Au-delà de la catégorie « du » périurbain : des - ades

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Violaine Girard
Chapitre à paraître dans Authier Jean-Yves, Bourdin Alain et Lefeuvre Marie-Pierre,
Actualités de la sociologie urbaine francophone, PUL.
Des classes populaires en recomposition dans le périurbain lointain :
analyser les effets croisés de l’accès à la propriété pavillonnaire et des restructurations de
l’emploi industriel (1982-1999)
Territoire de la périphérie rurale d’une grande agglomération régionale, la Riboire ne
correspond pas aux représentations dominantes des espaces résidentiels périurbains, souvent
perçus comme dédiés à l’entre-soi de classes moyennes soucieuses de leur cadre de vie1. La
Riboire constitue au contraire un territoire à la fois industriel et ouvrier, siège depuis les
années 1970 d’un redéploiement industriel massif et dominé par les ménages d’accédants à la
propriété issus des classes populaires. Or, ce type d’espaces pavillonnaires, éloigné des grands
centres urbains et caractérisé par le maintien au premier plan des ouvriers et employés, est
resté jusqu’ici relativement peu étudié par les sociologues. Comme le soulignent Julian
Mischi et Nicolas Renahy (2008), ces espaces, qui constituent pourtant l’une des composantes
des « mondes ouvriers » contemporains, sont souvent oubliés lorsqu’il s’agit d’évoquer les
transformations actuelles des classes populaires, plus souvent abordées à travers le prisme de
contextes urbains.
Au croisement de la sociologie urbaine et de la sociologie de la stratification sociale,
notre démarche vise à complexifier l’approche de la catégorie « du » périurbain, en mettant au
jour les évolutions à l’œuvre au sein d’un territoire devenu, comme beaucoup d’autres au
cours des années 1980 et 1990, un lieu d’accueil privilégié pour de nombreux ménages des
fractions supérieures des classes populaires2. L’analyse localisée permet en effet de saisir de
façon contextualisée les liens entre transformations des lieux et des formes d’emploi dans les
périphéries urbaines d’une part, et recompositions à l’œuvre parmi les fractions stables des
classes populaires, liées au mouvement d’accès à la propriété individuelle, d’autre part.
Afin de cerner les évolutions des caractéristiques sociales de ces ménages, nous avons
privilégié une approche monographique, seule à même d’autoriser la combinaison de sources
variées. Une enquête ethnographique approfondie, centrée sur l’analyse des trajectoires
Les noms de lieux et de personnes ont été changés, dans la perspective de préserver l’anonymat des ménages
rencontrés.
1
Nous reprenons ici la notion de classes populaires qu’Olivier Schwartz (1998) définit autour de deux éléments,
position sociale dominée et distance à la culture dominante. Cette notion apparaît en effet moins restrictive que
celle de « classe ouvrière », qui ne permet plus aujourd’hui de saisir la diversité interne des classes populaires.
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Violaine Girard
résidentielles des pavillonnaires des classes populaires, a ainsi été menée dans une commune
rurale de la Riboire. La recherche a ensuite été guidée par le souci d’inscrire ces trajectoires
dans leurs « contextes de pertinence » (Chamboredon, 2004), en croisant les matériaux
recueillis avec une exploitation secondaire des recensements de l’Insee ainsi qu’avec des
données portant sur le bassin d’emploi local. Travailler à une échelle territoriale relativement
restreinte, celle du canton, a alors permis d’aller au-delà des catégories socio-professionnelles
agrégées en six postes, pour appréhender de façon fine les dynamiques affectant les
différentes fractions du salariat industriel résidant dans ce territoire.
Cette contribution débute par une présentation des évolutions affectant les espaces
périurbains au cours des années 1980 et 1990, des évolutions beaucoup plus contrastées que
ne le donnerait à penser une vision homogénéisante des zones pavillonnaires. Nous décrivons
ensuite les liens, relevés à partir du cas de la Riboire, entre relocalisation des emplois et
urbanisation pavillonnaire à la périphérie des grandes agglomérations, avant d’aborder les
processus qui concourent à faire de ce territoire un espace d’accession quasi-réservé aux
ménages appartenant au salariat intermédiaire ou d’exécution de l’industrie.
