsUnis et les autres Etats dotés d’armes nucléaires aux autres signataires, comme le montre
l’histoire plus de trente ans après sa signature. Il en allait de même de l’engagement de
reconnaître à tous les signataires le droit inaliénable à développer toutes les technologies
nucléaires à des fins pacifiques, introduit dans le traité à la demande des Allemands et des
Hollandais, désireux, comme plus tard les Japonais, de développer l’enrichissement par
ultracentrifugation. Lorsque aujourd’hui l’Iran réclame le même droit, on lui fait comprendre
qu’il ne faut pas confondre les amis de Washington avec ses ennemis. Par ailleurs Israël ayant
continué à fabriquer ses bombes tout en bénéficiant de l’assistance économique, financière et
militaire américaine, et les Etats-Unis s’étant également résignés à l’armement nucléaire
indien et pakistanais, on voit mal ce qui reste de ce fameux TNP, et comment on peut encore
le brandir contre l’Iran ou la Corée du Nord.
En réalité, le contenu juridique du TNP a progressivement volé en éclats au cours de
ces trente ans. Ce qu’il en reste n’est qu’un consensus politique entre les Etats dotés d’armes
nucléaires et les principaux pays industrialisés, pour limiter dans la mesure du possible l’accès
aux armes nucléaire aux cinq détenteurs initiaux. En échange, tous se sont vu reconnaître le
droit de développer, sans autre contrainte que les contrôles internationaux, une industrie
nucléaire civile dont chacun sait qu’elle peut servir à des fins militaires le jour où ces
contrôles disparaissent. Mais le problème est que les Etats que Washington considère comme
« voyous » (aujourd’hui l’Iran et la Corée du Nord) sont exclus de ce droit, tandis que ceux
qui y sont considérés comme « amis » (Israël) sont dispensés d’adhérer au TNP et ne font
guère l’objet d’enquêtes de la CIA sur l’origine de l’uranium qu’ils utilisent. On voit qu’un tel
système ne saurait guère durer trente années de plus.
Quant au nucléaire civil, lui aussi a tué beaucoup moins de monde que les autres
sources d’énergie par rapport à l’énergie produite. On oublie souvent que la première
catastrophe nucléaire, entraînant la destruction totale du réacteur, n’a pas été celle de
Tchernobyl, mais celle de Three Mile Island aux Etats-Unis. Or cette catastrophe n’a pas fait
une seule victime. L’industrie nucléaire était donc à cette date la seule industrie au monde
dont on puisse dire qu’une usine ayant coûté un millliard de dollars pouvait être détruite par
un accident sans causer une seule victime. Même après Tchernobyl elle peut encore prétendre
globalement à ce titre. D’une part parce que, rapporté à l’énergie produite, le nombre des
victimes reste très inférieur à celui du gaz, du charbon, et du pétrole. D’autre part, parce que
l’URSS a été le seul pays à développer la construction de réacteurs aussi peu sûrs, et parce
qu’il n’y a qu’en URSS qu’une équipe de scientifiques venus de la capitale pouvait se
permettre d’ordonner à deux reprises le débranchement des alarmes pour pouvoir poursuivre
son travail, et être obéie ! Ce n’est donc pas l’industrie nucléaire qui est dangereuse, mais le
régime soviétique.
Quant à la crainte superstitieuse des radiations, supposées maléfiques aux plus faibles
doses, il faut rappeler qu’aucune donnée scientifique n’étaye ce soupçon, et que le soleil n’est
qu’une succession ininterrompue d’explosions nucléaires sans lesquelles la vie n’existerait
21
pas sur terre. L’excès de radioactivité tue. L’excès de chaleur tue. Mais l’excès de froid
aussi… et l’excès de bêtise encore plus sûrement.
En revanche, qui peut prétendre aujourd’hui qu’il est possible d’atteindre les objectifs
que l’on s’est donné en matière de réduction des rejets de CO2 dans l’atmosphère sans un
recours à l’énergie nucléaire beaucoup plus important qu’aujourd’hui ? Qui peut prétendre
qu’un développement massif de l’énergie éolienne serait économiquement et
environnementalement supportable ? La démagogie antinucléaire a atteint en Europe un
niveau tel que, lorsqu’il s’est agi de discuter à Bruxelles ce qui allait devenir le protocole de
Kyoto, notre gouvernement a eu la lâcheté d’accepter que les objectifs de réduction des
émissions de CO2 soient fixés, non pas en fonction du rapport entre le produit national et les
rejets, mais en pourcentage du niveau atteint au jour de la négociation. Cela revenait à
compter pour rien l’effort que la France avait fait en développant son programme
électronucléaire, et qui faisait d’elle l’un des pays les moins pollueurs de la planète. Nous
nous trouvons ainsi, malgré une production d’électricité non-productrice de CO2 à plus des
trois quarts, dans l’obligation de polluer nos paysages en les couvrant d’éoliennes… et de
faire payer la facture par nos consommateurs d’électricité, en même temps qu’on leur
demande, au nom du « principe de précaution », de payer des sommes pharaonesques pour
être tout à fait sûrs qu’une fuite radioactive mineure ne pourra se produire dans dix mille ans
dans un stockage de déchets ! (A propos de principe de précaution, ne devrait-on pas, avant
d’autoriser la construction d’éoliennes, s’interroger sur l’incidence de leur multiplication sur
la vitesse de rotation de la terre, et les conséquences qui pourraient en résulter ?)
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Le petit Satan iranien
Les Iraniens ayant inventé le « Grand Satan » américain, il était inévitable, rivalités
pétrolières aidant, que les Américains leur rendent la pareille. Essayons cependant de sortir de
cette manière moyenâgeuse d’aborder les problèmes pour comprendre si l’Iran met vraiment
en jeu la paix du monde en construisant une usine d’enrichissement.
Commençons par le Traité de Non-Prolifération que tout le monde invoque sans
l’avoir lu. Ce traité comporte un article IV ainsi rédigé : « 1. Aucune disposition du présent
Traité ne sera considérée comme portant atteinte au droit inaliénable de toutes les Parties au
Traité de développer la recherche, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des
fins pacifiques, sans discrimination, et conformément aux articles I et II du présent Traité. 2.
Toutes les Parties au Traité s’engagent à faciliter un échange aussi large que possible
d’équipement, de matières et de renseignements scientifiques et technologiques, en vue de
l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, et ont le droit d’y participer. etc… ».
Ce texte n’est pas une clause de style, mais un texte âprement négocié, l’Allemagne, le Japon,
et les Pays-Bas en ayant fait une condition de leur signature. Il recouvrait, au vu et au su de
tous un problème bien concret, qui était l’intention de ces pays de développer
l’enrichissement par ultracentrifugation, malgré les pressions américaines.
Il est donc tout à fait faux de prétendre que l’intention iranienne de se doter de cette
technologie soit contraire au TNP. Au contraire, pris à la lettre, ce texte obligerait les autres
signataires à les y aider. Pour prétendre le contraire, les Américains développent une
argumentation passablement « jésuite » qui est la suivante : par l’article II les Etats non dotés
d’armes nucléaires se sont engagés à ne pas en acquérir ; or, malgré leurs dénégations, les
Iraniens ont l’intention d’en acquérir ; donc l’article IV ne leur est pas applicable. Cette
manière de dénier à un Etat les droits qu’il tient d’un traité international au nom des arrièrepensées qu’on lui prête n’est pas juridiquement admissible. Elle ne l’est pas politiquement
non plus. Qui peut prétendre que les Etat-Majors allemand, japonais ou autres n’avaient pas
(et n’ont pas encore) la même arrière-pensée pour le jour où leur pays se retirerait
éventuellement du Traité comme son Article X le permet ? Rien ne permet donc de dire que
les Iraniens sont en infraction avec le TNP. Ce sont au contraire les Etats qui lui dénient le
droit de construire une usine d’enrichissement sous le contrôle de l’AIEA qui le sont.
Mais l’aspect juridique n’est pas tout dans les relations internationales, et il est
légitime de s’interroger, sur le plan politique sur les arrière-pensées iraniennes. Il est clair
qu’il est aussi légitime de mettre en doute leur sincérité quand ils affirment ne pas en avoir,
que celle d’Israël quand il refuse de confirmer qu’il a des bombes. Il est non moins clair qu’il
n’est dans l’intérêt de personne de les aider à parvenir à leurs fins, et qu’il faut au contraire les
en dissuader. Mais le bon moyen de le faire n’est pas de violer le traité que nous avons signé
avec eux, en les discriminant par rapport à d’autres signataires, au nom d’arrière-pensées dont
ils pourraient tout aussi bien tenter de démontrer l’existence chez d’autres.
Pour situer le cadre d’une solution politique à ce problème politique, rappelons-en
brièvement l’historique. Les Américains ne pouvaient faire autrement que de partager leurs
secrets militaires avec les Anglais. Ils n’ont pu empêcher les Russes et les Chinois de devenir
des puissances nucléaires. Ils ont essayé d’en empêcher les Français, avec l’aide d’Euratom,
mais de Gaulle s’y est opposé. Ils n’ont guère essayé d’empêcher Israël d’y parvenir avec
23
notre aide. Le Pakistan a été le premier à réussir à faire la « bombe islamique » face à la
« bombe israëlienne » et l’Inde a fait parallèlement la sienne. Les Etats-Unis ont mis très
longtemps à réagir au programme nord-coréen. Les Sud-Africains, démocratie plus sensible à
l’influence américaine, ont renoncé au leur. Et aujourd’hui*, presque tous les pays d’Europe
occidentale, le Canada, le Mexique, le Brésil, l’Argentine , le Chili, l’Algérie, l’Egypte,
l’Afrique du Sud ont la capacité de produire une arme s’ils le décident.
Dans ce contexte, le cas iranien peut se résumer comme suit. La première chose sûre
est que l’analyse du monde musulman et arabe est simple : Israël peut continuer à bénéficier
d’une aide économique et militaire américaine considérable tout en poursuivant son
programme nucléaire militaire, alors que l’on veut sanctionner l’Iran, qui veut exercer un droit
qui lui est reconnu par le TNP, parce qu’on le soupçonne d’avoir des arrière-pensées
militaires. La question n’est pas de savoir si ces arrière-pensées existent, ni si la situation
d’Israël est légitime à nos yeux. Ce qui compte, c’est qu’elle ne peut pas l’être aux yeux de
l’Iran. Pas plus que personne ne peut sérieusement douter que si l’Iran faisait partie de
l’OTAN, les Américains ne verraient aucune objection à ce qu’ils aient une usine
d’enrichissement. Ce qui est inadmissible pour tout dirigeant iranien sérieux (et pas seulement
pour les Mollahs), et pour beaucoup de pays musulmans, c’est de discriminer l’Iran par
rapport, soit à l’Allemagne, au Japon, aux Pays-Bas et à la plupart des pays industrialisés si
l’on parle du TNP, soit par rapport à Israël, à l’Inde et au Pakistan si l’on parle d’armes
nucléaires.
La vérité est que le nucléaire, civil et militaire, est un enjeu de puissance car la
maîtrise de cette technologie sur le plan civil est indispensable à toute puissance industrielle.
Aucun grand pays (et l’Iran en est un) n’est prêt à y renoncer définitivement, même si les
écologistes ont réussi à en freiner le développement ici ou là. C’est donc une carte qui se joue,
au même titre que beaucoup d’autres, dans les relations internationales. Renonçons donc à
habiller ces politiques de puissance de faux habits juridiques ou moraux. Luttons contre le
régime des Mollahs par tous les moyens politiques efficaces possibles. Mais humilier l’Iran
en le discriminant sur le plan nucléaire est simplement contre-productif. C’est renforcer le
régime des Mollahs en lui apportant le soutien d’un amour-propre national légitimement
blessé. Que les Américains ne le comprennent pas n’étonne plus. Mais nous, européens, avons
payé trop cher cette erreur de 1919 pour la recommencer en Iran.
Et ne faisons pas semblant de croire qu’une bombe iranienne risque plus de mettre le
feu à la planète que les bombes américaines (que Washington envisage maintenant
publiquement d’utiliser), russes, britanniques, françaises, chinoises, israeliennes, indiennes ou
pakistanaises. Même le plus fanatique des mollahs n’utilisera jamais cette arme en premier,
sachant que la sanction serait la destruction militaire et politique de son pays et de lui-même.
Si nous voulons que les Iraniens renoncent à leur bombe, le meilleur moyen est de convaincre
Israël de renoncer à la sienne comme nous avons réussi à en convaincre l’Afrique du Sud. Il y
a dans le monde d’aujourd’hui, un très grave problème de multiplication des arsenaux
militaires nucléaires. La politique de non prolifération du TNP ayant échoué (en grande partie
à cause du refus des puissances nucléaires de procéder au désarmement auquel elles s’étaient
imprudemment engagées) il faut en élaborer une autre, et c’est possible. Mais il est dangereux
de monter en épingle le faux problème iranien pour masquer ce vrai problème.
*
selon une cartographie du Figaro du 14-15/1/06
24
Histoire et morale
Un minimum de culture historique enseigne qu’il n’y a pas plus d’Etat que de régime
ou d’homme qui soit fondamentalement « bon » ou « mauvais ». Mais l’histoire elle-même
peut-elle nous départager sur les jugements plus ou moins « positifs » ou « négatifs » à porter
sur tel ou tel événement du passé… et même, prétend-on de nos jours, du présent ? La plupart
de nos concitoyens paraissent le penser. « L’histoire jugera » entend-on dire, et, quand ce
n’est pas aux juges, on renvoie la balle aux historiens, pour trancher les débats entre nos
concitoyens sur la plus ou moins grande moralité de notre histoire récente ou ancienne.
Or les historiens sont tout aussi incapables que les juges ou les hommes politiques de
prononcer un tel jugement, pour la bonne raison qu’un jugement moral se réfère
nécessairement à des critères de valeur morale qui ne sont pas plus partagés par les historiens
que par les autres hommes. Même si la plupart d’entre eux font des efforts louables pour
oublier leurs préférences personnelles, ils ne peuvent faire abstraction du contexte
philosophique et religieux dans lequel ils vivent, ni surtout des évènements historiques ayant
suivi ceux qu’ils analysent. L’épopée de la Résistance serait-elle écrite dans les termes où elle
l’est si Hitler avait gagné la guerre avec l’aide de Staline, au lieu de la perdre contre lui ? Les
chouans étaient-ils de glorieux résistants catholiques aux excès de la révolution, ou au
contraire de pauvres paysans ignares manipulés par des aristocrates défendant leurs
privilèges ? L’assassinat de Henri IV, la Saint-Barthélemy, les massacres de Nantes,
l’assassinat de Marat, celui du duc d’Enghien, etc… sont-ils des crimes ou des actes que la
raison d’Etat peut justifier ? Les historiens n’ont pas fini d’en discuter.
Plus près de nous, les adversaires de la peine de mort considèrent-ils qu’elle n’aurait
pas dû être prononcée à Nuremberg, et que si Hitler n’avait pas mis fin lui-même à ses jours il
aurait dû les finir dans une prison décente ? Peut-on vraiment déclarer les crimes contre
l’humanité imprescriptibles et passer outre à une loi d’amnistie votée par le Parlement
Français pour juger Papon, et ne pas vouloir juger les responsables des bombardements de
Dresden, Hambourg, Hiroshima et Nagasaki ?
De tous temps, l’histoire a été enseignée dans les sociétés pour contribuer à leur
cohésion, en magnifiant leur passé. Mais on a rarement été aussi loin que de nos jours en
France dans la mobilisation de l’histoire au service de la bonne conscience politique du
moment. Entre la multiplication des « repentances publiques » pour les évènements non
politiquement corrects de notre histoire, la commémoration des autres, et l’oubli délibéré de
ceux dont on ne sait dans quelle catégorie « morale » les ranger, on ne cesse de gommer ou
d’invoquer les évènements historiques en fonction de nos préoccupations politiques du
moment. Ce n’est pas seulement le fait des historiens et de leurs éditeurs (ce qui est
partiellement inévitable) mais le législateur lui-même s’en mêle en condamnant le
« révisionnisme » historique (comme si le progrès de la science historique n’était pas
précisément le fruit d’une révision sans cesse recommencée par les historiens de
l’interprétation des évènements qu’avaient leurs prédécesseurs) ou en prescrivant de souligner
les « aspects positifs » ou négatifs de tel ou tel évènement, comme si un jugement moral
devait être porté sur un évènement historique.
C’est transformer l’enseignement de l’histoire en endoctrinement que de prescrire de
souligner l’aspect « positif » ou « négatif » de tel homme ou de tel évènement, sauf si c’est en
réaction à une déformation opposée. Que le législateur ait estimé nécessaire (droite et gauche
confondues jusqu’à ce que les défenseurs du « politiquement correct » se mobilisent) d’inviter
25
les enseignants à souligner les « aspects positifs » de la colonisation en dit long sur la pression
politique et médiatique qui s’exerçait auparavant en sens contraire. Il est aussi stupide de nier
les aspects positifs de la colonisation que de nier ses aspects négatifs. Quant à vouloir peser
les uns et les autres, c’est partir de l’idée que le rôle de l’histoire est de prononcer un
jugement moral sur les évènements, ce qui est aussi stupide que de prétendre prononcer un
jugement moral sur un peuple, une nation, ou l’humanité dans son ensemble.
Quel est l’historien sérieux qui pourrait nier que le redressement de l’économie
allemande et la régression du chômage avant la dernière guerre sont un « aspect positif » du
nazisme ; que la résistance de Staline à l’invasion allemande a été un « aspect positif » de son
règne ; que la guillotine et les massacres de Nantes sont des « aspects négatifs » de la
Révolution Française ; que non seulement les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, mais
aussi ceux de Dresden, Hambourg, et Tokyo sont des « aspects négatifs » de la lutte des
démocraties contre les dictatures ; que le travail au noir est un « aspect négatif » de
l’indemnisation du chômage ; etc… Mais le dire ne revient ni à légitimer Hitler ou Staline, ni
à condamner la Révolution Française ou l’indemnisation du chômage. Et il est tout aussi
stupide de ne voir dans la colonisation qu’un merveilleux élan de missionnaires et
d’explorateurs venus apporter la « civilisation » à des peuplades arriérées, que de n’y voir que
la volonté d’un capitalisme sans âme de se procurer les matières premières et les marchés dont
il avait besoin, en détruisant les civilisations indigènes.
Or il n’y a pas de démocratie possible sans une culture historique approfondie. Et les
historiens les plus scrupuleux savent bien que, malgré tous leurs efforts, ils ne parviennent
jamais à s’affranchir totalement, dans leur vision du passé, de leur perception nécessairement
subjective du présent. Une histoire « scientifiquement objective » devrait se borner à rapporter
chronologiquement tous les faits, sans les hiérarchiser, ni chercher à les expliquer ou à les
interpréter. Une telle histoire serait la négation de la science historique, et ne présenterait
aucun intérêt culturel. C’est pour cela qu’aucun historien sérieux n’a jamais prétendu détenir
« la vérité » sur une période quelconque, mais que tous s’efforcent de la cerner au moyen de
leur propre grille de lecture sans chercher à imposer cette grille à leurs lecteurs. Une telle
approche scientifique de l’histoire exclut donc par définition tout jugement moral, un tel
jugement relevant d’un ordre philosophique ou religieux dont l’historien doit précisément
essayer de faire abstraction autant qu’il le peut. Pour qui sait la lire, le principal enseignement
de l’histoire est qu’elle n’est pas faite d’images d’Epinal noires ou blanches, et qu’elle est une
aventure humaine, qui n’est pas que « bruit et fureur racontée par un idiot » n’en déplaise à
Shakespeare. Mais pour qu’elle cesse de n’être que bruit et fureur, il faut savoir lui donner un
sens, ce qui n’est pas le rôle des historiens mais des philosophies et des religions. Le « sens de
l’histoire » de Marx, n’est pas celui du peuple juif ou des chrétiens, ni celui de la
« philosophie des lumières » ou des évangélistes américains. Quant aux tentatives de nos
bien-pensants, à défaut de la faire écrire par les parlements, de faire dire le vrai de l’histoire
par les juges supposés omniscients et infaillibles, plutôt que par les historiens, le mieux est
d’en rire.
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Morale et politique
La « morale » n’est plus à la mode. Le catholicisme bourgeois du XIX° siècle a
tellement assimilé la morale à une morale sexuelle exclusivement répressive qu’il a réussi à
discréditer la morale dans son ensemble. « Rien au monde ne nous fera aimer la morale »
disait, sauf erreur, Claudel. Les instituteurs de la III° République ont eu beau prendre le relais
et l’enseigner avec succès sous le nom de « morale laïque », la « morale », laïque ou
religieuse, n’a plus guère la cote aujourd’hui.
Mais comme il faut bien quelque chose pour obliger les hommes à respecter un certain
nombre de règles sans lesquelles la vie en société est impossible, on en est arrivé à confondre
moralité et légalité, et à faire du « civisme » ou du « comportement citoyen » (ce qui est
synonyme) le substitut de l’ancienne morale. Ce serait donc maintenant à la loi et à
l’administration, non seulement de dire ce qui est permis ou défendu par la société, mais ce
qui est « bien » ou « mal », comme disaient nos grand-parents et comme disent encore les
Américains, ou plutôt ce qui est « positif » ou « négatif » comme préfèrent dire nos nouveaux
bien-pensants.
La disparition du mot « morale » dans le langage contemporain n’a donc pas entraîné
la disparition du « moralisme », bien au contraire. Sous le nom de « civisme » ou l’horrible
jargon de « comportement citoyen », il est de plus en plus impératif d’adopter, du moins en
paroles, les « valeurs positives » que notre société nous enseigne par la loi et par les medias.
A-t-on le droit de penser et d’écrire que la colonisation, le communisme, ou le nazisme ont eu
des aspects positifs ? A-t-on le droit de penser ou d’écrire que la Révolution Française, la
politique de l’Etat d’Israël, la liberté de la presse, l’homosexualité ou l’indemnisation du
chômage ont eu ou ont des aspects négatifs ? Le fait que la question soit posée à longueur de
colonnes de journaux et de débats parlementaires montre le niveau navrant où sont tombés la
culture historique et le débat démocratique dans notre pays.
Le manichéisme moralisateur a atteint tous les domaines : les gens, les doctrines, les
sociétés, les institutions doivent être classés bons ou mauvais, et il est interdit d’écrire, et
même de penser qu’il puisse y avoir quelque chose de « positif » chez les mauvais, ou de
« négatif » chez les bons. Or la liberté de pensée est la mère de toutes les libertés
démocratiques. Il est stupéfiant de voir des gens qui se sont battus à juste titre contre les
préjugés homophobes, soulever une tempête qui risque de ruiner la carrière d’un homme
politique, pour la simple raison qu’il a dit une vérité d’évidence, à savoir que l’homosexualité
risquait de compromettre l’avenir de l’humanité. Ce n’est quand même pas faire une insulte
aux couples homosexuels que de dire que ce n’est pas eux qui feront les enfants dont la
société et l’humanité ont besoin pour survivre.
Certes, il faut exercer un jugement moral sur la politique. Mais en démocratie c’est au
citoyen et non aux institutions politiques ou judiciaires, d’exercer ce jugement. Un pouvoir
politique, fût-il d’origine démocratique, ou un pouvoir judiciaire qui prétendrait dire où est le
« bien » et où est le « mal » est par définition un pouvoir totalitaire. Les monarques absolus se
voulaient différents des tyrans en ce qu’ils n’étaient que les interprètes d’un « droit divin »
auquel ils se reconnaissaient, au moins théoriquement, subordonnés. Quant aux démocraties,
en proclamant la liberté de conscience, et en faisant de la loi (que le juge a pour seule mission
27
de faire respecter) « l’expression de la volonté générale » et non la définition du « bien » ou
de la « vérité », elles se refusent à définir le bien et le mal. Il semble malheureusement que la
grande démocratie américaine soit souvent tentée d’oublier ce principe fondamental, et de
croire qu’elle peut définir le « bien », pas seulement pour l’Amérique, mais pour le monde
entier.
Cette tentation existe aussi en Europe et notamment en France. On peut même dire
qu’elle croît avec la décroissance des convictions et des pratiques religieuses. Les hommes
ayant, quoi qu’ils en disent parfois, besoin de règles morales leur permettant de juger du bien
et du mal, et pas seulement de règles juridiques pour distinguer le permis du défendu, et ne les
trouvant plus dans leur religion, voudraient les voir coïncider dans le pouvoir politique ou
judiciaire. En effet, si l’homme est bon, comme on en est convaincu aujourd’hui, et si la
démocratie est le régime qui permet à l’homme de se gouverner lui-même, pourquoi la loi et
les juges ne seraient-ils pas le moyen idéal de définir le bien et le mal, le vrai et le faux dans
tous les domaines ? « Je n’ai rien fait de mal, ce n’est pas illégal ! » ou « il n’y a qu’en allant
devant les tribunaux qu’on pourra connaître la vérité ! » combien de fois n’a-t-on pas entendu
cela ? On comprend que la tentation soit grande pour le pouvoir politique ou judiciaire de
répondre à une telle attente.
Et pourtant il n’y a pas plus pernicieux : que reste-t-il de la liberté de conscience de
celui dont les convictions philosophiques, religieuses ou morales ne coïncident pas avec celles
du législateur ou du juge du moment ? Une chose est de dire à un homme qu’il ira en prison
parce qu’il n’a pas respecté la loi (et il est juste qu’il y aille même si sa conscience ne lui
reproche rien) autre chose de prétendre lui dicter ce que sa conscience doit considérer comme
bien ou mal ou de prétendre détenir « la vérité ». C’est l’atteinte la plus grave que l’on puisse
faire à la dignité de l’homme, et, répétons-le, le germe de tous les totalitarismes. « Pas de
liberté pour les ennemis de la liberté » n’était pas seulement le slogan de la Terreur. Depuis
l’Inquisition jusqu’à Pol Pot, en passant par Hitler, Staline, et Mao, tous les régimes
sanguinaires ont prétendu justifier leurs excès par la lutte du Bien contre le Mal. Avec sa
naïveté habituelle, Condolezza Rice ne dit pas autre chose quand elle dit que l’on ne peut tout
de même pas attendre qu’un criminel ait commis son crime pour l’arrêter.
L’un des problèmes politiques majeurs de notre société est cette confusion des genres
entre morale et politique. La morale dans ce qu’elle a de plus élevé : respect de la dignité de
l’homme, respect (et si possible amour) du prochain, respect de la vie, tolérance, sont des
valeurs philosophiques et religieuses qui ne sont pas matière à législation par un Etat laïc.
Certes il est important que l’Etat les protège dans la mesure où elles font partie du socle
commun de civilisation d’une société, en légiférant là où les deux domaines interfèrent (peine
de mort, avortement, euthanasie, mariage, etc…) Mais les protéger n’est pas prétendre les
définir mais au contraire leur reconnaître une valeur supérieure, échappant à sa compétence.
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Gauche et droite
Curieuse histoire qui a conduit à faire de ces adjectifs banaux, initialement destinés
sans doute à distinguer nos deux mains, des symboles de valeurs, puis des étiquettes
politiques. Comme symbole de valeur la gauche a été à l’origine un symbole négatif : dans la
Bible, Dieu place les justes à sa droite et les méchants à sa gauche, et l’étymologie du mot
« sinistre » confirme sa mauvaise réputation. Quelle que soit la manière dont s’est faite la
répartition initiale des sièges dans les Assemblées révolutionnaires, il est probable que
pendant longtemps les élus de droite ont estimé avoir les meilleures places. Du fait de
l’attribution initiale de ces places (qui aurait parfaitement pu être l’opposé), les héritiers de la
Révolution, puis les socialistes, partisans du « Progrès » politique, ont donc fait de la gauche
l’image du progrès, la droite devenant celle du conservatisme ou même de la « réaction ». Les
« valeurs » se sont donc trouvées inversées, au point qu’au lendemain de la guerre, et à la
suite de la politique de collaboration qui prétendait défendre des valeurs « de droite », les
partis politiques de droite n’osaient plus s’afficher comme tels et se prétendaient du centre.
Deux générations après, l’image devient complètement brouillée. Dans l’URSS
finissante, comme dans la Chine d’aujourd’hui, c’est la droite qui apparaît comme le parti du
progrès, et la gauche comme celui du conservatisme ou de la réaction. Même en Europe on
commence à considérer comme « conservateurs » les tenants suédois, anglais ou français d’un
Etat-Providence et d’une bureaucratie politico-syndicale figée, et comme « progressistes » les
tenants d’un libéralisme économique considéré comme réactionnaire au début du XX° siècle.
Quant aux partis écologistes, qui ont recueilli l’héritage des marxistes en tant que parti
contestataire, sont-ils de droite ou de gauche ? Proches des anarchistes, ou de la Révolution
Nationale de Pétain ? Le plus souvent, ils ne le savent pas eux-mêmes. Dans l’Allemagne
Fédérale avant la chute du mur, ils tenaient la place du parti communiste, exclu du jeu pour
cause d’occupation soviétique de l’Allemagne de l’Est, ce qui faisait dire aux Allemands que
leur pays était daltonien. En France, ils sont prêts à aller là où on leur fait de la place… et tout
le monde se dispute pour les avoir !
Dans le langage français d’aujourd’hui, le mot « gauche » a pris une connotation plus
sociale, voir morale, que politique : est de gauche, celui qui a le souci des plus pauvres, des
pays du tiers-monde, du respect de la nature, et qui, de ce fait, récuse l’alliance du pouvoir et
de l’argent. Mais il faut bien reconnaître que, de ce point de vue, il est bien difficile de nos
jours d’associer le respect de ces idéaux avec l’étiquette de droite ou de gauche d’un régime
ou d’un parti. La Chine communiste est-elle plus respectueuse de l’environnement ou des
droits de l’homme que l’Espagne de Franco ? La démocratie américaine a-t-elle moins le
souci des plus pauvres que Fidel Castro ? Le refus de la « mondialisation » par l’extrême
gauche française est-il compatible avec son tiers-mondisme affiché ? Suffit-il que le divorce
par consentement mutuel, le remboursement des avortements par la Sécurité Sociale, le PACS
ou la libéralisation de la pornographie soient combattus par l’Eglise Catholique pour des
raisons morales, pour qu’ils deviennent automatiquement des « valeurs de gauche » ? La
meilleure preuve que non est que plus de la moitié de ces législations ont été promulguées
sous Giscard-d’Estaing.
Alors, droite et gauche, ces mots ont-ils encore un sens ? Bien sûr, puisqu’on continue
de les utiliser. Mais ce sens est essentiellement variable dans le temps et dans l’espace, et il
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faut donc se garder d’y donner trop d’importance. Etre de gauche ou de droite en France
aujourd’hui, c’est un peu comme être démocrate ou républicain aux Etats-Unis, c’est une
tradition de famille : on peut aussi bien considérer que les démocrates ou les républicains sont
de droite ou de gauche, selon qu’ils sont dans le nord ou dans le sud des Etats-Unis. Un
viticulteur communiste du Midi est plus attaché au droit de propriété qu’un employé de
bureau du Nord qui vote pour Le Pen.
L’erreur de nos concitoyens a sans doute été de vouloir donner à ces notions de droite
et de gauche une connotation idéologique, voir morale qui n’est pas de mise en matière de
choix politiques. Pour les uns, la gauche serait le parti de la justice, de la liberté, de la paix, de
la fraternité, etc… Pour les autres, la droite serait le parti de l’ordre, de l’autorité, du
patriotisme, de la juste rémunération du courage au travail, etc… Mais heureusement ils
semblent de plus en plus prendre conscience du fait que ces images d’Epinal ne sont que des
images d’Epinal, et que si la vertu était à droite et le vice à gauche, ou l’inverse, cela se
saurait. Mais le danger est qu’après avoir été ainsi bercés de discours moralisateurs de droite
et de gauche, ils en viennent à un scepticisme politique complet. Il est donc temps de leur
rappeler que la politique démocratique n’est que l’art du possible dans la gestion des affaires
de la cité, en s’appuyant sur le dénominateur commun des religions, morales, ou idéologies
des citoyens qui la composent, et non un moyen de promouvoir telle ou telle idéologie, qu’on
la baptise « de droite » ou « de gauche ».
Le conservatisme n’est ni de droite ni de gauche. Il est le fruit combiné de l’ignorance
de l’histoire, de la paresse intellectuelle, et de la peur de l’avenir. A droite on le dit parfois
« réactionnaire » en ce sens qu’il voudrait effacer les « progrès » d’aujourd’hui, et revenir à la
situation acquise hier grâce aux progrès d’avant-hier. A gauche, il veut bien sûr conserver les
« progrès » d’aujourd’hui, et est convaincu que les « progrès » de demain ne peuvent être que
le fruit de l’extrapolation des progrès d’hier et d’aujourd’hui. Enfin, chez les écolos, les
progrès d’avant-hier sont aussi condamnables que les progrès d’hier et d’aujourd’hui, la forêt
gauloise n’aurait pas dû être défrichée, et la perspective de voir monter le niveau de la mer est
aussi affolante que la perspective de le voir baisser.
Cette présentation volontairement caricaturale a pour but, comme toute caricature, de
montrer les traits communs négatifs de tous les conservatismes. On pourrait en faire autant
avec leurs traits communs positifs. Le conservatisme, au sens étymologique, est le moteur
essentiel de la civilisation. Si les générations, les unes après les autres, n’avaient pas
précieusement « conservé » les acquis des générations précédentes, nous ne connaîtrions ni le
langage, ni l’écriture, ni le calcul, ni les sciences, et bien sûr encore moins les philosophies ou
les religions. Seule l’ignorance de l’histoire de l’humanité permet à beaucoup de nos
contemporains de croire que les temps modernes ont tout inventé, et que l’on peut bâtir
l’avenir en faisant table rase du passé. Conserver les acquis est donc la responsabilité majeure
de toute société, et en ce sens le conservatisme est une valeur politique fondamentale.
Mais tous les « ismes » sont dangereux dans la mesure où ils comportent la négation
de valeurs ou de vérités différentes. Dans la mesure où le conservatisme nierait la nécessité du
progrès, il serait aussi dangereux que le « progressisme » qui voudrait faire table rase du
passé. C’est pourquoi ces expressions n’ont guère plus de sens aujourd’hui que celles de
droite et de gauche qui sont censées les recouvrir dans le vocabulaire politique moderne. Les
historiens du XIX° et du début du XX° siècle1 ont aussi employé les expressions de « parti de
Par la suite, nous emploierons uniquement l’expression XIX° siècle pour désigner cette période, la vraie césure
entre les deux siècles se situant selon nous en 1939.
1
30
l’ordre » et de « parti du mouvement » qui paraissent plus appropriées pour désigner cette
perpétuelle oscillation de la vie politique entre le besoin de progrès et le besoin non moins
grand de conservation des acquis.
L’histoire de France du XIX° siècle illustre bien cette oscillation. Pendant la première
moitié du XIX° la droite monarchiste légitimiste a tenté de revenir à l’ordre prérévolutionnaire, tandis que les « orléanistes » avec les bourgeois républicains incarnaient la
poursuite du « mouvement » initié par la révolution. Ces derniers, après avoir parachevé leur
victoire, ont à leur tour voulu la consolider dans l’ « ordre » par un « conservatisme
républicain », face au « mouvement » socialiste naissant. A la veille et au lendemain de la
dernière guerre, ce mouvement a, à son tour, triomphé, et est entré, de ce fait, dans sa période
de conservatisme.
Ce résumé trop schématique pourrait donner l’illusion, partagée par beaucoup, que la
dialectique de l’ordre et du mouvement peut être ramenée à une dialectique du rapport entre
riches et pauvres, puissants et faibles. C’en est bien sûr un élément, les pauvres devenus
riches, et les faibles devenus puissants ayant nécessairement tendance à conserver leur
richesse et leur puissance. Mais si cet aspect est sans doute prédominant dans ce que l’on
appelle la droite et la gauche, ce n’est pas le seul, et encore moins si l’on se réfère aux notions
d’ « ordre » et de « mouvement ». Les communistes sont les vrais conservateurs en Europe de
l’Est ou en Chine, tandis que les « libéraux », considérés comme à gauche au début du XIX°
siècle, et comme à droite à la fin, sont de nouveau considérés comme un parti du
« mouvement » par rapport à un Etat-Providence figé, tout en se situant à droite. De même le
mouvement saint-simonien qui a triomphé sous Napoléon III, était à la fois progressiste sur le
plan économique par rapport à l’aristocratie et à la bourgeoisie de robe, et conservateur sur le
plan social.
Le « mouvement » et le « progrès », ou l’ « ordre » et le « conservatisme » sont donc
multiformes et, à y regarder de près, il n’y a guère de parti politique qui ne soit, ou n’ait été, à
la fois l’un et l’autre. Dans la France d’aujourd’hui, les partis qui ont été le plus à la pointe du
combat pour le progrès social sont en passe de devenir les plus conservateurs. Ils ne peuvent
imaginer les progrès sociaux de demain autrement que comme le prolongement de ceux
d’hier. Parce que la semaine de 60 heures, puis celle de 50, puis, peut-être encore, celle de 40
ont été des progrès sociaux, ils ont pensé que celle de 35 en serait un en attendant celle de 30
ou de 20 ! Parce que deux semaines de congés payés étaient un progrès incontestable, 3,4,ou 5
en seraient d’autres, de même que la retraite à 65, 60, 55, ou 50 ans ! L’incapacité à imaginer
les progrès de l’avenir autrement que comme l’extrapolation de ceux du passé est le propre du
« conservatisme de gauche ».
C’est ce « conservatisme de gauche » qui suscite le retour de balancier libéral et
« réactionnaire » aujourd’hui à droite. Mais il ne faut pas confondre « réaction » et
« conservatisme ». Il est d’usage d’employer le mot de « réactionnaire » pour désigner la
réaction aux abus du « mouvement » et de « révolutionnaire » la réaction contre
l’immobilisme d’un ordre établi. Or il s’agit dans les deux cas de « réactions » également
légitimes et justifiées, ou également illégitimes et injustifiées selon les circonstances. La
« révolution permanente » est aussi injustifiable, et aboutit à des résultats aussi
catastrophiques que le refus de voir évoluer la société. Conservatisme et progrès sont bien la
jambe droite et la jambe gauche qui permettent à la société d’avancer, mais chacun sait que
l’on n’avance pas bien à cloche-pied !
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Démocratie et partis
Les parlementaires élus jusqu’au milieu du XX° siècle étaient en général des
« notables » au sens étymologique du mot, c'est-à-dire des hommes connus de leurs
concitoyens pour leur position sociale, leur rôle économique ou social, leur rayonnement
personnel, voir parfois simplement leur éloquence. Une fois élus, ils se regroupaient
naturellement en fonction de leurs orientations politiques fondamentales : monarchistes,
bonapartistes ou républicains, libéraux ou socialistes, etc… constituant ainsi les premiers
« partis », souvent regroupés autour d’un journal, mais sans véritable structure.
