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Que valent les diplômes ?
Les diplômes sont des titres sanctionnant une formation scolaire ou universitaire, et validant les savoirs et
compétences acquis. La science économique s’est historiquement construire par la réflexion sur la valeur des
marchandises, qui a dominé l’économie politique classique. Depuis l’économie néoclassique, cette question est
plus aussi centrale, la science économique se préoccupe moins d’élucider une hypothétique valeur stable,
intrinsèque aux marchandises, que du prix et de ses fluctuations. La question du sujet se situe donc au croisement
de la sociologie de l’éducation, et de l’école et d’interrogations anciennes mais aujourd’hui souterraines en
économie.
Peut-on attribuer aux diplômes une valeur, qui serait mesurable ? La détermination de cette valeur se fait-elle
selon des mécanismes analogues aux mécanismes marchands ?
I) En équilibre partiel, la valeur des diplômes s’apparente à la valeur des marchandises.
A) Les diplômes valent pour leur utilité.
 En considérant que les richesses tiraient leur valeur de leur utilité, J.-B. Say (Traité d’économie politique,
1803) a élargi la sphère du travail productif aux activités de services. On peut de même envisager les diplômes
comme des biens valorisables quand on considère leur utilité. Ils se présentent alors comme des biens
capitalistiques, dont la valeur est liée au rendement.
 Ce rendement consiste en un emploi stable et bien rémunéré (Doc.2). La hiérarchie des diplômes en fonction la
durée des études qu’ils sanctionnent coïncide avec des taux d’emploi et des rémunérations de plus en plus élevés
et des taux de chômage plus faibles. Par ailleurs, la comparaison de deux cohortes de jeunes diplômés avant et au
moment de la crise actuelle, qui a accru par exemple de 9 points l’écart de taux de chômage entre les nondiplômés et les titulaires d’un doctorat, montre que le diplôme protège de la dégradation du marché du travail :
Ce qui frappe pour certains diplômes qui contingentent explicitement l’accès à certaines professions –on pense
au numerus clausus pour les professions libérales, analysé par T. Parsons à propos des médecins- paraît donc
caractériser l’ensemble des diplômes.
 Cependant, ces données brutes sont à prendre avec précaution, car elles peuvent refléter des effets de structure,
liés éventuellement à la concentration des diplômés dans certains secteurs d’activité ou régions plus dynamiques.
L’analyse toutes choses égales par ailleurs (doc.4), en contrôlant ces effets de structure, donne des estimations
similaires pour la prime du diplôme. L’ordre de grandeur des effets propres estimés sur le doc.4 correspond aux
écarts relatifs de salaire médian du doc.2.
 Les diplômes sont également rentables sur le marché matrimonial. Chez les cadres, professions intellectuelles
supérieures, et professions intermédiaires, l’homogamie se renforce avec le niveau de diplôme, tandis que pour
les autres groupes socioprofessionnels, un diplôme élevé favorise l’hypergamie. Les diplômes se combinent avec
l’origine sociale, ils peuvent en renforce ou en atténuer l’influence, car ils contribuent aux occasions de
rencontre et aux affinités d’habitus qui guident la « découverte du conjoint » (M. Bozon et F. Héran, 1987)
B) Les diplômes ont un coût.
 Dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), D. Ricardo fonde la valeur des marchandises
reproductibles sur le travail incorporé, et donc leur coût de production. Cette grille d’analyse peut s’appliquer
aux diplômes.
 Il s’agit d’une part d’un coût individuel. La sociologie de l’éducation a ainsi montré que le langage, la culture
et les codes scolaires empruntent à la culture bourgeoise, ce qui rend les diplômes beaucoup plus coûteux pour
les jeunes issus des classes populaires (B. Bernstein, Langage et classes sociales, 1971 / P. Bourdieu & J.C.
Passeron)
 Il s’agit aussi d’un coût supporté par la collectivité. Les dépenses d’enseignement apparaissant dans le doc.7
sont ainsi financées en parties par les frais de scolarité et d’inscription des futurs diplômés, et en partie par les
pouvoirs publics. On observe que ces dépenses s’élèvent avec le niveau du diplôme. Tout se passe comme si ces
dépenses s’ajustaient au rendement du diplôme.
C) La valeur des diplômes résulte alors d’un ajustement en équilibre partiel.
 En comparant plusieurs professions, A. Smith (doc.1) observe qu’une partie des écarts de rémunérations est
liée à la durée de la formation : le rendement et son coût s’ajustent par la rencontre d’une demande et d’une offre
de diplôme.
