Violaine Girard Chapitre à paraître dans Authier Jean-Yves, Bourdin Alain et Lefeuvre Marie-Pierre, Actualités de la sociologie urbaine francophone, PUL. Des classes populaires en recomposition dans le périurbain lointain : analyser les effets croisés de l’accès à la propriété pavillonnaire et des restructurations de l’emploi industriel (1982-1999) Territoire de la périphérie rurale d’une grande agglomération régionale, la Riboire ne correspond pas aux représentations dominantes des espaces résidentiels périurbains, souvent perçus comme dédiés à l’entre-soi de classes moyennes soucieuses de leur cadre de vie1. La Riboire constitue au contraire un territoire à la fois industriel et ouvrier, siège depuis les années 1970 d’un redéploiement industriel massif et dominé par les ménages d’accédants à la propriété issus des classes populaires. Or, ce type d’espaces pavillonnaires, éloigné des grands centres urbains et caractérisé par le maintien au premier plan des ouvriers et employés, est resté jusqu’ici relativement peu étudié par les sociologues. Comme le soulignent Julian Mischi et Nicolas Renahy (2008), ces espaces, qui constituent pourtant l’une des composantes des « mondes ouvriers » contemporains, sont souvent oubliés lorsqu’il s’agit d’évoquer les transformations actuelles des classes populaires, plus souvent abordées à travers le prisme de contextes urbains. Au croisement de la sociologie urbaine et de la sociologie de la stratification sociale, notre démarche vise à complexifier l’approche de la catégorie « du » périurbain, en mettant au jour les évolutions à l’œuvre au sein d’un territoire devenu, comme beaucoup d’autres au cours des années 1980 et 1990, un lieu d’accueil privilégié pour de nombreux ménages des fractions supérieures des classes populaires2. L’analyse localisée permet en effet de saisir de façon contextualisée les liens entre transformations des lieux et des formes d’emploi dans les périphéries urbaines d’une part, et recompositions à l’œuvre parmi les fractions stables des classes populaires, liées au mouvement d’accès à la propriété individuelle, d’autre part. Afin de cerner les évolutions des caractéristiques sociales de ces ménages, nous avons privilégié une approche monographique, seule à même d’autoriser la combinaison de sources variées. Une enquête ethnographique approfondie, centrée sur l’analyse des trajectoires Les noms de lieux et de personnes ont été changés, dans la perspective de préserver l’anonymat des ménages rencontrés. 1 Nous reprenons ici la notion de classes populaires qu’Olivier Schwartz (1998) définit autour de deux éléments, position sociale dominée et distance à la culture dominante. Cette notion apparaît en effet moins restrictive que celle de « classe ouvrière », qui ne permet plus aujourd’hui de saisir la diversité interne des classes populaires. 2 Violaine Girard résidentielles des pavillonnaires des classes populaires, a ainsi été menée dans une commune rurale de la Riboire. La recherche a ensuite été guidée par le souci d’inscrire ces trajectoires dans leurs « contextes de pertinence » (Chamboredon, 2004), en croisant les matériaux recueillis avec une exploitation secondaire des recensements de l’Insee ainsi qu’avec des données portant sur le bassin d’emploi local. Travailler à une échelle territoriale relativement restreinte, celle du canton, a alors permis d’aller au-delà des catégories socio-professionnelles agrégées en six postes, pour appréhender de façon fine les dynamiques affectant les différentes fractions du salariat industriel résidant dans ce territoire. Cette contribution débute par une présentation des évolutions affectant les espaces périurbains au cours des années 1980 et 1990, des évolutions beaucoup plus contrastées que ne le donnerait à penser une vision homogénéisante des zones pavillonnaires. Nous décrivons ensuite les liens, relevés à partir du cas de la Riboire, entre relocalisation des emplois et urbanisation pavillonnaire à la périphérie des grandes agglomérations, avant d’aborder les processus qui concourent à faire de ce territoire un espace d’accession quasi-réservé aux ménages appartenant au salariat intermédiaire ou d’exécution de l’industrie. Il s’agit ainsi de montrer que ces pavillonnaires des classes populaires, s’ils ne peuvent être assimilés aux fractions plus diplômées des classes moyennes, se distinguent également des figures mieux connues des ouvriers des anciens grands bastions industriels ou encore des fractions précarisées des classes populaires qui constituent une part de la population des quartiers d’habitat social. L’analyse localisée d’un territoire périurbain, croisant questionnements sur la stratification sociale et analyse des trajectoires résidentielles, apparaît alors comme une approche offrant la possibilité d’éclairer certaines recompositions en cours parmi les classes populaires, à l’heure où un nombre croissant d’ouvrier et d’employées travaillent dans des pôles d’emploi périurbains et où une majorité d’entre eux ne réside plus « dans des quartiers typiquement ouvriers » (Oberti et Préteceille, 2001 : 203). Au-delà de la catégorie « du » périurbain : des espaces fortement différenciés Après le travail pionnier de Catherine Bidou (1984) portant sur les pavillonnaires des « nouvelles classes moyennes », ce n’est qu’au début des années 2000 que les territoires périurbains ont de nouveau suscité l’intérêt des sciences sociales. L’expansion de ces zones résidentielles a alors été décrite comme le signe d’aspirations généralisées au mode de vie pavillonnaire, portées par de nombreux ménages des classes moyennes, dont les contours restent parfois peu définis : la thèse du « séparatisme » des classes moyennes, défendue par 2 Violaine Girard l’économiste Éric Maurin (2004), ou encore le modèle de « la ville à trois vitesses »3 du sociologue Jacques Donzelot (2004) font ainsi des « choix » résidentiels des ménages l’un des principaux facteurs d’une ségrégation socio-spatiale grandissante. Non dénuées de visées dénonciatrices, ces lectures recèlent pourtant de nombreuses limites : peu attentives aux multiples déterminants des trajectoires résidentielles, elles offrent une vision par trop globalisante des espaces périurbains. Les travaux sur la ségrégation socio-spatiale permettent toutefois de dépasser une telle vision. Marco Oberti et Edmond Préteceille (2011 : 203) soulignent ainsi, données statistiques à l’appui, que ce sont bien les espaces « mélangés » qui dominent