La véritable révolution dans l’organisation des partis a été la naissance des grands
partis au XX° siècle. Les partis socialistes ont été les premiers à constituer des partis « de
masse » dotés de véritables structures, avec un militantisme et des « appareils » organisés. Ils
ont été suivis par les grands partis totalitaires, communiste en Russie, fasciste en Italie, ou
nazi en Allemagne, dont il ne faut en effet pas oublier qu’ils ont à l’origine reflété un réel
sentiment populaire. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, même les partis
démocratiques de droite ont commencé à se structurer : les sommes nécessaires aux
campagnes électorales, la nécessité d’assurer une présence dans les médias, etc…
permettaient difficilement à des candidats de se présenter seuls à une élection. En outre les
états-majors de ces partis ont vu dans leur renforcement une garantie personnelle contre les
aléas d’une carrière politique : un parti fort était un moyen de s’assurer des points de chute en
cas d’accident électoral.
En lisant, dans ce contexte, les mémoires de Gorbatchev, on s’aperçoit que nos partis
actuels n’ont pas grand’chose à envier au Parti Communiste de l’Union Soviétique de la belle
époque sur le plan du fonctionnement démocratique. Chez nous aussi, un homme fait
maintenant « carrière » dans la politique comme on le faisait autrefois dans l’administration
ou les « affaires ». Chez nous aussi, les dirigeants des partis savent mieux que lui ce qui est
bon pour le peuple, et il leur appartient de l’ « éduquer » afin que sa pensée politique soit
correcte. Les dégâts sont actuellement limités par le fait qu’il existe deux grands partis
« démocratiques », un à droite et un à gauche, dont le sommet n’est plus monarchique comme
sous Staline ou Hitler, mais oligarchique comme sous les successeurs de Staline. Ce qui laisse
une petite marge de liberté aux citoyens. Sauf toutefois dans les domaines de plus en plus
nombreux où les deux partis et leurs dirigeants se trouvent d’accord entre eux sur ce qui est
« politiquement correct », ce qui a été le cas pour le référendum européen, et qui l’est sur
beaucoup d’autres sujets. Alors, il est admis, comme au sein du PCUS que le peuple est mal
éduqué, mal informé, et qu’il faut y remédier par un effort d’ « information » (on ne dit pas
encore de propagande comme dans l’Allemagne nazie ou la Russie stalinienne).
Nos partis politiques, comme le PCUS, fonctionnent comme des courroies de
transmission du haut vers le bas, et non comme les courroies de transmission du bas vers le
haut que doivent être les partis démocratiques qui, selon notre constitution, doivent
« concourir à l’expression du suffrage universel » et non servir d’appareil de propagande à
leurs dirigeants. Certes, et heureusement, ils n’ont à leur tête, ni Hitler, ni Mussolini, ni
Staline mais comme le PCUS après Staline, un club de dirigeants cooptés réglant leurs
rivalités entre eux et non en s’en remettant à l’arbitrage de leur peuple. Ils sont, comme le
PCUS, composés d’ « apparatchiks » qui y font carrière, venant de l’administration et y
retournant à volonté, et convaincus d’avoir droit à se partager le monopole du pouvoir. Le
32
résultat est que ces deux grands partis sont tellement peu à l’écoute de leurs concitoyens que
leurs chefs, à eux deux, n’ont pas réussi à recueillir 40% des suffrages exprimés à la dernière
élection présidentielle. Ce vote aurait dû être le signal d’alarme déclenchant une réforme en
profondeur de nos mœurs, sinon de nos institutions politiques. Rien de tel. Au lieu de
démissionner comme devrait normalement le faire un chef d’Etat n’ayant recueilli que 20%
des voix au premier tour sur son nom, M. Chirac en est sorti tout ragaillardi par son
« succès » ! Le peuple français a donc dû réitérer son coup de semonce à l’occasion du
référendum. Si l’on tient compte de tous ceux qui n’ont voté oui que par fidélité au parti
socialiste, à M. Chirac, ou à l’UMP, c’est beaucoup plus de 55% des Français qui ont dit non
à la question posée.
Or on ne peut prétendre gouverner une démocratie en se réservant de décider quand le
peuple a tort et quand il a raison. Il est vrai que le peuple se trompe souvent. On l’a vu en
Allemagne en 1933 et en France en 1938 et en 1940. Mais comme les monarques de « droit
divin », de « droit prolétarien », ou de « droit aryen » se trompent aussi, et avec des
conséquences combien plus graves, on n’a pas le choix : il faut respecter le « souverain
populaire », même si on estime qu’il se trompe. Or notre classe politico-enarchiste est
aujourd’hui encore plus coupée du peuple que ne l’était l’aristocratie à la veille de la
Révolution Française. Au premier tour de la dernière élection présidentielle et lors du
référendum le peuple français a exprimé à deux reprises, par plus de 60% et près de 55% des
voix, son refus des options fondamentales de sa classe dirigeante. Si notre classe politique
démocratique n’est pas capable de lui proposer la prochaine fois un candidat qui montre
clairement qu’il a compris le message en lui proposant des orientations fondamentalement
nouvelles, sa colère s’exprimera par d’autres moyens.
Au lendemain du référendum, la réaction des deux plus grands partis, de droite et de
gauche, qui avaient fait campagne pour le oui, et n’avaient pas, ou peu été suivis par leurs
électeurs, a été… d’exclure de leurs instances dirigeantes, ou de marginaliser ceux de leurs
dirigeants qui avaient invité à voter non ! Si c’est cela l’esprit démocratique de la droite et de
la gauche « parlementaires » on voit mal comment ils peuvent prétendre donner des leçons de
démocratie à l’extrême droite et à l’extrême gauche.
Cette coupure entre la classe politique et le peuple est la conséquence du mauvais
fonctionnement de nos partis politiques. La base, ce que l’on appelle les « militants », n’est
plus composée de citoyens cherchant à faire représenter leurs idées ou leurs convictions au
sommet, mais de « candidats à la candidature » à des postes électifs à tous les niveaux, ou
plus simplement à un poste salarié dans l’appareil du parti ou d’autres organismes où les
hommes politiques ont de l’influence. En regardant fonctionner ces partis de l’intérieur on
voit que beaucoup de militants sont beaucoup moins préoccupés de faire savoir en haut ce
qu’ils pensent, que d’être « bien notés » par les instances dirigeantes en pensant et disant ce
qu’elles souhaitent qu’on pense. Le fonctionnement des partis ne permet donc plus aux
dirigeants de savoir ce que pensent les électeurs. Ce phénomène est aggravé par le
financement public des partis politiques : n’ayant plus besoin de demander l’argent aux
militants, pourquoi les états-majors se soucieraient-ils de ce qu’ils pensent ? Et pourquoi
même auraient-ils besoin de militants, sinon pour s’assurer le contrôle du parti face à leurs
rivaux lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec les autres oligarques en place (n’est-ce pas, M.
Sarkozy ?). Ainsi se constitue une classe politique (voir une caste car on s’y succède de plus
en plus en famille) coupée de la nation.
33
Egalitarisme et démocratie – Personnalisation et responsabilité
« Liberté Egalité Fraternité ». Laissons de côté la fraternité, qui est le nom laïcisé de la
charité chrétienne, et qui, comme tel, est davantage un concept religieux et moral qu’un
concept politique. Restent liberté et égalité que nos hommes politiques récitent d’un seul trait,
comme ils l’ont appris à l’école, et comme si leur combinaison allait de soi, alors que ce sont
deux principes politiques fondamentalement contradictoires, du moins si l’on veut, comme
aujourd’hui, faire de l’égalité un principe, non de simple égalité devant la loi, mais d’égalité
des chances devant la vie et de situations sociales.
« Les hommes laissent libres et égaux… mais après ? » titrait une campagne
d’affichage de la LICRA il y a quelques années. C’est le contraire qu’il aurait fallu écrire. Les
hommes naissent égaux « en droits » mais totalement dépendants et inégaux en aptitudes
intellectuelles et physiques. Même adulte, un homme n’est jamais totalement libre. Toute vie
en société implique des limitations de liberté, et même sur une île déserte, l’homme est sous la
contrainte de la nature et des éléments, contrainte souvent beaucoup plus forte que les
contraintes sociales. Quant à l’égalité, il suffit de regarder plusieurs enfants des mêmes
parents, élevés de la même façon, pour voir qu’ils ne sont, ni ne seront jamais égaux en
intelligence, en force physique, en qualités artistiques, etc… Ce qu’il faut écrire c’est que le
rôle de la famille et de la société qui la prolonge est d’aider à alléger ces contraintes et à
atténuer ces inégalités naturelles.
En ce sens la devise républicaine garde toute sa valeur. Encore faut-il être conscient que ces
deux premiers principes sont par nature antagonistes, et que donc le rôle de la société ne peut
être de les mettre en œuvre pleinement, mais de rechercher à chaque moment le juste équilibre
entre eux. La liberté de l’homme doué (ou même surdoué !) dans un domaine est de
s’accomplir aussi pleinement que possible … et donc d’accroître les inégalités entre lui et les
autres : « que le meilleur gagne », c’est la loi du sport et de l’ « élitisme républicain ». Les
J.O ., l’ENA, Polytechnique ou l’Ecole Normale Supérieure n’ont pas d’autre rôle que de
permettre aux meilleurs de gagner, comme ils doivent en avoir la liberté. Ils sont donc
créateurs d’inégalités. Le concept de l’égalité devant la loi cher à nos aïeux révolutionnaires
n’y voyait aucun mal, le principe d’égalité signifiant seulement que cette inégalité devait être
celle du mérite, et non de la naissance. En revanche le concept d’ « égalité positive », c’est à
dire d’égalitarisme, a conduit Mao et Pol Pot à envoyer les intellectuels aux champs ou à la
mine, au mépris de la conception la plus élémentaire de la liberté.
Nous considérons aujourd’hui que la société se doit aussi de protéger les faibles contre
les forts, et qu’il convient donc d’aider ceux qui, de par leurs aptitudes naturelles ou leur
milieu familial ou social, ont moins de chances que les autres. Cette idée de base qui s’est
traduite d’abord par l’enseignement obligatoire et gratuit, puis les bourses, la législation
familiale et sociale, se prolonge de nos jours par les politiques de « discriminations positives »
qu’elles portent ou non ce nom. Il est clair que toutes ces législations destinées à promouvoir
plus d’égalité réelle, le font nécessairement à des degrés divers, mais qui vont croissant de nos
jours, au détriment de la liberté des plus doués ou des plus forts. Il n’y a là rien de choquant bien au contraire- jusqu’à un certain point d’équilibre, mais cela peut le devenir lorsque ce
point d’équilibre est franchi, ce que l’on a vu jusqu’à la caricature dans les régimes staliniens,
ou dans la « révolution culturelle » de Mao ou le régime des Khmers rouges.
34
Le problème politique crucial des démocraties est donc de trouver le juste point
d’équilibre qu’on les a vu rechercher par tâtonnements successifs, alternances, et compromis,
entre des politiques dites « de droite » ou « de gauche » tout au long du XX° siècle. Mais on
arrive aujourd’hui, dans les pays riches, à atteindre ou dépasser ce point d’équilibre, sans
cependant que nos sociétés en paraissent satisfaites. Il faut donc se demander si ce problème
de l’égalité, ou, pour prendre un vocabulaire plus moderne, de la « justice sociale », qui a été
au centre du débat politique pendant un siècle, doit y rester aujourd’hui.
Le problème n’est pas de savoir s’il convient de « revenir en arrière » (sinon à la
marge) sur le point d’équilibre qui a été atteint. Personne ne propose d’abandonner le
plafonnement de la durée hebdomadaire du travail, la sécurité sociale, les congés payés, etc…
Mais chacun sent confusément que ces progrès ont été réalisés au prix d’un carcan législatif et
réglementaire qui réduit de jour en jour la liberté d’action de nos concitoyens. La révolution
de 1789 a été faite au moins autant contre les corporations que contre la noblesse. Comme les
syndicats d’aujourd’hui, les corporations avaient à l’origine le souci de défendre les intérêts
légitimes de leurs membres le plus faibles avec l’appui des pouvoirs publics, avant de devenir,
avec l’appui des mêmes pouvoirs, un moyen de protéger des situations acquises au détriment
de ceux cherchant à en acquérir. Leur destruction a fait place à la jungle du marché du travail
au XIX° siècle avant que les syndicats prennent le relais.
Ils l’ont si bien pris qu’il semble que nous nous retrouvions aujourd’hui dans la
situation de 1788 ! La vente des « plaques » des taxis parisiens ressemble fort à la cession des
« charges » de l’ancien régime, et le monopole du « Syndicat du Livre » n’a rien à envier à
celui des anciennes corporations. On n’a plus le droit de s’installer comme agriculteur si l’on
n’est pas fils d’agriculteur ou si l’on ne sort pas d’un lycée agricole, de garder les enfants de
la voisine si l’on n’a pas un diplôme de puéricultrice, ou (sauf rares exceptions) d’être
Ministre si l’on ne sort pas de l’ENA !
Comment en est-on arrivé là, et comment peut-on en sortir ? Jusqu’à la fin du XIX°
siècle, le dogme révolutionnaire du respect de la propriété privée, appliqué à la propriété du
capital, réduisait à fort peu de choses ce que la loi pouvait faire pour protéger les faibles
contre les forts. Le mouvement social, puis socialiste, s’est donc donné comme premier
objectif l’abrogation, pour les uns, la remise en cause et la limitation, pour les autres, de ce
droit de propriété sur les moyens de production. L’abrogation a conduit, dans certains pays, à
la faillite économique que nous avons vu, et à la disparition des libertés au profit d’une égalité
théorique. La limitation a conduit à des négociations sur la base de rapports de force, entre
forces politiques « de gauche » et forces syndicales ouvrières d’une part, et détenteurs du
capital d’autre part, qui ont abouti à la politique des « conventions collectives » du XX°
siècle. Cette politique a permis des progrès sociaux très significatifs, tout en permettant le
développement de la prospérité économique et la paix sociale, malgré des crises économiques
et sociales parfois très dures.
D’où vient alors ce sentiment d’être en 1788 ? Quel vice caché a perverti ce système
apparemment si satisfaisant ? Ce vice me semble être ce que l’on appelle vulgairement la
« bureaucratie » qui est le fait de ne concevoir l’action politique que sous la forme de lois et
de règlements, applicables uniformément sur tout le territoire par une administration
centralisée. C’est ce que l’on appelle aussi le « jacobinisme », bien que ce ne soit pas propre à
la France, et que certains de nos champions de la décentralisation s’empressent de le
reprendre à leur compte à l’échelle de leur région dès qu’ils y accèdent au pouvoir. Cette
35
dérive était à peu près inéluctable aux XIX° et XX° siècles, bien que la tradition française
nous y ait rendu plus vulnérables que d’autres. Avec les moyens qui étaient ceux de
l’administration jusqu’à nos jours, il n’était guère possible d’y échapper si l’on voulait
maintenir l’unité politique et économique nationale.
C’est notamment ce qui a conduit à l’une des perversions les plus graves du système
qui est le principe de « l’extension des conventions collectives ». Pour ceux qui ne le savent
pas, ou l’auraient oublié, rappelons en quoi il consiste. C’est le principe qui permet d’étendre
à toute une branche professionnelle et à tout le territoire, une convention collective signée par
une partie seulement des patrons et des « syndicats représentatifs » de la branche. Ce principe
dont le souci louable était d’éviter les distorsions de droits et de concurrence entre syndicats et
entreprises signataires ou non d’un accord, a cependant des effets pervers redoutables. Ces
effets sont encore aggravés par le fait que les « syndicats représentatifs » sont ceux qui ont été
reconnus comme tels par le Gouvernement, et pas nécessairement ceux qui sont en fait les
plus représentatifs du personnel (ou du patronat pour les syndicats patronaux) des entreprises
concernées dix ou vingt ans après.
On en est donc arrivé à une situation où un véritable pouvoir réglementaire
économique et social sur tout le territoire est accordé à des appareils syndicaux patronaux et
ouvriers qui, avec le temps, deviennent de véritables bureaucraties, de moins en moins
représentatives de leur base. Interrogé par un journaliste au moment où il quittait ses fonctions
pour savoir si les 35 heures étaient vraiment une revendication ouvrière majoritaire, Marc
Blondel a honnêtement répondu en substance : « Non, mais c’était une revendication des
militants syndicaux et je devais donc y donner suite. ». De plus ces appareils syndicaux,
comme toutes les bureaucraties, ont tendance à vouloir réglementer toujours davantage, car un
fonctionnaire syndical n’est pas à cet égard différent d’un fonctionnaire national. C’est ainsi
que s’est progressivement développé le carcan qui paralyse notre économie et entrave le
progrès social. En effet, si un progrès social doit toujours être décrété et mis en œuvre
uniformément, il devient de plus en plus difficile de le décider sans compromettre le
développement économique. Seule une nouvelle révolution, que permet aujourd’hui
l’avènement de l’informatique, peut nous en sortir.
36
« Parité » et V° République
Parmi les dangers qui pèsent sur les institutions de la V° République la campagne en
faveur de la « parité » entre hommes et femmes dans les élections législatives est l’un des plus
insidieux et des plus graves, dans la mesure où il conduit implicitement au scrutin de liste, ou
au moins à renforcer le monopole de fait des partis dans la désignation des candidats aux
élections législatives. Après le rétablissement du quinquennat, cette dérive parachèverait le
rétablissement du « régime des partis », à juste titre condamné par de Gaulle comme
responsable de l’impuissance de la IV° République.
Le postulat selon lequel, si les femmes sont moins nombreuses que les hommes dans
telle ou telle catégorie socio-professionnelle, c’est nécessairement parce qu’elles sont
« discriminées », et non parce qu’elles peuvent avoir statistiquement moins de goûts ou
d’aptitudes pour telle ou telle fonction, aboutit en politique comme ailleurs à des absurdités.
Après avoir décidé qu’il faudrait autant de femmes que d’hommes au Parlement ou dans les
conseils municipaux, décidera-t-on qu’il faut qu’un Maire sur deux soit une femme, et qu’à
une élection présidentielle sur deux seule une femme pourra se présenter ? Ou reconnaîtra-ton enfin que le corps électoral, majoritairement composé de femmes, a le droit de décider
souverainement s’il veut élire un homme ou une femme à telle ou telle fonction ? En fait les
électeurs et les électrices sont assez sages pour faire leur choix, non en fonction du sexe des
candidats, mais en fonction de leur personnalité, et les partis ont suffisamment le sens de leur
intérêt pour placer en bonne position sur leurs listes (lorsque liste il y a ce qu’il conviendrait
d’éviter le plus possible) les candidats ou candidates susceptibles de leur attirer le plus de
votes, indépendamment de leur sexe. Etablir une distinction en fonction des sexes dans les
candidatures est aussi contraire au principe constitutionnel de l’égalité des citoyens que le
serait le fait d’établir une telle distinction en fonction des âges, des races, ou des religions.
Le féminisme n’est jamais qu’un communautarisme parmi d’autres. Prétendre qu’il
faudrait autant de femmes que d’hommes parmi nos élus est nier le principe républicain de
base selon lequel un élu représente le peuple dans son ensemble, et non ceux qui l’ont élu. Il
serait tout aussi absurde et antirépublicain de prétendre que nos assemblées devraient avoir le
même pourcentage de jeunes, de vieux, de blancs, de noirs, d’ouvriers, d’agriculteurs, de
musulmans ou de catholiques que le corps électoral dont elles sont issues. Les femmes ont
lutté avec courage et succès pour obtenir l’égalité de droits avec les hommes, et il faut s’en
féliciter. Pourquoi voudraient elles maintenant que la loi leur garantisse un minimum de
sièges dans nos assemblées, comme si elles n’étaient pas capables de les obtenir par leurs
seuls mérites auprès d’un corps électoral majoritairement composé de femmes ? Le seul
résultat serait de les faire apparaître comme des « élues de 2° classe » par rapport aux
hommes.
Mais le pire résultat politique serait (et est malheureusement déjà, dans l’état actuel de
la législation) de renforcer l’emprise des partis politiques sur le choix des candidats. Le
principe essentiel de toute démocratie est la liberté de tout citoyen de se présenter à une
élection. L’une des causes profondes du divorce entre le corps électoral et la classe politique,
qui a été révélé par la dernière élection présidentielle et par le référendum, est le quasimonopole accordé de fait aux appareils des partis politiques dans le choix des candidats. Ce
monopole se trouve nécessairement renforcé (même si l’on ne va pas jusqu’au rétablissement
du scrutin de liste) par toute législation réglementant, d’une manière ou d’une autre, les
candidatures. C’est le mécanisme de base de la « professionnalisation » de la politique, qui est
la négation de la démocratie.
37
La révolution politique nécessaire
Une révolution n’est pas un simple changement de constitution, ni même de régime
politique. Malgré ses passages à l’empire, à la monarchie, à la république et retour depuis
deux siècles, la France n’a pas connu, depuis la Révolution Française, de vraie révolution
politique, mais seulement des changements de régime. Après avoir vécu sur les acquis de la
Révolution Française, et y avoir intégré les apports socialistes, son système politico-social
semble maintenant à bout de course. Cet essoufflement sur le plan intérieur coïncide, on l’a vu
avec l’effondrement du droit international tel qu’il existait depuis la fin du Moyen-Age. Cet
aspect est étudié sous d’autres paragraphes. Mais, sur le plan intérieur, le mythe de la
révolution marxiste s’étant effondré, sur quelle base essayer de fonder une nouvelle révolution
dont chacun ressent de plus en plus la nécessité ?
Les principes de base de la démocratie, libertés fondamentales, séparation des
pouvoirs, démocratie représentative, ne semblent remis en cause par personne. Et d’ailleurs
personne ne propose plus d’alternative crédible. Mais pour ce qui est du principe de la
séparation, et de la limitation constitutionnelle des pouvoirs, si personne ne le remet en cause,
chacun affecte de ne pas voir que, sur ce plan, nos constitutions démocratiques modernes sont
en retard sur la société. Montesquieu, qui est le père de la démocratie dans ce domaine,
distinguait à juste titre les trois pouvoirs (exécutif, législatif, et judiciaire) existants à son
époque. Mais nul ne doute que, s’il vivait aujourd’hui, il en distinguerait cinq. Personne ne nie
qu’aujourd’hui les medias constituent le « quatrième pouvoir ». Et l’on commence à
s’apercevoir que, comme Marx l’avait prévu, le « pouvoir capitaliste » tend à sortir du
domaine économique qui est le sien, pour pénétrer le domaine politique en échappant au
contrôle des gouvernements.
Or tous les bons démocrates hurlent quand on parle de réglementer la liberté de la
presse, et les bons économistes font de même si l’on parle de limiter ou de contrôler le
« pouvoir » des grands groupes capitalistes autrement que par un droit de la concurrence
libéral. Comme s’il était plus attentatoire aux libertés et aux grands principes de réglementer
l’exercice de ces deux pouvoirs, que de le faire pour les trois auxquels ils sont théoriquement
subordonnés. C’est donc l’ensemble du jeu des pouvoirs qu’il convient de revoir en tenant
compte de la mondialisation d’un nombre grandissant de problèmes, de la personnalité des
nations en tant que créateurs et sujets du droit international, et de l’avènement de
l’informatique. C’est donc l’ensemble des règles institutionnelles de nos sociétés qui doit être
repensé.
La meilleure méthode juridique pour approcher le problème est la méthode fédéraliste
qu’il ne faut pas confondre avec les institutions créées sur le modèle des institutions
américaines depuis le début du XIX° siècle. L’objectif de ces constitutions fédérales était soit
de créer une nouvelle nation à partir d’éléments dispersés, soit de décentraliser une nation
existante. C’est en ce sens que le fédéralisme a été à juste titre rejeté dans la construction
européenne. Le concept de « souveraineté » autour duquel on se bat tant aujourd’hui, a connu
selon les siècles et les continents, des définitions et des formes bien différentes. Les royaumes
de l’empire de Charlemagne étaient réellement « souverains », tout en étant soumis à
l’autorité du Pape et de l’Empereur. En sens inverse , on peut dire que depuis la signature de
la Charte de l’ONU, aucun Etat n’est plus juridiquement souverain.
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Mais la méthode fédéraliste ne se limite pas à ces cas. C’est un principe
d’organisation beaucoup plus général qui consiste à organiser la coexistence de pouvoirs
différents, en des matières différentes, sur les mêmes personnes et les mêmes territoires. Le
principe est valable en droit interne comme en droit international indépendamment de la
notion de souveraineté. Dans les Etats d’Asie centrale par exemple, où coexistent des peuples
de religions, de langues, et de coutumes différentes, le fait que l’Etat s’en remette aux
autorités religieuses ou tribales pour régler des problèmes qui chez nous relèvent du code
civil, est une forme de fédéralisme parmi beaucoup d’autres. Une autre, peu connue malgré
son succès évident sur plus d’un siècle, est l’Union Postale Universelle qui a réussi à faire
fonctionner la poste dans le monde entier à travers tous les conflits. Nous vivons donc déjà
dans une toile de plus en plus serrée d’institutions juridiques dont il faut organiser la
coexistence en évitant les conflits et la paralysie.
Dans cette toile, n’en déplaise aux idéalistes, le facteur premier du pouvoir est la force.
C’est d’ailleurs elle qui, de fait, définit la souveraineté en droit interne comme en droit
international : est souverain celui qui dispose du droit d’employer la force pour imposer le
respect de la loi sur son territoire, et a les moyens de le faire. Le fait qu’aujourd’hui cette
souveraineté n’appartienne qu’aux Etats fait d’eux les acteurs et les sujets de base du droit
international. Mais ce fait n’exclut pas que, dans ce domaine comme dans d’autres, les Etats
consentent des limitations ou abandons réciproques de souveraineté au profit de structures de
type fédéraliste. On en voit dès maintenant l’ébauche, dans le contrôle mutuel que les Russes
et les Américains se sont consenti (sans trop le crier sur les toits) sur leurs armements
nucléaires respectifs, et dans la tutelle de fait que les principales puissances se sont arrogées
sur les programmes nucléaires, civils ou militaires, du reste du monde, bien au-delà de ce que
prévoyait le Traité de Non-Prolifération. Le problème constitutionnel que nous aurons à régler
dans les années qui viennent à cet égard sur le plan externe, sera donc de décider dans quelle
mesure et à quelles conditions nous serons prêts à déléguer une partie de notre souveraineté
militaire à un « gendarme international ».
Sur le plan interne la question qui est posée est celle de doter le pays de véritables
« pouvoirs » économique, social, culturel, placés certes sous la tutelle du pouvoir politique,
mais capables de prendre leurs propres responsabilités. On voit en effet tous les jours que le
pouvoir politique proprement dit n’est pas capable de gérer ces domaines. Ou bien il les
abandonne au jeu purement libéral, c’est à dire à la loi du plus fort, ou bien il prétend tout
gérer et c’est la faillite, ou bien il laisse le champ libre aux corporatismes, et c’est la sclérose.
Même Richelieu avait compris, en créant l’Académie, que l’Etat ne devait pas se mêler luimême de culture. Hélas, aujourd’hui le Premier Ministre se mêle de faire des circulaires où il
décide, sans consulter ladite Académie, comment on doit écrire le français.
Certes il ne saurait être question de donner des pouvoirs réels à nos Académies telles
qu’elles sont devenues aujourd’hui. Mais pourquoi ne pas avoir l’audace de réformer une
institution qui date de Richelieu ? Pourquoi ne pas fixer un âge maximum pour y être élu, et
un âge pour s’en retirer ? Il deviendrait alors possible de demander à l’Académie Française de
dire si l’on doit écrire Madame le Ministre ou Madame la Ministre, sans que cela change d’un
gouvernement à l’autre, ou même d’un Ministre à l’autre dans le même gouvernement. Il
deviendrait possible de demander à l’Académie des Sciences de trancher les débats
scientifiques, à l’Académie de Médecine de trancher les débats médicaux, et pourquoi pas à
l’Académie des Sciences Morales ceux relatifs à la liberté de la presse ? Une co-décision de
ces hautes autorités en première ou deuxième lecture sur ces problèmes remplacerait
avantageusement celle actuellement accordée au Sénat. Et pourquoi ne pas donner également
39
de vrais pouvoirs au Comité Economique et Social, si on le recrute autrement qu’en y
envoyant siéger les recalés du suffrage universel ?
En se déchargeant sur de telles assemblées d’élaborer sous son contrôle les législations
destinées à concrétiser un consensus technique ou sociétal, le Parlement pourrait se consacrer
essentiellement à la tâche proprement politique qui est la sienne : trancher les options qui
posent un vrai problème de choix politique, et contrôler l’action du Gouvernement. Cette
dernière fonction s’est trouvée dénaturée par le fait que pour remédier à l’instabilité
gouvernementale, on en est arrivé à désarmer le parlement qui ne peut mettre en œuvre la
responsabilité du gouvernement que globalement au risque de provoquer de nouvelles
élections. Tout cela parce que nous vivons dans le cadre de traditions et de procédures qui
datent du XIX° siècle. Repenser ce contrôle en le décentralisant et en le spécialisant dans le
cadre de relations informatisées entre pouvoirs séparés, mettre fin à la tradition de démission
collective du Gouvernement en cas de mise en cause de la responsabilité individuelle d’un
Ministre, sont les principaux axes de réflexion.
Le système qui consiste à avoir une assemblée et un « exécutif » propres et
indépendants pour chaque échelon géographique est une absurdité à l’époque actuelle. Sa
seule justification était de multiplier les postes politiques à se partager, en offrant ainsi de
meilleurs « débouchés » à la « carrière » politique. Il n’est pas sûr qu’il existe un recensement
de tous les élus de France, mais ils sont des milliers à se marcher sur les pieds, et les
réglementations sur l’interdiction du cumul des mandats ont pour principal objet d’en
augmenter le nombre. C’est l’électeur et lui seul, en démocratie, qui doit être juge du cumul
ou non-cumul des mandats, le seul cumul à interdire étant celui de la rémunération des
mandats qui devrait être limitée au mieux rémunéré d’entre eux. Ce point étant acquis, le
cumul des mandats devrait au contraire être encouragé : c’est le moyen le plus efficace de
rapprocher le sommet de la hiérarchie politique de sa base, et de lutter contre la
« professionnalisation » de la politique qui est le plus grand danger qui guette les démocraties.
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La révolution informatique
La révolution institutionnelle évoquée au paragraphe précédent est nécessairement liée
à la révolution nécessaire dans le fonctionnement des pouvoirs traditionnels. Cette révolution
n’est autre que celle qui atteint la société dans son ensemble par suite de la généralisation de
l’informatique et des télécommunications modernes. Le mode de fonctionnement du
gouvernement des sociétés avait fait l’objet d’une première révolution il y a quelques
millénaires avec la naissance de l’écriture. La deuxième a résulté de la généralisation de
l’usage de l’imprimerie qui a permis la naissance des administrations modernes, permettant de
légiférer de manière de plus en plus détaillée, et surtout de renforcer le pouvoir central de
l’administration, en lui permettant d’uniformiser et de contrôler les modalités d’application de
la loi. C’est cette évolution qui a permis à nos ancêtres révolutionnaires d’imaginer les
fondements de la démocratie moderne : le citoyen, ayant accès aux textes de toutes les lois et
règlements, est en mesure de lutter contre l’arbitraire de l’exécutif, contrôlé par ses élus, en
vérifiant que les règlements sont bien égaux pour tous, et que les décisions individuelles dont
ils sont l’objet sont bien conformes à ces règlements.
Avec les millions de pages de lois et règlements de toutes sortes, dont plus personne
n’est à même d’assurer la cohérence, le système a été poussé à l’absurde et se détruit luimême. Nos sociétés n’échappent à la paralysie que par la fuite en avant : au lieu de
reconsidérer les fondements de leurs législations pour les adapter à la société moderne, elles
ne savent remédier aux blocages résultant de leurs excès réglementaires que par l’élaboration
de nouvelles lois s’ajoutant aux précédentes. La vieille crainte de l’arbitraire de l’exécutif
continue donc d’exiger que toute décision individuelle soit conforme à un texte d’application
générale. Le pouvoir exécutif, dont c’est pourtant le rôle, est donc de moins en moins en
mesure de prendre les décisions individuelles que le bon sens impose, sans adopter à cette fin
des règlements de portée générale, cette portée générale entraînant automatiquement d’autres
abus… qu’il faut corriger par de nouveaux règlements. La façon dont, plutôt que de réformer
notre code du travail pour l’adapter aux exigences des temps modernes, nos Gouvernements
successifs ne cessent de créer des « contrats-jeunes », des « contrats-vieux », des « contratsceci » ou des « contrats-cela », pour y déroger, est caricaturale à cet égard.
Un acte d’euthanasie médiatisé émeut-il l’opinion ? vite, il faut une nouvelle loi, et
même, là où cette nouvelle loi n’a pas modifié l’ancienne, le Ministère Public requiert
officiellement sa non-application. Cette agitation fébrile du législateur, de l’exécutif, et des
juges à la suite de chaque événement médiatisé montre que nos institutions ne fonctionnent
plus, ou plutôt fonctionnent au gré des caprices d’un monarque, que l’on appelle l’opinion,
mais qui n’est autre qu’une caste de grand-prêtres sans Dieu, qui se sont arrogé le droit de
parler en son nom et à qui l’exécutif, le législatif, et le judiciaire doivent obéir sans délai.
Comment y remédier ?
Par un meilleur contrôle du pouvoir médiatique et économique évoqué ailleurs. Mais
aussi par une remise en cause complète du mode de fonctionnement de l’exécutif, du
législatif, du judiciaire, et des deux nouveaux pouvoirs, qui tienne compte du fait que nous
sommes passés de l’âge de l’imprimerie à celui de l’informatique et des télécommunications.
Certes, les pouvoirs publics utilisent ces technologies. Mais, contrairement aux grandes
sociétés privées, ils n’ont pas repensé leur organisation et leurs méthodes de fonctionnement
en fonction de leur existence. Au lieu de saisir la formidable occasion offerte par
l’informatique, non seulement pour améliorer l’efficacité de l’Etat, mais surtout pour
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renforcer les droits et les libertés du citoyen vis à vis de l’administration, le législateur a
considéré l’informatique, a priori, comme une menace pour les libertés publiques et donc
cherché à en limiter l’emploi à l’exécution des tâches matérielles de l’administration selon la
tradition administrative antérieure, au lieu d’y chercher le moyen d’une nouvelle méthode
démocratique de gouvernement.
La dimension politique fondamentale de l’informatique est en effet de permettre de
traiter pratiquement sans délai et pour un coût pratiquement nul tous les cas individuels, et de
contrôler à tout moment les actes de tous les intervenants dans la chaîne hiérarchique. Qui
aurait pu penser il y a trente ans que la signature de son bon de commande par l’acheteur
d’une voiture se répercuterait dans les 24 heures sur les plannings d’opération de toutes les
usines concourant à sa fabrication, tout en permettant aux directeurs de ces usines d’intégrer
au jour le jour dans ces plannings tous les autres facteurs dont ils ont la responsabilité, et à la
Direction Générale de fixer la stratégie d’ensemble et de vérifier les performances des
exécutants, en ayant un accès immédiat à toutes les données, aussi détaillées soient-elles.
L’équivalent en politique serait une législation limitée aux principes fondamentaux et aux
grandes orientations stratégiques, dont la mise en œuvre serait décentralisée au plus près
(géographique ou technique) des administrés, sous un contrôle en temps quasi-réel des
parlementaires et des juges.
Certes, dans l’industrie comme dans la politique, le système peut aussi fonctionner
dans le sens opposé : au lieu de faciliter la décentralisation, il peut aussi faciliter la
concentration de tous les pouvoirs, et un arbitraire total dans leur mise en œuvre. Ce serait le
monde de Huxley ou d’Orwell. Mais l’expérience industrielle prouve qu’il n’y a pas là de
fatalité, et qu’au contraire il est facile d’établir des règles du jeu qui permettent à chacun de
n’avoir que les informations dont il a légitimement besoin, et d’organiser un contrôle mutuel
efficace entre ceux qui détiennent la totalité des informations, en ne donnant à aucun la
totalité du pouvoir. Il est parfaitement possible de faire de même au niveau politique, et de
répartir les rôles et les « clefs », au sein d’un ensemble informatisé, entre les trois pouvoirs
traditionnels, et en y faisant de surcroît leur place aux medias, aux acteurs économiques… et
même aux citoyens. La plus grande décentralisation, et la personnalisation des décisions à
tous les échelons qu’elle permet est à la fois une garantie de plus grande efficacité et de plus
grande liberté en personnalisant davantage les rapports entre le citoyen et le pouvoir, sans
pour autant prendre le risque de l’arbitraire.
La disponibilité instantanée pour le fonctionnaire ayant à prendre une décision
individuelle de toutes les informations qui lui sont nécessaires, et la transparence instantanée
de toutes ces décisions au profit des juges ou des parlementaires ayant reçu mission de les
contrôler, ne simplifieraient pas seulement la vie du citoyen, mais permettrait réellement au
législatif de contrôler l’exécutif sans pour autant empiéter sur ses prérogatives, et aux juges de
protéger les libertés des citoyens, autrement qu’au terme d’interminables et coûteuses
procédures. Bien entendu cela suppose une refonte complète de toutes nos lois et pratiques de
procédure. Mais c’est le propre de toutes les révolutions, et si l’on n’attend pas que l’impasse
actuelle se termine par une révolution violente, on peut le faire par étapes..
Au surplus ce n’est pas plus l’informatique que l’imprimerie ou la plume d’oie qui
peut créer un totalitarisme. Staline et Hitler ne disposaient pas de l’informatique, mais il est
difficile d’imaginer que leur dictature eût été pire s’ils en avaient disposé. Nos sociétés ne
sont pas plus que les précédentes à l’abri du totalitarisme. Mais c’est le risque de paralysie
bureaucratique qui les menace actuellement qui risque le plus sûrement de les y conduire.
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Décentralisation
On peut lire sur les chantiers de presque toutes nos communes des panneaux rédigés
comme suit : « Travaux décidés par délibération du Conseil municipal du … financés à x%
par le Conseil Général, à y% par le Conseil Régional, à z% par l’Etat, et à n% par le Fonds
Européen de…. », le total faisant en général près de 100%. Derrière tous ces financements, on
n’a pas de mal à imaginer l’épaisseur des dossiers présentés à chaque autorité et la durée des
procédures nécessaires à leur instruction. En revanche, si l’opération se révèle être un fiasco,
qui en sera politiquement responsable vis à vis du contribuable ? Si, comme c’est souvent le
cas, la commune, qui a pris la décision, n’a payé que 10%, les administrés qui auront souvent
bénéficié de « retombées » égales ou supérieures, ne la reprocheront pas au Maire. Quant aux
autres financeurs, dont l’intervention aura été globalement décisive pour la décision prise,
comment mettre en cause leur responsabilité ? ils n’ont fait qu’apporter un concours financier
en vérifiant que les pièces du dossier répondaient aux exigences des règlements pour qu’ils
l’apportent. On a vu ainsi financer à 100% avec l’argent des contribuables, un centre culturel
dont aucune des collectivités concernées n’aurait envisagé le financement si ce n’avait pas été
pour ne pas laisser « échapper » une subvention européenne de 50% !
