illustre bien ce patriotisme américain, et montre que, quoi que l’on en dise, ce patriotisme
n’est pas plus à l’abri qu’un autre de la dérive nationaliste.
Et d’ailleurs, en supposant que l’on puisse abolir d’un trait de plume les patries et les
patriotismes, par quoi les remplacerait-on ? Par un retour aux anciens patriotismes
infranationaux, provinces ou cités ? Personne n’y songe sérieusement, tant ce serait une
régression, non seulement politique, mais scientifique et culturelle. Par un « patriotisme
mondial » ? Mais chacun voit bien qu’il ne correspond à aucune réalité : si après 50 ans
d’efforts et d’intégration économique on n’a toujours pas vu naître de « patriotisme
européen » ailleurs que chez quelques militants zélés, comment imaginer le voir apparaître
soudainement au niveau mondial ?
Par rien, répondent beaucoup très sérieusement. On n’a nul besoin de patriotisme,
l’idéologie des droits de l’homme, et l’expansion du commerce libre sont les moyens pour
l’humanité de parvenir à la richesse et à la paix, dans un monde sans frontières. Cette
idéologie nouvelle, qui ne se proclame pas encore comme telle, mais anime déjà nombre
d’initiatives politiques ou non (médecins sans frontières, avocats sans frontières, ONG de
toutes sortes) est éminemment respectable, et porteuse d’espoir à long terme. Mais est-elle
réaliste à court et à moyen terme ? Signifie-t-elle, pour l’immense majorité des habitants de la
planète, quelque chose à quoi ils soient prêts à sacrifier leur temps, leur argent, et leur vie ? Le
fait qu’elle le signifie pour une petite minorité admirable, comme avant elle les communautés
missionnaires, est un bonne chose pour l’humanité. Mais ce cosmopolitisme (qui a toujours
existé à des degrés divers) ne peut, par définition, remplacer le sentiment patriotique en tant
que ciment d’une société. Dans la mesure où il fait appel à une logique de générosité, il
s’apparente davantage à une idéologie philosophique ou religieuse qu’au sentiment social
qu’est le patriotisme.
Or ce sentiment social, et l’invitation au dépassement de l’intérêt individuel immédiat
qu’il permet de susciter sont essentiels au progrès des sociétés. Certes, dans toutes les
sociétés, il existe des personnes prêtes à se dévouer au bien commun, scientifique, social ou
culturel sans souci d’intérêt personnel. Mais ce n’est qu’une infime minorité. Déjà plus
nombreux sont ceux qui sont prêts à le faire « pour la patrie » dans la mesure où ils ont le
sentiment, enraciné dans l’histoire, que leur intérêt personnel est lié à celui de la patrie. Mais,
à tort ou à raison, la plupart d’entre eux n’ont nullement le sentiment, que leur intérêt
personnel soit lié à l’humanité dans son ensemble.
Même si l’on se sent « citoyen du monde », ou même seulement « citoyen européen »
de cœur, la coopération des patriotismes en vue du bien commun européen ou mondial est
préférable, sur le simple plan de l’efficacité et donc du progrès universel, à leur dilution dans
un humanitarisme ou un européanisme bien-pensant mais beaucoup moins mobilisateur. La
taxe d’embarquement au profit du tiers-monde de Chirac est le type même de la fausse bonne
idée. Les citoyens français ne sont pas prêts à accepter des impôts mondiaux s’ajoutant aux
leurs, alors qu’ils sont prêts à accepter que leur Gouvernement consacre, avec l’accord de
leurs députés, des sommes raisonnables pour aider ces pays. Leur patriotisme est
légitimement fier que leur pays soit généreux vis à vis des autres, alors que leur absence de
sentiment d’appartenance à une « patrie » mondiale ou européenne leur fait rejeter l’idée que
ces communautés puissent lever un impôt. Comme disait Pascal, « qui veut faire l’ange fait la
bête ». C’est de l’angélisme de prétendre « décréter » le patriotisme mondial ou européen ou
abolir les patries pour éviter les nationalismes.