autour de la métropole parisienne et que, de ce fait, la majorité de la population ne réside pas dans des espaces fortement ségrégués. Plusieurs enquêtes ethnographiques se sont également attachées à complexifier l’approche de la figure des classes moyennes périurbaines, en montrant que ces catégories recouvrent une grande diversité de profils et de trajectoires sociales : l’ouvrage la France des Petits-Moyens (Cartier et al., 2008) met à jour les déterminants des coutes mobilités ascendantes opérées par les pavillonnaires issus des classes populaires dans la banlieue francilienne ; le travail de Josette Debroux (2011) s’intéresse aux liens entre statuts professionnels et trajectoires résidentielles de ménages des classes moyennes, en soulignant que ceux-ci occupent des positions très diverses mais qui ont en commun d’être situées aux limites supérieures ou inférieures de ces classes. Il faut enfin noter la montée récente de discours interprétant la surreprésentation des ouvriers au sein des espaces périurbains les plus distants des centres urbains comme le résultat de la « relégation » des classes populaires vers les périphéries lointaines (Guilly et Noyé, 2004 : 20). Ce dernier type de discours, fondé sur des données géographiques agrégées à grande échelle, semble là encore fort réducteur. Il rate tout d’abord la complexité des évolutions territoriales liées à la périurbanisation, qui se traduisent, dans la Riboire et sans aucun doute dans beaucoup d’autres territoires, par la prédominance des fractions supérieures et stables des classes populaires, ainsi que par la diversification progressive des catégories d’actifs, avec l’augmentation des professions intermédiaires et supérieures. Ce discours occulte ensuite le sens que revêtent, aux yeux des ménages concernés, les trajectoires d’installation dans le périurbain, vécues bien différemment d’une relégation notamment parce Construit autour d’une tripartition des espaces résidentiels urbains, ce modèle dépeint les processus affectant ces différents types d’espaces : la gentrification des centres villes portée par les ménages des classes supérieures, la périurbanisation menée par les classes moyennes, et la relégation des classes populaires dans les cités d’habitat social dégradées. S’inscrivant dans la lignée de ce modèle, la géographe Marie-Christine Jaillet (2004) décrit ainsi l’espace périurbain comme étroitement associé au mode de vie des classes moyennes. 3 3 Violaine Girard qu’elles marquent l’entrée dans un statut résidentiel valorisant. Les espaces périurbains apparaissent bien plutôt sièges de processus diversifiés, leur hétérogénéité interne entraînant l’impossibilité « d’analyser le périurbain comme catégorie unifiée »4 (Rivière, 2008 : 32, voir aussi Rivière, 2011). Pour autant, si l’on en croit les données issues des recensements de l’Insee, deux grands types d’évolutions, demeurées jusqu’ici peu étudiées, affectent les espaces périurbains au cours des années 1980 et 1990. Nombre de ces territoires constituent tout d’abord, au cours des décennies 1980 et 1990, des lieux d’installation privilégiés pour de nombreux ménages des classes populaires, entre des centres urbains attractifs pour les catégories supérieures et des espaces ruraux relativement préservés de la pression immobilière mais éloignés des équipements et des emplois urbains. Les dispositifs d’encouragement à l’accession à la propriété (Groux et Lévy, 1993) concourent ainsi à une hausse de la part des classes populaires parmi la population périurbaine (Gobillon et Leblanc, 2005). Ainsi, en 1999, « plus on s’éloigne des "pôles urbains", plus la part des classes populaires augmente : la part des CSP ouvriers et employés parmi les actifs est de 55 % dans l’espace urbain, de 58 % dans le périurbain, et de 61 % dans l’espace à dominante rurale » (Mischi et Renahy 2008 : 14). Deux précisions s’imposent cependant : les processus de ségrégation résidentielle qui accompagnent la périurbanisation affectent de façon différenciée les différentes fractions des classes populaires et ne se déploient pas uniformément au sein des espaces périurbains. Si, par exemple, les ouvriers qualifiés et les professions intermédiaires s’installent massivement au cours des années 1980 dans le périurbain (Schmitt et al., 1998), les espaces périurbains les plus éloignés apparaissent marqués par la surreprésentation des seuls ouvriers qualifiés (Cavaillès et Selod, 2003), quand les espaces ruraux sont caractérisés par de plus fortes proportions d’ouvriers non qualifiés5. En second lieu, les espaces périurbains sont également marqués par un mouvement de relocalisation des activités productives, en lien avec les restructurations économiques en cours La catégorie du périurbain renvoie sur le plan statistique au zonage en aires urbaines et en aires d’emploi de l’espace rural (ZAUER), proposé par l’Insee et l’Inra à partir du recensement de 1990, qui définit plusieurs types d’espaces : l’espace à dominante urbaine qui rassemble, autour d’un pôle urbain (unité urbaine offrant au moins 5 000 emplois), la couronne périurbaine (composées de communes dont 40 % des actifs travaillent dans l’aire urbaine ainsi formée) et les communes multipolarisées (qui n’appartiennent pas à l’aire urbaine mais dont au moins 40 % des actifs travaillent dans plusieurs aires urbaines) et l’espace à dominante rurale qui regroupe les autres communes. La délimitation des espaces périurbains, construite sur la base du seul critère des migrations alternantes domicile-travail, rassemble ainsi des espaces fortement différenciés socialement, même si elle permet de mesurer l’extension des zones d’urbanisation diffuse et de mettre en évidence l’influence exercée par les agglomérations en matière d’emploi auprès de nombreux actifs résidant en dehors des pôles urbains. 4 5 Un autre type de données, les revenus fiscaux des ménages, montrent également que le revenu moyen par habitant est plus faible dans les couronnes périurbaines éloignées que dans le reste du périurbain ou encore que dans les centres villes, mais aussi qu’en banlieue (Cavaillès et Selod, 2003). 