Le Maire, le Conseiller Général, le Conseiller Régional, le Député, le Sénateur, et le
député européen sont donc nécessairement impliqués dans la réalisation de tout projet de
quelque importance. Pour peu qu’ils appartiennent à des partis différents, bonjour les dégâts !
Comme seront impliqués à tous ces niveaux les services techniques spécialisés avec comme
résultat des mois de palabres pour qu’ils se mettent d’accord entre eux, ou au contraire, selon
les cas, le fait qu’aucun n’aura étudié sérieusement le dossier, estimant que c’était à l’étage
supérieur ou inférieur de le faire. Quant au citoyen qui pourrait avoir des raisons de se
plaindre du projet envisagé, il faudra qu’il attende la fin de cette interminable procédure pour
avoir recours aux tribunaux, qui enverront des experts refaire tout le travail, et décideront
éventuellement que tout est à recommencer… ou n’oseront pas le faire alors qu’ils le
devraient à cause des années de délais supplémentaires et de frais que cela entraînerait.
Par ailleurs, on n’arrête pas de « décentraliser » en transférant aux départements, aux
régions, etc… des routes, des lycées, voir du personnel d’entretien, tout en affirmant que
l’Etat « compensera intégralement » le coût de ces transferts. C’est vrai ou c’est faux. Si c’est
faux, c’est une escroquerie. Si c’est vrai, c’en est une autre de prétendre que, ce faisant, on va
améliorer la gestion en la rapprochant du « terrain ». Certes, rapprocher la décision du
« terrain » l’améliore si le décideur est celui qui paie, ou s’il et responsable devant celui qui
paie. Mais il n’y a pas pire gestion que celle de celui qui n’est pas responsable du financement
des décisions qu’il prend. Il suffit d’avoir suivi des délibérations de conseils municipaux pour
avoir entendu maintes fois le raisonnement : « l’Etat et le Département financent à 80%, cette
opération est donc tout bénéfice pour la commune », alors qu’il n’est pas sûr que le même
conseil municipal aurait voté l’opération si on lui avait simplement dit qu’elle coûtait les 20%.
Quant aux dépenses « intégralement compensées » par l’Etat, pourquoi un Maire ou un
Président de Conseil Général s’en montrerait-il plus économe que l’Etat si c’est ce dernier qui
paie ? Rien ne prouve que la gestion des fonctionnaires des collectivités locales soit
nécessairement meilleure que celle des fonctionnaires de l’Etat.
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Le principe de base de la démocratie est le vote du budget et des impôts
correspondants par les assemblées élues. Il n’y a donc de vraie décentralisation que si l’on
transfère la responsabilité intégrale du financement en même temps que la responsabilité des
décisions. Mais en même temps des transferts de l’importance de ceux qui ont été décidés ces
dernières années sont impossibles sans une refonte complète des fiscalités locales et nationale.
La refonte complète du système semble devoir être recherchée selon deux axes : distinguer
décentralisation politique et décentralisation administrative ; pour l’une comme pour l’autre
distinguer entre décentralisation géographique et décentralisation technique.
Sur le plan du simple citoyen, une anecdote authentique illustre comment la volonté
louable du législateur de supprimer le permis de construire pour les travaux d’entretien et de
décentraliser l’octroi de ces permis au niveau des communes a été mise en œuvre. Dès
l’adoption de le loi un décret a remplacé ce permis par une « déclaration de travaux exemptés
du permis de construire » qui permet d’effectuer les travaux après simple déclaration… si
l’administration ne s’y oppose pas ! Un propriétaire de chalet ayant un toit de tôle rouillé,
décide de le remplacer par des tôles neuves dans le ton des chalets environnants. Un
inspecteur de l’urbanisme, voyant les travaux lui dit qu’il est en infraction et l’invite à faire la
déclaration prescrite. Le propriétaire remplit donc cette déclaration en régularisation… et se
voit notifier par le Maire une interdiction de réaliser ces travaux car les toits en tôle ne sont
plus autorisés par le nouveau POS. Il va voir le Maire pour lui montrer l’absurdité de la
situation : si les propriétaires ne peuvent plus réparer leurs toits rouillés, ceux qui n’ont pas les
moyens de se payer un nouveau toit en bardeaux vont garder leurs toits rouillés ; il lui
demande donc une dérogation conformément à ce qui est prévu par le POS. Le Maire lui
répond que, sur le plan du bon sens il lui donnerait volontiers la dérogation, mais qu’il ne se
sent pas en mesure de passer outre à un avis de la Direction Départementale de l’Equipement.
Il va voir le Directeur Départemental de l’Equipement qui lui répond qu’à l’époque où il
délivrait les permis de construire, il lui aurait, bien sûr accordé la dérogation, mais qu’il
n’avait maintenant qu’à donner un avis technique qui ne pouvait que refléter les règlements.
Moralité : la dérogation n’a pas été accordée, les travaux sont terminés, personne ne dit rien,
et tout le monde est content. De là à dire que la décentralisation a rendu l’administration plus
proche des administrés…
Cette petite anecdote permet d’illustrer mieux qu’un discours le fait qu’il ne sert à rien
de décentraliser des responsabilités techniques au profit d’autorités politiques n’ayant pas les
moyens techniques de les assumer. Et qu’il convient de mettre fin à la confusion qui règne de
plus en plus entre responsabilités techniques et politiques. A tous les niveaux de
l’administration, les hauts-fonctionnaires ont pris l’habitude d’avoir leur propre politique,
souvent concertée au sein de leur « corps », et le plus souvent parfaitement fondée. Mais le
problème est que tout en étant, de fait, les preneurs de décisions, ils n’en assument le plus
souvent, ni la responsabilité politique, ni la responsabilité administrative, ni la responsabilité
personnelle, ces décisions étant formellement prises par le pouvoir politique qui, à son tour,
n’a pas de mal à démontrer qu’il ne saurait être tenu pour responsable d’une décision dont la
technicité échappe à sa compétence, alors qu’il a suivi l’avis des techniciens.
La révolution fondamentale à apporter dans le fonctionnement de nos institutions
consistera donc d’abord à faire signer toute décision par celui qui en prend la responsabilité,
c’est à dire notamment de considérer les « avis techniques » non comme de simples avis, mais
comme une décision d’autoriser sur le plan technique. De même que les responsables
politiques doivent avoir, non seulement le droit, mais parfois le devoir de passer outre à de
tels avis, puisqu’ils sont le Pouvoir. Et pour éviter que cette nécessaire décentralisation réelle
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aboutisse à des dérapages, il devient nécessaire de faire intervenir le pouvoir législatif et le
pouvoir judiciaire en temps réel au cours du processus de décision. C’était impossible il y a
cinquante ans, les méthodes informatiques modernes le permettent maintenant.
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Vers une VI° République ?
Les institutions de la V° République auxquelles les Français sont beaucoup plus
attachés que ne l’est leur classe politique ne sont ni présidentielles ni parlementaires. Elles ont
trouvé un juste équilibre que la France cherchait depuis un siècle entre exécutif et législatif.
Un Président élu pour sept ans et doté de pouvoirs réels pouvait prendre une certaine distance
par rapport à la « politique politicienne », tandis que la responsabilité du Gouvernement
devant le Parlement respectait notre tradition parlementaire. Mais cela supposait que les
Présidents renoncent à se comporter en chefs de partis, ce qui n’est hélas plu été le cas depuis
de nombreuses années. A partir du moment où ils ne réussissaient pas à prendre la hauteur de
vues nécessaire pour ne pas épouser systématiquement toutes les options de leur parti
d’origine, et où les partis considéraient que la Présidence, et non le Parlement, était le moyen
privilégié de réaliser leur programme, les institutions étaient compromises. Ce qui a été
illustré jusqu’à la caricature par les périodes de cohabitation où les Présidents ont donné
l’impression de « subir » la politique du Gouvernement et parfois de la saboter, au lieu de
l’animer dans l’intérêt supérieur du pays, et dans le respect des préférences de la majorité
parlementaire.
D’aucuns en tirent la conclusion que la V° République est morte, et ils ont en partie
raison depuis l’établissement du quinquennat. Mais ils ne sont pas capables de dire par quoi
elle a été remplacée. Par un régime présidentiel, disent les uns, par un retour à la IV°
République, disent les autres. Et ils ont les uns et les autres raison, tant la période de
flottements et de contradictions actuelle peut aboutir à l’un ou à l’autre. Dans l’immédiat, il
semble que l’hypothèse d’un retour à la IV° République soit la plus à craindre, tant le refus de
Chirac de tirer les conséquences du désaveu que lui ont manifesté les Français lors d’un
référendum sur lequel il s’était personnellement engagé, a discrédité la fonction présidentielle.
Qu’un Président qui tire sa légitimité du suffrage universel direct, reste en fonction lorsqu’il
est désavoué par ce même suffrage montre le peu de considération qu’il a lui-même pour sa
fonction. Comment peut-il espérer que le peuple en ait davantage ?
Mais le pire n’est pas toujours sûr, tant le jeu mesquin des partis, notamment à
l’occasion de ce référendum a également discrédité le Parlement. Entendre des parlementaires
regretter à haute voix que l’on ait consulté le peuple sur un traité apportant des restrictions
majeures à la souveraineté nationale, alors qu’eux, à droite et à gauche, étaient prêts à le
ratifier à une large majorité, n’est pas de nature à accroître la confiance entre les électeurs et
les élus. Pas plus que l’attitude des dirigeants des deux grands partis dits « parlementaires » au
lendemain du référendum, consistant à sanctionner ou à marginaliser, non pas ceux qui
avaient pris une position conforme à celle du corps électoral, mais ceux qui avaient osé
désobéir aux consignes du « parti » qui allaient en sens contraire. Il n’est question, à droite
comme à gauche, que de l’erreur que l’on a faite en organisant un référendum, du fait que le
peuple n’est pas assez mûr pour comprendre les vrais enjeux, et de la nécessité de laisser
passer l’orage en n’en parlant plus jusqu’aux élections présidentielles. Il sera temps alors de
faire rentrer par la fenêtre ce que le peuple a fait sortir par la porte. En effet, le peuple ne
comprend rien à ces problèmes, il aura oublié dans deux ans son excitation passagère du
référendum, et reviendra voter selon ses vieilles habitudes, pour la droite ou pour la gauche,
ce qui n’a pas grande importance tant les deux sont d’accord sur l’essentiel, et savent que
celui qui aura perdu au prochain coup gagnera au coup suivant.
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Ce mépris des élites pour le peuple (de droite ou de gauche) est ce qu’il y a de plus
dangereux pour une démocratie -comme pour tout autre régime. Le peuple, contrairement à ce
que l’on dit, n’a pas la mémoire courte, au contraire. Toute la presse a reconnu qu’aucun vote
depuis longtemps n’avait été précédé de débats aussi sérieux dans tous les milieux sociaux.
Les intéressés eux-mêmes sont les derniers à l’oublier. Si les deux partis majoritaires leur
présentent à l’élection présidentielle des hommes qui leur ont demandé de voter oui, comme si
rien ne s’était passé, ce fait sera compris, à juste titre, comme un nouvel acte de mépris à
l’égard du suffrage universel. Il existe un vrai risque que cela conduise à un second tour entre
Le Pen et Besancenot, c'est-à-dire à révéler au grand jour la crise institutionnelle larvée initiée
lors des deux scrutins précédents, et que nos élites politiques se refusent à regarder en face.
C’est donc la prochaine élection présidentielle qui signera définitivement l’arrêt de
mort de nos institutions ou ouvrira au contraire la voie à leur restauration. Si nous réussissons
à élire un homme ayant une conception de la fonction présidentielle conforme à l’esprit de nos
institutions, c'est-à-dire décidé à incarner les aspirations profondes des électeurs, et non la
« pensée unique » servant de dénominateur commun aux partis politiques, nous sortirons de
cette crise par un retour à l’esprit de nos institutions auxquelles les Français sont
profondément attachés. Sinon il est à craindre que notre choix ne soit pas entre le retour au
parlementarisme de la IV° république (dont beaucoup de députés ont la nostalgie mais dont
beaucoup d’électeurs de droite ou de gauche se souviennent trop bien pour pouvoir le
souhaiter) et un régime présidentiel à l’américaine, qui ne fonctionne déjà pas si bien que cela
aux Etats-Unis, et dont il y a fort à parier qu’il fonctionnerait encore moins bien en France. La
réaction populaire risque d’être le rejet de la démocratie en même temps que de la classe
politique qui a prétendu l’incarner… sans écouter le suffrage universel.
Que la V° République surmonte cette épreuve, ou qu’elle fasse naufrage, il faudra de
toute façon passer à la VI° pour les raisons évoquées plus haut. Mais ce passage difficile sera
mieux assuré par une volonté de réforme claire d’un Président et d’une Assemblée
démocratiquement élus et stables, que dans le cadre d’un retour aux mœurs démagogiques de
la IV° République.
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…en résumé
La souveraineté est l’équivalent pour les Etats de la liberté et de l’égalité pour les
citoyens. La liberté et l’égalité des citoyens n’empêche pas qu’ils doivent obéir à la loi et
qu’en fait il y en ait, comme on dit, de plus égaux que d’autres. Les Nations ont une
personnalité, enracinée dans l’histoire, distincte des citoyens qui les composent à un moment
donné. Elles sont donc les acteurs libres et égaux de la vie internationale.
Certes, Etats et Nations ne coïncident pas toujours, et le monde ne manque pas, du
Canada à la Suisse en passant par la Belgique, d’Etats bi- ou plurinationaux. Pour ces Etats, le
problème des rapports entre leurs nationalités est un problème interne, le plus souvent réglé
dans le cadre d’une structure fédérale. Mais ce qui caractérise la souveraineté d’un Etat en
droit international, c’est d’avoir la responsabilité ultime de l’ordre public sur son territoire, et
le devoir de protéger vis à vis de l’extérieur les valeurs et les intérêts communs à la société
qui y vit, au besoin par l’usage de la force armée. C’est ce monopole du pouvoir sur un
territoire donné qui fait que les Etats, et eux seuls, sont les acteurs de la vie internationale.
Cela n’empêche nullement que, au fil des siècles, cette souveraineté ait été de plus en
plus limitée par un droit international, d’abord non écrit, puis écrit. De l’autorité morale du
Pape au Moyen-Age, au Traité de Non-Prolifération, en passant par les traités bi- ou
multilatéraux et la Charte de l’ONU, les limitations juridiques croissantes rejoignent les
contraintes économiques et techniques pour faire de la souveraineté des Etats modernes
quelque chose de beaucoup plus limité qu’il y a seulement deux siècles. Mais de même que,
pour les citoyens, la multiplication des lois et règlements ne doit pas porter atteinte au
principe fondamental de leur liberté, de même ces limitations ne remettent pas en cause le
principe de la souveraineté des Etats.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer le choix fondamental qui était proposé par le
projet de constitution européenne. Le choix même du mot de constitution, et la création de
lois, d’une citoyenneté, d’un hymne, d’un corps diplomatique indiquaient clairement qu’il
s’agissait de franchir un pas décisif, en passant de la méthode des limitations de souveraineté
librement consenties, à la création d’un nouvel Etat souverain. C’est ce saut qualitatif que la
plupart des peuples européens ont rejeté, le sentiment de communauté de culture, d’histoire, et
de destin, nécessaire à l’existence d’un patriotisme européen étant très loin d’exister.
Et il est heureux que ce rejet soit intervenu. En effet, si la construction de l’Union
Européenne était le défi qui a été relevé avec succès il y a cinquante ans, le défi d’aujourd’hui
est de remplacer l’ONU par une organisation réellement capable d’assurer la paix dans le
monde, et d’éviter qu’un autre empire succède à l’empire américain actuel. Il n’y a que les
grandes nations européennes, agissant de concert dans le cadre d’une « Europe des Nations »,
qui puissent convaincre le reste du monde, et en particulier les Etats-Unis d’entrer dans cette
voie. Les procédures de vote majoritaires, et les méthodes bureaucratiques bruxelloises ne
sont pas adaptées à une initiative politique d’une telle envergure. En revanche une action
commune de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, et du Royaume-Uni s’il le veut bien,
qui n’ont besoin de l’autorisation de personne d’autre pour la prendre serait sans doute vite
suivie par la plupart des Etats membres, et beaucoup d’autres Etats.
48
Sur le plan de la politique intérieure également, il faut cesser d’en débattre dans des
termes, et dans le cadre de structures hérités du XIX° siècle, et de croire que le « progrès » à
venir se situe dans le prolongement des progrès passés. Les 35 heures ne sont pas plus un
progrès social, que la « discrimination positive », ou que la « parité » obligatoire en faveur des
femmes ne sont un progrès de l’égalité. Le développement de la civilisation depuis quelques
millénaires est faite de progrès successifs, et surtout de la conservation soigneuse des progrès
réalisés. Conservatisme et progressisme ne sont que les excès caricaturaux de ces deux
éléments essentiels de tout progrès humain qui appellent nécessairement une réaction. Et l’on
constate aujourd’hui que lorsque la gauche devient conservatrice, c’est la droite qui devient
progressiste.
Quant à nos institutions, le problème n’est pas, contrairement à ce que l’on entend
dire, entre le retour à la IV° République et un régime présidentiel à l’américaine qui ne peut
fonctionner en France. Il est d’élaborer des institutions adaptées aux réalités du XXI° siècle,
ce qui n’est le cas ni de l’un, ni de l’autre.
49
II- FAMILLE
Pourquoi et en quoi la famille est-elle une structure essentielle de la société ? Parce
qu’il faut transmettre l’héritage culturel et patrimonial, et que pour la transmission de cet
héritage culturel, la durée de l’éducation de l’enfant d’homme est nécessairement plus longue
que la durée d’éducation du petit singe. Parce que l’homme, grâce à son intelligence, est
capable d’améliorer la nature, en cultivant, en construisant, etc… et que s’il ne transmettait ce
qu’il a amélioré et construit à ses héritiers, ceux-ci devraient repartir à zéro, ce qui signifie
que la société n’avancerait pas. L’humanité serait semblable à ces tribus de singes, ruches
d’abeilles, ou troupeaux d’éléphants qui vivent aujourd’hui comme il y a dix mille ans.
La famille, comme lieu de transmission et d’amélioration du savoir et de la culture est
donc la forme première et primordiale de la société humaine. C’était vrai il y a dix mille ans et
certains pensent aujourd’hui que précisément parce que c’est vrai depuis si longtemps, cela
fait partie des archaïsmes aujourd’hui dépassés. Ne voit-on pas au contraire que, depuis deux
ou trois mille ans, le savoir et la civilisation se transmettent par le canal d’autres sociétés, de
plus en plus larges, nations, empires, religions, communautés scientifiques ou philosophiques
transcendant les nations, etc… Il n’est pas question de le nier. Mais cela signifie-t-il que pour
« produire » les hommes qui constituent ces sociétés, on puisse se passer des familles ?
Biologiquement et quantitativement, oui. Quand nous lisions il y a cinquante ans « Le
Meilleur des Mondes » de Huxley, nous pensions qu’il y allait un peu fort. La fabrication
d’hommes in vitro ou par clonage est aujourd’hui une possibilité technique, de même que leur
conditionnement psychologique. Qui pis est, sans attendre ces possibilités techniques, Hitler
avait déjà instauré la fabrication d’enfants sans famille dans ses haras de production de petits
aryens. On dispose de peu d’études sur ce qu’ils sont devenus, et heureusement l’expérience
n‘a pas été suffisamment longue pour que l’on puisse vraiment mesurer les dégâts.
Mais malheureusement il n’y a pas besoin de ces haras humains pour voir croître à
toute vitesse le nombre d’enfants qui n’ont pas la chance d’être élevés par le père et la mère
qui les ont engendrés avec leurs éventuels frères et sœurs. Et les statistiques montrent hélas
que c’est chez eux, de nos jours, que l’on trouve le plus d’enfants, puis d’adultes « à
problèmes » comme on dit pudiquement aujourd’hui. Heureusement, chaque homme est libre
et n’est pas plus « conditionné » par sa famille que par la société. Il y a aussi des parents
criminels contre lesquels il faut défendre leurs propres enfants. Mais il n’en demeure pas
moins que, même si la famille n’est plus, depuis un bon millénaire, le lieu privilégié de
transmission du savoir et des techniques, elle demeure le lieu privilégié de transmission de la
civilisation, au sens le plus profond du terme.
En outre, sur le plan politique, la famille, au sens étroit comme au sens plus large de la
parentèle, a toujours été le rempart de base des hommes contre les abus du pouvoir quel qu’il
soit. L’homme sans famille est isolé face à la société, et l’enfant encore plus. C’est la raison
pour laquelle tous les systèmes totalitaires ont cherché à déposséder les familles de
l’éducation de leurs enfants. Qu’il s’agisse des « Hitlerjugend » ou des « Komsomols » le but
est le même : donner à l’Etat le contrôle complet de la société, en s’assurant le contrôle des
enfants. Une fois de plus, la question n’est pas de savoir si des parents sont plus ou moins
« dignes » ou « compétents » pour éduquer leurs enfants. La question est de savoir au nom de
50
qui, ou au nom de quoi, une autre autorité que la leur peut légitimement prétendre se
substituer à eux.
Toutes les sociétés sont donc conduites à reconnaître que la famille est la cellule de
base de la société. Celles qui ont essayé de le nier ont rapidement sombré. Elle a certes pris
des formes variables selon les civilisations, la monogamie et la polygamie étant les deux
principales. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que l’Etat doive s’en désintéresser. Il ne
peut se désintéresser de ses cellules de base. Mais du fait que la conception de la famille
touche au plus près des convictions et traditions religieuses ou philosophiques de ses
membres, l’Etat a le plus souvent, dans les sociétés monoconfessionnelles, laissé la gestion du
droit familial aux autorités religieuses. Il en va de même dans les sociétés
multiconfessionnelles et communautaristes, notamment en Asie.
Nos révolutionnaires ne pouvaient accepter de laisser ainsi l’Etat-Civil et le droit de la
famille qui y est étroitement lié, aux autorités religieuses. Ils ont donc laïcisé l’Etat-Civil.
Pour ce qui est du mariage, les plus doctrinaires d’entre eux avaient songé à l’abolir, avant de
se résoudre à une législation civile du mariage calquée, elle aussi, sur la tradition
monogamique judéo-chrétienne romanisée qui était depuis plus d’un millénaire celle de
l’Europe. Notre droit de la famille est donc un droit laïc issu d’une tradition religieuse. Ce
droit est-il aujourd’hui périmé ? D’aucuns semblent le penser tant sont nombreuses ses
remises en cause de nos jours. Mais en supposant que ce soit le cas, il faudrait en proposer un
autre et on n’en voit pas venir pour l’instant. Pour les raisons évoquées plus haut, la
disparition de l’institution familiale dans notre société serait en effet une catastrophe dont elle
ne se relèverait pas.
Non pas que la société n’ait pas à remplir de plus en plus certaines fonctions assumées
dans l’Antiquité par le seules familles. Au contraire. Nul ne songerait aujourd’hui à s’en
remettre aux seules familles pour l’instruction des enfants. On peut cependant se demander si
la prétention de l’Etat à assurer leur « éducation », manifestée par la transformation du
Ministère de « l’Instruction Nationale » en Ministère de « l’Education Publique » n’est pas
excessive. D’une manière générale, les rôles respectifs de l’Etat et des « familles » (entendues
au sens le plus large incluant leurs coopérations entre elles) dans la transmission de la
civilisation, demandent à être bien reconnus et définis.
51
Morale et société
A l’époque où tout un chacun prétend vouloir « moraliser » le comportement politique
des Etats, voir porter un jugement « moral » sur les évènements historiques, qu’en est-il de la
morale individuelle ? Qui est censé en définir les normes, si tant est qu’il doive y en avoir ?
Ou devons-nous au contraire considérer que l’homme étant bon, sa conscience n’a nul besoin
de règles morales pour déterminer ce qui est bien ou mal ?
Même nos religions traditionnelles, qui ont longtemps abusé de règles morales
rigoristes, semblent parfois de nos jours opter pour la dernière réponse. Mais laissons de côté
le débat interne aux religions qui ne concerne pas l’homme politique. A une époque où la
majorité de la société a abandonné -du moins explicitement- toute référence religieuse, la
question est de savoir si cette majorité estime utile qu’il y ait dans cette société des règles
morales acceptées par tous, et si oui comment elles doivent être définies et respectées.
Il semble que, pour beaucoup de nos contemporains la question ne se pose pas : c’est
au législateur de dire ce qui est défendu, et rien de ce qui n’est pas défendu n’est immoral.
Cette confusion de plus en plus fréquente entre illégalité et immoralité est des plus
dangereuses : elle conduit soit à faire intervenir le législateur dans des domaines de la vie
privée où il n’a rien à faire, soit à laisser ces domaines livrés à l’anarchie légale et morale.
Prenons un exemple très concret. En janvier 2006, dans une ville moyenne de
province, les panneaux d’affichage en grande dimension sont ornés d’une affiche intitulée sur
fond rouge « Merci la pilule », sous-titrée « nouvelle génération remboursée », et illustrée de
quatre photos de joyeux adolescents avec la signature et le n° de téléphone de la Mutuelle
Départementale. Certes l’avortement des mineures est un drame, et dans la mesure où cette
publicité peut être interprétée comme un moyen de le prévenir on peut moralement la
défendre. Mais dans la mesure où elle constitue aussi une incitation des mineurs aux rapports
sexuels précoces, c’est plus difficile. Et enfin, dans la mesure où elle est financée par une
mutuelle dont ce n’est pas la vocation, ou pire par les sociétés pharmaceutiques qui produisent
les pilules en question, cela ne l’est plus du tout. Qui est aujourd’hui en mesure de trancher ce
débat ?
Jusqu’à la fin du siècle dernier, la loi et les tribunaux faisaient référence à l’ « ordre
public et aux bonnes mœurs » pour condamner ce qui heurtait un certain code moral (en partie
d’origine religieuse) tacitement admis par la société. Celui-ci ayant disparu le point d’appui
de cette jurisprudence a disparu avec. De plus comment invoquer encore les dispositions
légales qui répriment l’atteinte à la pudeur dans une société où le sens même de ce mot a
disparu sous le flot des affiches publicitaires et des émissions télévisées « déconseillées aux
moins de dix ( !) ans » ?
Quelles que soient les idéologies à la mode, le bon sens populaire n’a jamais cessé de
considérer que l’homme n’était pas naturellement bon, et que sa dignité consistait précisément
à avoir le sens du bien et du mal, c’est à dire une morale. Pendant très longtemps la question
de savoir qui devait l’enseigner ne s’est pas posée : c’était la tradition familiale et religieuse.
Cela reste vrai pour la plupart de nos contemporains. Mais un nombre grandissant d’entre eux
52
semble considérer qu’il s’agit de traditions périmées, et se tourne vers l’Etat en lui demandant
de légiférer, implicitement ou explicitement en matière morale. Et celui-ci tombe dans le
piège de s’occuper de ce qui ne le regarde pas, et de se charger d’une responsabilité qu’il n’a
pas les moyens d’assumer. Surtout s’il s’agit d’un Etat qui se veut démocratique. Seuls les
Etats totalitaires, et pendant un an ou deux la Révolution Française, ont prétendu enseigner au
peuple la morale. La liberté de conscience qui est l’un des fondements de la démocratie,
s’oppose à une telle prétention. La morale est trop étroitement liée aux philosophies, aux
religions, et aux traditions familiales qui en sont issues, pour que l’Etat prétende y intervenir.
Même les religions, qui sont là davantage dans leur domaine, reconnaissent de plus en plus
aujourd’hui leur devoir de respecter la liberté de conscience de leurs fidèles, sans pour autant
renoncer à leur enseigner les règles morales qui sont légitimement les leurs.
Il y a certes une zone grise entre le domaine de la loi et celui de la morale, et, là
comme ailleurs, le problème des démocraties est de savoir fixer les limites de leurs trois
pouvoirs par rapport aux libertés fondamentales des citoyens. La loi étant la garante de l’ordre
public, il y a de nombreux domaines où la législation se doit, sans doute possible, de
reprendre à son compte des règles morales élémentaires : tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu
ne feras pas de faux témoignages, etc… Mais il y en a d’autres, notamment dans le domaine
familial, où le problème se pose. Depuis la Révolution Française le mariage est régi par le
code civil. Mais il aurait aussi bien pu ne pas l’être et être considéré, comme dans d’autres
pays comme relevant de la sphère privée et religieuse. Dans certains Etats communautaires
(démocratiques ou non) l’état-civil et le droit familial relèvent de la communauté religieuse, et
c’était même le cas pour les musulmans dans les départements français d’Algérie au temps où
ils faisaient partie de notre République, sans que nos républicains laïcs les plus exigeants y
voient d’objection. A plus forte raison lorsqu’on en vient à évoquer la morale sexuelle ou le
devoir d’assistance aux plus pauvres, qu’il s’agisse des concitoyens ou des Etats étrangers :
est-ce le rôle de l’Etat d’enseigner une morale sexuelle aux enfants (ou de leur enseigner qu’il
n’ y en a pas) de financer les ONG, ou d’instituer une taxe d’embarquement pour financer
l’aide au tiers-monde ?
Il est curieux de constater que c’est au moment même où il abandonne toute référence
morale pour s’incliner devant l’individualisme ambiant en matière de mariage, que l’Etat
prétend intervenir de plus en plus dans la vie familiale. Le projet de constitution européenne
qui vient d’être rejeté consacrait le droit (inventé par les Suédois) pour les enfants de
poursuivre en justice leurs parents. De nos jours en France, un instituteur ou un père de
famille ne peut plus donner une gifle à un garçon insolent sans risquer de passer en
correctionnelle. Il faut certes que la loi réprime la maltraitance des enfants et la pédophilie.
Mais qui prétend encore aujourd’hui que la morale sexuelle d’une société puisse durablement
se contenter de ces interdits extrêmes ? Et qui prétend encore aujourd’hui que les rapports
sexuels précoces et banalisés entre adolescents soient sans conséquences néfastes pour euxmême et pour la société ? Mais qui prétendrait pour autant que ce soit à l’Etat de dire la
morale en la matière ? Or quand le Président de la République se prononce en faveur de la
distribution de préservatifs dans les lycées, comment veut-on que le lycéen moyen n’en
déduise pas que le droit à l’amour libre avec ses camarades fait partie de ses droits
fondamentaux ?
Ce seul exemple montre bien que la conservation et l’évolution également nécessaires
des valeurs morales d’une société n’est pas de la responsabilité de l’Etat. Mais si les religions
ne sont plus en mesure de le faire pour la majorité de nos concitoyens, à qui cette
responsabilité incombe-t-elle ? On ne voit guère d’autre réponse que les familles qui assument
53
ce rôle depuis des millénaires. Ce qui ne veut pas dire que chaque cellule familiale puisse le
faire isolément. Au contraire, toute éducation des enfants doit avoir une dimension sociale qui
a existé dans touts les communautés humaines, bien avant l’invention de l’école. Mais cela
veut dire que les structures sociales qui doivent contribuer à l’éducation des enfants, et ainsi
assumer la transmission de la civilisation d’une génération à l’autre, doivent être le
prolongement des structures familiales, bien plus que celui des structures politiques.
C’est dire que les valeurs de civilisation d’une société, dont la morale fait partie,
doivent être protégées et développées dans des cadres et avec des méthodes distincts de ceux
du pouvoir politique. C’est dire que le rôle des religions, des associations, des écoles, des
universités, des académies, de la presse, etc… qui traditionnellement étaient indépendants du
pouvoir politique y est essentiel. Depuis un ou deux siècles, et surtout en France, ils le sont de
moins en moins. Le retour en vogue des associations et de ce que curieusement on appelle la
« société civile » (comme si la société politique était militaire !) montre à quel point notre
société ressent le danger du « tout Etat » dans ces domaines. Mais il reste à trouver les formes
de ce pouvoir « sociétal », comme on dit aujourd’hui, qui lui permettent de se développer à
l’abri des interférences politiques.
54
Mariage
Dans la tradition judéo-chrétienne qui s’est développée en Europe, le mariage
monogame est l’acte fondateur de chaque famille. Il implique en principe le consentement
libre à un engagement de fidélité pour la vie entière, et notamment celui d’élever en commun
les enfants afin d’assurer la survie de la société. La répudiation devenue le divorce n’est
qu’une dérogation justifiée dans des cas graves, et l’héritage est la conséquence logique de cet
engagement commun envers les enfants. Le droit de la famille a donc des conséquences très
directes sur les structures économiques de la société.
Il peut paraître banal de rappeler ces vérités premières. Et en même temps on se
demande si elles ne sont pas complètement oubliées de nos jours par le législateur et par
l’opinion. L’idée même d’un engagement pour la vie, que ce soit dans le mariage ou dans
autre chose apparaît à nos contemporains comme contraire à leur sacro-sainte liberté.
Pourquoi devrais-je rester marié avec quelqu’un que je n’aime plus ? A cause des enfants ?
Mais d’abord il n’est pas obligatoire d’en avoir. Ensuite, il est bien meilleur pour eux de voir
leurs parents se séparer plutôt que de les voir se disputer. Enfin, notre société est devenue très
tolérante, les ex-époux se quittent bons amis, et les « familles recomposées » sont en général
un modèle d’harmonie et de bonne entente. Ou du moins, c’est le modèle implicite qui nous
est le plus souvent offert à longueur de feuilletons télévisés.
Face à ce phénomène de société individualiste et libertaire, qui n’admet plus aucune
contrainte, fût-ce dans l’intérêt des enfants (auxquels on ne peut demander leur avis) le
législateur suit. Après le divorce par consentement mutuel, il donne à l’union libre un statut à
peu près équivalent au mariage, et s’apprête à reconnaître le « droit au mariage » des
homosexuels qui équivaut à dénier au mariage sa dignité éminente de fondation d’une
nouvelle cellule sociale élémentaire en vue de la perpétuation de l’espèce et de la société. On
finit alors par se demander ce que c’est que ce « droit » à conclure un contrat de vie en
commun, révocable sans préavis, qui n’est assorti d’aucune obligation, et peut être résilié plus
facilement qu’un contrat de travail ? S’il s’agit seulement d’annoncer au public une décision
de coucher ensemble pendant quelque temps, on ne voit vraiment pas, à notre époque de
mœurs très « libres », la nécessité de déranger M. le Maire pour cela.
Il ne faut donc pas s’étonner si le nombre de mariages diminue. Or une société ne peut
survivre si elle n’assure pas la relève des générations. Et comment un homme et une femme
responsables peuvent-ils concevoir et mettre au monde des enfants, s’ils ne sentent pas un
certain consensus social qui les aide à faire de leur mariage une cellule stable et durable de la
société ? La vie de ménage est rarement (même si cela arrive) « un long fleuve tranquille », et
s’il est admis qu’au premier coup de vent chacun peut quitter le bateau, pourquoi
s’embarquer ? Le mariage civil, à l’image du mariage religieux, était jusqu’à ces dernières
années, un engagement mutuel, en principe définitif, et sanctionné par la loi dans l’intérêt des
enfants et de la société. Le législateur civil, comme le religieux avant lui, savaient en effet
que, la nature humaine étant ce qu’elle est, un tel engagement pour la vie était difficilement
tenable sans un minimum de pression sociale pour le consolider. Même avec cette pression, le
résultat n’était pas toujours atteint, et certains divorces devenaient inévitables. Mais en
supprimant cette pression, ils deviennent quasiment la règle, et les enfants élevés par leur père
et leur mère jusqu’à leur majorité, l’exception.
Mais il y a pire. Non seulement la société cesse de reconnaître le mariage comme une
institution éminente et digne de respect, nécessitant d’être consolidée par un consensus social
55
fort, mais elle en arrive à le dévaloriser. Non seulement les « familles monoparentales », en
union libre ou « recomposées » ont droit à une égalité de statut pratiquement complète par
rapport aux familles que l’on n’ose plus appeler « normales », mais on en arrive, sur le plan
fiscal à pénaliser ces dernières : un couple divorcé ayant chacun la garde d’un enfant paie au
total moins d’impôts que s’ils étaient restés mariés. Quant à un ménage dont la fortune s’élève
à 1,95 fois le seuil de l’ISF, il faut vraiment qu’il soit esclave de vieux préjugés pour payer un
impôt qu’il ne paierait pas s’il divorçait ! Cette absence de quotient familial de l’ISF, qui est
contraire au principe constitutionnel d’égalité des citoyens devant l’impôt, aboutit à pénaliser
le mariage. Mais étrangement c’est une objection rarement faite à cet impôt qui en soulève
tant d’autres, tant il est vrai que le mariage apparaît aujourd’hui comme une institution
tellement ringarde qu’on n’ose pas paraître la défendre.
Mais alors, soyons logiques. Si nous considérons comme nos bourgeois-bohême de
droite et de gauche que la liberté est le bien suprême, qu’en conséquence un engagement pour
la vie n’est pas normal, et que l’intérêt des enfants ne doit pas passer avant celui des parents,
abolissons le mariage. Autorisons la polygamie au même titre que la monogamie : au nom de
quoi autoriserait-on la polygamie dans le temps et pas dans l’espace ? Si l’éducation des
enfants peut être aussi bien assurée par deux femmes ou deux hommes que par un père et une
mère, quel inconvénient y aurait-il à généraliser l’union libre ? En poussant ainsi le
raisonnement au bout de sa logique on s’aperçoit qu’aucun des promoteurs de notre
législation dite « progressiste » n’ose suivre. Ce qu’ils cherchent en réalité à travers cette
législation c’est à donner une caution sociale à une dérive des mœurs dont ils sont au fond
d’eux-mêmes pleinement conscients qu’elle ne peut se généraliser sans graves dommages
pour la société.
La seule alternative au retour à la conception traditionnelle du mariage est en effet le
principe appliqué dans de nombreux pays pluriethniques, et selon lequel la définition et
l’application du droit de la famille est l’affaire de la société ethnico-religieuse à laquelle
chacun appartient et non de l’Etat? Le précédent créé par François Mitterand et entériné par le
Conseil d’Etat, reconnaissant aux immigrés le droit de pratiquer la polygamie reconnue dans
leur pays d’origine (dont il est beaucoup question en ce moment) était un premier pas dans
cette direction. Devant les problèmes et les abus créés par cette première décision, la « pensée
unique » d’aujourd’hui revient en arrière. Mais il faut quand même se poser la question, tant
la situation actuelle est absurde : on assimile de plus en plus les droits et devoirs des ménages
non mariés à ceux des couples mariés, on reconnaît l’existence de familles polygames, mais
un prêtre, un pasteur, ou un rabbin, qui bénirait le mariage religieux d’un couple non marié à
la mairie encourt encore la prison !