Il s’agit ainsi de montrer que ces pavillonnaires des classes populaires, s’ils ne peuvent
être assimilés aux fractions plus diplômées des classes moyennes, se distinguent également
des figures mieux connues des ouvriers des anciens grands bastions industriels ou encore des
fractions précarisées des classes populaires qui constituent une part de la population des
quartiers d’habitat social. L’analyse localisée d’un territoire périurbain, croisant
questionnements sur la stratification sociale et analyse des trajectoires résidentielles, apparaît
alors comme une approche offrant la possibilité d’éclairer certaines recompositions en cours
parmi les classes populaires, à l’heure où un nombre croissant d’ouvrier et d’employées
travaillent dans des pôles d’emploi périurbains et où une majorité d’entre eux ne réside plus
« dans des quartiers typiquement ouvriers » (Oberti et Préteceille, 2001 : 203).
Au-delà de la catégorie « du » périurbain : des espaces
fortement différenciés
Après le travail pionnier de Catherine Bidou (1984) portant sur les pavillonnaires des
« nouvelles classes moyennes », ce n’est qu’au début des années 2000 que les territoires
périurbains ont de nouveau suscité l’intérêt des sciences sociales. L’expansion de ces zones
résidentielles a alors été décrite comme le signe d’aspirations généralisées au mode de vie
pavillonnaire, portées par de nombreux ménages des classes moyennes, dont les contours
restent parfois peu définis : la thèse du « séparatisme » des classes moyennes, défendue par
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l’économiste Éric Maurin (2004), ou encore le modèle de « la ville à trois vitesses »3 du
sociologue Jacques Donzelot (2004) font ainsi des « choix » résidentiels des ménages l’un des
principaux facteurs d’une ségrégation socio-spatiale grandissante. Non dénuées de visées
dénonciatrices, ces lectures recèlent pourtant de nombreuses limites : peu attentives aux
multiples déterminants des trajectoires résidentielles, elles offrent une vision par trop
globalisante des espaces périurbains. Les travaux sur la ségrégation socio-spatiale permettent
toutefois de dépasser une telle vision. Marco Oberti et Edmond Préteceille (2011 : 203)
soulignent ainsi, données statistiques à l’appui, que ce sont bien les espaces « mélangés » qui
dominent autour de la métropole parisienne et que, de ce fait, la majorité de la population ne
réside pas dans des espaces fortement ségrégués.
Plusieurs enquêtes ethnographiques se sont également attachées à complexifier
l’approche de la figure des classes moyennes périurbaines, en montrant que ces catégories
recouvrent une grande diversité de profils et de trajectoires sociales : l’ouvrage la France des
Petits-Moyens (Cartier et al., 2008) met à jour les déterminants des coutes mobilités
ascendantes opérées par les pavillonnaires issus des classes populaires dans la banlieue
francilienne ; le travail de Josette Debroux (2011) s’intéresse aux liens entre statuts
professionnels et trajectoires résidentielles de ménages des classes moyennes, en soulignant
que ceux-ci occupent des positions très diverses mais qui ont en commun d’être situées aux
limites supérieures ou inférieures de ces classes.