4 Violaine Girard depuis une trentaine d’années. Car le recul de la population industrielle, qui concerne près d’un million des effectifs du secteur secondaire en France entre 1975 et 1982 (Noiriel 2002 : 238), s’accompagne dans les décennies suivantes du transfert et de la création de nombreux emplois dans les espaces périurbains. De façon générale, la croissance des emplois, toutes catégories confondues, s’effectue majoritairement dans le périurbain au cours des années 19906. Les emplois industriels connaissent également une dynamique largement favorable au périurbain : on y enregistre en effet une hausse de 5 % de ces emplois entre 1990 et 1999, alors que ceux-ci chutent de 16 % dans les pôles urbains7 (Gaigné et al., 2005). Ces deux grandes dynamiques – maintien d’une forte proportion de catégories populaires et renouveau des emplois – enregistrées en moyenne au sein la catégorie statistique « du » périurbain, demandent toutefois à être appréhendées à une échelle plus fine, car elles ont toutes les chances de ne pas se déployer de façon homogène dans l’ensemble des espaces périurbains, et au contraire de se trouver à l’œuvre au sein de territoires plus circonscrits. L’essor d’un parc industriel : segmentation de l’emploi périurbanisation et Dans la Riboire, des implantations industrielles massives se sont conjuguées au mouvement d’accès à la propriété principalement porté par des ménages des classes populaires. Ce territoire incarne ainsi, en quelque sorte, les deux grands types d’évolutions qui affectent bon nombre de territoires périurbains éloignés. Et si les mécanismes de périurbanisation, plus souvent abordés à une échelle macro, sont rarement articulés avec les dynamiques de relocalisation des emplois, le cas de la Riboire montre que l’implantation d’activités productives dans les périphéries urbaines contribue à favoriser, au cours des années 1980 et 1990, l’installation de ménages d’ouvriers et d’employés à proximité de ces nouveaux lieux d’emploi. Or les effets du développement récent de nombreuses zones d’activité demeurent peu connus8, à l’inverse des conséquences de la désindustrialisation des anciens Malgré le maintien d’une forte concentration urbaine des emplois – 71 % des emplois sont localisés dans les zones urbaines en 1999, pour 13 % dans le périurbain et 16 % dans les espaces ruraux –, les espaces périurbains enregistrent une augmentation des emplois non agricoles égale à 17,88 % entre 1990 et 1999, un taux bien supérieur aux 3 % relevés dans les espaces urbains, comme aux 5 à 10 % relevés dans les espaces ruraux (Huiban, 2003). 6 7 En 1999, les emplois industriels sont localisés à 63 % dans les pôles urbains, à 12 % dans le périurbain, et à 25 % dans les espaces ruraux. Soulignons cependant que les évolutions introduites depuis les années 1970 dans l’organisation du travail, au sein notamment des sites implantés sur les nouvelles zones d’activité, ont fait l’objet de nombreux travaux. Voir notamment les numéros d’Actes de la recherche en sciences sociales consacrés aux « nouvelles formes de domination dans le travail » en 1996 ou de Genèses consacré aux « recompositions du salariat » en 2001. 8 5 Violaine Girard « bastions » ouvriers9. Il s’agit donc ici de préciser, à partir de statistiques localisées, les modalités « d’articulation » avec le territoire (Fournier, 1994) de l’industrialisation qui s’opère dans la Riboire à partir des années 1980. a) Une structure d’emploi marquée par les réorganisations industrielles Marquée au cours des années 1950 et 1960 par le développement de plusieurs grands établissements industriels, la Riboire apparaît alors comme un territoire rural dominé les activités industrielles. Cette industrialisation, plus tardive que dans les principaux centres industriels français, se traduit par la formation d’une main d’œuvre ouvrière à fort ancrage local, composée de nombreux ouvriers-paysans, bien plus qu’elle ne permet la reproduction familiale des positions ouvrières au sein d’une industrie dominante. Les processus de constitution de ces groupes ouvriers sont ensuite très rapidement ébranlés, et ce dès le début des années 1970, en raison de la désindustrialisation qui frappe les établissements anciens mais aussi du fait de l’installation de nouveaux sites de production. Ces transformations massives de l’emploi local participent du mouvement plus général de restructuration industrielle, qui se traduit par la formation de nouvelles concentrations industrielles bien souvent localisées dans le périurbain et au sein desquelles s’opère « l’éclatement des formes d’organisation du monde du travail actuel autour de pôles diversifiés » (Noiriel, 2002 : 261). Après la construction d’une centrale nucléaire, au milieu des années 1960, c’est un parc industriel, dont le projet est promu par les services de l’État puis financé et géré par les collectivités territoriales, qui accueille, à partir des années 1980, de nombreux sites industriels, parmi lesquels on compte aujourd’hui une dizaine d’unités de production de grands groupes et de nombreuses PME, dans des secteurs d’activité diversifiés (chimie, industrie pharmaceutique, logistique, maintenance industrielle, etc.). Le parc de la Riboire prend progressivement le pas sur la centrale nucléaire en matière d’emploi local, puisqu’il rassemble près de 3 000 emplois permanents, auxquels s’ajoutent entre 1 000 et 2 000 emplois temporaires au début des années 2000, contre un effectif de 1 300 agents EDF environ à la centrale. Les caractéristiques de ce parc (80 établissements de moins de 200 salariés sur 91 établissements en 2007) reflètent la tendance structurelle à la diminution des gros établissements, alliée au renforcement du contrôle exercé par les grands groupes sur les PME sous-traitantes10. Dans le canton de Varieu, où sont situés la centrale et le parc industriel, la 9 On peut citer à ce sujet les travaux d’Olivier Schwartz (1990), et de Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999). 10 « Entre 1975 et 1996, la part des établissements du secteur industriel de plus de 200 salariés est passée de 54,4 % à 39,7 % » (Renahy, 2002 : 3). 