1 PATRIE FAMILLE TRAVAIL « Pensées multiples » Avant-Propos « Patrie Famille Travail » pourquoi ce titre ? Certainement pas pour réhabiliter Pétain qui avait cru bon d’en faire sa devise et que mon père a combattu au prix de sa vie * ! Mais pour rappeler que ces valeurs fondamentales de la société restent des valeurs fondamentales même après que certains aient cru pouvoir les compromettre au service d’une personne et d’une politique qui en étaient la négation. L’homme politique qui aurait été en droit d’en faire sa devise est plutôt de Gaulle qui, lui, les a mises en pratique. C’était une escroquerie politique et intellectuelle que de vouloir les opposer à « Liberté Egalité Fraternité » dont, loin de leur être incompatibles, elles sont le complément essentiel. C’est pourquoi les réflexions politiques qui suivent sont regroupées -un peu artificiellementsous ces trois titres. Il y en a un quatrième, « Dieu », qui peut surprendre dans un livre qui se veut politique et social, et non philosophique et religieux. Mais on ne peut l’éviter car depuis que l’humanité existe elle a toujours fait référence à des dieux ou à un Dieu. Philosophiquement et sociologiquement, il n’y a pas tellement de différence entre le Dieu Râ des Egyptiens, ancêtre de celui d’Abraham, et l’Etre Suprême de Voltaire, et même les formes diverses de polythéisme impliquent l’existence d’un monde divin au-dessus du monde humain. Même l’athéisme moderne a du mal à se reconnaître comme tel, la plupart des athées de nos jours préférant se présenter comme agnostiques, et la « Philosophie des Lumières » elle-même ne pouvant nier son origine judéo-chrétienne . Il n’est donc pas possible de mener une réflexion politique et sociale approfondie sans aborder le problème religieux. Ces réflexions ne prétendent pas être une nouvelle doctrine politique, philosophique ou économique (il n’y en a que trop !). Elles essaient de traduire ce qu’un « honnête homme » de ce temps, parmi beaucoup d’autres, ressent à l’égard de ces doctrines actuellement régnantes, ou prétendant à régner, dans le monde où il vit. Pas afin de rejeter ou promouvoir l’une ou l’autre. Mais afin de les relativiser en rappelant qu’aucune doctrine n’a jamais fait le bonheur de l’humanité, et qu’à toutes les époques ce que l’on appelle faute de mieux le « bon sens », doit être le guide qui empêche les gouvernants de se laisser égarer par les faiseurs de doctrines, et de trier le bon grain et l’ivraie dans leurs contenus. Beaucoup de ce qui est écrit ici a sans doute été dit ou écrit par d’autres mais souvent dans des ouvrages peu accessibles à des non-spécialistes de la philosophie , de l’économie ou de la politique. C’est à ces hommes et femmes moyens que sont 99% de nos compatriotes que ces réflexions s’adressent. * Paul Petit, fondateur du premier journal clandestin « La France continue » arrêté en 1942 et exécuté en 1944 (cf. Résistance Spirituelle, Gallimard 1947 (épuisé, qques exemplaires chez l’auteur) 2 TABLE DES MATIERES Avant-Propos I.- PATRIE La gifle Europe des Nations La « Communauté internationale » Droit Romain ou Common Law ? Euratom Le modèle américain Le diable nucléaire Le petit Satan iranien Histoire et morale Morale et politique Gauche et doite Démocratie et partis Egalitarisme et démocratie Parité et V° République La révolution politique nécessaire La révolution informatique Décentralisation Vers la VI° République II- FAMILLE Morale et société Mariage Féminisme Ecoles et Universités Médecine « libérale » Banlieues SOS psychologues Permis de conduire ONG III- TRAVAIL L’or et l’argent Commerce mondial ou assistance Travail et salaire Emploi à vie Richesse et justice sociale Nationalisations La mode des murs Odeurs de pétrole Multinationales et mafias IV- DIEU Dieu ou le Big Bang Dieu ou l’évolution ? Politique et religions La mort de la déesse Raison « Le XXI° siècle sera spirituel… » Laïcité à la française CONCLUSION ? 1 3 5 7 9 13 15 17 19 22 24 26 28 31 33 36 37 40 42 45 49 51 54 57 60 62 65 69 71 73 77 79 81 84 86 89 91 93 95 97 101 103 106 108 111 112 114 117 3 I - PATRIE Le patriotisme fait partie aujourd’hui, en France, des « valeurs ringardes ». Pourquoi ? Est-ce seulement parce que Pétain a cru pouvoir l’invoquer au service d’une politique de collaboration avec Hitler ? N’est-ce pas aussi, au-delà des frontières françaises, à cause de la façon dont les nationalismes allemand et japonais l’ont dévoyé, des millions de morts de la première guerre mondiale, et de l’anéantissement de Berlin, Dresden, Hambourg, Tokyo, Hiroshima et Nagasaki ? Or il faut distinguer le patriotisme du nationalisme. Bien qu’il faille se méfier de tous les mots en « isme », ce suffixe n’a pas le même sens dans « patriotisme » que dans « nationalisme », « socialisme », « communisme », « libéralisme », etc… Tous ces derniers « ismes » désignent des doctrines qui prétendent subordonner toute l’organisation de la société au dogme principal dont elles se réclament. Le nationalisme de Maurras n’est pas le patriotisme de de Gaulle. Le patriotisme n’est pas une doctrine mais un sentiment. C’est le sentiment d’appartenir à une communauté plus large que la famille, la cité, le métier, etc… mais cependant suffisamment proche pour que l’on soit prêt à lui sacrifier beaucoup de choses : de son temps, de son argent, et parfois même sa vie. Ce sentiment très fort se nourrit d’une histoire et d’une culture partagées, et notamment le plus souvent d’une langue commune qui est le ciment essentiel d’une nation (avec quelques exceptions notables telles que la Suisse). Ce sentiment naturel qui ne s’étendait guère au-delà de la cité dans l’Antiquité, s’est élargi au Moyen-Age, encouragé par les monarchies et principautés qui y voyaient un moyen de lutter contre leurs forces centrifuges. Il a culminé avec la création des principaux EtatsNations actuels au XIX° siècle, pour dégénérer dans les nationalismes totalitaires et belliqueux du début du XX° siècle. Est-ce à dire, comme certains le font, qu’il s’agit d’un sentiment dangereux, et qu’il convient donc d’éradiquer pour ne pas risquer la rechute dans les nationalismes ? Faut-il, comme certains le proposent, y substituer un « patriotisme européen » ou même une « citoyenneté mondiale » comme le proposait déjà, il y a 50 ans, Gary Davis ? Mais outre qu’un sentiment ne se décrète pas, un « nationalisme européen » ne serait-il pas aussi dangereux pour la paix du monde que ses prédécesseurs nationaux ? Après tout, Hitler ne voulait-il pas instaurer le « nouvel ordre européen » et Staline l’ « internationale communiste » ? Les totalitarismes ne sont jamais à court de prétextes, et si on leur enlève celui de la nation, ils auront vite fait d’en trouver un autre. Il est donc aussi stupide de condamner les patriotismes nationaux au nom de leurs dérives nationalistes qu’il l’est de condamner l’Islam au nom de l’islamisme. La diversité des patriotismes est l’une des grandes richesses de l’humanité. Le patriotisme allemand n’est pas le même que le français, ni l’anglais, ni le danois, ni le suisse. Mais tous ces patriotismes, et les cultures qu’ils incarnent, ne cessent d’interagir et de s’enrichir mutuellement. Le patriotisme américain, qui est d’une nature très différente des patriotismes européens du fait de l’histoire qu’il incarne, n’est pas, et de loin, le moins ardent, et le fait de siffler le « star spangled banner » sur un stade de football américain, en admettant qu’il soit imaginable, susciterait une émeute. « Right or wrong, my country ! »*, ce slogan * Qu’il ait tort ou raison, c’est mon pays. 4 illustre bien ce patriotisme américain, et montre que, quoi que l’on en dise, ce patriotisme n’est pas plus à l’abri qu’un autre de la dérive nationaliste. Et d’ailleurs, en supposant que l’on puisse abolir d’un trait de plume les patries et les patriotismes, par quoi les remplacerait-on ? Par un retour aux anciens patriotismes infranationaux, provinces ou cités ? Personne n’y songe sérieusement, tant ce serait une régression, non seulement politique, mais scientifique et culturelle. Par un « patriotisme mondial » ? Mais chacun voit bien qu’il ne correspond à aucune réalité : si après 50 ans d’efforts et d’intégration économique on n’a toujours pas vu naître de « patriotisme européen » ailleurs que chez quelques militants zélés, comment imaginer le voir apparaître soudainement au niveau mondial ? Par rien, répondent beaucoup très sérieusement. On n’a nul besoin de patriotisme, l’idéologie des droits de l’homme, et l’expansion du commerce libre sont les moyens pour l’humanité de parvenir à la richesse et à la paix, dans un monde sans frontières. Cette idéologie nouvelle, qui ne se proclame pas encore comme telle, mais anime déjà nombre d’initiatives politiques ou non (médecins sans frontières, avocats sans frontières, ONG de toutes sortes) est éminemment respectable, et porteuse d’espoir à long terme. Mais est-elle réaliste à court et à moyen terme ? Signifie-t-elle, pour l’immense majorité des habitants de la planète, quelque chose à quoi ils soient prêts à sacrifier leur temps, leur argent, et leur vie ? Le fait qu’elle le signifie pour une petite minorité admirable, comme avant elle les communautés missionnaires, est un bonne chose pour l’humanité. Mais ce cosmopolitisme (qui a toujours existé à des degrés divers) ne peut, par définition, remplacer le sentiment patriotique en tant que ciment d’une société. Dans la mesure où il fait appel à une logique de générosité, il s’apparente davantage à une idéologie philosophique ou religieuse qu’au sentiment social qu’est le patriotisme. Or ce sentiment social, et l’invitation au dépassement de l’intérêt individuel immédiat qu’il permet de susciter sont essentiels au progrès des sociétés. Certes, dans toutes les sociétés, il existe des personnes prêtes à se dévouer au bien commun, scientifique, social ou culturel sans souci d’intérêt personnel. Mais ce n’est qu’une infime minorité. Déjà plus nombreux sont ceux qui sont prêts à le faire « pour la patrie » dans la mesure où ils ont le sentiment, enraciné dans l’histoire, que leur intérêt personnel est lié à celui de la patrie. Mais, à tort ou à raison, la plupart d’entre eux n’ont nullement le sentiment, que leur intérêt personnel soit lié à l’humanité dans son ensemble. Même si l’on se sent « citoyen du monde », ou même seulement « citoyen européen » de cœur, la coopération des patriotismes en vue du bien commun européen ou mondial est préférable, sur le simple plan de l’efficacité et donc du progrès universel, à leur dilution dans un humanitarisme ou un européanisme bien-pensant mais beaucoup moins mobilisateur. La taxe d’embarquement au profit du tiers-monde de Chirac est le type même de la fausse bonne idée. Les citoyens français ne sont pas prêts à accepter des impôts mondiaux s’ajoutant aux leurs, alors qu’ils sont prêts à accepter que leur Gouvernement consacre, avec l’accord de leurs députés, des sommes raisonnables pour aider ces pays. Leur patriotisme est légitimement fier que leur pays soit généreux vis à vis des autres, alors que leur absence de sentiment d’appartenance à une « patrie » mondiale ou européenne leur fait rejeter l’idée que ces communautés puissent lever un impôt. Comme disait Pascal, « qui veut faire l’ange fait la bête ». C’est de l’angélisme de prétendre « décréter » le patriotisme mondial ou européen ou abolir les patries pour éviter les nationalismes. 5 La gifle Le non français au référendum européen n’était pas un non à l’Europe, mais une gifle aux auteurs du projet de constitution, et aux partis « de gouvernement » (comme ils disent) qui étaient derrière eux. M. Giscard d’Estaing a eu raison de dire, après ce vote et en toute modestie, qu’il ne serait jamais possible de faire un meilleur projet de constitution que le sien. C’est exact : il ne sera jamais possible, de faire accepter une « constitution », c’est à dire une structure fédérale, par des peuples qui ne veulent pas du fédéralisme, autrement que par la méthode qu’il a adoptée. Pris entre les intégristes fédéralistes européens, dont il fait partie et qui font la loi à Bruxelles, qui voulaient une « constitution » afin de trancher définitivement le problème institutionnel européen en leur faveur, et la majorité des gouvernements et des peuples qui ne veulent pas d’une Europe fédérale, il a pris le parti de noyer le problème dans un rideau de brouillard de 700 pages. Il a accumulé dans ces pages tout ce que voulaient et ce que ne voulaient pas les uns et les autres, sans se soucier des contradictions : il était ainsi possible de démontrer, en fonction des interlocuteurs, que la constitution était fédérale, ou qu’elle ne l’était pas, et même comme on a tenté de le faire en France, que la constitution n’était pas une constitution ! Mais sachant que ces contradictions devraient nécessairement être tranchées par les institutions, il a pris soin de les composer de manière à être sûr qu’elles trancheraient dans le sens fédéraliste. La sur-représentation des petits pays, non seulement au Conseil des Ministres, mais aussi à la Commission , au Parlement, et surtout à la Cour de Justice (composée d’un membre par Etat et votant à la majorité simple) n’a pas d’autre but. Les voix additionnées des juges allemand, anglais, espagnol, français, italien et polonais, représentant les trois quarts de la population européenne, n’auraient pas fait le poids face aux juges représentant le dernier quart, et c’était cette Cour qui avait le dernier mot sur tout. Mais s’il y a une chose dont les peuples ont horreur, c’est qu’on les prenne pour des imbéciles sous prétexte qu’ils ne sont pas des intellectuels. Certes, ils n’ont rien compris au texte qu’on leur proposait. Mais il ne faut pas oublier que les plus éminents juristes n’y comprenaient rien non plus. En démocratie les électeurs obéissent davantage à leurs intuitions qu’à leurs raisonnements. Ils ont senti, plus qu’ils n’ont compris, le piège. Plus que le non à un texte, ils ont dit le mot de Cambronne à ses auteurs. En effet, depuis plus d’une génération, la classe politique européenne, droite et gauche confondues, vit sur la base d’un consensus mou qui lui assure des carrières confortables. L’élément de base en est l’OTAN : étant admis que les Etats-Unis assurent la sécurité de l’Europe pour peu qu’elle leur obéisse sur l’essentiel, on se défausse sur eux de la responsabilité de prendre les décisions de politique étrangère majeures, et surtout de la nécessité de consacrer des sommes importantes à la Défense. (Si la France en consacre plus que les autres, c’est qu’elle n’ose pas, vis à vis de son armée, renoncer au niveau auquel de Gaulle avait réussi à la placer.) Le second est le dogme du libéralisme qui évite d’avoir à prendre la responsabilité de politiques énergétique ou industrielle coûteuses. Même le courage de conserver une politique agricole semble maintenant leur manquer. Le troisième, 6 conséquence des deux premiers, est qu’il faut laisser à Bruxelles le soin de décider des choses importantes, et ne conserver au niveau national que ce qui concerne la chasse, la pêche, et l’affinage des fromages (comme l’a écrit textuellement, et sans rire, Jean Louis Debré pendant la campagne référendaire). Sur la base de ce consensus, nos hommes politiques pouvaient, sans risque, mener leur carrière d’hommes politiques de chefs-lieux de cantons, dans les habits somptueux d’hommes politiques nationaux. Ce qui allait mal était la faute de Bruxelles ou de Washington, ce qui allait bien était leur mérite. Leurs rivaux étant d’accord avec eux sur ces options essentielles, ils n’avaient pas à se donner le mal de les défendre, et ne risquaient pas qu’on les rende responsables de leurs conséquences. Une alternance confortable de périodes de pouvoir et d’opposition, arbitrées en fonction de la plus ou moins grande satisfaction accordée à des intérêts catégoriels, garantissait une stabilité de l’emploi allant bien au-delà de l’âge légal de la retraite. Et voilà que le peuple, qui ne comprend rien à ces jeux subtiles, et à qui on dit que le libéralisme est la loi de Bruxelles et de l’OMC, et que l’on ne peut pas baisser la TVA sur la restauration sans un accord unanime à Bruxelles, décide de bousculer ce beau château de cartes, et de donner une gifle à ceux qui l’ont bâti. Le réflexe normal quand on reçoit une gifle est de se venger. C’est ce que notre classe politique est en train de tenter de faire en prévoyant de faire rentrer par la fenêtre en 2007 ce que le peuple a fait sortir par la porte. Mais quand la gifle est donnée par le Souverain, la sagesse populaire enseigne qu’il est plus prudent de s’incliner. Nos grands partis politiques, qui ont organisé de fait le retour au vieux régime des monarchies électives, feraient bien de se réveiller, et de se souvenir que c’est le peuple qui est souverain. Sinon, il est fort à craindre qu’à la prochaine échéance il le leur fasse comprendre. Mais il est alors à craindre que le beau bébé démocratie soit rejeté par mégarde en même temps que l’eau sale du bain. 7 Europe des Nations C’est dans le contexte de la situation mondiale d’aujourd’hui, et non dans le contexte de la situation de l’Europe il y a cinquante ans, qu’il faut réfléchir à son avenir. Les « pères de l’Europe » ont eu une vision juste de la situation, à laquelle ils ont apporté une solution satisfaisante : une économie moderne ne pouvait se développer à l’échelle trop petite de chaque nation européenne, et les rivalités économiques engendrées par cette trop petite taille risquaient de dégénérer une fois de plus en conflits militaires intraeuropéens. La protection de l’OTAN aidant, la construction européenne a été un succès : l’Europe a connu un demi siècle de prospérité et de paix. Les pères fondateurs sont morts, et leurs enfants, comme souvent les héritiers paresseux, ont cru qu’il suffisait d’appliquer les recettes qui avaient réussi à Papa pour réussir aussi bien que lui. Il n’y avait donc qu’à continuer selon la même méthode pour passer progressivement de l’intégration économique à la fédération politique en faisant fi des « égoïsmes nationaux ». C’était la logique du projet de constitution que nous venons de rejeter. C’était croire, comme les marxistes et les libéraux qui sur ce point se rejoignent, que l’économique prime le politique, qui n’en est que la « superstructure ». C’était surtout refuser de regarder ce qu’était le monde d’aujourd’hui. Pendant que les Européens regardaient leur nombril, les Américains poursuivaient leur conquête pacifique du monde. La « tarte à la crème » des Européens bien-pensants était qu’ils voulaient faire un « marché commun », ou une « union économique » et non une « simple zone de libreéchange ». Malheureusement pour eux, pendant ce temps là les Américains aidés par les Britanniques construisaient à l’échelle mondiale une zone de libre-échange, qui n’était pas si simple que cela puisque, depuis la transformation du GATT en OMC, elle tendait à se doter de règles économico-politiques dans les mêmes domaines où l’Union Européenne tentait d’en élaborer à son niveau. Par ailleurs, la mondialisation étant devenue un fait technicoéconomique, et pour l’instant politico-militaire, il devenait clair que ce seraient les règles mondiales qui s’appliqueraient à l’Europe, et non l’inverse. C’est ce que les peuples européens ont soudainement découvert à l’occasion du référendum, et qui leur était caché du fait que Bruxelles avait pleins pouvoirs pour négocier avec l’OMC à l’abri du regard des peuples et même de leurs parlements. L’échec du référendum n’est pas, loin de là, l’échec d’un demi-siècle de construction européenne qui restera au contraire dans l’histoire comme un succès éclatant. Il montre simplement que la méthode de construction européenne qui avait si bien réussi, atteignait son « niveau d’incompétence » en prétendant passer du domaine économique au domaine politique. De même que ce ne sont pas les méthodes de l’OMC qui peuvent permettre de régler les problèmes politiques mondiaux (autrement que dans le cadre de l’ « empire américain »), ce ne sont pas les méthodes des Traités de Rome (extrapolées dans le projet de constitution) qui peuvent permettre d’assurer la cohésion politique de l’Europe et son influence mondiale. Après le succès économique de l’Europe, tout le monde est d’accord sur la nécessité de renforcer son rôle politique dans le monde. Mais les auteurs du projet de constitution se sont trompés sur la méthode. Dès l’origine deux écoles quasi-théologiques se sont affrontées sur cette question de méthode. Les uns, « européens orthodoxes » ne voulaient entendre parler que de fédéralisme : les « égoïsmes nationaux », responsables de toutes les guerres, devaient disparaître au profit d’un « patriotisme européen » qui ne connaîtrait plus que des « régions » avec leur folklore. 8 Leurs enfants se présentaient à l’Ecole Européenne comme « Européen d’origine française » et il était de bon ton de comparer les Etats européens aux Etats membres des Etats-Unis. Les autres, partisans de ce que de Gaulle allait appeler « l’Europe des Nations », préconisaient une intégration économique de l’Europe, accompagnée d’une coopération politique aussi approfondie que possible entre les Etats souverains la composant. Quoi qu’en disent les « orthodoxes » le débat est bien aujourd’hui tranché par l’échec du projet de constitution. Mais de Gaulle a sans doute eu tort de « sauter sur sa chaise comme un cabri » en parlant de l’Europe, et d’évoquer le « volapük ». Ce faisant, il a offensé sans nécessité beaucoup de gens qui se dévouaient à la construction de l’Europe et croyaient sincèrement que l’effacement de la souveraineté des nations européennes dans un cadre fédéral, était la seule voie vers la paix et la prospérité en Europe. Du coup, il n’est plus possible de nos jours de parler d’ « Europe des Nations » à Bruxelles, sans être immédiatement taxé de gaullisme, c’est à dire d’anti-européanisme, voir de fascisme. Cette guerre de religion n’a plus de sens aujourd’hui. Les faits ont tranché sur deux plans. Sur le plan mondial, on l’a vu, la souveraineté des Etats devient une chose de plus en plus relative. Sur le plan européen, l’histoire du « plombier polonais » en France (et d’autres analogues dans d’autres pays) montre que, surtout depuis les « élargissements », on est loin de voir naître en Europe un « sentiment national » qui puisse se substituer aux patriotismes séculaires. Les « souverainistes » ont donc à la fois tort et raison. Ils ont tort de faire semblant de croire qu’un Etat peut, au XXI° siècle, prospérer sans déléguer des attributs de souveraineté à une communauté internationale supérieure, sauf à se les voir imposer par une puissance supérieure. Mais ils ont raison de penser que les Etats doivent demeurer les acteurs souverains de la vie internationale. Les Etats, et surtout les Etats-Nations, ne peuvent accepter de limitations de souveraineté que librement consenties. Ils savent qu’ils doivent en accepter de plus en plus, mais ils n’accepteront pas avant très longtemps -s’ils l’acceptent un jour- de renoncer à demeurer seuls juges de celles qu’ils acceptent ou non. La relance de la construction européenne pour aborder la phase politique que tout le monde souhaite ne peut donc se faire dans l’ambiguïté. Tant que le soupçon existera que cette relance a pour objectif à long terme caché de dissoudre les nations dans l’ensemble européen, elle sera vouée à l’échec. En revanche, il n’y aura que les idéalistes doctrinaires du fédéralisme pour s’opposer à une claire affirmation de la souveraineté des Etats, en faisant de la coopération organisée, et non de l’intégration, la méthode de poursuite , sur le plan politique, de la construction européenne. Seule cette méthode permettra aux Européens de peser de tout leur poids dans les négociations capitales qui sont indispensables pour doter le monde des institutions dont il a besoin au XXI° siècle. Ce n’est pas être antieuropéen ni faire injure à aucun Etat membre de l’Union que d’affirmer une vérité d’évidence, à savoir que l’action conjuguée sur la scène internationale de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, et du Royaume-Uni, et d’autres Etats voulant bien les suivre a, et aura toujours plus de poids que celle d’un « Monsieur Europe » devant attendre pour dire quelque chose que l’unanimité, ou même la majorité des Etats membres lui disent quoi dire. Or les grands pays européens, précisément par l’expérience qu’ils ont acquise dans la construction européenne, sont sans doute les mieux à même de proposer au monde les meilleures méthodes pour organiser les délégations de souveraineté nécessaires à la paix, tout en respectant les souverainetés nationales. 9 La « communauté internationale » Depuis la chute du rideau de fer, les Américains, et la presse européenne à leur suite, avaient coutume de dire « les-Etats-Unis-et-la-communauté-internationale » d’une seule traite pour porter un jugement sur des Etats qui ne se comportaient pas bien selon leurs critères. Depuis quelques années, ils disent « la communauté internationale » tout court, tant il va de soi, semble-t-il, que cette communauté ne saurait penser différemment des Etats-Unis. Quant aux Nations Unies, on n’en parle plus guère que si elles sont d’accord avec ladite communauté. Mais pour les choses sérieuses, ce sont l’armée américaine, l’OMC et le FMI qui font la loi. Qu’est-ce donc que cette « communauté internationale » qui n’est définie nulle part et dont on fait, de nos jours, le juge suprême de la conduite des nations ? C’est la forme moderne de ce que nos grand-parents appelaient « le concert des nations », c’est à dire un consensus non-écrit entre les principales puissances du monde sur les règles du jeu qu’elles acceptent à un moment donné pour régir leurs rapports entre elles. Les fondateurs de la Société des Nations avaient essayé d’y substituer des règles écrites et des organes chargés de les faire respecter afin d’éviter que la loi soit toujours celle des plus forts. Ils ont échoué dans les conditions que l’on sait. Les fondateurs de l’ONU ont été plus réalistes en confiant une sorte de pouvoir suprême aux cinq plus forts (les vainqueurs de la précédente guerre) avec l’illusion qu’ils seraient capables de s’entendre pour préserver la paix. Or ils n’ont été capables que de substituer la guerre froide à la guerre chaude entre les grandes puissances, seule la dissuasion nucléaire mutuelle les empêchant d’entrer en conflit ouvert. L’ONU est donc aussi morte aujourd’hui que la SDN l’était en 1938. Cela fait vingt ans qu’Israël refuse d’appliquer ses résolutions, tout en continuant de recevoir l’assistance économique et militaire des Etats-Unis qui les avaient pourtant votées avec tous les autres membres du Conseil de Sécurité. Quand ce Conseil refuse d’autoriser une intervention militaire en Irak, les Etats-Unis et l’Angleterre s’en passent. Et quand la politique de l’ONU déplait à Washington, le Congrès lui coupe les vivres. Tout le monde sait donc maintenant qu’il n’y a qu’un gendarme crédible sur la planète, et que c’est l’armée américaine, qui n’est pas aux ordres de l’ONU mais de Washington. Et la façon dont il se sert de ses armes vient d’être illustrée le 13 Janvier 2006 sur le territoire de leur allié pakistanais : 18 morts et un nombre indéterminé de blessés par un drône tiré sur un village soupçonné d’abriter le n°2 d’Al Qaïda ! Nos organisations humanitaires bien-pensantes, que l’idée de l’exécution d’un condamné à mort révolte, n’ont protesté que tardivement et timidement. Que penserions-nous si le n°2 d’Al Qaïda s’était réfugié dans la région parisienne avec les mêmes conséquences ? La démocratie américaine, si soucieuse de la protection des droits de l’homme chez elle, donne carte blanche à son armée à l’étranger pour tirer avec n’importe quelle arme sur un suspect, quitte à tuer par la même occasion une ou deux dizaines de civils qui ont le malheur de se trouver à côté. Une telle situation ne peut durer. Quant à la souveraineté intérieure des Etats, le « devoir d’ingérence » tend à la réduire à peu de chose. Il n’est pas de rencontre internationale au sommet où l’ordre du jour ne mélange la négociation de tarifs douaniers, la signature de contrats commerciaux, la législation économique et sociale interne des pays, les droits de l’homme, et le sort de quelques prisonniers politiques. Ce faisant, nos pays ne font que reprendre sous d’autres mots la philosophie européenne du droit international en vigueur depuis le XV° siècle. Les explorateurs et missionnaires européens se donnaient pour mission de répandre la science et la civilisation dans le monde entier en allant apprendre aux « sauvages » comment il fallait 10 vivre. Mahomet et ses disciples avant eux avaient consolidé leurs routes commerciales en y développant le culte d’Allah et le droit coranique. La Révolution Française n’a fait que laïciser le phénomène en voulant apporter au monde la liberté et les « lumières ». La « décolonisation » promue par les Américains au nom de la liberté des peuples, n’a fait, à son tour, que changer le vocabulaire : la civilisation qu’il fallait apporter au monde était celle de la démocratie et du libéralisme économique. Toutes les nations, si pauvres et petites soient-elles, devenaient « souveraines » et « libres », mais à la condition qu’il leur soit « interdit d’interdire ». Ce n’était que prolonger la même règle du jeu, en substituant l’arbitre américain aux arbitres européens, le dollar à la livre sterling, et le moralisme américain au cynisme européen. Les Européens n’avaient pas hésité à faire deux guerres à la Chine pour lui imposer de laisser libre le commerce de l’opium. Les Américains préfèrent justifier leurs interventions militaires en Colombie ou en Afghanistan par la lutte contre la production de drogue, faute de vraiment vouloir ou pouvoir lutter contre sa consommation qui se situe majoritairement sur leur territoire. C’est faire preuve du même mauvais esprit que de faire remarquer que les Américains qui ne manquent pas de mettre les droits de l’homme à l’ordre du jour de leurs visites en Chine, n’admettraient sans doute pas que M. Chirac mette la base de Guantanamo à l’ordre du jour d’une visite à Washington. Depuis la nuit des temps, le pouvoir politique a toujours été lié au pouvoir militaire. Tous les empires ont assis leur pouvoir sur une armée, et seule cette armée a été en mesure, à toutes les époques, de prévenir ou de limiter les conflits entre armées seigneuriales, provinciales ou mafieuses. L’empire chinois, l’empire mongol, l’empire d’Alexandre, l’empire romain, celui de Charlemagne et du Pape, les empires britannique, allemand, et français, l’empire soviétique et l’empire américain n’ont que ce seul point commun, tout en étant profondément différents pour tout le reste. Pour la première fois dans l’histoire un empire (l’empire britannico-européen) a atteint à la veille de 1914 l’universalité économique. L’empire marxiste qui a couvert plus de la moitié du monde au XX° siècle a bien failli l’abattre avant de s’effondrer de l’intérieur sous le poids de ses dogmatismes. L’empire américain vient d’atteindre à son tour cette universalité avec l’adhésion de la Chine à l’OMC. Il lui manque certes l’universalité militaire juridique, mais il a l’universalité militaire de fait : il n’existe pas de puissance militaire capable de résister à la sienne. Les Américains ont réussi à contrôler l’Europe via l’OTAN, et à imposer aux Russes un contrôle bilatéral de leurs armements nucléaires en principe mutuel, mais qui joue en leur faveur. Ils n’ont pas réussi à ce jour à l’imposer à la Chine, mais en supposant qu’ils y parviennent, le problème serait-t-il résolu ? Il n’y a pas d’empire qui ne se soit effondré. Et la plupart du temps, ce n’est qu’apparemment qu’ils se sont effondrés sous les coups de l’extérieur. Ces coups n’ont été le plus souvent que des « coups de grâce », l’effondrement intérieur ayant précédé l’effondrement extérieur. L’empire américain est donc, comme les autres, condamné à disparaître. Doit-on s’en réjouir au nom du respect des « souverainetés nationales » ? Sûrement pas. La disparition d’un empire, s’il n’est pas remplacé par un autre, signifie le retour des guerres entre nations dont personne ne veut. Les nations ont autant besoin de sécurité que les individus. C’est pour répondre à ce besoin qu’elles se soumettent à des empires. L’empire américain actuel est bienfaisant dans la mesure où il répond à ce besoin, et a même réussi à s’imposer aux empires concurrents sans guerre chaude. Mais personne ne peut penser qu’il peut s’imposer durablement à la Russie, à la Chine, ni même au monde musulman. 11 Les souverainetés nationales sont donc nécessairement des souverainetés relatives, tout comme les libertés individuelles sont relatives vis à vis de l’Etat, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas aussi respectables, et même vitales que les libertés individuelles. C’est en cela que l’abus par les empires de leur soi-disant « droit » ou « devoir » d’ingérence est souvent l’une des causes de leur effondrement. On peut se demander si la brutalité de la ruée capitaliste américaine sur la Russie, la mainmise des « nouveaux russes » et de leurs amis américains sur le pays, y compris sur ses chaînes de télévision, etc… n’ont pas été pour beaucoup dans un regain de nationalisme en Russie, et le soutien apporté par le peuple russe à l’autoritarisme de Poutine. De même qu’il est peu probable que le soutien ostensible apporté par des « organisations humanitaires » financées par la CIA aux mouvements démocratiques dans l’ex-Union Soviétique serve la cause de ces mouvements plus qu’il ne la compromet. On n’aime guère plus en Russie qu’en Irak, en Chine, ou ailleurs les hommes ou les idées qui arrivent « dans les fourgons de l’étranger ». Il est vraiment difficile à un Américain ou à un Européen de prétendre « apporter la civilisation » en Irak ou en Chine ! On ne peut donc se résigner au règne de l’empire américain bien qu’il soit moins mauvais que la plupart de ses prédécesseurs. C’est courir le risque que, dans moins d’une génération d’autres empires (chinois ? islamique ?…) l’affrontent avec succès, militairement ou non. Le moment n’est-il pas au contraire venu de tirer la leçon des deux échecs précédents, en tentant la mise sur pied d’une troisième organisation mondiale, qui serait la dernière chance de mettre fin aux conflits militaires millénaires entre les empires, en créant un gendarme international, réellement soumis à un contrôle démocratique. Il est en effet tout aussi impossible de faire régner la paix entre les nations sans gendarme, qu’il est impossible de la faire régner entre les citoyens sans police. Utopie ? Non. Les institutions politiques ne réussissent en effet que si elles correspondent aux réalités économico-sociales, et donc à un besoin ressenti des peuples. Il n’y avait pas, lors de la création de la SDN et de l’ONU d’interpénétration suffisante des économies et des cultures, ni de sentiment d’une menace suffisante, pour qu’une organisation mondiale dotée de réels pouvoirs soit acceptable par les nations et leurs opinions publiques. Aujourd’hui, la mondialisation économique et culturelle est ressentie du fond de la Chine aux banlieues parisiennes. Et la manière dont les Américains se servent -ou refusent de se servir dans le cas de la Palestine- de leur armée, donne à penser à beaucoup sur ce qui pourrait se passer s’ils élisaient un Président encore pire. Les plus clairvoyants des Américains euxmêmes se rendent compte que leur empire ne peut pas être éternel plus qu’un autre, et que s’ils veulent éviter d’avoir à se soumettre un jour à un autre empire, il vaut mieux négocier, alors qu’ils sont en position de force, la création d’institutions susceptibles de mettre fin aux règnes d’empires successifs. Cette nécessité se trouve encore accentuée par l’échec patent du Traité de NonProlifération nucléaire (TNP) grâce auquel les Américains avaient cru pouvoir annoncer, non seulement la fin de la course aux armes nucléaires, mais le « désarmement nucléaire complet et contrôlé ». Il est clair qu’ils n’ont jamais eu l’intention de respecter cet engagement qui leur avait été arraché, et on ne peut leur en vouloir. Quel est le pays ayant la capacité d’avoir les armes les plus perfectionnées qui est prêt à y renoncer, aussi longtemps qu’il n’y a pas un gendarme disposant d’une force supérieure à celle de ses rivaux pour garantir sa sécurité ? Autant prétendre interdire la détention d’armes individuelles aux citoyens d’un pays qui n’aurait pas de police ni d’armée. 12 L’interdiction des armes nucléaires, sans personne qui puisse la faire respecter par la force, est une imposture et une prime aux Etats de mauvaise foi. Les découvertes scientifiques ne pouvant se « désinventer » tout Etat de mauvaise foi, en admettant même qu’il ait détruit toutes ses armes, aurait vite fait de s’en procurer d’autres en cas de conflit. Le Traité de NonProlifération n’était donc, et ne reste, qu’un moyen pour les puissances nucléaires de consolider leur supériorité militaire, absolue ou relative. On ne s’étonne pas, dans ces conditions, que les Etats-Unis et les autres « puissances nucléaires » n’aient pu empêcher Israël, l’Inde, le Pakistan ou la Corée du Nord de s’en doter à leur tour. Mais qui ne voit que l’échec de ce traité fait peser sur le monde la menace d’un conflit pire que les précédents ? Il est clair qu’après un tel conflit éventuel, ce qui resterait du monde se doterait, comme au lendemain des conflits précédents, de nouvelles institutions internationales incluant cette fois un gendarme international crédible. Mais pourquoi devoir payer le prix énorme d’un tel conflit pour en arriver là ? Est-il vraiment impossible aux hommes d’éviter les catastrophes prévisibles avant qu’elles surviennent ? Et puisque la menace suprême est la menace nucléaire, pourquoi ne pas commencer, non par détruire ces armes, ce qui est chimérique, mais par les donner au gendarme ? De nos jours, un gendarme international sans armes et porte-avions nucléaires est un tigre de papier. Garder le gendarme américain est nécessairement susciter à terme un gendarme concurrent, avec le risque cette fois qu’il soit suffisamment peuplé pour ne pas avoir peur de la « guerre chaude ». Il ne s’agit donc pas de continuer à « amuser le tapis » avec des réformettes de l’ONU portant sur la question de savoir si Pierre Paul ou Jacques aura un droit de veto, alors que l’affaire irakienne a montré qu’aujourd’hui seuls les Etats-Unis en ont vraiment un. Il n’y a pas d’alternative à la création d’un pouvoir militaire international si l’on veut éviter les conflits à venir. Il n’est bien sûr pas question de confier une armée nucléaire à une administration de type onusien. Seul le sentiment patriotique peut donner de la cohésion et de l’efficacité à une armée. Mais le fait de placer toutes les armées aéronavales nucléaires existantes sous un commandement international militaire effectif n’est pas une utopie. Le contrôle militaire des pays de l’OTAN par Washington, de même que le contrôle militaire mutuel qui s’est instauré entre Américains et Russes depuis la fin de la guerre froide, montre que ce genre de choses est possible tout en respectant les patriotismes légitimes. Le moyen pour la France de conserver sa souveraineté n’est donc pas de la diluer dans une « souveraineté européenne » plus large qui, pour l’instant, n’est que l’une des formes (adaptée aux pays européens) de l’empire américain. Il est, avec l’aide de ses partenaires européens, mais aussi en accord avec la Russie, la Chine et le Japon qui y ont autant intérêt que nous, de convaincre les Etats-Unis que leur intérêt à long terme rejoint le nôtre, dans le fait de « passer la main » à la création d’une réelle organisation mondiale qui soit en mesure d’assumer le rôle qui a été celui des empires depuis quelques millénaires. Et de le faire alors qu’ils sont en situation de force, et nous avec eux, pour en négocier les conditions, plutôt que d’attendre qu’un empire rival se substitue au leur et dicte les nouvelles règles du jeu. Certes il n’est pas facile de tenir ce langage à une nation qui est au faîte de sa puissance, et qui, comme les autres avant elle, a du mal à croire que cela ne durera pas toujours, même si les plus lucides de ses citoyens le savent. Il n’y a donc que ses meilleurs alliés, la France en tête, qui puissent le faire avec quelque chance d’être entendus. 13 Droit Romain ou Common Law ? L’un des effets les plus pernicieux de l’adhésion britannique à l’Union Européenne a été l’arrivée à Bruxelles de juristes britanniques et, dans leur sillage, des mœurs juridiques non pas anglaises, mais américaines, ces dernières n’ayant pas attendu l’adhésion britannique pour s’infiltrer dans le droit des affaires. Certes les Traités, élaborés dans la tradition du droit romain, n’ont pas été modifiés. Mais on a vu s’éroder progressivement, et dans certains cas disparaître avec la complicité du Conseil, de la Commission, et de la Cour de Justice, le principe de la hiérarchie des textes qui est l’un des principes essentiels du droit romain. La distinction entre Directives et Règlements voulue par les traités a été abolie, les Directives devenant de véritables règlements que les Etats avaient l’obligation de transcrire littéralement dans leur législation. Pire, on a vu des directives ou même de simples résolutions du Conseil des Ministres, déroger aux traités sans que personne ne proteste. De la même manière on a vu mettre en sommeil des pans entiers des traités, tels que le Chapitre VI du Traité d’Euratom (si ce n’est le traité lui-même ?), plutôt que d’avoir le courage de les modifier ou de les abroger. L’ « Etat de droit » formulé par des textes hiérarchisés s’appliquant obligatoirement, qui est le principe de base des systèmes juridiques inspirés du droit romain qui prévalent en Europe continentale a donc fait place, dans le fonctionnement des institutions européennes au pragmatisme de la Common Law. Pour le meilleur ou pour le pire, ce n’est pas le lieu ici d’en débattre. Mais c’est un fait à constater et qui mérite réflexion. Il faut en effet prendre conscience du fait que les traditions juridiques américaines sont sur beaucoup de points à l’opposé des nôtres. Laisser se poursuivre cette évolution sans réagir, ou au moins sans en prendre conscience pour la contrôler, revient à prendre le risque de nous retrouver dans quelques années, et sur tous les plans, dans un univers juridique totalement étranger à nos traditions, sans que notre législateur ait eu son mot à dire. Et ce n’est pas seulement affaire de grands principes juridiques n’intéressant que les juristes professionnels. Prenons quelques exemples concrets de choses courantes, ou même recommandées aux Etats-Unis, et qui normalement envoient leurs auteurs en prison en France. Aux Etats-Unis un homme peut être innocenté d’un meurtre par un tribunal pénal, et être condamné par un tribunal civil à indemniser la famille de la victime de ce meurtre. Aux Etats-Unis un juge peut dire aux plaideurs qu’il refuse de juger tel ou tel aspect de leur affaire et qu’il leur appartient de le régler entre eux (en France cela s’appelle un « déni de justice » punissable comme tel). Aux Etats-Unis, les inculpés peuvent négocier leur peine avec le juge (« plea bargaining ») ce qui reste interdit en France bien que l’on commence à voir des tentatives législatives en ce sens. On commence aussi, en France et avec le soutien de la presse, à voir des parties civiles dans des procès pénaux se comporter comme si elles faisaient partie de l’accusation, ce qui est le cas aux Etats-Unis, mais étranger aux principes fondamentaux de notre droit pénal. Aux Etats-Unis les avocats peuvent démarcher la clientèle et lui proposer de n’être rémunérés qu’au pourcentage (cela commence à se faire en Europe bien que la plupart des législations ou des ordres d’avocats l’interdisent). Etc… Cette remise en cause par contagion bruxelloise des traditions juridiques communes à la plupart des pays européens, au profit des traditions américaines, risque donc d’avoir des 14 répercussions dans tous les aspects juridiques concrets de nos vies. Sur le plan politique et institutionnel c’est encore plus grave dans la mesure où l’ensemble du système politicojuridique américain est basé sur la suprématie du judiciaire, alors que les démocraties européennes sont basées sur la séparation des pouvoirs, et la suprématie de la Loi. Le droit constitutionnel français a déjà connu une certaine dérive en ce sens avec la création du Conseil Constitutionnel. Le vote du projet de constitution européenne qui nous était proposé l’aurait encore aggravée : le droit communautaire s’imposant aux droits nationaux, et la Cour de Justice Européenne ayant pleins pouvoirs pour juger de la conformité du droit communautaire et des droits nationaux à des droits de l’homme ou principes généraux aussi généreux que vagues et contradictoires , la suprématie du judiciaire se serait trouvé officiellement instaurée en Europe comme elle l’est aux Etats Unis. Ce n’est donc pas, ici non plus, faire preuve d’antiaméricanisme primaire que de préférer nos traditions juridiques aux leurs. Ce n’est pas non plus faire preuve d’archaïsme plutôt que de modernité, à moins de considérer que, par définition, tout ce qui est américain est « moderne ». On se permettra au contraire de rappeler que les « codes Napoléon » qui ont forgé le droit de l’Europe continentale actuelle sont plus « modernes » que la Common Law dont le droit américain est l’héritier. Autant prétendre que, pour être moderne, il faudrait renoncer au système métrique et revenir aux « miles », « ounces » ou autres « pounds » ! 15 « Euratom » Le mot lui-même ne dit sans doute plus rien à la plupart des lecteurs. Précisons donc. Le Traité d’Euratom était le second « Traité de Rome », signé en même temps que celui de la CEE et destiné à fonder l’ « Europe nucléaire ». La raison pour laquelle il a été signé séparément du traité de la CEE est qu’à l’époque les négociateurs étaient convaincus que le traité de la CEE ne serait pas ratifié par la France, et qu’il fallait donc un autre traité ratifiable pour relancer l’Europe après l’ échec de la Communauté Européenne de Défense. Or c’est le contraire qui s’est produit : les deux traités ont été ratifiés, mais celui d’Euratom est demeuré mort-né. Cet échec est l’exemple caricatural d’une certaine façon de vouloir faire l’Europe. Aux yeux des « fédéralistes », c’était le meilleur des deux traités. Il était plus « supranational », c’est à dire qu’il donnait plus de pouvoirs à la Commission par rapport au Conseil des Ministres, et lui donnait des possibilités de réglementation et d’action propres, comme dans le traité antérieur de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA). En outre il était supposé plus facilement ratifiable, du fait qu’il régissait un domaine neuf, et devait donc se heurter à moins d’intérêts acquis. C’était négliger un fait essentiel. A savoir que, précisément parce qu’il s’agissait d’un domaine où il n’existait pas encore d’intérêts économiques établis, le développement de l’énergie nucléaire ne pouvait être que le résultat d’une volonté politique qui ne pouvait exister qu’au niveau des Etats. On l’a vu dès les premiers mois d’application du traité. Dès avant son entrée en vigueur une « mission des trois sages » avait été envoyée aux Etats-Unis pour jeter les bases d’une coopération étroite entre Euratom et les Etats-Unis, et le premier acte de cette communauté naissante a été la conclusion de l’ « Accord Euratom-Etats-Unis » destiné à faciliter la construction en Europe de réacteurs de la filière américaine. Cette filière nécessitait d’avoir recours à de l’uranium enrichi, qui ne pouvait être produit que dans de très grandes usines, nécessitant un gros effort de développement technologique et des investissements considérables. Le projet d’une telle usine, qui aurait pu fédérer les efforts européens sur une « entreprise commune » d’avenir, avait été évoqué parallèlement à la négociation du traité. Mais ce projet ne plaisait guère aux Américains dont il aurait entamé le monopole de fournisseur d’uranium enrichi dans le monde occidental. Nos partenaires, qui, de surcroît n’étaient guère prêts à consentir les efforts financiers nécessaires, se sont donc laissé convaincre d’adopter la filière américaine, tout en demeurant dépendants du seul fournisseur américain. La France, seul pays européen à avoir un programme nucléaire significatif lors de la signature du traité ne pouvait suivre dans cette voie. Elle a donc poursuivi, comme le Royaume Uni, le développement de réacteurs à uranium naturel, et lorsqu’il s’est avéré que la filière à uranium enrichi était décidément économiquement la plus intéressante, elle s’est employée à « franciser » la technologie américaine, et a entrepris de développer sa propre technologie d’enrichissement. Ce programme, qui a abouti à faire de l’industrie nucléaire française la première du monde aujourd’hui, a représenté un effort de recherche et d’investissements plusieurs fois supérieur à celui de la totalité de ses partenaires dans le domaine nucléaire. Cet effort aurait pu être celui de l’Europe si elle en avait eu la volonté politique, au lieu d’accepter la solution de facilité de demeurer sous la tutelle américaine. 