Il faut enfin noter la montée récente de discours interprétant la surreprésentation des
ouvriers au sein des espaces périurbains les plus distants des centres urbains comme le résultat
de la « relégation » des classes populaires vers les périphéries lointaines (Guilly et Noyé,
2004 : 20). Ce dernier type de discours, fondé sur des données géographiques agrégées à
grande échelle, semble là encore fort réducteur. Il rate tout d’abord la complexité des
évolutions territoriales liées à la périurbanisation, qui se traduisent, dans la Riboire et sans
aucun doute dans beaucoup d’autres territoires, par la prédominance des fractions supérieures
et stables des classes populaires, ainsi que par la diversification progressive des catégories
d’actifs, avec l’augmentation des professions intermédiaires et supérieures. Ce discours
occulte ensuite le sens que revêtent, aux yeux des ménages concernés, les trajectoires
d’installation dans le périurbain, vécues bien différemment d’une relégation notamment parce
Construit autour d’une tripartition des espaces résidentiels urbains, ce modèle dépeint les processus affectant
ces différents types d’espaces : la gentrification des centres villes portée par les ménages des classes supérieures,
la périurbanisation menée par les classes moyennes, et la relégation des classes populaires dans les cités d’habitat
social dégradées. S’inscrivant dans la lignée de ce modèle, la géographe Marie-Christine Jaillet (2004) décrit
ainsi l’espace périurbain comme étroitement associé au mode de vie des classes moyennes.
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qu’elles marquent l’entrée dans un statut résidentiel valorisant.
Les espaces périurbains apparaissent bien plutôt sièges de processus diversifiés, leur
hétérogénéité interne entraînant l’impossibilité « d’analyser le périurbain comme catégorie
unifiée »4 (Rivière, 2008 : 32, voir aussi Rivière, 2011). Pour autant, si l’on en croit les
données issues des recensements de l’Insee, deux grands types d’évolutions, demeurées
jusqu’ici peu étudiées, affectent les espaces périurbains au cours des années 1980 et 1990.
Nombre de ces territoires constituent tout d’abord, au cours des décennies 1980 et
1990, des lieux d’installation privilégiés pour de nombreux ménages des classes populaires,
entre des centres urbains attractifs pour les catégories supérieures et des espaces ruraux
relativement préservés de la pression immobilière mais éloignés des équipements et des
emplois urbains. Les dispositifs d’encouragement à l’accession à la propriété (Groux et Lévy,
1993) concourent ainsi à une hausse de la part des classes populaires parmi la population
périurbaine (Gobillon et Leblanc, 2005). Ainsi, en 1999, « plus on s’éloigne des "pôles
urbains", plus la part des classes populaires augmente : la part des CSP ouvriers et employés
parmi les actifs est de 55 % dans l’espace urbain, de 58 % dans le périurbain, et de 61 % dans
l’espace à dominante rurale » (Mischi et Renahy 2008 : 14). Deux précisions s’imposent
cependant : les processus de ségrégation résidentielle qui accompagnent la périurbanisation
affectent de façon différenciée les différentes fractions des classes populaires et ne se
déploient pas uniformément au sein des espaces périurbains. Si, par exemple, les ouvriers
qualifiés et les professions intermédiaires s’installent massivement au cours des années 1980
dans le périurbain (Schmitt et al., 1998), les espaces périurbains les plus éloignés apparaissent
marqués par la surreprésentation des seuls ouvriers qualifiés (Cavaillès et Selod, 2003), quand
les espaces ruraux sont caractérisés par de plus fortes proportions d’ouvriers non qualifiés5.
En second lieu, les espaces périurbains sont également marqués par un mouvement de
relocalisation des activités productives, en lien avec les restructurations économiques en cours
La catégorie du périurbain renvoie sur le plan statistique au zonage en aires urbaines et en aires d’emploi de
l’espace rural (ZAUER), proposé par l’Insee et l’Inra à partir du recensement de 1990, qui définit plusieurs types
d’espaces : l’espace à dominante urbaine qui rassemble, autour d’un pôle urbain (unité urbaine offrant au moins
5 000 emplois), la couronne périurbaine (composées de communes dont 40 % des actifs travaillent dans l’aire
urbaine ainsi formée) et les communes multipolarisées (qui n’appartiennent pas à l’aire urbaine mais dont au
moins 40 % des actifs travaillent dans plusieurs aires urbaines) et l’espace à dominante rurale qui regroupe les
autres communes. La délimitation des espaces périurbains, construite sur la base du seul critère des migrations
alternantes domicile-travail, rassemble ainsi des espaces fortement différenciés socialement, même si elle
permet de mesurer l’extension des zones d’urbanisation diffuse et de mettre en évidence l’influence exercée par
les agglomérations en matière d’emploi auprès de nombreux actifs résidant en dehors des pôles urbains.