6 Violaine Girard structure des emplois, si elle reste marquée par une large prédominance des postes d’ouvriers et de techniciens et contremaîtres (tableau 1), se caractérise également par une forte segmentation tant des lieux de travail que des statuts d’emploi. Tableau 1. Emplois au lieu de travail par PCS en 1999 PCS Canton de Varieu (n=8 789) Agriculteurs 1,5 % Art., com., chefs d’entr. 4,8 % Cadres, prof. intellectuelles sup. 10,2 % Professions intermédiaires 27,2 % (dont 6,7 % de techniciens et 11,6 % de contremaîtres) Employés 16,1 % Ouvriers 40,2 % (dont 21,1 % d’ouvriers qualifiés) Source : Insee, recensement 1999, sondage au quart. b) Une main d’œuvre « rurale » au sein d’une aire de recrutement étendue Plusieurs facteurs expliquent l’attrait exercé par le parc auprès des entreprises ayant choisi de s’y implanter : un coût du foncier peu élevé et de faibles taux de fiscalité locale pour des terrains aménagés par le syndicat mixte gestionnaire de la Riboire (SMR) et une localisation à proximité de plusieurs nœuds autoroutiers, en périphérie d’une grande agglomération régionale. Mais ce développement s’appuie aussi sur la présence d’un bassin d’emploi en expansion, du fait du dynamisme démographique que connaît, à partir des années 1980, l’espace périurbain que constituent les trois cantons de la Riboire. L’aire de recrutement des établissements du parc s’étend en effet de l’agglomération voisine jusqu’aux espaces ruraux les plus proches, comme en témoigne la forte dispersion des lieux de résidence des salariés (tableau 2). Tableau 2. Lieux de résidence des salariés en CDI du parc industriel Août 1992 (n=1 238) Décembre 1999 (n=1 850) Canton de Varieu 38,4 % 35,2 % Autres cantons de la Riboire 21,7 % 25,1 % Total des communes de la Riboire 60,1 % 60,3 % Communes rurales hors Riboire 26,2 % 18,7 % 7 Violaine Girard Agglomération et banlieue voisine 8,5 % 14,6 % Autres 5,2 % 6,4 % Source : recensement effectué par le SMR, 2000. Les documents diffusés par le SMR mettent ainsi l’accent sur la présence au sein de ce territoire d’une « population jeune et disponible, résidant dans un rayon de 15 km pour alimenter les besoins de main d’œuvre », notamment pour les emplois du bas de l’échelle, quand l’agglomération voisine est présentée comme permettant « les embauches de cadres ». Ils vantent également les qualités d’une « population rurale qui se fidélise volontiers (…) en adhérant à la philosophie et à l’esprit d’entreprise »11. On sait que le recours à une main d’œuvre qualifiée de « rurale » s’accompagne bien souvent de l’imposition managériale de nouveaux modes d’organisation du travail associés à des niveaux de rémunération souvent plus faibles qu’en zone urbaine (Renahy, 2002). Soulignons enfin que ces nouveaux sites ont bénéficié de l’impact des fermetures et des réductions d’effectifs des établissements plus anciens de la Riboire. On peut ainsi évoquer le cas d’un ancien ouvrier de la métallurgie, salarié d’une usine située dans une petite ville voisine, qui, licencié en 2001 lors de la fermeture du site, a ensuite retrouvé un emploi dans l’une des entreprises de logistique du parc. Cette industrialisation « nouvelle » a également fournit de nombreux débouchés professionnels aux enfants d’ouvriers-paysans nés dans les années 1960, et a ainsi fortement contribué au maintien sur place de ménages ouvriers. La trajectoire professionnelle de Jean Loiseau, né en 1960, en fournit un exemple : à son entrée dans la vie active, Jean travaille à la construction de la centrale nucléaire, chez Alsthom qui « le louait » à EDF, pour des travaux de câblage électrique. Au grand regret de ses parents, originaires d’une commune rurale de la Riboire, Jean n’a toutefois pas pu accéder au statut d’agent EDF à la fin du chantier de la centrale, en 1979. Il aurait en effet refusé, malgré une proposition du directeur du site, d’être embauché comme agent EDF par crainte des risques, notamment de l’exposition aux rayonnements radioactifs12. Depuis, sa situation professionnelle apparaît moins valorisante et surtout moins stable que celle qu’a connue son père, Albert, qui a mené une carrière de chef de chantier dans les travaux publics. Jean a en effet travaillé dans la maintenance électrique, puis effectué de nombreuses missions d’intérim pour les entreprises présentes sur le parc de la Riboire, notamment dans les usines chimiques. 11 Parc industriel de la Riboire, dossier de presse, 2004. 12 Entretien avec Albert et Marie-Louise Loiseau, 10/04/2003. 8 Violaine Girard Au moment de l’entretien, il est intérimaire dans une plate-forme logistique de distribution de véhicules du parc. Même s’il signale qu’il a toujours trouvé du travail en se débrouillant, il déplore le faible niveau des salaires, généralisé au sein des entreprises du parc13. Sa trajectoire sociale est aussi marquée par un divorce, qui l’a déstabilisé. Mais ses difficultés d’insertion dans un emploi stable, qui signent un déclassement par rapport au statut professionnel de son père, trouvent en partie à être compensées par des investissements importants dans la rénovation d’une maison « ancienne », « en pierres », qui lui a été transmise par ses parents. La structure d’emploi du parc, en même temps qu’elle entraîne pour Jean Loiseau une précarité statutaire, lui offre également la possibilité à de se maintenir dans l’emploi et de construire, par le biais de son ancrage local et de la valorisation d’un petit patrimoine immobilier familial, des signes de respectabilité sociale au sein de sa commune de résidence. La Riboire constitue ainsi un type de territoire ouvrier demeuré jusqu’ici peu étudié, à l’instar des « concentrations inaperçues » de la classe ouvrière décrites par Michel Verret (1979 : 89) à la fin des années 1960 autour de sites industriels implantés dans les espaces ruraux. Le caractère ouvrier de ce territoire apparaît en effet peu visible, tant les caractéristiques de ce « nouveau » pôle industriel sont différentes de celles des espaces monoindustriels structurés autour d’un site permettant des processus d’affiliation à un groupe socioprofessionnel stable : à l’éclatement des différents sites industriels s’ajoute, dans la Riboire comme dans de nombreuses zones d’activités périurbaines, la différenciation des statuts d’emplois et la dispersion des lieux de résidence des salariés de l’industrie. De nombreux ouvriers du parc de la Riboire habitent en effet à distance de leur lieu de travail, alors que ceux qui accèdent à la propriété dans le canton de Varieu continuent parfois de travailler dans l’agglomération voisine. Un territoire pavillonnaire ouvrier ? L’accession ouvrière à la propriété connaît en France une accélération notable au cours des années 1980, à la fin desquelles le statut de propriétaire concerne quasiment un ouvrier sur deux (Groux et Levy, 1993). Or, c’est en 1982 que la mise en service de l’autoroute desservant le parc de la Riboire « ouvre » à la périurbanisation les communes rurales de ce territoire, en les rendant plus facilement accessibles depuis l’agglomération voisine. Le renouveau de l’emploi industriel concoure alors à faire de la Riboire un espace accueillant principalement des ménages d’accédants très largement issus des classes populaires, où les 13 Entretien avec Jean Loiseau, 16/02/2004. 