16 Lorsque quelques années plus tard les Allemands et les Hollandais se sont aperçus des inconvénients et des risques que comportait cette tutelle, et ont arraché à l’occasion de la signature du TNP l’accord des Américains pour développer l’ultracentrifugation, Euratom n’a pas non plus saisi cette occasion de rattraper sa première erreur. Le rôle d’Euratom, depuis sa création, a donc été, non pas d’encourager les Etats membres à développer l’énergie nucléaire ce qui était l’objet même du traité, mais de décharger les Etats autres que la France du poids de la gestion de leurs centres de recherche. Un bon exemple de la façon dont on a laissé ce traité pourrir sur place est donné par le sort de son Chapitre VI. Ce chapitre qui prévoyait le monopole de son « Agence d’Approvisionnement » pour le commerce des matières nucléaires, n’a jamais pu être appliqué, l’ensemble du monde occidental ayant préféré maintenir le jeu des règles du marché. Les auteurs du traité eux-mêmes étaient tellement peu sûrs de la viabilité de ce chapitre qu’ils y avaient introduit une clause tout à fait exceptionnelle, prévoyant qu’il devait être confirmé ou modifié à l’issue d’une période de 7 ans (en 1965). Bien que la Cour de Justice ait jugé que l’absence de confirmation ou de modification était anormale, quarante ans après ce n’est toujours pas fait. Pourquoi ce bref rappel de l’histoire d’Euratom qui n’intéresse personne ? Parce qu’elle illustre bien l’inadaptation des structures institutionnelles bruxelloises, et surtout des plus « supranationales » d’entre elles à la gestion des problèmes politiques. Le traité de la CECA (que l’on avait eu la sagesse de ne conclure que pour 50 ans) est mort de sa belle mort dans l’indifférence générale, et l’on n’ose même pas enterrer dignement le cadavre mort-né du traité d’Euratom. Au début des années 1970, alors qu’on lui demandait pourquoi on n’avait pas abrogé ce traité qui ne servait à rien, Emile Noël, l’un des rédacteurs des traités alors Secrétaire Général de la Commission, répondait que c’était comme les vieilles pendules de famille : elles ne marchent pas mais on les garde en souvenir de la grand’mère. Qui pis est, alors que le projet de constitution qui nous a été proposé se substituait aux traités antérieurs, on faisait une exception pour le traité d’Euratom qui demeurait inchangé, alors qu’il était considéré par tout le monde comme « inappliqué parce qu’inapplicable » depuis plus de trente ans. Le fonctionnement de l’industrie nucléaire européenne peut continuer d’être compliqué par des procédures inutiles, et le contribuable européen continuer de payer les fonctionnaires qui les appliquent, ce n’est pas grave pourvu que la pendule reste sur la cheminée ! L’urgent, si l’on veut donner à l’Europe un nouveau souffle, est de débarrasser sa cheminée des vieilles pendules. 17 Le modèle américain Quand on est jeune et que l’on commence à étudier l’histoire, on se pose souvent la question : comment se fait-il qu’à une époque donnée des peuples conquis ou colonisés épousent les mœurs, les coutumes et même la langue du conquérant ou du colonisateur ? Qu’ils s’inclinent devant la force, on comprend. Qu’ils apprennent la langue du colonisateur pour commercer avec lui, on comprend aussi. Mais qu’ils en adoptent les mœurs, la culture artistique, etc… pourquoi ? En général les conquérants et les colonisateurs ne cherchent pas à les imposer. Il faut sans doute en chercher la raison dans l’un des aspects les moins reluisants de la nature humaine : la fascination qu’exercent sur l’homme la force et l’argent. La raison du plus fort n’est pas la meilleure seulement parce que le loup peut manger l’agneau et non l’inverse, mais aussi parce que chez les hommes l’agneau a une admiration secrète pour le loup et cherche donc à lui ressembler. Il pense inconsciemment que s’il l’imite dans ses mœurs et dans ses arts il partagera sa force et sa richesse. C’est ainsi que les grecs, les gaulois, et les berbères se sont mis à parler latin, et à se construire des villas romaines ornées de statues et de mosaïques romaines. C’est ainsi (comme Jacques Tati l’a si bien montré dans « Jour de Fête ») qu’au lendemain de la guerre les Européens se sont tous précipités pour faire « comme en Amérique », y compris les Allemands et ailleurs les Japonais, puis le monde entier, y compris la Russie de Eltsine. La Chine n’en est pas encore là, sauf à Shangaï et à Hong Kong et Poutine semble renâcler un peu. Ben Laden et ses émules renâclent beaucoup, comme on le sait. Mais l’Europe d’aujourd’hui (quoi qu’en disent certains de ses partisans les plus zélés sans oser le faire) hésite à s’en affranchir. Elle est née dans le grand mouvement « comme en Amérique » d’après-guerre, et prétend s’affranchir des Etats-Unis… en adoptant les coutumes judiciaires et le modèle fédéral américains. Il est amusant de voir nos bien-pensants faire un procès sans nuance de la colonisation européenne du XIX° siècle, et refuser de lui reconnaître des « aspects positifs », alors qu’ils s’interdisent (et voudraient parfois interdire aux autres) de voir les « aspects négatifs » de la colonisation dont ils sont l’objet de la part de l’une de leurs anciennes colonies. Voilà lâché le mot qui vaut condamnation sans appel du tribunal des bien-pensants ! Comment peut-on comparer la libération apportée par les troupes américaines à une conquête coloniale, et la bienfaisante influence économique et culturelle américaine au colonialisme de nos grandparents ? Tentons toutefois quelques comparaisons. Le protectorat français sur le Maroc la Tunisie et l’Indochine consistait essentiellement à contrôler militairement ces pays, à les ouvrir aux industriels et commerçants français, et à y exercer une influence culturelle prépondérante. De même pour la colonisation britannique en Inde. Est-ce vraiment différent de ce que les Etats-Unis ont fait depuis 50 ans en Europe ou au Japon, notamment au moyen de l’OTAN, et de l’OMC ? Et si leur seul but en créant l’OTAN avait été comme on le dit, de protéger l’Europe contre la menace soviétique, et non également de contrôler les politiques militaires européennes, pourquoi n’a-t-elle pas disparu en même temps que la menace soviétique ? Que les Américains aient davantage respecté formellement les « souverainetés nationales » (nous le faisions aussi au Maroc et en Tunisie) ne change rien au fond. 18 Faire cette comparaison ne peut être considéré comme insultant que par ceux pour qui toute « colonisation » est un mal absolu. Or cette attitude elle-même est le produit direct de l’influence américaine. Au lendemain de la guerre, les Américains, ancienne colonie affranchie qui n’avait elle-même que peu colonisé, ont tout naturellement contribué à souligner les aspects néfastes ou même scandaleux de la colonisation, et à soutenir les revendications indépendantistes. Ils y avaient d’autant plus d’intérêt que ces pays nouvellement indépendants étaient très mal armés pour résister éventuellement à leur influence économique, culturelle, et politique, une fois éliminée celle des « colonisateurs ». Parler de colonisation américaine est plus exact que parler d’empire américain, l’empire ayant une connotation plus exclusivement militaire que la colonisation, bien que les deux aillent habituellement de pair. Et cette colonisation, comme toutes les autres, a apporté avec elle de nombreux bienfaits : la disparition des conflits militaires « locaux » (l’absence de guerres intraeuropéennes est beaucoup plus liée à la présence des troupes américaines en Europe qu’à la construction européenne), le développement du commerce international, la modernisation de l’industrie européenne, une monnaie de compte unique, une langue de travail commune, etc… Mais elle a eu aussi ses aspects négatifs : domination économique et financière, entraves ou dépendance en politique étrangère, aliénations culturelles, etc… Est-ce faire preuve d’ « antiaméricanisme primaire » (péché mortel majeur aux yeux de nos bien-pensants) que de tenir de tels propos ? Pas plus que le fait de dire que le refus d’Israël d’appliquer les résolutions de l’ONU est une cause majeure de l’instabilité du MoyenOrient n’est faire preuve d’antisémitisme, ou que le fait de souligner les crimes des Borgia n’est faire preuve d’anticatholicisme. Nous sommes profondément reconnaissants aux Américains de la part qu’ils ont prise à la libération et à la reconstruction de l’Europe, mais cela nous interdit-il de critiquer tel ou tel aspect de leur politique ? Nous reconnaissons les qualités de leur manière de vivre et de leur culture, mais cela nous interdit-il d’en reconnaître les défauts… et de préférer nos qualités et nos défauts aux leurs ? Au surplus, cette colonisation saurait d’autant moins être reprochée aux Américains, qu’elle n’a pas été consciemment voulue par eux. Ils pensent réellement détenir les secrets de la liberté et de la démocratie, et veulent les apporter au monde. Cette erreur, comme celle des révolutionnaires français et de Napoléon qui apportaient la liberté à l’Europe à coups de baïonnettes, n’est qu’une erreur, et non un crime. Et leurs parents européens en sont aussi responsables qu’eux. A la suite de la dernière guerre, ces derniers ont tellement perdu confiance dans leurs propres valeurs qu’ils ont adopté l’attitude de tous les colonisés, se jetant dans les bras de leurs colonisateurs, comme leurs ancêtres il y a 2000 ans face aux Romains. Mais, comme autrefois la culture romaine pour la Grèce, la culture qu’ils nous apportent n’est autre que la nôtre, rajeunie d’un côté sur le plan scientifique et technologique, et vieillie de l’autre par le culte de l’argent. 19 Le diable nucléaire Toute société a besoin d’un diable aussi bien que d’un idéal. En même temps qu’ils ont cessé de croire en Dieu, nos contemporains ont cessé de croire au diable. Ils ont remplacé Dieu par la démocratie, les droits de l’homme, le « progrès », le « développement », etc… Mais par quoi remplacer le diable ? Il y avait bien Hitler, Staline, Mussolini, Mao, ou Pol Pot, mais dans l’optimisme béat de nos contemporains, ceux-ci appartiennent au passé. Il nous faut donc un diable contemporain. Pour nos écolos, c’est le progrès technique (le Dieu de leurs grand-parents) pris globalement, dont le « principe de précaution » veut qu’il ne soit accepté que s’il apporte la preuve qu’il ne comporte aucun risque –preuve par définition impossible à apporter. Pour ceux qui sont plus raisonnables, le « diable nucléaire », civil ou militaire, fait tout à fait l’affaire. Effectivement, l’anéantissement en quelques secondes de deux villes avait bien quelque chose d’infernal. Les radiations qui peuvent tuer sans être vues ni faire mal paraissent de ce fait surnaturelles. En outre ce nouveau pas technologique majeur, pour le pire et pour le meilleur, encore plus considérable que celui de la découverte de la machine à vapeur, ne pouvait qu’affoler tous ceux pour qui, contrairement à ce que nous enseigne l’histoire en matière de progrès technologique, le pire est toujours plus probable que le meilleur. Essayons donc d’examiner plus calmement ce diable, en commençant par son aspect militaire puisque c’est le premier qui se soit manifesté. Constatons d’abord que le nombre de victimes d’Hiroshima et de Nagasaki, si déplorable qu’il soit, n’est qu’une faible partie du nombre de victimes civiles et militaires du dernier conflit mondial. Il est inférieur au nombre de victimes, également civiles, et dans des conditions non moins atroces, des bombardements au phosphore de Dresden, Hambourg et Tokyo, et il n’y a pas de raison de ne pas croire les Américains lorsqu’ils disent qu’en mettant fin aux hostilités la bombe a économisé plus de vies qu’elle n’en a coûté. Quant aux morts évités dans des conflits postérieurs qui n’ont pu être évités que grâce à son existence, il est par définition impossible de les chiffrer. Mais qui peut prétendre, par exemple, que la crise de Cuba n’aurait pas dégénéré dans un nouveau conflit mondial si la dissuasion nucléaire n’avait pas existé ? Dire que l’arme nucléaire est pire que la bombe au phosphore ou les armes chimiques ou biologiques que tous les Etats développés sont aujourd’hui en mesure de produire ne repose donc sur aucun fait. Certes un « Dr Folamour » ou un dictateur devenu fou pourrait théoriquement, à supposer qu’il soit obéi, massacrer des millions d’hommes avec ces armes. Mais ne pourrait-il en faire autant, et dans des conditions pires, avec les produits de ses laboratoires chimiques ou biologiques ? Et Ben Laden ne réussit-il pas à faire trembler le monde avec beaucoup moins que cela ? Comme l’écrivait en conclusion l’auteur d’un ouvrage sur la bombe atomique dont j’ai oublié le titre : « J’allais oublier de vous dire le plus important : c’est que la bombe atomique n’est pas dangereuse. Ce qui est dangereux, ce sont les hommes qui risquent de s’en servir. » Pour le dire autrement, ce qui est dangereux ce ne sont pas les armes, quelles qu’elles soient, c’est la guerre. Une fois une guerre totale déclenchée, personne n’empêchera les belligérants d’avoir recours aux armes les pires, même s’ils n’en disposaient pas lors du déclenchement du conflit. Si l’on s’en tient aux faits, il faut 20 bien constater que l’arme nucléaire est , dans l’histoire de l’humanité, la seule dont on puisse dire qu’elle n’a jamais servi dans les soixante années suivant son premier usage. A ce titre, elle pourrait être considérée comme la moins dangereuse des armes. Cela conduit à s’interroger sur la légitimité réelle du Traité de Non Prolifération (TNP). Si son but avait réellement été d’aboutir à un « désarmement nucléaire complet et contrôlé » comme il y est écrit, on ne pourrait en douter. Mais cet engagement, comme beaucoup d’autres dans ce traité, n’était qu’une concession de pure forme faite par les EtatsUnis et les autres Etats dotés d’armes nucléaires aux autres signataires, comme le montre l’histoire plus de trente ans après sa signature. Il en allait de même de l’engagement de reconnaître à tous les signataires le droit inaliénable à développer toutes les technologies nucléaires à des fins pacifiques, introduit dans le traité à la demande des Allemands et des Hollandais, désireux, comme plus tard les Japonais, de développer l’enrichissement par ultracentrifugation. Lorsque aujourd’hui l’Iran réclame le même droit, on lui fait comprendre qu’il ne faut pas confondre les amis de Washington avec ses ennemis. Par ailleurs Israël ayant continué à fabriquer ses bombes tout en bénéficiant de l’assistance économique, financière et militaire américaine, et les Etats-Unis s’étant également résignés à l’armement nucléaire indien et pakistanais, on voit mal ce qui reste de ce fameux TNP, et comment on peut encore le brandir contre l’Iran ou la Corée du Nord. En réalité, le contenu juridique du TNP a progressivement volé en éclats au cours de ces trente ans. Ce qu’il en reste n’est qu’un consensus politique entre les Etats dotés d’armes nucléaires et les principaux pays industrialisés, pour limiter dans la mesure du possible l’accès aux armes nucléaire aux cinq détenteurs initiaux. En échange, tous se sont vu reconnaître le droit de développer, sans autre contrainte que les contrôles internationaux, une industrie nucléaire civile dont chacun sait qu’elle peut servir à des fins militaires le jour où ces contrôles disparaissent. Mais le problème est que les Etats que Washington considère comme « voyous » (aujourd’hui l’Iran et la Corée du Nord) sont exclus de ce droit, tandis que ceux qui y sont considérés comme « amis » (Israël) sont dispensés d’adhérer au TNP et ne font guère l’objet d’enquêtes de la CIA sur l’origine de l’uranium qu’ils utilisent. On voit qu’un tel système ne saurait guère durer trente années de plus. Quant au nucléaire civil, lui aussi a tué beaucoup moins de monde que les autres sources d’énergie par rapport à l’énergie produite. On oublie souvent que la première catastrophe nucléaire, entraînant la destruction totale du réacteur, n’a pas été celle de Tchernobyl, mais celle de Three Mile Island aux Etats-Unis. Or cette catastrophe n’a pas fait une seule victime. L’industrie nucléaire était donc à cette date la seule industrie au monde dont on puisse dire qu’une usine ayant coûté un millliard de dollars pouvait être détruite par un accident sans causer une seule victime. Même après Tchernobyl elle peut encore prétendre globalement à ce titre. D’une part parce que, rapporté à l’énergie produite, le nombre des victimes reste très inférieur à celui du gaz, du charbon, et du pétrole. D’autre part, parce que l’URSS a été le seul pays à développer la construction de réacteurs aussi peu sûrs, et parce qu’il n’y a qu’en URSS qu’une équipe de scientifiques venus de la capitale pouvait se permettre d’ordonner à deux reprises le débranchement des alarmes pour pouvoir poursuivre son travail, et être obéie ! Ce n’est donc pas l’industrie nucléaire qui est dangereuse, mais le régime soviétique. Quant à la crainte superstitieuse des radiations, supposées maléfiques aux plus faibles doses, il faut rappeler qu’aucune donnée scientifique n’étaye ce soupçon, et que le soleil n’est qu’une succession ininterrompue d’explosions nucléaires sans lesquelles la vie n’existerait 21 pas sur terre. L’excès de radioactivité tue. L’excès de chaleur tue. Mais l’excès de froid aussi… et l’excès de bêtise encore plus sûrement. En revanche, qui peut prétendre aujourd’hui qu’il est possible d’atteindre les objectifs que l’on s’est donné en matière de réduction des rejets de CO2 dans l’atmosphère sans un recours à l’énergie nucléaire beaucoup plus important qu’aujourd’hui ? Qui peut prétendre qu’un développement massif de l’énergie éolienne serait économiquement et environnementalement supportable ? La démagogie antinucléaire a atteint en Europe un niveau tel que, lorsqu’il s’est agi de discuter à Bruxelles ce qui allait devenir le protocole de Kyoto, notre gouvernement a eu la lâcheté d’accepter que les objectifs de réduction des émissions de CO2 soient fixés, non pas en fonction du rapport entre le produit national et les rejets, mais en pourcentage du niveau atteint au jour de la négociation. Cela revenait à compter pour rien l’effort que la France avait fait en développant son programme électronucléaire, et qui faisait d’elle l’un des pays les moins pollueurs de la planète. Nous nous trouvons ainsi, malgré une production d’électricité non-productrice de CO2 à plus des trois quarts, dans l’obligation de polluer nos paysages en les couvrant d’éoliennes… et de faire payer la facture par nos consommateurs d’électricité, en même temps qu’on leur demande, au nom du « principe de précaution », de payer des sommes pharaonesques pour être tout à fait sûrs qu’une fuite radioactive mineure ne pourra se produire dans dix mille ans dans un stockage de déchets ! (A propos de principe de précaution, ne devrait-on pas, avant d’autoriser la construction d’éoliennes, s’interroger sur l’incidence de leur multiplication sur la vitesse de rotation de la terre, et les conséquences qui pourraient en résulter ?) 22 Le petit Satan iranien Les Iraniens ayant inventé le « Grand Satan » américain, il était inévitable, rivalités pétrolières aidant, que les Américains leur rendent la pareille. Essayons cependant de sortir de cette manière moyenâgeuse d’aborder les problèmes pour comprendre si l’Iran met vraiment en jeu la paix du monde en construisant une usine d’enrichissement. Commençons par le Traité de Non-Prolifération que tout le monde invoque sans l’avoir lu. Ce traité comporte un article IV ainsi rédigé : « 1. Aucune disposition du présent Traité ne sera considérée comme portant atteinte au droit inaliénable de toutes les Parties au Traité de développer la recherche, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, sans discrimination, et conformément aux articles I et II du présent Traité. 2. Toutes les Parties au Traité s’engagent à faciliter un échange aussi large que possible d’équipement, de matières et de renseignements scientifiques et technologiques, en vue de l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, et ont le droit d’y participer. etc… ». Ce texte n’est pas une clause de style, mais un texte âprement négocié, l’Allemagne, le Japon, et les Pays-Bas en ayant fait une condition de leur signature. Il recouvrait, au vu et au su de tous un problème bien concret, qui était l’intention de ces pays de développer l’enrichissement par ultracentrifugation, malgré les pressions américaines. Il est donc tout à fait faux de prétendre que l’intention iranienne de se doter de cette technologie soit contraire au TNP. Au contraire, pris à la lettre, ce texte obligerait les autres signataires à les y aider. Pour prétendre le contraire, les Américains développent une argumentation passablement « jésuite » qui est la suivante : par l’article II les Etats non dotés d’armes nucléaires se sont engagés à ne pas en acquérir ; or, malgré leurs dénégations, les Iraniens ont l’intention d’en acquérir ; donc l’article IV ne leur est pas applicable. Cette manière de dénier à un Etat les droits qu’il tient d’un traité international au nom des arrièrepensées qu’on lui prête n’est pas juridiquement admissible. Elle ne l’est pas politiquement non plus. Qui peut prétendre que les Etat-Majors allemand, japonais ou autres n’avaient pas (et n’ont pas encore) la même arrière-pensée pour le jour où leur pays se retirerait éventuellement du Traité comme son Article X le permet ? Rien ne permet donc de dire que les Iraniens sont en infraction avec le TNP. Ce sont au contraire les Etats qui lui dénient le droit de construire une usine d’enrichissement sous le contrôle de l’AIEA qui le sont. Mais l’aspect juridique n’est pas tout dans les relations internationales, et il est légitime de s’interroger, sur le plan politique sur les arrière-pensées iraniennes. Il est clair qu’il est aussi légitime de mettre en doute leur sincérité quand ils affirment ne pas en avoir, que celle d’Israël quand il refuse de confirmer qu’il a des bombes. Il est non moins clair qu’il n’est dans l’intérêt de personne de les aider à parvenir à leurs fins, et qu’il faut au contraire les en dissuader. Mais le bon moyen de le faire n’est pas de violer le traité que nous avons signé avec eux, en les discriminant par rapport à d’autres signataires, au nom d’arrière-pensées dont ils pourraient tout aussi bien tenter de démontrer l’existence chez d’autres. Pour situer le cadre d’une solution politique à ce problème politique, rappelons-en brièvement l’historique. Les Américains ne pouvaient faire autrement que de partager leurs secrets militaires avec les Anglais. Ils n’ont pu empêcher les Russes et les Chinois de devenir des puissances nucléaires. Ils ont essayé d’en empêcher les Français, avec l’aide d’Euratom, mais de Gaulle s’y est opposé. Ils n’ont guère essayé d’empêcher Israël d’y parvenir avec 23 notre aide. Le Pakistan a été le premier à réussir à faire la « bombe islamique » face à la « bombe israëlienne » et l’Inde a fait parallèlement la sienne. Les Etats-Unis ont mis très longtemps à réagir au programme nord-coréen. Les Sud-Africains, démocratie plus sensible à l’influence américaine, ont renoncé au leur. Et aujourd’hui*, presque tous les pays d’Europe occidentale, le Canada, le Mexique, le Brésil, l’Argentine , le Chili, l’Algérie, l’Egypte, l’Afrique du Sud ont la capacité de produire une arme s’ils le décident. Dans ce contexte, le cas iranien peut se résumer comme suit. La première chose sûre est que l’analyse du monde musulman et arabe est simple : Israël peut continuer à bénéficier d’une aide économique et militaire américaine considérable tout en poursuivant son programme nucléaire militaire, alors que l’on veut sanctionner l’Iran, qui veut exercer un droit qui lui est reconnu par le TNP, parce qu’on le soupçonne d’avoir des arrière-pensées militaires. La question n’est pas de savoir si ces arrière-pensées existent, ni si la situation d’Israël est légitime à nos yeux. Ce qui compte, c’est qu’elle ne peut pas l’être aux yeux de l’Iran. Pas plus que personne ne peut sérieusement douter que si l’Iran faisait partie de l’OTAN, les Américains ne verraient aucune objection à ce qu’ils aient une usine d’enrichissement. Ce qui est inadmissible pour tout dirigeant iranien sérieux (et pas seulement pour les Mollahs), et pour beaucoup de pays musulmans, c’est de discriminer l’Iran par rapport, soit à l’Allemagne, au Japon, aux Pays-Bas et à la plupart des pays industrialisés si l’on parle du TNP, soit par rapport à Israël, à l’Inde et au Pakistan si l’on parle d’armes nucléaires. La vérité est que le nucléaire, civil et militaire, est un enjeu de puissance car la maîtrise de cette technologie sur le plan civil est indispensable à toute puissance industrielle. Aucun grand pays (et l’Iran en est un) n’est prêt à y renoncer définitivement, même si les écologistes ont réussi à en freiner le développement ici ou là. C’est donc une carte qui se joue, au même titre que beaucoup d’autres, dans les relations internationales. Renonçons donc à habiller ces politiques de puissance de faux habits juridiques ou moraux. Luttons contre le régime des Mollahs par tous les moyens politiques efficaces possibles. Mais humilier l’Iran en le discriminant sur le plan nucléaire est simplement contre-productif. C’est renforcer le régime des Mollahs en lui apportant le soutien d’un amour-propre national légitimement blessé. Que les Américains ne le comprennent pas n’étonne plus. Mais nous, européens, avons payé trop cher cette erreur de 1919 pour la recommencer en Iran. Et ne faisons pas semblant de croire qu’une bombe iranienne risque plus de mettre le feu à la planète que les bombes américaines (que Washington envisage maintenant publiquement d’utiliser), russes, britanniques, françaises, chinoises, israeliennes, indiennes ou pakistanaises. Même le plus fanatique des mollahs n’utilisera jamais cette arme en premier, sachant que la sanction serait la destruction militaire et politique de son pays et de lui-même. Si nous voulons que les Iraniens renoncent à leur bombe, le meilleur moyen est de convaincre Israël de renoncer à la sienne comme nous avons réussi à en convaincre l’Afrique du Sud. Il y a dans le monde d’aujourd’hui, un très grave problème de multiplication des arsenaux militaires nucléaires. La politique de non prolifération du TNP ayant échoué (en grande partie à cause du refus des puissances nucléaires de procéder au désarmement auquel elles s’étaient imprudemment engagées) il faut en élaborer une autre, et c’est possible. Mais il est dangereux de monter en épingle le faux problème iranien pour masquer ce vrai problème. * selon une cartographie du Figaro du 14-15/1/06 24 Histoire et morale Un minimum de culture historique enseigne qu’il n’y a pas plus d’Etat que de régime ou d’homme qui soit fondamentalement « bon » ou « mauvais ». Mais l’histoire elle-même peut-elle nous départager sur les jugements plus ou moins « positifs » ou « négatifs » à porter sur tel ou tel événement du passé… et même, prétend-on de nos jours, du présent ? La plupart de nos concitoyens paraissent le penser. « L’histoire jugera » entend-on dire, et, quand ce n’est pas aux juges, on renvoie la balle aux historiens, pour trancher les débats entre nos concitoyens sur la plus ou moins grande moralité de notre histoire récente ou ancienne. Or les historiens sont tout aussi incapables que les juges ou les hommes politiques de prononcer un tel jugement, pour la bonne raison qu’un jugement moral se réfère nécessairement à des critères de valeur morale qui ne sont pas plus partagés par les historiens que par les autres hommes. Même si la plupart d’entre eux font des efforts louables pour oublier leurs préférences personnelles, ils ne peuvent faire abstraction du contexte philosophique et religieux dans lequel ils vivent, ni surtout des évènements historiques ayant suivi ceux qu’ils analysent. L’épopée de la Résistance serait-elle écrite dans les termes où elle l’est si Hitler avait gagné la guerre avec l’aide de Staline, au lieu de la perdre contre lui ? Les chouans étaient-ils de glorieux résistants catholiques aux excès de la révolution, ou au contraire de pauvres paysans ignares manipulés par des aristocrates défendant leurs privilèges ? L’assassinat de Henri IV, la Saint-Barthélemy, les massacres de Nantes, l’assassinat de Marat, celui du duc d’Enghien, etc… sont-ils des crimes ou des actes que la raison d’Etat peut justifier ? Les historiens n’ont pas fini d’en discuter. Plus près de nous, les adversaires de la peine de mort considèrent-ils qu’elle n’aurait pas dû être prononcée à Nuremberg, et que si Hitler n’avait pas mis fin lui-même à ses jours il aurait dû les finir dans une prison décente ? Peut-on vraiment déclarer les crimes contre l’humanité imprescriptibles et passer outre à une loi d’amnistie votée par le Parlement Français pour juger Papon, et ne pas vouloir juger les responsables des bombardements de Dresden, Hambourg, Hiroshima et Nagasaki ? De tous temps, l’histoire a été enseignée dans les sociétés pour contribuer à leur cohésion, en magnifiant leur passé. Mais on a rarement été aussi loin que de nos jours en France dans la mobilisation de l’histoire au service de la bonne conscience politique du moment. Entre la multiplication des « repentances publiques » pour les évènements non politiquement corrects de notre histoire, la commémoration des autres, et l’oubli délibéré de ceux dont on ne sait dans quelle catégorie « morale » les ranger, on ne cesse de gommer ou d’invoquer les évènements historiques en fonction de nos préoccupations politiques du moment. Ce n’est pas seulement le fait des historiens et de leurs éditeurs (ce qui est partiellement inévitable) mais le législateur lui-même s’en mêle en condamnant le « révisionnisme » historique (comme si le progrès de la science historique n’était pas précisément le fruit d’une révision sans cesse recommencée par les historiens de l’interprétation des évènements qu’avaient leurs prédécesseurs) ou en prescrivant de souligner les « aspects positifs » ou négatifs de tel ou tel évènement, comme si un jugement moral devait être porté sur un évènement historique. C’est transformer l’enseignement de l’histoire en endoctrinement que de prescrire de souligner l’aspect « positif » ou « négatif » de tel homme ou de tel évènement, sauf si c’est en réaction à une déformation opposée. Que le législateur ait estimé nécessaire (droite et gauche confondues jusqu’à ce que les défenseurs du « politiquement correct » se mobilisent) d’inviter 25 les enseignants à souligner les « aspects positifs » de la colonisation en dit long sur la pression politique et médiatique qui s’exerçait auparavant en sens contraire. Il est aussi stupide de nier les aspects positifs de la colonisation que de nier ses aspects négatifs. Quant à vouloir peser les uns et les autres, c’est partir de l’idée que le rôle de l’histoire est de prononcer un jugement moral sur les évènements, ce qui est aussi stupide que de prétendre prononcer un jugement moral sur un peuple, une nation, ou l’humanité dans son ensemble. Quel est l’historien sérieux qui pourrait nier que le redressement de l’économie allemande et la régression du chômage avant la dernière guerre sont un « aspect positif » du nazisme ; que la résistance de Staline à l’invasion allemande a été un « aspect positif » de son règne ; que la guillotine et les massacres de Nantes sont des « aspects négatifs » de la Révolution Française ; que non seulement les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, mais aussi ceux de Dresden, Hambourg, et Tokyo sont des « aspects négatifs » de la lutte des démocraties contre les dictatures ; que le travail au noir est un « aspect négatif » de l’indemnisation du chômage ; etc… Mais le dire ne revient ni à légitimer Hitler ou Staline, ni à condamner la Révolution Française ou l’indemnisation du chômage. Et il est tout aussi stupide de ne voir dans la colonisation qu’un merveilleux élan de missionnaires et d’explorateurs venus apporter la « civilisation » à des peuplades arriérées, que de n’y voir que la volonté d’un capitalisme sans âme de se procurer les matières premières et les marchés dont il avait besoin, en détruisant les civilisations indigènes. Or il n’y a pas de démocratie possible sans une culture historique approfondie. Et les historiens les plus scrupuleux savent bien que, malgré tous leurs efforts, ils ne parviennent jamais à s’affranchir totalement, dans leur vision du passé, de leur perception nécessairement subjective du présent. Une histoire « scientifiquement objective » devrait se borner à rapporter chronologiquement tous les faits, sans les hiérarchiser, ni chercher à les expliquer ou à les interpréter. Une telle histoire serait la négation de la science historique, et ne présenterait aucun intérêt culturel. C’est pour cela qu’aucun historien sérieux n’a jamais prétendu détenir « la vérité » sur une période quelconque, mais que tous s’efforcent de la cerner au moyen de leur propre grille de lecture sans chercher à imposer cette grille à leurs lecteurs. Une telle approche scientifique de l’histoire exclut donc par définition tout jugement moral, un tel jugement relevant d’un ordre philosophique ou religieux dont l’historien doit précisément essayer de faire abstraction autant qu’il le peut. Pour qui sait la lire, le principal enseignement de l’histoire est qu’elle n’est pas faite d’images d’Epinal noires ou blanches, et qu’elle est une aventure humaine, qui n’est pas que « bruit et fureur racontée par un idiot » n’en déplaise à Shakespeare. Mais pour qu’elle cesse de n’être que bruit et fureur, il faut savoir lui donner un sens, ce qui n’est pas le rôle des historiens mais des philosophies et des religions. Le « sens de l’histoire » de Marx, n’est pas celui du peuple juif ou des chrétiens, ni celui de la « philosophie des lumières » ou des évangélistes américains. Quant aux tentatives de nos bien-pensants, à défaut de la faire écrire par les parlements, de faire dire le vrai de l’histoire par les juges supposés omniscients et infaillibles, plutôt que par les historiens, le mieux est d’en rire. 26 Morale et politique La « morale » n’est plus à la mode. Le catholicisme bourgeois du XIX° siècle a tellement assimilé la morale à une morale sexuelle exclusivement répressive qu’il a réussi à discréditer la morale dans son ensemble. « Rien au monde ne nous fera aimer la morale » disait, sauf erreur, Claudel. Les instituteurs de la III° République ont eu beau prendre le relais et l’enseigner avec succès sous le nom de « morale laïque », la « morale », laïque ou religieuse, n’a plus guère la cote aujourd’hui. Mais comme il faut bien quelque chose pour obliger les hommes à respecter un certain nombre de règles sans lesquelles la vie en société est impossible, on en est arrivé à confondre moralité et légalité, et à faire du « civisme » ou du « comportement citoyen » (ce qui est synonyme) le substitut de l’ancienne morale. Ce serait donc maintenant à la loi et à l’administration, non seulement de dire ce qui est permis ou défendu par la société, mais ce qui est « bien » ou « mal », comme disaient nos grand-parents et comme disent encore les Américains, ou plutôt ce qui est « positif » ou « négatif » comme préfèrent dire nos nouveaux bien-pensants. La disparition du mot « morale » dans le langage contemporain n’a donc pas entraîné la disparition du « moralisme », bien au contraire. Sous le nom de « civisme » ou l’horrible jargon de « comportement citoyen », il est de plus en plus impératif d’adopter, du moins en paroles, les « valeurs positives » que notre société nous enseigne par la loi et par les medias. A-t-on le droit de penser et d’écrire que la colonisation, le communisme, ou le nazisme ont eu des aspects positifs ? A-t-on le droit de penser ou d’écrire que la Révolution Française, la politique de l’Etat d’Israël, la liberté de la presse, l’homosexualité ou l’indemnisation du chômage ont eu ou ont des aspects négatifs ? Le fait que la question soit posée à longueur de colonnes de journaux et de débats parlementaires montre le niveau navrant où sont tombés la culture historique et le débat démocratique dans notre pays. Le manichéisme moralisateur a atteint tous les domaines : les gens, les doctrines, les sociétés, les institutions doivent être classés bons ou mauvais, et il est interdit d’écrire, et même de penser qu’il puisse y avoir quelque chose de « positif » chez les mauvais, ou de « négatif » chez les bons. Or la liberté de pensée est la mère de toutes les libertés démocratiques. Il est stupéfiant de voir des gens qui se sont battus à juste titre contre les préjugés homophobes, soulever une tempête qui risque de ruiner la carrière d’un homme politique, pour la simple raison qu’il a dit une vérité d’évidence, à savoir que l’homosexualité risquait de compromettre l’avenir de l’humanité. Ce n’est quand même pas faire une insulte aux couples homosexuels que de dire que ce n’est pas eux qui feront les enfants dont la société et l’humanité ont besoin pour survivre. Certes, il faut exercer un jugement moral sur la politique. Mais en démocratie c’est au citoyen et non aux institutions politiques ou judiciaires, d’exercer ce jugement. Un pouvoir politique, fût-il d’origine démocratique, ou un pouvoir judiciaire qui prétendrait dire où est le « bien » et où est le « mal » est par définition un pouvoir totalitaire. Les monarques absolus se voulaient différents des tyrans en ce qu’ils n’étaient que les interprètes d’un « droit divin » auquel ils se reconnaissaient, au moins théoriquement, subordonnés. Quant aux démocraties, en proclamant la liberté de conscience, et en faisant de la loi (que le juge a pour seule mission 27 de faire respecter) « l’expression de la volonté générale » et non la définition du « bien » ou de la « vérité », elles se refusent à définir le bien et le mal. Il semble malheureusement que la grande démocratie américaine soit souvent tentée d’oublier ce principe fondamental, et de croire qu’elle peut définir le « bien », pas seulement pour l’Amérique, mais pour le monde entier. Cette tentation existe aussi en Europe et notamment en France. On peut même dire qu’elle croît avec la décroissance des convictions et des pratiques religieuses. Les hommes ayant, quoi qu’ils en disent parfois, besoin de règles morales leur permettant de juger du bien et du mal, et pas seulement de règles juridiques pour distinguer le permis du défendu, et ne les trouvant plus dans leur religion, voudraient les voir coïncider dans le pouvoir politique ou judiciaire. En effet, si l’homme est bon, comme on en est convaincu aujourd’hui, et si la démocratie est le régime qui permet à l’homme de se gouverner lui-même, pourquoi la loi et les juges ne seraient-ils pas le moyen idéal de définir le bien et le mal, le vrai et le faux dans tous les domaines ? « Je n’ai rien fait de mal, ce n’est pas illégal ! » ou « il n’y a qu’en allant devant les tribunaux qu’on pourra connaître la vérité ! » combien de fois n’a-t-on pas entendu cela ? On comprend que la tentation soit grande pour le pouvoir politique ou judiciaire de répondre à une telle attente. Et pourtant il n’y a pas plus pernicieux : que reste-t-il de la liberté de conscience de celui dont les convictions philosophiques, religieuses ou morales ne coïncident pas avec celles du législateur ou du juge du moment ? Une chose est de dire à un homme qu’il ira en prison parce qu’il n’a pas respecté la loi (et il est juste qu’il y aille même si sa conscience ne lui reproche rien) autre chose de prétendre lui dicter ce que sa conscience doit considérer comme bien ou mal ou de prétendre détenir « la vérité ». C’est l’atteinte la plus grave que l’on puisse faire à la dignité de l’homme, et, répétons-le, le germe de tous les totalitarismes. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » n’était pas seulement le slogan de la Terreur. Depuis l’Inquisition jusqu’à Pol Pot, en passant par Hitler, Staline, et Mao, tous les régimes sanguinaires ont prétendu justifier leurs excès par la lutte du Bien contre le Mal. Avec sa naïveté habituelle, Condolezza Rice ne dit pas autre chose quand elle dit que l’on ne peut tout de même pas attendre qu’un criminel ait commis son crime pour l’arrêter. L’un des problèmes politiques majeurs de notre société est cette confusion des genres entre morale et politique. La morale dans ce qu’elle a de plus élevé : respect de la dignité de l’homme, respect (et si possible amour) du prochain, respect de la vie, tolérance, sont des valeurs philosophiques et religieuses qui ne sont pas matière à législation par un Etat laïc. Certes il est important que l’Etat les protège dans la mesure où elles font partie du socle commun de civilisation d’une société, en légiférant là où les deux domaines interfèrent (peine de mort, avortement, euthanasie, mariage, etc…) Mais les protéger n’est pas prétendre les définir mais au contraire leur reconnaître une valeur supérieure, échappant à sa compétence. 28 Gauche et droite Curieuse histoire qui a conduit à faire de ces adjectifs banaux, initialement destinés sans doute à distinguer nos deux mains, des symboles de valeurs, puis des étiquettes politiques. Comme symbole de valeur la gauche a été à l’origine un symbole négatif : dans la Bible, Dieu place les justes à sa droite et les méchants à sa gauche, et l’étymologie du mot « sinistre » confirme sa mauvaise réputation. Quelle que soit la manière dont s’est faite la répartition initiale des sièges dans les Assemblées révolutionnaires, il est probable que pendant longtemps les élus de droite ont estimé avoir les meilleures places. Du fait de l’attribution initiale de ces places (qui aurait parfaitement pu être l’opposé), les héritiers de la Révolution, puis les socialistes, partisans du « Progrès » politique, ont donc fait de la gauche l’image du progrès, la droite devenant celle du conservatisme ou même de la « réaction ». Les « valeurs » se sont donc trouvées inversées, au point qu’au lendemain de la guerre, et à la suite de la politique de collaboration qui prétendait défendre des valeurs « de droite », les partis politiques de droite n’osaient plus s’afficher comme tels et se prétendaient du centre. Deux générations après, l’image devient complètement brouillée. Dans l’URSS finissante, comme dans la Chine d’aujourd’hui, c’est la droite qui apparaît comme le parti du progrès, et la gauche comme celui du conservatisme ou de la réaction. Même en Europe on commence à considérer comme « conservateurs » les tenants suédois, anglais ou français d’un Etat-Providence et d’une bureaucratie politico-syndicale figée, et comme « progressistes » les tenants d’un libéralisme économique considéré comme réactionnaire au début du XX° siècle. Quant aux partis écologistes, qui ont recueilli l’héritage des marxistes en tant que parti contestataire, sont-ils de droite ou de gauche ? Proches des anarchistes, ou de la Révolution Nationale de Pétain ? Le plus souvent, ils ne le savent pas eux-mêmes. Dans l’Allemagne Fédérale avant la chute du mur, ils tenaient la place du parti communiste, exclu du jeu pour cause d’occupation soviétique de l’Allemagne de l’Est, ce qui faisait dire aux Allemands que leur pays était daltonien. En France, ils sont prêts à aller là où on leur fait de la place… et tout le monde se dispute pour les avoir ! Dans le langage français d’aujourd’hui, le mot « gauche » a pris une connotation plus sociale, voir morale, que politique : est de gauche, celui qui a le souci des plus pauvres, des pays du tiers-monde, du respect de la nature, et qui, de ce fait, récuse l’alliance du pouvoir et de l’argent. Mais il faut bien reconnaître que, de ce point de vue, il est bien difficile de nos jours d’associer le respect de ces idéaux avec l’étiquette de droite ou de gauche d’un régime ou d’un parti. La Chine communiste est-elle plus respectueuse de l’environnement ou des droits de l’homme que l’Espagne de Franco ? La démocratie américaine a-t-elle moins le souci des plus pauvres que Fidel Castro ? Le refus de la « mondialisation » par l’extrême gauche française est-il compatible avec son tiers-mondisme affiché ? Suffit-il que le divorce par consentement mutuel, le remboursement des avortements par la Sécurité Sociale, le PACS ou la libéralisation de la pornographie soient combattus par l’Eglise Catholique pour des raisons morales, pour qu’ils deviennent automatiquement des « valeurs de gauche » ? La meilleure preuve que non est que plus de la moitié de ces législations ont été promulguées sous Giscard-d’Estaing. Alors, droite et gauche, ces mots ont-ils encore un sens ? Bien sûr, puisqu’on continue de les utiliser. Mais ce sens est essentiellement variable dans le temps et dans l’espace, et il 29 faut donc se garder d’y donner trop d’importance. Etre de gauche ou de droite en France aujourd’hui, c’est un peu comme être démocrate ou républicain aux Etats-Unis, c’est une tradition de famille : on peut aussi bien considérer que les démocrates ou les républicains sont de droite ou de gauche, selon qu’ils sont dans le nord ou dans le sud des Etats-Unis. Un viticulteur communiste du Midi est plus attaché au droit de propriété qu’un employé de bureau du Nord qui vote pour Le Pen. L’erreur de nos concitoyens a sans doute été de vouloir donner à ces notions de droite et de gauche une connotation idéologique, voir morale qui n’est pas de mise en matière de choix politiques. Pour les uns, la gauche serait le parti de la justice, de la liberté, de la paix, de la fraternité, etc… Pour les autres, la droite serait le parti de l’ordre, de l’autorité, du patriotisme, de la juste rémunération du courage au travail, etc… Mais heureusement ils semblent de plus en plus prendre conscience du fait que ces images d’Epinal ne sont que des images d’Epinal, et que si la vertu était à droite et le vice à gauche, ou l’inverse, cela se saurait. Mais le danger est qu’après avoir été ainsi bercés de discours moralisateurs de droite et de gauche, ils en viennent à un scepticisme politique complet. Il est donc temps de leur rappeler que la politique démocratique n’est que l’art du possible dans la gestion des affaires de la cité, en s’appuyant sur le dénominateur commun des religions, morales, ou idéologies des citoyens qui la composent, et non un moyen de promouvoir telle ou telle idéologie, qu’on la baptise « de droite » ou « de gauche ». Le conservatisme n’est ni de droite ni de gauche. Il est le fruit combiné de l’ignorance de l’histoire, de la paresse intellectuelle, et de la peur de l’avenir. A droite on le dit parfois « réactionnaire » en ce sens qu’il voudrait effacer les « progrès » d’aujourd’hui, et revenir à la situation acquise hier grâce aux progrès d’avant-hier. A gauche, il veut bien sûr conserver les « progrès » d’aujourd’hui, et est convaincu que les « progrès » de demain ne peuvent être que le fruit de l’extrapolation des progrès d’hier et d’aujourd’hui. Enfin, chez les écolos, les progrès d’avant-hier sont aussi condamnables que les progrès d’hier et d’aujourd’hui, la forêt gauloise n’aurait pas dû être défrichée, et la perspective de voir monter le niveau de la mer est aussi affolante que la perspective de le voir baisser. Cette présentation volontairement caricaturale a pour but, comme toute caricature, de montrer les traits communs négatifs de tous les conservatismes. On pourrait en faire autant avec leurs traits communs positifs. Le conservatisme, au sens étymologique, est le moteur essentiel de la civilisation. Si les générations, les unes après les autres, n’avaient pas précieusement « conservé » les acquis des générations précédentes, nous ne connaîtrions ni le langage, ni l’écriture, ni le calcul, ni les sciences, et bien sûr encore moins les philosophies ou les religions. Seule l’ignorance de l’histoire de l’humanité permet à beaucoup de nos contemporains de croire que les temps modernes ont tout inventé, et que l’on peut bâtir l’avenir en faisant table rase du passé. Conserver les acquis est donc la responsabilité majeure de toute société, et en ce sens le conservatisme est une valeur politique fondamentale. Mais tous les « ismes » sont dangereux dans la mesure où ils comportent la négation de valeurs ou de vérités différentes. Dans la mesure où le conservatisme nierait la nécessité du progrès, il serait aussi dangereux que le « progressisme » qui voudrait faire table rase du passé. C’est pourquoi ces expressions n’ont guère plus de sens aujourd’hui que celles de droite et de gauche qui sont censées les recouvrir dans le vocabulaire politique moderne. Les historiens du XIX° et du début du XX° siècle1 ont aussi employé les expressions de « parti de Par la suite, nous emploierons uniquement l’expression XIX° siècle pour désigner cette période, la vraie césure entre les deux siècles se situant selon nous en 1939. 