 G. Becker formalise cette idée en appliquant la croix de Marshall à l’acquisition de diplôme (doc.3). Ici
comme à propos du mariage ou de la délinquance, G. Becker étend l’approche microéconomique à un objet
traditionnellement réservé à la sociologie. Remarquons cependant qu’il s’agit d’un marché très spécifique,
notamment parce que l’offre et la demande émanent tous deux du même individu qui décide ou non de se
diplômer.
 Cet ajustement imprègne les représentations communes des diplômes. Ainsi, les inquiétudes sur la
dépréciation du niveau du diplôme sont aussi anciennes que les diplômes, comme l’ont montré C. Baudelot et R.
Establet (Le niveau monte, 1990), en dépit de l’absence de fondements statistiques, comme si les diplômés
surréagissaient à tout signe tendant à suggérer que le travail, le temps, la peine nécessaires pour l’obtenir, c’està-dire son coût, diminuerait, de crainte à ce que cela ne déteigne sur le rendement économique et social de leur
titre. L’hostilité des élèves ou anciens élèves de grandes écoles à l’ouverture des modalités d’admission en est
une autre illustration.
 G. Becker insiste sur la plasticité de cette approche microéconomique. Elle en effet susceptible de rendre
compte des inégalités scolaires. L’inégalités des chances (1973) est ainsi selon R. Boudon un effet émergent de
la différenciation sociale des coûts et de la perception des bénéfices de l’éducation. Il suggère qu’elle pourrait
s’atténuer en restreignant la latitude de choix des familles et le nombre de paliers d’orientation.
L’approche en équilibre partiel qui fonde la théorie symétrique de la valeur d’A. Marshall (Principes d’économie
politique, 1890) peut donc s’appliquer aux diplômes, qui valent comme toute marchandise en proportion de leur
coût et de leur utilité.
II) En équilibre général, la valorisation des diplômes apparaît socialement construite
A) Les politiques publiques modèlent le marché des diplômes et donc leur valeur.
 Le schéma du marché du diplôme en équilibre partiel
permet de représenter l’impact de l’intervention publique :
la gratuité ou encore les bourses constituent des
subventions aux diplômes. Elles accroissent la production
de diplômes, à un niveau où le bénéfice marginal est
inférieur au coût marginal, induisant alors une perte sèche.
Cette perte sèche est cependant compensée par les
externalités positives de l’éducation pour la collectivité :
dans La Richesse des Nations (1776), A. Smith assignait
ainsi à l’Etat la tâche d’éduquer les ouvriers, leurs facultés
de réflexion étaient amoindries par la parcellisation des
tâches. E. Durkheim considérait l’école comme une
institution préservant la cohésion sociale en diffusant des
normes et des valeurs commune dans les sociétés exposées
à l’anomie par la division sociale du travail.
 Le coût du diplôme s’est historiquement abaissé: lois Ferry de 1880, projet Langevin-Wallon (1945)
d’unification de l’enseignement secondaire, partiellement accompli par la loi Berthoin (1959) allongeant la
scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, la réforme Haby (1975) sur le collège unique, et l’objectif de 80% d’une
classe d’âge au niveau du bac dans les années 80.
NB : attention à ne pas confondre le taux de réussite au baccalauréat, qui rapporte le nombre de reçus au
nombre de candidats au baccalauréat, et le taux d’accès au baccalauréat, qui rapporte le nombre de
candidats au baccalauréat à l’effectif total d’une génération.
 Les politiques publiques stimulant la production
de diplômes en abaissent le coût, mais aussi
potentiellement le rendement. Si la demande de diplôme
est peu élastique, notamment parce que le stock d’emplois
qualifiés est limité, alors les politiques d’allongement des
études qui réduisent le coût d’obtention des diplômes
produisent des diplômes à faible rendement.
B) La dévalorisation des diplômes.
 Ainsi, l’ouverture de l’enseignement secondaire et supérieur, qui a abaissé le coût des diplômes
correspondants, a produit une « inflation des diplômes ». L’agrégation de décisions individuelles de
prolongement d’études, résultant d’un arbitrage coût/avantage en rationalité imparfaite, a comme effet émergent
la dévalorisation des diplômes, comme le montre R. Boudon dans L’inégalités des chances (1973). Ainsi, le
baccalauréat autrefois « brevet de bourgeoisie » selon l’expression d’E. Goblot (La barrière et le niveau, 1925)
ne garantit plus l’accès à un emploi stable (doc.2).