4
5
Un autre type de données, les revenus fiscaux des ménages, montrent également que le revenu moyen par
habitant est plus faible dans les couronnes périurbaines éloignées que dans le reste du périurbain ou encore que
dans les centres villes, mais aussi qu’en banlieue (Cavaillès et Selod, 2003).
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depuis une trentaine d’années. Car le recul de la population industrielle, qui concerne près
d’un million des effectifs du secteur secondaire en France entre 1975 et 1982 (Noiriel
2002 : 238), s’accompagne dans les décennies suivantes du transfert et de la création de
nombreux emplois dans les espaces périurbains. De façon générale, la croissance des emplois,
toutes catégories confondues, s’effectue majoritairement dans le périurbain au cours des
années 19906. Les emplois industriels connaissent également une dynamique largement
favorable au périurbain : on y enregistre en effet une hausse de 5 % de ces emplois entre 1990
et 1999, alors que ceux-ci chutent de 16 % dans les pôles urbains7 (Gaigné et al., 2005).
Ces deux grandes dynamiques – maintien d’une forte proportion de catégories
populaires et renouveau des emplois – enregistrées en moyenne au sein la catégorie statistique
« du » périurbain, demandent toutefois à être appréhendées à une échelle plus fine, car elles
ont toutes les chances de ne pas se déployer de façon homogène dans l’ensemble des espaces
périurbains, et au contraire de se trouver à l’œuvre au sein de territoires plus circonscrits.
L’essor d’un parc industriel :
segmentation de l’emploi
périurbanisation
et
Dans la Riboire, des implantations industrielles massives se sont conjuguées au
mouvement d’accès à la propriété principalement porté par des ménages des classes
populaires. Ce territoire incarne ainsi, en quelque sorte, les deux grands types d’évolutions qui
affectent bon nombre de territoires périurbains éloignés. Et si les mécanismes de
périurbanisation, plus souvent abordés à une échelle macro, sont rarement articulés avec les
dynamiques de relocalisation des emplois, le cas de la Riboire montre que l’implantation
d’activités productives dans les périphéries urbaines contribue à favoriser, au cours des années
1980 et 1990, l’installation de ménages d’ouvriers et d’employés à proximité de ces nouveaux
lieux d’emploi. Or les effets du développement récent de nombreuses zones d’activité
demeurent peu connus8, à l’inverse des conséquences de la désindustrialisation des anciens
Malgré le maintien d’une forte concentration urbaine des emplois – 71 % des emplois sont localisés dans les
zones urbaines en 1999, pour 13 % dans le périurbain et 16 % dans les espaces ruraux –, les espaces périurbains
enregistrent une augmentation des emplois non agricoles égale à 17,88 % entre 1990 et 1999, un taux bien
supérieur aux 3 % relevés dans les espaces urbains, comme aux 5 à 10 % relevés dans les espaces ruraux
(Huiban, 2003).
6
7
En 1999, les emplois industriels sont localisés à 63 % dans les pôles urbains, à 12 % dans le périurbain, et à
25 % dans les espaces ruraux.
Soulignons cependant que les évolutions introduites depuis les années 1970 dans l’organisation du travail, au
sein notamment des sites implantés sur les nouvelles zones d’activité, ont fait l’objet de nombreux travaux. Voir
notamment les numéros d’Actes de la recherche en sciences sociales consacrés aux « nouvelles formes de
domination dans le travail » en 1996 ou de Genèses consacré aux « recompositions du salariat » en 2001.