1 30 l’ordre » et de « parti du mouvement » qui paraissent plus appropriées pour désigner cette perpétuelle oscillation de la vie politique entre le besoin de progrès et le besoin non moins grand de conservation des acquis. L’histoire de France du XIX° siècle illustre bien cette oscillation. Pendant la première moitié du XIX° la droite monarchiste légitimiste a tenté de revenir à l’ordre prérévolutionnaire, tandis que les « orléanistes » avec les bourgeois républicains incarnaient la poursuite du « mouvement » initié par la révolution. Ces derniers, après avoir parachevé leur victoire, ont à leur tour voulu la consolider dans l’ « ordre » par un « conservatisme républicain », face au « mouvement » socialiste naissant. A la veille et au lendemain de la dernière guerre, ce mouvement a, à son tour, triomphé, et est entré, de ce fait, dans sa période de conservatisme. Ce résumé trop schématique pourrait donner l’illusion, partagée par beaucoup, que la dialectique de l’ordre et du mouvement peut être ramenée à une dialectique du rapport entre riches et pauvres, puissants et faibles. C’en est bien sûr un élément, les pauvres devenus riches, et les faibles devenus puissants ayant nécessairement tendance à conserver leur richesse et leur puissance. Mais si cet aspect est sans doute prédominant dans ce que l’on appelle la droite et la gauche, ce n’est pas le seul, et encore moins si l’on se réfère aux notions d’ « ordre » et de « mouvement ». Les communistes sont les vrais conservateurs en Europe de l’Est ou en Chine, tandis que les « libéraux », considérés comme à gauche au début du XIX° siècle, et comme à droite à la fin, sont de nouveau considérés comme un parti du « mouvement » par rapport à un Etat-Providence figé, tout en se situant à droite. De même le mouvement saint-simonien qui a triomphé sous Napoléon III, était à la fois progressiste sur le plan économique par rapport à l’aristocratie et à la bourgeoisie de robe, et conservateur sur le plan social. Le « mouvement » et le « progrès », ou l’ « ordre » et le « conservatisme » sont donc multiformes et, à y regarder de près, il n’y a guère de parti politique qui ne soit, ou n’ait été, à la fois l’un et l’autre. Dans la France d’aujourd’hui, les partis qui ont été le plus à la pointe du combat pour le progrès social sont en passe de devenir les plus conservateurs. Ils ne peuvent imaginer les progrès sociaux de demain autrement que comme le prolongement de ceux d’hier. Parce que la semaine de 60 heures, puis celle de 50, puis, peut-être encore, celle de 40 ont été des progrès sociaux, ils ont pensé que celle de 35 en serait un en attendant celle de 30 ou de 20 ! Parce que deux semaines de congés payés étaient un progrès incontestable, 3,4,ou 5 en seraient d’autres, de même que la retraite à 65, 60, 55, ou 50 ans ! L’incapacité à imaginer les progrès de l’avenir autrement que comme l’extrapolation de ceux du passé est le propre du « conservatisme de gauche ». C’est ce « conservatisme de gauche » qui suscite le retour de balancier libéral et « réactionnaire » aujourd’hui à droite. Mais il ne faut pas confondre « réaction » et « conservatisme ». Il est d’usage d’employer le mot de « réactionnaire » pour désigner la réaction aux abus du « mouvement » et de « révolutionnaire » la réaction contre l’immobilisme d’un ordre établi. Or il s’agit dans les deux cas de « réactions » également légitimes et justifiées, ou également illégitimes et injustifiées selon les circonstances. La « révolution permanente » est aussi injustifiable, et aboutit à des résultats aussi catastrophiques que le refus de voir évoluer la société. Conservatisme et progrès sont bien la jambe droite et la jambe gauche qui permettent à la société d’avancer, mais chacun sait que l’on n’avance pas bien à cloche-pied ! 31 Démocratie et partis Les parlementaires élus jusqu’au milieu du XX° siècle étaient en général des « notables » au sens étymologique du mot, c'est-à-dire des hommes connus de leurs concitoyens pour leur position sociale, leur rôle économique ou social, leur rayonnement personnel, voir parfois simplement leur éloquence. Une fois élus, ils se regroupaient naturellement en fonction de leurs orientations politiques fondamentales : monarchistes, bonapartistes ou républicains, libéraux ou socialistes, etc… constituant ainsi les premiers « partis », souvent regroupés autour d’un journal, mais sans véritable structure. La véritable révolution dans l’organisation des partis a été la naissance des grands partis au XX° siècle. Les partis socialistes ont été les premiers à constituer des partis « de masse » dotés de véritables structures, avec un militantisme et des « appareils » organisés. Ils ont été suivis par les grands partis totalitaires, communiste en Russie, fasciste en Italie, ou nazi en Allemagne, dont il ne faut en effet pas oublier qu’ils ont à l’origine reflété un réel sentiment populaire. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, même les partis démocratiques de droite ont commencé à se structurer : les sommes nécessaires aux campagnes électorales, la nécessité d’assurer une présence dans les médias, etc… permettaient difficilement à des candidats de se présenter seuls à une élection. En outre les états-majors de ces partis ont vu dans leur renforcement une garantie personnelle contre les aléas d’une carrière politique : un parti fort était un moyen de s’assurer des points de chute en cas d’accident électoral. En lisant, dans ce contexte, les mémoires de Gorbatchev, on s’aperçoit que nos partis actuels n’ont pas grand’chose à envier au Parti Communiste de l’Union Soviétique de la belle époque sur le plan du fonctionnement démocratique. Chez nous aussi, un homme fait maintenant « carrière » dans la politique comme on le faisait autrefois dans l’administration ou les « affaires ». Chez nous aussi, les dirigeants des partis savent mieux que lui ce qui est bon pour le peuple, et il leur appartient de l’ « éduquer » afin que sa pensée politique soit correcte. Les dégâts sont actuellement limités par le fait qu’il existe deux grands partis « démocratiques », un à droite et un à gauche, dont le sommet n’est plus monarchique comme sous Staline ou Hitler, mais oligarchique comme sous les successeurs de Staline. Ce qui laisse une petite marge de liberté aux citoyens. Sauf toutefois dans les domaines de plus en plus nombreux où les deux partis et leurs dirigeants se trouvent d’accord entre eux sur ce qui est « politiquement correct », ce qui a été le cas pour le référendum européen, et qui l’est sur beaucoup d’autres sujets. Alors, il est admis, comme au sein du PCUS que le peuple est mal éduqué, mal informé, et qu’il faut y remédier par un effort d’ « information » (on ne dit pas encore de propagande comme dans l’Allemagne nazie ou la Russie stalinienne). Nos partis politiques, comme le PCUS, fonctionnent comme des courroies de transmission du haut vers le bas, et non comme les courroies de transmission du bas vers le haut que doivent être les partis démocratiques qui, selon notre constitution, doivent « concourir à l’expression du suffrage universel » et non servir d’appareil de propagande à leurs dirigeants. Certes, et heureusement, ils n’ont à leur tête, ni Hitler, ni Mussolini, ni Staline mais comme le PCUS après Staline, un club de dirigeants cooptés réglant leurs rivalités entre eux et non en s’en remettant à l’arbitrage de leur peuple. Ils sont, comme le PCUS, composés d’ « apparatchiks » qui y font carrière, venant de l’administration et y retournant à volonté, et convaincus d’avoir droit à se partager le monopole du pouvoir. Le 32 résultat est que ces deux grands partis sont tellement peu à l’écoute de leurs concitoyens que leurs chefs, à eux deux, n’ont pas réussi à recueillir 40% des suffrages exprimés à la dernière élection présidentielle. Ce vote aurait dû être le signal d’alarme déclenchant une réforme en profondeur de nos mœurs, sinon de nos institutions politiques. Rien de tel. Au lieu de démissionner comme devrait normalement le faire un chef d’Etat n’ayant recueilli que 20% des voix au premier tour sur son nom, M. Chirac en est sorti tout ragaillardi par son « succès » ! Le peuple français a donc dû réitérer son coup de semonce à l’occasion du référendum. Si l’on tient compte de tous ceux qui n’ont voté oui que par fidélité au parti socialiste, à M. Chirac, ou à l’UMP, c’est beaucoup plus de 55% des Français qui ont dit non à la question posée. Or on ne peut prétendre gouverner une démocratie en se réservant de décider quand le peuple a tort et quand il a raison. Il est vrai que le peuple se trompe souvent. On l’a vu en Allemagne en 1933 et en France en 1938 et en 1940. Mais comme les monarques de « droit divin », de « droit prolétarien », ou de « droit aryen » se trompent aussi, et avec des conséquences combien plus graves, on n’a pas le choix : il faut respecter le « souverain populaire », même si on estime qu’il se trompe. Or notre classe politico-enarchiste est aujourd’hui encore plus coupée du peuple que ne l’était l’aristocratie à la veille de la Révolution Française. Au premier tour de la dernière élection présidentielle et lors du référendum le peuple français a exprimé à deux reprises, par plus de 60% et près de 55% des voix, son refus des options fondamentales de sa classe dirigeante. Si notre classe politique démocratique n’est pas capable de lui proposer la prochaine fois un candidat qui montre clairement qu’il a compris le message en lui proposant des orientations fondamentalement nouvelles, sa colère s’exprimera par d’autres moyens. Au lendemain du référendum, la réaction des deux plus grands partis, de droite et de gauche, qui avaient fait campagne pour le oui, et n’avaient pas, ou peu été suivis par leurs électeurs, a été… d’exclure de leurs instances dirigeantes, ou de marginaliser ceux de leurs dirigeants qui avaient invité à voter non ! Si c’est cela l’esprit démocratique de la droite et de la gauche « parlementaires » on voit mal comment ils peuvent prétendre donner des leçons de démocratie à l’extrême droite et à l’extrême gauche. Cette coupure entre la classe politique et le peuple est la conséquence du mauvais fonctionnement de nos partis politiques. La base, ce que l’on appelle les « militants », n’est plus composée de citoyens cherchant à faire représenter leurs idées ou leurs convictions au sommet, mais de « candidats à la candidature » à des postes électifs à tous les niveaux, ou plus simplement à un poste salarié dans l’appareil du parti ou d’autres organismes où les hommes politiques ont de l’influence. En regardant fonctionner ces partis de l’intérieur on voit que beaucoup de militants sont beaucoup moins préoccupés de faire savoir en haut ce qu’ils pensent, que d’être « bien notés » par les instances dirigeantes en pensant et disant ce qu’elles souhaitent qu’on pense. Le fonctionnement des partis ne permet donc plus aux dirigeants de savoir ce que pensent les électeurs. Ce phénomène est aggravé par le financement public des partis politiques : n’ayant plus besoin de demander l’argent aux militants, pourquoi les états-majors se soucieraient-ils de ce qu’ils pensent ? Et pourquoi même auraient-ils besoin de militants, sinon pour s’assurer le contrôle du parti face à leurs rivaux lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec les autres oligarques en place (n’est-ce pas, M. Sarkozy ?). Ainsi se constitue une classe politique (voir une caste car on s’y succède de plus en plus en famille) coupée de la nation. 33 Egalitarisme et démocratie – Personnalisation et responsabilité « Liberté Egalité Fraternité ». Laissons de côté la fraternité, qui est le nom laïcisé de la charité chrétienne, et qui, comme tel, est davantage un concept religieux et moral qu’un concept politique. Restent liberté et égalité que nos hommes politiques récitent d’un seul trait, comme ils l’ont appris à l’école, et comme si leur combinaison allait de soi, alors que ce sont deux principes politiques fondamentalement contradictoires, du moins si l’on veut, comme aujourd’hui, faire de l’égalité un principe, non de simple égalité devant la loi, mais d’égalité des chances devant la vie et de situations sociales. « Les hommes laissent libres et égaux… mais après ? » titrait une campagne d’affichage de la LICRA il y a quelques années. C’est le contraire qu’il aurait fallu écrire. Les hommes naissent égaux « en droits » mais totalement dépendants et inégaux en aptitudes intellectuelles et physiques. Même adulte, un homme n’est jamais totalement libre. Toute vie en société implique des limitations de liberté, et même sur une île déserte, l’homme est sous la contrainte de la nature et des éléments, contrainte souvent beaucoup plus forte que les contraintes sociales. Quant à l’égalité, il suffit de regarder plusieurs enfants des mêmes parents, élevés de la même façon, pour voir qu’ils ne sont, ni ne seront jamais égaux en intelligence, en force physique, en qualités artistiques, etc… Ce qu’il faut écrire c’est que le rôle de la famille et de la société qui la prolonge est d’aider à alléger ces contraintes et à atténuer ces inégalités naturelles. En ce sens la devise républicaine garde toute sa valeur. Encore faut-il être conscient que ces deux premiers principes sont par nature antagonistes, et que donc le rôle de la société ne peut être de les mettre en œuvre pleinement, mais de rechercher à chaque moment le juste équilibre entre eux. La liberté de l’homme doué (ou même surdoué !) dans un domaine est de s’accomplir aussi pleinement que possible … et donc d’accroître les inégalités entre lui et les autres : « que le meilleur gagne », c’est la loi du sport et de l’ « élitisme républicain ». Les J.O ., l’ENA, Polytechnique ou l’Ecole Normale Supérieure n’ont pas d’autre rôle que de permettre aux meilleurs de gagner, comme ils doivent en avoir la liberté. Ils sont donc créateurs d’inégalités. Le concept de l’égalité devant la loi cher à nos aïeux révolutionnaires n’y voyait aucun mal, le principe d’égalité signifiant seulement que cette inégalité devait être celle du mérite, et non de la naissance. En revanche le concept d’ « égalité positive », c’est à dire d’égalitarisme, a conduit Mao et Pol Pot à envoyer les intellectuels aux champs ou à la mine, au mépris de la conception la plus élémentaire de la liberté. Nous considérons aujourd’hui que la société se doit aussi de protéger les faibles contre les forts, et qu’il convient donc d’aider ceux qui, de par leurs aptitudes naturelles ou leur milieu familial ou social, ont moins de chances que les autres. Cette idée de base qui s’est traduite d’abord par l’enseignement obligatoire et gratuit, puis les bourses, la législation familiale et sociale, se prolonge de nos jours par les politiques de « discriminations positives » qu’elles portent ou non ce nom. Il est clair que toutes ces législations destinées à promouvoir plus d’égalité réelle, le font nécessairement à des degrés divers, mais qui vont croissant de nos jours, au détriment de la liberté des plus doués ou des plus forts. Il n’y a là rien de choquant bien au contraire- jusqu’à un certain point d’équilibre, mais cela peut le devenir lorsque ce point d’équilibre est franchi, ce que l’on a vu jusqu’à la caricature dans les régimes staliniens, ou dans la « révolution culturelle » de Mao ou le régime des Khmers rouges. 34 Le problème politique crucial des démocraties est donc de trouver le juste point d’équilibre qu’on les a vu rechercher par tâtonnements successifs, alternances, et compromis, entre des politiques dites « de droite » ou « de gauche » tout au long du XX° siècle. Mais on arrive aujourd’hui, dans les pays riches, à atteindre ou dépasser ce point d’équilibre, sans cependant que nos sociétés en paraissent satisfaites. Il faut donc se demander si ce problème de l’égalité, ou, pour prendre un vocabulaire plus moderne, de la « justice sociale », qui a été au centre du débat politique pendant un siècle, doit y rester aujourd’hui. Le problème n’est pas de savoir s’il convient de « revenir en arrière » (sinon à la marge) sur le point d’équilibre qui a été atteint. Personne ne propose d’abandonner le plafonnement de la durée hebdomadaire du travail, la sécurité sociale, les congés payés, etc… Mais chacun sent confusément que ces progrès ont été réalisés au prix d’un carcan législatif et réglementaire qui réduit de jour en jour la liberté d’action de nos concitoyens. La révolution de 1789 a été faite au moins autant contre les corporations que contre la noblesse. Comme les syndicats d’aujourd’hui, les corporations avaient à l’origine le souci de défendre les intérêts légitimes de leurs membres le plus faibles avec l’appui des pouvoirs publics, avant de devenir, avec l’appui des mêmes pouvoirs, un moyen de protéger des situations acquises au détriment de ceux cherchant à en acquérir. Leur destruction a fait place à la jungle du marché du travail au XIX° siècle avant que les syndicats prennent le relais. Ils l’ont si bien pris qu’il semble que nous nous retrouvions aujourd’hui dans la situation de 1788 ! La vente des « plaques » des taxis parisiens ressemble fort à la cession des « charges » de l’ancien régime, et le monopole du « Syndicat du Livre » n’a rien à envier à celui des anciennes corporations. On n’a plus le droit de s’installer comme agriculteur si l’on n’est pas fils d’agriculteur ou si l’on ne sort pas d’un lycée agricole, de garder les enfants de la voisine si l’on n’a pas un diplôme de puéricultrice, ou (sauf rares exceptions) d’être Ministre si l’on ne sort pas de l’ENA ! Comment en est-on arrivé là, et comment peut-on en sortir ? Jusqu’à la fin du XIX° siècle, le dogme révolutionnaire du respect de la propriété privée, appliqué à la propriété du capital, réduisait à fort peu de choses ce que la loi pouvait faire pour protéger les faibles contre les forts. Le mouvement social, puis socialiste, s’est donc donné comme premier objectif l’abrogation, pour les uns, la remise en cause et la limitation, pour les autres, de ce droit de propriété sur les moyens de production. L’abrogation a conduit, dans certains pays, à la faillite économique que nous avons vu, et à la disparition des libertés au profit d’une égalité théorique. La limitation a conduit à des négociations sur la base de rapports de force, entre forces politiques « de gauche » et forces syndicales ouvrières d’une part, et détenteurs du capital d’autre part, qui ont abouti à la politique des « conventions collectives » du XX° siècle. Cette politique a permis des progrès sociaux très significatifs, tout en permettant le développement de la prospérité économique et la paix sociale, malgré des crises économiques et sociales parfois très dures. D’où vient alors ce sentiment d’être en 1788 ? Quel vice caché a perverti ce système apparemment si satisfaisant ? Ce vice me semble être ce que l’on appelle vulgairement la « bureaucratie » qui est le fait de ne concevoir l’action politique que sous la forme de lois et de règlements, applicables uniformément sur tout le territoire par une administration centralisée. C’est ce que l’on appelle aussi le « jacobinisme », bien que ce ne soit pas propre à la France, et que certains de nos champions de la décentralisation s’empressent de le reprendre à leur compte à l’échelle de leur région dès qu’ils y accèdent au pouvoir. Cette 35 dérive était à peu près inéluctable aux XIX° et XX° siècles, bien que la tradition française nous y ait rendu plus vulnérables que d’autres. Avec les moyens qui étaient ceux de l’administration jusqu’à nos jours, il n’était guère possible d’y échapper si l’on voulait maintenir l’unité politique et économique nationale. C’est notamment ce qui a conduit à l’une des perversions les plus graves du système qui est le principe de « l’extension des conventions collectives ». Pour ceux qui ne le savent pas, ou l’auraient oublié, rappelons en quoi il consiste. C’est le principe qui permet d’étendre à toute une branche professionnelle et à tout le territoire, une convention collective signée par une partie seulement des patrons et des « syndicats représentatifs » de la branche. Ce principe dont le souci louable était d’éviter les distorsions de droits et de concurrence entre syndicats et entreprises signataires ou non d’un accord, a cependant des effets pervers redoutables. Ces effets sont encore aggravés par le fait que les « syndicats représentatifs » sont ceux qui ont été reconnus comme tels par le Gouvernement, et pas nécessairement ceux qui sont en fait les plus représentatifs du personnel (ou du patronat pour les syndicats patronaux) des entreprises concernées dix ou vingt ans après. On en est donc arrivé à une situation où un véritable pouvoir réglementaire économique et social sur tout le territoire est accordé à des appareils syndicaux patronaux et ouvriers qui, avec le temps, deviennent de véritables bureaucraties, de moins en moins représentatives de leur base. Interrogé par un journaliste au moment où il quittait ses fonctions pour savoir si les 35 heures étaient vraiment une revendication ouvrière majoritaire, Marc Blondel a honnêtement répondu en substance : « Non, mais c’était une revendication des militants syndicaux et je devais donc y donner suite. ». De plus ces appareils syndicaux, comme toutes les bureaucraties, ont tendance à vouloir réglementer toujours davantage, car un fonctionnaire syndical n’est pas à cet égard différent d’un fonctionnaire national. C’est ainsi que s’est progressivement développé le carcan qui paralyse notre économie et entrave le progrès social. En effet, si un progrès social doit toujours être décrété et mis en œuvre uniformément, il devient de plus en plus difficile de le décider sans compromettre le développement économique. Seule une nouvelle révolution, que permet aujourd’hui l’avènement de l’informatique, peut nous en sortir. 36 « Parité » et V° République Parmi les dangers qui pèsent sur les institutions de la V° République la campagne en faveur de la « parité » entre hommes et femmes dans les élections législatives est l’un des plus insidieux et des plus graves, dans la mesure où il conduit implicitement au scrutin de liste, ou au moins à renforcer le monopole de fait des partis dans la désignation des candidats aux élections législatives. Après le rétablissement du quinquennat, cette dérive parachèverait le rétablissement du « régime des partis », à juste titre condamné par de Gaulle comme responsable de l’impuissance de la IV° République. Le postulat selon lequel, si les femmes sont moins nombreuses que les hommes dans telle ou telle catégorie socio-professionnelle, c’est nécessairement parce qu’elles sont « discriminées », et non parce qu’elles peuvent avoir statistiquement moins de goûts ou d’aptitudes pour telle ou telle fonction, aboutit en politique comme ailleurs à des absurdités. Après avoir décidé qu’il faudrait autant de femmes que d’hommes au Parlement ou dans les conseils municipaux, décidera-t-on qu’il faut qu’un Maire sur deux soit une femme, et qu’à une élection présidentielle sur deux seule une femme pourra se présenter ? Ou reconnaîtra-ton enfin que le corps électoral, majoritairement composé de femmes, a le droit de décider souverainement s’il veut élire un homme ou une femme à telle ou telle fonction ? En fait les électeurs et les électrices sont assez sages pour faire leur choix, non en fonction du sexe des candidats, mais en fonction de leur personnalité, et les partis ont suffisamment le sens de leur intérêt pour placer en bonne position sur leurs listes (lorsque liste il y a ce qu’il conviendrait d’éviter le plus possible) les candidats ou candidates susceptibles de leur attirer le plus de votes, indépendamment de leur sexe. Etablir une distinction en fonction des sexes dans les candidatures est aussi contraire au principe constitutionnel de l’égalité des citoyens que le serait le fait d’établir une telle distinction en fonction des âges, des races, ou des religions. Le féminisme n’est jamais qu’un communautarisme parmi d’autres. Prétendre qu’il faudrait autant de femmes que d’hommes parmi nos élus est nier le principe républicain de base selon lequel un élu représente le peuple dans son ensemble, et non ceux qui l’ont élu. Il serait tout aussi absurde et antirépublicain de prétendre que nos assemblées devraient avoir le même pourcentage de jeunes, de vieux, de blancs, de noirs, d’ouvriers, d’agriculteurs, de musulmans ou de catholiques que le corps électoral dont elles sont issues. Les femmes ont lutté avec courage et succès pour obtenir l’égalité de droits avec les hommes, et il faut s’en féliciter. Pourquoi voudraient elles maintenant que la loi leur garantisse un minimum de sièges dans nos assemblées, comme si elles n’étaient pas capables de les obtenir par leurs seuls mérites auprès d’un corps électoral majoritairement composé de femmes ? Le seul résultat serait de les faire apparaître comme des « élues de 2° classe » par rapport aux hommes. Mais le pire résultat politique serait (et est malheureusement déjà, dans l’état actuel de la législation) de renforcer l’emprise des partis politiques sur le choix des candidats. Le principe essentiel de toute démocratie est la liberté de tout citoyen de se présenter à une élection. L’une des causes profondes du divorce entre le corps électoral et la classe politique, qui a été révélé par la dernière élection présidentielle et par le référendum, est le quasimonopole accordé de fait aux appareils des partis politiques dans le choix des candidats. Ce monopole se trouve nécessairement renforcé (même si l’on ne va pas jusqu’au rétablissement du scrutin de liste) par toute législation réglementant, d’une manière ou d’une autre, les candidatures. C’est le mécanisme de base de la « professionnalisation » de la politique, qui est la négation de la démocratie. 37 La révolution politique nécessaire Une révolution n’est pas un simple changement de constitution, ni même de régime politique. Malgré ses passages à l’empire, à la monarchie, à la république et retour depuis deux siècles, la France n’a pas connu, depuis la Révolution Française, de vraie révolution politique, mais seulement des changements de régime. Après avoir vécu sur les acquis de la Révolution Française, et y avoir intégré les apports socialistes, son système politico-social semble maintenant à bout de course. Cet essoufflement sur le plan intérieur coïncide, on l’a vu avec l’effondrement du droit international tel qu’il existait depuis la fin du Moyen-Age. Cet aspect est étudié sous d’autres paragraphes. Mais, sur le plan intérieur, le mythe de la révolution marxiste s’étant effondré, sur quelle base essayer de fonder une nouvelle révolution dont chacun ressent de plus en plus la nécessité ? Les principes de base de la démocratie, libertés fondamentales, séparation des pouvoirs, démocratie représentative, ne semblent remis en cause par personne. Et d’ailleurs personne ne propose plus d’alternative crédible. Mais pour ce qui est du principe de la séparation, et de la limitation constitutionnelle des pouvoirs, si personne ne le remet en cause, chacun affecte de ne pas voir que, sur ce plan, nos constitutions démocratiques modernes sont en retard sur la société. Montesquieu, qui est le père de la démocratie dans ce domaine, distinguait à juste titre les trois pouvoirs (exécutif, législatif, et judiciaire) existants à son époque. Mais nul ne doute que, s’il vivait aujourd’hui, il en distinguerait cinq. Personne ne nie qu’aujourd’hui les medias constituent le « quatrième pouvoir ». Et l’on commence à s’apercevoir que, comme Marx l’avait prévu, le « pouvoir capitaliste » tend à sortir du domaine économique qui est le sien, pour pénétrer le domaine politique en échappant au contrôle des gouvernements. Or tous les bons démocrates hurlent quand on parle de réglementer la liberté de la presse, et les bons économistes font de même si l’on parle de limiter ou de contrôler le « pouvoir » des grands groupes capitalistes autrement que par un droit de la concurrence libéral. Comme s’il était plus attentatoire aux libertés et aux grands principes de réglementer l’exercice de ces deux pouvoirs, que de le faire pour les trois auxquels ils sont théoriquement subordonnés. C’est donc l’ensemble du jeu des pouvoirs qu’il convient de revoir en tenant compte de la mondialisation d’un nombre grandissant de problèmes, de la personnalité des nations en tant que créateurs et sujets du droit international, et de l’avènement de l’informatique. C’est donc l’ensemble des règles institutionnelles de nos sociétés qui doit être repensé. La meilleure méthode juridique pour approcher le problème est la méthode fédéraliste qu’il ne faut pas confondre avec les institutions créées sur le modèle des institutions américaines depuis le début du XIX° siècle. L’objectif de ces constitutions fédérales était soit de créer une nouvelle nation à partir d’éléments dispersés, soit de décentraliser une nation existante. C’est en ce sens que le fédéralisme a été à juste titre rejeté dans la construction européenne. Le concept de « souveraineté » autour duquel on se bat tant aujourd’hui, a connu selon les siècles et les continents, des définitions et des formes bien différentes. Les royaumes de l’empire de Charlemagne étaient réellement « souverains », tout en étant soumis à l’autorité du Pape et de l’Empereur. En sens inverse , on peut dire que depuis la signature de la Charte de l’ONU, aucun Etat n’est plus juridiquement souverain. 38 Mais la méthode fédéraliste ne se limite pas à ces cas. C’est un principe d’organisation beaucoup plus général qui consiste à organiser la coexistence de pouvoirs différents, en des matières différentes, sur les mêmes personnes et les mêmes territoires. Le principe est valable en droit interne comme en droit international indépendamment de la notion de souveraineté. Dans les Etats d’Asie centrale par exemple, où coexistent des peuples de religions, de langues, et de coutumes différentes, le fait que l’Etat s’en remette aux autorités religieuses ou tribales pour régler des problèmes qui chez nous relèvent du code civil, est une forme de fédéralisme parmi beaucoup d’autres. Une autre, peu connue malgré son succès évident sur plus d’un siècle, est l’Union Postale Universelle qui a réussi à faire fonctionner la poste dans le monde entier à travers tous les conflits. Nous vivons donc déjà dans une toile de plus en plus serrée d’institutions juridiques dont il faut organiser la coexistence en évitant les conflits et la paralysie. Dans cette toile, n’en déplaise aux idéalistes, le facteur premier du pouvoir est la force. C’est d’ailleurs elle qui, de fait, définit la souveraineté en droit interne comme en droit international : est souverain celui qui dispose du droit d’employer la force pour imposer le respect de la loi sur son territoire, et a les moyens de le faire. Le fait qu’aujourd’hui cette souveraineté n’appartienne qu’aux Etats fait d’eux les acteurs et les sujets de base du droit international. Mais ce fait n’exclut pas que, dans ce domaine comme dans d’autres, les Etats consentent des limitations ou abandons réciproques de souveraineté au profit de structures de type fédéraliste. On en voit dès maintenant l’ébauche, dans le contrôle mutuel que les Russes et les Américains se sont consenti (sans trop le crier sur les toits) sur leurs armements nucléaires respectifs, et dans la tutelle de fait que les principales puissances se sont arrogées sur les programmes nucléaires, civils ou militaires, du reste du monde, bien au-delà de ce que prévoyait le Traité de Non-Prolifération. Le problème constitutionnel que nous aurons à régler dans les années qui viennent à cet égard sur le plan externe, sera donc de décider dans quelle mesure et à quelles conditions nous serons prêts à déléguer une partie de notre souveraineté militaire à un « gendarme international ». Sur le plan interne la question qui est posée est celle de doter le pays de véritables « pouvoirs » économique, social, culturel, placés certes sous la tutelle du pouvoir politique, mais capables de prendre leurs propres responsabilités. On voit en effet tous les jours que le pouvoir politique proprement dit n’est pas capable de gérer ces domaines. Ou bien il les abandonne au jeu purement libéral, c’est à dire à la loi du plus fort, ou bien il prétend tout gérer et c’est la faillite, ou bien il laisse le champ libre aux corporatismes, et c’est la sclérose. Même Richelieu avait compris, en créant l’Académie, que l’Etat ne devait pas se mêler luimême de culture. Hélas, aujourd’hui le Premier Ministre se mêle de faire des circulaires où il décide, sans consulter ladite Académie, comment on doit écrire le français. Certes il ne saurait être question de donner des pouvoirs réels à nos Académies telles qu’elles sont devenues aujourd’hui. Mais pourquoi ne pas avoir l’audace de réformer une institution qui date de Richelieu ? Pourquoi ne pas fixer un âge maximum pour y être élu, et un âge pour s’en retirer ? Il deviendrait alors possible de demander à l’Académie Française de dire si l’on doit écrire Madame le Ministre ou Madame la Ministre, sans que cela change d’un gouvernement à l’autre, ou même d’un Ministre à l’autre dans le même gouvernement. Il deviendrait possible de demander à l’Académie des Sciences de trancher les débats scientifiques, à l’Académie de Médecine de trancher les débats médicaux, et pourquoi pas à l’Académie des Sciences Morales ceux relatifs à la liberté de la presse ? Une co-décision de ces hautes autorités en première ou deuxième lecture sur ces problèmes remplacerait avantageusement celle actuellement accordée au Sénat. Et pourquoi ne pas donner également 39 de vrais pouvoirs au Comité Economique et Social, si on le recrute autrement qu’en y envoyant siéger les recalés du suffrage universel ? En se déchargeant sur de telles assemblées d’élaborer sous son contrôle les législations destinées à concrétiser un consensus technique ou sociétal, le Parlement pourrait se consacrer essentiellement à la tâche proprement politique qui est la sienne : trancher les options qui posent un vrai problème de choix politique, et contrôler l’action du Gouvernement. Cette dernière fonction s’est trouvée dénaturée par le fait que pour remédier à l’instabilité gouvernementale, on en est arrivé à désarmer le parlement qui ne peut mettre en œuvre la responsabilité du gouvernement que globalement au risque de provoquer de nouvelles élections. Tout cela parce que nous vivons dans le cadre de traditions et de procédures qui datent du XIX° siècle. Repenser ce contrôle en le décentralisant et en le spécialisant dans le cadre de relations informatisées entre pouvoirs séparés, mettre fin à la tradition de démission collective du Gouvernement en cas de mise en cause de la responsabilité individuelle d’un Ministre, sont les principaux axes de réflexion. Le système qui consiste à avoir une assemblée et un « exécutif » propres et indépendants pour chaque échelon géographique est une absurdité à l’époque actuelle. Sa seule justification était de multiplier les postes politiques à se partager, en offrant ainsi de meilleurs « débouchés » à la « carrière » politique. Il n’est pas sûr qu’il existe un recensement de tous les élus de France, mais ils sont des milliers à se marcher sur les pieds, et les réglementations sur l’interdiction du cumul des mandats ont pour principal objet d’en augmenter le nombre. C’est l’électeur et lui seul, en démocratie, qui doit être juge du cumul ou non-cumul des mandats, le seul cumul à interdire étant celui de la rémunération des mandats qui devrait être limitée au mieux rémunéré d’entre eux. Ce point étant acquis, le cumul des mandats devrait au contraire être encouragé : c’est le moyen le plus efficace de rapprocher le sommet de la hiérarchie politique de sa base, et de lutter contre la « professionnalisation » de la politique qui est le plus grand danger qui guette les démocraties. 40 La révolution informatique La révolution institutionnelle évoquée au paragraphe précédent est nécessairement liée à la révolution nécessaire dans le fonctionnement des pouvoirs traditionnels. Cette révolution n’est autre que celle qui atteint la société dans son ensemble par suite de la généralisation de l’informatique et des télécommunications modernes. Le mode de fonctionnement du gouvernement des sociétés avait fait l’objet d’une première révolution il y a quelques millénaires avec la naissance de l’écriture. La deuxième a résulté de la généralisation de l’usage de l’imprimerie qui a permis la naissance des administrations modernes, permettant de légiférer de manière de plus en plus détaillée, et surtout de renforcer le pouvoir central de l’administration, en lui permettant d’uniformiser et de contrôler les modalités d’application de la loi. C’est cette évolution qui a permis à nos ancêtres révolutionnaires d’imaginer les fondements de la démocratie moderne : le citoyen, ayant accès aux textes de toutes les lois et règlements, est en mesure de lutter contre l’arbitraire de l’exécutif, contrôlé par ses élus, en vérifiant que les règlements sont bien égaux pour tous, et que les décisions individuelles dont ils sont l’objet sont bien conformes à ces règlements. Avec les millions de pages de lois et règlements de toutes sortes, dont plus personne n’est à même d’assurer la cohérence, le système a été poussé à l’absurde et se détruit luimême. Nos sociétés n’échappent à la paralysie que par la fuite en avant : au lieu de reconsidérer les fondements de leurs législations pour les adapter à la société moderne, elles ne savent remédier aux blocages résultant de leurs excès réglementaires que par l’élaboration de nouvelles lois s’ajoutant aux précédentes. La vieille crainte de l’arbitraire de l’exécutif continue donc d’exiger que toute décision individuelle soit conforme à un texte d’application générale. Le pouvoir exécutif, dont c’est pourtant le rôle, est donc de moins en moins en mesure de prendre les décisions individuelles que le bon sens impose, sans adopter à cette fin des règlements de portée générale, cette portée générale entraînant automatiquement d’autres abus… qu’il faut corriger par de nouveaux règlements. La façon dont, plutôt que de réformer notre code du travail pour l’adapter aux exigences des temps modernes, nos Gouvernements successifs ne cessent de créer des « contrats-jeunes », des « contrats-vieux », des « contratsceci » ou des « contrats-cela », pour y déroger, est caricaturale à cet égard. Un acte d’euthanasie médiatisé émeut-il l’opinion ? vite, il faut une nouvelle loi, et même, là où cette nouvelle loi n’a pas modifié l’ancienne, le Ministère Public requiert officiellement sa non-application. Cette agitation fébrile du législateur, de l’exécutif, et des juges à la suite de chaque événement médiatisé montre que nos institutions ne fonctionnent plus, ou plutôt fonctionnent au gré des caprices d’un monarque, que l’on appelle l’opinion, mais qui n’est autre qu’une caste de grand-prêtres sans Dieu, qui se sont arrogé le droit de parler en son nom et à qui l’exécutif, le législatif, et le judiciaire doivent obéir sans délai. Comment y remédier ? Par un meilleur contrôle du pouvoir médiatique et économique évoqué ailleurs. Mais aussi par une remise en cause complète du mode de fonctionnement de l’exécutif, du législatif, du judiciaire, et des deux nouveaux pouvoirs, qui tienne compte du fait que nous sommes passés de l’âge de l’imprimerie à celui de l’informatique et des télécommunications. Certes, les pouvoirs publics utilisent ces technologies. Mais, contrairement aux grandes sociétés privées, ils n’ont pas repensé leur organisation et leurs méthodes de fonctionnement en fonction de leur existence. Au lieu de saisir la formidable occasion offerte par l’informatique, non seulement pour améliorer l’efficacité de l’Etat, mais surtout pour 41 renforcer les droits et les libertés du citoyen vis à vis de l’administration, le législateur a considéré l’informatique, a priori, comme une menace pour les libertés publiques et donc cherché à en limiter l’emploi à l’exécution des tâches matérielles de l’administration selon la tradition administrative antérieure, au lieu d’y chercher le moyen d’une nouvelle méthode démocratique de gouvernement. La dimension politique fondamentale de l’informatique est en effet de permettre de traiter pratiquement sans délai et pour un coût pratiquement nul tous les cas individuels, et de contrôler à tout moment les actes de tous les intervenants dans la chaîne hiérarchique. Qui aurait pu penser il y a trente ans que la signature de son bon de commande par l’acheteur d’une voiture se répercuterait dans les 24 heures sur les plannings d’opération de toutes les usines concourant à sa fabrication, tout en permettant aux directeurs de ces usines d’intégrer au jour le jour dans ces plannings tous les autres facteurs dont ils ont la responsabilité, et à la Direction Générale de fixer la stratégie d’ensemble et de vérifier les performances des exécutants, en ayant un accès immédiat à toutes les données, aussi détaillées soient-elles. L’équivalent en politique serait une législation limitée aux principes fondamentaux et aux grandes orientations stratégiques, dont la mise en œuvre serait décentralisée au plus près (géographique ou technique) des administrés, sous un contrôle en temps quasi-réel des parlementaires et des juges. Certes, dans l’industrie comme dans la politique, le système peut aussi fonctionner dans le sens opposé : au lieu de faciliter la décentralisation, il peut aussi faciliter la concentration de tous les pouvoirs, et un arbitraire total dans leur mise en œuvre. Ce serait le monde de Huxley ou d’Orwell. Mais l’expérience industrielle prouve qu’il n’y a pas là de fatalité, et qu’au contraire il est facile d’établir des règles du jeu qui permettent à chacun de n’avoir que les informations dont il a légitimement besoin, et d’organiser un contrôle mutuel efficace entre ceux qui détiennent la totalité des informations, en ne donnant à aucun la totalité du pouvoir. Il est parfaitement possible de faire de même au niveau politique, et de répartir les rôles et les « clefs », au sein d’un ensemble informatisé, entre les trois pouvoirs traditionnels, et en y faisant de surcroît leur place aux medias, aux acteurs économiques… et même aux citoyens. La plus grande décentralisation, et la personnalisation des décisions à tous les échelons qu’elle permet est à la fois une garantie de plus grande efficacité et de plus grande liberté en personnalisant davantage les rapports entre le citoyen et le pouvoir, sans pour autant prendre le risque de l’arbitraire. La disponibilité instantanée pour le fonctionnaire ayant à prendre une décision individuelle de toutes les informations qui lui sont nécessaires, et la transparence instantanée de toutes ces décisions au profit des juges ou des parlementaires ayant reçu mission de les contrôler, ne simplifieraient pas seulement la vie du citoyen, mais permettrait réellement au législatif de contrôler l’exécutif sans pour autant empiéter sur ses prérogatives, et aux juges de protéger les libertés des citoyens, autrement qu’au terme d’interminables et coûteuses procédures. Bien entendu cela suppose une refonte complète de toutes nos lois et pratiques de procédure. Mais c’est le propre de toutes les révolutions, et si l’on n’attend pas que l’impasse actuelle se termine par une révolution violente, on peut le faire par étapes.. Au surplus ce n’est pas plus l’informatique que l’imprimerie ou la plume d’oie qui peut créer un totalitarisme. Staline et Hitler ne disposaient pas de l’informatique, mais il est difficile d’imaginer que leur dictature eût été pire s’ils en avaient disposé. Nos sociétés ne sont pas plus que les précédentes à l’abri du totalitarisme. Mais c’est le risque de paralysie bureaucratique qui les menace actuellement qui risque le plus sûrement de les y conduire. 