 Les générations nées à partir des années 1950 subissent cette dévalorisation : la probabilité d’être cadre
supérieur entre 40 et 50 ans avec un diplôme égal ou supérieur à la licence a diminué en 30 ans quelque soit
l’origine sociale des individus (doc.9). La valeur du diplôme est donc soumise au Destin des générations (L.
Chauvel, 1998) : alors que l’effet « pied à l’étrier » avait apprécié pendant les 30 Glorieuses les diplômes même
modestes des générations nées dans les années 30 et 40, la dégradation du marché du travail depuis les années 70
les déprécie.
 Le bilan de la démocratisation des diplômes doit donc dissocier la démocratisation « quantitative » de la
démocratisation « qualitative » (A. Prost, L’enseignement s’est-il démocratisé ?, 1986). Au-delà de
l’élargissement de l’accès formel aux études et de la diminution de leur coût, le choix des filières différencie la
valeur de diplômes officiellement équivalents : baccalauréat technologique et professionnel / baccalauréat
général ; universités / grandes écoles.
C) La valeur des diplômes est socialement différenciée.
 L’origine sociale continue à influencer la trajectoire sociale, même après l’obtention du diplôme.
Contrairement à ce que diffusent les discours sur la fin des classes sociales, les données du doc.9 montrent même
le « paradoxe d’Anderson » (« A Skeptical Note on the Relation of Vertical Mobility to Education", American
Journal of Sociology, 1961) tend à se renforcer.
 En plus de ces écarts de rendement objectivables par la statistique, l’obtention d’un diplôme revêt une
signification subjective socialement différenciée. A partir de sa propre expérience d’universitaire issu de la
working-class, R. Hoggart (1957) montre que l’intégration à une classe supérieure ne résulte pas mécaniquement
de l’obtention d’un diplôme et d’un emploi correspondant, La culture du pauvre (1957) intériorisée lors de
socialisation primaire entre en conflit avec la culture bourgeoise, plaçant le boursier promu dans une situation
d’entre-deux
 Le genre conditionne également la valeur du diplôme. L’effet propre du diplôme sur le salaire est plus faible
pour les femmes (doc.4). C. Baudelot & R. Establet (Allez les filles !, 1991) ont mis en évidence le décalage
entre les meilleures performances scolaires des filles et leurs carrières professionnelles, qu’ils relient à
l’autocensure dans les choix d’orientation, la discrimination et le « plafond de verre ».
 L’intersectionalité du genre avec la valeur des diplômes se manifeste également sur le marché matrimonial.
F. de Singly (Fortune et infortune de la femme mariée, 1987) a montré par l’analyse des annonces de recherche
d’un-e conjoint-e que le capital physique était davantage valorisé pour les femmes, et le capital économique et
culturel davantage pour les hommes. Les données du doc.9 pourrait corroborer cette idée : ainsi pour les ouvriers
l’acquisition de diplômes a plus d’effet sur la probabilité d’hétérogamie pour les hommes que pour les femmes,
mais il faudrait pour le certifier réagencer les groupes socioprofessionnels, et regrouper notamment employés et
ouvriers qui sont deux groupes très proches, l’un surtout féminin et l’autre surtout masculin.
L’approche en équilibre général qui fonde la théorie synthétique de la valeur de V. Pareto (Manuel d’économie
politique, 1907) montre que ce que valent les diplômes est construit socialement, c’est-à-dire par un processus
socio-historique sous l’action de groupes sociaux, et en combinaison avec les autres propriétés sociales des
diplômé-e-s.
III)
Les diplômes sous « l’empire de la valeur » (A. Orléan)
A) La « magie sociale » de la valeur des diplômes…
 Comment expliquer que la croyance en la valeur des diplômes reste aussi fortement enracinée dans une
société pourtant sensibilisée à la relativité de cette valeur ? La force de l’idéologie méritocratique transparaît
dans l’extrait d’entretien de Nassim (doc.1). Alors que l’analyse sociologique de la reproduction sociale a
potentiellement des vertus émancipatrices sur les classes dominées (c’est à ce titre qu’à la fin de sa vie P.
Bourdieu affirmait que la sociologie est un « sport de combat), en dévoilant les mécanismes de domination,
Nassim rejette la dénonciation sociologique de l’idéologie méritocratique, prenant d’ailleurs dans sa dissertation
le contrepied des attentes propres à la discipline scolaire des sciences économiques et sociales. On peut penser
qu’a contrario un excellent élève issu d’un milieu bourgeois, justement parce qu’il s’approprie mieux les normes
implicites de l’exercice scolaire de la dissertation, reprendra plus volontiers à son compte dans sa dissertation la
dénonciation sociologique de l’idéologie méritocratique, même lorsqu’il reste intimement convaincu d’être par
son travail et son talent à l’origine de ses résultats.