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« bastions » ouvriers9. Il s’agit donc ici de préciser, à partir de statistiques localisées, les
modalités « d’articulation » avec le territoire (Fournier, 1994) de l’industrialisation qui
s’opère dans la Riboire à partir des années 1980.
a) Une structure d’emploi marquée par les réorganisations industrielles
Marquée au cours des années 1950 et 1960 par le développement de plusieurs grands
établissements industriels, la Riboire apparaît alors comme un territoire rural dominé les
activités industrielles. Cette industrialisation, plus tardive que dans les principaux centres
industriels français, se traduit par la formation d’une main d’œuvre ouvrière à fort ancrage
local, composée de nombreux ouvriers-paysans, bien plus qu’elle ne permet la reproduction
familiale des positions ouvrières au sein d’une industrie dominante. Les processus de
constitution de ces groupes ouvriers sont ensuite très rapidement ébranlés, et ce dès le début
des années 1970, en raison de la désindustrialisation qui frappe les établissements anciens
mais aussi du fait de l’installation de nouveaux sites de production. Ces transformations
massives de l’emploi local participent du mouvement plus général de restructuration
industrielle, qui se traduit par la formation de nouvelles concentrations industrielles bien
souvent localisées dans le périurbain et au sein desquelles s’opère « l’éclatement des formes
d’organisation du monde du travail actuel autour de pôles diversifiés » (Noiriel, 2002 : 261).
Après la construction d’une centrale nucléaire, au milieu des années 1960, c’est un
parc industriel, dont le projet est promu par les services de l’État puis financé et géré par les
collectivités territoriales, qui accueille, à partir des années 1980, de nombreux sites
industriels, parmi lesquels on compte aujourd’hui une dizaine d’unités de production de
grands groupes et de nombreuses PME, dans des secteurs d’activité diversifiés (chimie,
industrie pharmaceutique, logistique, maintenance industrielle, etc.). Le parc de la Riboire
prend progressivement le pas sur la centrale nucléaire en matière d’emploi local, puisqu’il
rassemble près de 3 000 emplois permanents, auxquels s’ajoutent entre 1 000 et 2 000 emplois
temporaires au début des années 2000, contre un effectif de 1 300 agents EDF environ à la
centrale. Les caractéristiques de ce parc (80 établissements de moins de 200 salariés sur 91
établissements en 2007) reflètent la tendance structurelle à la diminution des gros
établissements, alliée au renforcement du contrôle exercé par les grands groupes sur les PME
sous-traitantes10. Dans le canton de Varieu, où sont situés la centrale et le parc industriel, la
9
On peut citer à ce sujet les travaux d’Olivier Schwartz (1990), et de Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999).
10
« Entre 1975 et 1996, la part des établissements du secteur industriel de plus de 200 salariés est passée de
54,4 % à 39,7 % » (Renahy, 2002 : 3).
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structure des emplois, si elle reste marquée par une large prédominance des postes d’ouvriers
et de techniciens et contremaîtres (tableau 1), se caractérise également par une forte
segmentation tant des lieux de travail que des statuts d’emploi.
Tableau 1. Emplois au lieu de travail par PCS en 1999
PCS
Canton de Varieu (n=8 789)
Agriculteurs
1,5 %
Art., com., chefs d’entr.
4,8 %
Cadres, prof. intellectuelles sup.
10,2 %
Professions intermédiaires
27,2 % (dont 6,7 % de techniciens et 11,6 % de contremaîtres)
Employés
16,1 %
Ouvriers
40,2 % (dont 21,1 % d’ouvriers qualifiés)
Source : Insee, recensement 1999, sondage au quart.
b) Une main d’œuvre « rurale » au sein d’une aire de recrutement étendue
Plusieurs facteurs expliquent l’attrait exercé par le parc auprès des entreprises ayant
choisi de s’y implanter : un coût du foncier peu élevé et de faibles taux de fiscalité locale pour
des terrains aménagés par le syndicat mixte gestionnaire de la Riboire (SMR) et une
localisation à proximité de plusieurs nœuds autoroutiers, en périphérie d’une grande
agglomération régionale. Mais ce développement s’appuie aussi sur la présence d’un bassin
d’emploi en expansion, du fait du dynamisme démographique que connaît, à partir des années
1980, l’espace périurbain que constituent les trois cantons de la Riboire. L’aire de recrutement
des établissements du parc s’étend en effet de l’agglomération voisine jusqu’aux espaces
ruraux les plus proches, comme en témoigne la forte dispersion des lieux de résidence des
salariés (tableau 2).