La vraie question qui se pose est donc : pourquoi le mariage civil et pourquoi la
monogamie ? Une première réponse de bon sens est : parce que c’est la tradition judéochrétienne de notre société, et parce que les révolutionnaires français (suivis en cela par la
plupart des pays européens) n’ont pas voulu laisser l’état-civil aux mains du clergé pour
respecter la liberté de conscience des citoyens. Mais elle laisse ouverte la question : cette
institution a-t-elle encore un sens dans une société « moderne » ? A cette question, la réponse
implicite de la majorité de la classe dirigeante qui nous gouverne actuellement est : non. La
réponse implicite de la majorité du peuple français, religieux ou non, est: oui. Ce n’est pas là
l’un des moindres divorces entre la France et ses « élites » politiques.
Et cette réponse est liée au fait que pour la majorité des français la famille
monogamique reste la structure de base de la société, et que cette structure a besoin d’être
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reconnue et protégée. Non pas qu’ils refusent de considérer que le divorce puisse être un
moindre mal dans les cas où la vie de famille devient impossible. Non pas qu’ils soient
partisans de ne pas reconnaître les mêmes droits aux enfants « naturels » et aux enfants
« légitimes » comme le faisait initialement le Code Civil. Mais parce qu’ils pensent
profondément qu’il existe un droit fondamental des enfants à être élevés par le père et la mère
qui les ont engendrés, et que ce sont eux qui sont les mieux à même de leur transmettre les
valeurs les plus fondamentales de la civilisation dont ils ont hérité. De même qu’ils pensent
que la polygamie est contraire à la dignité de la femme, même s’ils savent que dans la
« société branchée » il est de bon ton d’inviter les « ménages à trois » qui le souhaitent.
Il n’est pas question pour autant d’idéaliser les familles. Les parents indignes existent,
et l’Etat a bien sûr le devoir de venir au secours des enfants-martyrs. Mais de là à poser le
principe que les fonctionnaires de l’Education Nationale, de l’ADAS, des crèches, etc… sont
mieux placés que les parents pour éduquer les enfants, il y a un abîme. La transformation du
Ministère de l’Instruction Publique en Ministère de l’Education Nationale a été à cet égard
une grave erreur. D’abord en donnant l’illusion à certains enseignants qu’ils étaient les
premiers responsables de l’éducation des enfants, alors qu’ils ne doivent et ne peuvent être, en
règle générale, que les auxiliaires des parents à cet égard. Ensuite, et c’est encore plus grave,
en contribuant à déresponsabiliser les parents à l’égard de l’éducation de leurs enfants, voir à
les complexer. Combien de parents viennent aux réunions de parents d’élèves convaincus que
ce sont les enseignants (même célibataires) qui savent comment on doit élever les enfants, et
non pas leurs propres parents ou les autres parents qu’ils peuvent connaître.
Replacer la famille, au même titre, et parfois même avant l’individu quand il s’agit de
l’intérêt des enfants, au centre de la société, est la condition de sa survie. Même si elles sont
soi-disant par capitalisation, les retraites d’une génération ne peuvent être payées que par le
travail de la génération suivante (on n’a jamais vu un capital produire un revenu sans le travail
de quelqu’un). Ce ne sont pas des lois, des gendarmes, ou des assistantes sociales, mais des
familles équilibrées qui peuvent empêcher des adolescents de sombrer dans la drogue ou la
délinquance. La « politique familiale » consacre aujourd’hui beaucoup d’efforts pour aider les
« familles monoparentales » ou « recomposées » et on ne saurait le lui reprocher. Mais les
efforts ne devraient-ils pas d’abord porter sur la prévention de la « décomposition » des
familles ? Et cela ne passe-t-il pas d’abord par une plus grande considération (y compris
fiscale) pour les banales familles biparentales et hétérosexuelles qui ont parfois le sentiment
qu’on les considère comme « ringardes » et peu dignes d’intérêt. (Sait-on que la SNCF
accorde ses réductions pour voyages aux tarifs « jeunes », « vieux », « en couple » -hétéro ou
homo » indifféremment en 1ère ou en 2° classes, mais n’accorde la réduction de famille
nombreuse qu’en 2° classe parce que l’Etat refuse de la compenser en 1° !)
Même si l’immigration, et le taux de natalité plus élevé chez les immigrés empêche
actuellement le déclin démographique de frapper la France comme il frappe l’Allemagne,
cette situation est la marque d’une société décadente. Ce n’est en effet pas seulement un
problème quantitatif. Une société qui cesse d’avoir des enfants est une société qui ne croit
plus en son avenir, et est donc incapable de le construire. Mais il n’y a là aucune fatalité. Il
suffirait que les pouvoirs publics, comme ils l’ont fait en d’autres temps, fassent preuve
envers l’institution du mariage et des familles qui en sont issues du respect qui leur est dû,
pour renverser la tendance. Cela n’implique aucune condamnation morale du mode de vie des
autres, mais seulement la reconnaissance de la société envers des familles qui se donnent le
mal d’élever des enfants… qui paieront les retraites de ceux qui n’en ont pas.
57
Féminisme
L’égalité en droits de l’homme et de la femme est à juste titre considérée comme l’un
des progrès des sociétés occidentales depuis deux siècles, et comme l’une de leurs supériorités
par rapport aux sociétés polygames. Mais il ne faudrait pas penser pour autant que ce soit une
invention des temps modernes. Le pouvoir de la Reine de Saba ou de Cléopâtre n’avait rien à
envier à celui de César, et les souveraines régnantes n’ont pas manqué dans l’histoire de
l’Europe. Quant au pouvoir des femmes dans les foyers ruraux, il suffit d’avoir négocié un
achat de terre avec un paysan du massif central pour savoir que la femme, respectueusement
debout à côté de son fourneau, et qui écoute sans rien dire la négociation se dérouler, aura le
mot de la fin.
Certes, la force physique donne le plus souvent une supériorité à l’homme et certains
en abusent. La distribution des tâches dans les sociétés rurales (l’homme à la chasse et à la
guerre, la femme au foyer) a aussi contribué à un partage des rôles, et à une supériorité
masculine dans la société, dans la mesure où la force physique était le facteur primordial de la
sécurité, et donc de la survie. Mais on ne peut dire pour autant que le rôle des femmes dans la
vie familiale, économique, politique et sociale ait dans l’ensemble été inférieur à celui des
hommes dans la longue histoire des sociétés.
Mais sur la courte période il est clair que le XIX° et le XX° siècles en Europe ont été
parmi les plus « machistes » de l’histoire. La prédominance de la classe militaire, la
prépondérance des emplois de force, ou physiquement pénibles dans l’industrie, et le fait que
les victimes militaires des conflits aient fait de l’homme une « denrée rare » l’expliquent sans
doute en partie, de même que le fait que ce soit un militaire, Napoléon, qui ait rédigé le code
civil. De ce fait, la réaction « féministe » du XX° et du XXI° siècles était inévitable et
souhaitable.
Mais, comme toute réaction, celle là a entraîné des excès. On en est venu, au nom de
l’égalité des droits et de la dignité, à vouloir nier les différences et l’inévitable partage des
rôles dans une société sexuée. L’humanité serait ainsi l’une des rares espèces du règne animal
où il ne devrait pas y avoir de partage des rôles entre mâles et femelles. Comme si la
maternité et la paternité n’entraînaient pas nécessairement des responsabilités et des droits et
devoirs différents –ce qui ne signifie pas inégaux. On a glissé insensiblement de la
revendication d’une égalité de dignité et de droits, à la revendication d’une égalité de statut
qui est par définition impossible : personne ne songe à mettre hommes et femmes dans la
même finale de Rolland-Garros, même s’il est choquant que le prix pour les unes ne soit pas
le même que le prix pour les autres.
Cet égalitarisme de statuts finit par être préjudiciable aux femmes. Revenant de
Bruxelles avec une jeune collègue et quelques-uns de ses camarades de l’ENA, celle-ci s’est
souvenue au wagon-restaurant qu’elle avait oublié ses cigarettes à sa place. J’ai naturellement
été les chercher. Elle m’a remercié, ce qui était normal, mais avec une insistance qui m’a
intrigué. J’ai alors remarqué qu’aucun de ses camarades de l’ENA n’avait esquissé un geste
lorsqu’elle avait dit avoir oublié ses cigarettes. J’ai alors compris comment le féminisme avait
fait disparaître la galanterie : puisque tu es ma concurrente pour les meilleures places à l’ENA
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et à sa sortie, il n’y a aucune raison pour que je te fasse des cadeaux ! tous égaux sur tous les
plans !
Les femmes elles-mêmes semblent revendiquer cette disparition de leurs privilèges sur
le plan de la courtoisie. Un de mes amis qui avait offert sa place à une femme dans le métro
s’est vu répondre vertement : « vous croyez que je ne peux pas rester debout ! ». Mais dans
cette compétition qui se veut égalitaire entre hommes et femmes, le gouvernement japonais
s’est trouvé il y a quelques années face à un problème : on allait être obligé de recevoir plus
de femmes que d’hommes au concours des Affaires Etrangères, ce qui promettait à terme plus
d’ambassadrices que d’ambassadeurs pour représenter le Japon. Face à se problème et en
l’absence de loi imposant la parité, le jury a discrètement décidé de tricher afin d’avoir au
moins autant d’hommes que de femmes !
Les lois sur la parité et sur l’abolition de toute discrimination « sexiste » à l’embauche,
que l’on voit apparaître dans de nombreux pays, n’aboutissent pas à de meilleurs résultats.
Pourquoi prétendre imposer la « parité » dans la politique et pas dans l’armée ? L’abrogation
de l’interdiction d’employer des femmes dans les mines ou dans d’autres travaux pénibles estelle un progrès social ? A quand la « parité » obligatoire chez les infirmières, les
puéricultrices et les sage-femmes ?
Personne ne songe à remettre en cause l’égalité juridique, politique et sociale entre les
hommes et les femmes. Mais la dérive contemporaine qui consiste à tenter de nier, ou de
gommer les différences entre les sexes dans un nombre de plus en plus grand de domaines
conduit à des absurdités et à des injustices dont les femmes sont dans beaucoup de cas les
premières victimes. Ainsi telle femme, promue cadre supérieur dans le secteur public (à la
suite d’une directive du Président de la République de l’époque ordonnant au secteur public
de progresser dans la « parité ») de préférence à des hommes dont elle reconnaissait ellemême qu’ils le méritaient davantage, a-t-elle fini par se suicider ne pouvant supporter le
regard de ceux qui lui reprochaient cette « faveur »… qu’elle n’avait pas demandée.
Pour ne pas parler de la revendication du « mariage » et de la paternité ou maternité
des homosexuels, qui parlent du « droit » d’avoir des enfants comme s’il ne s’agissait pas
d’abord d’un « devoir » pour assurer la perpétuation de l’espèce et de la société, qui est la
raison d’être de l’institution multimillénaire du mariage. La façon dont on a voulu ruiner la
carrière politique d’un homme qui avait osé dire une vérité d’évidence, à savoir que
l’homosexualité compromettait l’avenir de l’humanité, en dit long sur le néo-conformisme de
notre société. L’aversion légitime pour le conformisme bien-pensant du XIX° siècle ne
légitime pas de tomber dans l’excès opposé.
En réalité, cette course à la « parité » et à la négation des différences sexuelles est le
reflet d’une société qui ne reconnaît plus comme « valeur » que l’argent et les postes qui
peuvent le procurer. La dignité éminente de la femme dans les sociétés traditionnelles était
liée à sa place irremplaçable de gardienne du foyer, de génitrice, et d’éducatrice de ses
enfants. Dire cela aujourd’hui -et surtout l’écrire- provoque un éclat de rire, ou un sourire
condescendant, et vous classe irrémédiablement parmi les réactionnaires attardés, les
négateurs du « progrès moderne », les partisans de la « femme lapine », tout juste bonne à
faire des enfants, et qui est priée de ne pas sortir le nez de ses casseroles.
Or le fait de restituer à la femme la dignité exceptionnelle quelle tient de son rôle
d’épouse et de mère, n’est en rien lié à celui de lui dénier le droit d’exercer les mêmes
59
fonctions qu’un homme là où elle le peut et où elle le souhaite. Mais il implique qu’on lui
reconnaisse des droits et des devoirs différents. Il est clair que dans les métiers -et ils sont
nombreux- qui impliquent que l’on se donne à son travail plus de 35 heures (et souvent plus
de soixante heures) par semaine, une femme ayant éduqué deux ou trois enfants ou plus ne
parviendra jamais, à 50 ans, au même niveau de compétence qu’un homme ayant des
capacités équivalentes. Il est donc absurde de prétendre à une « parité » au niveau des cadres
supérieurs de la fonction publique ou des entreprises, sauf à admettre d’y nommer des femmes
moins compétentes que les hommes candidats au même poste. Ce qui ne veut pas dire qu’une
femme ayant renoncé à avoir des enfants, ou à les éduquer elle-même, ne doit pas avoir les
mêmes chances qu’un homme de parvenir aux sommets de la hiérarchie politique,
administrative, ou économique. Ni même lorsqu’elle est exceptionnellement douée, comme il
y en a des exemples, d’y parvenir tout en se consacrant également à leur famille.
S’il y a un domaine où la « discrimination positive » doit pleinement s’exercer, c’est
en faveur des mères de famille (et non des femmes pour qui l’égalité des droits et la liberté
des choix doit suffire). Si l’on ne veut pas voir cette chose socialement monstrueuse, qui est
un nombre grandissant de femmes renonçant à la maternité pour ne pas compromettre leur vie
professionnelle, il est temps de rendre, ou de donner aux mères de famille la position
juridique, sociale, et économique à laquelle elles ont droit. C’est le contraire de la plupart des
politiques « féministes » actuelles, qui voudraient pratiquer la « discrimination positive » en
faveur de toutes les femmes, ce que rien ne justifie (à moins de considérer qu’elles sont
inférieures aux hommes sur le plan des aptitudes intellectuelles ou économiques).
On ne sait trop pourquoi la revendication du « salaire familial » en faveur de la mère
de famille a toujours été considérée en France comme « réactionnaire ». La revendication de
toujours plus de crèches ou de garderies, prenant les enfants de plus en plus jeunes, est en
revanche considéré comme « progressiste », car permettant aux mères de retourner plus vite
au travail. Q’un patron de choc le pense se comprend. Mais considérer comme un progrès
social de renvoyer les mères à l’usine en payant des fonctionnaires pour s’occuper de leurs
enfants laisse rêveur. La société ferait des économies en payant le SMIC à des mères de deux
enfants et plus pour s’occuper de leurs enfants… et éventuellement de ceux de la voisine !
Mais notre société a tellement perdu le contact avec les vérités naturelles les plus
élémentaires, qu’elle en vient à considérer que les enfants seront mieux élevés dans des
crèches que par leur mère ! Voyons, elle n’a pas les diplômes qu’il faut ! Dans une France où
il faut maintenant un diplôme pour balayer les rues, on devrait au contraire vérifier que les
mères ont un diplôme de puéricultrice avant de les laisser s’occuper de leurs enfants ! C’est ce
qu’Hitler voulait faire pour des raisons différentes, mais ne sommes-nous pas de nos jours
tentés par un certain « totalitarisme démocratique », c’est à dire bureaucratique ? Mais le fin
mot de l’histoire n’est-il pas que, de nos jours, l’argent étant devenu la valeur suprême,
beaucoup de femmes en viennent à considérer que leur dignité se mesure à l’argent qu’elles
gagnent, et non à la place éminente qu’elles ont dans la famille et dans la société ? C’est là un
problème de culture auquel aucune législation ne saurait remédier, mais auquel il appartient à
la société de remédier si elle veut survivre.
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Ecoles et Universités
Les Universités ont été le socle sur lequel la civilisation de l’Europe occidentale s’est
développée depuis le Moyen Age. A l’époque elles étaient -comme le pouvoir politique luimême- sous la tutelle de l’Eglise. Mais cette tutelle, qui s’est manifestée de manière
caricaturale dans la condamnation de Galilée, n’a pas empêcher Galilée d’exister, et la plupart
des grands maîtres des universités de l’époque savaient, comme les monarques, prendre leurs
libertés vis à vis de Rome tout en évitant les confrontations directes. Après la Réforme, ces
universités sont devenues totalement libres, et la plupart d’entre elles le sont restées jusqu’à
nos jours.
Sauf en France où nos révolutionnaires, puis Napoléon, avaient tellement peur de
toutes les têtes qui dépassaient qu’ils n’admettaient aucun pouvoir, fût-il intellectuel,
échappant à leur contrôle. Depuis deux siècles, l’Etat français, qu’il soit républicain,
monarchique, ou impérial, a donc pris, et gardé le contrôle de nos universités. Elles n’en sont
pas mortes, dans la mesure où elles n’ont cessé de générer des élites intellectuelles qui,
comme leurs ancêtres vis à vis du Pape, ont su préserver une certaine indépendance vis à vis
du pouvoir. Mais aujourd’hui, il faut bien reconnaître que la Sorbonne a cessé d’être
l’université la plus prestigieuse du monde, et que celles qui tiennent les premiers rangs sont
celles qui ont su conserver une complète indépendance. Les Français n’étant pas en moyenne
moins intelligents que les autres, il y a sans doute là plus qu’une coïncidence.
Mais les conséquences les plus graves de la mainmise de l’Etat sur nos universités ne
se situent pas au niveau des universités proprement dites, mais au niveau de l’enseignement
national dans son ensemble. Les professeurs d’université sont d’assez fortes têtes pour ne pas
se laisser diriger par des fonctionnaires du Ministère de l’Education Nationale, ni par les
dirigeants syndicaux qui leur donnent leurs instructions. Mais elles ont trop à faire pour se
défendre elles-mêmes, pour pouvoir revendiquer la tutelle intellectuelle légitime qu’elles
devraient logiquement exercer sur l’enseignement secondaire ou primaire dans leur ressort. Il
en résulte que ces enseignements, en France, obéissent en totalité, sur le plan administratif,
intellectuel et éducatif, à une hiérarchie administrative centralisée, elle-même coiffée par les
fédérations syndicales du personnel enseignant. Les Associations de Parents d’Eleves étant
elles-mêmes souvent dirigées par des enseignants, c’est en fait une véritable corporation qui
assure l’autogestion de l’enseignement public en France.
De droite comme de gauche, tous les Ministres qui ont tenté de s’attaquer à cette
forteresse s’y sont cassé les dents. Or, même s’il n’est pas de bon ton de le dire aussi crûment,
tout le monde sait que l’Education Nationale ainsi gérée est une faillite. Tout le monde,
Ministres de gauche en tête, fait la queue pour inscrire ses enfants dans les établissements
privés. Ceux-ci, tout en dépensant en moyenne moins d’argent par enfant, aboutissent
statistiquement à de meilleurs résultats. Les effectifs de l’Education Nationale continuent de
croître alors que le nombre d’élèves diminue, sans que ces résultats s’améliorent.
Or il n’y a pas de fatalité à cette situation. Les enseignants de l’Education Nationale
sont en moyenne aussi bons, sinon meilleurs que ceux du privé. Alors, pourquoi cette faillite ?
Quand on en parle en privé avec des enseignants de base, la réponse est simple : à cause de la
gestion bureaucratique et centralisée du système, qui favorise les médiocres et décourage les
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meilleurs. Comment un chef d’Etablissement qui n’a pas le choix du recrutement de ses
professeurs, qui n’a aucun moyen de les encourager financièrement ni de les sanctionner,
peut-il insuffler à son corps enseignant le dynamisme et le dévouement nécessaires à de bons
résultats. Certains, doués d’un charisme et d’une carrure exceptionnels, y parviennent, aidés
souvent par le prestige de leur établissement. Mais pas plus à l’Education Nationale
qu’ailleurs on ne peut compter sur les seules personnalités exceptionnelles pour faire
fonctionner une institution. Un chef d’établissement moyen, et des professeurs moyens,
peuvent faire fonctionner un établissement de manière très satisfaisante (on le voit dans le
privé) à condition de pouvoir prendre leurs responsabilités dans le cadre d’une saine
émulation. Cela suppose qu’il soit personnellement responsable devant un échelon
universitaire supérieur qui l’ait nommé et qui puisse le sanctionner, et qu’il ait lui-même le
pouvoir de nommer et sanctionner ses collaborateurs. Le tout n’excluant pas, bien sûr, un
Ministre (responsable devant le Parlement) au sommet de la hiérarchie. Un Ministre
responsable, et non des Etat-Majors syndicaux irresponsables.
Ce diagnostique de bon sens est connu de tous, et quelques Ministres courageux ont
essayé de s’attaquer au problème en commençant par ce qui paraissait le plus facile, à savoir
l’autonomie des Universités. Mais les syndicats ont senti le danger s’ils laissaient abattre ce
premier mur de leur forteresse. Le Gouvernement s’est donc, à chaque fois incliné devant eux.
La solution de notre problème universitaire et scolaire, comme celle de plusieurs
autres problèmes capitaux, a donc comme préalable nécessaire la restauration de l’autorité de
l’Etat. Beaucoup plus que pour supprimer la monarchie, la Révolution Française a été faite
pour imposer l’autorité de l’Etat démocratique aux corps intermédiaires et notamment aux
corporations. C’est valable pour les syndicats de l’Education Nationale comme pour les autres
corporations. Quant aux Universités, leurs Recteurs sont des personnages suffisamment
importants pour qu’un Ministre exerce directement sur eux sa tutelle, sans avoir besoin de
passer par l’intermédiaire de ses fonctionnaires.
62
Médecine « libérale »
Elle est morte : il ne peut y avoir de médecine « libérale » si ce n’est pas le patient qui
paie le médecin. Cela n’empêchait pas les assurances « sociales », mutuelles, ou privées de
rembourser, éventuellement à 100%, aussi longtemps que l’assureur restait libre de négocier
le tarif et les conditions de son contrat avec ses clients. Mais du jour où la loi autorise ou
impose des indemnisations à 100%, et où le déficit de ces soi-disant assurances doit être
couvert par le contribuable (aucune différence n’existant en réalité entre impôts et cotisations
obligatoires) la médecine libérale disparaît. Il n’est en effet pas admissible à long terme,
qu’un malade qui ne paie rien, et un médecin qui encaisse, décident ensemble de ce que la
société doit payer. C’est poser en postulat que l’un et l’autre sont suffisamment « vertueux »
pour n’engager aucune dépense inutile, ce qui est par définition exclu, le pourcentage de gens
plus ou moins vertueux n’ayant aucune raison d’être très différent parmi eux que dans le reste
de la population.
C’est pour avoir voulu trop longtemps méconnaître cette vérité d’évidence que le
système de sécurité sociale « que le monde nous envie » est tombé en faillite, et que nos
dépenses médicales par tête sont parmi les plus élevées du monde. Pour remédier à cette
situation, on avait le choix entre deux solutions : renoncer aux indemnisations à 100% dans le
cadre des régimes obligatoires, ou abandonner le principe de la médecine libérale au profit du
« Service de Santé » comme il en existe dans beaucoup d’autres pays. Comme très souvent,
on a refusé de choisir, et on a cherché à remédier aux effets à coups de règlements successifs,
au lieu de s’attaquer aux causes.
L’incapacité du législateur à réformer en profondeur, dans un sens ou dans l’autre a
résulté du dogme fondamental de la « pensée unique » en la matière, qui est que « la santé n’a
pas de prix » et qu’en conséquence il est inadmissible d’avoir une « santé à deux vitesses » .
Avant de tenter de construire quelque chose, il faut donc commencer par détruire ce double
dogme.
La santé a un prix, et nous le savons tous. Ce prix est à payer par une nourriture saine,
une hygiène, une activité sportive, des consultations médicales, des produits pharmaceutiques
etc… qui ont des coûts. Pourquoi le médecin et le pharmacien devraient-ils être gratuits, et le
boulanger et le boucher payants ? les deux derniers sont encore plus importants pour la santé
que les deux premiers. L’expérience prouve tous les jours que les choses gratuites sont
gaspillées : il a suffi pour réduire le gaspillage de l’eau de mettre des compteurs là où il n’y en
avait pas. Au nom de quoi, en effet, laisser au patient le libre choix de son médecin, et à ce
dernier le libre choix de sa prescription, si c’est la collectivité qui paie ? La logique de
l’indemnisation à 100% mène donc nécessairement au service national de santé, où un corps
médical hiérarchisé décide quand et comment soigner les patients en fonction du jugement
qu’il porte sur leurs besoins. Quoi que certains en disent ce système n’est pas attentatoire aux
libertés individuelles, à condition qu’une médecine libérale existe en parallèle.
Et c’est là que l’on se heurte au second volet du dogme, qui est le refus de la
« médecine à deux vitesses ». C’est là l’aspect le plus irréaliste, le plus hypocrite, et le plus
démagogique de ce dogme. La médecine, comme toutes les prestations que l’homme peut
demander à ses semblables moyennant finances est, a toujours été, et sera toujours à plusieurs
vitesses. Parmi les médecins et les chirurgiens, comme parmi les avocats, les architectes, les
63
artisans, etc… il y en aura toujours de très bons, de bons, de moyens, et de mauvais. Les uns
et les autres ne disposant que de 24 heures par jour et de 365 jours par an, il est évident que
tout le monde ne peut avoir accès aux meilleurs, alors que tout le monde le souhaiterait. Il faut
donc bien filtrer. Le filtrage par le montant des honoraires peut paraître choquant. Mais quel
autre y substituer ? Le filtrage par d’autres médecins ? Mais le diagnostique étant précisément
l’art suprême de la médecine c’est renverser le problème. Si au lieu de spéculer on regarde
autour de soi, on constate que dans tous les pays où ce n’est pas l’argent qui donne accès aux
plus grands spécialistes, c’est le pouvoir ou la notoriété. En France même, l’accès aux
meilleurs chirurgiens du Val de Grâce est réservé aux hommes politiques français… ou
étrangers.
Il est donc tout aussi dangereux -si ce n’est plus- de cultiver l’utopie en matière de
médecine qu’en toute autre matière. La France a trouvé un bon compromis en matière de
médecine hospitalière, par le système de la « clientèle privée » qui permet à la fois à la
clientèle du « service de santé » qu’est l’hôpital d’avoir accès aux meilleurs spécialistes, tout
en permettant à ces derniers de recevoir en clientèle privée ceux qui ne souhaitent pas se
soumettre à ce filtre. Il est facile aux bonnes âmes (qui sont parfois celles qui ont droit aux
meilleurs chirurgiens du Val de Grâce sans payer) de se scandaliser de ce « privilège de
l’argent ». Mais si on interdit à ceux qui en ont les moyens financiers un accès direct aux
meilleurs spécialistes, qui les empêchera d’aller se faire soigner à Londres, à Genève, ou à
New York ? L’inégalité de sort entre les plus riches et les plus pauvres, les puissants et les
faibles est certes moralement choquante, dans ce domaine comme dans les autres, quelqu’un
a-t-il une recette pour l’abolir. Ceux qui, comme Mao ou Pol Pot, ont essayé de le faire n’ont
abouti qu’à un nivellement par le bas… sauf à leur propre profit.
Si l’on veut éviter le bureaucratisme d’un système de santé dont les anglais ont fait la
triste expérience, et donc respecter la liberté de choix et de prescription du médecin et du
malade, il n’y a donc qu’une solution : consentir à officialiser une médecine « à nombreuses
vitesses » (qui de toute façon existera toujours dans les faits) par la juxtaposition, en médecine
de ville comme en médecine hospitalière, d’un « service de santé » où médecins et malades
sont soumis aux directives des autorités publiques pour optimiser le rapport coût-efficacité, et
peuvent dispenser des soins gratuits, et d’une médecine libérale dont les taux de
remboursement par la sécurité sociale et les mutuelles seraient plafonnés à 90%, ceux qui le
souhaitent pouvant souscrire à leurs frais exclusifs (c’est à dire à l’exclusion de toute
contribution des employeurs) des assurances privées complémentaires.
Le tort du système actuel est en effet d’avoir confondu les notions d’assurance et
d’assistance. L’assurance est un contrat où tous les assurés paient intégralement toutes les
dépenses couvertes, et c’est pour cela que dans les autres domaines presque tous les assurés
préfèrent souscrire des contrats avec franchises, plutôt que des couvertures à 100% beaucoup
plus chères. Il n’y a pas d’assurance couvrant les risques de ceux qui ne paient pas la prime
correspondante. L’assurance maladie universelle, comme le remboursement à 100%, ne sont
pas basés sur le principe de l’assurance, mais sur le principe de l’assistance à ceux qui ne
peuvent se payer l’assurance. Il n’y a aucune raison d’imposer à la grande majorité des
assurés de payer des cotisations correspondant à l’assurance à 100% de leurs risques, alors
qu’ils préfèreraient se contenter d’une couverture à 90% d’une grande partie d’entre eux, qui
aboutirait à une cotisation nettement inférieure, grâce à une diminution considérable du
gaspillage.
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Que parallèlement le service national de santé soit mis en mesure par le contribuable
de couvrir les 10% restants pour ceux qui n’ont pas les moyens de le faire, fait partie d’une
politique sociale raisonnable, mais il est alors normal que la liberté de choix du malade et la
liberté de prescription du médecin soient encadrés par le « service national de santé ». Mais ce
n’est plus de l’assurance, ni de la médecine libérale. Quant à ceux qui souhaiteront pouvoir
couvrir ces 10% restants dans le cadre de la médecine libérale, ils pourront toujours le faire
auprès d’assurances privées… s’ils sont prêts à en payer le prix ! C’est parce que les assurés
sociaux ont été entretenus dans l’illusion d’une « médecine gratuite », au lieu de prendre
conscience de ce que c’était eux qui la payaient, et à quel prix, que le système a abouti à la
faillite. Une vraie réforme de la sécurité sociale suppose donc d’abord que les assurés
prennent conscience du fait que c’est eux qui paient le gaspillage, et que la seule manière d’y
mettre fin est que leur voisin (et donc eux aussi) soit toujours obligé de payer une partie des
dépenses qu’il engage.
Quant à la base du système en matière de médecine de ville, on ne peut qu’être surpris
de l’attachement apparent du corps médical à la tarification à l’acte qui est une prime aux
moins consciencieux. Il suffit pour le comprendre d’avoir eu l’habitude de consulter un
généraliste qui recevait trois ou quatre patients à l’heure, et de se trouver ensuite à plusieurs
reprises dans le cabinet d’un autre qui, montre en mains, en recevait 12 pour comprendre
l’absurdité du système. Si les honoraires étaient calculés au temps, par tranches de 5 minutes,
ce que rien n’empêche, on éviterait de voir, à diplômes et compétences égaux, des médecins
moins bien payés que des « plombiers français », et d’autres mieux payés que des professeurs
de faculté. L’époque où la rémunération à l’heure était considérée comme réservée à la main
d’œuvre non qualifiée est révolue depuis longtemps : les plus grands avocats se font
rémunérer à l’heure comme leurs confrères américains.
Les tentatives actuelles de boucher les voies d’eau du navire qui coule avec des
rustines -médecin-traitant obligatoire, ticket modérateur d’un euro, etc…- aboutissent à
cumuler les inconvénients bureaucratiques du service de santé, et l’accentuation de la
médecine à plusieurs vitesses. Plus on réglemente pour tenter de limiter les abus, plus on
alourdit le coût bureaucratique du système, et plus on accentue la « pluralité de vitesses » à
laquelle on prétend vouloir remédier : ces mesures ne gênent pas ceux qui ont le plus d’argent
mais les autres. Si l’on veut conserver une médecine libérale, la seule « vitesse unique »
possible est celle où le malade accepte de prouver par sa participation financière directe
l’importance qu’il attache à la qualité des soins qu’il réclame. Et que l’on n’aille pas dire que
seuls les « riches » peuvent le faire : l’importance de la clientèle des rebouteux de toutes
sortes, et les sacrifices financiers que beaucoup de salariés modestes consentent pour
s’adresser aux meilleurs médecins dans les cas graves, prouve le contraire. Et si l’on veut à
tout prix la vitesse unique gratuite, il faut interdire aux Français d’aller se faire soigner
ailleurs que dans le « service de santé ». Mais leur interdira-t-on aussi d’aller se faire soigner
à leurs frais à l’étranger, seule manière que le système ne devienne quand même un système à
deux vitesses : la classe « pullman » et la 4° classe ?
65
Banlieues….
A en croire la presse étrangère, qui ne le cède en rien à la presse française dans sa
capacité à grossir et déformer d’autant plus les faits qu’ils se passent plus loin, c’était une
nouvelle Révolution Française, voir une guerre civile, ou à tout le moins Mai 1968. Ce n’était
rien de tout cela. Ces émeutes ont été, bien sûr, des évènements graves, mais pas pires que
beaucoup d’autres que l’on n’a pas médiatisés à ce point. Pas pires sûrement que les émeutes
de Los Angeles de 1991 qui ont fait 52 morts et plus de 2000 blessés et qui n’ont fait, ni en
Europe, ni aux Etats-Unis l’objet d’une couverture médiatique comparable. Ce qui fait leur
importance, comme souvent, c’est davantage ce que les médias et la classe politique ont voulu
en faire, que ce qu’ils étaient réellement.
Il n’est pas question de nier les réalités sociales qui ont servi de terreau à ces émeutes.
Mais elles n’étaient hélas pas nouvelles, et l’incident qui les a déclenchées n’était ni le
premier, ni le plus grave depuis vingt ans. Ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est la raison
pour laquelle elles ont revêtu ce caractère organisé et durable qui implique l’existence d’un
calcul « politique » de la part des organisateurs. Aucun groupuscule « politique » ou
« islamiste » n’ayant été identifié, l’explication la plus plausible avancée à ce jour est une
réaction de la pègre à la tentative du Gouvernement de reprendre le contrôle des banlieues que
nos gouvernements, depuis 20 ans, lui avaient abandonné : ils trouvaient commode de laisser
cette pègre faire régner « son ordre » dans les banlieues en échange de la paix ailleurs, comme
le faisait à l’époque le Maire de New York. Un journaliste français a fait remarquer que les
émeutes s’étaient développées dans les villes où la police avait entrepris de démanteler les
réseaux de la drogue, la mafia continuant à faire régner le calme dans les autres pour ne pas
attirer l’attention sur elle. Si cette interprétation est juste, ces évènements seraient plutôt à
comparer à ceux de Harlem lorsque le Maire de New York a décidé d’en reprendre le
contrôle. Si ces derniers ont duré moins longtemps, c’est sans doute parce que les méthodes
de la police de New York sont plus « efficaces » que les nôtres.
Quant aux raisons pour lesquelles la presse française et étrangère, et les milieux
politiques français ont grossi à plaisir l’événement, elles sont multiples. Pour ce qui est de la
presse américaine et européenne, le plaisir de donner une leçon à ces « français arrogants »
qui se permettent de donner des leçons aux Américains à propos de l’Irak, ou de rejeter un
référendum européen, a été à juste titre souligné. Mais cet écho à l’étranger, exagéré comme
toujours par la distance, n’aurait pas été aussi grand si les milieux politiques et la presse
française ne s’en étaient les premiers emparés à des fins politiciennes parfois peu avouables.
Que l’opposition, dans un premier temps, ait cru pouvoir en profiter pour critiquer le
gouvernement, c’est la règle du jeu, et on ne peut guère le lui reprocher. Ce qui est plus grave,
c’est le fait qu’au sein de la majorité quelques personnalités et quelques chapelles aient cru
pouvoir en profiter pour avancer leurs pions par rapport aux autres. Que Sarkozy, Ministre de
l’Intérieur, y ait vu l’occasion de se faire valoir, passe encore. Mais que d’autres, au sein
même du gouvernement, aient plus ou moins ouvertement souhaité son échec, est
difficilement admissible, et a contribué à accroître l’excitation de la presse. Cela a surtout
donné aux organisateurs de ces mouvements le sentiment qu’ils allaient pouvoir en profiter
pour reprendre le contrôle de « leurs » banlieues.
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Heureusement, après ces moments de folie collective, les uns et les autres se sont
ressaisis. L’opposition a compris que l’opinion n’était pas du côté des émeutiers, et qu’elle
n’aurait rien à gagner à ce que l’on aille regarder de plus près en quoi sa propre politique dans
les banlieues portait une part importante de responsabilité dans l’origine de ces évènements.
Et la majorité a compris que l’étalage de ses petites querelles et ambitions alors que la maison
brûle, ne pouvait que faire le jeu de l’opposition, de gauche et d’extrême droite. Par miracle,
dès que les jeux politiciens ont cessé, le gouvernement a été en mesure de rétablir l’ordre.
Reste à tenter de tirer la leçon de ces évènements, plutôt que de céder à la tentation de
les oublier. Et d’abord à rejeter une fois pour toutes la double grille de lecture dans laquelle
on s’est enfermé depuis trente ans avec le résultat que l’on a vu. La grille de gauche selon
laquelle le problème est avant tout social, et qu’il suffit donc d’augmenter les crédits sociaux,
le financement des associations, de lutter contre les discriminations (voir d’instaurer des
« discriminations positives »), et de décréter la « mixité sociale » dans la politique du
logement, pour que les mafias disparaissent et que l’ordre et la paix règnent dans les
banlieues. La grille de droite selon laquelle le rétablissement de l’ordre républicain dans les
banlieues grâce à un bon quadrillage policier fera disparaître la mafia, et avec elle le chômage
endémique qui l’aide à prospérer.
Il n’est pas question de nier qu’il y ait du vrai dans ces deux lectures. Mais il est un
peu simpliste de croire, ce qui semble être le consensus actuel de notre classe politique, qu’il
suffit de les combiner pour avoir la solution. Leur tort commun est de poser en postulat
implicite que le problème n’est que d’ordre politique, et justiciable, comme tel de mesures
politiques ou « sociales » au sens courant du terme, à appliquer dans les banlieues, là où le
problème se pose. A partir du moment où l’on garde cette double approche, la solution
s’appelle « plus de crédits », « plus de fonctionnaires » et « plus de policiers » pour les
banlieues, et, comme on le voit depuis vingt ans, la somme de tous ces plus est zéro.
On commence aujourd’hui à parler d’autre chose, de changeemnts de mentalités, de
lutte contre les discriminations, de mixité sociale, etc… Mais on continue à faire comme si
ces problèmes étaient affaire de réglementations. Prétendre contribuer à la solution en
décrétant un minimum de tant pour cent de logements « sociaux » par commune est ridicule
lorsque l’on sait que ce sont les offices départementaux et municipaux d’HLM qui ont
pratiqué depuis trente ans et plus la politique de ségrégation dont on voit aujourd’hui les
résultats, et que les HLM de la ville de Paris sont en grande partie destinés à ses
fonctionnaires qui n’ont aucune envie de voisiner avec des familles d’immigrés clandestins.
De plus c’est oublier que, si l’on peut imposer à des municipalités d’accueillir des immigrés,
on ne peut interdire aux autres habitants de quitter leur voisinage (c’est ce qui s’est passé
depuis trente ans dans de nombreuses communes). Gageons que si la moitié des immeubles de
la place des Vosges était transformée en HLM pour les habitants actuels des banlieues à
problèmes, M. Jack Lang irait habiter ailleurs. C’est de même une illusion de croire qu’il
suffit de rendre obligatoire l’anonymat des CV pour mettre fin aux discriminations à
l’embauche. C’est oublier qu’il n’y a pas que la couleur de la peau qui contribue à ces
discriminations, et que le fait que l’on ait renoncé, dans beaucoup de lycées de banlieue, à
enseigner un français, une tenue, et une politesse corrects y compte au moins pour autant.