42 Décentralisation On peut lire sur les chantiers de presque toutes nos communes des panneaux rédigés comme suit : « Travaux décidés par délibération du Conseil municipal du … financés à x% par le Conseil Général, à y% par le Conseil Régional, à z% par l’Etat, et à n% par le Fonds Européen de…. », le total faisant en général près de 100%. Derrière tous ces financements, on n’a pas de mal à imaginer l’épaisseur des dossiers présentés à chaque autorité et la durée des procédures nécessaires à leur instruction. En revanche, si l’opération se révèle être un fiasco, qui en sera politiquement responsable vis à vis du contribuable ? Si, comme c’est souvent le cas, la commune, qui a pris la décision, n’a payé que 10%, les administrés qui auront souvent bénéficié de « retombées » égales ou supérieures, ne la reprocheront pas au Maire. Quant aux autres financeurs, dont l’intervention aura été globalement décisive pour la décision prise, comment mettre en cause leur responsabilité ? ils n’ont fait qu’apporter un concours financier en vérifiant que les pièces du dossier répondaient aux exigences des règlements pour qu’ils l’apportent. On a vu ainsi financer à 100% avec l’argent des contribuables, un centre culturel dont aucune des collectivités concernées n’aurait envisagé le financement si ce n’avait pas été pour ne pas laisser « échapper » une subvention européenne de 50% ! Le Maire, le Conseiller Général, le Conseiller Régional, le Député, le Sénateur, et le député européen sont donc nécessairement impliqués dans la réalisation de tout projet de quelque importance. Pour peu qu’ils appartiennent à des partis différents, bonjour les dégâts ! Comme seront impliqués à tous ces niveaux les services techniques spécialisés avec comme résultat des mois de palabres pour qu’ils se mettent d’accord entre eux, ou au contraire, selon les cas, le fait qu’aucun n’aura étudié sérieusement le dossier, estimant que c’était à l’étage supérieur ou inférieur de le faire. Quant au citoyen qui pourrait avoir des raisons de se plaindre du projet envisagé, il faudra qu’il attende la fin de cette interminable procédure pour avoir recours aux tribunaux, qui enverront des experts refaire tout le travail, et décideront éventuellement que tout est à recommencer… ou n’oseront pas le faire alors qu’ils le devraient à cause des années de délais supplémentaires et de frais que cela entraînerait. Par ailleurs, on n’arrête pas de « décentraliser » en transférant aux départements, aux régions, etc… des routes, des lycées, voir du personnel d’entretien, tout en affirmant que l’Etat « compensera intégralement » le coût de ces transferts. C’est vrai ou c’est faux. Si c’est faux, c’est une escroquerie. Si c’est vrai, c’en est une autre de prétendre que, ce faisant, on va améliorer la gestion en la rapprochant du « terrain ». Certes, rapprocher la décision du « terrain » l’améliore si le décideur est celui qui paie, ou s’il et responsable devant celui qui paie. Mais il n’y a pas pire gestion que celle de celui qui n’est pas responsable du financement des décisions qu’il prend. Il suffit d’avoir suivi des délibérations de conseils municipaux pour avoir entendu maintes fois le raisonnement : « l’Etat et le Département financent à 80%, cette opération est donc tout bénéfice pour la commune », alors qu’il n’est pas sûr que le même conseil municipal aurait voté l’opération si on lui avait simplement dit qu’elle coûtait les 20%. Quant aux dépenses « intégralement compensées » par l’Etat, pourquoi un Maire ou un Président de Conseil Général s’en montrerait-il plus économe que l’Etat si c’est ce dernier qui paie ? Rien ne prouve que la gestion des fonctionnaires des collectivités locales soit nécessairement meilleure que celle des fonctionnaires de l’Etat. 43 Le principe de base de la démocratie est le vote du budget et des impôts correspondants par les assemblées élues. Il n’y a donc de vraie décentralisation que si l’on transfère la responsabilité intégrale du financement en même temps que la responsabilité des décisions. Mais en même temps des transferts de l’importance de ceux qui ont été décidés ces dernières années sont impossibles sans une refonte complète des fiscalités locales et nationale. La refonte complète du système semble devoir être recherchée selon deux axes : distinguer décentralisation politique et décentralisation administrative ; pour l’une comme pour l’autre distinguer entre décentralisation géographique et décentralisation technique. Sur le plan du simple citoyen, une anecdote authentique illustre comment la volonté louable du législateur de supprimer le permis de construire pour les travaux d’entretien et de décentraliser l’octroi de ces permis au niveau des communes a été mise en œuvre. Dès l’adoption de le loi un décret a remplacé ce permis par une « déclaration de travaux exemptés du permis de construire » qui permet d’effectuer les travaux après simple déclaration… si l’administration ne s’y oppose pas ! Un propriétaire de chalet ayant un toit de tôle rouillé, décide de le remplacer par des tôles neuves dans le ton des chalets environnants. Un inspecteur de l’urbanisme, voyant les travaux lui dit qu’il est en infraction et l’invite à faire la déclaration prescrite. Le propriétaire remplit donc cette déclaration en régularisation… et se voit notifier par le Maire une interdiction de réaliser ces travaux car les toits en tôle ne sont plus autorisés par le nouveau POS. Il va voir le Maire pour lui montrer l’absurdité de la situation : si les propriétaires ne peuvent plus réparer leurs toits rouillés, ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un nouveau toit en bardeaux vont garder leurs toits rouillés ; il lui demande donc une dérogation conformément à ce qui est prévu par le POS. Le Maire lui répond que, sur le plan du bon sens il lui donnerait volontiers la dérogation, mais qu’il ne se sent pas en mesure de passer outre à un avis de la Direction Départementale de l’Equipement. Il va voir le Directeur Départemental de l’Equipement qui lui répond qu’à l’époque où il délivrait les permis de construire, il lui aurait, bien sûr accordé la dérogation, mais qu’il n’avait maintenant qu’à donner un avis technique qui ne pouvait que refléter les règlements. Moralité : la dérogation n’a pas été accordée, les travaux sont terminés, personne ne dit rien, et tout le monde est content. De là à dire que la décentralisation a rendu l’administration plus proche des administrés… Cette petite anecdote permet d’illustrer mieux qu’un discours le fait qu’il ne sert à rien de décentraliser des responsabilités techniques au profit d’autorités politiques n’ayant pas les moyens techniques de les assumer. Et qu’il convient de mettre fin à la confusion qui règne de plus en plus entre responsabilités techniques et politiques. A tous les niveaux de l’administration, les hauts-fonctionnaires ont pris l’habitude d’avoir leur propre politique, souvent concertée au sein de leur « corps », et le plus souvent parfaitement fondée. Mais le problème est que tout en étant, de fait, les preneurs de décisions, ils n’en assument le plus souvent, ni la responsabilité politique, ni la responsabilité administrative, ni la responsabilité personnelle, ces décisions étant formellement prises par le pouvoir politique qui, à son tour, n’a pas de mal à démontrer qu’il ne saurait être tenu pour responsable d’une décision dont la technicité échappe à sa compétence, alors qu’il a suivi l’avis des techniciens. La révolution fondamentale à apporter dans le fonctionnement de nos institutions consistera donc d’abord à faire signer toute décision par celui qui en prend la responsabilité, c’est à dire notamment de considérer les « avis techniques » non comme de simples avis, mais comme une décision d’autoriser sur le plan technique. De même que les responsables politiques doivent avoir, non seulement le droit, mais parfois le devoir de passer outre à de tels avis, puisqu’ils sont le Pouvoir. Et pour éviter que cette nécessaire décentralisation réelle 44 aboutisse à des dérapages, il devient nécessaire de faire intervenir le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire en temps réel au cours du processus de décision. C’était impossible il y a cinquante ans, les méthodes informatiques modernes le permettent maintenant. 45 Vers une VI° République ? Les institutions de la V° République auxquelles les Français sont beaucoup plus attachés que ne l’est leur classe politique ne sont ni présidentielles ni parlementaires. Elles ont trouvé un juste équilibre que la France cherchait depuis un siècle entre exécutif et législatif. Un Président élu pour sept ans et doté de pouvoirs réels pouvait prendre une certaine distance par rapport à la « politique politicienne », tandis que la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement respectait notre tradition parlementaire. Mais cela supposait que les Présidents renoncent à se comporter en chefs de partis, ce qui n’est hélas plu été le cas depuis de nombreuses années. A partir du moment où ils ne réussissaient pas à prendre la hauteur de vues nécessaire pour ne pas épouser systématiquement toutes les options de leur parti d’origine, et où les partis considéraient que la Présidence, et non le Parlement, était le moyen privilégié de réaliser leur programme, les institutions étaient compromises. Ce qui a été illustré jusqu’à la caricature par les périodes de cohabitation où les Présidents ont donné l’impression de « subir » la politique du Gouvernement et parfois de la saboter, au lieu de l’animer dans l’intérêt supérieur du pays, et dans le respect des préférences de la majorité parlementaire. D’aucuns en tirent la conclusion que la V° République est morte, et ils ont en partie raison depuis l’établissement du quinquennat. Mais ils ne sont pas capables de dire par quoi elle a été remplacée. Par un régime présidentiel, disent les uns, par un retour à la IV° République, disent les autres. Et ils ont les uns et les autres raison, tant la période de flottements et de contradictions actuelle peut aboutir à l’un ou à l’autre. Dans l’immédiat, il semble que l’hypothèse d’un retour à la IV° République soit la plus à craindre, tant le refus de Chirac de tirer les conséquences du désaveu que lui ont manifesté les Français lors d’un référendum sur lequel il s’était personnellement engagé, a discrédité la fonction présidentielle. Qu’un Président qui tire sa légitimité du suffrage universel direct, reste en fonction lorsqu’il est désavoué par ce même suffrage montre le peu de considération qu’il a lui-même pour sa fonction. Comment peut-il espérer que le peuple en ait davantage ? Mais le pire n’est pas toujours sûr, tant le jeu mesquin des partis, notamment à l’occasion de ce référendum a également discrédité le Parlement. Entendre des parlementaires regretter à haute voix que l’on ait consulté le peuple sur un traité apportant des restrictions majeures à la souveraineté nationale, alors qu’eux, à droite et à gauche, étaient prêts à le ratifier à une large majorité, n’est pas de nature à accroître la confiance entre les électeurs et les élus. Pas plus que l’attitude des dirigeants des deux grands partis dits « parlementaires » au lendemain du référendum, consistant à sanctionner ou à marginaliser, non pas ceux qui avaient pris une position conforme à celle du corps électoral, mais ceux qui avaient osé désobéir aux consignes du « parti » qui allaient en sens contraire. Il n’est question, à droite comme à gauche, que de l’erreur que l’on a faite en organisant un référendum, du fait que le peuple n’est pas assez mûr pour comprendre les vrais enjeux, et de la nécessité de laisser passer l’orage en n’en parlant plus jusqu’aux élections présidentielles. Il sera temps alors de faire rentrer par la fenêtre ce que le peuple a fait sortir par la porte. En effet, le peuple ne comprend rien à ces problèmes, il aura oublié dans deux ans son excitation passagère du référendum, et reviendra voter selon ses vieilles habitudes, pour la droite ou pour la gauche, ce qui n’a pas grande importance tant les deux sont d’accord sur l’essentiel, et savent que celui qui aura perdu au prochain coup gagnera au coup suivant. 46 Ce mépris des élites pour le peuple (de droite ou de gauche) est ce qu’il y a de plus dangereux pour une démocratie -comme pour tout autre régime. Le peuple, contrairement à ce que l’on dit, n’a pas la mémoire courte, au contraire. Toute la presse a reconnu qu’aucun vote depuis longtemps n’avait été précédé de débats aussi sérieux dans tous les milieux sociaux. Les intéressés eux-mêmes sont les derniers à l’oublier. Si les deux partis majoritaires leur présentent à l’élection présidentielle des hommes qui leur ont demandé de voter oui, comme si rien ne s’était passé, ce fait sera compris, à juste titre, comme un nouvel acte de mépris à l’égard du suffrage universel. Il existe un vrai risque que cela conduise à un second tour entre Le Pen et Besancenot, c'est-à-dire à révéler au grand jour la crise institutionnelle larvée initiée lors des deux scrutins précédents, et que nos élites politiques se refusent à regarder en face. C’est donc la prochaine élection présidentielle qui signera définitivement l’arrêt de mort de nos institutions ou ouvrira au contraire la voie à leur restauration. Si nous réussissons à élire un homme ayant une conception de la fonction présidentielle conforme à l’esprit de nos institutions, c'est-à-dire décidé à incarner les aspirations profondes des électeurs, et non la « pensée unique » servant de dénominateur commun aux partis politiques, nous sortirons de cette crise par un retour à l’esprit de nos institutions auxquelles les Français sont profondément attachés. Sinon il est à craindre que notre choix ne soit pas entre le retour au parlementarisme de la IV° république (dont beaucoup de députés ont la nostalgie mais dont beaucoup d’électeurs de droite ou de gauche se souviennent trop bien pour pouvoir le souhaiter) et un régime présidentiel à l’américaine, qui ne fonctionne déjà pas si bien que cela aux Etats-Unis, et dont il y a fort à parier qu’il fonctionnerait encore moins bien en France. La réaction populaire risque d’être le rejet de la démocratie en même temps que de la classe politique qui a prétendu l’incarner… sans écouter le suffrage universel. Que la V° République surmonte cette épreuve, ou qu’elle fasse naufrage, il faudra de toute façon passer à la VI° pour les raisons évoquées plus haut. Mais ce passage difficile sera mieux assuré par une volonté de réforme claire d’un Président et d’une Assemblée démocratiquement élus et stables, que dans le cadre d’un retour aux mœurs démagogiques de la IV° République. 47 …en résumé La souveraineté est l’équivalent pour les Etats de la liberté et de l’égalité pour les citoyens. La liberté et l’égalité des citoyens n’empêche pas qu’ils doivent obéir à la loi et qu’en fait il y en ait, comme on dit, de plus égaux que d’autres. Les Nations ont une personnalité, enracinée dans l’histoire, distincte des citoyens qui les composent à un moment donné. Elles sont donc les acteurs libres et égaux de la vie internationale. Certes, Etats et Nations ne coïncident pas toujours, et le monde ne manque pas, du Canada à la Suisse en passant par la Belgique, d’Etats bi- ou plurinationaux. Pour ces Etats, le problème des rapports entre leurs nationalités est un problème interne, le plus souvent réglé dans le cadre d’une structure fédérale. Mais ce qui caractérise la souveraineté d’un Etat en droit international, c’est d’avoir la responsabilité ultime de l’ordre public sur son territoire, et le devoir de protéger vis à vis de l’extérieur les valeurs et les intérêts communs à la société qui y vit, au besoin par l’usage de la force armée. C’est ce monopole du pouvoir sur un territoire donné qui fait que les Etats, et eux seuls, sont les acteurs de la vie internationale. Cela n’empêche nullement que, au fil des siècles, cette souveraineté ait été de plus en plus limitée par un droit international, d’abord non écrit, puis écrit. De l’autorité morale du Pape au Moyen-Age, au Traité de Non-Prolifération, en passant par les traités bi- ou multilatéraux et la Charte de l’ONU, les limitations juridiques croissantes rejoignent les contraintes économiques et techniques pour faire de la souveraineté des Etats modernes quelque chose de beaucoup plus limité qu’il y a seulement deux siècles. Mais de même que, pour les citoyens, la multiplication des lois et règlements ne doit pas porter atteinte au principe fondamental de leur liberté, de même ces limitations ne remettent pas en cause le principe de la souveraineté des Etats. C’est dans ce contexte qu’il faut situer le choix fondamental qui était proposé par le projet de constitution européenne. Le choix même du mot de constitution, et la création de lois, d’une citoyenneté, d’un hymne, d’un corps diplomatique indiquaient clairement qu’il s’agissait de franchir un pas décisif, en passant de la méthode des limitations de souveraineté librement consenties, à la création d’un nouvel Etat souverain. C’est ce saut qualitatif que la plupart des peuples européens ont rejeté, le sentiment de communauté de culture, d’histoire, et de destin, nécessaire à l’existence d’un patriotisme européen étant très loin d’exister. Et il est heureux que ce rejet soit intervenu. En effet, si la construction de l’Union Européenne était le défi qui a été relevé avec succès il y a cinquante ans, le défi d’aujourd’hui est de remplacer l’ONU par une organisation réellement capable d’assurer la paix dans le monde, et d’éviter qu’un autre empire succède à l’empire américain actuel. Il n’y a que les grandes nations européennes, agissant de concert dans le cadre d’une « Europe des Nations », qui puissent convaincre le reste du monde, et en particulier les Etats-Unis d’entrer dans cette voie. Les procédures de vote majoritaires, et les méthodes bureaucratiques bruxelloises ne sont pas adaptées à une initiative politique d’une telle envergure. En revanche une action commune de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, et du Royaume-Uni s’il le veut bien, qui n’ont besoin de l’autorisation de personne d’autre pour la prendre serait sans doute vite suivie par la plupart des Etats membres, et beaucoup d’autres Etats. 48 Sur le plan de la politique intérieure également, il faut cesser d’en débattre dans des termes, et dans le cadre de structures hérités du XIX° siècle, et de croire que le « progrès » à venir se situe dans le prolongement des progrès passés. Les 35 heures ne sont pas plus un progrès social, que la « discrimination positive », ou que la « parité » obligatoire en faveur des femmes ne sont un progrès de l’égalité. Le développement de la civilisation depuis quelques millénaires est faite de progrès successifs, et surtout de la conservation soigneuse des progrès réalisés. Conservatisme et progressisme ne sont que les excès caricaturaux de ces deux éléments essentiels de tout progrès humain qui appellent nécessairement une réaction. Et l’on constate aujourd’hui que lorsque la gauche devient conservatrice, c’est la droite qui devient progressiste. Quant à nos institutions, le problème n’est pas, contrairement à ce que l’on entend dire, entre le retour à la IV° République et un régime présidentiel à l’américaine qui ne peut fonctionner en France. Il est d’élaborer des institutions adaptées aux réalités du XXI° siècle, ce qui n’est le cas ni de l’un, ni de l’autre. 49 II- FAMILLE Pourquoi et en quoi la famille est-elle une structure essentielle de la société ? Parce qu’il faut transmettre l’héritage culturel et patrimonial, et que pour la transmission de cet héritage culturel, la durée de l’éducation de l’enfant d’homme est nécessairement plus longue que la durée d’éducation du petit singe. Parce que l’homme, grâce à son intelligence, est capable d’améliorer la nature, en cultivant, en construisant, etc… et que s’il ne transmettait ce qu’il a amélioré et construit à ses héritiers, ceux-ci devraient repartir à zéro, ce qui signifie que la société n’avancerait pas. L’humanité serait semblable à ces tribus de singes, ruches d’abeilles, ou troupeaux d’éléphants qui vivent aujourd’hui comme il y a dix mille ans. La famille, comme lieu de transmission et d’amélioration du savoir et de la culture est donc la forme première et primordiale de la société humaine. C’était vrai il y a dix mille ans et certains pensent aujourd’hui que précisément parce que c’est vrai depuis si longtemps, cela fait partie des archaïsmes aujourd’hui dépassés. Ne voit-on pas au contraire que, depuis deux ou trois mille ans, le savoir et la civilisation se transmettent par le canal d’autres sociétés, de plus en plus larges, nations, empires, religions, communautés scientifiques ou philosophiques transcendant les nations, etc… Il n’est pas question de le nier. Mais cela signifie-t-il que pour « produire » les hommes qui constituent ces sociétés, on puisse se passer des familles ? Biologiquement et quantitativement, oui. Quand nous lisions il y a cinquante ans « Le Meilleur des Mondes » de Huxley, nous pensions qu’il y allait un peu fort. La fabrication d’hommes in vitro ou par clonage est aujourd’hui une possibilité technique, de même que leur conditionnement psychologique. Qui pis est, sans attendre ces possibilités techniques, Hitler avait déjà instauré la fabrication d’enfants sans famille dans ses haras de production de petits aryens. On dispose de peu d’études sur ce qu’ils sont devenus, et heureusement l’expérience n‘a pas été suffisamment longue pour que l’on puisse vraiment mesurer les dégâts. Mais malheureusement il n’y a pas besoin de ces haras humains pour voir croître à toute vitesse le nombre d’enfants qui n’ont pas la chance d’être élevés par le père et la mère qui les ont engendrés avec leurs éventuels frères et sœurs. Et les statistiques montrent hélas que c’est chez eux, de nos jours, que l’on trouve le plus d’enfants, puis d’adultes « à problèmes » comme on dit pudiquement aujourd’hui. Heureusement, chaque homme est libre et n’est pas plus « conditionné » par sa famille que par la société. Il y a aussi des parents criminels contre lesquels il faut défendre leurs propres enfants. Mais il n’en demeure pas moins que, même si la famille n’est plus, depuis un bon millénaire, le lieu privilégié de transmission du savoir et des techniques, elle demeure le lieu privilégié de transmission de la civilisation, au sens le plus profond du terme. En outre, sur le plan politique, la famille, au sens étroit comme au sens plus large de la parentèle, a toujours été le rempart de base des hommes contre les abus du pouvoir quel qu’il soit. L’homme sans famille est isolé face à la société, et l’enfant encore plus. C’est la raison pour laquelle tous les systèmes totalitaires ont cherché à déposséder les familles de l’éducation de leurs enfants. Qu’il s’agisse des « Hitlerjugend » ou des « Komsomols » le but est le même : donner à l’Etat le contrôle complet de la société, en s’assurant le contrôle des enfants. Une fois de plus, la question n’est pas de savoir si des parents sont plus ou moins « dignes » ou « compétents » pour éduquer leurs enfants. La question est de savoir au nom de 50 qui, ou au nom de quoi, une autre autorité que la leur peut légitimement prétendre se substituer à eux. Toutes les sociétés sont donc conduites à reconnaître que la famille est la cellule de base de la société. Celles qui ont essayé de le nier ont rapidement sombré. Elle a certes pris des formes variables selon les civilisations, la monogamie et la polygamie étant les deux principales. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que l’Etat doive s’en désintéresser. Il ne peut se désintéresser de ses cellules de base. Mais du fait que la conception de la famille touche au plus près des convictions et traditions religieuses ou philosophiques de ses membres, l’Etat a le plus souvent, dans les sociétés monoconfessionnelles, laissé la gestion du droit familial aux autorités religieuses. Il en va de même dans les sociétés multiconfessionnelles et communautaristes, notamment en Asie. Nos révolutionnaires ne pouvaient accepter de laisser ainsi l’Etat-Civil et le droit de la famille qui y est étroitement lié, aux autorités religieuses. Ils ont donc laïcisé l’Etat-Civil. Pour ce qui est du mariage, les plus doctrinaires d’entre eux avaient songé à l’abolir, avant de se résoudre à une législation civile du mariage calquée, elle aussi, sur la tradition monogamique judéo-chrétienne romanisée qui était depuis plus d’un millénaire celle de l’Europe. Notre droit de la famille est donc un droit laïc issu d’une tradition religieuse. Ce droit est-il aujourd’hui périmé ? D’aucuns semblent le penser tant sont nombreuses ses remises en cause de nos jours. Mais en supposant que ce soit le cas, il faudrait en proposer un autre et on n’en voit pas venir pour l’instant. Pour les raisons évoquées plus haut, la disparition de l’institution familiale dans notre société serait en effet une catastrophe dont elle ne se relèverait pas. Non pas que la société n’ait pas à remplir de plus en plus certaines fonctions assumées dans l’Antiquité par le seules familles. Au contraire. Nul ne songerait aujourd’hui à s’en remettre aux seules familles pour l’instruction des enfants. On peut cependant se demander si la prétention de l’Etat à assurer leur « éducation », manifestée par la transformation du Ministère de « l’Instruction Nationale » en Ministère de « l’Education Publique » n’est pas excessive. D’une manière générale, les rôles respectifs de l’Etat et des « familles » (entendues au sens le plus large incluant leurs coopérations entre elles) dans la transmission de la civilisation, demandent à être bien reconnus et définis. 51 Morale et société A l’époque où tout un chacun prétend vouloir « moraliser » le comportement politique des Etats, voir porter un jugement « moral » sur les évènements historiques, qu’en est-il de la morale individuelle ? Qui est censé en définir les normes, si tant est qu’il doive y en avoir ? Ou devons-nous au contraire considérer que l’homme étant bon, sa conscience n’a nul besoin de règles morales pour déterminer ce qui est bien ou mal ? Même nos religions traditionnelles, qui ont longtemps abusé de règles morales rigoristes, semblent parfois de nos jours opter pour la dernière réponse. Mais laissons de côté le débat interne aux religions qui ne concerne pas l’homme politique. A une époque où la majorité de la société a abandonné -du moins explicitement- toute référence religieuse, la question est de savoir si cette majorité estime utile qu’il y ait dans cette société des règles morales acceptées par tous, et si oui comment elles doivent être définies et respectées. Il semble que, pour beaucoup de nos contemporains la question ne se pose pas : c’est au législateur de dire ce qui est défendu, et rien de ce qui n’est pas défendu n’est immoral. Cette confusion de plus en plus fréquente entre illégalité et immoralité est des plus dangereuses : elle conduit soit à faire intervenir le législateur dans des domaines de la vie privée où il n’a rien à faire, soit à laisser ces domaines livrés à l’anarchie légale et morale. Prenons un exemple très concret. En janvier 2006, dans une ville moyenne de province, les panneaux d’affichage en grande dimension sont ornés d’une affiche intitulée sur fond rouge « Merci la pilule », sous-titrée « nouvelle génération remboursée », et illustrée de quatre photos de joyeux adolescents avec la signature et le n° de téléphone de la Mutuelle Départementale. Certes l’avortement des mineures est un drame, et dans la mesure où cette publicité peut être interprétée comme un moyen de le prévenir on peut moralement la défendre. Mais dans la mesure où elle constitue aussi une incitation des mineurs aux rapports sexuels précoces, c’est plus difficile. Et enfin, dans la mesure où elle est financée par une mutuelle dont ce n’est pas la vocation, ou pire par les sociétés pharmaceutiques qui produisent les pilules en question, cela ne l’est plus du tout. Qui est aujourd’hui en mesure de trancher ce débat ? Jusqu’à la fin du siècle dernier, la loi et les tribunaux faisaient référence à l’ « ordre public et aux bonnes mœurs » pour condamner ce qui heurtait un certain code moral (en partie d’origine religieuse) tacitement admis par la société. Celui-ci ayant disparu le point d’appui de cette jurisprudence a disparu avec. De plus comment invoquer encore les dispositions légales qui répriment l’atteinte à la pudeur dans une société où le sens même de ce mot a disparu sous le flot des affiches publicitaires et des émissions télévisées « déconseillées aux moins de dix ( !) ans » ? Quelles que soient les idéologies à la mode, le bon sens populaire n’a jamais cessé de considérer que l’homme n’était pas naturellement bon, et que sa dignité consistait précisément à avoir le sens du bien et du mal, c’est à dire une morale. Pendant très longtemps la question de savoir qui devait l’enseigner ne s’est pas posée : c’était la tradition familiale et religieuse. Cela reste vrai pour la plupart de nos contemporains. Mais un nombre grandissant d’entre eux 52 semble considérer qu’il s’agit de traditions périmées, et se tourne vers l’Etat en lui demandant de légiférer, implicitement ou explicitement en matière morale. Et celui-ci tombe dans le piège de s’occuper de ce qui ne le regarde pas, et de se charger d’une responsabilité qu’il n’a pas les moyens d’assumer. Surtout s’il s’agit d’un Etat qui se veut démocratique. Seuls les Etats totalitaires, et pendant un an ou deux la Révolution Française, ont prétendu enseigner au peuple la morale. La liberté de conscience qui est l’un des fondements de la démocratie, s’oppose à une telle prétention. La morale est trop étroitement liée aux philosophies, aux religions, et aux traditions familiales qui en sont issues, pour que l’Etat prétende y intervenir. Même les religions, qui sont là davantage dans leur domaine, reconnaissent de plus en plus aujourd’hui leur devoir de respecter la liberté de conscience de leurs fidèles, sans pour autant renoncer à leur enseigner les règles morales qui sont légitimement les leurs. Il y a certes une zone grise entre le domaine de la loi et celui de la morale, et, là comme ailleurs, le problème des démocraties est de savoir fixer les limites de leurs trois pouvoirs par rapport aux libertés fondamentales des citoyens. La loi étant la garante de l’ordre public, il y a de nombreux domaines où la législation se doit, sans doute possible, de reprendre à son compte des règles morales élémentaires : tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne feras pas de faux témoignages, etc… Mais il y en a d’autres, notamment dans le domaine familial, où le problème se pose. Depuis la Révolution Française le mariage est régi par le code civil. Mais il aurait aussi bien pu ne pas l’être et être considéré, comme dans d’autres pays comme relevant de la sphère privée et religieuse. Dans certains Etats communautaires (démocratiques ou non) l’état-civil et le droit familial relèvent de la communauté religieuse, et c’était même le cas pour les musulmans dans les départements français d’Algérie au temps où ils faisaient partie de notre République, sans que nos républicains laïcs les plus exigeants y voient d’objection. A plus forte raison lorsqu’on en vient à évoquer la morale sexuelle ou le devoir d’assistance aux plus pauvres, qu’il s’agisse des concitoyens ou des Etats étrangers : est-ce le rôle de l’Etat d’enseigner une morale sexuelle aux enfants (ou de leur enseigner qu’il n’ y en a pas) de financer les ONG, ou d’instituer une taxe d’embarquement pour financer l’aide au tiers-monde ? Il est curieux de constater que c’est au moment même où il abandonne toute référence morale pour s’incliner devant l’individualisme ambiant en matière de mariage, que l’Etat prétend intervenir de plus en plus dans la vie familiale. Le projet de constitution européenne qui vient d’être rejeté consacrait le droit (inventé par les Suédois) pour les enfants de poursuivre en justice leurs parents. De nos jours en France, un instituteur ou un père de famille ne peut plus donner une gifle à un garçon insolent sans risquer de passer en correctionnelle. Il faut certes que la loi réprime la maltraitance des enfants et la pédophilie. Mais qui prétend encore aujourd’hui que la morale sexuelle d’une société puisse durablement se contenter de ces interdits extrêmes ? Et qui prétend encore aujourd’hui que les rapports sexuels précoces et banalisés entre adolescents soient sans conséquences néfastes pour euxmême et pour la société ? Mais qui prétendrait pour autant que ce soit à l’Etat de dire la morale en la matière ? Or quand le Président de la République se prononce en faveur de la distribution de préservatifs dans les lycées, comment veut-on que le lycéen moyen n’en déduise pas que le droit à l’amour libre avec ses camarades fait partie de ses droits fondamentaux ? Ce seul exemple montre bien que la conservation et l’évolution également nécessaires des valeurs morales d’une société n’est pas de la responsabilité de l’Etat. Mais si les religions ne sont plus en mesure de le faire pour la majorité de nos concitoyens, à qui cette responsabilité incombe-t-elle ? On ne voit guère d’autre réponse que les familles qui assument 53 ce rôle depuis des millénaires. Ce qui ne veut pas dire que chaque cellule familiale puisse le faire isolément. Au contraire, toute éducation des enfants doit avoir une dimension sociale qui a existé dans touts les communautés humaines, bien avant l’invention de l’école. Mais cela veut dire que les structures sociales qui doivent contribuer à l’éducation des enfants, et ainsi assumer la transmission de la civilisation d’une génération à l’autre, doivent être le prolongement des structures familiales, bien plus que celui des structures politiques. C’est dire que les valeurs de civilisation d’une société, dont la morale fait partie, doivent être protégées et développées dans des cadres et avec des méthodes distincts de ceux du pouvoir politique. C’est dire que le rôle des religions, des associations, des écoles, des universités, des académies, de la presse, etc… qui traditionnellement étaient indépendants du pouvoir politique y est essentiel. Depuis un ou deux siècles, et surtout en France, ils le sont de moins en moins. Le retour en vogue des associations et de ce que curieusement on appelle la « société civile » (comme si la société politique était militaire !) montre à quel point notre société ressent le danger du « tout Etat » dans ces domaines. Mais il reste à trouver les formes de ce pouvoir « sociétal », comme on dit aujourd’hui, qui lui permettent de se développer à l’abri des interférences politiques. 54 Mariage Dans la tradition judéo-chrétienne qui s’est développée en Europe, le mariage monogame est l’acte fondateur de chaque famille. Il implique en principe le consentement libre à un engagement de fidélité pour la vie entière, et notamment celui d’élever en commun les enfants afin d’assurer la survie de la société. La répudiation devenue le divorce n’est qu’une dérogation justifiée dans des cas graves, et l’héritage est la conséquence logique de cet engagement commun envers les enfants. Le droit de la famille a donc des conséquences très directes sur les structures économiques de la société. Il peut paraître banal de rappeler ces vérités premières. Et en même temps on se demande si elles ne sont pas complètement oubliées de nos jours par le législateur et par l’opinion. L’idée même d’un engagement pour la vie, que ce soit dans le mariage ou dans autre chose apparaît à nos contemporains comme contraire à leur sacro-sainte liberté. Pourquoi devrais-je rester marié avec quelqu’un que je n’aime plus ? A cause des enfants ? Mais d’abord il n’est pas obligatoire d’en avoir. Ensuite, il est bien meilleur pour eux de voir leurs parents se séparer plutôt que de les voir se disputer. Enfin, notre société est devenue très tolérante, les ex-époux se quittent bons amis, et les « familles recomposées » sont en général un modèle d’harmonie et de bonne entente. Ou du moins, c’est le modèle implicite qui nous est le plus souvent offert à longueur de feuilletons télévisés. Face à ce phénomène de société individualiste et libertaire, qui n’admet plus aucune contrainte, fût-ce dans l’intérêt des enfants (auxquels on ne peut demander leur avis) le législateur suit. Après le divorce par consentement mutuel, il donne à l’union libre un statut à peu près équivalent au mariage, et s’apprête à reconnaître le « droit au mariage » des homosexuels qui équivaut à dénier au mariage sa dignité éminente de fondation d’une nouvelle cellule sociale élémentaire en vue de la perpétuation de l’espèce et de la société. On finit alors par se demander ce que c’est que ce « droit » à conclure un contrat de vie en commun, révocable sans préavis, qui n’est assorti d’aucune obligation, et peut être résilié plus facilement qu’un contrat de travail ? S’il s’agit seulement d’annoncer au public une décision de coucher ensemble pendant quelque temps, on ne voit vraiment pas, à notre époque de mœurs très « libres », la nécessité de déranger M. le Maire pour cela. Il ne faut donc pas s’étonner si le nombre de mariages diminue. Or une société ne peut survivre si elle n’assure pas la relève des générations. Et comment un homme et une femme responsables peuvent-ils concevoir et mettre au monde des enfants, s’ils ne sentent pas un certain consensus social qui les aide à faire de leur mariage une cellule stable et durable de la société ? La vie de ménage est rarement (même si cela arrive) « un long fleuve tranquille », et s’il est admis qu’au premier coup de vent chacun peut quitter le bateau, pourquoi s’embarquer ? Le mariage civil, à l’image du mariage religieux, était jusqu’à ces dernières années, un engagement mutuel, en principe définitif, et sanctionné par la loi dans l’intérêt des enfants et de la société. Le législateur civil, comme le religieux avant lui, savaient en effet que, la nature humaine étant ce qu’elle est, un tel engagement pour la vie était difficilement tenable sans un minimum de pression sociale pour le consolider. Même avec cette pression, le résultat n’était pas toujours atteint, et certains divorces devenaient inévitables. Mais en supprimant cette pression, ils deviennent quasiment la règle, et les enfants élevés par leur père et leur mère jusqu’à leur majorité, l’exception. Mais il y a pire. Non seulement la société cesse de reconnaître le mariage comme une institution éminente et digne de respect, nécessitant d’être consolidée par un consensus social 55 fort, mais elle en arrive à le dévaloriser. Non seulement les « familles monoparentales », en union libre ou « recomposées » ont droit à une égalité de statut pratiquement complète par rapport aux familles que l’on n’ose plus appeler « normales », mais on en arrive, sur le plan fiscal à pénaliser ces dernières : un couple divorcé ayant chacun la garde d’un enfant paie au total moins d’impôts que s’ils étaient restés mariés. Quant à un ménage dont la fortune s’élève à 1,95 fois le seuil de l’ISF, il faut vraiment qu’il soit esclave de vieux préjugés pour payer un impôt qu’il ne paierait pas s’il divorçait ! Cette absence de quotient familial de l’ISF, qui est contraire au principe constitutionnel d’égalité des citoyens devant l’impôt, aboutit à pénaliser le mariage. Mais étrangement c’est une objection rarement faite à cet impôt qui en soulève tant d’autres, tant il est vrai que le mariage apparaît aujourd’hui comme une institution tellement ringarde qu’on n’ose pas paraître la défendre. Mais alors, soyons logiques. Si nous considérons comme nos bourgeois-bohême de droite et de gauche que la liberté est le bien suprême, qu’en conséquence un engagement pour la vie n’est pas normal, et que l’intérêt des enfants ne doit pas passer avant celui des parents, abolissons le mariage. Autorisons la polygamie au même titre que la monogamie : au nom de quoi autoriserait-on la polygamie dans le temps et pas dans l’espace ? Si l’éducation des enfants peut être aussi bien assurée par deux femmes ou deux hommes que par un père et une mère, quel inconvénient y aurait-il à généraliser l’union libre ? En poussant ainsi le raisonnement au bout de sa logique on s’aperçoit qu’aucun des promoteurs de notre législation dite « progressiste » n’ose suivre. Ce qu’ils cherchent en réalité à travers cette législation c’est à donner une caution sociale à une dérive des mœurs dont ils sont au fond d’eux-mêmes pleinement conscients qu’elle ne peut se généraliser sans graves dommages pour la société. La seule alternative au retour à la conception traditionnelle du mariage est en effet le principe appliqué dans de nombreux pays pluriethniques, et selon lequel la définition et l’application du droit de la famille est l’affaire de la société ethnico-religieuse à laquelle chacun appartient et non de l’Etat? Le précédent créé par François Mitterand et entériné par le Conseil d’Etat, reconnaissant aux immigrés le droit de pratiquer la polygamie reconnue dans leur pays d’origine (dont il est beaucoup question en ce moment) était un premier pas dans cette direction. Devant les problèmes et les abus créés par cette première décision, la « pensée unique » d’aujourd’hui revient en arrière. Mais il faut quand même se poser la question, tant la situation actuelle est absurde : on assimile de plus en plus les droits et devoirs des ménages non mariés à ceux des couples mariés, on reconnaît l’existence de familles polygames, mais un prêtre, un pasteur, ou un rabbin, qui bénirait le mariage religieux d’un couple non marié à la mairie encourt encore la prison ! La vraie question qui se pose est donc : pourquoi le mariage civil et pourquoi la monogamie ? Une première réponse de bon sens est : parce que c’est la tradition judéochrétienne de notre société, et parce que les révolutionnaires français (suivis en cela par la plupart des pays européens) n’ont pas voulu laisser l’état-civil aux mains du clergé pour respecter la liberté de conscience des citoyens. Mais elle laisse ouverte la question : cette institution a-t-elle encore un sens dans une société « moderne » ? A cette question, la réponse implicite de la majorité de la classe dirigeante qui nous gouverne actuellement est : non. La réponse implicite de la majorité du peuple français, religieux ou non, est: oui. Ce n’est pas là l’un des moindres divorces entre la France et ses « élites » politiques. Et cette réponse est liée au fait que pour la majorité des français la famille monogamique reste la structure de base de la société, et que cette structure a besoin d’être 56 reconnue et protégée. Non pas qu’ils refusent de considérer que le divorce puisse être un moindre mal dans les cas où la vie de famille devient impossible. Non pas qu’ils soient partisans de ne pas reconnaître les mêmes droits aux enfants « naturels » et aux enfants « légitimes » comme le faisait initialement le Code Civil. Mais parce qu’ils pensent profondément qu’il existe un droit fondamental des enfants à être élevés par le père et la mère qui les ont engendrés, et que ce sont eux qui sont les mieux à même de leur transmettre les valeurs les plus fondamentales de la civilisation dont ils ont hérité. De même qu’ils pensent que la polygamie est contraire à la dignité de la femme, même s’ils savent que dans la « société branchée » il est de bon ton d’inviter les « ménages à trois » qui le souhaitent. Il n’est pas question pour autant d’idéaliser les familles. Les parents indignes existent, et l’Etat a bien sûr le devoir de venir au secours des enfants-martyrs. Mais de là à poser le principe que les fonctionnaires de l’Education Nationale, de l’ADAS, des crèches, etc… sont mieux placés que les parents pour éduquer les enfants, il y a un abîme. La transformation du Ministère de l’Instruction Publique en Ministère de l’Education Nationale a été à cet égard une grave erreur. D’abord en donnant l’illusion à certains enseignants qu’ils étaient les premiers responsables de l’éducation des enfants, alors qu’ils ne doivent et ne peuvent être, en règle générale, que les auxiliaires des parents à cet égard. Ensuite, et c’est encore plus grave, en contribuant à déresponsabiliser les parents à l’égard de l’éducation de leurs enfants, voir à les complexer. Combien de parents viennent aux réunions de parents d’élèves convaincus que ce sont les enseignants (même célibataires) qui savent comment on doit élever les enfants, et non pas leurs propres parents ou les autres parents qu’ils peuvent connaître. Replacer la famille, au même titre, et parfois même avant l’individu quand il s’agit de l’intérêt des enfants, au centre de la société, est la condition de sa survie. Même si elles sont soi-disant par capitalisation, les retraites d’une génération ne peuvent être payées que par le travail de la génération suivante (on n’a jamais vu un capital produire un revenu sans le travail de quelqu’un). Ce ne sont pas des lois, des gendarmes, ou des assistantes sociales, mais des familles équilibrées qui peuvent empêcher des adolescents de sombrer dans la drogue ou la délinquance. La « politique familiale » consacre aujourd’hui beaucoup d’efforts pour aider les « familles monoparentales » ou « recomposées » et on ne saurait le lui reprocher. Mais les efforts ne devraient-ils pas d’abord porter sur la prévention de la « décomposition » des familles ? Et cela ne passe-t-il pas d’abord par une plus grande considération (y compris fiscale) pour les banales familles biparentales et hétérosexuelles qui ont parfois le sentiment qu’on les considère comme « ringardes » et peu dignes d’intérêt. (Sait-on que la SNCF accorde ses réductions pour voyages aux tarifs « jeunes », « vieux », « en couple » -hétéro ou homo » indifféremment en 1ère ou en 2° classes, mais n’accorde la réduction de famille nombreuse qu’en 2° classe parce que l’Etat refuse de la compenser en 1° !) Même si l’immigration, et le taux de natalité plus élevé chez les immigrés empêche actuellement le déclin démographique de frapper la France comme il frappe l’Allemagne, cette situation est la marque d’une société décadente. Ce n’est en effet pas seulement un problème quantitatif. Une société qui cesse d’avoir des enfants est une société qui ne croit plus en son avenir, et est donc incapable de le construire. Mais il n’y a là aucune fatalité. Il suffirait que les pouvoirs publics, comme ils l’ont fait en d’autres temps, fassent preuve envers l’institution du mariage et des familles qui en sont issues du respect qui leur est dû, pour renverser la tendance. Cela n’implique aucune condamnation morale du mode de vie des autres, mais seulement la reconnaissance de la société envers des familles qui se donnent le mal d’élever des enfants… qui paieront les retraites de ceux qui n’en ont pas. 57 Féminisme L’égalité en droits de l’homme et de la femme est à juste titre considérée comme l’un des progrès des sociétés occidentales depuis deux siècles, et comme l’une de leurs supériorités par rapport aux sociétés polygames. Mais il ne faudrait pas penser pour autant que ce soit une invention des temps modernes. Le pouvoir de la Reine de Saba ou de Cléopâtre n’avait rien à envier à celui de César, et les souveraines régnantes n’ont pas manqué dans l’histoire de l’Europe. Quant au pouvoir des femmes dans les foyers ruraux, il suffit d’avoir négocié un achat de terre avec un paysan du massif central pour savoir que la femme, respectueusement debout à côté de son fourneau, et qui écoute sans rien dire la négociation se dérouler, aura le mot de la fin. Certes, la force physique donne le plus souvent une supériorité à l’homme et certains en abusent. La distribution des tâches dans les sociétés rurales (l’homme à la chasse et à la guerre, la femme au foyer) a aussi contribué à un partage des rôles, et à une supériorité masculine dans la société, dans la mesure où la force physique était le facteur primordial de la sécurité, et donc de la survie. Mais on ne peut dire pour autant que le rôle des femmes dans la vie familiale, économique, politique et sociale ait dans l’ensemble été inférieur à celui des hommes dans la longue histoire des sociétés. Mais sur la courte période il est clair que le XIX° et le XX° siècles en Europe ont été parmi les plus « machistes » de l’histoire. La prédominance de la classe militaire, la prépondérance des emplois de force, ou physiquement pénibles dans l’industrie, et le fait que les victimes militaires des conflits aient fait de l’homme une « denrée rare » l’expliquent sans doute en partie, de même que le fait que ce soit un militaire, Napoléon, qui ait rédigé le code civil. De ce fait, la réaction « féministe » du XX° et du XXI° siècles était inévitable et souhaitable. Mais, comme toute réaction, celle là a entraîné des excès. On en est venu, au nom de l’égalité des droits et de la dignité, à vouloir nier les différences et l’inévitable partage des rôles dans une société sexuée. L’humanité serait ainsi l’une des rares espèces du règne animal où il ne devrait pas y avoir de partage des rôles entre mâles et femelles. Comme si la maternité et la paternité n’entraînaient pas nécessairement des responsabilités et des droits et devoirs différents –ce qui ne signifie pas inégaux. On a glissé insensiblement de la revendication d’une égalité de dignité et de droits, à la revendication d’une égalité de statut qui est par définition impossible : personne ne songe à mettre hommes et femmes dans la même finale de Rolland-Garros, même s’il est choquant que le prix pour les unes ne soit