9 Violaine Girard ouvriers demeurent surreprésentés. Mais si ce mouvement semble s’inscrire en continuité avec le caractère ouvrier très marqué de ce territoire au cours des années 1960 et 1970, il procède toutefois d’importantes recompositions qui s’opèrent au profit des fractions supérieures des classes populaires. Là encore, les évolutions relevées dans la Riboire renvoient à des processus plus globaux, ceux qui conduisent à l’approfondissement des différenciations internes aux classes populaires, travaillées depuis les années 1970 par un double mouvement, de précarisation des fractions les moins stables d’une part, mais aussi d’ouverture relative des possibles sociaux pour les fractions les mieux dotées d’autre part, du fait de l’allongement de la durée des études (Schwartz, 1998) comme de la hausse des qualifications dans l’industrie. a) L’expansion pavillonnaire portée par les ménages ouvriers Le dynamisme démographique que connait la Riboire depuis la fin des années 1960 porte la marque d’une urbanisation diffuse qui s’opère au sein des communes rurales. Dans le canton de Varieu, entre 1982 et 1990, le taux de croissance annuel moyen s’élève à 1,85 % et repose principalement sur le solde migratoire (pour 1,14 %), un premier chiffre légèrement supérieur à celui enregistré en moyenne dans le périurbain français (1,75 %). En 1990, près de 40 % de la population des trois cantons de la Riboire se compose de nouveaux résidents installés au cours de la décennie. Cette urbanisation repose principalement sur des migrations de courtes distances, une large majorité des nouveaux résidents étant issue de l’agglomération régionale voisine. Si la période 1990-1999 est marquée par un léger infléchissement du taux de croissance démographique, la Riboire constitue bien, au cours des décennies 1980 et 1990, un espace d’expansion résidentielle de cette agglomération. Le canton porte ainsi la marque d’une urbanisation récente et d’initiative individuelle, dont témoigne la part élevée de propriétaires occupants de maisons individuelles (62 %)14. Pour les services régionaux de l’Insee, la Riboire s’inscrit au sein d’un vaste espace identifié comme un continuum périurbain s’étendant sur six cantons à l’est de l’aire urbaine régionale : « croissance démographique », « prédominance de l’habitat individuel » et fote part des professions intermédiaires, constituent autant de caractéristiques dominantes de cette « vallée périurbaine », selon le portrait statistique qui lui est consacré. Le choix de ce découpage territorial conduit pourtant l’Insee à minorer certaines spécificités internes de ce 14 INSEE, RP 1982, 1990, 1999 ; Base de données communales du recensement de la population (BDCOM) [fichier électronique], INSEE [producteur], Centre Maurice Halbwachs (CMH) [diffuseur]. 10 Violaine Girard territoire (surreprésentation des ménages ouvriers et attractivité sur le plan de l’emploi du fait de nombreuses activités industrielles), spécificités qui se trouvent accentuées au sein de la Riboire. Car si la catégorie des professions intermédiaires prédomine parmi les migrants venus s’installer dans la vallée périurbaine15, dans le canton de Varieu ce sont au contraire les ouvriers et employés qui sont majoritaires parmi les nouveaux venus. En 1990, ces deux catégories représentent respectivement 39 % et 20 % des nouveaux actifs installés depuis 1982. Lors de la décennie suivante, les ouvriers sont moins nombreux (29 %) mais la part des employés a augmenté (25 %). En prenant également en compte les départs, pour raisonner en termes de soldes migratoires par catégories d’actifs, on mesure mieux l’importance du mouvement d’installation de ménages d’ouvriers et d’employées au sein de ce canton. Les ouvriers représentent en effet, au cours de la décennie 1980, 59 % du solde des actifs (+ 464 ouvriers pour un solde global de + 780 actifs), bien avant les professions intermédiaires (20 %) et les employés (17 %). Le canton de Varieu se caractérise ainsi par une part élevée d’ouvriers (près de 39 % des actifs en 1999), ce qui tend à le rapprocher non pas de la catégorie du périurbain, mais plutôt de celle des espaces ruraux, où les ouvriers forment le groupe le plus nombreux avec 34,7 % des actifs en 1999 (Mischi et Renahy, 2008 : 14). Il constitue ainsi, aux franges rurales de l’aire urbaine régionale, un espace quasi-réservé aux ménages d’ouvriers et d’employés, même si la périurbanisation s’accompagne aussi de l’arrivée de cadres et professions intermédiaires. Le développement du parc industriel joue un rôle majeur dans ces processus. En s’installant dans la Riboire, les ménages des classes populaires sont en effet en mesure d’accéder aux emplois de ce nouveau pôle industriel16. Pour plusieurs des ménages rencontrés, la possibilité d’embauches sur le parc joue un rôle non négligeable dans la stabilisation des trajectoires résidentielles, même s’il s’agit souvent d’emplois temporaires ou à temps partiel, principalement pour les femmes. b) Au-delà de la catégorie des ouvriers, un salariat industriel en recomposition L’installation de nombreux ménages ouvriers s’accompagne toutefois d’importantes Dans l’ensemble de la vallée, entre 1990 et 1999, le gain migratoire le plus important est réalisé chez les professions intermédiaires (+1 100), pour un gain migratoire total (comprenant actifs et non actifs) de 6 600 personnes reposant quasi exclusivement sur un fort excédent vis-à-vis du reste de l’aire urbaine (+ 6 100). Portrait de territoire de la vallée périurbaine, Insee région, janvier 2006. 15 La Riboire se distingue ainsi du terrain étudié par Lionel Rougé (2005) dans l’agglomération toulousaine, au sein duquel le géographe décrit de nombreux ménages d’accédants comme des « captifs du périurbain », installés à distance des lieux d’emploi et fortement contraints par des déplacements domicile-travail coûteux en temps et en argent. 