Ce qui conduit à s’interroger sur un silence surprenant concernant les leçons à tirer de
cette crise : c’est le silence sur la responsabilité qui incombe à l’Education Nationale dans la
situation actuelle des banlieues. Pas tant sur la qualité de l’enseignement et les résultats aux
examens (encore que l’on doive s’interroger sur la nomination systématique de débutants dans
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les établissements « difficiles »). Il est normal que des enfants de parents eux-mêmes peu
scolarisés aient plus de mal à réussir que d’autres. S’il est un domaine où l’Education
Nationale aurait dû avoir à cœur de montrer qu’elle n’était plus seulement le ministère de
l’ « Instruction Publique », c’est bien dans le souci de l’ « éducation » des enfants d’immigrés.
Or cette éducation s’est limitée le plus souvent à une éducation « politique », insistant
davantage sur les « droits » et sur les « libertés » du citoyen que sur ses devoirs. Au nom du
respect des traditions ou coutumes étrangères, on a renoncé a imposer le respect des traditions
ou coutumes françaises. Qu’un professeur (la première « autorité » française avec laquelle un
enfant est en contact permanent) se fasse tutoyer et appeler par son prénom est certes très
« tendance » et peut se comprendre au Lycée Janson de Sailly. Mais c’est rendre un bien
mauvais service que de faire croire à ces enfants d’immigrés que c’est une tradition française,
de même que d’arriver au lycée dans n’importe quelle tenue. Du coup ils sont très surpris si
lors d’un entretien d’embauche (sur CV anonyme ou non) ils se voient préférer un candidat
plus « conformiste ». Ils ont vite fait de crier au racisme sans se rendre compte que le « fils de
famille » français qui arrive avec la même tenue et le même langage (il y en a) subit le même
sort.
Il y a plus grave encore. En écoutant Luc Ferry le 6 Janvier 2006, au cours de son
dialogue avec Jacques Julliard sur LCI, détailler les statistiques officielles des milliers de
crimes et délits commis chaque année dans les établissements d’enseignement, on se
demandait comment on pouvait prétendre « éduquer » des lycéens en ne réagissant que par
des discours moralisateurs à une telle situation. Or les syndicats de l’Education Nationale
venaient de s’opposer, une fois de plus, à la présence de policiers dans les lycées. Il semble
qu’à leurs yeux la police représente le « mal absolu ». Notre République semble avoir confié
l’éducation de ses enfants, non pas à Voltaire, mais à Rousseau : l’homme étant « bon », les
enfants le sont à plus forte raison, et ce qu’il faut, ce n’est pas exiger d’eux le respect dû aux
enseignants, au besoin par la crainte de sanctions, mais les traiter en égaux en prêchant la
bonne parole. On n’a donc pas besoin de policiers, mais de toujours plus d’enseignants pour
combler les vides faits par les dépressions nerveuses dont ils sont atteints à force de devoir se
laisser insulter ou frapper sans réagir.
Le tableau n’est certes pas partout aussi noir, et il existe encore beaucoup
d’enseignants qui exigent de se faire respecter… et même qui y parviennent. Mais il est
suffisamment fréquent pour que l’on s’en alarme. Si cela ne nuisait qu’au corps enseignant, ce
serait déjà grave. Mais cela nuit encore plus à ces enfants que l’on prétend « respecter » en ne
leur imposant ni discipline, ni sanctions, ni règles de politesse. Comment espère-t-on qu’ayant
vécu leur jeunesse dans une telle atmosphère d’anarchie larvée, ceux qui sortent de tels
établissements puissent s’insérer dans la société, même s ‘ils en sortent avec tous les diplômes
de la terre ? Et même si leur diplôme leur permet de trouver un travail, il ne faut pas s’étonner
de les retrouver en train de piller des voyageurs dans un train de la SNCF.
Le problème de l’intégration sociale et de la non-discrimination ne peut, pas plus
aujourd’hui qu’hier, se régler à coups de décrets. C’est une question d’attitude de la société à
tous les niveaux, parmi les français de souche comme parmi les immigrés, et en premier lieu à
l’école. Il faut certes y enseigner aux Français de souche la tolérance raciale. Mais il faut au
moins autant enseigner aux autres le respect de la loi, de la langue, des traditions et de la
politesse françaises. Il convient de ne pas les entretenir dans l’illusion, au nom d’on ne sait
quelle interprétation des droits de l’homme, que c’est à la société de s’adapter à eux, alors que
c’est à eux de s’adapter à la société. Et il faut par ailleurs éviter d’alimenter les tendances
racistes existant inévitablement dans toute société, en cherchant à imposer des voisinages non
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souhaités, ou en accordant des « discriminations positives » inévitablement ressenties comme
des injustices par ceux qui en sont victimes. Décider de donner tant % des places dans les
classes préparatoires aux grandes écoles à une catégorie sociale est automatiquement refuser
ces places à d’autres ayant un niveau égal ou supérieur (faudrait-il symétriquement interdire
qu’il n’y ait pas plus de tant % de juifs ou de catholiques ?). En revanche, c’est également au
niveau de l’éducation, des enfants et des adultes, dans l’administration et dans les entreprises
qu’il faut lutter contre les préjugés racistes… ou sociaux ! N’oublions pas que les préjugés
auxquels se heurtent les enfants de nos banlieues actuelles ne sont guère différents de ceux
auxquels se heurtaient les enfants des banlieues d’il y a un siècle dont les parents étaient
immigrés de Bretagne ou du Massif Central.
L’intégration massive de populations immigrées dans une société quelconque est un
processus progressif et délicat qui nécessite normalement deux ou trois générations. Beaucoup
de facteurs peuvent contribuer à le faciliter ou à le compliquer. L’intégration des Italiens,
Polonais, Russes, Espagnols ou Portugais s’est faite sans trop de difficulté compte tenu d’un
nombre relativement faible, et d’une communauté ou d’un cousinage de cultures et de
religions. L’intégration d’une communauté musulmane beaucoup plus nombreuse pose des
problèmes plus difficiles. Raison de plus pour insister sur le fait qu’elle ne peut se faire que
moyennant l’acceptation par cette communauté des coutumes et traditions françaises. Encore
faudrait-il que les Français montrent qu’ils y croient eux-mêmes ; ce n’est pas par
l’autodénigrement de leur histoire qu’ils convaincront les enfants d’immigrés de s’y intégrer.
Ce n’est pas la religion ou le maintien des coutumes familiales qui fait problème : la
communauté asiatique française fête son nouvel an et respecte ses coutumes sans problème.
Ce qui peut faire problème, c’est la volonté de certains, minoritaires au sein de la
communauté musulmane elle-même, de s’affirmer comme une communauté ayant des droits à
faire valoir, comme telle, vis à vis de la France. Toute concession, ou toute faiblesse vis à vis
d’une telle manière de voir ne peut que compromettre la solution du problème.
69
SOS Psychologues !
Maintenant, quand il y a un incendie, les psychologues arrivent sur les lieux avant les
pompiers ! Cette boutade est certes exagérée, mais à peine. On n’a jamais autant parlé de
psychologues en France que depuis une dizaine d’années et cela croît tous les jours : à l’école,
à l’usine, au bureau, dans les catastrophes, etc… on en veut partout. Tant mieux si cela offre
des débouchés aux psychologues issus de nos universités. Mais il faut quand même se
demander à quoi ce phénomène correspond, et s’il n’a pas des effets pervers.
Il semble qu’il corresponde d’abord au déclin du sentiment religieux et des églises. Sur
les questions les plus profondes et les plus intimes de la vie et de la société, les références de
base de la plupart des gens étaient la religion et la tradition familiale. Ces références sont
aujourd’hui « ringardisées » aux yeux de plus en plus de nos contemporains à qui nos médias
et notre Education Nationale enseignent que la seule valeur est la liberté individuelle. Les
autres cadres traditionnels disparaissant aussi dans l’agitation d’un monde moderne de plus en
plus mobile, nos concitoyens se retrouvent face à eux-mêmes et à leurs angoisses dès qu’un
incident de parcours psychologique ou physique les fait sortir du tourbillon. Les prêtres,
pasteurs et rabbins étant de moins en moins nombreux et de plus en plus surchargés de travail,
on se précipite chez le psychologue si ce n’est pas la société qui vous en envoie un, comme
elle envoyait jadis ses prêtres et ses religieuses..
Un autre facteur qui contribue à cette vogue, est la place prise par la vulgarisation de la
psychanalyse dans notre culture contemporaine. Dans la mesure où le sens de Dieu s’efface,
les hommes en viennent de plus en plus à se regarder dans la glace, et à faire de leur propre
psychisme le centre du monde. Psychologie, psychanalyse, psychiatrie, la plupart de nos
contemporains ne comprennent pas bien les différences, et ne retiennent d’ailleurs souvent,
dans le langage courant, que les trois premières lettres du mot. Le « psy », contrairement au
prêtre, au pasteur et au rabbin qui ont pourtant souvent fait plus d’études supérieures que lui,
est en outre paré d’une auréole « scientifique » qui donne confiance, même pour ceux d’entre
eux dont le niveau d’études est très limité.
Et cette confiance en elle-même est une bonne chose. Dans les circonstances difficiles
la chose dont on a le plus besoin est de trouver quelqu’un à qui l’on fasse confiance. Peu
importe, à la limite, que cette confiance soit justifiée ou non, surtout dans un premier temps.
Sur les lieux d’une catastrophe, le faux prêtre, le faux gendarme, et le faux « psy » peuvent à
la limite être aussi utiles que les vrais. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut voir les différences.
Quand nos psychologues modernes n’existaient pas, il y avait souvent dans une équipe de
pompiers ou de gendarmes, l’un ou l’autre ayant plus d’expérience de la vie et des
catastrophes, et de chaleur humaine que les autres, à qui l’on s’en remettait pour réconforter
ceux qui en avaient besoin. Certes, ils n’avaient pas tous ces qualités, et chez la plupart
d’entre eux, un peu plus de formation psychologique n’aurait pas fait de mal.
Mais le problème est que de nos jours on se refuse de plus en plus à reconnaître les
qualités humaines les plus éminentes si elles ne sont pas sanctionnées par un diplôme. C’est
tout juste si aujourd’hui on n’interdirait pas aux secouristes de réconforter les blessés, sous
prétexte qu’ils n’ont pas le diplôme nécessaire pour le faire.
70
C’est là le côté pervers de ce rôle grandissant des psychologues professionnels. Il est
vrai que tout le monde n’est pas également doué pour sentir naturellement ce qu’il faut dire ou
ne pas dire en certaines circonstances, et qu’en ce sens il est bon que ceux qui sont appelés à
porter secours à leurs semblables aient appris un certain nombre de choses à cet égard. Mais
ne vaudrait-il pas mieux inclure à cet effet le minimum nécessaire dans la formation des
gendarmes et des pompiers que d’envoyer des psychologues frais émoulus de l’université ? Il
en va de même dans la vie courante. Faut-il augmenter le nombre de psychologues
professionnels dans les lycées ou dans les entreprises, ou ne ferait-on pas mieux d’améliorer
la formation psychologique des professeurs ou des cadres, et de leur rappeler qu’ils ont une
responsabilité humaine autant que technique ?
Et au surplus, est-ce de psychologie ou de chaleur humaine que les accidentés de la vie
ont le plus besoin ? Croit-on vraiment que les études de psychologie à la Sorbonne soient
vraiment une formation à la chaleur humaine plus que la formation des médecins, des
infirmières, des secouristes, des gendarmes ou des pompiers ? Les études universitaires de
psychologie et les diplômes qui les sanctionnent sont indispensables à la société. Mais faut-il
pour autant considérer qu’il faut développer un métier de « psychologues » qui auraient le
monopole de traiter les aspects psychologiques des problèmes ? Ce serait une catastrophe
dans la mesure où cela paraîtrait exonérer les autres cadres de notre société de leur devoir qui
existe dans tous les métiers sans exception, de tenir compte de la dimension psychologique et
plus généralement humaine des problèmes qu’ils traitent : la place des psychologues n’est pas
sur les champs de bataille, les lieux de catastrophes, les lycées ou les entreprises, mais dans
les écoles d’officiers, de gendarmerie, de pompiers, les écoles normales, les écoles
d’ingénieurs et de cadres, ou l’Ecole de la Magistrature. Et elles en ont le plus grand besoin.
71
Permis de conduire
Quelle drôle d’idée de vouloir introduire un sujet aussi trivial parmi des réflexions
d’un ordre apparemment supérieur. Et pourtant, à y réfléchir un peu, le rôle éminent de la
politique est d’organiser la société de manière à offrir au plus grand nombre des conditions de
vie répondant à leurs besoins. Or qui niera qu’aujourd’hui la conduite d’une voiture est un
besoin réel pour 99% des personnes vivant en dehors des grandes villes, et même pour la
majorité des gens qui y vivent ? Et qui niera que l’organisation actuelle du permis de conduire
revient en pratique à obliger ceux qui veulent l’obtenir à l’ « acheter » pour un millier d’euros
à des auto-écoles privées qui ont, de fait, le monopole de sa préparation ?
Comment se fait-il que notre République qui est fière à juste titre d’avoir créé
l’enseignement public et obligatoire gratuit ait fait une exception pour le code de la route, en
accordant pratiquement à des entreprises privées à but très lucratif le monopole de son
enseignement ? Cela se comprenait à l’époque où la possession d’une voiture était réservée à
des professionnels ou à quelques privilégiés. Et pourtant, il y a 50 ans, on pouvait encore se
présenter au permis de conduire sans passer par une auto-école, à une époque où la conduite
d’une voiture était autrement plus difficile et dangereuse qu’aujourd’hui. Si cela reste
théoriquement possible aujourd’hui, personne n’ose prétendre que ce soit réellement le cas.
Un garçon ou une fille de 18 ans aujourd’hui (ou ses parents) doit donc payer de
l’ordre d’un mois de salaire au smic à une société privée pour avoir le droit de conduire une
voiture. La seule explication possible est que les auto-école sont aujourd’hui des agents
électoraux analogues aux bistros d’il y a 50 ans, de sorte que ni la droite ni la gauche n’osent
toucher au monopole que cette corporation s’est arrogé de fait. Le Gouvernement, qui
commence à prendre conscience du problème, a mis en avant la solution hypocrite du permis
à un euro. Hypocrite car le prix du permis reste le même, sauf qu’on peut le payer à crédit.
Or qu’est-ce qui empêcherait d’enseigner le code de la route à l’école ? Ce serait faire
injure à nos enseignants (qui presque tous ont leur permis de conduire) que de prétendre qu’ils
auraient besoin d’une « formation particulière » pour l’enseigner. Quant aux élèves, il semble
indispensable de le leur enseigner, même s’ils ne doivent jamais conduire une voiture. Un
piéton ou un cycliste d’aujourd’hui a tout autant besoin de le connaître qu’un automobiliste.
On pourrait donc parfaitement instaurer pour le code de la route un examen de fin d’études
obligatoire passé devant des officiers ou sous-officiers de police ou de gendarmerie (si cela ne
provoque pas une grève des syndicats de l’éducation nationale !) qui, en cas d’obtention de la
moyenne, donnerait droit à la délivrance du permis de conduire à 18 ans.
Quant à la pratique, qui prétendra que des parents se sentant responsables de la
sécurité de leurs enfants, des amis ou des garagistes ne sont pas aussi bien à même de
l’enseigner que des moniteurs d’auto-école. Toutes les sociétés de location automobile et tous
les garages pourraient avoir des voiture à double commande à louer. Au surplus, personne ne
condamnerait les auto-école à disparaître. Il ne s’agit que de leur refuser un monopole
injustifié, générateur de tarifs prohibitifs. Elles garderaient la clientèle des recalés au code à
l’école, et de ceux n’ayant pas la possibilité ou le désir de se faire former par quelqu’un
d’autre.
72
Il faut, bien sûr imposer une période probatoire aux jeunes conducteurs, comme on le
fait déjà. La principale utilité du permis de conduire est de pouvoir être retiré ou suspendu. Il
est donc tout à fait possible et légitime de prévoir des sanctions particulières à cet égard pour
les conducteurs débutants. En outre, la personnalisation des primes d’assurance, déjà
pratiquée, permet d’exercer une dissuasion importante contre les conducteurs imprudents.
Mais si l’on veut aller plus loin, la logique ne serait-elle pas de remplacer l’immatriculation
des véhicules par l’immatriculation des conducteurs, ou de pratiquer une double
immatriculation permettant de lier bien davantage le tarif et les conditions des assurances aux
statistiques d’accidents et d’infractions des conducteurs. Plutôt qu’un « permis à points » (qui
n’enregistre que les contraventions et non les accidents) aboutissant à la solution brutale du
retrait de permis (la plupart du temps inappliquée parce qu’inapplicable) un fichier
informatisé de l’ensemble du comportement de chaque conducteur permettrait de graduer les
sanctions par des limitations progressive de la validité du permis (cylindrées, vitesse, territoire
géographique, etc…) et des augmentations graduelles du coût de l ‘assurance.
Au lieu de cela, le système actuel permet, lorsque l’on a perdu ses points (y compris
maintenant pour des infractions mineures), d’aller « acheter » un nouveau permis dans une
auto-école, sous forme de « stages de formation » permettant de récupérer des points, au prix
TTC de 260€ pour 4 points, soit 65€ le point, soit environ le double du prix payé par point
pour acheter le permis initial.. Or, si un automobiliste dépasse la vitesse limite, ou conduit en
état d’ébriété ce n’est pas parce qu’il ne sait pas que c’est interdit, et il est donc inutile de faire
semblant de le lui réapprendre. Le soi-disant stage n’est donc qu’une pénalité déguisée sous la
forme d’une perte de temps et d’argent. Une amende et une courte peine de prison feraient
aussi bien l’affaire à cet égard. Mais il est vrai que l’amende irait dans les caisses de l’Etat au
lieu d’aller dans celles des auto-écoles. Mais c’est précisément là le point le plus choquant du
système actuel, et il est curieux de voir que ceux qui se scandalisent le plus de la privatisation
des autoroutes ne se scandalisent pas de cette privatisation des amendes.
Grâce à cette merveilleuse politique, que personne ne parle de remettre en cause, le
nombre de conducteurs contrôlés sans permis, c’est à dire de ceux qui n’ont pas pu ou pas
voulu l’acheter à ce prix là, est passé de moins de 3.000 en 2002 à plus de 33.000 en 2005 ! Et
ce sont bien sûr les assurances des conducteurs avec permis qui paient les dommages causés
par les conducteurs sans permis. Les péages sur les ponts, abolis par la révolution, étaient
moins scandaleux que cela.
73
O.N.G.
« Organisations Non-Gouvernementales ». Appellation qui littéralement ne veut rien
dire : on ne définit pas quelque chose par ce que cela n’est pas, mais par ce que c’est. A la
lettre, une ONG est donc n’importe quoi, à l’exception d’une organisation gouvernementale.
En réalité cette appellation est apparue pour la première fois dans le langage des NationsUnies pour désigner des associations internationales privées que l’ONU et ses institutions
spécialisées reconnaissaient comme des interlocuteurs valables sur certains sujets. Cette
définition reste valable aujourd’hui pour le plus grand nombre de ce que l’on appelle dans le
langage courant les ONG, bien qu’il couvre maintenant, dans ce langage, des associations non
reconnues par l’ONU et des associations purement nationales.
Pourquoi, aujourd’hui, cette faveur croissante de l’opinion en faveur des ONG au sens
large ? Pourquoi cette idée répandue que ces associations sont « bonnes », « dévouées »,
« efficaces », etc… ? Probablement par un effet de miroir du préjugé opposé selon lequel les
organisations gouvernementales, nationales ou internationales, seraient nécessairement
lourdes, politisées, inefficaces, et plus ou moins supposées d’impérialisme ou de défense
d’intérêts économiques sordides. Le rôle grandissant de ces ONG, et les sommes
considérables qu’elles brassent, provenant tant de subventions publiques que de dons privés,
exigent que l’on s’interroge sur ce tableau en noir et blanc, et sur la place que nos sociétés
doivent leur faire.
La marée de dons provoquée par le Tsunami, dépassant largement les nécessités des
secours immédiats pour lesquels ils avaient été sollicités, a provoqué dans les médias un début
de réflexion sur ce sujet. Mais, comme toujours, ces réflexions médiatiques font davantage
appel à des réactions émotives sur des aspects plus ou moins spectaculaires montés en épingle
qu’à une réflexion approfondie. Un an après le Tsunami, tous les bien-pensants se
scandalisent du fait que les deux tiers de l’argent ne soient pas encore dépensés, pendant que
la majorité des ONG cloue au pilori la seule d’entre elles qui ait eu la sagesse de dire qu’elle
ne voulait plus de dons parce qu’elle en avait reçu plus qu’elle ne pouvait en dépenser. Assez
curieusement, dans la cacophonie qui en résulte, on n’entend la voix, ni de l’Etat, ni de
l’Inspection des Finances, ni de la Cour des Comptes, alors que toutes ces ONG sont, en vertu
de la loi française, soumises à un contrôle des pouvoirs publics. Sans doute ces nobles
institutions nous donneront-elles, dans deux ou trois ans, leur opinion sur le sujet. En
attendant, ce sont les journalistes de télévision qui jouent les contrôleurs, sinon les procureurs,
c’est à eux que les ONG répondent, et c’est eux qui prononceront le jugement au nom du
peuple, en décidant de la sanction, car c’est eux qui détiennent la clef de leur source de
financement principale.
Cette situation montre que, là comme ailleurs, le jeu de nos institutions politiques n’est
plus adapté aux réalités du XXI° siècle. Que les ONG aient progressivement comblé le vide
laissé par la lourdeur de nos bureaucraties publiques, nationales et internationales, était
inévitable et souhaitable. D’autant plus qu’au départ ces organisations, très souvent animées
par des bénévoles au dévouement admirable, se sont souvent révélées plus proches du terrain
et plus efficaces que ne pouvait l’être aucune administration publique, même bien gérée. Mais
que l’on en arrive à considérer, au plan national et international, que l’action humanitaire doit
74
être le monopole de ces ONG, sous le seul contrôle de leurs adhérents et donateurs, n’est pas
démocratiquement acceptable.
Avec le gigantisme atteint actuellement par les principales de ces organisations, le
contrôle par les adhérents est devenu de fait le contrôle par les salariés, et le contrôle par les
donateurs le contrôle par les médias. Compte tenu des méthodes vétustes de nos contrôles
financiers nationaux, leur intervention, lorsqu’elle se produit, arrive plusieurs années trop tard
comme on l’a vu dans le cas de la Ligue contre le Cancer, et comme on le verra sans doute
dans le cas du tsunami. Par ailleurs, de par leur gigantisme, ces organisations sont devenues
de véritables entreprises, pour les meilleures d’entre elles, ou de véritables bureaucraties
privées pour les autres. Il ne faut donc pas s’étonner si, pour leurs dirigeants, le souci de la
pérennité de l’organisation devient peu à peu un souci aussi important (et parfois plus !) que
le souci de l’accomplissement de la mission immédiate. Tout dirigeant d’entreprise, quelle
qu’en soit la nature, qui se respecte se sent responsable de la stabilité de l’emploi de ses
salariés. S’il est clair que l’on ne reconstruit pas en six mois une région dévastée, ce n’est
donc pas faire injure globalement aux dirigeants de ces organisations que de penser que
certains d’entre eux aient pu être tentés d’étaler sur quelques années une partie de la manne
exceptionnelle de dons reçus afin d’assurer la stabilité du « chiffre d’affaires » de leur
organisation.
C’est en cela que le développement du « professionalisme » dans les ONG est à
double tranchant. Quand on l’oppose à l’ « amateurisme » qui a trop souvent régné dans
certaines organisations, on ne peut que s’en féliciter. Mais dans la mesure où il implique de
plus en plus souvent l’accroissement, voir la prépondérance du salariat sur le bénévolat, il
devient néfaste. Le vrai bénévole est content d’aller se reposer chez lui quand on n’a plus
besoin de lui. Le salarié doit s’inscrire au chômage et rechercher un nouveau travail pour
nourrir ses enfants. En réalité, ces organisations cessent alors d’être « à but non lucratif », le
« but lucratif » légitime de leurs salariés (y compris ceux du sommet de la hiérarchie) ne
pouvant humainement rester entièrement étranger à leurs décisions. C’est la raison profonde
pour laquelle on a assisté à certains phénomènes scandaleux de concurrence entre ONG, se
disputant les meilleurs « marchés ». La télévision devenant le meilleur instrument de collecte
de fonds, certains dirigeants considèrent qu’ils se doivent d’être présents sur les opérations les
plus médiatisées ou médiatisables, quitte à marcher sur les pieds du « concurrent », et à
négliger d’autres opérations médiatiquement moins « rentables ». Bien sûr, de tels
comportements sont loin d’être la règle, mais il suffit qu’ils existent pour risquer de
discréditer la cause humanitaire dans son ensemble.
Mais les ONG ne se limitent pas à l’action humanitaire en cas de catastrophe.
Beaucoup ont des objectifs ouvertement ou non plus « politiques ». Que ce soit Greenpeace,
ATTAC, ou d’autres, beaucoup d’ONG ne se proposent pas de réaliser quoi que ce soit en
faveur des déshérités, mais seulement de propager des idées, et d’organiser des
manifestations, violentes ou non pour les propager ou pour s’opposer à des politiques qu’ils
estiment y être contraire. On peut certes présenter ces idées comme généreuses, humanitaires,
désintéressées, etc… Il n’en reste pas moins qu’il n’est pas très facile de les distinguer de
celles de tel ou tel parti politique, ni surtout d’avoir la preuve de leur générosité ou de leur
désintéressement. Considérer que ces ONG doivent avoir dans le paysage politique et social la
même place que la Croix Rouge, les Chevaliers de Malte, ou Médecins sans frontières est
simplement une escroquerie intellectuelle à laquelle il convient de remédier d’urgence.
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En résumé, la place de ce que l’on appelle les ONG dans notre société est à repenser
entièrement. Tout d’abord en accordant une dénomination plus appropriée aux vraies
organisations humanitaires. Ensuite en subordonnant leur financement public à un contrôle
plus réel de leur efficacité et de leur gestion financière, et en assurant une meilleure
coordination de leur action. Enfin, en redonnant aux Etats le rôle qui devrait être le leur dans
les grandes catastrophes internationales… à condition, bien sûr, qu’ils se donnent les moyens
de l’assumer autrement que dans le cadre de règles bureaucratiques du XIX° siècle.
76
En résumé…
La composante familiale de la société ne se réduit pas à la cellule familiale de base,
même si celle-ci en est par définition la structure essentielle. Elle est tout ce qui, dans la
société, relève de la culture et de la civilisation, et qui, de ce fait, est supérieur et non
subordonné à la politique. Elle se situe de ce fait au même plan que la composante
philosophique et religieuse, à laquelle elle est traditionnellement étroitement liée.
L’Etat a certes le devoir de protéger les familles, comme il doit protéger les religions,
les philosophies, les arts, etc… qui sont des composantes essentielles de la civilisation d’une
société, afin d’en permettre la libre expression et l’épanouissement. Mais protéger n’est pas
diriger, et encore moins imposer des règles.
Pendant longtemps les familles proprement dites ont été le lieu privilégié de
transmission de la culture et de la morale. Progressivement, et avec une apogée au MoyenAge, les religions et les Universités ont pris une place de plus en plus importante pour
structurer socialement cette culture familiale. A toutes les époques les Etats ont tenté
d’étendre leur pouvoir en s’appuyant sur ces valeurs culturelles ou religieuses, ou même en
tentant de les contrôler ou de les asservir lorsqu’elles risquaient de les contrarier. Avec
l’affaiblissement des religions, nos Etats modernes, démocratiques ou non, sont de plus en
plus soumis à la tentation « totalitaire » au sens étymologique, consistant à vouloir régir ces
domaines au même titre que tous les autres.
Dans la mesure où la morale n’est plus régie par les religions du fait de la régression
de la pratique religieuse, et où , d’une manière générale, nos grandes Académies ont perdu par
leur faute le prestige qui leur permettait de régner dans les domaines scientifique, artistique,
philosophique et moral, il devient urgent de combler un vide qu’il serait éminemment
dangereux pour la démocratie de laisser combler par l’Etat, ce qu’il est en train de faire faute
de mieux.
Cette nécessité est bien ressentie par nos sociétés qui ne cessent de vanter les mérites
de la « société civile », des « ONG », etc… sans cependant être capables, à ce jour, de définir
des structures permettant à un véritable pouvoir culturel laïc de tenir, dans nos sociétés
modernes, le rôle que les Eglises, les Académies, et les Universités de toutes sortes ont tenu
pendant des siècles, face, et en coopération avec le pouvoir politique. Il ne s’agit pas, bien au
contraire, de substituer un pouvoir corporatiste au pouvoir démocratique. Mais de reconnaître
que les grandes valeurs de civilisation ne peuvent évoluer en dehors de cadres appropriés qu’il
n’appartient pas au pouvoir politique de fixer, sauf à tomber dans le totalitarisme.
77
III-TRAVAIL
« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », ce dur commandement donné par
Dieu à l’homme dans la Genèse, n’a jamais cessé d’être vrai. Certes, beaucoup d’hommes ont
vécu, et même confortablement, sans travailler, mais toujours à la sueur du front d’un autre. Il
n’y a donc pas de miracle : toute richesse est nécessairement le fruit d’un travail. Les
économistes distinguent souvent la part du capital, du travail, et du commerce dans la
richesse, mais il ne faut pas pour autant oublier que le capital et le commerce sont les fruits du
travail. C’est ce qui rend le travail éminemment respectable : il produit le pain sans lequel
l’homme ne peut vivre.
Tout ce que l’on appelle de nos jours l’ « économie » n’est autre que l’art d’organiser
le travail pour produire de la richesse. « Celui qui ne travaille pas ne mange pas », dit le
dicton, ou plutôt, il mange le pain produit par le travail des autres. L’interpréter comme
interdisant de donner du pain à celui qui n’a pas travaillé est inhumain : nous avons le devoir
de donner du pain à tout homme, même s’il n’a pas travaillé. Mais il veut dire que celui qui
n’est pas prêt à travailler n’a pas « droit » à son pain, mais doit le demander aux autres. Nos
contemporains ont un peu de mal à admettre cette vérité. Le slogan à la mode est le « droit au
travail », et même au travail « librement choisi ». Cette erreur fondamentale est pour
beaucoup dans les difficultés rencontrées pour aborder le problème du chômage dans nos
sociétés modernes. On ne peut les résoudre que si l’on veut bien reconnaître, comme toutes
les sociétés l’ont reconnu depuis des millénaires, que le travail est d’abord un devoir.
Le reconnaître n’est pas préconiser le retour au servage ou au travail forcé. C’est
simplement reconnaître que le but du travail est de produire le pain, ce que tout le monde
comprenait et comprend encore très bien dans les sociétés où cette expression doit s’entendre
au sens littéral, et que l’on a tendance à perdre de vue dans nos sociétés aux économies riches
et complexes. Et pourtant, même dans nos sociétés, il n’y a réellement « travail » que si
l’activité que l’on nomme ainsi contribue directement ou indirectement à la richesse
collective. L’URSS avait réglé le problème du chômage en embauchant systématiquement
tous ceux qui se présentaient sur le marché du travail, même s’il n’y avait rien à leur faire
faire. Ils touchaient donc un « salaire », mais ils ne « travaillaient » pas, puisqu’ils ne
contribuaient pas à la production de richesses.
Nos sociétés commettent la même erreur lorsqu’elles se choquent du fait qu’une
société licencie du personnel en surnombre alors qu’elle fait des bénéfices. Si elle les licencie,
c’est parce qu’elle est en mesure de produire autant de richesse sans eux qu’avec eux, ce qui
signifie que leur « emploi » a cessé d’être un « travail » productif. Garder un tel salarié est
donc la même démarche que la démarche soviétique consistant à embaucher tout le monde :
c’est déguiser les chômeurs en salariés. On a vu à quel résultat cela a conduit en Union
Soviétique. Dans nos pays, refuser les « licenciements économiques » quand une société fait
encore des bénéfices revient à dire qu’il faut attendre qu’elle soit en faillite virtuelle pour
licencier, ce qui est la meilleure manière de parvenir à la faillite réelle, et au licenciement de
tout le monde, pour avoir voulu protéger quelques-uns quelque temps.
Il n’est pas question de refuser, dans une société riche comme les nôtres, le droit de
tout citoyen à un « minimum vital » de ressources. Mais ce droit aux ressources a pour
contrepartie le « devoir » du travail. L’indemnité de chômage n’est pas un salaire, et l’on n’a
78
droit à un salaire qu’en échange d’un travail «utile », c’est à dire producteur de richesse. Les
réflexions qui suivent sur la vie économique supposent que l’on soit conscient de ce fait
essentiel.
79
L’or et l’argent
Curieux que ces mots désignent à la fois l’une des plus brillantes valses de Strauss, et
l’instrument majeur de la création de richesses après le travail. Avant que la monnaie existe,
l’homme ne pouvait être riche que des fruits directs de son propre travail et de celui de ses
esclaves, c’est à dire fort peu de chose pour ceux qui n’en avaient pas.
A l’origine, paraît-il, des coquillages ou autres objets naturels non périssables et
considérés comme rares et précieux servaient de monnaie d’échange. Puis sont venues les
pièces d’or, d’argent, ou de bronze. Puis les traites et lettres de change des commerçants et
des banquiers. Puis, au XVIII° siècle, les billets de banque correspondant à une somme d’or.
Puis, au XX° siècle, les billets de banque sans or aboutissant à l’effondrement de quelques
monnaies, dont le mark avec les conséquences politiques que l’on sait. Avec le « gold
exchange standard » créé par les accords de Bretton-Woods au lendemain de la guerre, on
revient à l’or par l’intermédiaire du dollar. Et enfin, de Gaulle ayant eu la mauvaise idée de se
faire rembourser ses dollars en or, les Américains ont cessé cette convertibilité, ce qui veut
dire que depuis, tout le monde « flotte » autour du dollar. La valse s’accélère autour de lui,
mais le pilotage à vue des banques centrales et des gouvernements permet d’éviter les chocs
trop brutaux, et l’on aide à se relever sans trop de bobos les quelques danseurs qui tombent.
On a changé nos francs contre des euros, mais quelqu’un peut-il dire la différence de
nature qu’il y a entre un billet d’aujourd’hui libellé en euros et son équivalent en francs sur les
billets d’hier, sinon qu’il n’y a pas besoin d’en changer quand on passe la frontière ? Ni les
uns ni les autres ne représentent -pas plus que les billets d’aucun autre pays- une valeur
intrinsèque quelconque. Pas même celle d’un joli coquillage du Pacifique. Les billets de
banque d’aujourd’hui n’ont de valeur que la confiance que leurs détenteurs veulent bien leur
accorder comme instruments d’échange. C’est à dire la confiance dans le fait que les autres
détenteurs continueront de leur accorder leur confiance. Et le signe de cette confiance, nous
disent les économistes, est donné par le marché des changes qui fixent la valeur des monnaies
les unes par rapport aux autres. La boucle est ainsi bouclée : la valeur de la monnaie qui est
l’instrument de mesure du marché, est fixée par le marché. La relativité universelle d’Einstein
s’applique également à la monnaie, et les valseurs peuvent continuer de valser de plus en plus
vite aussi longtemps qu’ils ne tombent pas. Mais ils dansent maintenant si près les uns des
autres que, s’il y en a un qui tombe, ils tomberont tous en même temps.
Il est donc prudent que le chef d’orchestre modère le rythme, mais sans trop le ralentir
car sinon on ne peut plus danser. Mais qui est le chef d’orchestre ? Il y en a actuellement une
demi-douzaine qui se regardent en essayant de jouer ensemble, tout en tentant de donner le
rythme aux autres. Et surtout, quelle musique jouent-ils ? Sur quoi repose cette confiance que
les danseurs leur font en continuant de tourner ? La confiance dans le dollar repose-t-elle sur
l’économie des Etats-Unis ou sur leurs bombes atomiques qui font qu’aucun pays ne peut
prendre le risque politique et militaire de les mettre en faillite en refusant leur monnaie, et que
les compagnies pétrolières n’osent pas libeller leurs contrats autrement qu’en dollars ? La
confiance dans l’euro n’est, elle, sûrement pas basée sur la puissance politique et militaire
européenne, ni sur les réserves d’or de l’Europe, mais seulement sur son économie et son
marché. Quant à la Chine communiste, sa monnaie est le dollar… qui s’effondrerait si elle
80
cessait de financer le déficit de la balance des paiements américaine. La confiance que nous
accordons au dollar est donc en partie une confiance dans le régime communiste chinois !
Ces quelques images un peu caricaturales pour dire que l’on ne sait plus très bien
aujourd’hui sur quoi repose la confiance, qui est la base de tout système monétaire depuis
toujours. L’or, le pouvoir politique, la richesse économique, les trois facteurs y contribuent,
mais sans que l’on soit capable de dire dans quelles proportions et selon quels mécanismes.
Mais de tous temps c’est le pouvoir politique qui a été prédominant. Le privilège de battre
monnaie a été depuis les origines l’un des attributs essentiels de la souveraineté des Etats. A
tort ou à raison, certains Etats de l’Union Européenne y ont renoncé. Ce faisant, et bien que
personne n’ait voulu le dire, toute perspective d’union politique entre eux et les autres a été
enterrée : on a vu des Etats différents avoir la même monnaie, mais on n’a jamais vu un Etat
fédéral avoir des monnaies différentes. En réalité, la situation des Etats européens n’est guère
différente de celle des autres : il n’y a plus, en fait, de souverainetés monétaires, mais un jeu
de « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » où les Etats politiquement, économiquement,
et militairement les plus puissants se servent de leur puissance pour veiller à ce que le « jeu du
marché » oriente la valeur de leur monnaie de la manière qu’ils souhaitent.
Quant à l’ « indépendance » des banques centrales, de la banque européenne, ou de la
banque mondiale, ce n’est qu’un mot pour exprimer à un moment donné le plus ou moins
grand degré de décentralisation que le pouvoir politique décide d’accorder à sa banque
centrale. Aucun pouvoir politique n’a jamais accordé en fait une indépendance totale à ses
banquiers fussent-ils privés. Les banquiers lombards et les templiers en ont fait l’expérience
en France, et personne ne prétend réellement que le Gouverneur de la Banque de France était
plus indépendant du Gouvernement à l’époque où son Conseil était composé des « deux cent
familles » qu’après sa nationalisation. Cela dépendait simplement de la volonté et du poids
politique des gouvernements qui se succédaient. Aujourd’hui comme hier, c’est en définitive
à un pouvoir politique que les détenteurs d’un billet de banque font confiance. Si cette
confiance disparaît, il n’y a plus que l’or, et c’est insuffisant pour des économies modernes.