Tableau 2. Lieux de résidence des salariés en CDI du parc industriel
Août 1992 (n=1 238)
Décembre 1999 (n=1 850)
Canton de Varieu
38,4 %
35,2 %
Autres cantons de la Riboire
21,7 %
25,1 %
Total des communes de la Riboire
60,1 %
60,3 %
Communes rurales hors Riboire
26,2 %
18,7 %
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Agglomération et banlieue voisine
8,5 %
14,6 %
Autres
5,2 %
6,4 %
Source : recensement effectué par le SMR, 2000.
Les documents diffusés par le SMR mettent ainsi l’accent sur la présence au sein de ce
territoire d’une « population jeune et disponible, résidant dans un rayon de 15 km pour
alimenter les besoins de main d’œuvre », notamment pour les emplois du bas de l’échelle,
quand l’agglomération voisine est présentée comme permettant « les embauches de cadres ».
Ils vantent également les qualités d’une « population rurale qui se fidélise volontiers (…) en
adhérant à la philosophie et à l’esprit d’entreprise »11. On sait que le recours à une main
d’œuvre qualifiée de « rurale » s’accompagne bien souvent de l’imposition managériale de
nouveaux modes d’organisation du travail associés à des niveaux de rémunération souvent
plus faibles qu’en zone urbaine (Renahy, 2002). Soulignons enfin que ces nouveaux sites ont
bénéficié de l’impact des fermetures et des réductions d’effectifs des établissements plus
anciens de la Riboire. On peut ainsi évoquer le cas d’un ancien ouvrier de la métallurgie,
salarié d’une usine située dans une petite ville voisine, qui, licencié en 2001 lors de la
fermeture du site, a ensuite retrouvé un emploi dans l’une des entreprises de logistique du
parc. Cette industrialisation « nouvelle » a également fournit de nombreux débouchés
professionnels aux enfants d’ouvriers-paysans nés dans les années 1960, et a ainsi fortement
contribué au maintien sur place de ménages ouvriers.
La trajectoire professionnelle de Jean Loiseau, né en 1960, en fournit un exemple : à
son entrée dans la vie active, Jean travaille à la construction de la centrale nucléaire, chez
Alsthom qui « le louait » à EDF, pour des travaux de câblage électrique. Au grand regret de
ses parents, originaires d’une commune rurale de la Riboire, Jean n’a toutefois pas pu accéder
au statut d’agent EDF à la fin du chantier de la centrale, en 1979. Il aurait en effet refusé,
malgré une proposition du directeur du site, d’être embauché comme agent EDF par crainte
des risques, notamment de l’exposition aux rayonnements radioactifs12. Depuis, sa situation
professionnelle apparaît moins valorisante et surtout moins stable que celle qu’a connue son
père, Albert, qui a mené une carrière de chef de chantier dans les travaux publics. Jean a en
effet travaillé dans la maintenance électrique, puis effectué de nombreuses missions d’intérim
pour les entreprises présentes sur le parc de la Riboire, notamment dans les usines chimiques.
11
Parc industriel de la Riboire, dossier de presse, 2004.
12
Entretien avec Albert et Marie-Louise Loiseau, 10/04/2003.
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Au moment de l’entretien, il est intérimaire dans une plate-forme logistique de distribution de
véhicules du parc. Même s’il signale qu’il a toujours trouvé du travail en se débrouillant, il
déplore le faible niveau des salaires, généralisé au sein des entreprises du parc13. Sa trajectoire
sociale est aussi marquée par un divorce, qui l’a déstabilisé. Mais ses difficultés d’insertion
dans un emploi stable, qui signent un déclassement par rapport au statut professionnel de son
père, trouvent en partie à être compensées par des investissements importants dans la
rénovation d’une maison « ancienne », « en pierres », qui lui a été transmise par ses parents.