 Les diplômes valent donc d’abord à l’intérieur d’un champ scolaire, c'est-à-dire d’un espace social
hiérarchisé en fonction de critères d’évaluation partagés par les agents de ce champ. La structuration
homologique des champs fait qu’il est possible de convertir un capital accumulé dans un champ en ressources
valorisables dans un autre champ, et qu’ainsi le diplôme joue sur l’insertion sur le marché du travail et le choix
d’un conjoint. Mais la valeur du diplôme a un caractère magique, elle s’appuie sur une illusio scolaire et
l’habitus des agents du champ : élèves, étudiants et professionnels de l’éducation essentialisent la valeur des
diplômes, intériorisent cette croyance magique. Cette « magie sociale » n’est pas propre aux diplômes, elle
caractérise l’ensemble des champs, de l’art par exemple ou encore de la mode (cf. P. Bourdieu et Y. Delsaut,
« Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
1975)
B)… légitime l’ordre social dominant.
 Cette croyance en une valeur intrinsèque des diplômes remplit une fonction de reproduction de l’ordre social.
(P. Bourdieu, J ;-C. Passeron, La reproduction, 1970). En « apprenant aux poissons à nager », l’école légitime
les inégalités sociales, et les diplômes naturalisent des dispositions socialement héritées en compétences
universellement reconnues.
 Cette fonction sociale est déniée par l’institution. Ses structures internes reproduisent la structure sociale (cf.
l’analyse de la structure des filières par C. Baudelot R. Establet dans L’école capitaliste en France, 1971) les
diplômes ne valent que les uns par rapport au autres, mais cette valence différentielle est masquée par le discours
méritocratique. Pour reprendre la terminologie de l’analyse économique de la valeur, le discours de l’institution
scolaire prête une valeur cardinale aux diplômes dont la valeur est en réalité de nature ordinale (cf. V. Pareto)
 Cette valeur absolue attribuée aux diplômes exerce une violence symbolique sur les non-diplômés, qui
éprouvent leur position sociale comme un échec individuel résultant d’un défaut d’effort ou de qualités
personnels. (doc.8)
NB : les auteurs du doc.8 sont des économistes, qui mobilisent des travaux sociologiques sur l’école.
C) Ce que les diplômes nous apprennent de la valeur
 Les lois de la valeur des diplômes se démarquent des lois économiques de la valeur des marchandises. On
pourrait alors considérer que les diplômes ne sont pas des marchandises comme les autres, qu’ils font exception
aux lois économiques de la valeur.
 Mais on peut aussi considérer que les diplômes révèlent une insuffisance de l’analyse économique de la valeur,
rejoignant une critique adressée par A. Orléan à la science économique dans L’empire de la valeur, refonder
l’économie (2011) : la science économique adopte une conception substantialiste de la valeur, elle considère que
la valeur est une propriété intrinsèque, stable des marchandises. Même lorsqu’elle étudie les échanges et les
mécanismes marchands, elle les rapporte à la confrontation de préférences, et de contraintes budgétaires et
technologiques exogènes, préexistant aux échanges. On peut faire remonter ce paradigme économique de la
valeur à Turgot (Valeurs et monnaies, 1769), qui pose que la valeur appréciative présidant à l’échange résulte
des valeurs estimatives qui la précèdent. La science économique se prive alors d’analyser la formation de la
valeur au sein des échanges. Le cas des diplômes nous apprend que la valeur estimative elle-même se forge par
les interactions et les rapports sociaux.
 Cela plaide pour une approche interdisciplinaire de la valeur en sciences sociales, pour les diplômes comme
pour les marchandises. C’est d’ailleurs sur ce point que les textes d’A.Smith et de G.Becker se différencient :
alors que les tournures impersonnelles –même le terme d’individu est finalement peu employé- font disparaître
l’épaisseur psychologique et sociale du diplômé dans le doc.3, les acteurs du marché du diplôme dans leur
diversité sont incarnés dans le doc.5 : « Police de l’Europe », « artisan », « ouvrier », « apprenti », « manœuvre »
etc… C’est ce glissement de la science économique que dénonce A. Orléan.
La question « que valent les diplômes ? » est donc en apparence une mise en question de la croyance envers
la valeur des diplômes, mais elle est finalement pour les sciences sociales l’occasion de mettre en évidence que
le processus de fixation des valeurs et des prix n’est pas exclusivement économique, est socialement encastré.
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