Lorsque l’on réussit à suivre l’accélération des dernières mesures de la valse de
Strauss, il arrive que la tête tourne à ce point que l’on doive s’accrocher à sa danseuse, et
réciproquement, pour ne pas tomber. En matière monétaire on ne sait plus très bien
aujourd’hui à quoi s’accrocher, à l’or, à la bombe atomique, ou à une véritable banque
mondiale qui n’existe pas encore, et qui ne pourra exister qu’adossée à un véritable pouvoir
politique.
81
Commerce mondial ou assistance ?
« Trade but not aid »2 tel est le slogan oppose par les “libéraux”, à celui de l’aide
d’Etat à Etat préconisé par les « socialistes » pour aider les anciens pays colonisés, et plus
généralement les pays en voie de développement. Après plus de 50 ans de mise en œuvre des
deux approches, selon les époques et les lieux, il faut bien les renvoyer dos à dos, et
reconnaître que chacune peut se prévaloir d’autant de succès que d’échecs, et donc qu’aucune
des deux n’est pleinement satisfaisante.
L’aide d’Etat à Etat a été le plus souvent d’une inefficacité économique flagrante.
Quand elle ne servait pas à entretenir des administrations civiles ou militaires pléthoriques, ou
à engraisser une classe politique corrompue, elle servait davantage à remédier à la misère
sociale qu’à investir dans des projets économiques d’avenir. Quant au commerce, il stimulait
certes l’essor économique, mais souvent avec des objectifs de rentabilité à court terme plutôt
qu’à long terme, au profit de l’industrie plutôt que de l’agriculture, et au profit d’investisseurs
étrangers au pays, plutôt que de la création d’une classe d’entrepreneurs nationaux.
Dans un cas comme dans l’autre, un néo-colonialisme économique s’est substitué à
l’ancienne colonisation qui, quoi qu’on en dise, n’était sans doute pas plus, et parfois même
moins, motivée par les arrière-pensées d’exploitation économique que ne le sont les doctrines
de libre-échange d’aujourd’hui ou d’assistance d’hier. Pour que les pays occidentaux en
prennent conscience, il a fallu le retour de flamme qu’a constitué l’invasion des produits
asiatiques à bon marché en occident, et la prétention des Etats en développement à jouer, eux
aussi, la carte politique en matière de commerce international.
Du coup l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est devenue une gigantesque
foire d’empoigne, où plus personne ne croit réellement aux vertus du libéralisme pur et dur en
matière de commerce international (ce qui est officiellement le « credo » de l’organisation)
mais l’invoque quand cela l’arrange et le récuse quand cela le gène. A cet égard les palinodies
américano-européennes sur les aides à l’aéronautique, où chacun fait semblant de jouer le jeu
libéral alors que tout le monde sait qu’il s’agit d’une rivalité de puissance, feraient rire si elles
ne faisaient pas pleurer. Il en va de même de la prétention à « libéraliser » le commerce
agricole, alors que chacun sait qu’aucun Etat responsable ne peut accepter de ne pas
privilégier ses ressources agricoles pour l’alimentation de son peuple, et qu’il est absurde de
prétendre payer le même prix l’ouvrier agricole d’un pays riche, et celui d’un pays pauvre. Il
n’y a pas de « délocalisation » possible de l’agriculture.
Reste la tentation de certains de vouloir « dé-libéraliser » l’OMC, et d’en faire une
organisation plus « socialiste » qui remédierait, par une politique de « justice internationale »
analogue à la « justice sociale » en politique intérieure, aux méfaits de la mondialisation des
échanges. Il est étrange de voir qu’à une époque où les sociaux-démocrates reconnaissent
(sauf en France) la faillite du dirigisme économique en politique intérieure, ils rêvent de
l’instaurer dans le commerce international. Robert Schumann et Jean Monnet avaient compris
que, dans l’intérêt de la paix en Europe, il convenait d’éliminer les motifs économiques de
conflits. La libéralisation des échanges était donc à la base de la construction européenne.
Mais il s’agissait d’échanges entre pays de niveaux de développement industriel et de niveaux
2
« Commerce et non assistance »
82
de vie comparables. Et même entre de tels pays, il est très vite apparu que cette libéralisation
ne pouvait, à elle seule, régler le problème, et que des « politiques communes » notamment
pour l’agriculture, étaient nécessaires. Encore aujourd’hui, au niveau de l’Europe, on connaît
l’importance des tensions que ces politiques engendrent, et le degré d’intégration politique
qu’il faut pour les surmonter.
L’OMC ne peut donc être que libérale dans son principe. Et la libéralisation
progressive des échanges est la seule voie de développement possible pour les riches et pour
les pauvres. Mais il ne faut pas oublier que dans le commerce international, comme dans le
commerce national, « c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Le libéralisme
économique est toujours la loi du plus fort, et c’est pour cette raison que les Etats-Unis ont
toujours été en faveur d’une accélération des « libéralisations » dans le cadre de l’OMC. Mais
ils ont voulu aller trop vite et trop loin, et les réactions de l’Europe et du tiers-monde ont
abouti à la foire d’empoigne actuelle.
Cela ne veut pas dire qu’il faille remplacer la philosophie libérale actuelle de
l’organisation par une philosophie socialiste. Il faut simplement, abandonner un libéralisme
dogmatique, et un multilatéralisme systématique. Il n’y a pas de raison de faire de l’adoption
d’un « catéchisme libéral » une condition de l’adhésion à l’OMC, surtout lorsque le monopole
d’interprétation de ce catéchisme est en réalité détenu par les Etats-Unis. Par hypothèse une
organisation mondiale, surtout pour le commerce, doit être ouverte à tous les pays. L’OMC
est dans son rôle en poussant dans le sens de la libéralisation. Mais il est impossible de dicter
une règle uniforme en la matière à tous les Etats et dans tous les domaines. Il faut savoir doser
les progrès des « libéralisations » en fonction des réalités politiques de chaque pays, comme
tout le monde, y compris les Etats-Unis, le fait en politique économique nationale. Le rôle
essentiel de l’OMC n’est donc pas de rechercher l’uniformité, mais d’assurer la transparence
et la stabilité des règles appliquées par les différents pays. Ce sont cette transparence et cette
stabilité dont les investisseurs et les commerçants ont besoin. A chaque Etat membre de
l’OMC de décider ensuite quel degré de libéralisme son économie et sa stabilité sociale lui
permettent d’accepter à un moment donné, sachant que plus il en acceptera, plus il aura de
chances d’attirer les investisseurs et de voir son commerce, et donc son enrichissement
progresser.
C’est en faisant preuve de plus de réalisme politique dans le fonctionnement de
l’organisation, et non en cassant la machine, que l’on peut espérer parvenir à une
mondialisation économique progressive qui ne fasse pas -ou le moins possible- de victimes,
que ce soit dans les pays « riches » (qu’il n’y a aucun intérêt à appauvrir), ou dans les pays
« pauvres ». Ce réalisme impose de ne fermer l’OMC à aucun Etat sans pour autant avoir les
mêmes règles du jeu pour des Etats à structures économiques et niveaux de développement
différents. Il impose aussi de respecter le droit de chaque Etat d’organiser souverainement son
système économique et social interne : le système actuel qui pose des conditions en cette
matière pour être membre de l’OMC est une survivance de la guerre froide dont on a vu les
dangers avec la tentative maladroite d’imposer brutalement à l’ex-URSS des modèles
politico-économiques américains. Prétendre agir de même vis-à-vis de la Chine relève de
l’irresponsabilité politique.
Sous l’influence des Etats-Unis dans les deux cas, la même erreur a été commise dans
l’évolution de l’OMC (ou du GATT) et de l’Union Européenne : la tentative de négation des
souverainetés nationales au nom d’une « primauté de l’économique » censée conduire à
l’unification politique. Cette primauté de l’économique libérale n’a pas plus de sens que celle
83
de Marx qui en est le pendant, ni d’ailleurs que la « primauté du politique » chère à Maurras.
La tentative a été si loin que les souverainetés nationales se rebiffent, au niveau mondial,
comme au niveau européen. Le danger qui nous guette est le retour aux nationalismes qui
serait une régression dangereuse. Mais contrairement au simplisme de la propagande
européenne officielle, le choix n’est pas entre nationalisme et disparition des souverainetés
nationales. Des Etats souverains ne sont pas des Etats partisans de l’anarchie internationale.
Depuis toujours la vie internationale s’est développée, notamment pour le commerce, dans le
cadre de règles librement acceptées par des Etats souverains. C’est la multilatérisation
progressive de ces règles que le GATT a réussi à mettre en œuvre avec succès avant que le
dogmatisme néo-libéral n’emballe la machine. C’est bien sûr dans cette voie qu’il faut
continuer sans prétendre imposer à quiconque des règles du jeu économique en matière
agricole, cinématographique, d’aviation civile, ou d’énergie éolienne ou nucléaire !
L’OMC est nécessaire. Mais elle doit être universelle, et respectueuse de la
souveraineté des Etats, au lieu d’être ce qu’elle est devenue, à savoir l’instrument d’une
politique ultralibérale dogmatique. Son libéralisme doit consister à respecter les options
économiques et politiques de tous les Etats, son rôle consistant -et c’est essentiel- à les
encourager à prendre des engagements qui favorisent le commerce international, et à veiller
au respect et à la stabilité des engagements pris, ce qui ne veut pas dire à leur immuabilité.
Peut-être une petite parabole est-elle le meilleur moyen d’illustrer ce propos.
Parabole de la cour de récréation
Une cour de récréation est faite pour que les enfants s’amusent le plus librement
possible. Mais les enfants savent bien que l’on ne peut s’amuser sans règles du jeu.
S’il n’y a pas de surveillant, c’est en général le plus fort qui décide à quoi on va jouer,
propose les règles du jeu et arbitre. En général les autres suivent, et ceux qui veulent jouer à
autre chose, ou ne sont pas d’accord avec les règles du jeu, peuvent rester dans leur coin ou
aller voir dans la cour d’à côté. C’est la cour ultralibérale.
A cette cour ultralibérale, d’aucuns voudraient substituer une cour socialiste. Le
surveillant sachant mieux que les enfants ce qui est bon pour eux, décide qui va jouer à quoi
et quand, et selon quelle règle : c’est la négation de la récréation, et les enfants s’enfuient
pour jouer dans les terrains vagues.
La cour libérale est celle où le surveillant admet que les enfants jouent à des jeux
différents de leur choix dans des parties différentes de la cour, et selon des règles qu’ils fixent
ou adoptent eux-mêmes. Le surveillant veille simplement à ce que ces règles soient respectées
par ceux qui les ont adoptées, que les joueurs de rugby n’empiètent pas sur le terrain de foot,
et que les grands n’aillent jouer avec les petits qu’en respectant leurs règles.
La sanction de la cour de récréation n’est pas le pensum ou la colle. C’est : on ne
jouera plus avec toi. Dans le coin où l’on joue aux billes, celui qui propose une règle qui
l’avantage trop ne voit personne venir jouer avec lui.
84
Travail et salaire
Dans l’Ecriture, l’ouvrier de la onzième heure reçoit le même salaire que celui
embauché à l’aube, et ses camarades protestent. La réponse du patron est que chacun a reçu le
salaire convenu et qu’il est bien libre de faire ce qu’il veut de son argent. Comme la plupart
des paraboles, celle-ci ne doit pas, bien au contraire, être considérée comme un modèle de
comportement pour gérer les affaires d’ici-bas, mais au contraire comme l’illustration du fait
que la logique du monde surnaturel, qui est le monde de l’amour, n’est pas celle du monde de
César.
Où irait-on, en effet, si l’on se mettait à payer les ouvriers (et les cadres !)
indépendamment de la qualité et de la quantité de travail accompli ? Ce ne serait possible que
dans un monde de « saints » qui n’existera jamais, où chacun serait mû par l’intérêt général et
par l’amour du prochain sans tenir compte de son intérêt personnel. Toute politique de
rémunération du travail, dans le secteur public ou dans le secteur privé, qui ignorerait ce lien
nécessaire ne peut que conduire une société à la faillite économique.
Et pourtant notre société, pas plus qu’aucune autre avant elle, ne peut accepter dans sa
brutalité le dicton populaire : « celui qui ne travaille pas ne mange pas ». La conception
moderne de la justice sociale tend au contraire à s’inspire du slogan marxiste « de chacun
selon ses moyens à chacun selon ses besoins » qui tend, comme dans la parabole précitée, à
dissocier travail et ressources. Cela se traduit par la revendication du « droit à la santé », du
« droit au logement », du « droit aux loisirs », etc… supposés, en tant que droits, devoir être
fournis plus ou moins gratuitement par la société.
Là comme ailleurs, la sagesse politique consiste à rechercher l’équilibre entre des
exigences contradictoires. La parabole de l’ouvrier de la onzième heure fait pendant à cet
autre précepte de la Bible : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». L’exigence du
« bien commun » (qui est la forme politique de l’amour du prochain) est de maintenir le lien
entre travail et rémunération, faute de quoi la société périclite. Mais l’exigence de la charité
(ou de la fraternité, pour employer le terme laïc) est de ne pas laisser mourir de faim celui qui
ne travaille pas.
Jusqu’au siècle dernier, presque toutes les sociétés ont résolu le problème en
distinguant les règles économiques et politiques, du ressort de l’Etat, qui doivent à tout prix
respecter ce lien, et le domaine religieux ou philanthropique où chacun doit, selon sa
conscience, aider les victimes des lois économiques. Aujourd’hui encore cette attitude est très
présente dans la réflexion politique américaine. Elle a été en revanche de plus en plus rejetée
en Europe, et surtout en France, depuis la fin du XIX° siècle. Toute forme « d’assistance » a
été rejetée comme humiliante pour celui qui la reçoit, le travail, et la rémunération suffisante
qui va avec, de même que la santé gratuite étant des « droits ».
Le point extrême dans cette logique a été atteint dans la manière dont l’URSS avait
résolu le problème du chômage. Ayant décidé une fois pour toutes que tout homme ou femme
parvenu à l’âge de travailler devait être embauché, même si aucune entreprise n’en avait
besoin, il n’y avait donc plus de chômeurs, mais seulement des salariés payés à ne rien faire.
Le résultat économique, social et humain est maintenant connu. Même dans les pays à
économie de marché, qui de nous ne connaît, dans nos grandes compagnies publiques (et
85
parfois même privées !) de ces gens « placardisés » ou même tout simplement « planqués »
qui ne sont théoriquement pas chômeurs, mais simplement payés à ne rien faire.
Le travail est un devoir avant d’être un droit. Celui qui ne travaille pas, qu’il soit
chômeur ou salarié, mange le pain des autres. Bien sûr, dans nos sociétés de plus en plus
complexes, beaucoup ne réussissent pas à travailler, même en cherchant de bonne foi à le
faire. La société a donc le devoir de les aider à le faire, et de les secourir en attendant. Mais
elle n’a pas le devoir de donner à chacun le travail qu’il aimerait faire : si 50% des étudiants
veulent être médecins ou professeurs de lettres on ne peut leur donner satisfaction, et ils ont
donc le « devoir » de gagner leur pain autrement, même si cela répond moins bien à leurs
goûts. Ce qui est vrai des étudiants est vrai de toutes les autres catégories professionnelles.
C’est à l’homme de faire ce qui est utile à la société, et non à la société d’offrir à l’homme la
possibilité de faire ce qui lui plait. Bien sûr, si chacun peut trouver le travail qui lui convient,
tant mieux ! Mais Robinson Crusoë sur son île doit bien commencer par se nourrir et se loger
avant de songer à faire de la poésie.
Quant au droit à la santé, au logement, au transport, etc… gratuits, il ne faut pas
oublier que ce qui est gratuit pour l’un est toujours payé par quelqu’un d’autre. Quand on
entend les dialogues entre les pharmaciens et leurs clients pour savoir s’ils veulent deux ou
trois boites d’un médicament remboursé à 100%, on n’a pas l’impression qu’ils sont
conscients que c’est eux et leurs voisins qui paieront la boîte éventuellement en trop !
86
Emploi à vie
Dans les années soixante, il était d’usage de se moquer des Japonais, et de leurs
contrats de travail « à vie » dans leurs entreprises. On peut aujourd’hui se demander si ce
n’est pas parce que nous en étions secrètement jaloux, en voyant que cela paraît être devenu
l’idéal de nos compatriotes, au moment même où les Japonais découvraient qu’un tel système
n’était pas viable dans une économie moderne.
Il semble que, de nos jours, l’idéal de nos compatriotes ne soit plus de gagner leur vie
le mieux possible, mais de trouver à 18 ou 25 ans un employeur qui veillera sur eux jusqu’à la
fin de leurs jours. Le métier de fonctionnaire est devenu le métier idéal. D’autant plus qu’il est
devenu aussi bien, sinon très souvent mieux payé, qu’un salarié du secteur privé.
Un haut fonctionnaire ayant le sens de l’humour (il y en a plus qu’on ne pense) avait
coutume de dire : « Des esprits superficiels pensent que le fonctionnaire aurait un devoir et
un droit : le devoir de travailler, et le droit de toucher son traitement enfin de mois. C’est une
grave erreur. Le fonctionnaire a deux droits :le droit de toucher son traitement, et le droit de
travailler. La preuve en est que, lorsque l’on veut sanctionner un fonctionnaire, on ne lui
enlève pas son traitement, mais on lui enlève son travail. ». On pourrait d’ailleurs en dire
autant de beaucoup de salariés d’établissements ou d’entreprises publiques. Cela explique
l’attrait de ces emplois auprès de beaucoup de nos contemporains, surtout en période de
chômage.
Du coup, la plupart des organisations syndicales se sont donné pour objectif d’arriver
dans le secteur privé à une « stabilité de l’emploi » aussi proche que possible du secteur
public. Le « contrat à durée indéterminée » qui, traditionnellement, signifiait qu’il pouvait être
rompu à tout moment avec un préavis, est peu à peu devenu, dans les grandes entreprises, un
« contrat à vie », dont la résiliation avec préavis n’est plus possible que par le salarié sauf
circonstances exceptionnelles. Paradoxalement, c’est aujourd’hui le contrat à durée
déterminée, même de longue durée (hier considéré comme une garantie de stabilité) qui est
considéré comme « précaire » !
Cette idée de salariés entrant à la fin de leurs études dans un emploi (ou dans le
meilleur des cas une carrière tracée à l’avance) à vie au service du même employeur a été, et
reste l’une des causes bien connues de la lourdeur, et souvent de l’inefficacité, des
administrations de tous les pays. L’évolution de plus en plus poussée du droit du travail vers
une « fonctionnarisation » des salariés des grandes entreprises les condamne à terme au même
sort. C’est la raison pour laquelle elles réagissent en « externalisant » ou « délocalisant » le
plus possible leurs activités : elles n’ont en effet pas de contribuable pour les renflouer si elles
perdent de l’argent.
Le résultat est qu’au lieu de fonctionner de manière souple, l’adaptation de la maind’œuvre aux besoins de l’économie se fait par à-coups brutaux. Aucune entreprise ne pouvant
se permettre de payer des salariés inutiles, il est inévitable économiquement de devoir les
licencier. Le nombre de ceux qui doivent l’être ne dépend donc pas de la législation
applicable. Mais le sort des salariés victimes de « plans sociaux » est en fait pire que celui de
salariés individuels, dont il est plus facile de planifier avec souplesse le départ de manière à
87
leur donner leurs meilleurs chances de retrouver un emploi. En revanche, cela s’avère,
contrairement à ce que l’on croit, beaucoup plus difficile dans le cadre de plans sociaux (ou
pire de faillites) mettant d’un seul coup des dizaines ou centaines de salariés sur un marché
local du travail incapable de les absorber brutalement.
Mais on ne peut envisager de revenir sur cette fonctionnarisation des entreprises sans
aborder en même temps le problème de la « fonctionnarisation des fonctionnaires ». Il n’y a
en effet de nos jours plus aucune raison pour que les salariés de l’Etat ou des collectivités
publiques soient soumis à un droit du travail différent de ceux du secteur privé. A l’époque où
un patron pouvait licencier n’importe quel salarié, pour n’importe quelle raison, il était normal
que l’on protège les fonctionnaires contre l’arbitraire des pouvoirs politiques successifs qui
pouvaient être tentés (comme c’est encore le cas à Washington) de remplacer certains
fonctionnaires par d’autres en fonction de leurs opinions politiques. Mais de nos jours les
protections contre les licenciements arbitraires dans le secteur privé sont bien suffisantes pour
éviter ce risque dans le secteur public.
Sur le plan des rémunérations, pendant très longtemps les fonctionnaires ont été moins
bien payés que les salariés du secteur privé, et cela paraissait légitime compte tenu de leur
stabilité d’emploi, de leurs retraites, etc… Mais comment justifier que ces avantages leur
demeurent acquis maintenant que leurs rémunérations, surtout pour les plus bas salaires, ont
rejoint ou dépassé celles du secteur privé ?
Mais le problème de nos lois et de nos mœurs en matière de travail ne se limite pas à
ces problèmes de stabilité d’emploi et de rémunérations. Il faut poser la question de savoir si,
avec l’espérance de vie, et les transformations rapides de la société actuelle, il est encore
raisonnable de considérer, comme au siècle dernier, que chacun entame une carrière
professionnelle sur la base des diplômes ou de la formation qu’il a ou qu’il n’a pas en arrivant
à l’âge adulte, et qu’il la poursuit ensuite jusqu’à l’âge de la retraite. On cherche actuellement
des solutions dans la voie de la formation professionnelle continue mais cela ne peut avoir que
des effets limités.
Ce qu’il faut changer, c’est la notion de carrière unique. Gardons, si l’on veut, l ‘âge
de la retraite à 60 ans, ou même avançons-le à 50 ou 55 ans, et donnons à chacun de ceux qui
le voudront le droit de prendre à cet âge une retraite proportionnelle aux cotisations versées.
Mais permettons à tous ces retraités de reprendre aussitôt, s’ils le veulent, un autre emploi
jusqu’à l’âge qu’ils voudront en continuant de cotiser pour un complément de retraite à
recevoir le jour où ils cesseront définitivement de travailler. Cela contribuerait à résoudre le
problème de ces nombreux cadres ou ouvriers âgés, dont le rendement ou l’efficacité a
diminué avec l’âge (ce qui n’est pas le cas pour tous) et que l’on licencie ou pousse dehors
alors qu’ils pourraient remplir utilement un emploi moins rémunéré que l’on ne peut leur
offrir en vertu de la sacro-sainte règle que l’on ne peut diminuer un salaire.
Mais il y a surtout le fait qu’il est ridicule de recruter dès la sortie des études pour tous
les métiers. S’il est des métiers où l’âge peut être un handicap (l’armée, la police, les travaux
de force ou d’adresse, les entreprises innovantes, etc…) il en est d’autres où il est un avantage
(la magistrature, certaines formes d’enseignement, l’expertise, etc…). On a vu récemment les
catastrophes auxquelles peut conduire le fait de voir des juges célibataires de trente ans
exercer des fonctions de juge d’instruction, de juges pour enfants, ou statuer sur des cas de
divorce. Pourquoi pas une limite d’âge inférieure pour recruter des juges sur concours parmi
des candidats ayant une expérience de la vie professionnelle, juridique ou non ? De même
88
pour les éducateurs, assistantes sociales, etc…? Pourquoi vouloir à tout prix que la fonction
publique ne recrute qu’à la sortie des études, alors qu’elle n’aurait souvent qu’à gagner à
recruter des agents ayant acquis ailleurs une expérience professionnelle ? Et pourquoi, en
revanche, continuer à tolérer le soi-disant « détachement » de hauts fonctionnaires dont la
fonction publique ne devient plus que le « parachute » pour le cas où ils ne réussissent pas ?
Permettre une réelle mobilité, et une réelle compétition afin de donner toutes leurs
chances aux meilleurs, indépendamment de leurs diplômes de départ, dans le public comme
dans le privé, est la condition d’un renouveau du dynamisme national. C’est à l’Etat de donner
l’exemple en cassant les rigidités des dizaines et centaines de corporations et souscorporations qu’il a laissé se créer au sein de son administration, et en adaptant les âges
d’accès et de sortie des différentes fonctions publiques aux nécessités qui sont les leurs. Cela
doit aller de pair avec une refonte totale du droit du travail, identique pour les secteurs publics
et privés, combinant la nécessaire mobilité de la main-d’œuvre, avec la non moins nécessaire
garantie d’un minimum de ressources. On ne peut procéder par petites touches qui, à chaque
fois, cristallisent les mécontentements sans permettre d’obtenir les bénéfices escomptés :
seule une courageuse et imaginative réforme d’ensemble sera acceptable et acceptée, chacun,
au fond de lui-même étant convaincu de sa nécessité, mais refusant d’être le seul, ou même le
premier à en faire les frais.
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Richesse et justice sociale
Après la sécurité, le premier devoir d’un gouvernement, est de créer les conditions
favorables à l’enrichissement de la société dont il est responsable. Et le second de veiller à ce
que cette richesse soit aussi équitablement répartie que possible. Les deux exigences sont en
partie contradictoires, et l’art de la politique est de les concilier.
Ce n’est pas le rôle d’un gouvernement de créer lui-même de la richesse, bien que
certains l’aient parfois fait par le passé, au moyen de guerres de conquête ou de piraterie. Ce
fut notamment le cas de l’Empire Romain décadent. Mais l’histoire nous enseigne que, pour
ce qui est des moyens plus normaux de créer de la richesse, agriculture, industrie, commerce,
etc… les Etats sont en général moins doués que les particuliers. Toutes les tentatives pour y
parvenir ont échoué dans tous les pays du monde, les dernières en date, en Russie, en Chine,
ou au Cambodge dans le sang et les larmes.
La cause paraît donc maintenant entendue : il n’y a que le travail des hommes qui crée
de la richesse, et la seule motivation efficace pour stimuler ce travail est l’enrichissement
personnel. C’est là que les deux exigences deviennent contradictoires : l’enrichissement
personnel des meilleurs est ce qui enrichit la société dans son ensemble, mais en même temps
ce qui crée des inégalités parmi ses membres. Que l’Etat soit dans son rôle en veillant à ce que
ces inégalités ne deviennent pas insupportables est évident. Mais le seuil au-delà duquel son
intervention aboutit à un appauvrissement des moins fortunés au lieu de les enrichir, l’est
beaucoup moins.
Que ce soit dans la Chine communiste aujourd’hui, ou dans l’Europe du XIX° siècle,
les périodes de développement économique rapide se sont toujours accompagnées de grandes
disparités de revenus, la compétition pour l’enrichissement étant le meilleur ressort connu du
progrès économique. Ce qui entraîne automatiquement un accroissement des tensions
sociales, la revendication d’une plus grande part du gâteau se faisant de plus en plus forte au
fur à mesure que la taille du gâteau augmente. Le problème est donc de réduire l’inégalité
entre les parts sans réduire le rythme d’accroissement du gâteau. C’est une chose tout à fait
possible dans la mesure où le lien incontestable entre progrès économique et inégalité de
revenus n’est, ni automatique, ni surtout directement proportionnel.
Dans l’Europe du XIX° siècle les ajustements se sont faits dans la douleur et souvent
dans la brutalité, à coups de grèves, émeutes et révolutions dont on se dit avec le recul
qu’elles auraient pu être évitées si les mécanismes de négociations sociales qui se sont
développés au XX° siècle avaient été mis en place plus tôt. Mais on s’aperçoit aujourd’hui
que ces mécanismes eux-mêmes sont mal adaptés à l’économie du XXI° siècle. D’une part, en
France, parce que ces procédures n’ont pas permis de mettre fin à des recours systématiques à
la grève qui est devenue tellement coûteuse pour les économies modernes qu’elle apparaît
aujourd’hui comme anachronique. D’autre part parce que ces négociations dites « sociales »
ont des répercussions macroéconomiques dans une économie mondialisée débordant
largement le cadre des relations entre les employeurs et les salariés concernés. On en arrive
donc à considérer la « législation sociale » comme une partie de la « législation
économique ».
90
Même nos Etats les plus « libéraux » savent qu’il est de leur responsabilité de créer et
d’adapter sans cesse les conditions nécessaires à l’enrichissement des sociétés dont ils ont la
charge. L’économie de marché est à la base la plus efficace pour y parvenir. Mais le « marché
du travail », comme tous les autres, a besoin de règles de fonctionnement particulières. De
même que les hautes technologies et les industries de pointe n’ont jamais vu le jour, ni ne se
sont développées par le simple jeu des « lois du marché ». Nos Etats doivent donc intervenir
dans le domaine social comme dans le domaine économique. La question est de savoir si les
procédures politiques traditionnelles de nos démocraties sont encore appropriées pour le faire.
La réponse est non. On a vu que, dans le domaine social la procédure des conventions
collectives et de leur extension aboutissait à bureaucratiser la négociation sociale, du côté
patronal, comme du côté ouvrier… pour ne pas parler des fonctionnaires. Mais surtout, il n’est
plus possible à un Etat moderne de faire semblant de croire que l’on peut, au XXI° siècle,
dissocier politique sociale et politique économique. Et dans la mesure où cette politique
économique ne peut, à son tour, faire abstraction d’une mondialisation économique qui est un
fait irréversible, on voit que c’est du niveau national au niveau mondial qu’il faut que les Etats
organisent les pouvoirs de régulation de l’économie et des rapports sociaux que l’on ne peut
en séparer. Cette régulation doit se faire sous le contrôle du pouvoir politique, mais dans le
cadre de procédures très différentes des procédures politiques traditionnelles, faisant une
place prépondérante aux acteurs économiques et sociaux.
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Nationalisations
Après la mode des nationalisations vient la mode des dénationalisations, sans que
personne soit en mesure aujourd’hui de dire ce qui distingue fondamentalement la poste
« privatisée », de la SNCF « nationalisée », ou de l’EdF qui semble n’être ni l’un ni l’autre.
Pour sa part, André Giraud avait coutume de dire : « je ne connais pas d’entreprises
nationalisées ou pas nationalisées, mais seulement des entreprises bien ou mal gérées ». Les
passages d’André Giraud ou de Georges Besse à la tête du CEA, de Pechiney, de Renault ou
de COGEMA montrent qu’un vrai patron a les moyens de gérer aussi efficacement une
entreprise publique qu’une entreprise privée, à condition de savoir obtenir de l’Etat
actionnaire qu’il lui en laisse les moyens, et d’être prêt à en assumer la responsabilité. Le fait
qu’il y ait des contre-exemples est incontestable, mais il est difficile de prétendre que la
gestion de Pechiney privé ait été meilleure que la gestion de Pechiney nationalisé.
Là comme ailleurs, le dogmatisme est donc mauvais conseiller. Alors quoi faire ?
Commencer par reconnaître que le rôle d’une entreprise est de créer de la richesse, et qu’il
s’agit donc là d’une logique économique dont l’instrument de mesure et la sanction est
l’argent, et non le bulletin de vote. Le premier devoir d’une entreprise est de produire le
mieux possible, le moins cher possible, et de vendre le mieux possible, c’est à dire le plus
cher possible sur un marché concurrentiel. Ce qui veut dire, faire le maximum de profits. Que
cette loi économique doive être encadrée par un cadre politique fixé par l’Etat, non seulement
pour faire respecter les droits des salariés et des actionnaires, mais également pour faire
respecter les intérêts de l’Etat, ne devrait faire de doute pour personne.
Mais ce cadre étant posé, et le chef d’une entreprise choisi, que ce soit par l’Etat,
l’Etat-actionnaire, ou des actionnaires privés en fonction, et en fonction seulement, de ses
aptitudes à remplir son rôle de chef d’entreprise, il n’y a aucune raison pour que l’un emploie
des méthodes différentes ou donc réussisse mieux que l’autre. La raison pour laquelle il en va
rarement ainsi dans la pratique, est que l’Etat ne peut se retenir d’intervenir dans la gestion
interne des entreprises dont il est actionnaire pour des raisons étrangères à l’intérêt
économique de l’entreprise. Cela arrive aussi, plus rarement il est vrai, de la part
d’actionnaires d’entreprises privées, mais, quand cela arrive, le résultat est tout aussi mauvais.
Si l’on veut bien ainsi admettre qu’il n’y a pas de fatalité à une mauvaise gestion du
secteur public, pas plus qu’à la plus grande efficacité du secteur privé, cela ne résoud pas la
question de savoir s’il doit exister un secteur public, et ce qui doit s’y trouver. Pour certains,
proches de ce qu’est la doctrine américaine en la matière, le secteur public n’aurait pas de
raison d’être, les sociétés privées étant, par hypothèse, mieux gérées, il suffit de conclure avec
elles, là où c’est nécessaire, des conventions leur imposant, moyennant éventuellement les
compensations financières nécessaires, les servitudes d’intérêt public que l’on estime
nécessaires. Cette argumentation trouve bien sûr un renfort dans la situation de gestion
catastrophique ou les privilèges exorbitants engendrés par une gestion politisée de certaines
entreprises publiques. Pour ne citer qu’un cas les privilèges des agents d’EdF par rapport aux
autres salariés, et la gestion scandaleuse de son comité d’entreprise ont joué au moins autant
que les pressions de Bruxelles en faveur de sa privatisation.
Si tel n’avait pas été le cas, EdF aurait, au contraire, constitué le meilleur exemple de
l’entreprise qu’il est plus raisonnable d’avoir dans le secteur public que dans le secteur privé.
92
La situation de monopole technique de fait, résultant de l’interconnexion, le caractère d’utilité
publique d’une distribution ininterrompue, comme la nécessité d’avoir une politique
d’indépendance énergétique et de protection de l’environnement grâce notamment à un
recours massif à l’énergie nucléaire, font que la régularisation de l’activité d’une telle
entreprise par le marché n’est qu’une fiction. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres
concernant des entreprises en situation de monopole ou de quasi-monopole, la privatisation ne
se justifie que par l’incapacité, reconnue ou supposée des entreprises publiques à se gérer
efficacement.
Or l’expérience a prouvé, et prouve tous les jours qu’il n’y a là aucune fatalité.
Cogema a réussi à devenir le premier industriel nucléaire du monde, sur un marché hautement
concurrentiel dans un secteur de pointe avec son statut d’entreprise publique. En sens inverse
Airbus et Boeing, entreprises privées ont été portées à bout de bras par leurs gouvernements
respectifs pour remplir leur mission stratégique d’indépendance industrielle et militaire. On a
beau faire semblant de croire que ces sociétés n’obéissent qu’aux lois du marché, chacun sait
que ce n’est vrai que sur le plan tactique de la gestion et du commerce (ce qui est essentiel
pour maintenir leur compétitivité) mais que leur stratégie a été fixée par le pouvoir politique,
ce qui est parfaitement légitime pour des industries de pointe. Qui est en mesure de dire ce qui
est ou n’est pas public ou privé dans l’industrie spatiale mondiale d’aujourd’hui ?
Toutes le nations du monde à toutes les époques ont su créer par leur volonté politique
les industries et même les commerces qu’elles estimaient nécessaires à leur puissance ou à
leur prospérité. Il est arrivé que les princes ou les Etats réussissent à les gérer efficacement
eux-mêmes, comme il est arrivé beaucoup plus souvent qu’ils en concèdent la gestion à des
entreprises privées pour plus d’efficacité. Prétendre trancher le débat dans un sens ou dans
l ‘autre selon des principes théoriques n’a guère de sens. Tout au plus peut-on faire remarquer
que la nationalisation-sanction d’une entreprise concurrentielle telle que Renault n’avait guère
plus de sens que la privatisation-sanction d’un monopole tel qu’EdF.
93
La mode des murs
Les Empereurs de Chine avaient fait la Grande Muraille, Staline a fait le mur de
Berlin, les Français la ligne Maginot, Hitler le mur de l’Atlantique, Sharon le mur d’Israël, et
les Etats-Unis s’apprêtent à décider le « mur du Mexique ! A quand le nouveau mur de
l’Atlantique et de la Méditerranée européen ? Entre les murs destinés à empêcher les citoyens
de sortir, et ceux destinés à empêcher le voisin d’entrer, les sociétés sur la défensive ne
cessent de construire des murs !
Or aucun d’entre eux n ‘a jamais résolu le problème qu’il était censé résoudre. Au
contraire, la décision de construire un mur, en elle-même, révèle un manque de courage de la
société pour affronter ses problèmes, en affectant de croire qu’ils peuvent se résoudre par un
repli défensif sur elle-même. Lorsque cette attitude ne conduit pas directement à la
catastrophe (la ligne Maginot) elle ne fait en général qu’en retarder et en aggraver l’échéance :
c’est aussi vrai dans le domaine économique et social que dans le domaine militaire. Voir les
Etats-Unis, dont la prospérité et la puissance sont dues à l’immigration, champions du libreéchange mondial et des droits de l’homme, construire un mur pour empêcher les crève-la-faim
d’Amérique latine de venir manger chez eux, en dit long sur le déclin de la grande démocratie
américaine.
Non pas qu’il soit illégitime de s’opposer à une immigration anarchique, et des
mesures policières sont toujours nécessaires pour l’éviter. Aucune nation ne peut laisser
envahir son territoire fût-ce pacifiquement. On ne peut reprocher au Danemark, par exemple,
d’avoir introduit dans son traité d’adhésion à l’Union Européenne, une clause dérogatoire lui
permettant de s’opposer à l’acquisition de logements sur son territoire par des étrangers, afin
d’éviter l’ « invasion allemande » sur sa frontière sud. La France pourrait un jour regretter de
ne pas en avoir fait autant, quand on voit les problèmes que commence à poser « l’invasion
britannique » sur les côtes de la Manche… et ailleurs. Des réglementations, et les mesures
policières qui vont avec, sont donc indispensables.
Mais le propre d’une démocratie est de rechercher des solutions politiques aux
problèmes politiques, dans le domaine des relations internationales comme dans les autres. Un
mur n’a jamais été une solution politique, ni d’ailleurs militaire. Lorsque le nombre
d’immigrants clandestins installés aux Etats-Unis atteint 11 millions* , qu’il en arrive 400.000
nouveaux chaque année, malgré 441 morts en tentative de franchissement de frontière, c’est le
signe d’un problème politique majeur que l’on ne résout pas par un mur. Ce problème est le
même que celui de l’Europe occidentale et d’Israël : le voisinage entre une société riche et à
démographie insuffisante, et une société prolifique et pauvre.
Economiquement, la société riche ne peut se passer d’une main-d’œuvre pour des
travaux que les quelques enfants qu’elle continue à avoir ne veulent plus faire. Socialement
elle a tendance à rejeter ces « va-nu-pieds » dont le mode de vie et la culture ne sont pas les
siens, et qui font concurrence, sur le marché du travail, à ceux de ses nationaux qui n’ont pas
les capacités requises pour accéder aux emplois qualifiés. Plutôt que d’affronter clairement ce
*
ce chiffre et ceux qui suivent sont extraits d’un article du Figaro du 11/1/06
94
problème, les Etats-Unis, Israël et l’Europe ont recours à des degrés divers aux deux fausses
solutions contradictoires que sont l’immigration clandestine et la construction de murs.