pas le même que le prix pour les autres. Cet égalitarisme de statuts finit par être préjudiciable aux femmes. Revenant de Bruxelles avec une jeune collègue et quelques-uns de ses camarades de l’ENA, celle-ci s’est souvenue au wagon-restaurant qu’elle avait oublié ses cigarettes à sa place. J’ai naturellement été les chercher. Elle m’a remercié, ce qui était normal, mais avec une insistance qui m’a intrigué. J’ai alors remarqué qu’aucun de ses camarades de l’ENA n’avait esquissé un geste lorsqu’elle avait dit avoir oublié ses cigarettes. J’ai alors compris comment le féminisme avait fait disparaître la galanterie : puisque tu es ma concurrente pour les meilleures places à l’ENA 58 et à sa sortie, il n’y a aucune raison pour que je te fasse des cadeaux ! tous égaux sur tous les plans ! Les femmes elles-mêmes semblent revendiquer cette disparition de leurs privilèges sur le plan de la courtoisie. Un de mes amis qui avait offert sa place à une femme dans le métro s’est vu répondre vertement : « vous croyez que je ne peux pas rester debout ! ». Mais dans cette compétition qui se veut égalitaire entre hommes et femmes, le gouvernement japonais s’est trouvé il y a quelques années face à un problème : on allait être obligé de recevoir plus de femmes que d’hommes au concours des Affaires Etrangères, ce qui promettait à terme plus d’ambassadrices que d’ambassadeurs pour représenter le Japon. Face à se problème et en l’absence de loi imposant la parité, le jury a discrètement décidé de tricher afin d’avoir au moins autant d’hommes que de femmes ! Les lois sur la parité et sur l’abolition de toute discrimination « sexiste » à l’embauche, que l’on voit apparaître dans de nombreux pays, n’aboutissent pas à de meilleurs résultats. Pourquoi prétendre imposer la « parité » dans la politique et pas dans l’armée ? L’abrogation de l’interdiction d’employer des femmes dans les mines ou dans d’autres travaux pénibles estelle un progrès social ? A quand la « parité » obligatoire chez les infirmières, les puéricultrices et les sage-femmes ? Personne ne songe à remettre en cause l’égalité juridique, politique et sociale entre les hommes et les femmes. Mais la dérive contemporaine qui consiste à tenter de nier, ou de gommer les différences entre les sexes dans un nombre de plus en plus grand de domaines conduit à des absurdités et à des injustices dont les femmes sont dans beaucoup de cas les premières victimes. Ainsi telle femme, promue cadre supérieur dans le secteur public (à la suite d’une directive du Président de la République de l’époque ordonnant au secteur public de progresser dans la « parité ») de préférence à des hommes dont elle reconnaissait ellemême qu’ils le méritaient davantage, a-t-elle fini par se suicider ne pouvant supporter le regard de ceux qui lui reprochaient cette « faveur »… qu’elle n’avait pas demandée. Pour ne pas parler de la revendication du « mariage » et de la paternité ou maternité des homosexuels, qui parlent du « droit » d’avoir des enfants comme s’il ne s’agissait pas d’abord d’un « devoir » pour assurer la perpétuation de l’espèce et de la société, qui est la raison d’être de l’institution multimillénaire du mariage. La façon dont on a voulu ruiner la carrière politique d’un homme qui avait osé dire une vérité d’évidence, à savoir que l’homosexualité compromettait l’avenir de l’humanité, en dit long sur le néo-conformisme de notre société. L’aversion légitime pour le conformisme bien-pensant du XIX° siècle ne légitime pas de tomber dans l’excès opposé. En réalité, cette course à la « parité » et à la négation des différences sexuelles est le reflet d’une société qui ne reconnaît plus comme « valeur » que l’argent et les postes qui peuvent le procurer. La dignité éminente de la femme dans les sociétés traditionnelles était liée à sa place irremplaçable de gardienne du foyer, de génitrice, et d’éducatrice de ses enfants. Dire cela aujourd’hui -et surtout l’écrire- provoque un éclat de rire, ou un sourire condescendant, et vous classe irrémédiablement parmi les réactionnaires attardés, les négateurs du « progrès moderne », les partisans de la « femme lapine », tout juste bonne à faire des enfants, et qui est priée de ne pas sortir le nez de ses casseroles. Or le fait de restituer à la femme la dignité exceptionnelle quelle tient de son rôle d’épouse et de mère, n’est en rien lié à celui de lui dénier le droit d’exercer les mêmes 59 fonctions qu’un homme là où elle le peut et où elle le souhaite. Mais il implique qu’on lui reconnaisse des droits et des devoirs différents. Il est clair que dans les métiers -et ils sont nombreux- qui impliquent que l’on se donne à son travail plus de 35 heures (et souvent plus de soixante heures) par semaine, une femme ayant éduqué deux ou trois enfants ou plus ne parviendra jamais, à 50 ans, au même niveau de compétence qu’un homme ayant des capacités équivalentes. Il est donc absurde de prétendre à une « parité » au niveau des cadres supérieurs de la fonction publique ou des entreprises, sauf à admettre d’y nommer des femmes moins compétentes que les hommes candidats au même poste. Ce qui ne veut pas dire qu’une femme ayant renoncé à avoir des enfants, ou à les éduquer elle-même, ne doit pas avoir les mêmes chances qu’un homme de parvenir aux sommets de la hiérarchie politique, administrative, ou économique. Ni même lorsqu’elle est exceptionnellement douée, comme il y en a des exemples, d’y parvenir tout en se consacrant également à leur famille. S’il y a un domaine où la « discrimination positive » doit pleinement s’exercer, c’est en faveur des mères de famille (et non des femmes pour qui l’égalité des droits et la liberté des choix doit suffire). Si l’on ne veut pas voir cette chose socialement monstrueuse, qui est un nombre grandissant de femmes renonçant à la maternité pour ne pas compromettre leur vie professionnelle, il est temps de rendre, ou de donner aux mères de famille la position juridique, sociale, et économique à laquelle elles ont droit. C’est le contraire de la plupart des politiques « féministes » actuelles, qui voudraient pratiquer la « discrimination positive » en faveur de toutes les femmes, ce que rien ne justifie (à moins de considérer qu’elles sont inférieures aux hommes sur le plan des aptitudes intellectuelles ou économiques). On ne sait trop pourquoi la revendication du « salaire familial » en faveur de la mère de famille a toujours été considérée en France comme « réactionnaire ». La revendication de toujours plus de crèches ou de garderies, prenant les enfants de plus en plus jeunes, est en revanche considéré comme « progressiste », car permettant aux mères de retourner plus vite au travail. Q’un patron de choc le pense se comprend. Mais considérer comme un progrès social de renvoyer les mères à l’usine en payant des fonctionnaires pour s’occuper de leurs enfants laisse rêveur. La société ferait des économies en payant le SMIC à des mères de deux enfants et plus pour s’occuper de leurs enfants… et éventuellement de ceux de la voisine ! Mais notre société a tellement perdu le contact avec les vérités naturelles les plus élémentaires, qu’elle en vient à considérer que les enfants seront mieux élevés dans des crèches que par leur mère ! Voyons, elle n’a pas les diplômes qu’il faut ! Dans une France où il faut maintenant un diplôme pour balayer les rues, on devrait au contraire vérifier que les mères ont un diplôme de puéricultrice avant de les laisser s’occuper de leurs enfants ! C’est ce qu’Hitler voulait faire pour des raisons différentes, mais ne sommes-nous pas de nos jours tentés par un certain « totalitarisme démocratique », c’est à dire bureaucratique ? Mais le fin mot de l’histoire n’est-il pas que, de nos jours, l’argent étant devenu la valeur suprême, beaucoup de femmes en viennent à considérer que leur dignité se mesure à l’argent qu’elles gagnent, et non à la place éminente qu’elles ont dans la famille et dans la société ? C’est là un problème de culture auquel aucune législation ne saurait remédier, mais auquel il appartient à la société de remédier si elle veut survivre. 60 Ecoles et Universités Les Universités ont été le socle sur lequel la civilisation de l’Europe occidentale s’est développée depuis le Moyen Age. A l’époque elles étaient -comme le pouvoir politique luimême- sous la tutelle de l’Eglise. Mais cette tutelle, qui s’est manifestée de manière caricaturale dans la condamnation de Galilée, n’a pas empêcher Galilée d’exister, et la plupart des grands maîtres des universités de l’époque savaient, comme les monarques, prendre leurs libertés vis à vis de Rome tout en évitant les confrontations directes. Après la Réforme, ces universités sont devenues totalement libres, et la plupart d’entre elles le sont restées jusqu’à nos jours. Sauf en France où nos révolutionnaires, puis Napoléon, avaient tellement peur de toutes les têtes qui dépassaient qu’ils n’admettaient aucun pouvoir, fût-il intellectuel, échappant à leur contrôle. Depuis deux siècles, l’Etat français, qu’il soit républicain, monarchique, ou impérial, a donc pris, et gardé le contrôle de nos universités. Elles n’en sont pas mortes, dans la mesure où elles n’ont cessé de générer des élites intellectuelles qui, comme leurs ancêtres vis à vis du Pape, ont su préserver une certaine indépendance vis à vis du pouvoir. Mais aujourd’hui, il faut bien reconnaître que la Sorbonne a cessé d’être l’université la plus prestigieuse du monde, et que celles qui tiennent les premiers rangs sont celles qui ont su conserver une complète indépendance. Les Français n’étant pas en moyenne moins intelligents que les autres, il y a sans doute là plus qu’une coïncidence. Mais les conséquences les plus graves de la mainmise de l’Etat sur nos universités ne se situent pas au niveau des universités proprement dites, mais au niveau de l’enseignement national dans son ensemble. Les professeurs d’université sont d’assez fortes têtes pour ne pas se laisser diriger par des fonctionnaires du Ministère de l’Education Nationale, ni par les dirigeants syndicaux qui leur donnent leurs instructions. Mais elles ont trop à faire pour se défendre elles-mêmes, pour pouvoir revendiquer la tutelle intellectuelle légitime qu’elles devraient logiquement exercer sur l’enseignement secondaire ou primaire dans leur ressort. Il en résulte que ces enseignements, en France, obéissent en totalité, sur le plan administratif, intellectuel et éducatif, à une hiérarchie administrative centralisée, elle-même coiffée par les fédérations syndicales du personnel enseignant. Les Associations de Parents d’Eleves étant elles-mêmes souvent dirigées par des enseignants, c’est en fait une véritable corporation qui assure l’autogestion de l’enseignement public en France. De droite comme de gauche, tous les Ministres qui ont tenté de s’attaquer à cette forteresse s’y sont cassé les dents. Or, même s’il n’est pas de bon ton de le dire aussi crûment, tout le monde sait que l’Education Nationale ainsi gérée est une faillite. Tout le monde, Ministres de gauche en tête, fait la queue pour inscrire ses enfants dans les établissements privés. Ceux-ci, tout en dépensant en moyenne moins d’argent par enfant, aboutissent statistiquement à de meilleurs résultats. Les effectifs de l’Education Nationale continuent de croître alors que le nombre d’élèves diminue, sans que ces résultats s’améliorent. Or il n’y a pas de fatalité à cette situation. Les enseignants de l’Education Nationale sont en moyenne aussi bons, sinon meilleurs que ceux du privé. Alors, pourquoi cette faillite ? Quand on en parle en privé avec des enseignants de base, la réponse est simple : à cause de la gestion bureaucratique et centralisée du système, qui favorise les médiocres et décourage les 61 meilleurs. Comment un chef d’Etablissement qui n’a pas le choix du recrutement de ses professeurs, qui n’a aucun moyen de les encourager financièrement ni de les sanctionner, peut-il insuffler à son corps enseignant le dynamisme et le dévouement nécessaires à de bons résultats. Certains, doués d’un charisme et d’une carrure exceptionnels, y parviennent, aidés souvent par le prestige de leur établissement. Mais pas plus à l’Education Nationale qu’ailleurs on ne peut compter sur les seules personnalités exceptionnelles pour faire fonctionner une institution. Un chef d’établissement moyen, et des professeurs moyens, peuvent faire fonctionner un établissement de manière très satisfaisante (on le voit dans le privé) à condition de pouvoir prendre leurs responsabilités dans le cadre d’une saine émulation. Cela suppose qu’il soit personnellement responsable devant un échelon universitaire supérieur qui l’ait nommé et qui puisse le sanctionner, et qu’il ait lui-même le pouvoir de nommer et sanctionner ses collaborateurs. Le tout n’excluant pas, bien sûr, un Ministre (responsable devant le Parlement) au sommet de la hiérarchie. Un Ministre responsable, et non des Etat-Majors syndicaux irresponsables. Ce diagnostique de bon sens est connu de tous, et quelques Ministres courageux ont essayé de s’attaquer au problème en commençant par ce qui paraissait le plus facile, à savoir l’autonomie des Universités. Mais les syndicats ont senti le danger s’ils laissaient abattre ce premier mur de leur forteresse. Le Gouvernement s’est donc, à chaque fois incliné devant eux. La solution de notre problème universitaire et scolaire, comme celle de plusieurs autres problèmes capitaux, a donc comme préalable nécessaire la restauration de l’autorité de l’Etat. Beaucoup plus que pour supprimer la monarchie, la Révolution Française a été faite pour imposer l’autorité de l’Etat démocratique aux corps intermédiaires et notamment aux corporations. C’est valable pour les syndicats de l’Education Nationale comme pour les autres corporations. Quant aux Universités, leurs Recteurs sont des personnages suffisamment importants pour qu’un Ministre exerce directement sur eux sa tutelle, sans avoir besoin de passer par l’intermédiaire de ses fonctionnaires. 62 Médecine « libérale » Elle est morte : il ne peut y avoir de médecine « libérale » si ce n’est pas le patient qui paie le médecin. Cela n’empêchait pas les assurances « sociales », mutuelles, ou privées de rembourser, éventuellement à 100%, aussi longtemps que l’assureur restait libre de négocier le tarif et les conditions de son contrat avec ses clients. Mais du jour où la loi autorise ou impose des indemnisations à 100%, et où le déficit de ces soi-disant assurances doit être couvert par le contribuable (aucune différence n’existant en réalité entre impôts et cotisations obligatoires) la médecine libérale disparaît. Il n’est en effet pas admissible à long terme, qu’un malade qui ne paie rien, et un médecin qui encaisse, décident ensemble de ce que la société doit payer. C’est poser en postulat que l’un et l’autre sont suffisamment « vertueux » pour n’engager aucune dépense inutile, ce qui est par définition exclu, le pourcentage de gens plus ou moins vertueux n’ayant aucune raison d’être très différent parmi eux que dans le reste de la population. C’est pour avoir voulu trop longtemps méconnaître cette vérité d’évidence que le système de sécurité sociale « que le monde nous envie » est tombé en faillite, et que nos dépenses médicales par tête sont parmi les plus élevées du monde. Pour remédier à cette situation, on avait le choix entre deux solutions : renoncer aux indemnisations à 100% dans le cadre des régimes obligatoires, ou abandonner le principe de la médecine libérale au profit du « Service de Santé » comme il en existe dans beaucoup d’autres pays. Comme très souvent, on a refusé de choisir, et on a cherché à remédier aux effets à coups de règlements successifs, au lieu de s’attaquer aux causes. L’incapacité du législateur à réformer en profondeur, dans un sens ou dans l’autre a résulté du dogme fondamental de la « pensée unique » en la matière, qui est que « la santé n’a pas de prix » et qu’en conséquence il est inadmissible d’avoir une « santé à deux vitesses » . Avant de tenter de construire quelque chose, il faut donc commencer par détruire ce double dogme. La santé a un prix, et nous le savons tous. Ce prix est à payer par une nourriture saine, une hygiène, une activité sportive, des consultations médicales, des produits pharmaceutiques etc… qui ont des coûts. Pourquoi le médecin et le pharmacien devraient-ils être gratuits, et le boulanger et le boucher payants ? les deux derniers sont encore plus importants pour la santé que les deux premiers. L’expérience prouve tous les jours que les choses gratuites sont gaspillées : il a suffi pour réduire le gaspillage de l’eau de mettre des compteurs là où il n’y en avait pas. Au nom de quoi, en effet, laisser au patient le libre choix de son médecin, et à ce dernier le libre choix de sa prescription, si c’est la collectivité qui paie ? La logique de l’indemnisation à 100% mène donc nécessairement au service national de santé, où un corps médical hiérarchisé décide quand et comment soigner les patients en fonction du jugement qu’il porte sur leurs besoins. Quoi que certains en disent ce système n’est pas attentatoire aux libertés individuelles, à condition qu’une médecine libérale existe en parallèle. Et c’est là que l’on se heurte au second volet du dogme, qui est le refus de la « médecine à deux vitesses ». C’est là l’aspect le plus irréaliste, le plus hypocrite, et le plus démagogique de ce dogme. La médecine, comme toutes les prestations que l’homme peut demander à ses semblables moyennant finances est, a toujours été, et sera toujours à plusieurs vitesses. Parmi les médecins et les chirurgiens, comme parmi les avocats, les architectes, les 63 artisans, etc… il y en aura toujours de très bons, de bons, de moyens, et de mauvais. Les uns et les autres ne disposant que de 24 heures par jour et de 365 jours par an, il est évident que tout le monde ne peut avoir accès aux meilleurs, alors que tout le monde le souhaiterait. Il faut donc bien filtrer. Le filtrage par le montant des honoraires peut paraître choquant. Mais quel autre y substituer ? Le filtrage par d’autres médecins ? Mais le diagnostique étant précisément l’art suprême de la médecine c’est renverser le problème. Si au lieu de spéculer on regarde autour de soi, on constate que dans tous les pays où ce n’est pas l’argent qui donne accès aux plus grands spécialistes, c’est le pouvoir ou la notoriété. En France même, l’accès aux meilleurs chirurgiens du Val de Grâce est réservé aux hommes politiques français… ou étrangers. Il est donc tout aussi dangereux -si ce n’est plus- de cultiver l’utopie en matière de médecine qu’en toute autre matière. La France a trouvé un bon compromis en matière de médecine hospitalière, par le système de la « clientèle privée » qui permet à la fois à la clientèle du « service de santé » qu’est l’hôpital d’avoir accès aux meilleurs spécialistes, tout en permettant à ces derniers de recevoir en clientèle privée ceux qui ne souhaitent pas se soumettre à ce filtre. Il est facile aux bonnes âmes (qui sont parfois celles qui ont droit aux meilleurs chirurgiens du Val de Grâce sans payer) de se scandaliser de ce « privilège de l’argent ». Mais si on interdit à ceux qui en ont les moyens financiers un accès direct aux meilleurs spécialistes, qui les empêchera d’aller se faire soigner à Londres, à Genève, ou à New York ? L’inégalité de sort entre les plus riches et les plus pauvres, les puissants et les faibles est certes moralement choquante, dans ce domaine comme dans les autres, quelqu’un a-t-il une recette pour l’abolir. Ceux qui, comme Mao ou Pol Pot, ont essayé de le faire n’ont abouti qu’à un nivellement par le bas… sauf à leur propre profit. Si l’on veut éviter le bureaucratisme d’un système de santé dont les anglais ont fait la triste expérience, et donc respecter la liberté de choix et de prescription du médecin et du malade, il n’y a donc qu’une solution : consentir à officialiser une médecine « à nombreuses vitesses » (qui de toute façon existera toujours dans les faits) par la juxtaposition, en médecine de ville comme en médecine hospitalière, d’un « service de santé » où médecins et malades sont soumis aux directives des autorités publiques pour optimiser le rapport coût-efficacité, et peuvent dispenser des soins gratuits, et d’une médecine libérale dont les taux de remboursement par la sécurité sociale et les mutuelles seraient plafonnés à 90%, ceux qui le souhaitent pouvant souscrire à leurs frais exclusifs (c’est à dire à l’exclusion de toute contribution des employeurs) des assurances privées complémentaires. Le tort du système actuel est en effet d’avoir confondu les notions d’assurance et d’assistance. L’assurance est un contrat où tous les assurés paient intégralement toutes les dépenses couvertes, et c’est pour cela que dans les autres domaines presque tous les assurés préfèrent souscrire des contrats avec franchises, plutôt que des couvertures à 100% beaucoup plus chères. Il n’y a pas d’assurance couvrant les risques de ceux qui ne paient pas la prime correspondante. L’assurance maladie universelle, comme le remboursement à 100%, ne sont pas basés sur le principe de l’assurance, mais sur le principe de l’assistance à ceux qui ne peuvent se payer l’assurance. Il n’y a aucune raison d’imposer à la grande majorité des assurés de payer des cotisations correspondant à l’assurance à 100% de leurs risques, alors qu’ils préfèreraient se contenter d’une couverture à 90% d’une grande partie d’entre eux, qui aboutirait à une cotisation nettement inférieure, grâce à une diminution considérable du gaspillage. 64 Que parallèlement le service national de santé soit mis en mesure par le contribuable de couvrir les 10% restants pour ceux qui n’ont pas les moyens de le faire, fait partie d’une politique sociale raisonnable, mais il est alors normal que la liberté de choix du malade et la liberté de prescription du médecin soient encadrés par le « service national de santé ». Mais ce n’est plus de l’assurance, ni de la médecine libérale. Quant à ceux qui souhaiteront pouvoir couvrir ces 10% restants dans le cadre de la médecine libérale, ils pourront toujours le faire auprès d’assurances privées… s’ils sont prêts à en payer le prix ! C’est parce que les assurés sociaux ont été entretenus dans l’illusion d’une « médecine gratuite », au lieu de prendre conscience de ce que c’était eux qui la payaient, et à quel prix, que le système a abouti à la faillite. Une vraie réforme de la sécurité sociale suppose donc d’abord que les assurés prennent conscience du fait que c’est eux qui paient le gaspillage, et que la seule manière d’y mettre fin est que leur voisin (et donc eux aussi) soit toujours obligé de payer une partie des dépenses qu’il engage. Quant à la base du système en matière de médecine de ville, on ne peut qu’être surpris de l’attachement apparent du corps médical à la tarification à l’acte qui est une prime aux moins consciencieux. Il suffit pour le comprendre d’avoir eu l’habitude de consulter un généraliste qui recevait trois ou quatre patients à l’heure, et de se trouver ensuite à plusieurs reprises dans le cabinet d’un autre qui, montre en mains, en recevait 12 pour comprendre l’absurdité du système. Si les honoraires étaient calculés au temps, par tranches de 5 minutes, ce que rien n’empêche, on éviterait de voir, à diplômes et compétences égaux, des médecins moins bien payés que des « plombiers français », et d’autres mieux payés que des professeurs de faculté. L’époque où la rémunération à l’heure était considérée comme réservée à la main d’œuvre non qualifiée est révolue depuis longtemps : les plus grands avocats se font rémunérer à l’heure comme leurs confrères américains. Les tentatives actuelles de boucher les voies d’eau du navire qui coule avec des rustines -médecin-traitant obligatoire, ticket modérateur d’un euro, etc…- aboutissent à cumuler les inconvénients bureaucratiques du service de santé, et l’accentuation de la médecine à plusieurs vitesses. Plus on réglemente pour tenter de limiter les abus, plus on alourdit le coût bureaucratique du système, et plus on accentue la « pluralité de vitesses » à laquelle on prétend vouloir remédier : ces mesures ne gênent pas ceux qui ont le plus d’argent mais les autres. Si l’on veut conserver une médecine libérale, la seule « vitesse unique » possible est celle où le malade accepte de prouver par sa participation financière directe l’importance qu’il attache à la qualité des soins qu’il réclame. Et que l’on n’aille pas dire que seuls les « riches » peuvent le faire : l’importance de la clientèle des rebouteux de toutes sortes, et les sacrifices financiers que beaucoup de salariés modestes consentent pour s’adresser aux meilleurs médecins dans les cas graves, prouve le contraire. Et si l’on veut à tout prix la vitesse unique gratuite, il faut interdire aux Français d’aller se faire soigner ailleurs que dans le « service de santé ». Mais leur interdira-t-on aussi d’aller se faire soigner à leurs frais à l’étranger, seule manière que le système ne devienne quand même un système à deux vitesses : la classe « pullman » et la 4° classe ? 65 Banlieues…. A en croire la presse étrangère, qui ne le cède en rien à la presse française dans sa capacité à grossir et déformer d’autant plus les faits qu’ils se passent plus loin, c’était une nouvelle Révolution Française, voir une guerre civile, ou à tout le moins Mai 1968. Ce n’était rien de tout cela. Ces émeutes ont été, bien sûr, des évènements graves, mais pas pires que beaucoup d’autres que l’on n’a pas médiatisés à ce point. Pas pires sûrement que les émeutes de Los Angeles de 1991 qui ont fait 52 morts et plus de 2000 blessés et qui n’ont fait, ni en Europe, ni aux Etats-Unis l’objet d’une couverture médiatique comparable. Ce qui fait leur importance, comme souvent, c’est davantage ce que les médias et la classe politique ont voulu en faire, que ce qu’ils étaient réellement. Il n’est pas question de nier les réalités sociales qui ont servi de terreau à ces émeutes. Mais elles n’étaient hélas pas nouvelles, et l’incident qui les a déclenchées n’était ni le premier, ni le plus grave depuis vingt ans. Ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est la raison pour laquelle elles ont revêtu ce caractère organisé et durable qui implique l’existence d’un calcul « politique » de la part des organisateurs. Aucun groupuscule « politique » ou « islamiste » n’ayant été identifié, l’explication la plus plausible avancée à ce jour est une réaction de la pègre à la tentative du Gouvernement de reprendre le contrôle des banlieues que nos gouvernements, depuis 20 ans, lui avaient abandonné : ils trouvaient commode de laisser cette pègre faire régner « son ordre » dans les banlieues en échange de la paix ailleurs, comme le faisait à l’époque le Maire de New York. Un journaliste français a fait remarquer que les émeutes s’étaient développées dans les villes où la police avait entrepris de démanteler les réseaux de la drogue, la mafia continuant à faire régner le calme dans les autres pour ne pas attirer l’attention sur elle. Si cette interprétation est juste, ces évènements seraient plutôt à comparer à ceux de Harlem lorsque le Maire de New York a décidé d’en reprendre le contrôle. Si ces derniers ont duré moins longtemps, c’est sans doute parce que les méthodes de la police de New York sont plus « efficaces » que les nôtres. Quant aux raisons pour lesquelles la presse française et étrangère, et les milieux politiques français ont grossi à plaisir l’événement, elles sont multiples. Pour ce qui est de la presse américaine et européenne, le plaisir de donner une leçon à ces « français arrogants » qui se permettent de donner des leçons aux Américains à propos de l’Irak, ou de rejeter un référendum européen, a été à juste titre souligné. Mais cet écho à l’étranger, exagéré comme toujours par la distance, n’aurait pas été aussi grand si les milieux politiques et la presse française ne s’en étaient les premiers emparés à des fins politiciennes parfois peu avouables. Que l’opposition, dans un premier temps, ait cru pouvoir en profiter pour critiquer le gouvernement, c’est la règle du jeu, et on ne peut guère le lui reprocher. Ce qui est plus grave, c’est le fait qu’au sein de la majorité quelques personnalités et quelques chapelles aient cru pouvoir en profiter pour avancer leurs pions par rapport aux autres. Que Sarkozy, Ministre de l’Intérieur, y ait vu l’occasion de se faire valoir, passe encore. Mais que d’autres, au sein même du gouvernement, aient plus ou moins ouvertement souhaité son échec, est difficilement admissible, et a contribué à accroître l’excitation de la presse. Cela a surtout donné aux organisateurs de ces mouvements le sentiment qu’ils allaient pouvoir en profiter pour reprendre le contrôle de « leurs » banlieues. 66 Heureusement, après ces moments de folie collective, les uns et les autres se sont ressaisis. L’opposition a compris que l’opinion n’était pas du côté des émeutiers, et qu’elle n’aurait rien à gagner à ce que l’on aille regarder de plus près en quoi sa propre politique dans les banlieues portait une part importante de responsabilité dans l’origine de ces évènements. Et la majorité a compris que l’étalage de ses petites querelles et ambitions alors que la maison brûle, ne pouvait que faire le jeu de l’opposition, de gauche et d’extrême droite. Par miracle, dès que les jeux politiciens ont cessé, le gouvernement a été en mesure de rétablir l’ordre. Reste à tenter de tirer la leçon de ces évènements, plutôt que de céder à la tentation de les oublier. Et d’abord à rejeter une fois pour toutes la double grille de lecture dans laquelle on s’est enfermé depuis trente ans avec le résultat que l’on a vu. La grille de gauche selon laquelle le problème est avant tout social, et qu’il suffit donc d’augmenter les crédits sociaux, le financement des associations, de lutter contre les discriminations (voir d’instaurer des « discriminations positives »), et de décréter la « mixité sociale » dans la politique du logement, pour que les mafias disparaissent et que l’ordre et la paix règnent dans les banlieues. La grille de droite selon laquelle le rétablissement de l’ordre républicain dans les banlieues grâce à un bon quadrillage policier fera disparaître la mafia, et avec elle le chômage endémique qui l’aide à prospérer. Il n’est pas question de nier qu’il y ait du vrai dans ces deux lectures. Mais il est un peu simpliste de croire, ce qui semble être le consensus actuel de notre classe politique, qu’il suffit de les combiner pour avoir la solution. Leur tort commun est de poser en postulat implicite que le problème n’est que d’ordre politique, et justiciable, comme tel de mesures politiques ou « sociales » au sens courant du terme, à appliquer dans les banlieues, là où le problème se pose. A partir du moment où l’on garde cette double approche, la solution s’appelle « plus de crédits », « plus de fonctionnaires » et « plus de policiers » pour les banlieues, et, comme on le voit depuis vingt ans, la somme de tous ces plus est zéro. On commence aujourd’hui à parler d’autre chose, de changeemnts de mentalités, de lutte contre les discriminations, de mixité sociale, etc… Mais on continue à faire comme si ces problèmes étaient affaire de réglementations. Prétendre contribuer à la solution en décrétant un minimum de tant pour cent de logements « sociaux » par commune est ridicule lorsque l’on sait que ce sont les offices départementaux et municipaux d’HLM qui ont pratiqué depuis trente ans et plus la politique de ségrégation dont on voit aujourd’hui les résultats, et que les HLM de la ville de Paris sont en grande partie destinés à ses fonctionnaires qui n’ont aucune envie de voisiner avec des familles d’immigrés clandestins. De plus c’est oublier que, si l’on peut imposer à des municipalités d’accueillir des immigrés, on ne peut interdire aux autres habitants de quitter leur voisinage (c’est ce qui s’est passé depuis trente ans dans de nombreuses communes). Gageons que si la moitié des immeubles de la place des Vosges était transformée en HLM pour les habitants actuels des banlieues à problèmes, M. Jack Lang irait habiter ailleurs. C’est de même une illusion de croire qu’il suffit de rendre obligatoire l’anonymat des CV pour mettre fin aux discriminations à l’embauche. C’est oublier qu’il n’y a pas que la couleur de la peau qui contribue à ces discriminations, et que le fait que l’on ait renoncé, dans beaucoup de lycées de banlieue, à enseigner un français, une tenue, et une politesse corrects y compte au moins pour autant. Ce qui conduit à s’interroger sur un silence surprenant concernant les leçons à tirer de cette crise : c’est le silence sur la responsabilité qui incombe à l’Education Nationale dans la situation actuelle des banlieues. Pas tant sur la qualité de l’enseignement et les résultats aux examens (encore que l’on doive s’interroger sur la nomination systématique de débutants dans 67 les établissements « difficiles »). Il est normal que des enfants de parents eux-mêmes peu scolarisés aient plus de mal à réussir que d’autres. S’il est un domaine où l’Education Nationale aurait dû avoir à cœur de montrer qu’elle n’était plus seulement le ministère de l’ « Instruction Publique », c’est bien dans le souci de l’ « éducation » des enfants d’immigrés. Or cette éducation s’est limitée le plus souvent à une éducation « politique », insistant davantage sur les « droits » et sur les « libertés » du citoyen que sur ses devoirs. Au nom du respect des traditions ou coutumes étrangères, on a renoncé a imposer le respect des traditions ou coutumes françaises. Qu’un professeur (la première « autorité » française avec laquelle un enfant est en contact permanent) se fasse tutoyer et appeler par son prénom est certes très « tendance » et peut se comprendre au Lycée Janson de Sailly. Mais c’est rendre un bien mauvais service que de faire croire à ces enfants d’immigrés que c’est une tradition française, de même que d’arriver au lycée dans n’importe quelle tenue. Du coup ils sont très surpris si lors d’un entretien d’embauche (sur CV anonyme ou non) ils se voient préférer un candidat plus « conformiste ». Ils ont vite fait de crier au racisme sans se rendre compte que le « fils de famille » français qui arrive avec la même tenue et le même langage (il y en a) subit le même sort. Il y a plus grave encore. En écoutant Luc Ferry le 6 Janvier 2006, au cours de son dialogue avec Jacques Julliard sur LCI, détailler les statistiques officielles des milliers de crimes et délits commis chaque année dans les établissements d’enseignement, on se demandait comment on pouvait prétendre « éduquer » des lycéens en ne réagissant que par des discours moralisateurs à une telle situation. Or les syndicats de l’Education Nationale venaient de s’opposer, une fois de plus, à la présence de policiers dans les lycées. Il semble qu’à leurs yeux la police représente le « mal absolu ». Notre République semble avoir confié l’éducation de ses enfants, non pas à Voltaire, mais à Rousseau : l’homme étant « bon », les enfants le sont à plus forte raison, et ce qu’il faut, ce n’est pas exiger d’eux le respect dû aux enseignants, au besoin par la crainte de sanctions, mais les traiter en égaux en prêchant la bonne parole. On n’a donc pas besoin de policiers, mais de toujours plus d’enseignants pour combler les vides faits par les dépressions nerveuses dont ils sont atteints à force de devoir se laisser insulter ou frapper sans réagir. Le tableau n’est certes pas partout aussi noir, et il existe encore beaucoup d’enseignants qui exigent de se faire respecter… et même qui y parviennent. Mais il est suffisamment fréquent pour que l’on s’en alarme. Si cela ne nuisait qu’au corps enseignant, ce serait déjà grave. Mais cela nuit encore plus à ces enfants que l’on prétend « respecter » en ne leur imposant ni discipline, ni sanctions, ni règles de politesse. Comment espère-t-on qu’ayant vécu leur jeunesse dans une telle atmosphère d’anarchie larvée, ceux qui sortent de tels établissements puissent s’insérer dans la société, même s ‘ils en sortent avec tous les diplômes de la terre ? Et même si leur diplôme leur permet de trouver un travail, il ne faut pas s’étonner de les retrouver en train de piller des voyageurs dans un train de la SNCF. Le problème de l’intégration sociale et de la non-discrimination ne peut, pas plus aujourd’hui qu’hier, se régler à coups de décrets. C’est une question d’attitude de la société à tous les niveaux, parmi les français de souche comme parmi les immigrés, et en premier lieu à l’école. Il faut certes y enseigner aux Français de souche la tolérance raciale. Mais il faut au moins autant enseigner aux autres le respect de la loi, de la langue, des traditions et de la politesse françaises. Il convient de ne pas les entretenir dans l’illusion, au nom d’on ne sait quelle interprétation des droits de l’homme, que c’est à la société de s’adapter à eux, alors que c’est à eux de s’adapter à la société. Et il faut par ailleurs éviter d’alimenter les tendances racistes existant inévitablement dans toute société, en cherchant à imposer des voisinages non 68 souhaités, ou en accordant des « discriminations positives » inévitablement ressenties comme des injustices par ceux qui en sont victimes. Décider de donner tant % des places dans les classes préparatoires aux grandes écoles à une catégorie sociale est automatiquement refuser ces places à d’autres ayant un niveau égal ou supérieur (faudrait-il symétriquement interdire qu’il n’y ait pas plus de tant % de juifs ou de catholiques ?). En revanche, c’est également au niveau de l’éducation, des enfants et des adultes, dans l’administration et dans les entreprises qu’il faut lutter contre les préjugés racistes… ou sociaux ! N’oublions pas que les préjugés auxquels se heurtent les enfants de nos banlieues actuelles ne sont guère différents de ceux auxquels se heurtaient les enfants des banlieues d’il y a un siècle dont les parents étaient immigrés de Bretagne ou du Massif Central. L’intégration massive de populations immigrées dans une société quelconque est un processus progressif et délicat qui nécessite normalement deux ou trois générations. Beaucoup de facteurs peuvent contribuer à le faciliter ou à le compliquer. L’intégration des Italiens, Polonais, Russes, Espagnols ou Portugais s’est faite sans trop de difficulté compte tenu d’un nombre relativement faible, et d’une communauté ou d’un cousinage de cultures et de religions. L’intégration d’une communauté musulmane beaucoup plus nombreuse pose des problèmes plus difficiles. Raison de plus pour insister sur le fait qu’elle ne peut se faire que moyennant l’acceptation par cette communauté des coutumes et traditions françaises. Encore faudrait-il que les Français montrent qu’ils y croient eux-mêmes ; ce n’est pas par l’autodénigrement de leur histoire qu’ils convaincront les enfants d’immigrés de s’y intégrer. Ce n’est pas la religion ou le maintien des coutumes familiales qui fait problème : la communauté asiatique française fête son nouvel an et respecte ses coutumes sans problème. Ce qui peut faire problème, c’est la volonté de certains, minoritaires au sein de la communauté musulmane elle-même, de s’affirmer comme une communauté ayant des droits à faire valoir, comme telle, vis à vis de la France. Toute concession, ou toute faiblesse vis à vis d’une telle manière de voir ne peut que compromettre la solution du problème. 69 SOS Psychologues ! Maintenant, quand il y a un incendie, les psychologues arrivent sur les lieux avant les pompiers ! Cette boutade est certes exagérée, mais à peine. On n’a jamais autant parlé de psychologues en France que depuis une dizaine d’années et cela croît tous les jours : à l’école, à l’usine, au bureau, dans les catastrophes, etc… on en veut partout. Tant mieux si cela offre des débouchés aux psychologues issus de nos universités. Mais il faut quand même se demander à quoi ce phénomène correspond, et s’il n’a pas des effets pervers. Il semble qu’il corresponde d’abord au déclin du sentiment religieux et des églises. Sur les questions les plus profondes et les plus intimes de la vie et de la société, les références de base de la plupart des gens étaient la religion et la tradition familiale. Ces références sont aujourd’hui « ringardisées » aux yeux de plus en plus de nos contemporains à qui nos médias et notre Education Nationale enseignent que la seule valeur est la liberté individuelle. Les autres cadres traditionnels disparaissant aussi dans l’agitation d’un monde moderne de plus en plus mobile, nos concitoyens se retrouvent face à eux-mêmes et à leurs angoisses dès qu’un incident de parcours psychologique ou physique les fait sortir du tourbillon. Les prêtres, pasteurs et rabbins étant de moins en moins nombreux et de plus en plus surchargés de travail, on se précipite chez le psychologue si ce n’est pas la société qui vous en envoie un, comme elle envoyait jadis ses prêtres et ses religieuses.. Un autre facteur qui contribue à cette vogue, est la place prise par la vulgarisation de la psychanalyse dans notre culture contemporaine. Dans la mesure où le sens de Dieu s’efface, les hommes en viennent de plus en plus à se regarder dans la glace, et à faire de leur propre psychisme le centre du monde. Psychologie, psychanalyse, psychiatrie, la plupart de nos contemporains ne comprennent pas bien les différences, et ne retiennent d’ailleurs souvent, dans le langage courant, que les trois premières lettres du mot. Le « psy », contrairement au prêtre, au pasteur et au rabbin qui ont pourtant souvent fait plus d’études supérieures que lui, est en outre paré d’une auréole « scientifique » qui donne confiance, même pour ceux d’entre eux dont le niveau d’études est très limité. Et cette confiance en elle-même est une bonne chose. Dans les circonstances difficiles la chose dont on a le plus besoin est de trouver quelqu’un à qui l’on fasse confiance. Peu importe, à la limite, que cette confiance soit justifiée ou non, surtout dans un premier temps. Sur les lieux d’une catastrophe, le faux prêtre, le faux gendarme, et le faux « psy » peuvent à la limite être aussi utiles que les vrais. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut voir les différences. Quand nos psychologues modernes n’existaient pas, il y avait souvent dans une équipe de pompiers ou de gendarmes, l’un ou l’autre ayant plus d’expérience de la vie et des catastrophes, et de chaleur humaine que les autres, à qui l’on s’en remettait pour réconforter ceux qui en avaient besoin. Certes, ils n’avaient pas tous ces qualités, et chez la plupart d’entre eux, un peu plus de formation psychologique n’aurait pas fait de mal. Mais le problème est que de nos jours on se refuse de plus en plus à reconnaître les qualités humaines les plus éminentes si elles ne sont pas sanctionnées par un diplôme. C’est tout juste si aujourd’hui on n’interdirait pas aux secouristes de réconforter les blessés, sous prétexte qu’ils n’ont pas le diplôme nécessaire pour le faire. 70 C’est là le côté pervers de ce rôle grandissant des psychologues professionnels. Il est vrai que tout le monde n’est pas également doué pour sentir naturellement ce qu’il faut dire ou ne pas dire en certaines circonstances, et qu’en ce sens il est bon que ceux qui sont appelés à porter secours à leurs semblables aient appris un certain nombre de choses à cet égard. Mais ne vaudrait-il pas mieux inclure à cet effet le minimum nécessaire dans la formation des gendarmes et des pompiers que d’envoyer des psychologues frais émoulus de l’université ? Il en va de même dans la vie courante. Faut-il augmenter le nombre de psychologues professionnels dans les lycées ou dans les entreprises, ou ne ferait-on pas mieux d’améliorer la formation psychologique des professeurs ou des cadres, et de leur rappeler qu’ils ont une responsabilité humaine autant que technique ? Et au surplus, est-ce de psychologie ou de chaleur humaine que les accidentés de la vie ont le plus besoin ? Croit-on vraiment que les études de psychologie à la Sorbonne soient vraiment une formation à la chaleur humaine plus que la formation des médecins, des infirmières, des secouristes, des gendarmes ou des pompiers ? Les études universitaires de psychologie et les diplômes qui les sanctionnent sont indispensables à la société. Mais faut-il pour autant considérer qu’il faut développer un métier de « psychologues » qui auraient le monopole de traiter les aspects psychologiques des problèmes ? Ce serait une catastrophe dans la mesure où cela paraîtrait exonérer les autres cadres de notre société de leur devoir qui existe dans tous les métiers sans exception, de tenir compte de la dimension psychologique et plus généralement humaine des problèmes qu’ils traitent : la place des psychologues n’est pas sur les champs de bataille, les lieux de catastrophes, les lycées ou les entreprises, mais dans les écoles d’officiers, de gendarmerie, de pompiers, les écoles normales, les écoles d’ingénieurs et de cadres, ou l’Ecole de la Magistrature. Et elles en ont le plus grand besoin. 71 Permis de conduire Quelle drôle d’idée de vouloir introduire un sujet aussi trivial parmi des réflexions d’un ordre apparemment supérieur. Et pourtant, à y réfléchir un peu, le rôle éminent de la politique est d’organiser la société de manière à offrir au plus grand nombre des conditions de vie répondant à leurs besoins. Or qui niera qu’aujourd’hui la conduite d’une voiture est un besoin réel pour 99% des personnes vivant en dehors des grandes villes, et même pour la majorité des gens qui y vivent ? Et qui niera que l’organisation actuelle du permis de conduire revient en pratique à obliger ceux qui veulent l’obtenir à l’ « acheter » pour un millier d’euros à des auto-écoles privées qui ont, de fait, le monopole de sa préparation ? Comment se fait-il que notre République qui est fière à juste titre d’avoir créé l’enseignement public et obligatoire gratuit ait fait une exception pour le code de la route, en accordant pratiquement à des entreprises privées à but très lucratif le monopole de son enseignement ? Cela se comprenait à l’époque où la possession d’une voiture était réservée à des professionnels ou à quelques privilégiés. Et pourtant, il y a 50 ans, on pouvait encore se présenter au permis de conduire sans passer par une auto-école, à une époque où la conduite d’une voiture était autrement plus difficile et dangereuse qu’aujourd’hui. Si cela reste théoriquement possible aujourd’hui, personne n’ose prétendre que ce soit réellement le cas. Un garçon ou une fille de 18 ans aujourd’hui (ou ses parents) doit donc payer de l’ordre d’un mois de salaire au smic à une société privée pour avoir le droit de conduire une voiture. La seule explication possible est que les auto-école sont aujourd’hui des agents électoraux analogues aux bistros d’il y a 50 ans, de sorte que ni la droite ni la gauche n’osent toucher au monopole que cette corporation s’est arrogé de fait. Le Gouvernement, qui commence à prendre conscience du problème, a mis en avant la solution hypocrite du permis à un euro. Hypocrite car le prix du permis reste le même, sauf qu’on peut le payer à crédit. Or qu’est-ce qui empêcherait d’enseigner le code de la route à l’école ? Ce serait faire injure à nos enseignants (qui presque tous ont leur permis de conduire) que de prétendre qu’ils auraient besoin d’une « formation particulière » pour l’enseigner. Quant aux élèves, il semble indispensable de le leur enseigner, même s’ils ne doivent jamais conduire une voiture. Un piéton ou un cycliste d’aujourd’hui a tout autant besoin de le connaître qu’un automobiliste. On pourrait donc parfaitement instaurer pour le code de la route un examen de fin d’études obligatoire passé devant des officiers ou sous-officiers de police ou de gendarmerie (si cela ne provoque pas une grève des syndicats de l’éducation nationale !) qui, en cas d’obtention de la moyenne, donnerait droit à la délivrance du permis de conduire à 18 ans. Quant à la pratique, qui prétendra que des parents se sentant responsables de la sécurité de leurs enfants, des amis ou des garagistes ne sont pas aussi bien à même de l’enseigner que des moniteurs d’auto-école. Toutes les sociétés de location automobile et tous les garages pourraient avoir des voiture à double commande à louer. Au surplus, personne ne condamnerait les auto-école à disparaître. Il ne s’agit que de leur refuser un monopole injustifié, générateur de tarifs prohibitifs. Elles garderaient la clientèle des recalés au code à l’école, et de ceux n’ayant pas la possibilité ou le désir de se faire former par quelqu’un d’autre. 