La structure d’emploi du parc, en même temps qu’elle entraîne pour Jean Loiseau une
précarité statutaire, lui offre également la possibilité à de se maintenir dans l’emploi et de
construire, par le biais de son ancrage local et de la valorisation d’un petit patrimoine
immobilier familial, des signes de respectabilité sociale au sein de sa commune de résidence.
La Riboire constitue ainsi un type de territoire ouvrier demeuré jusqu’ici peu étudié, à
l’instar des « concentrations inaperçues » de la classe ouvrière décrites par Michel Verret
(1979 : 89) à la fin des années 1960 autour de sites industriels implantés dans les espaces
ruraux. Le caractère ouvrier de ce territoire apparaît en effet peu visible, tant les
caractéristiques de ce « nouveau » pôle industriel sont différentes de celles des espaces monoindustriels structurés autour d’un site permettant des processus d’affiliation à un groupe
socioprofessionnel stable : à l’éclatement des différents sites industriels s’ajoute, dans la
Riboire comme dans de nombreuses zones d’activités périurbaines, la différenciation des
statuts d’emplois et la dispersion des lieux de résidence des salariés de l’industrie. De
nombreux ouvriers du parc de la Riboire habitent en effet à distance de leur lieu de travail,
alors que ceux qui accèdent à la propriété dans le canton de Varieu continuent parfois de
travailler dans l’agglomération voisine.
Un territoire pavillonnaire ouvrier ?
L’accession ouvrière à la propriété connaît en France une accélération notable au cours
des années 1980, à la fin desquelles le statut de propriétaire concerne quasiment un ouvrier
sur deux (Groux et Levy, 1993). Or, c’est en 1982 que la mise en service de l’autoroute
desservant le parc de la Riboire « ouvre » à la périurbanisation les communes rurales de ce
territoire, en les rendant plus facilement accessibles depuis l’agglomération voisine. Le
renouveau de l’emploi industriel concoure alors à faire de la Riboire un espace accueillant
principalement des ménages d’accédants très largement issus des classes populaires, où les
13
Entretien avec Jean Loiseau, 16/02/2004.
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ouvriers demeurent surreprésentés. Mais si ce mouvement semble s’inscrire en continuité
avec le caractère ouvrier très marqué de ce territoire au cours des années 1960 et 1970, il
procède toutefois d’importantes recompositions qui s’opèrent au profit des fractions
supérieures des classes populaires. Là encore, les évolutions relevées dans la Riboire
renvoient à des processus plus globaux, ceux qui conduisent à l’approfondissement des
différenciations internes aux classes populaires, travaillées depuis les années 1970 par un
double mouvement, de précarisation des fractions les moins stables d’une part, mais aussi
d’ouverture relative des possibles sociaux pour les fractions les mieux dotées d’autre part, du
fait de l’allongement de la durée des études (Schwartz, 1998) comme de la hausse des
qualifications dans l’industrie.
a) L’expansion pavillonnaire portée par les ménages ouvriers
Le dynamisme démographique que connait la Riboire depuis la fin des années 1960
porte la marque d’une urbanisation diffuse qui s’opère au sein des communes rurales. Dans le
canton de Varieu, entre 1982 et 1990, le taux de croissance annuel moyen s’élève à 1,85 % et
repose principalement sur le solde migratoire (pour 1,14 %), un premier chiffre légèrement
supérieur à celui enregistré en moyenne dans le périurbain français (1,75 %). En 1990, près de
40 % de la population des trois cantons de la Riboire se compose de nouveaux résidents
installés au cours de la décennie.