On s’aperçoit ainsi que la politique d’immigration officielle américaine (que certains
voudraient copier en Europe) n’est qu’un trompe-l’œil. Officiellement les Etats-Unis
pratiquent une politique d’immigration qualitative en accueillant principalement des
diplômés et de la main-d’œuvre qualifiée. Mais pratiquement ils accueillent deux catégories
d’immigrants : les diplômés avec papiers, les autres en clandestins. Personne ne prétend en
effet que 11 millions de clandestins (sans lesquels de surcroît l’économie américaine ne
saurait tourner) ont pu s’installer aux Etats-Unis sans l’accord tacite du gouvernement.
Il y a un seuil qualitatif et quantitatif d’immigration qu’une société ne peut dépasser
sans réactions, saines ou malsaines. Le mouvement de l’immigration clandestine s’étant très
naturellement emballé, on essaie maintenant de l’arrêter par un mur. Mais ce faisant on
s’attaque aux effets et non aux causes, c’est à dire que l’on ne peut réussir. Il y a un seuil
d’écart des niveaux de vie que deux sociétés voisines ne peuvent franchir sans provoquer une
invasion, pacifique ou non. Or les Etats-Unis, qui ont voulu créer une zone de libre-échange
de l’Alaska au Mexique pour donner des débouchés à leur économie, n’ont pas été capables
(parfois même au contraire) de promouvoir un développement économique mexicain qui
permette un certain rattrapage de l’écart des niveaux de vie autrement que par une émigration
clandestine massive. Aussi longtemps que l’écart actuel des démographies et des niveaux de
vie subsistera, il n’y a pas de mur qui puisse résoudre le problème.
Mutatis mutandis, le problème européen n’est pas très différent du problème
américain. Le résoudre pour les pays de l’Europe de l’Est par l’élargissement de l’Union
Européenne était une solution, et l’avenir dira si c’était la meilleure. Mais elle ne fait en tout
cas que repousser le problème aux nouvelles frontières de l’Union, tout en créant des
problèmes de flux migratoires à l’intérieur qu’il faudra bien résoudre. Il n’est pas souhaitable
de voir un afflux massif de populations des pays pauvres de l’Union vers les pays riches, pas
plus que des pays voisins extérieurs à l’Union, européens, asiatiques ou africains. Puisqu’il
n’est pas possible de construire des murs, il est temps de concevoir des politiques
économiques extérieures sur des bases un peu plus « modernes » et intelligentes que le
libéralisme de l’OMC.
95
Odeurs de pétrole
Il y a ceux qui voudraient tout ramener à cela. Et il y a ceux qui se refusent à les sentir
et ne veulent voir dans la politique internationale de leur pays ou de ses amis que la poursuite
de nobles causes. Ils ont également tort. Il est aussi vain de nier la place stratégique tenue par
le pétrole dans la politique internationale, que de vouloir tout ramener à cela. Nous parlons du
reste ailleurs, mais ne parlerons dans ce paragraphe, que de cette place stratégique.
Pendant le demi-siècle qui vient le pétrole restera le combustible vital de toute
économie industrielle développée. Les Etats-Unis en ont de moins en moins sur leur sol.
L’Europe n’en a quasiment pas sauf un peu en Mer du Nord. Le Japon n’en a pas. La Chine
en a peu et ne sait si elle en aura davantage. Pour ces pays, c’est à dire pour toutes les grandes
puissances actuelles du monde, sauf la Russie, leur dépendance du reste du monde pour cette
ressource vitale est donc nécessairement un problème politique majeur, qu’elles le
reconnaissent explicitement ou pas. Prétendre qu’il n’y a aucune arrière pensée de sécurité
d’approvisionnement pétrolier dans leur politique étrangère reviendrait donc à les taxer
d’irresponsabilité. Interrogé un jour au cours d’un colloque sur la question de savoir si l’accès
au pétrole d’Arabie Saoudite était aux yeux des Etats-Unis un « supreme national interest »
(formule qui peut justifier l’emploi de l’arme nucléaire dans le vocabulaire politique
américain) un expert américain de haut niveau a répondu « oui » sans hésitation.
Face à ces économies industrielles assoiffées de pétrole, et qui incluent quatre sur cinq
des grandes puissances nucléaires militaires, il y a d’une part la Russie et d’autre part le reste
du monde. La Russie est la seule à être à la fois une grande puissance industrielle et militaire,
et un exportateur de pétrole et de gaz. Cela en fait potentiellement la première puissance du
monde le jour où elle aura rattrapé le handicap d’un demi-siècle de communisme. Parmi les
autres, il y a ceux qui ont du pétrole (Arabie Saoudite, Iran, Irak, Républiques d’Asie
Centrale, et , en second rang, Algérie, Libye, Nigeria, Gabon, Mexique, Guatemala et d’autres
pays d’Afrique et d’Amérique latine) et ceux qui n’en ont pas.
Ceux qui n’en ont pas assistent à la partie en spectateurs. Les Etats-Unis considèrent
qu’il est vital pour eux de profiter de leur suprématie diplomatique et militaire pour imposer
au reste du monde le respect d’une règle du jeu pétrolière « libérale » permettant à leurs
compagnies privées de contrôler des ressources suffisantes pour garantir leur
approvisionnement. C’est la situation actuelle : tous les contrats pétroliers sont rédigés en
dollars, et les règles du jeu technico-commerciales de toutes les compagnies pétrolières sont
calquées sur celles des compagnies américaines. Ceux qui ont du pétrole sans être de grandes
puissances industrielles, cherchent à utiliser au mieux cette ressource pour le devenir. N’ayant
pas la puissance économique et militaire nécessaire pour résister aux pressions américaines et
européennes, et ne réussissant pas, malgré l’OPEP à présenter un front uni, elles ne peuvent
que tenter de maximiser le revenu qu’elles en tirent, en tentant de prélever la part la plus
importante possible de leur « gâteau » sans pour autant décourager les compagnies
productrices de continuer à investir pour l’agrandir. La sécurité politique de ces
investissements étant essentielle pour ces compagnies, de bons rapports politiques avec les
Etats-Unis sont essentiels pour ces pays s’ils veulent continuer à bénéficier des
investissements des grandes compagnies américaines. Y renoncer revient nécessairement à se
mettre dans la dépendance d’un autre client.
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Les Russes sont dans une situation unique qui leur permet d’avoir une politique
étrangère indépendante de leurs intérêts pétroliers. Leurs exportations de pétrole sont trop
marginales par rapport à leur consommation intérieure pour que leurs clients puissent exercer
une pression quelconque sur eux. Quant à leurs exportations de gaz, ce sont leurs clients qui
sont dépendants d’eux plus que l’inverse, comme on vient de le voir à propos du gaz avec la
crise ukrainienne. Dans la guerre pétrolière, les Russes sont donc invulnérables, tout en étant
capables d’intervenir ponctuellement ici ou là pour troubler le jeu des autres. Le jour où ils
auront achevé leur reconstruction, politique, économique, et militaire (qui n’est peut-être pas
si lointain que cela) ils deviendront donc un acteur d’autant plus redoutable dans cette guerre
qu’ils n’y seront que marginalement partie prenante.
En attendant, où en sont les forces en présence. Et commençons par un mot sur le cas
unique du gaz russe. Les Russes sont en train de consolider un atout de politique énergétique
majeur dans leur main en étendant leur réseau d’exportation de gaz par pipe-line chez leurs
voisins, à commencer par l’Europe occidentale dont ils couvrent déjà le tiers des besoins.
Dans le reste du monde le commerce du gaz ne joue pas actuellement de rôle politique
majeur. Pour le pétrole, en revanche, l’attentat du World Trade Center a marqué une
révolution dans la donne mondiale dont l’invasion de l’Irak n’a été qu’un signe parmi
d’autres. Les Américains ont soudainement compris que l’Arabie Saoudite, dont ils avaient
fait le pilier de leur politique pétrolière, n’était plus politiquement fiable. Il leur fallait donc
s’assurer le contrôle politique d’autres ressources. Or parmi ces ressources, les plus
importantes et les plus concentrées dans des pays n’en ayant pas l’usage à court terme, se
trouvent en Asie centrale. D’où un déplacement du centre de gravité de la politique pétrolière
américaine du Moyen Orient à l’Asie. Quant aux Chinois, leur arrivée récente sur l’échiquier,
où ils raflent tous les petits pions, notamment africains, sans respecter les règles du jeu,
commence à troubler la partie.
Et en même temps, le déplacement du centre de gravité de la politique étrangère tout
court. Dire que le débarquement américain en Irak n’a été motivé que par le désir de contrôler
le pétrole irakien est faux. Mais il serait tout aussi faux de prétendre que la présence de
pétrole en Irak n’y était pour rien. Il est certain que les Américains sont sincèrement
préoccupés par le respect des droits de l’homme dans les Etats de l’ex-bloc soviétique (et
notamment en Tchétchénie) et en Iran, mais il est non moins certain qu’ils se montrent moins
préoccupés par ce respect dans des Etats plus éloignés de ces zones pétrolifères. Laisser aux
Russes le contrôle politique de ces Etats de leur ex-empire, et éventuellement de l’Iran,
reviendrait à terme à donner à la deuxième puissance nucléaire militaire du monde, qui ne
tardera pas à redevenir l’une de ses plus grandes puissances industrielles, la place de premier
exportateur énergétique mondial. Ce serait donc la première puissance mondiale tout court.
La guerre du pétrole est donc bien une réalité économique et politique majeure. Pas la
seule, loin de là. Mais vouloir l’ignorer est se priver d’une des grilles de lecture essentielles de
la politique internationale. Aucun Etat ne pouvant renoncer à la sécurité de son
approvisionnement énergétique, et cette sécurité dépendant de plus en plus de choses qui se
passent à plusieurs milliers de kilomètres de ses frontières, la réglementation mondiale du
commerce et des investissements pétroliers est au premier rang des problèmes à régler, si l’on
veut éviter que ces conflits économiques et politiques actuels dégénèrent en conflits militaires.
Ce sont les Américains et les européens qui y ont le plus intérêt, s’ils veulent éviter qu’à
terme ce soient les Russes qui contrôlent ce marché, comme les Américains le contrôlent
actuellement.
97
Multinationales et mafias
Elles sont le résultat logique de la libération progressive des mouvements de
marchandises et de capitaux dans le cadre de l’OMC. Reste à savoir si ce résultat logique est
un résultat acceptable, ou si, au contraire il ne doit pas conduire à reconsidérer les postulats
sur la base desquels fonctionne actuellement l’OMC.
Le principal de ces postulats est que l’économie fonctionne d’autant mieux que les
Etats s’en mêlent moins. Il est normal que ce postulat soit celui des industriels et des
financiers dont l’objectif normal est de s’enrichir, ce qui enrichit automatiquement la société.
Et dans un schéma libéral, plus les marchandises, les capitaux, et les hommes circulent
librement, plus l’efficacité économique se développe, et donc la richesse globale. Le point
faible de ce raisonnement est qu’il faut y inclure les hommes, et que ces derniers n’ont pas
une dimension exclusivement, ni même principalement économique. Leur première
préoccupation n’est pas la richesse, mais la sécurité, au sens le plus large, qui consiste à vivre
chez soi en sécurité. Ils ne sont prêts ni à aller à l’autre bout du monde pour gagner leur vie, ni
à laisser les autres s’installer chez eux pour la gagner. C’est peut-être contraire à tous les
beaux principes d’égalité entre les hommes et de charité chrétienne, mais c’est comme cela.
Et c’est à partir de ce constat de bon sens que l’on ne peut pas faire abstraction de la
souveraineté des nations dans le domaine économique comme dans les autres. Aucun Etat n’a
jamais laissé se développer sur son territoire une société privée qui soit en mesure par sa
puissance de défier son pouvoir. Mais certaines multinationales, légales ou mafieuses ont
maintenant atteint des dimensions telles qu’elles ont un pouvoir économique et financier
supérieur à celui de beaucoup des Etats dans lesquels elles opèrent. Les Etats-Unis s’en
accommodent dans la mesure où beaucoup de multinationales ont des dirigeants américains,
où elles travaillent en dollars avec de banquiers américains, et où leur législation et leur poids
politique leur permet de les contrôler même en dehors des Etats-Unis. En pratique c’est
aujourd’hui la législation antitrust américaine, sanctionnée par les tribunaux américains, qui
s’applique aux multinationales du monde entier. Mais qui est responsable de contrôler les
multinationales mafieuses ?
Malgré cela, même aux Etats-Unis, des analystes et des associations de
consommateurs commencent à s’émouvoir de la situation. Il est étonnant qu’il n’y ait, semblet-il, en Europe que certains partis de gauche pour s’en émouvoir. Les autres auraient-ils
l’illusion que nos pays puissent sauvegarder leurs intérêts stratégiques et économiques à long
terme en laissant les sociétés multinationales absorber les unes après les autres les grandes
sociétés européennes, et décider ensuite d’orienter leurs investissements au seul gré de leurs
intérêts ? Quant aux mafias, croit-on vraiment qu’on puisse lutter contre elles si aucune
autorité publique n’est en mesure de contrôler réellement les sociétés multinationales ? On ne
peut faire semblant de croire qu’il existe une cloison étanche entre sociétés « mafieuses » et
sociétés commerciales normales : toutes les mafias sont constituées de sociétés très
officiellement constituées et d’apparence tout à fait « normale ».
Il est donc indispensable de remettre en cause le dogme libéral selon lequel les Etats
n’ont pas à intervenir dans le domaine économique. Ils doivent au contraire y réaffirmer leur
souveraineté, y compris jusqu’au pouvoir de nationalisation, et même de confiscation en cas
98
d’activités illicites. Ce pouvoir ne peut appartenir qu’aux Etats, car c’est l’un des éléments
essentiels de leur souveraineté. Mais cela ne signifie pas, loin de là, qu’ils puissent ou doivent
l’exercer indépendamment de règles internationalement reconnues, ou qu’ils ne doivent en
déléguer partiellement l’exercice à des autorités internationales. Cela signifie simplement que
la communauté internationale ne peut se contenter de multiplier les « interdictions
d’interdire » comme le fait actuellement l’OMC, mais qu’elle doit au contraire veiller que, par
le biais d’opérations internationales, aucune activité économique n’échappe au contrôle d’un
pouvoir, national ou international.
Maintenant que plus personne ne croit que ce contrôle doive s’exercer par « la
propriété des moyens de production », ou par des réglementations administratives (qui ont été
les deux approches mises en œuvre depuis deux siècles) il reste à définir des manières
modernes de l’exercer, en s’affranchissant des querelles dogmatiques qui opposent stérilement
« socialistes » et « libéraux » à ce sujet.
99
En résumé…
Seul le travail produit de la richesse, et chaque homme a le devoir de travailler pour
subvenir à ses besoins, faute de quoi le pain qu’il mange est le fruit du travail des autres. Le
travail est donc d’abord un devoir, et non un droit. En contrepartie, le devoir de la société vis
à vis des citoyens (et donc les droits de ces derniers vis à vis d’elle) est de créer les conditions
nécessaires pour qu’il puisse travailler dans les meilleures conditions possibles pour
s’enrichir, et enrichir ainsi la société. Tel est le fondement et la légitimité de l’intervention de
l’Etat dans le domaine économique qui est sa seconde mission, après la sécurité intérieure et
extérieure de la patrie.
De tous temps les gouvernants sont intervenus pour favoriser la prospérité de leurs
sujets ou citoyens. En favorisant le commerce, les transports, en encourageant l’agriculture,
l’artisanat, l’industrie, etc… Mais aussi, bien que plus rarement, en commerçant ou produisant
eux-mêmes ou par le biais de manufactures ou compagnies concessionnaires bénéficiaires de
monopoles ou de financements publics. Mais presque toujours cela a été considéré comme
l’exception et non la règle. Là où on a voulu en faire la règle, dans les sociétés anciennes ou
contemporaines, c’est la prospérité générale de la société qui en a souffert, et cela n’a pas duré
très longtemps. Après l’échec flagrant des méthodes « socialistes » de gestion de l’économie,
tout le monde reconnaît aujourd’hui que seule une « économie de marché » peut assurer la
prospérité d’un pays. Mais seuls les ultra-libéraux essaient de faire croire que cela signifie la
fin de l’intervention des Etats dans le domaine économique. Au contraire sa responsabilité de
veiller à ce que le marché fonctionne d’une manière conforme à l’intérêt général n’en est que
plus grande.
Déjà sous l’empire romain le gouvernement s’était donné comme mission de donner
« du pain et des jeux » gratuitement au peuple. C’est dire que l’idée que le gouvernement a
aussi le devoir de veiller à ce que la prospérité soit équitablement partagée n’est pas une idée
socialiste moderne. Mais cette équité, dans l’intérêt même de la société dans son ensemble, ne
doit pas s’opposer au plus grand enrichissement des acteurs économiques les plus
performants : l’expérience prouve que leur enrichissement est le moteur de l’enrichissement
global de la société. Il y a donc à optimiser en permanence l’équilibre entre la nécessité de la
croissance du gâteau, et la taille des parts les unes par rapport aux autres. Cet équilibre a été
péniblement atteint à travers crises et violences tout au long du XIX° siècle en Europe, et de
manière plus pacifique au XX°.
Mais au XXI° siècle le rôle économique de l’Etat prend une dimension nouvelle avec
la mondialisation de l’économie. De plus en plus la prospérité de la nation dépend de facteurs
et de décisions qui se situent en dehors d’elle. Seuls les Etats-Unis sont aujourd’hui en mesure
de contrôler ces facteurs dans le monde entier, en fait sinon en droit, pour éviter qu’ils portent
atteinte à leurs intérêts essentiels. Comme, par ailleurs, le « marché » est aujourd’hui dominé
par des entreprises multinationales (légales ou non) dont la puissance financière dépasse celle
de beaucoup d’Etats, la question qui se pose à beaucoup d’entre eux est de savoir comment
faire respecter de nos jours leur indépendance et leur souveraineté économique.
Cette question rejoint celle qui se pose déjà à eux en droit interne de savoir comment
faire prévaloir, lorsque c’est nécessaire, l’intérêt général de la société sur les intérêts des
100
principaux acteurs économiques. Selon les thèses ultralibérales qui trouvent encore des
défenseurs, notamment aux Etats-Unis, le pouvoir politique n’a pas à intervenir dans le
domaine économique : il lui est « interdit d’interdire ». Outre qu’il est amusant de voir
reprendre par de grands capitalistes ce slogan soixante-huitard, il est clair qu’aucun d’entre
eux n’y croit vraiment, instruits par l’expérience que, notamment en matière de législation
sociale, il faut bien que l’économique s’incline devant le politique.
Mais ils voudraient limiter cette intervention au seul domaine social, au sens du droit
du travail, sans voir qu’aujourd’hui ces problèmes sociaux recouvrent tout autant les
problèmes des rapports entre nations, riches ou pauvres, agricoles ou industrielles, en
développement ou déclinantes, à démographies dynamiques ou non, etc… En lui-même le
passage de nos économies internes d’une structure du XIX° à une structure du XXI° siècle
nécessitait de toute façon que l’on repense les modalités d’exercice interne de la souveraineté
économique de l’Etat. La façon traditionnelle de le faire à travers le fonctionnement classique
des pouvoirs exécutif, législatif, et judiciaire n’est manifestement plus adaptée. N’avoir le
choix qu’entre nationaliser ou laisser jouer les « lois du marché » à tous les niveaux, sous le
soi-disant contrôle de l’OMC et de législations antitrust qui ne dissimulent que mal des
décisions arbitraires des gouvernants ou des juges, n’est pas une solution satisfaisante.
Dans le domaine économique, comme dans le domaine familial et culturel, les
modalités d’exercice du pouvoir demandent à être repensées en fonction de la situation du
monde d’aujourd’hui. Cela passe à la fois par une réforme de nos constitutions, et par une
réforme profonde de l’OMC.
101
IV-DIEU
Il existe ou il n’existe pas. Il n’y a pas de solution intermédiaire. Du moins pour ce qui
est du vrai Dieu, à savoir celui qui a créé l’univers. Les autres, les Râ, Jupiter, Zeus, etc…
n’ont guère d’intérêt : dans la mesure où ils sont des créations de l’esprit humain, ils n’ont pas
grand intérêt pour comprendre d’où vient et où va l’univers. Autant se regarder dans la glace.
Or il est tout aussi impossible de démontrer l’existence de Dieu que de démontrer sa
non-existence. La seule chose que l’on peut faire est de constater que depuis quelques
millénaires des hommes ont cru qu’un Dieu avait créé l’univers, et d’autres ont cru que
l’univers avait toujours existé selon des lois incompréhensibles pour l’homme et qu’il se
devait de respecter. Il en sera de même jusqu’à la fin des temps.
Le problème de l’homme politique n’est donc pas de trancher ce débat, et encore
moins de se prononcer entre les multiples façons dont ceux qui croient en Dieu le connaissent,
le perçoivent, ou l’imaginent. Ni de trancher entre les philosophies de ceux qui n’y croient
pas. Mais l’essentiel dans une démocratie est que le pouvoir politique reconnaisse à la fois
que la question n’est pas de sa compétence, et qu’elle est, pour chaque citoyen d’un ordre
supérieur et non subordonné à l’ordre politique.
Leur incompétence est maintenant reconnue par toutes les démocraties occidentales,
au moins pour ce qui est de l’aspect religieux. Pour ce qui est de l’aspect philosophique c’est
moins clair. Beaucoup de franc-maçons, sous la III° République (et encore quelques-uns sous
les suivantes) se considéraient comme les gardiens du temple d’une philosophie qu’ils
considéraient comme inséparable de la démocratie. Aujourd’hui, ce que certains appellent
faute de mieux le « droit-de-l’hommisme », qui en est largement dérivé, comme il est dérivé
de la civilisation judéo-chrétienne dans son ensemble, a pris le relais. La tentation est grande
de considérer cette philosophie comme la base de tout régime démocratique, et donc comme
supérieure à toutes les autres, y compris les religions.
Or la reconnaissance de l’ordre « supérieur » et non subordonné des philosophies et
des religions ne signifie pas que le législateur devrait subordonner sa législation à la Bible ou
à la Charia, mais pas non plus à une philosophie plutôt qu’à une autre. Certes, la plupart des
obédiences franc-maçonnes se déclarent respectueuses de toutes les religions, et les droits de
l’homme proclament la liberté de conscience, et pensent donc être précisément les meilleurs
garants de ce respect du caractère supérieur et libre des philosophies et des religions. Mais à y
regarder de plus près ce n’est pas évident. La tentation de la dérive « pas de liberté pour les
ennemis de la liberté » existe chez eux comme elle a existé chez d’autres. En effet, dans la
mesure où cette philosophie, comme toutes les autres, s’exprime à travers des hommes, et où
ceux-ci cherchent légitimement à la faire partager, ils ne sont pas plus exempts que les autres
du risque de dogmatisme, et de la tentation de mettre le pouvoir politique au service de leurs
idées.
La façon dont la presse et les hommes politiques invoquent aujourd’hui cette
philosophie respectable à tout propos et hors de propos illustre ce danger. Quand il s’agit de la
dignité de l’homme ou de la femme, qui peut prétendre que l’invocation du christianisme ou
du judaïsme ne vaut pas celle des loges franc-maçonnes (qui d’ailleurs lui ressemble
102
beaucoup) ? Qui peut prétendre que le respect des droits de l’homme est compatible avec
l’avortement, comme le pensent les loges franc-maçonnes, ou qu’il ne l’est pas comme le
disent les catholiques ? Le « droit au mariage » des homosexuels est-il une revendication
légitime au nom des droits de l’homme, ou est-il contraire à la nature et à l’exigence de
pérennité de la société ? Les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance prononcés par les
grands ordres religieux catholiques doivent-ils être condamnés au nom des droits de l’homme,
au même titre que les situations de dépendance analogues créées dans certaines sectes, et
aujourd’hui interdites par la loi ? Certains vont jusqu’à le prétendre. En sens inverse, faut-il
dénier à l’Islam le droit de pratiquer la polygamie au nom du respect de la dignité de la
femme ?
Ces quelques exemples simples parmi beaucoup d’autres illustrent la difficulté pour le
pouvoir politique de respecter les philosophies et les religions sans pour autant se soumettre à
elles. Ces « problèmes de société » (comme on dit pudiquement aujourd’hui, alors qu’il s’agit
de problèmes moraux) doivent-ils échapper à la compétence du législateur sous prétexte que
la plupart des religions et des philosophies considèrent qu’ils relèvent de leur morale ? Le
législateur doit-il au contraire ne laisser les religions pratiquer leur culte ou leur morale que
sous réserve qu’ils soient conformes à sa conception des droits de l’homme ? Ou enfin est-il
légitime que l’Etat intègre dans sa législation les exigences de la religion majoritaire ? (Ce
que la plupart des Etats européens ont fait en instituant la monogamie et en choisissant le
dimanche comme jour de repos, de même qu’Israël, tout Etat laïc qu’il soit, a choisi le
samedi).
Poser ces questions revient à reconnaître l’impossibilité d’y répondre. Alors que
faire ? D’abord reconnaître modestement que les religions et les philosophies se situant audessus de l’Etat dans l’échelle de valeurs des hommes, il n’incombe pas à ce dernier de
prétendre leur imposer sa loi, et que tous les Etats qui s’y sont risqués n’y ont pas survécu.
Ensuite refuser de se soumettre à aucune d’entre elles, fût-elle majoritaire, ce qui ne veut pas
dire refuser de reconnaître les traditions culturelles ou familiales qu’elles ont engendrées dans
la société. Enfin, veiller à ce qu’aucune d’entre elles n’entrave la liberté de culte, et la liberté
tout court des autres et de leurs adeptes. Son rôle est donc là, comme ailleurs, de veiller au
« bien commun » de manière pragmatique et non de se faire le promoteur d’une doctrine
censée apporter le bonheur à l’humanité. Tous ceux qui ont eu cette prétention ont abouti au
résultat inverse.
En résumé, en démocratie, la supériorité de l’ordre philosophique et religieux sur
l’ordre politique, se traduit non pas par le fait de le mettre au sommet de la pyramide, mais au
contraire de reconnaître qu’il fait partie de sa base. Le pouvoir politique, qui commande à
partir du sommet, est élu par la base. Ce n’est donc pas à lui de dire à cette base ce qu’elle
doit être. Il a pour mission de veiller à ce qu’elle ne se dégrade pas, notamment lorsqu’elle est
composite, ce qui est à la fois une richesse et un risque.
103
Dieu ou le Big-Bang ?
« Je crois en Dieu créateur du ciel et de la terre », c’est ce que récitent depuis des
siècles les chrétiens au début de leur « credo ». C’est ce que croient également les Juifs et les
Musulmans. Et pourtant… glissez dans une conversation entre gens de niveau universitaire,
adeptes, voir pratiquants, de ces religions, que vous croyez que Dieu a créé l’univers, et vous
verrez leurs regards interloqués. D’où sort-il ? a-t-il fait des études ? bien sûr, nous avons
notre religion, et nous croyons en Dieu. Mais de là à croire qu’il a créé l’univers… cela ne se
fait plus de nos jours.
Si vous leur faites remarquer qu’il n’est guère plus facile de croire au « Big Bang »
qui, selon la science d’aujourd’hui, est à l’origine des temps et de la matière, si ce n’est pas
Dieu qui a fait le Big Bang, ils vous répondent qu’il n’est pas sûr qu’il n’y ait rien eu avant et
que la science trouvera bientôt autre chose. Mais ils refusent de se poser la question de ce
qu’il pourrait y avoir avant cette « autre chose », et proclament qu’en tout état de cause il est
impossible à un homme intelligent de croire au récit de la Genèse.
Et pourtant, si l’on veut bien faire la part de l’anthropomorphisme dans ce récit, on ne
peut qu’être frappé de son parallélisme avec les thèses les plus récentes de l’astrophysique et
de l’évolution. Si l’on comprend le mot « jour » comme signifiant période, la succession des
étapes de la création, depuis les astres jusqu’à l’homme, correspond bien à ce que la science
nous enseigne aujourd’hui. Dans cette même perspective, le récit rejoint aussi les théories
théologiques les plus contemporaines, selon lesquelles l’œuvre de la création se poursuit de
nos jours et ne sera parachevée que par l’apothéose de l’humanité en Dieu.
Cette dernière vision n’est bien sûr pas scientifique. Mais aucune connaissance
scientifique ne s’y oppose plus de nos jours, ce qui n’était pas le cas à l’époque où la science
croyait à un mouvement éternel et immuable des astres et à une séparation absolue entre le
domaine du vivant et celui de la matière inerte. Maintenant que nous savons que les astres et
la matière ont une histoire qui a commencé un jour, et finira donc un jour, et que le vivant est
né de la matière inerte, la question de savoir si c’est Dieu qui a créé la matière (incluant
l’énergie et le temps qui y sont indissolublement liés) se pose dans les mêmes termes pour le
savant et pour l’homme de la rue.
A cette question, Régis Debray, dans son livre « à la trace de Dieu », apporte une
réponse originale, que l’on peut résumer brutalement par la formule « et l’homme créa Dieu ».
En effet dans cet ouvrage l’auteur, avec l’érudition et le brio que chacun admire chez lui,
résume l’histoire des religions à travers les millénaires, et montre comment, au fur à mesure
de son évolution, l’humanité a élaboré des religions de plus en plus spirituelles, aboutissant
aux monothéismes que nous connaissons. Sur le plan de la constatation des faits historiques
on ne peut que lui donner raison. Sur le plan logique, on ne peut en tirer que deux
conclusions : ou bien que l‘« Esprit » (ou Dieu) a créé la matière dans un processus
d’évolution qui aboutit à l’homme, reflet ou incarnation de cet Esprit, ou bien que la matière
(issue d’on ne sait où) au terme d’une évolution autogénérée, produit un homme capable
d’inventer Dieu. Aucune démonstration scientifique ou philosophique ne permettra jamais de
départager les deux hypothèses. Mais les deux aboutissent au même résultat : si l’homme
n’est pas sacré en tant que créature de Dieu, il doit l’être en tant que créateur de Dieu.
104
Le fait que l’on aboutisse à deux hypothèses que l’on ne peut départager que par un
choix nécessairement subjectif ne signifie pas que l’exercice soit sans intérêt. On constate en
effet aujourd’hui, dans les sociétés dites « démocratiques », que les tenants de l’une et de
l’autre sont apparemment d’accord sur un point essentiel qui est le caractère « éminent » ou
« inviolable » pour les uns, « sacré » pour les autres de la personne humaine. Mais on constate
aussi, des prophètes de l’Ancien Testament, et de la Grèce antique à nos jours que c’est le
plus souvent au nom de Dieu que l’on réclame le respect de l’homme, argument qui perd
toute valeur si Dieu n’est pas le créateur du monde, mais son produit. La question de savoir si
le « droit-de-l’hommisme » peut trouver un fondement autre que monothéiste mérite donc
d’être posée.
Mais en tout état de cause le principe de laïcité de l’Etat, tel que défini en France par la
loi de 1905, et tel que pratiqué par beaucoup de pays qui n’ont pas éprouvé le besoin de le
définir, paraît faire partie de nos jours de la démocratie telle qu’elle est pratiquée dans le
monde occidental. Il a en effet le mérite de satisfaire aux exigences des deux hypothèses. Si
un seul Dieu créateur de l’univers existe, aucune société humaine n’est en droit de s’ériger en
juge de la façon dont différentes religions s’efforcent de le connaître et de lui obéir. Et si les
religions et les philosophies ne sont que le produit de l’évolution de la matière qui a trouvé
son apothéose dans le cerveau humain, au nom de quoi un ou plusieurs cerveaux humains
prétendraient ils que la religion ou la philosophie qu’ils ont inventé est meilleure que les
autres, produits d’autres cerveaux humains ? La laïcité ne consiste pas à nier le problème de
l’existence de Dieu et des religions, mais à reconnaître qu’il est d’un ordre différent, et
supérieur, à l’ordre politique.
Mais le mot « supérieur » a besoin d’être précisé si l’on ne veut pas tomber dans les
erreurs qui sont à l’origine des pires exactions politiques. Il faut d’abord insister pour le
maintenir. Le fait qu’il soit « supérieur » a trouvé son expression dès l’antiquité par la
maxime « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes » et dans les déclarations de droits
démocratiques sous le nom de liberté de conscience. La méconnaissance de cette liberté est à
la base de tous les régimes d’oppression interne. Mais oublier qu’il est « d’un ordre différent »
a conduit et conduit encore à des oppressions « extérieures » non moins graves. « Gott mit
uns », « Allah Akbar », les Croisades, les guerres de religion sont là pour le prouver.
Or il faut bien reconnaître que ce principe de laïcité n’a rien d’universel et que de nos
jours beaucoup d’Etats, même démocratiques, le discutent ou le récusent, explicitement ou
implicitement. Certains partis politiques israëliens réclament ouvertement le retour à la
théocratie biblique, et beaucoup d’hommes politiques arabes parlent de concilier démocratie
et Charia. Lorsqu’ils traitent George Bush de « croisé » ils n’exagèrent qu’à moitié, tant celuici est convaincu qu’en envahissant l’Irak il défendait la « civilisation chrétienne » qu’il
confond parfois dans ses discours avec la civilisation tout court.
Aussi loin que l’on remonte dans le temps, la religion du monarque a été la religion
des sujets et a abouti en Allemagne au lendemain de la Réforme en vertu du principe « ejus
regio, cujus religio »3, à la juxtaposition de principautés catholiques et protestantes et en
France à la Saint-Barthélemy. Aujourd’hui encore, est-on sûr que la société française soit
prête à se réveiller au son du Muezzin, ou au contraire à interdire les cloches comme certains
le voudraient au nom de leur conception de la laïcité ? Toute société démocratique se doit
3
« La religion du Prince est celle du sujet »
105
d’abord de respecter la civilisation à laquelle elle appartient, et il est incontestable que les
religions sont l’un des éléments fondateurs des civilisations. Il est donc inévitable que la loi et
la politique reflètent en partie les traditions religieuses d’un peuple.
Mais l’originalité du christianisme par rapport à d’autres religions est le « rendez à
César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » et « allez évangéliser touts les nations ».
En allant évangéliser les Grecs et les Romains conformément à ces préceptes, Saint Paul
instaurait sans le savoir le principe de laïcité : il invitait des hommes à adopter une religion
différente de celle des gouvernants, et demandait aux gouvernants de respecter leur choix.
Hélas, cela n’a pas duré, et, depuis la conversion de l’Empereur Constantin et le baptême de
Clovis, jusqu’à Louis XIV ou la fondation de l’Eglise Anglicane, l’alliance (voir la confusion)
du Trône et de l’Autel a été la règle plutôt que l’exception, même dans le monde chrétien.
Ce que nous appelons aujourd’hui le « principe de laïcité » (et que beaucoup de
régimes politiques ont pratiqué depuis longtemps sans le nommer ainsi) est donc enraciné
dans le christianisme, même si la tentation permanente des gouvernants, chrétiens ou non, est
d’avoir une religion à leur botte. De même qu’il n’y a guère d’autorité religieuse, chrétienne
ou non, qui ne soit tentée par le pouvoir temporel. Or cette confusion des pouvoirs est bien la
chose politiquement la plus dangereuse. Du « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » de
nos révolutionnaires, à Staline et à Pol Pot, de Hitler à Ben Laden, des Croisés à George W
Bush, combien d’hommes politiques n’ont pas hésité à massacrer leurs semblables pour faire
« progresser » l’humanité. Ceux d’entre eux qui disent agir au nom de Dieu sont les plus
redoutables du fait de la « bonne conscience » qu’ils se donnent ainsi et du fait qu’ils arrivent
souvent à le faire croire à leurs sujets. Et pour les autres, si c’est le « progrès » de l’humanité
qui « crée » Dieu, on ne peut leur reprocher de vouloir contribuer à ce « progrès » selon l’idée
qu’ils en ont, fût-ce au détriment de leurs semblables. La séparation du spirituel et du
temporel est la seule garantie de la liberté.
106
Dieu ou l’évolution ?
On croyait le problème résolu sur le plan philosophique depuis l’ « Evolution
Créatrice » de Bergson, et voilà qu’il ressurgit sur le plan politique et remplit un plein numéro
du Nouvel Observateur* à propos du mouvement « créationniste » américain. Que ce
mouvement, qui n’est guère qu’un avatar de l’intégrisme évangéliste américain, fasse couler
beaucoup d’encre aux Etats-Unis, on le comprend. Mais comment expliquer (l’explication de
la fascination exercée par les Etats-Unis sur les médias n’étant pas satisfaisante dans le cas du
Nouvel Observateur) que l’on tente d’intéresser les Français à cette querelle ?
Serait-ce l’existence dans les milieux intellectuels et universitaires français d’une
certaine nostalgie des combats de la grande époque entre les « lumières » de la science et
l’ « obscurantisme » de la religion ? La lecture de certains articles de ce numéro pourrait le
donner à penser. Que, du procès de Galilée au Syllabus de Pie X, l’Eglise Catholique se soit
fourvoyée dans des interventions « obscurantistes » dans le domaine scientifique, peu de
catholiques français le contestent aujourd’hui. C’est simplement la preuve que l’Eglise a de
fortes chances de se tromper lorsqu’elle sort du domaine qui est le sien. Mais on peut se
demander à la lecture de certains de ces articles si ce ne sont pas aujourd’hui leurs auteurs qui
sont tentés de sortir du leur en prenant le même risque.
Autant il est bon que la science ait remporté la victoire dans son combat contre toute
tentative d’une philosophie ou d’une religion d’interférer avec son travail, autant il serait
dangereux, qu’emportée par son élan, elle franchisse à son tour ses propres limites en
prétendant qu’il y ait une incompatibilité quelconque entre la science de l’évolution et la
croyance que Dieu est le créateur de l’univers. Prétendre implicitement ou explicitement
exclure scientifiquement la possibilité d’une création divine de tous les êtres de l’univers et
notamment de l’homme, est aussi présomptueux que de prétendre démontrer l’existence de
Dieu par une démarche scientifique. C’est faire semblant de croire que le Dieu de la Bible est
le vieillard barbu des livres pour enfants, et non le « pur Esprit » éternel auquel croient les
religions du Livre.
Si l’acceptation des lois de l’évolution et la croyance en Dieu ont longtemps été
considérées, de part et d’autre, comme incompatibles, c’est par suite d’une double erreur,
aujourd’hui dissipée. L’ignorance, du côté scientifique, d’un point de départ commun à toute
la matière existant dans l’univers, et de la loi de relativité du temps et de l’espace. Cette même
ignorance du côté des religions, accompagnée de la croyance à la nécessité d’une
interprétation littérale de tous les textes bibliques, supposés avoir été « dictés » par Dieu
comme les sourates du Coran l’auraient été à Mahomet. Beaucoup de Musulmans y croient
encore, mais, heureusement, presque plus de Chrétiens ou de Juifs. C’est donc enfoncer une
porte ouverte que de dire que l’univers n’a pas été créé au cours d’une semaine de sept jours
de 24 heures.