72 Il faut, bien sûr imposer une période probatoire aux jeunes conducteurs, comme on le fait déjà. La principale utilité du permis de conduire est de pouvoir être retiré ou suspendu. Il est donc tout à fait possible et légitime de prévoir des sanctions particulières à cet égard pour les conducteurs débutants. En outre, la personnalisation des primes d’assurance, déjà pratiquée, permet d’exercer une dissuasion importante contre les conducteurs imprudents. Mais si l’on veut aller plus loin, la logique ne serait-elle pas de remplacer l’immatriculation des véhicules par l’immatriculation des conducteurs, ou de pratiquer une double immatriculation permettant de lier bien davantage le tarif et les conditions des assurances aux statistiques d’accidents et d’infractions des conducteurs. Plutôt qu’un « permis à points » (qui n’enregistre que les contraventions et non les accidents) aboutissant à la solution brutale du retrait de permis (la plupart du temps inappliquée parce qu’inapplicable) un fichier informatisé de l’ensemble du comportement de chaque conducteur permettrait de graduer les sanctions par des limitations progressive de la validité du permis (cylindrées, vitesse, territoire géographique, etc…) et des augmentations graduelles du coût de l ‘assurance. Au lieu de cela, le système actuel permet, lorsque l’on a perdu ses points (y compris maintenant pour des infractions mineures), d’aller « acheter » un nouveau permis dans une auto-école, sous forme de « stages de formation » permettant de récupérer des points, au prix TTC de 260€ pour 4 points, soit 65€ le point, soit environ le double du prix payé par point pour acheter le permis initial.. Or, si un automobiliste dépasse la vitesse limite, ou conduit en état d’ébriété ce n’est pas parce qu’il ne sait pas que c’est interdit, et il est donc inutile de faire semblant de le lui réapprendre. Le soi-disant stage n’est donc qu’une pénalité déguisée sous la forme d’une perte de temps et d’argent. Une amende et une courte peine de prison feraient aussi bien l’affaire à cet égard. Mais il est vrai que l’amende irait dans les caisses de l’Etat au lieu d’aller dans celles des auto-écoles. Mais c’est précisément là le point le plus choquant du système actuel, et il est curieux de voir que ceux qui se scandalisent le plus de la privatisation des autoroutes ne se scandalisent pas de cette privatisation des amendes. Grâce à cette merveilleuse politique, que personne ne parle de remettre en cause, le nombre de conducteurs contrôlés sans permis, c’est à dire de ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu l’acheter à ce prix là, est passé de moins de 3.000 en 2002 à plus de 33.000 en 2005 ! Et ce sont bien sûr les assurances des conducteurs avec permis qui paient les dommages causés par les conducteurs sans permis. Les péages sur les ponts, abolis par la révolution, étaient moins scandaleux que cela. 73 O.N.G. « Organisations Non-Gouvernementales ». Appellation qui littéralement ne veut rien dire : on ne définit pas quelque chose par ce que cela n’est pas, mais par ce que c’est. A la lettre, une ONG est donc n’importe quoi, à l’exception d’une organisation gouvernementale. En réalité cette appellation est apparue pour la première fois dans le langage des NationsUnies pour désigner des associations internationales privées que l’ONU et ses institutions spécialisées reconnaissaient comme des interlocuteurs valables sur certains sujets. Cette définition reste valable aujourd’hui pour le plus grand nombre de ce que l’on appelle dans le langage courant les ONG, bien qu’il couvre maintenant, dans ce langage, des associations non reconnues par l’ONU et des associations purement nationales. Pourquoi, aujourd’hui, cette faveur croissante de l’opinion en faveur des ONG au sens large ? Pourquoi cette idée répandue que ces associations sont « bonnes », « dévouées », « efficaces », etc… ? Probablement par un effet de miroir du préjugé opposé selon lequel les organisations gouvernementales, nationales ou internationales, seraient nécessairement lourdes, politisées, inefficaces, et plus ou moins supposées d’impérialisme ou de défense d’intérêts économiques sordides. Le rôle grandissant de ces ONG, et les sommes considérables qu’elles brassent, provenant tant de subventions publiques que de dons privés, exigent que l’on s’interroge sur ce tableau en noir et blanc, et sur la place que nos sociétés doivent leur faire. La marée de dons provoquée par le Tsunami, dépassant largement les nécessités des secours immédiats pour lesquels ils avaient été sollicités, a provoqué dans les médias un début de réflexion sur ce sujet. Mais, comme toujours, ces réflexions médiatiques font davantage appel à des réactions émotives sur des aspects plus ou moins spectaculaires montés en épingle qu’à une réflexion approfondie. Un an après le Tsunami, tous les bien-pensants se scandalisent du fait que les deux tiers de l’argent ne soient pas encore dépensés, pendant que la majorité des ONG cloue au pilori la seule d’entre elles qui ait eu la sagesse de dire qu’elle ne voulait plus de dons parce qu’elle en avait reçu plus qu’elle ne pouvait en dépenser. Assez curieusement, dans la cacophonie qui en résulte, on n’entend la voix, ni de l’Etat, ni de l’Inspection des Finances, ni de la Cour des Comptes, alors que toutes ces ONG sont, en vertu de la loi française, soumises à un contrôle des pouvoirs publics. Sans doute ces nobles institutions nous donneront-elles, dans deux ou trois ans, leur opinion sur le sujet. En attendant, ce sont les journalistes de télévision qui jouent les contrôleurs, sinon les procureurs, c’est à eux que les ONG répondent, et c’est eux qui prononceront le jugement au nom du peuple, en décidant de la sanction, car c’est eux qui détiennent la clef de leur source de financement principale. Cette situation montre que, là comme ailleurs, le jeu de nos institutions politiques n’est plus adapté aux réalités du XXI° siècle. Que les ONG aient progressivement comblé le vide laissé par la lourdeur de nos bureaucraties publiques, nationales et internationales, était inévitable et souhaitable. D’autant plus qu’au départ ces organisations, très souvent animées par des bénévoles au dévouement admirable, se sont souvent révélées plus proches du terrain et plus efficaces que ne pouvait l’être aucune administration publique, même bien gérée. Mais que l’on en arrive à considérer, au plan national et international, que l’action humanitaire doit 74 être le monopole de ces ONG, sous le seul contrôle de leurs adhérents et donateurs, n’est pas démocratiquement acceptable. Avec le gigantisme atteint actuellement par les principales de ces organisations, le contrôle par les adhérents est devenu de fait le contrôle par les salariés, et le contrôle par les donateurs le contrôle par les médias. Compte tenu des méthodes vétustes de nos contrôles financiers nationaux, leur intervention, lorsqu’elle se produit, arrive plusieurs années trop tard comme on l’a vu dans le cas de la Ligue contre le Cancer, et comme on le verra sans doute dans le cas du tsunami. Par ailleurs, de par leur gigantisme, ces organisations sont devenues de véritables entreprises, pour les meilleures d’entre elles, ou de véritables bureaucraties privées pour les autres. Il ne faut donc pas s’étonner si, pour leurs dirigeants, le souci de la pérennité de l’organisation devient peu à peu un souci aussi important (et parfois plus !) que le souci de l’accomplissement de la mission immédiate. Tout dirigeant d’entreprise, quelle qu’en soit la nature, qui se respecte se sent responsable de la stabilité de l’emploi de ses salariés. S’il est clair que l’on ne reconstruit pas en six mois une région dévastée, ce n’est donc pas faire injure globalement aux dirigeants de ces organisations que de penser que certains d’entre eux aient pu être tentés d’étaler sur quelques années une partie de la manne exceptionnelle de dons reçus afin d’assurer la stabilité du « chiffre d’affaires » de leur organisation. C’est en cela que le développement du « professionalisme » dans les ONG est à double tranchant. Quand on l’oppose à l’ « amateurisme » qui a trop souvent régné dans certaines organisations, on ne peut que s’en féliciter. Mais dans la mesure où il implique de plus en plus souvent l’accroissement, voir la prépondérance du salariat sur le bénévolat, il devient néfaste. Le vrai bénévole est content d’aller se reposer chez lui quand on n’a plus besoin de lui. Le salarié doit s’inscrire au chômage et rechercher un nouveau travail pour nourrir ses enfants. En réalité, ces organisations cessent alors d’être « à but non lucratif », le « but lucratif » légitime de leurs salariés (y compris ceux du sommet de la hiérarchie) ne pouvant humainement rester entièrement étranger à leurs décisions. C’est la raison profonde pour laquelle on a assisté à certains phénomènes scandaleux de concurrence entre ONG, se disputant les meilleurs « marchés ». La télévision devenant le meilleur instrument de collecte de fonds, certains dirigeants considèrent qu’ils se doivent d’être présents sur les opérations les plus médiatisées ou médiatisables, quitte à marcher sur les pieds du « concurrent », et à négliger d’autres opérations médiatiquement moins « rentables ». Bien sûr, de tels comportements sont loin d’être la règle, mais il suffit qu’ils existent pour risquer de discréditer la cause humanitaire dans son ensemble. Mais les ONG ne se limitent pas à l’action humanitaire en cas de catastrophe. Beaucoup ont des objectifs ouvertement ou non plus « politiques ». Que ce soit Greenpeace, ATTAC, ou d’autres, beaucoup d’ONG ne se proposent pas de réaliser quoi que ce soit en faveur des déshérités, mais seulement de propager des idées, et d’organiser des manifestations, violentes ou non pour les propager ou pour s’opposer à des politiques qu’ils estiment y être contraire. On peut certes présenter ces idées comme généreuses, humanitaires, désintéressées, etc… Il n’en reste pas moins qu’il n’est pas très facile de les distinguer de celles de tel ou tel parti politique, ni surtout d’avoir la preuve de leur générosité ou de leur désintéressement. Considérer que ces ONG doivent avoir dans le paysage politique et social la même place que la Croix Rouge, les Chevaliers de Malte, ou Médecins sans frontières est simplement une escroquerie intellectuelle à laquelle il convient de remédier d’urgence. 75 En résumé, la place de ce que l’on appelle les ONG dans notre société est à repenser entièrement. Tout d’abord en accordant une dénomination plus appropriée aux vraies organisations humanitaires. Ensuite en subordonnant leur financement public à un contrôle plus réel de leur efficacité et de leur gestion financière, et en assurant une meilleure coordination de leur action. Enfin, en redonnant aux Etats le rôle qui devrait être le leur dans les grandes catastrophes internationales… à condition, bien sûr, qu’ils se donnent les moyens de l’assumer autrement que dans le cadre de règles bureaucratiques du XIX° siècle. 76 En résumé… La composante familiale de la société ne se réduit pas à la cellule familiale de base, même si celle-ci en est par définition la structure essentielle. Elle est tout ce qui, dans la société, relève de la culture et de la civilisation, et qui, de ce fait, est supérieur et non subordonné à la politique. Elle se situe de ce fait au même plan que la composante philosophique et religieuse, à laquelle elle est traditionnellement étroitement liée. L’Etat a certes le devoir de protéger les familles, comme il doit protéger les religions, les philosophies, les arts, etc… qui sont des composantes essentielles de la civilisation d’une société, afin d’en permettre la libre expression et l’épanouissement. Mais protéger n’est pas diriger, et encore moins imposer des règles. Pendant longtemps les familles proprement dites ont été le lieu privilégié de transmission de la culture et de la morale. Progressivement, et avec une apogée au MoyenAge, les religions et les Universités ont pris une place de plus en plus importante pour structurer socialement cette culture familiale. A toutes les époques les Etats ont tenté d’étendre leur pouvoir en s’appuyant sur ces valeurs culturelles ou religieuses, ou même en tentant de les contrôler ou de les asservir lorsqu’elles risquaient de les contrarier. Avec l’affaiblissement des religions, nos Etats modernes, démocratiques ou non, sont de plus en plus soumis à la tentation « totalitaire » au sens étymologique, consistant à vouloir régir ces domaines au même titre que tous les autres. Dans la mesure où la morale n’est plus régie par les religions du fait de la régression de la pratique religieuse, et où , d’une manière générale, nos grandes Académies ont perdu par leur faute le prestige qui leur permettait de régner dans les domaines scientifique, artistique, philosophique et moral, il devient urgent de combler un vide qu’il serait éminemment dangereux pour la démocratie de laisser combler par l’Etat, ce qu’il est en train de faire faute de mieux. Cette nécessité est bien ressentie par nos sociétés qui ne cessent de vanter les mérites de la « société civile », des « ONG », etc… sans cependant être capables, à ce jour, de définir des structures permettant à un véritable pouvoir culturel laïc de tenir, dans nos sociétés modernes, le rôle que les Eglises, les Académies, et les Universités de toutes sortes ont tenu pendant des siècles, face, et en coopération avec le pouvoir politique. Il ne s’agit pas, bien au contraire, de substituer un pouvoir corporatiste au pouvoir démocratique. Mais de reconnaître que les grandes valeurs de civilisation ne peuvent évoluer en dehors de cadres appropriés qu’il n’appartient pas au pouvoir politique de fixer, sauf à tomber dans le totalitarisme. 77 III-TRAVAIL « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », ce dur commandement donné par Dieu à l’homme dans la Genèse, n’a jamais cessé d’être vrai. Certes, beaucoup d’hommes ont vécu, et même confortablement, sans travailler, mais toujours à la sueur du front d’un autre. Il n’y a donc pas de miracle : toute richesse est nécessairement le fruit d’un travail. Les économistes distinguent souvent la part du capital, du travail, et du commerce dans la richesse, mais il ne faut pas pour autant oublier que le capital et le commerce sont les fruits du travail. C’est ce qui rend le travail éminemment respectable : il produit le pain sans lequel l’homme ne peut vivre. Tout ce que l’on appelle de nos jours l’ « économie » n’est autre que l’art d’organiser le travail pour produire de la richesse. « Celui qui ne travaille pas ne mange pas », dit le dicton, ou plutôt, il mange le pain produit par le travail des autres. L’interpréter comme interdisant de donner du pain à celui qui n’a pas travaillé est inhumain : nous avons le devoir de donner du pain à tout homme, même s’il n’a pas travaillé. Mais il veut dire que celui qui n’est pas prêt à travailler n’a pas « droit » à son pain, mais doit le demander aux autres. Nos contemporains ont un peu de mal à admettre cette vérité. Le slogan à la mode est le « droit au travail », et même au travail « librement choisi ». Cette erreur fondamentale est pour beaucoup dans les difficultés rencontrées pour aborder le problème du chômage dans nos sociétés modernes. On ne peut les résoudre que si l’on veut bien reconnaître, comme toutes les sociétés l’ont reconnu depuis des millénaires, que le travail est d’abord un devoir. Le reconnaître n’est pas préconiser le retour au servage ou au travail forcé. C’est simplement reconnaître que le but du travail est de produire le pain, ce que tout le monde comprenait et comprend encore très bien dans les sociétés où cette expression doit s’entendre au sens littéral, et que l’on a tendance à perdre de vue dans nos sociétés aux économies riches et complexes. Et pourtant, même dans nos sociétés, il n’y a réellement « travail » que si l’activité que l’on nomme ainsi contribue directement ou indirectement à la richesse collective. L’URSS avait réglé le problème du chômage en embauchant systématiquement tous ceux qui se présentaient sur le marché du travail, même s’il n’y avait rien à leur faire faire. Ils touchaient donc un « salaire », mais ils ne « travaillaient » pas, puisqu’ils ne contribuaient pas à la production de richesses. Nos sociétés commettent la même erreur lorsqu’elles se choquent du fait qu’une société licencie du personnel en surnombre alors qu’elle fait des bénéfices. Si elle les licencie, c’est parce qu’elle est en mesure de produire autant de richesse sans eux qu’avec eux, ce qui signifie que leur « emploi » a cessé d’être un « travail » productif. Garder un tel salarié est donc la même démarche que la démarche soviétique consistant à embaucher tout le monde : c’est déguiser les chômeurs en salariés. On a vu à quel résultat cela a conduit en Union Soviétique. Dans nos pays, refuser les « licenciements économiques » quand une société fait encore des bénéfices revient à dire qu’il faut attendre qu’elle soit en faillite virtuelle pour licencier, ce qui est la meilleure manière de parvenir à la faillite réelle, et au licenciement de tout le monde, pour avoir voulu protéger quelques-uns quelque temps. Il n’est pas question de refuser, dans une société riche comme les nôtres, le droit de tout citoyen à un « minimum vital » de ressources. Mais ce droit aux ressources a pour contrepartie le « devoir » du travail. L’indemnité de chômage n’est pas un salaire, et l’on n’a 78 droit à un salaire qu’en échange d’un travail «utile », c’est à dire producteur de richesse. Les réflexions qui suivent sur la vie économique supposent que l’on soit conscient de ce fait essentiel. 79 L’or et l’argent Curieux que ces mots désignent à la fois l’une des plus brillantes valses de Strauss, et l’instrument majeur de la création de richesses après le travail. Avant que la monnaie existe, l’homme ne pouvait être riche que des fruits directs de son propre travail et de celui de ses esclaves, c’est à dire fort peu de chose pour ceux qui n’en avaient pas. A l’origine, paraît-il, des coquillages ou autres objets naturels non périssables et considérés comme rares et précieux servaient de monnaie d’échange. Puis sont venues les pièces d’or, d’argent, ou de bronze. Puis les traites et lettres de change des commerçants et des banquiers. Puis, au XVIII° siècle, les billets de banque correspondant à une somme d’or. Puis, au XX° siècle, les billets de banque sans or aboutissant à l’effondrement de quelques monnaies, dont le mark avec les conséquences politiques que l’on sait. Avec le « gold exchange standard » créé par les accords de Bretton-Woods au lendemain de la guerre, on revient à l’or par l’intermédiaire du dollar. Et enfin, de Gaulle ayant eu la mauvaise idée de se faire rembourser ses dollars en or, les Américains ont cessé cette convertibilité, ce qui veut dire que depuis, tout le monde « flotte » autour du dollar. La valse s’accélère autour de lui, mais le pilotage à vue des banques centrales et des gouvernements permet d’éviter les chocs trop brutaux, et l’on aide à se relever sans trop de bobos les quelques danseurs qui tombent. On a changé nos francs contre des euros, mais quelqu’un peut-il dire la différence de nature qu’il y a entre un billet d’aujourd’hui libellé en euros et son équivalent en francs sur les billets d’hier, sinon qu’il n’y a pas besoin d’en changer quand on passe la frontière ? Ni les uns ni les autres ne représentent -pas plus que les billets d’aucun autre pays- une valeur intrinsèque quelconque. Pas même celle d’un joli coquillage du Pacifique. Les billets de banque d’aujourd’hui n’ont de valeur que la confiance que leurs détenteurs veulent bien leur accorder comme instruments d’échange. C’est à dire la confiance dans le fait que les autres détenteurs continueront de leur accorder leur confiance. Et le signe de cette confiance, nous disent les économistes, est donné par le marché des changes qui fixent la valeur des monnaies les unes par rapport aux autres. La boucle est ainsi bouclée : la valeur de la monnaie qui est l’instrument de mesure du marché, est fixée par le marché. La relativité universelle d’Einstein s’applique également à la monnaie, et les valseurs peuvent continuer de valser de plus en plus vite aussi longtemps qu’ils ne tombent pas. Mais ils dansent maintenant si près les uns des autres que, s’il y en a un qui tombe, ils tomberont tous en même temps. Il est donc prudent que le chef d’orchestre modère le rythme, mais sans trop le ralentir car sinon on ne peut plus danser. Mais qui est le chef d’orchestre ? Il y en a actuellement une demi-douzaine qui se regardent en essayant de jouer ensemble, tout en tentant de donner le rythme aux autres. Et surtout, quelle musique jouent-ils ? Sur quoi repose cette confiance que les danseurs leur font en continuant de tourner ? La confiance dans le dollar repose-t-elle sur l’économie des Etats-Unis ou sur leurs bombes atomiques qui font qu’aucun pays ne peut prendre le risque politique et militaire de les mettre en faillite en refusant leur monnaie, et que les compagnies pétrolières n’osent pas libeller leurs contrats autrement qu’en dollars ? La confiance dans l’euro n’est, elle, sûrement pas basée sur la puissance politique et militaire européenne, ni sur les réserves d’or de l’Europe, mais seulement sur son économie et son marché. Quant à la Chine communiste, sa monnaie est le dollar… qui s’effondrerait si elle 80 cessait de financer le déficit de la balance des paiements américaine. La confiance que nous accordons au dollar est donc en partie une confiance dans le régime communiste chinois ! Ces quelques images un peu caricaturales pour dire que l’on ne sait plus très bien aujourd’hui sur quoi repose la confiance, qui est la base de tout système monétaire depuis toujours. L’or, le pouvoir politique, la richesse économique, les trois facteurs y contribuent, mais sans que l’on soit capable de dire dans quelles proportions et selon quels mécanismes. Mais de tous temps c’est le pouvoir politique qui a été prédominant. Le privilège de battre monnaie a été depuis les origines l’un des attributs essentiels de la souveraineté des Etats. A tort ou à raison, certains Etats de l’Union Européenne y ont renoncé. Ce faisant, et bien que personne n’ait voulu le dire, toute perspective d’union politique entre eux et les autres a été enterrée : on a vu des Etats différents avoir la même monnaie, mais on n’a jamais vu un Etat fédéral avoir des monnaies différentes. En réalité, la situation des Etats européens n’est guère différente de celle des autres : il n’y a plus, en fait, de souverainetés monétaires, mais un jeu de « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » où les Etats politiquement, économiquement, et militairement les plus puissants se servent de leur puissance pour veiller à ce que le « jeu du marché » oriente la valeur de leur monnaie de la manière qu’ils souhaitent. Quant à l’ « indépendance » des banques centrales, de la banque européenne, ou de la banque mondiale, ce n’est qu’un mot pour exprimer à un moment donné le plus ou moins grand degré de décentralisation que le pouvoir politique décide d’accorder à sa banque centrale. Aucun pouvoir politique n’a jamais accordé en fait une indépendance totale à ses banquiers fussent-ils privés. Les banquiers lombards et les templiers en ont fait l’expérience en France, et personne ne prétend réellement que le Gouverneur de la Banque de France était plus indépendant du Gouvernement à l’époque où son Conseil était composé des « deux cent familles » qu’après sa nationalisation. Cela dépendait simplement de la volonté et du poids politique des gouvernements qui se succédaient. Aujourd’hui comme hier, c’est en définitive à un pouvoir politique que les détenteurs d’un billet de banque font confiance. Si cette confiance disparaît, il n’y a plus que l’or, et c’est insuffisant pour des économies modernes. Lorsque l’on réussit à suivre l’accélération des dernières mesures de la valse de Strauss, il arrive que la tête tourne à ce point que l’on doive s’accrocher à sa danseuse, et réciproquement, pour ne pas tomber. En matière monétaire on ne sait plus très bien aujourd’hui à quoi s’accrocher, à l’or, à la bombe atomique, ou à une véritable banque mondiale qui n’existe pas encore, et qui ne pourra exister qu’adossée à un véritable pouvoir politique. 81 Commerce mondial ou assistance ? « Trade but not aid »2 tel est le slogan oppose par les “libéraux”, à celui de l’aide d’Etat à Etat préconisé par les « socialistes » pour aider les anciens pays colonisés, et plus généralement les pays en voie de développement. Après plus de 50 ans de mise en œuvre des deux approches, selon les époques et les lieux, il faut bien les renvoyer dos à dos, et reconnaître que chacune peut se prévaloir d’autant de succès que d’échecs, et donc qu’aucune des deux n’est pleinement satisfaisante. L’aide d’Etat à Etat a été le plus souvent d’une inefficacité économique flagrante. Quand elle ne servait pas à entretenir des administrations civiles ou militaires pléthoriques, ou à engraisser une classe politique corrompue, elle servait davantage à remédier à la misère sociale qu’à investir dans des projets économiques d’avenir. Quant au commerce, il stimulait certes l’essor économique, mais souvent avec des objectifs de rentabilité à court terme plutôt qu’à long terme, au profit de l’industrie plutôt que de l’agriculture, et au profit d’investisseurs étrangers au pays, plutôt que de la création d’une classe d’entrepreneurs nationaux. Dans un cas comme dans l’autre, un néo-colonialisme économique s’est substitué à l’ancienne colonisation qui, quoi qu’on en dise, n’était sans doute pas plus, et parfois même moins, motivée par les arrière-pensées d’exploitation économique que ne le sont les doctrines de libre-échange d’aujourd’hui ou d’assistance d’hier. Pour que les pays occidentaux en prennent conscience, il a fallu le retour de flamme qu’a constitué l’invasion des produits asiatiques à bon marché en occident, et la prétention des Etats en développement à jouer, eux aussi, la carte politique en matière de commerce international. Du coup l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est devenue une gigantesque foire d’empoigne, où plus personne ne croit réellement aux vertus du libéralisme pur et dur en matière de commerce international (ce qui est officiellement le « credo » de l’organisation) mais l’invoque quand cela l’arrange et le récuse quand cela le gène. A cet égard les palinodies américano-européennes sur les aides à l’aéronautique, où chacun fait semblant de jouer le jeu libéral alors que tout le monde sait qu’il s’agit d’une rivalité de puissance, feraient rire si elles ne faisaient pas pleurer. Il en va de même de la prétention à « libéraliser » le commerce agricole, alors que chacun sait qu’aucun Etat responsable ne peut accepter de ne pas privilégier ses ressources agricoles pour l’alimentation de son peuple, et qu’il est absurde de prétendre payer le même prix l’ouvrier agricole d’un pays riche, et celui d’un pays pauvre. Il n’y a pas de « délocalisation » possible de l’agriculture. Reste la tentation de certains de vouloir « dé-libéraliser » l’OMC, et d’en faire une organisation plus « socialiste » qui remédierait, par une politique de « justice internationale » analogue à la « justice sociale » en politique intérieure, aux méfaits de la mondialisation des échanges. Il est étrange de voir qu’à une époque où les sociaux-démocrates reconnaissent (sauf en France) la faillite du dirigisme économique en politique intérieure, ils rêvent de l’instaurer dans le commerce international. Robert Schumann et Jean Monnet avaient compris que, dans l’intérêt de la paix en Europe, il convenait d’éliminer les motifs économiques de conflits. La libéralisation des échanges était donc à la base de la construction européenne. Mais il s’agissait d’échanges entre pays de niveaux de développement industriel et de niveaux 2 « Commerce et non assistance » 82 de vie comparables. Et même entre de tels pays, il est très vite apparu que cette libéralisation ne pouvait, à elle seule, régler le problème, et que des « politiques communes » notamment pour l’agriculture, étaient nécessaires. Encore aujourd’hui, au niveau de l’Europe, on connaît l’importance des tensions que ces politiques engendrent, et le degré d’intégration politique qu’il faut pour les surmonter. L’OMC ne peut donc être que libérale dans son principe. Et la libéralisation progressive des échanges est la seule voie de développement possible pour les riches et pour les pauvres. Mais il ne faut pas oublier que dans le commerce international, comme dans le commerce national, « c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Le libéralisme économique est toujours la loi du plus fort, et c’est pour cette raison que les Etats-Unis ont toujours été en faveur d’une accélération des « libéralisations » dans le cadre de l’OMC. Mais ils ont voulu aller trop vite et trop loin, et les réactions de l’Europe et du tiers-monde ont abouti à la foire d’empoigne actuelle. Cela ne veut pas dire qu’il faille remplacer la philosophie libérale actuelle de l’organisation par une philosophie socialiste. Il faut simplement, abandonner un libéralisme dogmatique, et un multilatéralisme systématique. Il n’y a pas de raison de faire de l’adoption d’un « catéchisme libéral » une condition de l’adhésion à l’OMC, surtout lorsque le monopole d’interprétation de ce catéchisme est en réalité détenu par les Etats-Unis. Par hypothèse une organisation mondiale, surtout pour le commerce, doit être ouverte à tous les pays. L’OMC est dans son rôle en poussant dans le sens de la libéralisation. Mais il est impossible de dicter une règle uniforme en la matière à tous les Etats et dans tous les domaines. Il faut savoir doser les progrès des « libéralisations » en fonction des réalités politiques de chaque pays, comme tout le monde, y compris les Etats-Unis, le fait en politique économique nationale. Le rôle essentiel de l’OMC n’est donc pas de rechercher l’uniformité, mais d’assurer la transparence et la stabilité des règles appliquées par les différents pays. Ce sont cette transparence et cette stabilité dont les investisseurs et les commerçants ont besoin. A chaque Etat membre de l’OMC de décider ensuite quel degré de libéralisme son économie et sa stabilité sociale lui permettent d’accepter à un moment donné, sachant que plus il en acceptera, plus il aura de chances d’attirer les investisseurs et de voir son commerce, et donc son enrichissement progresser. C’est en faisant preuve de plus de réalisme politique dans le fonctionnement de l’organisation, et non en cassant la machine, que l’on peut espérer parvenir à une mondialisation économique progressive qui ne fasse pas -ou le moins possible- de victimes, que ce soit dans les pays « riches » (qu’il n’y a aucun intérêt à appauvrir), ou dans les pays « pauvres ». Ce réalisme impose de ne fermer l’OMC à aucun Etat sans pour autant avoir les mêmes règles du jeu pour des Etats à structures économiques et niveaux de développement différents. Il impose aussi de respecter le droit de chaque Etat d’organiser souverainement son système économique et social interne : le système actuel qui pose des conditions en cette matière pour être membre de l’OMC est une survivance de la guerre froide dont on a vu les dangers avec la tentative maladroite d’imposer brutalement à l’ex-URSS des modèles politico-économiques américains. Prétendre agir de même vis-à-vis de la Chine relève de l’irresponsabilité politique. Sous l’influence des Etats-Unis dans les deux cas, la même erreur a été commise dans l’évolution de l’OMC (ou du GATT) et de l’Union Européenne : la tentative de négation des souverainetés nationales au nom d’une « primauté de l’économique » censée conduire à l’unification politique. Cette primauté de l’économique libérale n’a pas plus de sens que celle 83 de Marx qui en est le pendant, ni d’ailleurs que la « primauté du politique » chère à Maurras. La tentative a été si loin que les souverainetés nationales se rebiffent, au niveau mondial, comme au niveau européen. Le danger qui nous guette est le retour aux nationalismes qui serait une régression dangereuse. Mais contrairement au simplisme de la propagande européenne officielle, le choix n’est pas entre nationalisme et disparition des souverainetés nationales. Des Etats souverains ne sont pas des Etats partisans de l’anarchie internationale. Depuis toujours la vie internationale s’est développée, notamment pour le commerce, dans le cadre de règles librement acceptées par des Etats souverains. C’est la multilatérisation progressive de ces règles que le GATT a réussi à mettre en œuvre avec succès avant que le dogmatisme néo-libéral n’emballe la machine. C’est bien sûr dans cette voie qu’il faut continuer sans prétendre imposer à quiconque des règles du jeu économique en matière agricole, cinématographique, d’aviation civile, ou d’énergie éolienne ou nucléaire ! L’OMC est nécessaire. Mais elle doit être universelle, et respectueuse de la souveraineté des Etats, au lieu d’être ce qu’elle est devenue, à savoir l’instrument d’une politique ultralibérale dogmatique. Son libéralisme doit consister à respecter les options économiques et politiques de tous les Etats, son rôle consistant -et c’est essentiel- à les encourager à prendre des engagements qui favorisent le commerce international, et à veiller au respect et à la stabilité des engagements pris, ce qui ne veut pas dire à leur immuabilité. Peut-être une petite parabole est-elle le meilleur moyen d’illustrer ce propos. Parabole de la cour de récréation Une cour de récréation est faite pour que les enfants s’amusent le plus librement possible. Mais les enfants savent bien que l’on ne peut s’amuser sans règles du jeu. S’il n’y a pas de surveillant, c’est en général le plus fort qui décide à quoi on va jouer, propose les règles du jeu et arbitre. En général les autres suivent, et ceux qui veulent jouer à autre chose, ou ne sont pas d’accord avec les règles du jeu, peuvent rester dans leur coin ou aller voir dans la cour d’à côté. C’est la cour ultralibérale. A cette cour ultralibérale, d’aucuns voudraient substituer une cour socialiste. Le surveillant sachant mieux que les enfants ce qui est bon pour eux, décide qui va jouer à quoi et quand, et selon quelle règle : c’est la négation de la récréation, et les enfants s’enfuient pour jouer dans les terrains vagues. La cour libérale est celle où le surveillant admet que les enfants jouent à des jeux différents de leur choix dans des parties différentes de la cour, et selon des règles qu’ils fixent ou adoptent eux-mêmes. Le surveillant veille simplement à ce que ces règles soient respectées par ceux qui les ont adoptées, que les joueurs de rugby n’empiètent pas sur le terrain de foot, et que les grands n’aillent jouer avec les petits qu’en respectant leurs règles. La sanction de la cour de récréation n’est pas le pensum ou la colle. C’est : on ne jouera plus avec toi. Dans le coin où l’on joue aux billes, celui qui propose une règle qui l’avantage trop ne voit personne venir jouer avec lui. 84 Travail et salaire Dans l’Ecriture, l’ouvrier de la onzième heure reçoit le même salaire que celui embauché à l’aube, et ses camarades protestent. La réponse du patron est que chacun a reçu le salaire convenu et qu’il est bien libre de faire ce qu’il veut de son argent. Comme la plupart des paraboles, celle-ci ne doit pas, bien au contraire, être considérée comme un modèle de comportement pour gérer les affaires d’ici-bas, mais au contraire comme l’illustration du fait que la logique du monde surnaturel, qui est le monde de l’amour, n’est pas celle du monde de César. Où irait-on, en effet, si l’on se mettait à payer les ouvriers (et les cadres !) indépendamment de la qualité et de la quantité de travail accompli ? Ce ne serait possible que dans un monde de « saints » qui n’existera jamais, où chacun serait mû par l’intérêt général et par l’amour du prochain sans tenir compte de son intérêt personnel. Toute politique de rémunération du travail, dans le secteur public ou dans le secteur privé, qui ignorerait ce lien nécessaire ne peut que conduire une société à la faillite économique. Et pourtant notre société, pas plus qu’aucune autre avant elle, ne peut accepter dans sa brutalité le dicton populaire : « celui qui ne travaille pas ne mange pas ». La conception moderne de la justice sociale tend au contraire à s’inspire du slogan marxiste « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » qui tend, comme dans la parabole précitée, à dissocier travail et ressources. Cela se traduit par la revendication du « droit à la santé », du « droit au logement », du « droit aux loisirs », etc… supposés, en tant que droits, devoir être fournis plus ou moins gratuitement par la société. Là comme ailleurs, la sagesse politique consiste à rechercher l’équilibre entre des exigences contradictoires. La parabole de l’ouvrier de la onzième heure fait pendant à cet autre précepte de la Bible : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». L’exigence du « bien commun » (qui est la forme politique de l’amour du prochain) est de maintenir le lien entre travail et rémunération, faute de quoi la société périclite. Mais l’exigence de la charité (ou de la fraternité, pour employer le terme laïc) est de ne pas laisser mourir de faim celui qui ne travaille pas. Jusqu’au siècle dernier, presque toutes les sociétés ont résolu le problème en distinguant les règles économiques et politiques, du ressort de l’Etat, qui doivent à tout prix respecter ce lien, et le domaine religieux ou philanthropique où chacun doit, selon sa conscience, aider les victimes des lois économiques. Aujourd’hui encore cette attitude est très présente dans la réflexion politique américaine. Elle a été en revanche de plus en plus rejetée en Europe, et surtout en France, depuis la fin du XIX° siècle. Toute forme « d’assistance » a été rejetée comme humiliante pour celui qui la reçoit, le travail, et la rémunération suffisante qui va avec, de même que la santé gratuite étant des « droits ». Le point extrême dans cette logique a été atteint dans la manière dont l’URSS avait résolu le problème du chômage. Ayant décidé une fois pour toutes que tout homme ou femme parvenu à l’âge de travailler devait être embauché, même si aucune entreprise n’en avait besoin, il n’y avait donc plus de chômeurs, mais seulement des salariés payés à ne rien faire. Le résultat économique, social et humain est maintenant connu. Même dans les pays à économie de marché, qui de nous ne connaît, dans nos grandes compagnies publiques (et 85 parfois même privées !) de ces gens « placardisés » ou même tout simplement « planqués » qui ne sont théoriquement pas chômeurs, mais simplement payés à ne rien faire. Le travail est un devoir avant d’être un droit. Celui qui ne travaille pas, qu’il soit chômeur ou salarié, mange le pain des autres. Bien sûr, dans nos sociétés de plus en plus complexes, beaucoup ne réussissent pas à travailler, même en cherchant de bonne foi à le faire. La société a donc le devoir de les aider à le faire, et de les secourir en attendant. Mais elle n’a pas le devoir de donner à chacun le travail qu’il aimerait faire : si 50% des étudiants veulent être médecins ou professeurs de lettres on ne peut leur donner satisfaction, et ils ont donc le « devoir » de gagner leur pain autrement, même si cela répond moins bien à leurs goûts. Ce qui est vrai des étudiants est vrai de toutes les autres catégories professionnelles. C’est à l’homme de faire ce qui est utile à la société, et non à la société d’offrir à l’homme la possibilité de faire ce qui lui plait. Bien sûr, si chacun peut trouver le travail qui lui convient, tant mieux ! Mais Robinson Crusoë sur son île doit bien commencer par se nourrir et se loger avant de songer à faire de la poésie. Quant au droit à la santé, au logement, au transport, etc… gratuits, il ne faut pas oublier que ce qui est gratuit pour l’un est toujours payé par quelqu’un d’autre. Quand on entend les dialogues entre les pharmaciens et leurs clients pour savoir s’ils veulent deux ou trois boites d’un médicament remboursé à 100%, on n’a pas l’impression qu’ils sont conscients que c’est eux et leurs voisins qui paieront la boîte éventuellement en trop ! 86 Emploi à vie Dans les années soixante, il était d’usage de se moquer des Japonais, et de leurs contrats de travail « à vie » dans leurs entreprises. On peut aujourd’hui se demander si ce n’est pas parce que nous en étions secrètement jaloux, en voyant que cela paraît être devenu l’idéal de nos compatriotes, au moment même où les Japonais découvraient qu’un tel système n’était pas viable dans une économie moderne. Il semble que, de nos jours, l’idéal de nos compatriotes ne soit plus de gagner leur vie le mieux possible, mais de trouver à 18 ou 25 ans un employeur qui veillera sur eux jusqu’à la fin de leurs jours. Le métier de fonctionnaire est devenu le métier idéal. D’autant plus qu’il est devenu aussi bien, sinon très souvent mieux payé, qu’un salarié du secteur privé. Un haut fonctionnaire ayant le sens de l’humour (il y en a plus qu’on ne pense) avait coutume de dire : « Des esprits superficiels pensent que le fonctionnaire aurait un devoir et un droit : le devoir de travailler, et le droit de toucher son traitement enfin de mois. C’est une grave erreur. Le fonctionnaire a deux droits :le droit de toucher son traitement, et le droit de travailler. La preuve en est que, lorsque l’on veut sanctionner un fonctionnaire, on ne lui enlève pas son traitement, mais on lui enlève son travail. ». On pourrait d’ailleurs en dire autant de beaucoup de salariés d’établissements ou d’entreprises publiques. Cela explique l’attrait de ces emplois auprès de beaucoup de nos contemporains, surtout en période de chômage. Du coup, la plupart des organisations syndicales se sont donné pour objectif d’arriver dans le secteur privé à une « stabilité de l’emploi » aussi proche que possible du secteur public. Le « contrat à durée indéterminée » qui, traditionnellement, signifiait qu’il pouvait être rompu à tout moment avec un préavis, est peu à peu devenu, dans les grandes entreprises, un « contrat à vie », dont la résiliation avec préavis n’est plus possible que par le salarié sauf circonstances exceptionnelles. Paradoxalement, c’est aujourd’hui le contrat à durée déterminée, même de longue durée (hier considéré comme une garantie de stabilité) qui est considéré comme « précaire » ! Cette idée de salariés entrant à la fin de leurs études dans un emploi (ou dans le meilleur des cas une carrière tracée à l’avance) à vie au service du même employeur a été, et reste l’une des causes bien connues de la lourdeur, et souvent de l’inefficacité, des administrations de tous les pays. L’évolution de plus en plus poussée du droit du travail vers une « fonctionnarisation » des salariés des grandes entreprises les condamne à terme au même sort. C’est la raison pour laquelle elles réagissent en « externalisant » ou « délocalisant » le plus possible leurs activités : elles n’ont en effet pas de contribuable pour les renflouer si elles perdent de l’argent. Le résultat est qu’au lieu de fonctionner de manière souple, l’adaptation de la maind’œuvre aux besoins de l’économie se fait par à-coups brutaux. Aucune entreprise ne pouvant se permettre de payer des salariés inutiles, il est inévitable économiquement de devoir les licencier. Le nombre de ceux qui doivent l’être ne dépend donc pas de la législation applicable. Mais le sort des salariés victimes de « plans sociaux » est en fait pire que celui de salariés individuels, dont il est plus facile de planifier avec souplesse le départ de manière à 87 leur donner leurs meilleurs chances de retrouver un emploi. En revanche, cela s’avère, contrairement à ce que l’on croit, beaucoup plus difficile dans le cadre de plans sociaux (ou pire de faillites) mettant d’un seul coup des dizaines ou centaines de salariés sur un marché local du travail incapable de les absorber brutalement. Mais on ne peut envisager de revenir sur cette fonctionnarisation des entreprises sans aborder en même temps le problème de la « fonctionnarisation des fonctionnaires ». Il n’y a en effet de nos jours plus aucune raison pour que les salariés de l’Etat ou des collectivités publiques soient soumis à un droit du travail différent de ceux du secteur privé. A l’époque où un patron pouvait licencier n’importe quel salarié, pour n’importe quelle raison, il était normal que l’on protège les fonctionnaires contre l’arbitraire des pouvoirs politiques successifs qui pouvaient être tentés (comme c’est encore le cas à Washington) de remplacer certains fonctionnaires par d’autres en fonction de leurs opinions politiques. Mais de nos jours les protections contre les licenciements arbitraires dans le secteur privé sont bien suffisantes pour éviter ce risque dans le secteur public. Sur le plan des rémunérations, pendant très longtemps les fonctionnaires ont été moins bien payés que les salariés du secteur privé, et cela paraissait légitime compte tenu de leur stabilité d’emploi, de leurs retraites, etc… Mais comment justifier que ces avantages leur demeurent acquis maintenant que leurs rémunérations, surtout pour les plus bas salaires, ont rejoint ou dépassé celles du secteur privé ? Mais le problème de nos lois et de nos mœurs en matière de travail ne se limite pas à ces problèmes de stabilité d’emploi et de rémunérations. Il faut poser la question de savoir si, avec l’espérance de vie, et les transformations rapides de la société actuelle, il est encore raisonnable de considérer, comme au siècle dernier, que chacun entame une carrière professionnelle sur la base des diplômes ou de la formation qu’il a ou qu’il n’a pas en arrivant à l’âge adulte, et qu’il la poursuit ensuite jusqu’à l’âge de la retraite. On cherche actuellement des solutions dans la voie de la formation professionnelle continue mais cela ne peut avoir que des effets limités. Ce qu’il faut changer, c’est la notion de carrière unique. Gardons, si l’on veut, l ‘âge de la retraite à 60 ans, ou même avançons-le à 50 ou 55 ans, et donnons à chacun de ceux qui le voudront le droit de prendre à cet âge une retraite proportionnelle aux cotisations versées. Mais permettons à tous ces retraités de reprendre aussitôt, s’ils le veulent, un autre emploi jusqu’à l’âge qu’ils voudront en continuant de cotiser pour un complément de retraite à recevoir le jour où ils cesseront définitivement de travailler. Cela contribuerait à résoudre le problème de ces nombreux cadres ou ouvriers âgés, dont le rendement ou l’efficacité a diminué avec l’âge (ce qui n’est pas le cas pour tous) et que l’on licencie ou pousse dehors alors qu’ils pourraient remplir utilement un emploi moins rémunéré que l’on ne peut leur offrir en vertu de la sacro-sainte règle que l’on ne peut diminuer un salaire. Mais il y a surtout le fait qu’il est ridicule de recruter dès la sortie des études pour tous les métiers. S’il est des métiers où l’âge peut être un handicap (l’armée, la police, les travaux de force ou d’adresse, les entreprises innovantes, etc…) il en est d’autres où il est un avantage (la magistrature, certaines formes d’enseignement, l’expertise, etc…). On a vu récemment les catastrophes auxquelles peut conduire le fait de voir des juges célibataires de trente ans exercer des fonctions de juge d’instruction, de juges pour enfants, ou statuer sur des cas de divorce. Pourquoi pas une limite d’âge inférieure pour recruter des juges sur concours parmi des candidats ayant une expérience de la vie professionnelle, juridique ou non ? De même 88 pour les éducateurs, assistantes sociales, etc…? Pourquoi vouloir à tout prix que la fonction publique ne recrute qu’à la sortie des études, alors qu’elle n’aurait souvent qu’à gagner à recruter des agents ayant acquis ailleurs une expérience professionnelle ? Et pourquoi, en revanche, continuer à tolérer le soi-disant « détachement » de hauts fonctionnaires dont la fonction publique ne devient plus que le « parachute » pour le cas où ils ne réussissent pas ? Permettre une réelle mobilité, et une réelle compétition afin de donner toutes leurs chances aux meilleurs, indépendamment de leurs diplômes de départ, dans le public comme dans le privé, est la condition d’un renouveau du dynamisme national. C’est à l’Etat de donner l’exemple en cassant les rigidités des dizaines et centaines de corporations et souscorporations qu’il a laissé se créer au sein de son administration, et en adaptant les âges d’accès et de sortie des différentes fonctions publiques aux nécessités qui sont les leurs. Cela doit aller de pair avec une refonte totale du droit du travail, identique pour les secteurs publics et privés, combinant la nécessaire mobilité de la main-d’œuvre, avec la non moins nécessaire garantie d’un minimum de ressources. On ne peut procéder par petites touches qui, à chaque fois, cristallisent les mécontentements sans permettre d’obtenir les bénéfices escomptés : seule une courageuse et imaginative réforme d’ensemble sera acceptable et acceptée, chacun, au fond de lui-même étant convaincu de sa nécessité, mais refusant d’être le seul, ou même le premier à en faire les frais. 