16 11 Violaine Girard recompositions affectant les classes populaires de ce territoire. Trois principales évolutions se jouent en effet, au cours des années 1980 et 1990, parmi la population des actifs ayant un emploi : la part de la catégorie des ouvriers y diminue, parallèlement à l’augmentation de celle des employés ainsi que de celle des professions intermédiaires. Ces évolutions sont conformes aux grandes dynamiques qui affectent les classes populaires en France depuis les années 1980 : si le poids relatif de la catégorie des ouvriers connaît une forte baisse, celle-ci est compensée par la hausse des employés (graphique 1). Graphique 1 : évolution de la composition par PCS de la population active en emploi, dans le canton de Varieu et en moyenne nationale, de 1982 à 1999 50 45 40 35 Varieu 1982 30 Varieu 1990 Varieu 1999 25 20 France 1982 15 France 1990 10 France 1999 5 0 agriculteurs artisans, com. cadres, prof. prof. inter. sup. employés ouvriers Source : Insee, RGP 1982, 1990 et 1999. Pour autant, ces données agrégées masquent d’autres recompositions plus fines en cours parmi les actifs des classes populaires. Une première façon de compléter les apports de ces données consiste à croiser les PCS avec le sexe des actifs, afin de prendre en compte l’existence d’un marché de l’emploi fortement clivé selon le sexe (tableau 3). Tableau 3. Actifs ayant un emploi par PCS et par sexe en 1999, canton de Varieu. PCS Hommes (n=4 444) Femmes (n=2 868) Agriculteurs 2% 1% Artisans, commerçants, chefs d’entreprise 7% 3% Cadres, professions supérieures 10 % 5% Professions intermédiaires 25 % 21 % 12 Violaine Girard Employés 8% 49 % Ouvriers 48 % 21 % À la lumière de ces données, l’augmentation de la part des employés parmi les actifs s’explique très largement par le développement d’un salariat féminin peu qualifié, de façon similaire aux évolutions nationales. La catégorie des employés, composée à 80 % de femmes dans le canton de Varieu, comme en moyenne nationale, rassemble ainsi une part croissante des actives du canton (de 36 % en 1982 à 49 % en 1999), en lien avec la hausse du taux d’activité des femmes, passé de 25 % à 34 % entre 1982 et 1999, alors qu’en 1968 et 1975 les ouvrières formaient la première catégorie des actives du territoire. Cette première distinction de sexe permet ainsi de faire apparaître, de façon plus nette, la prédominance des catégories populaires au sein de ce canton. La seconde manière de poursuivre l’analyse à partir de ces constats, pour cerner plus spécifiquement les caractéristiques socio-professionnelle de ces périurbains des classes populaires, consiste à aller au-delà des catégories génériques des PCS en six postes. Le recours à l’outil, plus précis, des catégories socioprofessionnelles à deux chiffres permet en effet d’aiguiser le regard sociologique, en appréhendant les différenciations à l’œuvre au sein et aux frontières du salariat d’exécution masculin17. On a déjà souligné que des disparités significatives existent entre ouvriers qualifiés et ouvriers non qualifiés en matière de localisation dans les espaces périurbains et ruraux. Dans le cas de la Riboire, l’affaiblissement global du poids des ouvriers parmi les hommes actifs est principalement dû à la baisse des effectifs des ouvriers non qualifiés. Le maintien à un niveau élevé du taux d’ouvriers masque donc une recomposition interne du groupe en faveur de la catégorie des ouvriers qualifiés, qui deviennent majoritaires à partir de 1982 parmi les ouvriers du canton (graphique 2). C’est ensuite la catégorie des professions intermédiaires, qui rassemble 25 % des hommes actifs du canton en 1999, dont il s’agit d’analyser plus précisément la dynamique. Là encore, la prise en compte de clivages internes à la catégorie amène à préciser les évolutions en cours dans la Riboire. L’on sait que cette catégorie recouvre plus généralement un clivage Les données qui suivent sont tirées d’un traitement de données extraites des fichiers détail des recensements de 1982, 1990 et 1999, transmises par le Centre Maurice Halbwachs. Ces données ont permis d’effectuer des tris croisées entre PCS et sexe pour les actifs ayant un emploi. Nous avons travaillé à partir de la variable CS24 des recensements de l’Insee, construite à partir de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles à deux chiffres (42 postes), au sein de laquelle des regroupements préalables sont opérés. Cette variable contient ainsi 18 modalités pour les actifs, modalités construites à partir des 31 postes d’actifs des PCS à deux chiffres. Voir dictionnaire des variables du fichier détail RP 1999. 17 13 Violaine Girard important entre le pôle des salariés du public et le pôle des salariés du privé (Desrosières et Thévenot, 1988), le premier étant plus féminisé et constitué de fractions souvent plus diplômées que le second. Mais une autre sous-distinction apparaît plus pertinente dans le canton de Varieu : celle qui sépare, au sein du pôle des intermédiaires du privé, les salariés du secteur industriel de ceux qui occupent des fonctions administratives, commerciales ou de gestion dans les entreprises. Les techniciens, contremaîtres et agents de maîtrise représentent en effet près des trois quarts des effectifs masculins de la catégorie des professions intermédiaires. La progression de cette catégorie enregistrée dans la Riboire se nourrit donc principalement d’une hausse de la part des salariés du secteur industriel. On sait par ailleurs que les techniciens constituent un groupe socioprofessionnel socialement proche de celui des ouvriers, l’accès aux postes de techniciens constituant une voie de promotion ouvrière importante, même si le recrutement des techniciens s’opère désormais à des niveaux de qualification élevés (Bosc, 2008). Au final, dans ce canton, ce sont plus des deux tiers des hommes actifs qui appartiennent en 1999 à un continuum de positions professionnelles, allant des salariés d’exécution aux salariés intermédiaires, en passant par les ouvriers qualifiés qui forment le groupe dont la part demeure la plus élevée parmi les hommes actifs ayant un emploi : on compte ainsi 18 % d’ouvriers non qualifiés, 30 % d’ouvriers qualifiés, et 18 % de techniciens et contremaîtres (graphique 2). Graphique 2 : Part cumulée des ouvriers non qualifiés ou qualifiés, des contremaîtres et des techniciens parmi les hommes actif ayant un emploi, canton de Varieu. 