Ce que croient les religions issues de la Bible, c’est que Dieu est un pur Esprit éternel,
et que c’est lui qui a créé l’univers. L’éternité étant, par définition, l’absence de temps, il
*
Décembre 2005 – Janvier 2006
107
serait aussi stupide de prétendre qu’Il l’a créé en sept jours que de dire qu’Il l’a créé en une
microseconde lors du « big bang ». Sachant depuis Einstein que le temps est une dimension de
la matière, la plupart des chrétiens d’aujourd’hui comprennent que c’est Dieu qui a créé le
temps, et que c’est donc tous les jours qu’il ne cesse de créer l’univers et les hommes qui
l’habitent. Selon leur foi, dans l’hypothèse absurde où un jour cet esprit créateur cesserait
d’exister, l’univers et ses « lois » cesseraient également. Cette foi, qui se situe en amont de la
science ne peut par hypothèse la gèner et encore moins la contredire : si Dieu a créé l’homme,
il a de ce fait même créé la science, et il ne peut donc se contredire lui-même.
Quant au texte de la Genèse, loin d’en interdire l’enseignement dans les écoles, il
faudrait le rendre obligatoire à l’école primaire, au même titre que l’enseignement de
l’évolution dans l’enseignement secondaire. Les deux en effet disent la même chose : le
premier à l’intention des enfants ou des civilisations qui croyaient que la terre était plate, le
second à l’intention de ceux qui ont une culture scientifique moderne. Il est en effet frappant
quand on lit la Genèse aujourd’hui, de constater à quel point l’intuition géniale de ses auteurs
(inspirés ou non par Dieu selon la foi de chaque lecteur) rejoint les données de la science
d’aujourd’hui. Les différentes étapes, qui sont les mêmes, se succèdent dans un ordre presque
identique, et le refrain de ce texte « et Dieu vit que cela était bon », rejoint la théorie de
l’évolution selon laquelle chacun de ses stades représente un « progrès ». Son enseignement à
l’école, outre qu’il représente un enseignement historique essentiel sur ce que des milliards
d’hommes ont cru depuis des millénaires, représente, sous une forme poétique d’une qualité
littéraire incontestable et donc profitable aux élèves, une très bonne initiation à ce qu’ils
apprendront sous une forme scientifique dans le secondaire.
Quant au problème de savoir si c’est Jehovah, Dieu, Allah, l’Etre suprême, ou
l’Evolution qui est à l’origine de cette histoire de l’univers, ce n’est pas à l’école d’en
débattre, et un enseignant démocratique laïc se doit de renvoyer les enfants à leurs parents ou
à leurs prêtres pour rechercher la réponse à la question, cette réponse ne pouvant ni résulter
de, ni contredire la science qu’ils enseignent. Il est regrettable que quelques intégristes
américains et quelques intellectuels européens paraissent l’oublier, mais ce n’est pas une
raison pour « en faire un fromage » !
108
Politique et religions
L’homme politique n’a pas à se prononcer, positivement ou négativement sur
l’existence de Dieu, mais il ne peut ignorer les religions. En effet, l’objet même de la
politique, ce sont les hommes, et l’on peut donc difficilement prétendre les gouverner sans
tenir compte de ce qui est, pour beaucoup d’entre eux, une dimension essentielle de leur vie.
Aucun régime politique ne peut durablement s’imposer s’il n’est pas en harmonie avec les
convictions philosophiques et/ou religieuses de la société qu’il prétend gouverner.
Mais qu’est-ce qu’une religion ? Les trois grandes religions monothéistes et d’autres
affirment l’existence de Dieu. Mais Bouddha est-il Dieu pour un bouddhiste ? Peut-on parler
de « religions athées ? C’est littéralement et théologiquement une contradiction dans les
termes : une « religion » étant ce qui relie l’homme à Dieu, ne saurait, par définition être
athée. Mais politiquement et socialement parlant la question se pose, tant la définition littérale
et théologique de la religion est loin de ce que l’on désigne sous ce nom, aussi bien dans le
vocabulaire politique et sociologique que dans le vocabulaire courant. Le confucianisme que
beaucoup considèrent comme une religion, est une philosophie indépendante de toute
croyance en Dieu. Et que dire des religions polythéistes ? Où finissent le fétichisme, la
superstition, et le fanatisme et où commence la religion? Où finissent les religions et où
commencent les philosophies ou les mouvements politiques?
La question se complique encore si l’on aborde le problème de la croyance en Dieu
des « fidèles » des religions monothéistes, et notamment du nombre grandissant d’Eglises ou
de sectes qui se réclament du christianisme. Combien de chrétiens, de juifs et de musulmans,
même parmi ceux qui « pratiquent » leur religion, se disent eux-mêmes athées ? Et beaucoup
n’ont pas renoncé à considérer Maurras comme « catholique » alors qu’il a été condamné par
le Pape. Toutes les religions ou sectes qui se réclament de Jésus-Christ croient-elles en Dieu
ou se contentent-elles de trouver sympathique et socialement utile l’enseignement du prophète
Jésus-Christ ?
Le sens que certains voudraient donner au principe de laïcité, selon lequel l’Etat
devrait ignorer, sinon combattre, les religions n’est pas seulement contraire à l’esprit et à la
lettre de la loi de 1905. Il est le reflet d’une philosophie d’athéisme militant (c’est à dire d’une
négation religieuse) qui est celle d’une grande part de la société française depuis le XVIII°
siècle. Les origines de cette philosophie sont connues, et elle tend de nos jours à disparaître
avec le contexte qui avait présidé à sa naissance. Il n’est donc pas moins légitime pour notre
société laïque de s’interroger sur ses rapports avec les religions, que sur ses rapports avec la
« philosophie des Lumières » que certains considèrent, depuis plus de deux siècles, comme la
seule compatible avec la démocratie.
Or si l’on prend une vue historique un peu plus large que les trois derniers siècles, on
s’aperçoit que la « philosophie des lumières » ou les « droits de l’homme » ne sont pas un
socle apparu subitement au XVIII° siècle, mais le produit d’un socle judéo-chrétien romanisé.
Une civilisation ne se forme pas en deux ou trois siècles. Elle plonge ses racines beaucoup
plus loin, et parmi ces racines les religions sont les plus profondes. La foi d’Abraham en un
Dieu unique et le décalogue de Moïse continuent d’imprégner toutes les sociétés chrétiennes
et musulmanes… y compris celles qui se disent athées. On peut d’ailleurs noter un
phénomène curieux, c’est que l’athéisme militant s’est principalement développé dans les
109
sociétés chrétiennes, et plus particulièrement catholiques. Ne faudrait-il donc pas y voir
davantage une réaction contre des dérives de l’Eglise Catholique qu’une véritable négation de
l’existence de Dieu. L’Etre Suprême de Voltaire ressemble beaucoup à Jehovah, à Dieu le
Père, et à Allah.
Il convient donc, lorsqu’on se place sur le plan politique, et non sur le plan religieux,
de distinguer soigneusement deux choses : Dieu et les religions. Si toute religion est, par
définition, un rapport à Dieu, Dieu, s’Il existe, ne peut s’identifier à aucune religion. Un
chrétien et un musulman savent que le Jehovah de l’Ancien Testament, et le Père dont parle le
Christ ne font qu’un, que Mahomet désigne en arabe sous le nom d’Allah. Les fidèles de ces
trois religions affirment en commun que ce Dieu est le créateur de l’univers et que l’homme
doit lui obéir. Au-delà leurs fois divergent, comme divergent les fois des adeptes des
innombrables religions qui ont une autre approche de Dieu. Mais toutes les religions dignes de
ce nom ont en commun de reconnaître que l’homme doit adoration et obéissance à un ou à des
dieux.
Or, du point de vue de l’homme politique, il n’est pas possible de faire de différence
de principe entre philosophies et religions. Mais il est obligé de tenir compte de leurs
manifestations sociologiques à un moment donné dans une société donnée. La vraie différence
aux yeux de l’Etat est entre les philosophies ou religions qui demeurent d’ordre strictement
privé d’une part, et celles qui s’organisent en sociétés d’autre part. Il serait contraire à la
liberté de pensée d’interdire à quelqu’un d’admirer Hitler, Ben Laden ou Staline, et de
collectionner leurs œuvres. Doit-on lui interdire de se réunir avec d’autres pour partager cette
admiration ? certains le prétendent, mais curieusement parfois davantage pour Hitler ou Ben
Laden que pour Staline. La tradition démocratique française, que des intégristes de tous les
bords voudraient aujourd’hui remettre en cause, est de répondre négativement aussi
longtemps que ces réunions ne troublent pas l’ordre public. L’Etat n’est donc conduit à
s’intéresser aux religions et aux philosophies qu’à partir du moment où elles s’organisent en
« églises » ou en « sociétés » cherchant à influer sur le comportement social de leurs
membres, voir sur la société elle-même. Il lui appartient alors de veiller à ce qu’elles
respectent l’ordre public, comme il respecte leur liberté de conscience.
La plupart des religions s’organisent en « églises », pratiquent des liturgies sous une
forme ou sous une autre, et préconisent des comportements de la part de leurs fidèles, et la
plupart des philosophies non. Mais il y a des exceptions dans les deux sens. Il y a des
mouvements religieux, tel le protestantisme libéral, qui récusent les notions d’église, de
liturgie, et de morale commune. Il y a des mouvements philosophiques, telle la francmaçonnerie dont les loges ressemblent beaucoup à des temples. Et il y a eu, ou il y a encore,
des « liturgies » communistes, nazies, ou autres qui s’apparentent par leurs manifestations
extérieures, et la ferveur collective qu’elles cherchent à créer parmi les participants, à des
manifestations religieuses. Cela montre à quel point la frontière est floue entre les
philosophies et les religions d’une part, et les idéologies et les partis politiques d’autre part.
L’expérience que nous avons faite au XX° siècle de la perversion de philosophies ou
même de religions en doctrines politiques totalitaires (marxisme-stalinisme, racisme-nazisme,
catholicisme-maurassisme, islam-islamisme, judaïsme-sionisme, etc…) nous a conduits,
comme d’autres démocraties à tenter de légiférer pour tenter d’enrayer le développement
d’idéologies totalitaires. Mais c’était là entrer dans une zone dangereuse de sables mouvants.
Au lendemain de la guerre, comme aujourd’hui, la légitimité de l’interdiction des
mouvements néo-nazis ou antisémites était évidente. Mais n’était-ce pas, comme d’habitude
110
« préparer la dernière guerre » ? faut-il l’étendre aujourd’hui aux mouvements néo-staliniens ?
et aux islamistes intégristes ? et aux intégristes évangélistes américains ? et à l’ « église de
scientologie » ? On voit que la pente est dangereuse. Elle est le signe d’une nouvelle dérive
vers le « tout politique » qui affecte de croire que la solution des problèmes fondamentaux
d’une société relève de l’Etat.
Or rien n’est plus faux, du moins dans l’esprit d’une société démocratique. Pour un
démocrate, c’est la société qui dit à l’Etat ce qu’il doit être, et non l’inverse qui est le propre
de l’Etat totalitaire. Or la société, c’est d’abord les citoyens, leurs philosophies, et leurs
religions. Il est essentiel d’empêcher ces philosophies et ces religions de dégénérer en
idéologies totalitaires. Mais l’Etat est bien incapable de le faire : que ce soit au XVIII° siècle
avec la « philosophie des lumières », au XIX° siècle avec le socialisme puis le communisme,
au XX° siècle avec le fascisme, ou au XXI° siècle avec l’islamisme, jamais une législation n’a
empêché ou n’empêchera une idéologie de se développer…au contraire ! Ce n’est pas à l’Etat
de lutter contre les idéologies perverses, mais aux citoyens, aux philosophes et aux prêtres. Le
seul devoir de l’Etat est de ne pas les en empêcher, et de les y aider dans le domaine de sa
compétence qui est d’empêcher toute tentative d’intimidation par la force. Le tort de la
République de Weimar n’a pas été de ne pas interdire la publication de Mein Kampf, mais de
ne pas oser mettre en prison les hitlerjugend qui intimidaient les passants et cassaient les
vitrines des commerçants juifs. Mais toute société, même démocratique dans la forme, qui
prétend se faire juge de la qualité des philosophies et des religions est une société totalitaire.
111
La mort de la déesse Raison
A la suite de Voltaire nos révolutionnaires et leurs héritiers ont mis sur les autels la
« déesse Raison » et adhéré au culte du « Progrès ». La déesse nue est assez vite descendue
des autels de nos églises, mais le « culte du Progrès » a survécu tout au long du XIX° siècle.
Le XX° siècle, ses totalitarismes et sa bombe atomique ont sérieusement ébranlé cette
religion. Le marxisme, et d’une manière générale le « socialisme scientifique », est mort avec
l’URSS, Mao et Pol Pot. Les disciples de Rousseau ont alors pris leur revanche en nous
proposant leur déesse « Gao » et le culte écolo : l’homme est bon s’il reste soumis à la Nature,
et la conservation de notre planète est le bien suprême. Le progrès scientifique et technique
est donc éminemment suspect, sinon intrinsèquement mauvais, et il convient de remplacer la
froide raison par les bons sentiments.
Pour eux le progrès serait donc maintenant le retour au culte de la nature, ce qui nous
ramènerait, sur le plan religieux, quelques millénaires en arrière. Pour d’autres, le culte du
progrès ne serait pas mort, mais sa déesse aurait changé : ce ne serait plus la « raison » mais
l’ « humanité ». Autant il faudrait se méfier de la raison et de ses « sciences exactes », autant
les « lendemains qui chantent » devraient nous venir des progrès des sciences psychologiques
et sociales. Tous les hommes étant bons, c’est de l’épanouissement de leur liberté, des progrès
de la psychologie, voir de la psychanalyse, qu’il faut attendre les progrès de l’humanité. Le
dépérissement des contraintes morales et sociales, et le fameux « dépérissement de l’Etat »
seraient donc la voie du progrès. Mais malheureusement ces visions idylliques se heurtent
l’une à l’autre. L’expérience prouve que l’homme libre a tendance à abuser de sa liberté aux
dépens de la nature, comme aux dépens de ses semblables. Dans le domaine économique
l’appât du gain n’est guère compatible avec le respect de la nature, et c’est « la liberté qui
opprime et la loi qui affranchit ».
Toutes les dérives politiques proviennent de deux erreurs philosophiques opposées :
croire que l’homme est bon, ou croire qu’il est mauvais. Dans le premier cas, on cède à la
tentation de l’anarchie : si l’homme est bon, il n’y a qu’à le laisser faire ; moins il y aura de
lois, mieux la société se portera, en laissant le soin aux prédicateurs de tous poils d’enseigner
leur Dieu, ou les « lumières ». Dès la période révolutionnaire on trouve un bon modèle de
cette utopie dans le projet de Constitution de Saint-Just et le XIX° siècle européen nous a
montré le résultat dans le domaine social. Dans le second cas, il faut faire le bonheur du
peuple malgré lui : Staline, Hitler et Pol Pot s’y sont employés avec le résultat que l’on sait.
L’enseignement monothéiste depuis 2000 ans, qui est implicitement à la base de
l’institution monarchique « de droit divin » comme de la démocratie, est que l’homme est les
deux à la fois, c'est-à-dire « à l’image de Dieu » et « pécheur ». C’est cette double vérité qui
fait qu’on ne peut avoir une société viable sans lois, gendarmes, et prisons, mais que cette
société devient infernale au sens propre si les gouvernants ne respectent pas ce qu’il y a de
foncièrement bon dans l’homme, soit qu’ils voient en lui une image de Dieu, soit que, comme
Rousseau, ils y voient le reflet d’une nature supposée bonne.
112
« Le XXI° siècle sera spirituel ou ne sera pas »
A dit paraît-il Malraux. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si cela veut dire que les
hommes au XXI° siècle progresseront dans leur rapport à Dieu à travers leur religion, on ne
peut que le souhaiter, mais cela ne veut pas dire grand’chose. Depuis des millénaires les
hommes tentent de progresser par rapport à Dieu à travers leur religion, et il n’y a pas de
raison pour que cela s’arrête au XXI° siècle, ni pour que cela progresse soudainement. La
vraie religion a été au moins aussi vivante sous les persécutions de Dioclétien, de Staline ou
de Pol Pot que sous le règne des Borgia au Vatican.
Si cela veut dire -et c’est probablement la bonne interprétation- que la mort des
idéologies athées, dictature du prolétariat, culte de la race aryenne, nationalismes ou fascismes
de toutes sortes, laisse un vide qui ne peut être comblé que par un retour au spirituel comme
ciment et comme moteur de la société, on ne peut qu’y souscrire. Mais à condition de ne pas
confondre la primauté du spirituel avec l’adhésion à une religion ou à une philosophie
quelconque. De Saint Louis à George Bush, en passant par Mahomet et Ben Laden, c’est par
millions que l’on compte les victimes de ceux qui ont cru devoir convertir leurs semblables à
leur « religion » par n’importe quel moyen. C’est quand un homme politique se prétend au
service de Dieu (ou quand un chef religieux se veut homme politique) qu’il devient le plus
dangereux. En ce sens, Dieu nous préserve de voir le XXI° siècle devenir un siècle religieux !
Mais alors, comment combler le vide laissé par la mort des idéologies athées du XX°
siècle ? Par la démocratie est-il d’usage de répondre aujourd’hui. Mais la démocratie est-elle
une idéologie qui puisse combler le vide laissé par le déclin des religions et la mort (espéronsle) des idéologies totalitaires? Littéralement non : elle n’est ni une idéologie, ni une religion,
mais un mode de gouvernement. Mais elle se donne habituellement comme référence la
« Philosophie des Lumières », mélange de la croyance de Voltaire dans la « Raison » pour
gouverner les hommes, et de celle de Rousseau selon laquelle l’homme était bon. Il est clair
que sur la base de ces deux postulats on doit aboutir en politique à toujours plus de liberté et
moins d’Etat, ce qui rejoint la théorie marxiste du « dépérissement de l’Etat ». La
« fraternité » venant rejoindre la liberté et l’égalité dans la devise républicaine, était l’apport
de Rousseau, et reflétait la conviction que l’homme étant bon, on pouvait parfaitement
« laïciser » la charité chrétienne.
Deux siècles après, nous savons ce qu’il en est advenu, chez les marxistes comme chez
les héritiers de la Révolution. Pour les marxistes, tout commentaire est inutile. Pour les
héritiers de la Révolution, on est en droit de se demander si, dans les faits, c’est bien la devise
républicaine qui a servi de référence aux démocraties dites « libérales », ou si ce n’est pas
plutôt le culte de Mammon. Quant aux démocraties dites « sociales », elles ne peuvent éviter
que leur recherche de l’égalité se fasse aux dépens de la liberté, ni empêcher que le culte de
Mammon, proscrit sur le plan individuel, prospère sur le plan collectif. La recherche de
l’enrichissement demeure dans les démocraties les plus « sociales » un mobile collectif
majeur, et bien souvent un mobile individuel pour leurs dirigeants.
C’est bien parce que l’homme n’est pas « bon » que l’alliance du trône et de l’Autel a
toujours existé, et que l’argent va au pouvoir quand ce n’est pas lui qui donne le pouvoir.
113
Dans cette vision plus réaliste du monde la démocratie libérale est avant tout une valeur
négative. Le mot liberté dans tous les dictionnaires se définit par « absence de … ». L’égalité
devant la loi est l’absence de discriminations liées à la naissance ou à la position sociale. Mais
cet aspect purement négatif, qui ne diminue en rien leur importance, a été bien compris dès le
XIX° siècle par ceux qui réclamaient des « libertés positives », et au XX° siècle par ceux qui
ont revendiqué les « discriminations positives ». Mais qu’est-ce qu’une « liberté positive » si
ce n’est de l’argent, et qu’une « discrimination positive » sinon une inégalité devant la loi ?
Comme, parallèlement, la plupart des hommes ont aujourd’hui cessé de croire que la
science ferait le bonheur de l’humanité, quelle est la philosophie de base qui peut assurer la
cohésion et le dynamisme des démocraties du XXI° siècle ?
Personne n’en ayant jusqu’à présent proposé d’autre, il semble que la croyance judéoislamo-chrétienne, partagée par à peu près la moitié de l’humanité, selon laquelle Dieu a créé
le monde, et chaque homme est d’abord responsable devant lui, demeure la base
philosophico-religieuse essentielle de toute démocratie. Elle ne suppose l’adhésion explicite à
aucune religion, et n’est pas en contradiction politique avec l’humanisme athée, car elle
aboutit comme lui, bien qu’à partir de convictions philosophiques et religieuses différentes, et
donc avec des modalités différentes, à la même conclusion du respect absolu de la dignité de
la personne humaine. Mais elle impose le respect de toutes les « vraies » religions. Le mot
« vraies » a toute son importance, tant le fanatisme religieux ou sectaire n’a cessé, de tous
temps, d’être mis au service d’ambitions politiques ou d’intérêts personnels. Le « vrai » Islam,
comme le vrai judaïsme ou le vrai christianisme n’ont rien à voir avec les intégrismes de ces
religions ou d’aucune autre secte. Ils n’ont jamais justifié l’oppression d’un homme par un
autre, ni la conversion de l’infidèle par l’épée.
C’est pourquoi il faut souhaiter que Malraux ait eu raison ,et que le XXI° siècle soit
plus « spirituel », c’est à dire moins « matérialiste » au sens littéral que les précédents, plutôt
que d’inventer de nouvelles idéologies totalitaires, ou de persister dans le culte du dollar,
forme moderne du « Veau d’Or ». Mais si les religions et les philosophies font partie du socle
de toute société politique, elles ne doivent jamais, ni lui être subordonnées, ni prétendre
s’imposer à elle.
L’homme politique qui, en tant que gouvernant, est le grand bénéficiaire du « rendez à
César ce qui est à César… » ne doit pas oublier le second membre de phrase « …et à Dieu ce
qui est à Dieu. »
114
Laïcité à la française
Pourquoi la « laïcité » continue-t-elle d’être en France un sujet de débats passionnels
alors qu’elle ne pose plus guère de problèmes dans la plupart des pays occidentaux ? C’est
probablement parce qu’en France, plus qu’ailleurs, l’Eglise Catholique s’est laissé entraîner,
et s’est même parfois volontairement impliquée dans le débat politique.
L’alliance du trône et de l’autel sous l’Ancien Régime a automatiquement placé
l’Eglise dans la ligne de mire des révolutionnaires depuis le célèbre « écrasons l’infâme » de
Voltaire jusqu’aux massacres de Nantes. Les nombreux curés de campagne qui avaient rédigé
les cahiers de doléances et accompagné la Révolution à ses débuts, ont été vite découragés par
les excès de la Terreur et le culte de la « Déesse Raison ».
Echaudée par la Révolution, l’Eglise s’est retrouvée du côté du pouvoir au moment de
la Restauration. Certes, le christianisme social a commencé à se développer au XIX° siècle.
Mais l’épiscopat et le clergé demeuraient très majoritairement monarchistes, puis
bonapartistes. Et surtout la « guerre scolaire » était enclenchée. L’Eglise voulait préserver les
enfants de ses fidèles de l’influence des enseignants laïcs, demeurés largement imprégnés de
l’anticléricalisme révolutionnaire. C’est dans le cadre de cette rivalité entre les deux
enseignements que le mot « laïc » est devenu synonyme d’anticlérical.
Par ailleurs la bourgeoisie révolutionnaire, qui était athée à 90%, a compris que son
intérêt était de se réconcilier avec l’Eglise, garante à ses yeux d’un ordre social qui désormais
lui profitait. Elle ne lui refusa donc pas son argent, ni d’envoyer ses femmes et ses enfants à
l’Eglise. Par réaction, et malgré la naissance du christianisme social, les milieux populaires
des villes, devinrent massivement anticléricaux. Le massacre de prêtres sous la Commune,
comme la répression des Versaillais, ne devaient pas arranger les choses.
C’est ainsi que le clivage politique à la naissance de la III° République se fit entre
cléricaux et anticléricaux, au moins autant qu’entre socialistes et capitalistes, ou même entre
monarchistes et républicains. C’est dans ce contexte que la loi de 1905, qui est aujourd’hui
reconnue par presque tous comme un modèle de laïcité raisonnable (sauf en ce qui concerne
l’interdiction des congrégations), est apparue à l’époque comme une victoire des anticléricaux
qui s’appropriaient sans indemnité les cathédrales et les églises. Il a fallu assez longtemps aux
catholiques français pour comprendre que cette confiscation était en fait un cadeau, l’Etat ne
pouvant faire autrement que de rendre ces églises au culte… tout en ayant désormais la charge
de les entretenir.
Le temps et les deux guerres mondiales ont ensuite contribué à apaiser les esprits.
Malgré la scandaleuse compromission de certains cardinaux français avec le maréchal athée
de Vichy, la gauche française a progressivement cessé de voir dans l’Eglise un danger pour la
démocratie, tandis que l’Eglise, au niveau national comme mondial reconnaissait que sa place
n’était pas aux côtés du pouvoir et de l’argent.
Du coup, les anticléricaux professionnels n’avaient plus beaucoup de grain à moudre.
Heureusement pour eux, l’Islam allait leur en donner. Sous prétexte que quelques filles,
sincèrement intégristes ou désireuses de faire parler d’elles, se présentaient voilées au lycée,
on trouvait un nouveau combat « laïc », c'est-à-dire antireligieux à mener. En montant en
115
épingle quelques cas, on en suscitait automatiquement beaucoup d’autres, ce qui permettait
d’agiter l’épouvantail du communautarisme, et de proclamer la laïcité en danger. Il est
amusant de remarquer que, pendant ce temps, la présence de filles voilées dans des
établissements catholiques ne posait apparemment pas de problème. Les catholiques seraientils devenus plus « laïcs » que les anticléricaux ?
Cette agitation artificielle étant retombée grâce à la sagesse du législateur et du corps
enseignant, il restait que la question de la présence de l’Islam en France avait été posée sur la
place publique, notamment en ce qui concerne les lieux de culte. Même si beaucoup de
musulmans ne sont pas pratiquants, il est choquant de voir ceux qui le sont n’avoir pour prier
que des hangars ou des garages. S’ils étaient là depuis longtemps, ils auraient construit leurs
mosquées, comme ils l’ont fait en Espagne à l’époque de la conquête, et comme les
catholiques, les protestants, et les juifs ont construit leurs églises, leurs temples, et leurs
synagogues en France. Mais arrivés récemment, et sans argent, il est clair qu’ils ne pouvaient
apporter leurs mosquées avec eux, et que le problème de leurs lieux de culte est donc posé.
Sauf l’exception de la mosquée de Paris, il a été jusqu’à présent résolu sans l’aide de
l’Etat, avec l’argent des fidèles et de leurs pays d’origine, comme l’avaient été, en Afrique ou
ailleurs, les églises construites par nos missionnaires à l’époque de la colonisation. Mais
chacun voit bien les risques de cette solution : l’argent des fidèles étant rare, le financement
par les pays musulmans sera nécessairement prépondérant, avec les risques de dépendance et
de communautarisme qui en résultent. Il faut donc trouver autre chose.
Par un raisonnement un peu simpliste, certains considèrent que, puisque les Eglises
appartiennent à l’Etat ou aux communes, il est normal que l’Etat ou les communes
construisent les mosquées nécessaires aux musulmans. C’est oublier que ce ne sont pas les
contribuables mais les communautés religieuses qui ont financé les églises, les temples, et les
synagogues. Que les cathédrales et les Eglises qui existaient en 1905 soient maintenant
propriété de l’Etat et des Communes en vertu de la loi ne veut pas dire que le législateur
considère qu’il aurait dû les construire si elles n’avaient pas existé. La meilleure preuve en est
que les nouvelles églises, temples et synagogues, là où elles sont nécessaires, continuent
d’être financées par les fidèles. Il serait difficile de faire construire des mosquées aux frais du
contribuable en refusant d’en faire autant pour des églises, temples, ou synagogues.
Etablir un régime discriminatoire en faveur du culte musulman serait la pire des
choses, y compris pour les Musulmans. Ce serait poser de nouveaux germes de conflits interreligieux dont on n’a vraiment pas besoin. Il y a beaucoup de moyens souples d’aider les
Musulmans à surmonter leurs difficultés actuelles en matière de lieux de culte sans remettre
en cause la loi de 1905. Certes cette loi ne serait pas rédigée comme elle l’est si on devait la
rédiger aujourd’hui. Mais c’est le cas de beaucoup des lois qui nous régissent, et ce n’est pas
une raison suffisante pour les modifier. Pour les raisons qui ont été rappelées ci-dessus, les
cendres des guerres de religion sont toujours chaudes en France, et il est donc prudent de ne
pas y toucher sans nécessité absolue.
116
En résumé…
Dans un Etat laïc, et une démocratie se doit de l’être, l’homme politique n’a pas à se
prononcer sur l’existence de Dieu. En revanche, il ne peut ignorer ou affecter d’ignorer
l’existence des religions qui sont présentes dans toutes les civilisations. Il ne peut pas plus
ignorer les philosophies qui nient cette existence, et qui, elles aussi, sont présentes dans toutes
les civilisations.
Dans la mesure où ces philosophies et religions ne sont que d’ordre spirituel intérieur,
elles relèvent de la seule liberté de pensée, et l’Etat se doit de les ignorer.
Mais la plupart des religions, et certains mouvements philosophiques s’organisent en
églises ou en associations voulant être présentes et avoir une action, comme telles dans la
société. L’Etat ne peut dès lors pas plus les ignorer ou s’en désintéresser que de n’importe
quelle autre société ou organisation. D’une part en raison de ce qu’elles apportent de positif à
la société, d’autre part en raison des risques que certaines dérives peuvent lui faire courir.
En France, la laïcité a une histoire et a revêtu des formes particulières liées à notre
histoire. Depuis Voltaire elle a eu chez certains une dimension de lutte antireligieuse, et
principalement anticatholique qui s’explique par le rôle que l’Eglise Catholique a longtemps
joué dans la politique intérieure française. Cette dimension antireligieuse s’est
progressivement atténuée au cours du dernier siècle, avant de se rallumer à propos de l’Islam.
Il est important d’éviter que ce combat antireligieux, contraire même au principe de laïcité, se
rallume à l’occasion de la lutte contre l’islamisme qui n’est pas une religion, mais une
perversion de l’Islam.
117
Conclusion ?
Peut-on conclure des réflexions aussi décousues ? Patrie, famille, travail, Dieu, c’est à
dire politique, société, économie, religions, y a-t-il un dénominateur commun ? Il n’y en a
qu’un : c’est que ce sont les quatre éléments essentiels de toute vie en société, et qu’il est donc
indispensable de veiller à leur compatibilité.
Il y a deux moyens d’y parvenir. Le premier est celui de l’Etat totalitaire, qui n’est pas
nécessairement dictatorial au sens habituel du terme. Une démocratie peut devenir totalitaire
si l’Etat prétend régir tous ces domaines. C’est le danger qui nous guette aujourd’hui. Le
second est la méthode fédéraliste : organiser la coexistence sur un même territoire et sur les
mêmes personnes de lois et d’institutions régissant des domaines différents. Ce qu’on appelle
les Etats fédéraux ne sont que l’un des cas d’application parmi beaucoup d’autres de cette
méthode. Notre monde actuel, depuis l’ONU jusqu’à nos communes rurales en passant par
l’Union Européenne, depuis l’OMC ou la papauté jusqu’à nos PME et nos paroisses rurales en
passant par les multinationales est plein de pouvoirs et d’autorités qui se superposent et
interfèrent, très souvent dans le désordre.
L’idée que la solution réside dans la transposition à l’échelle mondiale ou européenne
d’institutions calquées sur celles des Etats fédéraux issus de l’histoire du XIX° siècle est une
idée simpliste et irréaliste dans la mesure où elle ne tient pas compte des identités nationales
et de l’état du monde au XXI° siècle. Nous n’avons pas fait l’économie d’une révolution, avec
la fin du marxisme. La fin de l’histoire dont on a parlé est seulement la fin des démocraties
politiques nationales qui ont été le modèle politique le meilleur pour les deux siècles derniers.
La révolution qui reste à faire en ce début de siècle, est celle qui consiste à donner à la
démocratie politique sa dimension mondiale, et, parallèlement, à inventer les pouvoirs
nationaux et internationaux nécessaires à la gouvernance de l’économie et de la société, dans
un monde multiculturel mais de plus en plus économiquement interdépendant.
A cette fin, la véritable approche fédéraliste consiste à partir des réalités, politiques,
économiques, sociales, religieuses, culturelles, pour organiser de manière satisfaisante
l’interaction des règles et institutions qui leur sont propres. La véritable démocratie réside au
moins autant dans ce pluralisme organisé dans le respect des libertés fondamentales, que dans
le bulletin de vote. Nos constitutionnalistes en sont restés au stade de Montesquieu et de sa
distinction entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il est temps qu’ils abordent les
autres pouvoirs, nationaux et internationaux correspondant aux réalités du monde
contemporain, plutôt que de s’en tenir aux structures constitutionnelles et aux méthodes de
gouvernement héritées du XIX° siècle.
A une époque où le pouvoir financier de certains groupes (légaux ou non) dépasse
celui de beaucoup d’Etats, et où les Etats dits de « civilisation chrétienne » se sont laïcisés,
tandis que d’autres semblent tentés par un retour à la théocratie, il faut poser clairement le
problème des rapports entre le pouvoir politique et les pouvoirs économique, médiatique,
culturel ou religieux. Il est clair que le libéralisme qui, depuis deux siècles, a posé en postulat
la non-intervention de l’Etat dans ces domaines n’est plus tenable. Il est non moins clair que
de permettre au pouvoir politique, démocratique ou non, d’y intervenir selon ses méthodes
traditionnelles ne peut qu’aboutir à des Etats « totalitaires » au sens étymologique du mot. Il
faut donc refuser de se laisser enfermer dans le choix entre un libéralisme impossible et un
étatisme liberticide. Le pouvoir suprême ne peut être que politique, et aucun pouvoir
économique, religieux ou médiatique ne doit pouvoir s’imposer à lui. Mais cela ne signifie
118
pas qu’il puisse lui-même régir ces domaines. Cela ne signifie pas non plus que ces domaines
doivent échapper à l’autorité de l’Etat et n’être régis que par les « lois du marché ». C’est
donc l’organisation de nouveaux pouvoirs dans ces domaines, aux niveaux national et
international, que nos sociétés ont l’impérieux devoir d’inventer.
Non pas qu’il faille substituer à la suprématie du pouvoir politique une accumulation
de communautarismes et de corporatismes. Au contraire, l’arbitrage du pouvoir politique est
de plus en plus nécessaire à tous les échelons. Mais il ne faut pas confondre arbitrage et
réglementation. Le principe de subsidiarité dont on parle tant et que l’on applique si peu, au
niveau national comme au niveau européen, est un élément essentiel d’une vraie approche
fédéraliste des problèmes. Mais il ne doit pas jouer seulement dans le sens vertical d’une
hiérarchie territoriale, mais également dans le sens horizontal selon les domaines, social,
économique, culturel, religieux, etc…
L’Union Européenne a ouvert la voie en inventant une méthode de coopération entre
Etats qu’elle a réussi à pousser plus loin que personne ne l’avait fait auparavant. L’échec de
son projet de constitution n’est pas, au contraire, l’échec de cette méthode. Il est de s’être
trompé d’ambition, en cherchant par cette méthode bien adaptée au domaine économique, à
édifier un Etat-Nation politique de plus, dont personne ne veut. L’ambition de l’Europe doit
être au contraire de montrer au monde qu’il est possible de renforcer progressivement la
coopération économique entre Etats de manière à prévenir les causes de conflits, tout en
respectant leurs identités nationales. C’est grâce à son succès dans ce domaine qu’elle peut
maintenant prétendre ouvrir la voie dans la recherche urgente de méthodes de coopération
politique et sociale au niveau mondial, que la mondialisation irréversible que nous
connaissons rend indispensables et urgentes si l’on veut mettre fin aux conflits actuels et en
éviter de pires.
Mais en définitive la politique n’est que ce que sont les hommes qui la font, et la
meilleure des conclusions est de rappeler les qualités primordiales qui doivent être les leurs, à
savoir :
1°) la modestie qui n’est habituellement pas leur qualité maîtresse, mais à laquelle
l’étude de l’histoire de leurs aînés devrait les inciter.
2°) l’autorité qui n’est pas contradictoire mais complémentaire de la précédente. Un
gouvernement qui recule devant quelques milliers de manifestants dans la rue n’est pas un
gouvernement démocratique. S’il ne croit pas à sa propre légitimité comment peut-il espérer
que les autres y croient ?
3°) la sagesse qui est le refus de tous les « ismes ». Après le communisme, le nazisme,
le fascisme, le libéralisme, le socialisme, l’islamisme, etc… comment peut-il encore y avoir
des hommes pour croire qu’une doctrine, fût-ce le « droit-de-l’hommisme » ou le
« fédéralisme », puisse être le moteur d’une politique démocratique ? La politique est l’art du
bien commun, et celui-ci ne peut être que la recherche pragmatique du meilleur équilibre
possible entre l’idéalisme et l’égoïsme sordide qui cohabitent en chaque citoyen et donc en
chaque société.
4°) le patriotisme, qui est le seul « isme » nécessaire. Sans lui, en effet, l’homme
politique n’est pas au service de ses concitoyens, mais soit au service de lui-même, soit au
service d’un quelconque empire, politique ou idéologique.
119
TABLE DES MATIERES
Avant-Propos
1
I.- PATRIE
La gifle
Europe des Nations
La « Communauté internationale »
Droit Romain ou Common Law ?
Euratom
Le modèle américain
Le diable nucléaire
Le petit Satan iranien
Histoire et morale
Morale et politique
Gauche et doite
Démocratie et partis
Egalitarisme et démocratie
Parité et V° République
La révolution politique nécessaire
La révolution informatique
Décentralisation
Vers la VI° République
En résumé…
3
5
7
9
13
15
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47
II- FAMILLE
Morale et société
Mariage
Féminisme
Ecoles et Universités
Médecine « libérale »
Banlieues
SOS psychologues
Permis de conduire
ONG
En résumé…
49
51
54
57
60
62
65
69
71
73
76
III- TRAVAIL
L’or et l’argent
Commerce mondial ou assistance
Travail et salaire
Emploi à vie
Richesse et justice sociale
Nationalisations
La mode des murs
Odeurs de pétrole
Multinationales et mafias
En résumé…
77
79
81
84
86
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95
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99
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IV- DIEU
Dieu ou le Big Bang
Dieu ou l’évolution ?
Politique et religions
La mort de la déesse Raison
« Le XXI° siècle sera spirituel… »
Laïcité à la française
En résumé…
101
103
106
108
111
112
114
116
CONCLUSION ?
117
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