89 Richesse et justice sociale Après la sécurité, le premier devoir d’un gouvernement, est de créer les conditions favorables à l’enrichissement de la société dont il est responsable. Et le second de veiller à ce que cette richesse soit aussi équitablement répartie que possible. Les deux exigences sont en partie contradictoires, et l’art de la politique est de les concilier. Ce n’est pas le rôle d’un gouvernement de créer lui-même de la richesse, bien que certains l’aient parfois fait par le passé, au moyen de guerres de conquête ou de piraterie. Ce fut notamment le cas de l’Empire Romain décadent. Mais l’histoire nous enseigne que, pour ce qui est des moyens plus normaux de créer de la richesse, agriculture, industrie, commerce, etc… les Etats sont en général moins doués que les particuliers. Toutes les tentatives pour y parvenir ont échoué dans tous les pays du monde, les dernières en date, en Russie, en Chine, ou au Cambodge dans le sang et les larmes. La cause paraît donc maintenant entendue : il n’y a que le travail des hommes qui crée de la richesse, et la seule motivation efficace pour stimuler ce travail est l’enrichissement personnel. C’est là que les deux exigences deviennent contradictoires : l’enrichissement personnel des meilleurs est ce qui enrichit la société dans son ensemble, mais en même temps ce qui crée des inégalités parmi ses membres. Que l’Etat soit dans son rôle en veillant à ce que ces inégalités ne deviennent pas insupportables est évident. Mais le seuil au-delà duquel son intervention aboutit à un appauvrissement des moins fortunés au lieu de les enrichir, l’est beaucoup moins. Que ce soit dans la Chine communiste aujourd’hui, ou dans l’Europe du XIX° siècle, les périodes de développement économique rapide se sont toujours accompagnées de grandes disparités de revenus, la compétition pour l’enrichissement étant le meilleur ressort connu du progrès économique. Ce qui entraîne automatiquement un accroissement des tensions sociales, la revendication d’une plus grande part du gâteau se faisant de plus en plus forte au fur à mesure que la taille du gâteau augmente. Le problème est donc de réduire l’inégalité entre les parts sans réduire le rythme d’accroissement du gâteau. C’est une chose tout à fait possible dans la mesure où le lien incontestable entre progrès économique et inégalité de revenus n’est, ni automatique, ni surtout directement proportionnel. Dans l’Europe du XIX° siècle les ajustements se sont faits dans la douleur et souvent dans la brutalité, à coups de grèves, émeutes et révolutions dont on se dit avec le recul qu’elles auraient pu être évitées si les mécanismes de négociations sociales qui se sont développés au XX° siècle avaient été mis en place plus tôt. Mais on s’aperçoit aujourd’hui que ces mécanismes eux-mêmes sont mal adaptés à l’économie du XXI° siècle. D’une part, en France, parce que ces procédures n’ont pas permis de mettre fin à des recours systématiques à la grève qui est devenue tellement coûteuse pour les économies modernes qu’elle apparaît aujourd’hui comme anachronique. D’autre part parce que ces négociations dites « sociales » ont des répercussions macroéconomiques dans une économie mondialisée débordant largement le cadre des relations entre les employeurs et les salariés concernés. On en arrive donc à considérer la « législation sociale » comme une partie de la « législation économique ». 90 Même nos Etats les plus « libéraux » savent qu’il est de leur responsabilité de créer et d’adapter sans cesse les conditions nécessaires à l’enrichissement des sociétés dont ils ont la charge. L’économie de marché est à la base la plus efficace pour y parvenir. Mais le « marché du travail », comme tous les autres, a besoin de règles de fonctionnement particulières. De même que les hautes technologies et les industries de pointe n’ont jamais vu le jour, ni ne se sont développées par le simple jeu des « lois du marché ». Nos Etats doivent donc intervenir dans le domaine social comme dans le domaine économique. La question est de savoir si les procédures politiques traditionnelles de nos démocraties sont encore appropriées pour le faire. La réponse est non. On a vu que, dans le domaine social la procédure des conventions collectives et de leur extension aboutissait à bureaucratiser la négociation sociale, du côté patronal, comme du côté ouvrier… pour ne pas parler des fonctionnaires. Mais surtout, il n’est plus possible à un Etat moderne de faire semblant de croire que l’on peut, au XXI° siècle, dissocier politique sociale et politique économique. Et dans la mesure où cette politique économique ne peut, à son tour, faire abstraction d’une mondialisation économique qui est un fait irréversible, on voit que c’est du niveau national au niveau mondial qu’il faut que les Etats organisent les pouvoirs de régulation de l’économie et des rapports sociaux que l’on ne peut en séparer. Cette régulation doit se faire sous le contrôle du pouvoir politique, mais dans le cadre de procédures très différentes des procédures politiques traditionnelles, faisant une place prépondérante aux acteurs économiques et sociaux. 91 Nationalisations Après la mode des nationalisations vient la mode des dénationalisations, sans que personne soit en mesure aujourd’hui de dire ce qui distingue fondamentalement la poste « privatisée », de la SNCF « nationalisée », ou de l’EdF qui semble n’être ni l’un ni l’autre. Pour sa part, André Giraud avait coutume de dire : « je ne connais pas d’entreprises nationalisées ou pas nationalisées, mais seulement des entreprises bien ou mal gérées ». Les passages d’André Giraud ou de Georges Besse à la tête du CEA, de Pechiney, de Renault ou de COGEMA montrent qu’un vrai patron a les moyens de gérer aussi efficacement une entreprise publique qu’une entreprise privée, à condition de savoir obtenir de l’Etat actionnaire qu’il lui en laisse les moyens, et d’être prêt à en assumer la responsabilité. Le fait qu’il y ait des contre-exemples est incontestable, mais il est difficile de prétendre que la gestion de Pechiney privé ait été meilleure que la gestion de Pechiney nationalisé. Là comme ailleurs, le dogmatisme est donc mauvais conseiller. Alors quoi faire ? Commencer par reconnaître que le rôle d’une entreprise est de créer de la richesse, et qu’il s’agit donc là d’une logique économique dont l’instrument de mesure et la sanction est l’argent, et non le bulletin de vote. Le premier devoir d’une entreprise est de produire le mieux possible, le moins cher possible, et de vendre le mieux possible, c’est à dire le plus cher possible sur un marché concurrentiel. Ce qui veut dire, faire le maximum de profits. Que cette loi économique doive être encadrée par un cadre politique fixé par l’Etat, non seulement pour faire respecter les droits des salariés et des actionnaires, mais également pour faire respecter les intérêts de l’Etat, ne devrait faire de doute pour personne. Mais ce cadre étant posé, et le chef d’une entreprise choisi, que ce soit par l’Etat, l’Etat-actionnaire, ou des actionnaires privés en fonction, et en fonction seulement, de ses aptitudes à remplir son rôle de chef d’entreprise, il n’y a aucune raison pour que l’un emploie des méthodes différentes ou donc réussisse mieux que l’autre. La raison pour laquelle il en va rarement ainsi dans la pratique, est que l’Etat ne peut se retenir d’intervenir dans la gestion interne des entreprises dont il est actionnaire pour des raisons étrangères à l’intérêt économique de l’entreprise. Cela arrive aussi, plus rarement il est vrai, de la part d’actionnaires d’entreprises privées, mais, quand cela arrive, le résultat est tout aussi mauvais. Si l’on veut bien ainsi admettre qu’il n’y a pas de fatalité à une mauvaise gestion du secteur public, pas plus qu’à la plus grande efficacité du secteur privé, cela ne résoud pas la question de savoir s’il doit exister un secteur public, et ce qui doit s’y trouver. Pour certains, proches de ce qu’est la doctrine américaine en la matière, le secteur public n’aurait pas de raison d’être, les sociétés privées étant, par hypothèse, mieux gérées, il suffit de conclure avec elles, là où c’est nécessaire, des conventions leur imposant, moyennant éventuellement les compensations financières nécessaires, les servitudes d’intérêt public que l’on estime nécessaires. Cette argumentation trouve bien sûr un renfort dans la situation de gestion catastrophique ou les privilèges exorbitants engendrés par une gestion politisée de certaines entreprises publiques. Pour ne citer qu’un cas les privilèges des agents d’EdF par rapport aux autres salariés, et la gestion scandaleuse de son comité d’entreprise ont joué au moins autant que les pressions de Bruxelles en faveur de sa privatisation. Si tel n’avait pas été le cas, EdF aurait, au contraire, constitué le meilleur exemple de l’entreprise qu’il est plus raisonnable d’avoir dans le secteur public que dans le secteur privé. 92 La situation de monopole technique de fait, résultant de l’interconnexion, le caractère d’utilité publique d’une distribution ininterrompue, comme la nécessité d’avoir une politique d’indépendance énergétique et de protection de l’environnement grâce notamment à un recours massif à l’énergie nucléaire, font que la régularisation de l’activité d’une telle entreprise par le marché n’est qu’une fiction. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres concernant des entreprises en situation de monopole ou de quasi-monopole, la privatisation ne se justifie que par l’incapacité, reconnue ou supposée des entreprises publiques à se gérer efficacement. Or l’expérience a prouvé, et prouve tous les jours qu’il n’y a là aucune fatalité. Cogema a réussi à devenir le premier industriel nucléaire du monde, sur un marché hautement concurrentiel dans un secteur de pointe avec son statut d’entreprise publique. En sens inverse Airbus et Boeing, entreprises privées ont été portées à bout de bras par leurs gouvernements respectifs pour remplir leur mission stratégique d’indépendance industrielle et militaire. On a beau faire semblant de croire que ces sociétés n’obéissent qu’aux lois du marché, chacun sait que ce n’est vrai que sur le plan tactique de la gestion et du commerce (ce qui est essentiel pour maintenir leur compétitivité) mais que leur stratégie a été fixée par le pouvoir politique, ce qui est parfaitement légitime pour des industries de pointe. Qui est en mesure de dire ce qui est ou n’est pas public ou privé dans l’industrie spatiale mondiale d’aujourd’hui ? Toutes le nations du monde à toutes les époques ont su créer par leur volonté politique les industries et même les commerces qu’elles estimaient nécessaires à leur puissance ou à leur prospérité. Il est arrivé que les princes ou les Etats réussissent à les gérer efficacement eux-mêmes, comme il est arrivé beaucoup plus souvent qu’ils en concèdent la gestion à des entreprises privées pour plus d’efficacité. Prétendre trancher le débat dans un sens ou dans l ‘autre selon des principes théoriques n’a guère de sens. Tout au plus peut-on faire remarquer que la nationalisation-sanction d’une entreprise concurrentielle telle que Renault n’avait guère plus de sens que la privatisation-sanction d’un monopole tel qu’EdF. 93 La mode des murs Les Empereurs de Chine avaient fait la Grande Muraille, Staline a fait le mur de Berlin, les Français la ligne Maginot, Hitler le mur de l’Atlantique, Sharon le mur d’Israël, et les Etats-Unis s’apprêtent à décider le « mur du Mexique ! A quand le nouveau mur de l’Atlantique et de la Méditerranée européen ? Entre les murs destinés à empêcher les citoyens de sortir, et ceux destinés à empêcher le voisin d’entrer, les sociétés sur la défensive ne cessent de construire des murs ! Or aucun d’entre eux n ‘a jamais résolu le problème qu’il était censé résoudre. Au contraire, la décision de construire un mur, en elle-même, révèle un manque de courage de la société pour affronter ses problèmes, en affectant de croire qu’ils peuvent se résoudre par un repli défensif sur elle-même. Lorsque cette attitude ne conduit pas directement à la catastrophe (la ligne Maginot) elle ne fait en général qu’en retarder et en aggraver l’échéance : c’est aussi vrai dans le domaine économique et social que dans le domaine militaire. Voir les Etats-Unis, dont la prospérité et la puissance sont dues à l’immigration, champions du libreéchange mondial et des droits de l’homme, construire un mur pour empêcher les crève-la-faim d’Amérique latine de venir manger chez eux, en dit long sur le déclin de la grande démocratie américaine. Non pas qu’il soit illégitime de s’opposer à une immigration anarchique, et des mesures policières sont toujours nécessaires pour l’éviter. Aucune nation ne peut laisser envahir son territoire fût-ce pacifiquement. On ne peut reprocher au Danemark, par exemple, d’avoir introduit dans son traité d’adhésion à l’Union Européenne, une clause dérogatoire lui permettant de s’opposer à l’acquisition de logements sur son territoire par des étrangers, afin d’éviter l’ « invasion allemande » sur sa frontière sud. La France pourrait un jour regretter de ne pas en avoir fait autant, quand on voit les problèmes que commence à poser « l’invasion britannique » sur les côtes de la Manche… et ailleurs. Des réglementations, et les mesures policières qui vont avec, sont donc indispensables. Mais le propre d’une démocratie est de rechercher des solutions politiques aux problèmes politiques, dans le domaine des relations internationales comme dans les autres. Un mur n’a jamais été une solution politique, ni d’ailleurs militaire. Lorsque le nombre d’immigrants clandestins installés aux Etats-Unis atteint 11 millions* , qu’il en arrive 400.000 nouveaux chaque année, malgré 441 morts en tentative de franchissement de frontière, c’est le signe d’un problème politique majeur que l’on ne résout pas par un mur. Ce problème est le même que celui de l’Europe occidentale et d’Israël : le voisinage entre une société riche et à démographie insuffisante, et une société prolifique et pauvre. Economiquement, la société riche ne peut se passer d’une main-d’œuvre pour des travaux que les quelques enfants qu’elle continue à avoir ne veulent plus faire. Socialement elle a tendance à rejeter ces « va-nu-pieds » dont le mode de vie et la culture ne sont pas les siens, et qui font concurrence, sur le marché du travail, à ceux de ses nationaux qui n’ont pas les capacités requises pour accéder aux emplois qualifiés. Plutôt que d’affronter clairement ce * ce chiffre et ceux qui suivent sont extraits d’un article du Figaro du 11/1/06 94 problème, les Etats-Unis, Israël et l’Europe ont recours à des degrés divers aux deux fausses solutions contradictoires que sont l’immigration clandestine et la construction de murs. On s’aperçoit ainsi que la politique d’immigration officielle américaine (que certains voudraient copier en Europe) n’est qu’un trompe-l’œil. Officiellement les Etats-Unis pratiquent une politique d’immigration qualitative en accueillant principalement des diplômés et de la main-d’œuvre qualifiée. Mais pratiquement ils accueillent deux catégories d’immigrants : les diplômés avec papiers, les autres en clandestins. Personne ne prétend en effet que 11 millions de clandestins (sans lesquels de surcroît l’économie américaine ne saurait tourner) ont pu s’installer aux Etats-Unis sans l’accord tacite du gouvernement. Il y a un seuil qualitatif et quantitatif d’immigration qu’une société ne peut dépasser sans réactions, saines ou malsaines. Le mouvement de l’immigration clandestine s’étant très naturellement emballé, on essaie maintenant de l’arrêter par un mur. Mais ce faisant on s’attaque aux effets et non aux causes, c’est à dire que l’on ne peut réussir. Il y a un seuil d’écart des niveaux de vie que deux sociétés voisines ne peuvent franchir sans provoquer une invasion, pacifique ou non. Or les Etats-Unis, qui ont voulu créer une zone de libre-échange de l’Alaska au Mexique pour donner des débouchés à leur économie, n’ont pas été capables (parfois même au contraire) de promouvoir un développement économique mexicain qui permette un certain rattrapage de l’écart des niveaux de vie autrement que par une émigration clandestine massive. Aussi longtemps que l’écart actuel des démographies et des niveaux de vie subsistera, il n’y a pas de mur qui puisse résoudre le problème. Mutatis mutandis, le problème européen n’est pas très différent du problème américain. Le résoudre pour les pays de l’Europe de l’Est par l’élargissement de l’Union Européenne était une solution, et l’avenir dira si c’était la meilleure. Mais elle ne fait en tout cas que repousser le problème aux nouvelles frontières de l’Union, tout en créant des problèmes de flux migratoires à l’intérieur qu’il faudra bien résoudre. Il n’est pas souhaitable de voir un afflux massif de populations des pays pauvres de l’Union vers les pays riches, pas plus que des pays voisins extérieurs à l’Union, européens, asiatiques ou africains. Puisqu’il n’est pas possible de construire des murs, il est temps de concevoir des politiques économiques extérieures sur des bases un peu plus « modernes » et intelligentes que le libéralisme de l’OMC. 95 Odeurs de pétrole Il y a ceux qui voudraient tout ramener à cela. Et il y a ceux qui se refusent à les sentir et ne veulent voir dans la politique internationale de leur pays ou de ses amis que la poursuite de nobles causes. Ils ont également tort. Il est aussi vain de nier la place stratégique tenue par le pétrole dans la politique internationale, que de vouloir tout ramener à cela. Nous parlons du reste ailleurs, mais ne parlerons dans ce paragraphe, que de cette place stratégique. Pendant le demi-siècle qui vient le pétrole restera le combustible vital de toute économie industrielle développée. Les Etats-Unis en ont de moins en moins sur leur sol. L’Europe n’en a quasiment pas sauf un peu en Mer du Nord. Le Japon n’en a pas. La Chine en a peu et ne sait si elle en aura davantage. Pour ces pays, c’est à dire pour toutes les grandes puissances actuelles du monde, sauf la Russie, leur dépendance du reste du monde pour cette ressource vitale est donc nécessairement un problème politique majeur, qu’elles le reconnaissent explicitement ou pas. Prétendre qu’il n’y a aucune arrière pensée de sécurité d’approvisionnement pétrolier dans leur politique étrangère reviendrait donc à les taxer d’irresponsabilité. Interrogé un jour au cours d’un colloque sur la question de savoir si l’accès au pétrole d’Arabie Saoudite était aux yeux des Etats-Unis un « supreme national interest » (formule qui peut justifier l’emploi de l’arme nucléaire dans le vocabulaire politique américain) un expert américain de haut niveau a répondu « oui » sans hésitation. Face à ces économies industrielles assoiffées de pétrole, et qui incluent quatre sur cinq des grandes puissances nucléaires militaires, il y a d’une part la Russie et d’autre part le reste du monde. La Russie est la seule à être à la fois une grande puissance industrielle et militaire, et un exportateur de pétrole et de gaz. Cela en fait potentiellement la première puissance du monde le jour où elle aura rattrapé le handicap d’un demi-siècle de communisme. Parmi les autres, il y a ceux qui ont du pétrole (Arabie Saoudite, Iran, Irak, Républiques d’Asie Centrale, et , en second rang, Algérie, Libye, Nigeria, Gabon, Mexique, Guatemala et d’autres pays d’Afrique et d’Amérique latine) et ceux qui n’en ont pas. Ceux qui n’en ont pas assistent à la partie en spectateurs. Les Etats-Unis considèrent qu’il est vital pour eux de profiter de leur suprématie diplomatique et militaire pour imposer au reste du monde le respect d’une règle du jeu pétrolière « libérale » permettant à leurs compagnies privées de contrôler des ressources suffisantes pour garantir leur approvisionnement. C’est la situation actuelle : tous les contrats pétroliers sont rédigés en dollars, et les règles du jeu technico-commerciales de toutes les compagnies pétrolières sont calquées sur celles des compagnies américaines. Ceux qui ont du pétrole sans être de grandes puissances industrielles, cherchent à utiliser au mieux cette ressource pour le devenir. N’ayant pas la puissance économique et militaire nécessaire pour résister aux pressions américaines et européennes, et ne réussissant pas, malgré l’OPEP à présenter un front uni, elles ne peuvent que tenter de maximiser le revenu qu’elles en tirent, en tentant de prélever la part la plus importante possible de leur « gâteau » sans pour autant décourager les compagnies productrices de continuer à investir pour l’agrandir. La sécurité politique de ces investissements étant essentielle pour ces compagnies, de bons rapports politiques avec les Etats-Unis sont essentiels pour ces pays s’ils veulent continuer à bénéficier des investissements des grandes compagnies américaines. Y renoncer revient nécessairement à se mettre dans la dépendance d’un autre client. 96 Les Russes sont dans une situation unique qui leur permet d’avoir une politique étrangère indépendante de leurs intérêts pétroliers. Leurs exportations de pétrole sont trop marginales par rapport à leur consommation intérieure pour que leurs clients puissent exercer une pression quelconque sur eux. Quant à leurs exportations de gaz, ce sont leurs clients qui sont dépendants d’eux plus que l’inverse, comme on vient de le voir à propos du gaz avec la crise ukrainienne. Dans la guerre pétrolière, les Russes sont donc invulnérables, tout en étant capables d’intervenir ponctuellement ici ou là pour troubler le jeu des autres. Le jour où ils auront achevé leur reconstruction, politique, économique, et militaire (qui n’est peut-être pas si lointain que cela) ils deviendront donc un acteur d’autant plus redoutable dans cette guerre qu’ils n’y seront que marginalement partie prenante. En attendant, où en sont les forces en présence. Et commençons par un mot sur le cas unique du gaz russe. Les Russes sont en train de consolider un atout de politique énergétique majeur dans leur main en étendant leur réseau d’exportation de gaz par pipe-line chez leurs voisins, à commencer par l’Europe occidentale dont ils couvrent déjà le tiers des besoins. Dans le reste du monde le commerce du gaz ne joue pas actuellement de rôle politique majeur. Pour le pétrole, en revanche, l’attentat du World Trade Center a marqué une révolution dans la donne mondiale dont l’invasion de l’Irak n’a été qu’un signe parmi d’autres. Les Américains ont soudainement compris que l’Arabie Saoudite, dont ils avaient fait le pilier de leur politique pétrolière, n’était plus politiquement fiable. Il leur fallait donc s’assurer le contrôle politique d’autres ressources. Or parmi ces ressources, les plus importantes et les plus concentrées dans des pays n’en ayant pas l’usage à court terme, se trouvent en Asie centrale. D’où un déplacement du centre de gravité de la politique pétrolière américaine du Moyen Orient à l’Asie. Quant aux Chinois, leur arrivée récente sur l’échiquier, où ils raflent tous les petits pions, notamment africains, sans respecter les règles du jeu, commence à troubler la partie. Et en même temps, le déplacement du centre de gravité de la politique étrangère tout court. Dire que le débarquement américain en Irak n’a été motivé que par le désir de contrôler le pétrole irakien est faux. Mais il serait tout aussi faux de prétendre que la présence de pétrole en Irak n’y était pour rien. Il est certain que les Américains sont sincèrement préoccupés par le respect des droits de l’homme dans les Etats de l’ex-bloc soviétique (et notamment en Tchétchénie) et en Iran, mais il est non moins certain qu’ils se montrent moins préoccupés par ce respect dans des Etats plus éloignés de ces zones pétrolifères. Laisser aux Russes le contrôle politique de ces Etats de leur ex-empire, et éventuellement de l’Iran, reviendrait à terme à donner à la deuxième puissance nucléaire militaire du monde, qui ne tardera pas à redevenir l’une de ses plus grandes puissances industrielles, la place de premier exportateur énergétique mondial. Ce serait donc la première puissance mondiale tout court. La guerre du pétrole est donc bien une réalité économique et politique majeure. Pas la seule, loin de là. Mais vouloir l’ignorer est se priver d’une des grilles de lecture essentielles de la politique internationale. Aucun Etat ne pouvant renoncer à la sécurité de son approvisionnement énergétique, et cette sécurité dépendant de plus en plus de choses qui se passent à plusieurs milliers de kilomètres de ses frontières, la réglementation mondiale du commerce et des investissements pétroliers est au premier rang des problèmes à régler, si l’on veut éviter que ces conflits économiques et politiques actuels dégénèrent en conflits militaires. Ce sont les Américains et les européens qui y ont le plus intérêt, s’ils veulent éviter qu’à terme ce soient les Russes qui contrôlent ce marché, comme les Américains le contrôlent actuellement. 97 Multinationales et mafias Elles sont le résultat logique de la libération progressive des mouvements de marchandises et de capitaux dans le cadre de l’OMC. Reste à savoir si ce résultat logique est un résultat acceptable, ou si, au contraire il ne doit pas conduire à reconsidérer les postulats sur la base desquels fonctionne actuellement l’OMC. Le principal de ces postulats est que l’économie fonctionne d’autant mieux que les Etats s’en mêlent moins. Il est normal que ce postulat soit celui des industriels et des financiers dont l’objectif normal est de s’enrichir, ce qui enrichit automatiquement la société. Et dans un schéma libéral, plus les marchandises, les capitaux, et les hommes circulent librement, plus l’efficacité économique se développe, et donc la richesse globale. Le point faible de ce raisonnement est qu’il faut y inclure les hommes, et que ces derniers n’ont pas une dimension exclusivement, ni même principalement économique. Leur première préoccupation n’est pas la richesse, mais la sécurité, au sens le plus large, qui consiste à vivre chez soi en sécurité. Ils ne sont prêts ni à aller à l’autre bout du monde pour gagner leur vie, ni à laisser les autres s’installer chez eux pour la gagner. C’est peut-être contraire à tous les beaux principes d’égalité entre les hommes et de charité chrétienne, mais c’est comme cela. Et c’est à partir de ce constat de bon sens que l’on ne peut pas faire abstraction de la souveraineté des nations dans le domaine économique comme dans les autres. Aucun Etat n’a jamais laissé se développer sur son territoire une société privée qui soit en mesure par sa puissance de défier son pouvoir. Mais certaines multinationales, légales ou mafieuses ont maintenant atteint des dimensions telles qu’elles ont un pouvoir économique et financier supérieur à celui de beaucoup des Etats dans lesquels elles opèrent. Les Etats-Unis s’en accommodent dans la mesure où beaucoup de multinationales ont des dirigeants américains, où elles travaillent en dollars avec de banquiers américains, et où leur législation et leur poids politique leur permet de les contrôler même en dehors des Etats-Unis. En pratique c’est aujourd’hui la législation antitrust américaine, sanctionnée par les tribunaux américains, qui s’applique aux multinationales du monde entier. Mais qui est responsable de contrôler les multinationales mafieuses ? Malgré cela, même aux Etats-Unis, des analystes et des associations de consommateurs commencent à s’émouvoir de la situation. Il est étonnant qu’il n’y ait, semblet-il, en Europe que certains partis de gauche pour s’en émouvoir. Les autres auraient-ils l’illusion que nos pays puissent sauvegarder leurs intérêts stratégiques et économiques à long terme en laissant les sociétés multinationales absorber les unes après les autres les grandes sociétés européennes, et décider ensuite d’orienter leurs investissements au seul gré de leurs intérêts ? Quant aux mafias, croit-on vraiment qu’on puisse lutter contre elles si aucune autorité publique n’est en mesure de contrôler réellement les sociétés multinationales ? On ne peut faire semblant de croire qu’il existe une cloison étanche entre sociétés « mafieuses » et sociétés commerciales normales : toutes les mafias sont constituées de sociétés très officiellement constituées et d’apparence tout à fait « normale ». Il est donc indispensable de remettre en cause le dogme libéral selon lequel les Etats n’ont pas à intervenir dans le domaine économique. Ils doivent au contraire y réaffirmer leur souveraineté, y compris jusqu’au pouvoir de nationalisation, et même de confiscation en cas 98 d’activités illicites. Ce pouvoir ne peut appartenir qu’aux Etats, car c’est l’un des éléments essentiels de leur souveraineté. Mais cela ne signifie pas, loin de là, qu’ils puissent ou doivent l’exercer indépendamment de règles internationalement reconnues, ou qu’ils ne doivent en déléguer partiellement l’exercice à des autorités internationales. Cela signifie simplement que la communauté internationale ne peut se contenter de multiplier les « interdictions d’interdire » comme le fait actuellement l’OMC, mais qu’elle doit au contraire veiller que, par le biais d’opérations internationales, aucune activité économique n’échappe au contrôle d’un pouvoir, national ou international. Maintenant que plus personne ne croit que ce contrôle doive s’exercer par « la propriété des moyens de production », ou par des réglementations administratives (qui ont été les deux approches mises en œuvre depuis deux siècles) il reste à définir des manières modernes de l’exercer, en s’affranchissant des querelles dogmatiques qui opposent stérilement « socialistes » et « libéraux » à ce sujet. 99 En résumé… Seul le travail produit de la richesse, et chaque homme a le devoir de travailler pour subvenir à ses besoins, faute de quoi le pain qu’il mange est le fruit du travail des autres. Le travail est donc d’abord un devoir, et non un droit. En contrepartie, le devoir de la société vis à vis des citoyens (et donc les droits de ces derniers vis à vis d’elle) est de créer les conditions nécessaires pour qu’il puisse travailler dans les meilleures conditions possibles pour s’enrichir, et enrichir ainsi la société. Tel est le fondement et la légitimité de l’intervention de l’Etat dans le domaine économique qui est sa seconde mission, après la sécurité intérieure et extérieure de la patrie. De tous temps les gouvernants sont intervenus pour favoriser la prospérité de leurs sujets ou citoyens. En favorisant le commerce, les transports, en encourageant l’agriculture, l’artisanat, l’industrie, etc… Mais aussi, bien que plus rarement, en commerçant ou produisant eux-mêmes ou par le biais de manufactures ou compagnies concessionnaires bénéficiaires de monopoles ou de financements publics. Mais presque toujours cela a été considéré comme l’exception et non la règle. Là où on a voulu en faire la règle, dans les sociétés anciennes ou contemporaines, c’est la prospérité générale de la société qui en a souffert, et cela n’a pas duré très longtemps. Après l’échec flagrant des méthodes « socialistes » de gestion de l’économie, tout le monde reconnaît aujourd’hui que seule une « économie de marché » peut assurer la prospérité d’un pays. Mais seuls les ultra-libéraux essaient de faire croire que cela signifie la fin de l’intervention des Etats dans le domaine économique. Au contraire sa responsabilité de veiller à ce que le marché fonctionne d’une manière conforme à l’intérêt général n’en est que plus grande. Déjà sous l’empire romain le gouvernement s’était donné comme mission de donner « du pain et des jeux » gratuitement au peuple. C’est dire que l’idée que le gouvernement a aussi le devoir de veiller à ce que la prospérité soit équitablement partagée n’est pas une idée socialiste moderne. Mais cette équité, dans l’intérêt même de la société dans son ensemble, ne doit pas s’opposer au plus grand enrichissement des acteurs économiques les plus performants : l’expérience prouve que leur enrichissement est le moteur de l’enrichissement global de la société. Il y a donc à optimiser en permanence l’équilibre entre la nécessité de la croissance du gâteau, et la taille des parts les unes par rapport aux autres. Cet équilibre a été péniblement atteint à travers crises et violences tout au long du XIX° siècle en Europe, et de manière plus pacifique au XX°. Mais au XXI° siècle le rôle économique de l’Etat prend une dimension nouvelle avec la mondialisation de l’économie. De plus en plus la prospérité de la nation dépend de facteurs et de décisions qui se situent en dehors d’elle. Seuls les Etats-Unis sont aujourd’hui en mesure de contrôler ces facteurs dans le monde entier, en fait sinon en droit, pour éviter qu’ils portent atteinte à leurs intérêts essentiels. Comme, par ailleurs, le « marché » est aujourd’hui dominé par des entreprises multinationales (légales ou non) dont la puissance financière dépasse celle de beaucoup d’Etats, la question qui se pose à beaucoup d’entre eux est de savoir comment faire respecter de nos jours leur indépendance et leur souveraineté économique. Cette question rejoint celle qui se pose déjà à eux en droit interne de savoir comment faire prévaloir, lorsque c’est nécessaire, l’intérêt général de la société sur les intérêts des 100 principaux acteurs économiques. Selon les thèses ultralibérales qui trouvent encore des défenseurs, notamment aux Etats-Unis, le pouvoir politique n’a pas à intervenir dans le domaine économique : il lui est « interdit d’interdire ». Outre qu’il est amusant de voir reprendre par de grands capitalistes ce slogan soixante-huitard, il est clair qu’aucun d’entre eux n’y croit vraiment, instruits par l’expérience que, notamment en matière de législation sociale, il faut bien que l’économique s’incline devant le politique. Mais ils voudraient limiter cette intervention au seul domaine social, au sens du droit du travail, sans voir qu’aujourd’hui ces problèmes sociaux recouvrent tout autant les problèmes des rapports entre nations, riches ou pauvres, agricoles ou industrielles, en développement ou déclinantes, à démographies dynamiques ou non, etc… En lui-même le passage de nos économies internes d’une structure du XIX° à une structure du XXI° siècle nécessitait de toute façon que l’on repense les modalités d’exercice interne de la souveraineté économique de l’Etat. La façon traditionnelle de le faire à travers le fonctionnement classique des pouvoirs exécutif, législatif, et judiciaire n’est manifestement plus adaptée. N’avoir le choix qu’entre nationaliser ou laisser jouer les « lois du marché » à tous les niveaux, sous le soi-disant contrôle de l’OMC et de législations antitrust qui ne dissimulent que mal des décisions arbitraires des gouvernants ou des juges, n’est pas une solution satisfaisante. Dans le domaine économique, comme dans le domaine familial et culturel, les modalités d’exercice du pouvoir demandent à être repensées en fonction de la situation du monde d’aujourd’hui. Cela passe à la fois par une réforme de nos constitutions, et par une réforme profonde de l’OMC. 101 IV-DIEU Il existe ou il n’existe pas. Il n’y a pas de solution intermédiaire. Du moins pour ce qui est du vrai Dieu, à savoir celui qui a créé l’univers. Les autres, les Râ, Jupiter, Zeus, etc… n’ont guère d’intérêt : dans la mesure où ils sont des créations de l’esprit humain, ils n’ont pas grand intérêt pour comprendre d’où vient et où va l’univers. Autant se regarder dans la glace. Or il est tout aussi impossible de démontrer l’existence de Dieu que de démontrer sa non-existence. La seule chose que l’on peut faire est de constater que depuis quelques millénaires des hommes ont cru qu’un Dieu avait créé l’univers, et d’autres ont cru que l’univers avait toujours existé selon des lois incompréhensibles pour l’homme et qu’il se devait de respecter. Il en sera de même jusqu’à la fin des temps. Le problème de l’homme politique n’est donc pas de trancher ce débat, et encore moins de se prononcer entre les multiples façons dont ceux qui croient en Dieu le connaissent, le perçoivent, ou l’imaginent. Ni de trancher entre les philosophies de ceux qui n’y croient pas. Mais l’essentiel dans une démocratie est que le pouvoir politique reconnaisse à la fois que la question n’est pas de sa compétence, et qu’elle est, pour chaque citoyen d’un ordre supérieur et non subordonné à l’ordre politique. Leur incompétence est maintenant reconnue par toutes les démocraties occidentales, au moins pour ce qui est de l’aspect religieux. Pour ce qui est de l’aspect philosophique c’est moins clair. Beaucoup de franc-maçons, sous la III° République (et encore quelques-uns sous les suivantes) se considéraient comme les gardiens du temple d’une philosophie qu’ils considéraient comme inséparable de la démocratie. Aujourd’hui, ce que certains appellent faute de mieux le « droit-de-l’hommisme », qui en est largement dérivé, comme il est dérivé de la civilisation judéo-chrétienne dans son ensemble, a pris le relais. La tentation est grande de considérer cette philosophie comme la base de tout régime démocratique, et donc comme supérieure à toutes les autres, y compris les religions. Or la reconnaissance de l’ordre « supérieur » et non subordonné des philosophies et des religions ne signifie pas que le législateur devrait subordonner sa législation à la Bible ou à la Charia, mais pas non plus à une philosophie plutôt qu’à une autre. Certes, la plupart des obédiences franc-maçonnes se déclarent respectueuses de toutes les religions, et les droits de l’homme proclament la liberté de conscience, et pensent donc être précisément les meilleurs garants de ce respect du caractère supérieur et libre des philosophies et des religions. Mais à y regarder de plus près ce n’est pas évident. La tentation de la dérive « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » existe chez eux comme elle a existé chez d’autres. En effet, dans la mesure où cette philosophie, comme toutes les autres, s’exprime à travers des hommes, et où ceux-ci cherchent légitimement à la faire partager, ils ne sont pas plus exempts que les autres du risque de dogmatisme, et de la tentation de mettre le pouvoir politique au service de leurs idées. La façon dont la presse et les hommes politiques invoquent aujourd’hui cette philosophie respectable à tout propos et hors de propos illustre ce danger. Quand il s’agit de la dignité de l’homme ou de la femme, qui peut prétendre que l’invocation du christianisme ou du judaïsme ne vaut pas celle des loges franc-maçonnes (qui d’ailleurs lui ressemble 102 beaucoup) ? Qui peut prétendre que le respect des droits de l’homme est compatible avec l’avortement, comme le pensent les loges franc-maçonnes, ou qu’il ne l’est pas comme le disent les catholiques ? Le « droit au mariage » des homosexuels est-il une revendication légitime au nom des droits de l’homme, ou est-il contraire à la nature et à l’exigence de pérennité de la société ? Les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance prononcés par les grands ordres religieux catholiques doivent-ils être condamnés au nom des droits de l’homme, au même titre que les situations de dépendance analogues créées dans certaines sectes, et aujourd’hui interdites par la loi ? Certains vont jusqu’à le prétendre. En sens inverse, faut-il dénier à l’Islam le droit de pratiquer la polygamie au nom du respect de la dignité de la femme ? Ces quelques exemples simples parmi beaucoup d’autres illustrent la difficulté pour le pouvoir politique de respecter les philosophies et les religions sans pour autant se soumettre à elles. Ces « problèmes de société » (comme on dit pudiquement aujourd’hui, alors qu’il s’agit de problèmes moraux) doivent-ils échapper à la compétence du législateur sous prétexte que la plupart des religions et des philosophies considèrent qu’ils relèvent de leur morale ? Le législateur doit-il au contraire ne laisser les religions pratiquer leur culte ou leur morale que sous réserve qu’ils soient conformes à sa conception des droits de l’homme ? Ou enfin est-il légitime que l’Etat intègre dans sa législation les exigences de la religion majoritaire ? (Ce que la plupart des Etats européens ont fait en instituant la monogamie et en choisissant le dimanche comme jour de repos, de même qu’Israël, tout Etat laïc qu’il soit, a choisi le samedi). Poser ces questions revient à reconnaître l’impossibilité d’y répondre. Alors que faire ? D’abord reconnaître modestement que les religions et les philosophies se situant audessus de l’Etat dans l’échelle de valeurs des hommes, il n’incombe pas à ce dernier de prétendre leur imposer sa loi, et que tous les Etats qui s’y sont risqués n’y ont pas survécu. Ensuite refuser de se soumettre à aucune d’entre elles, fût-elle majoritaire, ce qui ne veut pas dire refuser de reconnaître les traditions culturelles ou familiales qu’elles ont engendrées dans la société. Enfin, veiller à ce qu’aucune d’entre elles n’entrave la liberté de culte, et la liberté tout court des autres et de leurs adeptes. Son rôle est donc là, comme ailleurs, de veiller au « bien commun » de manière pragmatique et non de se faire le promoteur d’une doctrine censée apporter le bonheur à l’humanité. Tous ceux qui ont eu cette prétention ont abouti au résultat inverse. En résumé, en démocratie, la supériorité de l’ordre philosophique et religieux sur l’ordre politique, se traduit non pas par le fait de le mettre au sommet de la pyramide, mais au contraire de reconnaître qu’il fait partie de sa base. Le pouvoir politique, qui commande à partir du sommet, est élu par la base. Ce n’est donc pas à lui de dire à cette base ce qu’elle doit être. Il a pour mission de veiller à ce qu’elle ne se dégrade pas, notamment lorsqu’elle est composite, ce qui est à la fois une richesse et un risque. 103 Dieu ou le Big-Bang ? « Je crois en Dieu créateur du ciel et de la terre », c’est ce que récitent depuis des siècles les chrétiens au début de leur « credo ». C’est ce que croient également les Juifs et les Musulmans. Et pourtant… glissez dans une conversation entre gens de niveau universitaire, adeptes, voir pratiquants, de ces religions, que vous croyez que Dieu a créé l’univers, et vous verrez leurs regards interloqués. D’où sort-il ? a-t-il fait des études ? bien sûr, nous avons notre religion, et nous croyons en Dieu. Mais de là à croire qu’il a créé l’univers… cela ne se fait plus de nos jours. Si vous leur faites remarquer qu’il n’est guère plus facile de croire au « Big Bang » qui, selon la science d’aujourd’hui, est à l’origine des temps et de la matière, si ce n’est pas Dieu qui a fait le Big Bang, ils vous répondent qu’il n’est pas sûr qu’il n’y ait rien eu avant et que la science trouvera bientôt autre chose. Mais ils refusent de se poser la question de ce qu’il pourrait y avoir avant cette « autre chose », et proclament qu’en tout état de cause il est impossible à un homme intelligent de croire au récit de la Genèse. Et pourtant, si l’on veut bien faire la part de l’anthropomorphisme dans ce récit, on ne peut qu’être frappé de son parallélisme avec les thèses les plus récentes de l’astrophysique et de l’évolution. Si l’on comprend le mot « jour » comme signifiant période, la succession des étapes de la création, depuis les astres jusqu’à l’homme, correspond bien à ce que la science nous enseigne aujourd’hui. Dans cette même perspective, le récit rejoint aussi les théories théologiques les plus contemporaines, selon lesquelles l’œuvre de la création se poursuit de nos jours et ne sera parachevée que par l’apothéose de l’humanité en Dieu. Cette dernière vision n’est bien sûr pas scientifique. Mais aucune connaissance scientifique ne s’y oppose plus de nos jours, ce qui n’était pas le cas à l’époque où la science croyait à un mouvement éternel et immuable des astres et à une séparation absolue entre le domaine du vivant et celui de la matière inerte. Maintenant que nous savons que les astres et la matière ont une histoire qui a commencé un jour, et finira donc un jour, et que le vivant est né de la matière inerte, la question de savoir si c’est Dieu qui a créé la matière (incluant l’énergie et le temps qui y sont indissolublement liés) se pose dans les mêmes termes pour le savant et pour l’homme de la rue. A cette question, Régis Debray, dans son livre « à la trace de Dieu », apporte une réponse originale, que l’on peut résumer brutalement par la formule « et l’homme créa Dieu ». En effet dans cet ouvrage l’auteur, avec l’érudition et le brio que chacun admire chez lui, résume l’histoire des religions à travers les millénaires, et montre comment, au fur à mesure de son évolution, l’humanité a élaboré des religions de plus en plus spirituelles, aboutissant aux monothéismes que nous connaissons. Sur le plan de la constatation des faits historiques on ne peut que lui donner raison. Sur le plan logique, on ne peut en tirer que deux conclusions : ou bien que l‘« Esprit » (ou Dieu) a créé la matière dans un processus d’évolution qui aboutit à l’homme, reflet ou incarnation de cet Esprit, ou bien que la matière (issue d’on ne sait où) au terme d’une évolution autogénérée, produit un homme capable d’inventer Dieu. Aucune démonstration scientifique ou philosophique ne permettra jamais de départager les deux hypothèses. Mais les deux aboutissent au même résultat : si l’homme n’est pas sacré en tant que créature de Dieu, il doit l’être en tant que créateur de Dieu. 104 Le fait que l’on aboutisse à deux hypothèses que l’on ne peut départager que par un choix nécessairement subjectif ne signifie pas que l’exercice soit sans intérêt. On constate en effet aujourd’hui, dans les sociétés dites « démocratiques », que les tenants de l’une et de l’autre sont apparemment d’accord sur un point essentiel qui est le caractère « éminent » ou « inviolable » pour les uns, « sacré » pour les autres de la personne humaine. Mais on constate aussi, des prophètes de l’Ancien Testament, et de la Grèce antique à nos jours que c’est le plus souvent au nom de Dieu que l’on réclame le respect de l’homme, argument qui perd toute valeur si Dieu n’est pas le créateur du monde, mais son produit. La question de savoir si le « droit-de-l’hommisme » peut trouver un fondement autre que monothéiste mérite donc d’être posée. Mais en tout état de cause le principe de laïcité de l’Etat, tel que défini en France par la loi de 1905, et tel que pratiqué par beaucoup de pays qui n’ont pas éprouvé le besoin de le définir, paraît faire partie de nos jours de la démocratie telle qu’elle est pratiquée dans le monde occidental. Il a en effet le mérite de satisfaire aux exigences des deux hypothèses. Si un seul Dieu créateur de l’univers existe, aucune société humaine n’est en droit de s’ériger en juge de la façon dont différentes religions s’efforcent de le connaître et de lui obéir. Et si les religions et les philosophies ne sont que le produit de l’évolution de la matière qui a trouvé son apothéose dans le cerveau humain, au nom de quoi un ou plusieurs cerveaux humains prétendraient ils que la religion ou la philosophie qu’ils ont inventé est meilleure que les autres, produits d’autres cerveaux humains ? La laïcité ne consiste pas à nier le problème de l’existence de Dieu et des religions, mais à reconnaître qu’il est d’un ordre différent, et supérieur, à l’ordre politique. Mais le mot « supérieur » a besoin d’être précisé si l’on ne veut pas tomber dans les erreurs qui sont à l’origine des pires exactions politiques. Il faut d’abord insister pour le maintenir. Le fait qu’il soit « supérieur » a trouvé son expression dès l’antiquité par la maxime « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes » et dans les déclarations de droits démocratiques sous le nom de liberté de conscience. La méconnaissance de cette liberté est à la base de tous les régimes d’oppression interne. Mais oublier qu’il est « d’un ordre différent » a conduit et conduit encore à des oppressions « extérieures » non moins graves. « Gott mit uns », « Allah Akbar », les Croisades, les guerres de religion sont là pour le prouver. Or il faut bien reconnaître que ce principe de laïcité n’a rien d’universel et que de nos jours beaucoup d’Etats, même démocratiques, le discutent ou le récusent, explicitement ou implicitement. Certains partis politiques israëliens réclament ouvertement le retour à la théocratie biblique, et beaucoup d’hommes politiques arabes parlent de concilier démocratie et Charia. Lorsqu’ils traitent George Bush de « croisé » ils n’exagèrent qu’à moitié, tant celuici est convaincu qu’en envahissant l’Irak il défendait la « civilisation chrétienne » qu’il confond parfois dans ses discours avec la civilisation tout court. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, la religion du monarque a été la religion des sujets et a abouti en Allemagne au lendemain de la Réforme en vertu du principe « ejus regio, cujus religio »3, à la juxtaposition de principautés catholiques et protestantes et en France à la Saint-Barthélemy. Aujourd’hui encore, est-on sûr que la société française soit prête à se réveiller au son du Muezzin, ou au contraire à interdire les cloches comme certains le voudraient au nom de leur conception de la laïcité ? Toute société démocratique se doit 3 « La religion du Prince est celle du sujet » 105 d’abord de respecter la civilisation à laquelle elle appartient, et il est incontestable que les religions sont l’un des éléments fondateurs des civilisations. Il est donc inévitable que la loi et la politique reflètent en partie les traditions religieuses d’un peuple. Mais l’originalité du christianisme par rapport à d’autres religions est le « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » et « allez évangéliser touts les nations ». En allant évangéliser les Grecs et les Romains conformément à ces préceptes, Saint Paul instaurait sans le savoir le principe de laïcité : il invitait des hommes à adopter une religion différente de celle des gouvernants, et demandait aux gouvernants de respecter leur choix. Hélas, cela n’a pas duré, et, depuis la conversion de l’Empereur Constantin et le baptême de Clovis, jusqu’à Louis XIV ou la fondation de l’Eglise Anglicane, l’alliance (voir la confusion) du Trône et de l’Autel a été la règle plutôt que l’exception, même dans le monde chrétien. Ce que nous appelons aujourd’hui le « principe de laïcité » (et que beaucoup de régimes politiques ont pratiqué depuis longtemps sans le nommer ainsi) est donc enraciné dans le christianisme, même si la tentation permanente des gouvernants, chrétiens ou non, est d’avoir une religion à leur botte. De même qu’il n’y a guère d’autorité religieuse, chrétienne ou non, qui ne soit tentée par le pouvoir temporel. Or cette confusion des pouvoirs est bien la chose politiquement la plus dangereuse. Du « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » de nos révolutionnaires, à Staline et à Pol Pot, de Hitler à Ben Laden, des Croisés à George W Bush, combien d’hommes politiques n’ont pas hésité à massacrer leurs semblables pour faire « progresser » l’humanité. Ceux d’entre eux qui disent agir au nom de Dieu sont les plus redoutables du fait de la « bonne conscience » qu’ils se donnent ainsi et du fait qu’ils arrivent souvent à le faire croire à leurs sujets. Et pour les autres, si c’est le « progrès » de l’humanité qui « crée » Dieu, on ne peut leur reprocher de vouloir contribuer à ce « progrès » selon l’idée qu’ils en ont, fût-ce au détriment de leurs semblables. La séparation du spirituel et du temporel est la seule garantie de la liberté. 106 Dieu ou l’évolution ? On croyait le problème résolu sur le plan philosophique depuis l’ « Evolution Créatrice » de Bergson, et voilà qu’il ressurgit sur le plan politique et remplit un plein numéro du Nouvel Observateur* à propos du mouvement « créationniste » américain. Que ce mouvement, qui n’est guère qu’un avatar de l’intégrisme évangéliste américain, fasse couler beaucoup d’encre aux Etats-Unis, on le comprend. Mais comment expliquer (l’explication de la fascination exercée par les Etats-Unis sur les médias n’étant pas satisfaisante dans le cas du Nouvel Observateur) que l’on tente d’intéresser les Français à cette querelle ? Serait-ce l’existence dans les milieux intellectuels et universitaires français d’une certaine nostalgie des combats de la grande époque entre les « lumières » de la science et l’ « obscurantisme » de la religion ? La lecture de certains articles de ce numéro pourrait le donner à penser. Que, du procès de Galilée au Syllabus de Pie X, l’Eglise Catholique se soit fourvoyée dans des interventions « obscurantistes » dans le domaine scientifique, peu de catholiques français le contestent aujourd’hui. C’est simplement la preuve que l’Eglise a de fortes chances de se tromper lorsqu’elle sort du domaine qui est le sien. Mais on peut se demander à la lecture de certains de ces articles si ce ne sont pas aujourd’hui leurs auteurs qui sont tentés de sortir du leur en prenant le même risque. Autant il est bon que la science ait remporté la victoire dans son combat contre toute tentative d’une philosophie ou d’une religion d’interférer avec son travail, autant il serait dangereux, qu’emportée par son élan, elle franchisse à son tour ses propres limites en prétendant qu’il y ait une incompatibilité quelconque entre la science de l’évolution et la croyance que Dieu est le créateur de l’univers. Prétendre implicitement ou explicitement exclure scientifiquement la possibilité d’une création divine de tous les êtres de l’univers et notamment de l’homme, est aussi présomptueux que de prétendre démontrer l’existence de Dieu par une démarche scientifique. C’est faire semblant de croire que le Dieu de la Bible est le vieillard barbu des livres pour enfants, et non le « pur Esprit » éternel auquel croient les religions du Livre. Si l’acceptation des lois de l’évolution et la croyance en Dieu ont longtemps été considérées, de part et d’autre, comme incompatibles, c’est par suite d’une double erreur, aujourd’hui dissipée. L’ignorance, du côté scientifique, d’un point de départ commun à toute la matière existant dans l’univers, et de la loi de relativité du temps et de l’espace. Cette même ignorance du côté des religions, accompagnée de la croyance à la nécessité d’une interprétation littérale de tous les textes bibliques, supposés avoir été « dictés » par Dieu comme les sourates du Coran l’auraient été à Mahomet. Beaucoup de Musulmans y croient encore, mais, heureusement, presque plus de Chrétiens ou de Juifs. C’est donc enfoncer une porte ouverte que de dire que l’univers n’a pas été créé au cours d’une semaine de sept jours de 24 heures. Ce que croient les religions issues de la Bible, c’est que Dieu est un pur Esprit éternel, et que c’est lui qui a créé l’univers. L’éternité étant, par définition, l’absence de temps, il * Décembre 2005 – Janvier 2006 107 serait aussi stupide de prétendre qu’Il l’a créé en sept jours que de dire qu’Il l’a créé en une microseconde lors du « big bang ». Sachant depuis Einstein que le temps est une dimension de la matière, la plupart des chrétiens d’aujourd’hui comprennent que c’est Dieu qui a créé le temps, et que c’est donc tous les jours qu’il ne cesse de créer l’univers et les hommes qui l’habitent. Selon leur foi, dans l’hypothèse absurde où un jour cet esprit créateur cesserait d’exister, l’univers et ses « lois » cesseraient également. Cette foi, qui se situe en amont de la science ne peut par hypothèse la gèner et encore moins la contredire : si Dieu a créé l’homme, il a de ce fait même créé la science, et il ne peut donc se contredire lui-même. Quant au texte de la Genèse, loin d’en interdire l’enseignement dans les écoles, il faudrait le rendre obligatoire à l’école primaire, au même titre que l’enseignement de l’évolution dans l’enseignement secondaire. Les deux en effet disent la même chose : le premier à l’intention des enfants ou des civilisations qui croyaient que la terre était plate, le second à l’intention de ceux qui ont une culture scientifique moderne. Il est en effet frappant quand on lit la Genèse aujourd’hui, de constater à quel point l’intuition géniale de ses auteurs (inspirés ou non par Dieu selon la foi de chaque lecteur) rejoint les données de la science d’aujourd’hui. Les différentes étapes, qui sont les mêmes, se succèdent dans un ordre presque identique, et le refrain de ce texte « et Dieu vit que cela était bon », rejoint la théorie de l’évolution selon laquelle chacun de ses stades représente un « progrès ». Son enseignement à l’école, outre qu’il représente un enseignement historique essentiel sur ce que des milliards d’hommes ont cru depuis des millénaires, représente, sous une forme poétique d’une qualité littéraire incontestable et donc profitable aux élèves, une très bonne initiation à ce qu’ils apprendront sous une forme scientifique dans le secondaire. Quant au problème de savoir si c’est Jehovah, Dieu, Allah, l’Etre suprême, ou l’Evolution qui est à l’origine de cette histoire de l’univers, ce n’est pas à l’école d’en débattre, et un enseignant démocratique laïc se doit de renvoyer les enfants à leurs parents ou à leurs prêtres pour rechercher la réponse à la question, cette réponse ne pouvant ni résulter de, ni contredire la science qu’ils enseignent. Il est regrettable que quelques intégristes américains et quelques intellectuels européens paraissent l’oublier, mais ce n’est pas une raison pour « en faire un fromage » ! 108 Politique et religions L’homme politique n’a pas à se prononcer, positivement ou négativement sur l’existence de Dieu, mais il ne peut ignorer les religions. En effet, l’objet même de la politique, ce sont les hommes, et l’on peut donc difficilement prétendre les gouverner sans tenir compte de ce qui est, pour beaucoup d’entre eux, une dimension essentielle de leur vie. Aucun régime politique ne peut durablement s’imposer s’il n’est pas en harmonie avec les convictions philosophiques et/ou religieuses de la société qu’il prétend gouverner. Mais qu’est-ce qu’une religion ? Les trois grandes religions monothéistes et d’autres affirment l’existence de Dieu. Mais Bouddha est-il Dieu pour un bouddhiste ? Peut-on parler de « religions athées ? C’est littéralement et théologiquement une contradiction dans les termes : une « religion » étant ce qui relie l’homme à Dieu, ne saurait, par définition être athée. Mais politiquement et socialement parlant la question se pose, tant la définition littérale et théologique de la religion est loin de ce que l’on désigne sous ce nom, aussi bien dans le vocabulaire politique et sociologique que dans le vocabulaire courant. Le confucianisme que beaucoup considèrent comme une religion, est une philosophie indépendante de toute croyance en Dieu. Et que dire des religions polythéistes ? Où finissent le fétichisme, la superstition, et le fanatisme et où commence la religion? Où finissent les religions et où commencent les philosophies ou les mouvements politiques? La question se complique encore si l’on aborde le problème de la croyance en Dieu des « fidèles » des religions monothéistes, et notamment du nombre grandissant d’Eglises ou de sectes qui se réclament du christianisme. Combien de chrétiens, de juifs et de musulmans, même parmi ceux qui « pratiquent » leur religion, se disent eux-mêmes athées ? Et beaucoup n’ont pas renoncé à considérer Maurras comme « catholique » alors qu’il a été condamné par le Pape. Toutes les religions ou sectes qui se réclament de Jésus-Christ croient-elles en Dieu ou se contentent-elles de trouver sympathique et socialement utile l’enseignement du prophète Jésus-Christ ? Le sens que certains voudraient donner au principe de laïcité, selon lequel l’Etat devrait ignorer, sinon combattre, les religions n’est pas seulement contraire à l’esprit et à la lettre de la loi de 1905. Il est le reflet d’une philosophie d’athéisme militant (c’est à dire d’une négation religieuse) qui est celle d’une grande part de la société française depuis le XVIII° siècle. Les origines de cette philosophie sont connues, et elle tend de nos jours à disparaître avec le contexte qui avait présidé à sa naissance. Il n’est donc pas moins légitime pour notre société laïque de s’interroger sur ses rapports avec les religions, que sur ses rapports avec la « philosophie des Lumières » que certains considèrent, depuis plus de deux siècles, comme la seule compatible avec la démocratie. Or si l’on prend une vue historique un peu plus large que les trois derniers siècles, on s’aperçoit que la « philosophie des lumières » ou les « droits de l’homme » ne sont pas un socle apparu subitement au XVIII° siècle, mais le produit d’un socle judéo-chrétien romanisé. Une civilisation ne se forme pas en deux ou trois siècles. Elle plonge ses racines beaucoup plus loin, et parmi ces racines les religions sont les plus profondes. La foi d’Abraham en un Dieu unique et le décalogue de Moïse continuent d’imprégner toutes les sociétés chrétiennes et musulmanes… y compris celles qui se disent athées. On peut d’ailleurs noter un phénomène curieux, c’est que l’athéisme militant s’est principalement développé dans les 109 sociétés chrétiennes, et plus particulièrement catholiques. Ne faudrait-il donc pas y voir davantage une réaction contre des dérives de l’Eglise Catholique qu’une véritable négation de l’existence de Dieu. L’Etre Suprême de Voltaire ressemble beaucoup à Jehovah, à Dieu le Père, et à Allah. Il convient donc, lorsqu’on se place sur le plan politique, et non sur le plan religieux, de distinguer soigneusement deux choses : Dieu et les religions. Si toute religion est, par définition, un rapport à Dieu, Dieu, s’Il existe, ne peut s’identifier à aucune religion. Un chrétien et un musulman savent que le Jehovah de l’Ancien Testament, et le Père dont parle le Christ ne font qu’un, que Mahomet désigne en arabe sous le nom d’Allah. Les fidèles de ces trois religions affirment en commun que ce Dieu est le créateur de l’univers et que l’homme doit lui obéir. Au-delà leurs fois divergent, comme divergent les fois des adeptes des innombrables religions qui ont une autre approche de Dieu. Mais toutes les religions dignes de ce nom ont en commun de reconnaître que l’homme doit adoration et obéissance à un ou à des dieux. Or, du point de vue de l’homme politique, il n’est pas possible de faire de différence de principe entre philosophies et religions. Mais il est obligé de tenir compte de leurs manifestations sociologiques à un moment donné dans une société donnée. La vraie différence aux yeux de l’Etat est entre les philosophies ou religions qui demeurent d’ordre strictement privé d’une part, et celles qui s’organisent en sociétés d’autre part. Il serait contraire à la liberté de pensée d’interdire à quelqu’un d’admirer Hitler, Ben Laden ou Staline, et de collectionner leurs œuvres. Doit-on lui interdire de se réunir avec d’autres pour partager cette admiration ? certains le prétendent, mais curieusement parfois davantage pour Hitler ou Ben Laden que pour Staline. La tradition démocratique française, que des intégristes de tous les bords voudraient aujourd’hui remettre en cause, est de répondre négativement aussi longtemps que ces réunions ne troublent pas l’ordre public. L’Etat n’est donc conduit à s’intéresser aux religions et aux philosophies qu’à partir du moment où elles s’organisent en « églises » ou en « sociétés » cherchant à influer sur le comportement social de leurs membres, voir sur la société elle-même. Il lui appartient alors de veiller à ce qu’elles respectent l’ordre public, comme il respecte leur liberté de conscience. La plupart des religions s’organisent en « églises », pratiquent des liturgies sous une forme ou sous une autre, et préconisent des comportements de la part de leurs fidèles, et la plupart des philosophies non. Mais il y a des exceptions dans les deux sens. Il y a des mouvements religieux, tel le protestantisme libéral, qui récusent les notions d’église, de liturgie, et de morale commune. Il y a des mouvements philosophiques, telle la francmaçonnerie dont les loges ressemblent beaucoup à des temples. Et il y a eu, ou il y a encore, des « liturgies » communistes, nazies, ou autres qui s’apparentent par leurs manifestations extérieures, et la ferveur collective qu’elles cherchent à créer parmi les participants, à des manifestations religieuses. Cela montre à quel point la frontière est floue entre les philosophies et les religions d’une part, et les idéologies et les partis politiques d’autre part. L’expérience que nous avons faite au XX° siècle de la perversion de philosophies ou même de religions en doctrines politiques totalitaires (marxisme-stalinisme, racisme-nazisme, catholicisme-maurassisme, islam-islamisme, judaïsme-sionisme, etc…) nous a conduits, comme d’autres démocraties à tenter de légiférer pour tenter d’enrayer le développement d’idéologies totalitaires. Mais c’était là entrer dans une zone dangereuse de sables mouvants. Au lendemain de la guerre, comme aujourd’hui, la légitimité de l’interdiction des mouvements néo-nazis ou antisémites était évidente. Mais n’était-ce pas, comme d’habitude 110 « préparer la dernière guerre » ? faut-il l’étendre aujourd’hui aux mouvements néo-staliniens ? et aux islamistes intégristes ? et aux intégristes évangélistes américains ? et à l’ « église de scientologie » ? On voit que la pente est dangereuse. Elle est le signe d’une nouvelle dérive vers le « tout politique » qui affecte de croire que la solution des problèmes fondamentaux d’une société relève de l’Etat. Or rien n’est plus faux, du moins dans l’esprit d’une société démocratique. Pour un démocrate, c’est la société qui dit à l’Etat ce qu’il doit être, et non l’inverse qui est le propre de l’Etat totalitaire. Or la société, c’est d’abord les citoyens, leurs philosophies, et leurs religions. Il est essentiel d’empêcher ces philosophies et ces religions de dégénérer en idéologies totalitaires. Mais l’Etat est bien incapable de le faire : que ce soit au XVIII° siècle avec la « philosophie des lumières », au XIX° siècle avec le socialisme puis le communisme, au XX° siècle avec le fascisme, ou au XXI° siècle avec l’islamisme, jamais une législation n’a empêché ou n’empêchera une idéologie de se développer…au contraire ! Ce n’est pas à l’Etat de lutter contre les idéologies perverses, mais aux citoyens, aux philosophes et aux prêtres. Le seul devoir de l’Etat est de ne pas les en empêcher, et de les y aider dans le domaine de sa compétence qui est d’empêcher toute tentative d’intimidation par la force. Le tort de la République de Weimar n’a pas été de ne pas interdire la publication de Mein Kampf, mais de ne pas oser mettre en prison les hitlerjugend qui intimidaient les passants et cassaient les vitrines des commerçants juifs. Mais toute société, même démocratique dans la forme, qui prétend se faire juge de la qualité des philosophies et des religions est une société totalitaire. 111 La mort de la déesse Raison A la suite de Voltaire nos révolutionnaires et leurs héritiers ont mis sur les autels la « déesse Raison » et adhéré au culte du « Progrès ». La déesse nue est assez vite descendue des autels de nos églises, mais le « culte du Progrès » a survécu tout au long du XIX° siècle. Le XX° siècle, ses totalitarismes et sa bombe atomique ont sérieusement ébranlé cette religion. Le marxisme, et d’une manière générale le « socialisme scientifique », est mort avec l’URSS, Mao et Pol Pot. Les disciples de Rousseau ont alors pris leur revanche en nous proposant leur déesse « Gao » et le culte écolo : l’homme est bon s’il reste soumis à la Nature, et la conservation de notre planète est le bien suprême. Le progrès scientifique et technique est donc éminemment suspect, sinon intrinsèquement mauvais, et il convient de remplacer la froide raison par les bons sentiments. Pour eux le progrès serait donc maintenant le retour au culte de la nature, ce qui nous ramènerait, sur le plan religieux, quelques millénaires en arrière. Pour d’autres, le culte du progrès ne serait pas mort, mais sa déesse aurait changé : ce ne serait plus la « raison » mais l’ « humanité ». Autant il faudrait se méfier de la raison et de ses « sciences exactes », autant les « lendemains qui chantent » devraient nous venir des progrès des sciences psychologiques et sociales. Tous les hommes étant bons, c’est de l’épanouissement de leur liberté, des progrès de la psychologie, voir de la psychanalyse, qu’il faut attendre les progrès de l’humanité. Le dépérissement des contraintes morales et sociales, et le fameux « dépérissement de l’Etat » seraient donc la voie du progrès. Mais malheureusement ces visions idylliques se heurtent l’une à l’autre. L’expérience prouve que l’homme libre a tendance à abuser de sa liberté aux dépens de la nature, comme aux dépens de ses semblables. Dans le domaine économique l’appât du gain n’est guère compatible avec le respect de la nature, et c’est « la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Toutes les dérives politiques proviennent de deux erreurs philosophiques opposées : croire que l’homme est bon, ou croire qu’il est mauvais. Dans le premier cas, on cède à la tentation de l’anarchie : si l’homme est bon, il n’y a qu’à le laisser faire ; moins il y aura de lois, mieux la société se portera, en laissant le soin aux prédicateurs de tous poils d’enseigner leur Dieu, ou les « lumières ». Dès la période révolutionnaire on trouve un bon modèle de cette utopie dans le projet de Constitution de Saint-Just et le XIX° siècle européen nous a montré le résultat dans le domaine social. Dans le second cas, il faut faire le bonheur du peuple malgré lui : Staline, Hitler et Pol Pot s’y sont employés avec le résultat que l’on sait. L’enseignement monothéiste depuis 2000 ans, qui est implicitement à la base de l’institution monarchique « de droit divin » comme de la démocratie, est que l’homme est les deux à la fois, c'est-à-dire « à l’image de Dieu » et « pécheur ». C’est cette double vérité qui fait qu’on ne peut avoir une société viable sans lois, gendarmes, et prisons, mais que cette société devient infernale au sens propre si les gouvernants ne respectent pas ce qu’il y a de foncièrement bon dans l’homme, soit qu’ils voient en lui une image de Dieu, soit que, comme Rousseau, ils y voient le reflet d’une nature supposée bonne. 112 « Le XXI° siècle sera spirituel ou ne sera pas » A dit paraît-il Malraux. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si cela veut dire que les hommes au XXI° siècle progresseront dans leur rapport à Dieu à travers leur religion, on ne peut que le souhaiter, mais cela ne veut pas dire grand’chose. Depuis des millénaires les hommes tentent de progresser par rapport à Dieu à travers leur religion, et il n’y a pas de raison pour que cela s’arrête au XXI° siècle, ni pour que cela progresse soudainement. La vraie religion a été au moins aussi vivante sous les persécutions de Dioclétien, de Staline ou de Pol Pot que sous le règne des Borgia au Vatican. Si cela veut dire -et c’est probablement la bonne interprétation- que la mort des idéologies athées, dictature du prolétariat, culte de la race aryenne, nationalismes ou fascismes de toutes sortes, laisse un vide qui ne peut être comblé que par un retour au spirituel comme ciment et comme moteur de la société, on ne peut qu’y souscrire. Mais à condition de ne pas confondre la primauté du spirituel avec l’adhésion à une religion ou à une philosophie quelconque. De Saint Louis à George Bush, en passant par Mahomet et Ben Laden, c’est par millions que l’on compte les victimes de ceux qui ont cru devoir convertir leurs semblables à leur « religion » par n’importe quel moyen. C’est quand un homme politique se prétend au service de Dieu (ou quand un chef religieux se veut homme politique) qu’il devient le plus dangereux. En ce sens, Dieu nous préserve de voir le XXI° siècle devenir un siècle religieux ! Mais alors, comment combler le vide laissé par la mort des idéologies athées du XX° siècle ? Par la démocratie est-il d’usage de répondre aujourd’hui. Mais la démocratie est-elle une idéologie qui puisse combler le vide laissé par le déclin des religions et la mort (espéronsle) des idéologies totalitaires? Littéralement non : elle n’est ni une idéologie, ni une religion, mais un mode de gouvernement. Mais elle se donne habituellement comme référence la « Philosophie des Lumières », mélange de la croyance de Voltaire dans la « Raison » pour gouverner les hommes, et de celle de Rousseau selon laquelle l’homme était bon. Il est clair que sur la base de ces deux postulats on doit aboutir en politique à toujours plus de liberté et moins d’Etat, ce qui rejoint la théorie marxiste du « dépérissement de l’Etat ». La « fraternité » venant rejoindre la liberté et l’égalité dans la devise républicaine, était l’apport de Rousseau, et reflétait la conviction que l’homme étant bon, on pouvait parfaitement « laïciser » la charité chrétienne. Deux siècles après, nous savons ce qu’il en est advenu, chez les marxistes comme chez les héritiers de la Révolution. Pour les marxistes, tout commentaire est inutile. Pour les héritiers de la Révolution, on est en droit de se demander si, dans les faits, c’est bien la devise républicaine qui a servi de référence aux démocraties dites « libérales », ou si ce n’est pas plutôt le culte de Mammon. Quant aux démocraties dites « sociales », elles ne peuvent éviter que leur recherche de l’égalité se fasse aux dépens de la liberté, ni empêcher que le culte de Mammon, proscrit sur le plan individuel, prospère sur le plan collectif. La recherche de l’enrichissement demeure dans les démocraties les plus « sociales » un mobile collectif majeur, et bien souvent un mobile individuel pour leurs dirigeants. C’est bien parce que l’homme n’est pas « bon » que l’alliance du trône et de l’Autel a toujours existé, et que l’argent va au pouvoir quand ce n’est pas lui qui donne le pouvoir. 113 Dans cette vision plus réaliste du monde la démocratie libérale est avant tout une valeur négative. Le mot liberté dans tous les dictionnaires se définit par « absence de … ». L’égalité devant la loi est l’absence de discriminations liées à la naissance ou à la position sociale. Mais cet aspect purement négatif, qui ne diminue en rien leur importance, a été bien compris dès le XIX° siècle par ceux qui réclamaient des « libertés positives », et au XX° siècle par ceux qui ont revendiqué les « discriminations positives ». Mais qu’est-ce qu’une « liberté positive » si ce n’est de l’argent, et qu’une « discrimination positive » sinon une inégalité devant la loi ? Comme, parallèlement, la plupart des hommes ont aujourd’hui cessé de croire que la science ferait le bonheur de l’humanité, quelle est la philosophie de base qui peut assurer la cohésion et le dynamisme des démocraties du XXI° siècle ? Personne n’en ayant jusqu’à présent proposé d’autre, il semble que la croyance judéoislamo-chrétienne, partagée par à peu près la moitié de l’humanité, selon laquelle Dieu a créé le monde, et chaque homme est d’abord responsable devant lui, demeure la base philosophico-religieuse essentielle de toute démocratie. Elle ne suppose l’adhésion explicite à aucune religion, et n’est pas en contradiction politique avec l’humanisme athée, car elle aboutit comme lui, bien qu’à partir de convictions philosophiques et religieuses différentes, et donc avec des modalités différentes, à la même conclusion du respect absolu de la dignité de la personne humaine. Mais elle impose le respect de toutes les « vraies » religions. Le mot « vraies » a toute son importance, tant le fanatisme religieux ou sectaire n’a cessé, de tous temps, d’être mis au service d’ambitions politiques ou d’intérêts personnels. Le « vrai » Islam, comme le vrai judaïsme ou le vrai christianisme n’ont rien à voir avec les intégrismes de ces religions ou d’aucune autre secte. Ils n’ont jamais justifié l’oppression d’un homme par un autre, ni la conversion de l’infidèle par l’épée. C’est pourquoi il faut souhaiter que Malraux ait eu raison ,et que le XXI° siècle soit plus « spirituel », c’est à dire moins « matérialiste » au sens littéral que les précédents, plutôt que d’inventer de nouvelles idéologies totalitaires, ou de persister dans le culte du dollar, forme moderne du « Veau d’Or ». Mais si les religions et les philosophies font partie du socle de toute société politique, elles ne doivent jamais, ni lui être subordonnées, ni prétendre s’imposer à elle. L’homme politique qui, en tant que gouvernant, est le grand bénéficiaire du « rendez à César ce qui est à César… » ne doit pas oublier le second membre de phrase « …et à Dieu ce qui est à Dieu. » 114 Laïcité à la française Pourquoi la « laïcité » continue-t-elle d’être en France un sujet de débats passionnels alors qu’elle ne pose plus guère de problèmes dans la plupart des pays occidentaux ? C’est probablement parce qu’en France, plus qu’ailleurs, l’Eglise Catholique s’est laissé entraîner, et s’est même parfois volontairement impliquée dans le débat politique. L’alliance du trône et de l’autel sous l’Ancien Régime a automatiquement placé l’Eglise dans la ligne de mire des révolutionnaires depuis le célèbre « écrasons l’infâme » de Voltaire jusqu’aux massacres de Nantes. Les nombreux curés de campagne qui avaient rédigé les cahiers de doléances et accompagné la Révolution à ses débuts, ont été vite découragés par les excès de la Terreur et le culte de la « Déesse Raison ». Echaudée par la Révolution, l’Eglise s’est retrouvée du côté du pouvoir au moment de la Restauration. Certes, le christianisme social a commencé à se développer au XIX° siècle. Mais l’épiscopat et le clergé demeuraient très majoritairement monarchistes, puis bonapartistes. Et surtout la « guerre scolaire » était enclenchée. L’Eglise voulait préserver les enfants de ses fidèles de l’influence des enseignants laïcs, demeurés largement imprégnés de l’anticléricalisme révolutionnaire. C’est dans le cadre de cette rivalité entre les deux enseignements que le mot « laïc » est devenu synonyme d’anticlérical. Par ailleurs la bourgeoisie révolutionnaire, qui était athée à 90%, a compris que son intérêt était de se réconcilier avec l’Eglise, garante à ses yeux d’un ordre social qui désormais lui profitait. Elle ne lui refusa donc pas son argent, ni d’envoyer ses femmes et ses enfants à l’Eglise. Par réaction, et malgré la naissance du christianisme social, les milieux populaires des villes, devinrent massivement anticléricaux. Le massacre de prêtres sous la Commune, comme la répression des Versaillais, ne devaient pas arranger les choses. C’est ainsi que le clivage politique à la naissance de la III° République se fit entre cléricaux et anticléricaux, au moins autant qu’entre socialistes et capitalistes, ou même entre monarchistes et républicains. C’est dans ce contexte que la loi de 1905, qui est aujourd’hui reconnue par presque tous comme un modèle de laïcité raisonnable (sauf en ce qui concerne l’interdiction des congrégations), est apparue à l’époque comme une victoire des anticléricaux qui s’appropriaient sans indemnité les cathédrales et les églises. Il a fallu assez longtemps aux catholiques français pour comprendre que cette confiscation était en fait un cadeau, l’Etat ne pouvant faire autrement que de rendre ces églises au culte… tout en ayant désormais la charge de les entretenir. Le temps et les deux guerres mondiales ont ensuite contribué à apaiser les esprits. Malgré la scandaleuse compromission de certains cardinaux français avec le maréchal athée de Vichy, la gauche française a progressivement cessé de voir dans l’Eglise un danger pour la démocratie, tandis que l’Eglise, au niveau national comme mondial reconnaissait que sa place n’était pas aux côtés du pouvoir et de l’argent. Du coup, les anticléricaux professionnels n’avaient plus beaucoup de grain à moudre. Heureusement pour eux, l’Islam allait leur en donner. Sous prétexte que quelques filles, sincèrement intégristes ou désireuses de faire parler d’elles, se présentaient voilées au lycée, on trouvait un nouveau combat « laïc », c'est-à-dire antireligieux à mener. En montant en 115 épingle quelques cas, on en suscitait automatiquement beaucoup d’autres, ce qui permettait d’agiter l’épouvantail du communautarisme, et de proclamer la laïcité en danger. Il est amusant de remarquer que, pendant ce temps, la présence de filles voilées dans des établissements catholiques ne posait apparemment pas de problème. Les catholiques seraientils devenus plus « laïcs » que les anticléricaux ? Cette agitation artificielle étant retombée grâce à la sagesse du législateur et du corps enseignant, il restait que la question de la présence de l’Islam en France avait été posée sur la place publique, notamment en ce qui concerne les lieux de culte. Même si beaucoup de musulmans ne sont pas pratiquants, il est choquant de voir ceux qui le sont n’avoir pour prier que des hangars ou des garages. S’ils étaient là depuis longtemps, ils auraient construit leurs mosquées, comme ils l’ont fait en Espagne à l’époque de la conquête, et comme les catholiques, les protestants, et les juifs ont construit leurs églises, leurs temples, et leurs synagogues en France. Mais arrivés récemment, et sans argent, il est clair qu’ils ne pouvaient apporter leurs mosquées avec eux, et que le problème de leurs lieux de culte est donc posé. Sauf l’exception de la mosquée de Paris, il a été jusqu’à présent résolu sans l’aide de l’Etat, avec l’argent des fidèles et de leurs pays d’origine, comme l’avaient été, en Afrique ou ailleurs, les églises construites par nos missionnaires à l’époque de la colonisation. Mais chacun voit bien les risques de cette solution : l’argent des fidèles étant rare, le financement par les pays musulmans sera nécessairement prépondérant, avec les risques de dépendance et de communautarisme qui en résultent. Il faut donc trouver autre chose. Par un raisonnement un peu simpliste, certains considèrent que, puisque les Eglises appartiennent à l’Etat ou aux communes, il est normal que l’Etat ou les communes construisent les mosquées nécessaires aux musulmans. C’est oublier que ce ne sont pas les contribuables mais les communautés religieuses qui ont financé les églises, les temples, et les synagogues. Que les cathédrales et les Eglises qui existaient en 1905 soient maintenant propriété de l’Etat et des Communes en vertu de la loi ne veut pas dire que le législateur considère qu’il aurait dû les construire si elles n’avaient pas existé. La meilleure preuve en est que les nouvelles églises, temples et synagogues, là où elles sont nécessaires, continuent d’être financées par les fidèles. Il serait difficile de faire construire des mosquées aux frais du contribuable en refusant d’en faire autant pour des églises, temples, ou synagogues. Etablir un régime discriminatoire en faveur du culte musulman serait la pire des choses, y compris pour les Musulmans. Ce serait poser de nouveaux germes de conflits interreligieux dont on n’a vraiment pas besoin. Il y a beaucoup de moyens souples d’aider les Musulmans à surmonter leurs difficultés actuelles en matière de lieux de culte sans remettre en cause la loi de 1905. Certes cette loi ne serait pas rédigée comme elle l’est si on devait la rédiger aujourd’hui. Mais c’est le cas de beaucoup des lois qui nous régissent, et ce n’est pas une raison suffisante pour les modifier. Pour les raisons qui ont été rappelées ci-dessus, les cendres des guerres de religion sont toujours chaudes en France, et il est donc prudent de ne pas y toucher sans nécessité absolue. 116 En résumé… Dans un Etat laïc, et une démocratie se doit de l’être, l’homme politique n’a pas à se prononcer sur l’existence de Dieu. En revanche, il ne peut ignorer ou affecter d’ignorer l’existence des religions qui sont présentes dans toutes les civilisations. Il ne peut pas plus ignorer les philosophies qui nient cette existence, et qui, elles aussi, sont présentes dans toutes les civilisations. Dans la mesure où ces philosophies et religions ne sont que d’ordre spirituel intérieur, elles relèvent de la seule liberté de pensée, et l’Etat se doit de les ignorer. Mais la plupart des religions, et certains mouvements philosophiques s’organisent en églises ou en associations voulant être présentes et avoir une action, comme telles dans la société. L’Etat ne peut dès lors pas plus les ignorer ou s’en désintéresser que de n’importe quelle autre société ou organisation. D’une part en raison de ce qu’elles apportent de positif à la société, d’autre part en raison des risques que certaines dérives peuvent lui faire courir. En France, la laïcité a une histoire et a revêtu des formes particulières liées à notre histoire. Depuis Voltaire elle a eu chez certains une dimension de lutte antireligieuse, et principalement anticatholique qui s’explique par le rôle que l’Eglise Catholique a longtemps joué dans la politique intérieure française. Cette dimension antireligieuse s’est progressivement atténuée au cours du dernier siècle, avant de se rallumer à propos de l’Islam. Il est important d’éviter que ce combat antireligieux, contraire même au principe de laïcité, se rallume à l’occasion de la lutte contre l’islamisme qui n’est pas une religion, mais une perversion de l’Islam. 117 Conclusion ? Peut-on conclure des réflexions aussi décousues ? Patrie, famille, travail, Dieu, c’est à dire politique, société, économie, religions, y a-t-il un dénominateur commun ? Il n’y en a qu’un : c’est que ce sont les quatre éléments essentiels de toute vie en société, et qu’il est donc indispensable de veiller à leur compatibilité. Il y a deux moyens d’y parvenir. Le premier est celui de l’Etat totalitaire, qui n’est pas nécessairement dictatorial au sens habituel du terme. Une démocratie peut devenir totalitaire si l’Etat prétend régir tous ces domaines. C’est le danger qui nous guette aujourd’hui. Le second est la méthode fédéraliste : organiser la coexistence sur un même territoire et sur les mêmes personnes de lois et d’institutions régissant des domaines différents. Ce qu’on appelle les Etats fédéraux ne sont que l’un des cas d’application parmi beaucoup d’autres de cette méthode. Notre monde actuel, depuis l’ONU jusqu’à nos communes rurales en passant par l’Union Européenne, depuis l’OMC ou la papauté jusqu’à nos PME et nos paroisses rurales en passant par les multinationales est plein de pouvoirs et d’autorités qui se superposent et interfèrent, très souvent dans le désordre. L’idée que la solution réside dans la transposition à l’échelle mondiale ou européenne d’institutions calquées sur celles des Etats fédéraux issus de l’histoire du XIX° siècle est une idée simpliste et irréaliste dans la mesure où elle ne tient pas compte des identités nationales et de l’état du monde au XXI° siècle. Nous n’avons pas fait l’économie d’une révolution, avec la fin du marxisme. La fin de l’histoire dont on a parlé est seulement la fin des démocraties politiques nationales qui ont été le modèle politique le meilleur pour les deux siècles derniers. La révolution qui reste à faire en ce début de siècle, est celle qui consiste à donner à la démocratie politique sa dimension mondiale, et, parallèlement, à inventer les pouvoirs nationaux et internationaux nécessaires à la gouvernance de l’économie et de la société, dans un monde multiculturel mais de plus en plus économiquement interdépendant. A cette fin, la véritable approche fédéraliste consiste à partir des réalités, politiques, économiques, sociales, religieuses, culturelles, pour organiser de manière satisfaisante l’interaction des règles et institutions qui leur sont propres. La véritable démocratie réside au moins autant dans ce pluralisme organisé dans le respect des libertés fondamentales, que dans le bulletin de vote. Nos constitutionnalistes en sont restés au stade de Montesquieu et de sa distinction entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il est temps qu’ils abordent les autres pouvoirs, nationaux et internationaux correspondant aux réalités du monde contemporain, plutôt que de s’en tenir aux structures constitutionnelles et aux méthodes de gouvernement héritées du XIX° siècle. A une époque où le pouvoir financier de certains groupes (légaux ou non) dépasse celui de beaucoup d’Etats, et où les Etats dits de « civilisation chrétienne » se sont laïcisés, tandis que d’autres semblent tentés par un retour à la théocratie, il faut poser clairement le problème des rapports entre le pouvoir politique et les pouvoirs économique, médiatique, culturel ou religieux. Il est clair que le libéralisme qui, depuis deux siècles, a posé en postulat la non-intervention de l’Etat dans ces domaines n’est plus tenable. Il est non moins clair que de permettre au pouvoir politique, démocratique ou non, d’y intervenir selon ses méthodes traditionnelles ne peut qu’aboutir à des Etats « totalitaires » au sens étymologique du mot. Il faut donc refuser de se laisser enfermer dans le choix entre un libéralisme impossible et un étatisme liberticide. Le pouvoir suprême ne peut être que politique, et aucun pouvoir économique, religieux ou médiatique ne doit pouvoir s’imposer à lui. Mais cela ne signifie 118 pas qu’il puisse lui-même régir ces domaines. Cela ne signifie pas non plus que ces domaines doivent échapper à l’autorité de l’Etat et n’être régis que par les « lois du marché ». C’est donc l’organisation de nouveaux pouvoirs dans ces domaines, aux niveaux national et international, que nos sociétés ont l’impérieux devoir d’inventer. Non pas qu’il faille substituer à la suprématie du pouvoir politique une accumulation de communautarismes et de corporatismes. Au contraire, l’arbitrage du pouvoir politique est de plus en plus nécessaire à tous les échelons. Mais il ne faut pas confondre arbitrage et réglementation. Le principe de subsidiarité dont on parle tant et que l’on applique si peu, au niveau national comme au niveau européen, est un élément essentiel d’une vraie approche fédéraliste des problèmes. Mais il ne doit pas jouer seulement dans le sens vertical d’une hiérarchie territoriale, mais également dans le sens horizontal selon les domaines, social, économique, culturel, religieux, etc… L’Union Européenne a ouvert la voie en inventant une méthode de coopération entre Etats qu’elle a réussi à pousser plus loin que personne ne l’avait fait auparavant. L’échec de son projet de constitution n’est pas, au contraire, l’échec de cette méthode. Il est de s’être trompé d’ambition, en cherchant par cette méthode bien adaptée au domaine économique, à édifier un Etat-Nation politique de plus, dont personne ne veut. L’ambition de l’Europe doit être au contraire de montrer au monde qu’il est possible de renforcer progressivement la coopération économique entre Etats de manière à prévenir les causes de conflits, tout en respectant leurs identités nationales. C’est grâce à son succès dans ce domaine qu’elle peut maintenant prétendre ouvrir la voie dans la recherche urgente de méthodes de coopération politique et sociale au niveau mondial, que la mondialisation irréversible que nous connaissons rend indispensables et urgentes si l’on veut mettre fin aux conflits actuels et en éviter de pires. Mais en définitive la politique n’est que ce que sont les hommes qui la font, et la meilleure des conclusions est de rappeler les qualités primordiales qui doivent être les leurs, à savoir : 1°) la modestie qui n’est habituellement pas leur qualité maîtresse, mais à laquelle l’étude de l’histoire de leurs aînés devrait les inciter. 2°) l’autorité qui n’est pas contradictoire mais complémentaire de la précédente. Un gouvernement qui recule devant quelques milliers de manifestants dans la rue n’est pas un gouvernement démocratique. S’il ne croit pas à sa propre légitimité comment peut-il espérer que les autres y croient ? 3°) la sagesse qui est le refus de tous les « ismes ». Après le communisme, le nazisme, le fascisme, le libéralisme, le socialisme, l’islamisme, etc… comment peut-il encore y avoir des hommes pour croire qu’une doctrine, fût-ce le « droit-de-l’hommisme » ou le « fédéralisme », puisse être le moteur d’une politique démocratique ? La politique est l’art du bien commun, et celui-ci ne peut être que la recherche pragmatique du meilleur équilibre possible entre l’idéalisme et l’égoïsme sordide qui cohabitent en chaque citoyen et donc en chaque société. 4°) le patriotisme, qui est le seul « isme » nécessaire. Sans lui, en effet, l’homme politique n’est pas au service de ses concitoyens, mais soit au service de lui-même, soit au service d’un quelconque empire, politique ou idéologique. 119 TABLE DES MATIERES Avant-Propos 1 I.- PATRIE La gifle Europe des Nations La « Communauté internationale » Droit Romain ou Common Law ? Euratom Le modèle américain Le diable nucléaire Le petit Satan iranien Histoire et morale Morale et politique Gauche et doite Démocratie et partis Egalitarisme et démocratie Parité et V° République La révolution politique nécessaire La révolution informatique Décentralisation Vers la VI° République En résumé… 3 5 7 9 13 15 17 19 22 24 26 28 31 33 36 37 40 42 45 47 II- FAMILLE Morale et société Mariage Féminisme Ecoles et Universités Médecine « libérale » Banlieues SOS psychologues Permis de conduire ONG En résumé… 49 51 54 57 60 62 65 69 71 73 76 III- TRAVAIL L’or et l’argent Commerce mondial ou assistance Travail et salaire Emploi à vie Richesse et justice sociale Nationalisations La mode des murs Odeurs de pétrole Multinationales et mafias En résumé… 77 79 81 84 86 89 91 93 95 97 99 120 IV- DIEU Dieu ou le Big Bang Dieu ou l’évolution ? Politique et religions La mort de la déesse Raison « Le XXI° siècle sera spirituel… » Laïcité à la française En résumé… 101 103 106 108 111 112 114 116 CONCLUSION ? 117