80 70 60 50 techniciens 40 contremaîtres ouvriers qualifiés 30 ouvriers non qualifiés 20 10 0 1982 (n=4 090) 1990 (n=4 208) 1999 (n= 4 444) Autour d’une appartenance largement partagée aux emplois du secteur industriel, c’est 14 Violaine Girard donc la prédominance des salariés d’exécution et des intermédiaires de l’industrie qui permet de décrire au mieux les caractéristiques de la population de ce territoire, même si, du côté des femmes et notamment des employées, les types et les secteurs d’emploi demeurent très diversifiés (services à la personne, commerce, secrétariat et comptabilité, etc.). Ainsi, si le développement des espaces périurbains est couramment associé à un mouvement d’installation des « classes moyennes », souvent objectivé à partir de la catégorie agrégée des professions intermédiaires, ces données amènent à noter tout l’intérêt qu’il y a à travailler à partir des PCS détaillées, afin de tirer pleinement profit des apports de l’analyse localisée de la stratification sociale. Les salariés qui résident et s’installent dans la Riboire au cours des années 1980 et 1990 paraissent alors bien différents des ménages des « nouvelles classes moyennes » étudiés par Catherine Bidou (1984) dans le périurbain au début des années 1980, qui occupent des professions du secteur public, dans les domaines alors en expansion de l’éducation, de la santé, ou de l’animation socio-culturelle. À l’inverse, les résidents de la Riboire se distinguent également de l’image des groupes ouvriers frappés par la montée du chômage dans les territoires en proie à la désindustrialisation, comme en témoigne la faiblesse relative du taux de chômage du canton de Varieu (8,9 % en 1999). c) Promotion résidentielle et trajectoires professionnelles contrastées Dans la principale commune où nous avons enquêté, les ménages que nous avons rencontrés ont pour point commun d’avoir accompli des parcours de promotion résidentielle en « faisant construire » ou bien en effectuant une sortie des quartiers d’habitat social où ils résidaient précédemment. Une partie d’entre eux deviennent propriétaires au cours des années 1970 et 1980, à une période où les possibilités d’accession se sont assouplies mais où, à l’inverse, la fragilisation des positions professionnelles et le ralentissement des mécanismes de la mobilité sociale contribuent à restreindre les espoirs d’ascension sociale. Les conditions d’accession rencontrées par ces ménages très largement issus du monde ouvrier reflètent alors les processus de différenciation internes aux groupes ouvriers contemporains : si certains ouvriers peuvent par exemple accéder à des postes d’intermédiaires à la fin de leur carrière, on compte aussi nombre d’entre eux qui connaissent au contraire des trajectoires marquées par la déstabilisation des statuts professionnels. Ces derniers connaissant ainsi de fréquents changements d’emploi, qui traduisent la difficulté d’effectuer l’ensemble de sa carrière dans une même entreprise, même si la proximité du parc industriel leur permet d’échapper aux périodes d’inactivité. Le parcours de Michel Claves, né en 1952, fournit un exemple de trajectoire 15 Violaine Girard d’accession opérée à partir d’une position professionnelle d’ouvrier qualifié relativement assurée bien que restant soumise aux risques de déstabilisation. Après une entrée précoce dans la vie active, la carrière de Michel est en effet marquée par de nombreuses reconversions, opérées au moyen de qualifications acquises sur le tas et qui traduisent le souci de se maintenir à l’abri du chômage. Celui-ci accède toutefois, à la cinquantaine, à un poste de responsable qualité et sécurité dans une entreprise de maintenance d’ascenseur. Bon, j’ai le certificat d’études, et puis à 14 ans et demi, bien j’ai commencé à bosser, en apprentissage de serrurier, ce qu’on appelle maintenant les métalliers, et puis petit à petit, en changeant de boulot, je me suis formé sur le tas, en pneumatique, en hydraulique, en électromécanique… (…) J’ai tout fait comme métiers ! (rire) Non, j’ai travaillé dans différentes branches, bâtiment, métallurgie, automatisme… J’ai pas mal vadrouillé dans différents boulots. À une époque, je travaillais dans une société où on vendait du matériel de revêtement en peinture. Et cette boîte a commencé à baisser de l’aile, j’ai décidé de changer, et là je suis parti en carrosserie industrielle poids lourds, l’installation des grues, des bennes qui sont sur les plateaux des camions. Et puis de là, après, je suis reparti dans l’ascenseur. Et maintenant je ne travaille plus sur les ascenseurs même, je ne fais plus de dépannage, tout ça. Maintenant, je suis calé au bureau ! 18 Originaire d’une ville populaire de la banlieue voisine, Michel s’y installe avec son épouse, secrétaire de direction depuis l’âge de 20 ans. Le couple choisit cependant rapidement de déménager, pour louer une maison dans la première couronne périurbaine de l’agglomération. Ce premier déménagement incite Michel à se lancer à 35 ans dans l’accession. L’agence immobilière vers laquelle il se tourne, en 1988, lui propose alors trois terrains, tous situés dans des communes rurales de la Riboire et dont les prix sont accessibles aux ressources financières du ménage. Et puis un jour on a dit, tiens, si on faisait construire, ce serait pas mal. Alors on est parti se renseigner, visiter des maisons témoins, enfin comme ça se passe, on a trouvé une maison qui nous convenait, dans un budget qui nous convenait, et on a dit au constructeur, eh bien, dans l’enveloppe budgétaire qu’on a, il faut trouver un terrain. Alors on lui a dit, on ne veut pas du centre-ville, on ne veut pas de la ZUP, on ne veut pas des grands lotissements, on veut un petit coin tranquille, campagne et tout. Deux jours après, il nous a convoqués, voilà. Et on a choisi la commune par un pur hasard, le terrain me plaisait, mais je ne connaissais pas du tout. La réalisation de ce projet d’accession renvoie à l’implication conjointe des deux membres du couple, qui disposent tous deux de revenus salariaux, dans des efforts financiers autorisés en grande partie par la stabilité professionnelle de l’épouse de Michel, qui travaille dans la même entreprise depuis le début de sa vie active. Elle nécessite également une mobilisation importante dans les travaux d’aménagement et de finition du pavillon : Les premières connaissances, ça a été les voisins qui ont emménagé en même temps que nous, tout le monde était bien sympa, et puis quand on démarre avec une maison neuve, il y a toujours beaucoup de boulot à faire, donc on s’est aidés, mutuellement, les uns les autres, à donner des coups de main, passer des week-ends à la bétonnière, quoi ! 18 Entretien avec Michel Claves, 20/01/2004. 16 Violaine Girard Si c’est en assumant une part d’auto-construction que le couple parvient à détenir sa maison, cette expérience est vécue positivement, car elle trouve des appuis dans la présence de voisins engagés dans des efforts semblables pour l’accès au statut de propriétaire. À l’inverse, pour de nombreux ménages, appartenant à une génération née dans les années 1960 et qui se sont installés au cours des années 1980 dans la Riboire, les voies de promotion ouvrières sont moins nombreuses et les parcours d’accession, plus difficilement assurés, sont parfois remis en cause par la précarisation professionnelle. Dans ces derniers cas, la stabilité conjugale et la détention de qualifications chez les femmes apparaissent déterminantes pour la réussite des projets d’installation en pavillon, comme le montre le cas du couple Lelay. Marie Lelay et son mari Éric sont arrivés dans la Riboire en 1989, pour venir « à la campagne » et quitter la ville de banlieue où ils résidaient, alors que Marie est âgée de 23 ans et que le couple attend son 3ème enfant. Ils achètent alors leur terrain à un promoteur immobilier, mais en passent par une petite entreprise artisanale, dont le patron est ami avec le père de Marie, pour faire construire leur maison. Ils recourent également à une part d’autoconstruction importante et, en 2003, leur pavillon est toujours en chantier : Nous, la maison on ne l’a pas finie parce que quand on est arrivés il n’y avait rien, il y avait juste le toit et les fenêtres, il fallait faire tout le reste à l’intérieur, c’est vrai qu’on a mis longtemps, on aurait encore beaucoup de travaux à faire 19. La desserte de la Riboire par autoroute permet alors à Éric d’effectuer les trajets jusqu’à l’entreprise de transport où il travaille. Par la suite, lassé des embouteillages, celui-ci choisit cependant de travailler quelques mois en intérim sur le parc industriel, avant de retrouver un emploi stable dans une petite entreprise de transport. Quant à Marie, elle est embauchée en 1992 par la mairie à temps partiel pour le service de la cantine, puis comme ATSEM à l’école, alors qu’elle s’était investie dans l’association de parents d’élèves. Pour autant, lorsque je rencontre Marie, le couple a vendu sa maison et souhaite déménager pour s’installer comme gérants d’un hôtel dans un département rural du sud. Éric souffre en effet de douleurs aigües au dos, causées par son travail de chauffeur livreur. De plus, Marie, qui a désormais quatre enfants, se plaint de son faible salaire, lié au temps partiel. Le couple effectue depuis dix ans des « extras » le week-end chez un traiteur, et souhaite réinvestir cette expérience dans l’hôtellerie, à la suite du projet d’Éric « d’ouvrir un routier ». Leur décision apparaît liée à l’affaiblissement d’une mobilisation familiale fortement coûteuse, à la fragilisation de l’insertion professionnelle d’Éric ainsi qu’à l’absence de qualifications 19 Entretien avec Marie Lelay, 16/04/2003. 17 Violaine Girard professionnelles de Marie. Mais si le ménage ne parvient plus à soutenir les efforts financiers nécessaires pour rester propriétaire, la revente du pavillon lui assure toutefois la possibilité d’une reconversion valorisante par l’accès à l’indépendance. En portant le regard sur ces trajectoires d’ouvriers et d’employées pavillonnaires, on perçoit alors combien ceux-ci se distinguent des fractions plus précarisées des classes populaires demeurées captives des quartiers d’habitat social de la banlieue proche. La diffusion de nouvelles normes sociales en matière de logement, associées à l’accession pavillonnaire, joue en effet un grand rôle dans les recompositions qui affectent la construction des statuts sociaux au sein des différentes fractions des classes populaires contemporaines en lien avec la diversification de leurs lieux de résidence. Pour autant, l’étude de ces trajectoires amène également à souligner que les modalités d’accession des ménages ouvriers demeurent marquées par des formes d’instabilité et d’ambivalence, en lien avec les fortes contraintes rencontrées en matière de localisation résidentielle ou bien encore avec l’importance des efforts consentis pour l’achat et la finition des pavillons. Pour le dire autrement, l’accès au « rêve pavillonnaire » ne s’opère pas au sein d’espaces socialement indifférenciés, mais concoure plutôt, aux côtés des dynamiques de relocalisation des emplois industriels, au développement de nouvelles formes de concentration résidentielle de ménages des classes populaires stables. Conclusion Au travers d’une analyse localisée de la stratification sociale, menée au sein d’un territoire périurbain éloigné, nous avons souhaité « sociologiser » le regard porté sur ce type d’espaces, par-delà l’identification courante du périurbain aux seules « classes moyennes » ou bien, à l’inverse, par-delà l’association étroite de ces territoires aux ménages « modestes » relégués à la périphérie des grandes villes. Nous avons en outre souligné que la recomposition des lieux d’emploi industriel constitue l’un des déterminants des migrations périurbaines, alors que la plupart des analyses des phénomènes de périurbanisation prennent rarement en compte les dynamiques de relocalisation des emplois. Le cas de la Riboire, caractérisée par une forte prédominance des ouvriers qualifiés et des employées, ainsi que par une part élevée de techniciens parmi les actifs, amène ainsi à dépasser une appréhension par trop uniformisatrice ou globalisante des catégories sociales présentes dans les espaces périurbains. Ce travail souhaite ainsi contribuer plus généralement aux questionnements récents sur le mouvement de différenciations interne aux classes populaires, à partir du cas de pavillonnaires résidant autour de pôles d’emploi issus des restructurations industrielles en 18 Violaine Girard cours depuis les années 1970. Alors que les univers de vie des classes populaires apparaissent aujourd’hui de moins en moins ségrégués, les territoires périurbains les plus éloignés du centre des agglomérations constituent en effet l’un des principaux type d’espaces où se réalisent les aspirations à la promotion résidentielle de ménages ouvriers engagés dans des trajectoires d’accès à la propriété à distance des quartiers populaires de banlieue. Bibliographie Beaud, Stéphane et Pialoux, Michel, 1999, Retour sur la condition ouvrière. Enquête sur les usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 468 p. Bidou, Catherine, 1984, Les Aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, PUF, 200 p. Cartier, Marie, Coutant, Isabelle, Masclet Olivier et Siblot, Yasmine, 2008, La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 319 p. 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