Cette urbanisation repose principalement sur des migrations de courtes distances, une
large majorité des nouveaux résidents étant issue de l’agglomération régionale voisine. Si la
période 1990-1999 est marquée par un léger infléchissement du taux de croissance
démographique, la Riboire constitue bien, au cours des décennies 1980 et 1990, un espace
d’expansion résidentielle de cette agglomération. Le canton porte ainsi la marque d’une
urbanisation récente et d’initiative individuelle, dont témoigne la part élevée de propriétaires
occupants de maisons individuelles (62 %)14.
Pour les services régionaux de l’Insee, la Riboire s’inscrit au sein d’un vaste espace
identifié comme un continuum périurbain s’étendant sur six cantons à l’est de l’aire urbaine
régionale : « croissance démographique », « prédominance de l’habitat individuel » et fote
part des professions intermédiaires, constituent autant de caractéristiques dominantes de cette
« vallée périurbaine », selon le portrait statistique qui lui est consacré. Le choix de ce
découpage territorial conduit pourtant l’Insee à minorer certaines spécificités internes de ce
14
INSEE, RP 1982, 1990, 1999 ; Base de données communales du recensement de la population (BDCOM)
[fichier électronique], INSEE [producteur], Centre Maurice Halbwachs (CMH) [diffuseur].
10
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territoire (surreprésentation des ménages ouvriers et attractivité sur le plan de l’emploi du fait
de nombreuses activités industrielles), spécificités qui se trouvent accentuées au sein de la
Riboire. Car si la catégorie des professions intermédiaires prédomine parmi les migrants
venus s’installer dans la vallée périurbaine15, dans le canton de Varieu ce sont au contraire les
ouvriers et employés qui sont majoritaires parmi les nouveaux venus. En 1990, ces deux
catégories représentent respectivement 39 % et 20 % des nouveaux actifs installés depuis
1982. Lors de la décennie suivante, les ouvriers sont moins nombreux (29 %) mais la part des
employés a augmenté (25 %). En prenant également en compte les départs, pour raisonner en
termes de soldes migratoires par catégories d’actifs, on mesure mieux l’importance du
mouvement d’installation de ménages d’ouvriers et d’employées au sein de ce canton. Les
ouvriers représentent en effet, au cours de la décennie 1980, 59 % du solde des actifs (+ 464
ouvriers pour un solde global de + 780 actifs), bien avant les professions intermédiaires
(20 %) et les employés (17 %).
Le canton de Varieu se caractérise ainsi par une part élevée d’ouvriers (près de 39 %
des actifs en 1999), ce qui tend à le rapprocher non pas de la catégorie du périurbain, mais
plutôt de celle des espaces ruraux, où les ouvriers forment le groupe le plus nombreux avec
34,7 % des actifs en 1999 (Mischi et Renahy, 2008 : 14). Il constitue ainsi, aux franges rurales
de l’aire urbaine régionale, un espace quasi-réservé aux ménages d’ouvriers et d’employés,
même si la périurbanisation s’accompagne aussi de l’arrivée de cadres et professions
intermédiaires. Le développement du parc industriel joue un rôle majeur dans ces processus.
En s’installant dans la Riboire, les ménages des classes populaires sont en effet en mesure
d’accéder aux emplois de ce nouveau pôle industriel16. Pour plusieurs des ménages
rencontrés, la possibilité d’embauches sur le parc joue un rôle non négligeable dans la
stabilisation des trajectoires résidentielles, même s’il s’agit souvent d’emplois temporaires ou
à temps partiel, principalement pour les femmes.
b) Au-delà de la catégorie des ouvriers, un salariat industriel en recomposition
L’installation de nombreux ménages ouvriers s’accompagne toutefois d’importantes
Dans l’ensemble de la vallée, entre 1990 et 1999, le gain migratoire le plus important est réalisé chez les
professions intermédiaires (+1 100), pour un gain migratoire total (comprenant actifs et non actifs) de 6 600
personnes reposant quasi exclusivement sur un fort excédent vis-à-vis du reste de l’aire urbaine (+ 6 100).
Portrait de territoire de la vallée périurbaine, Insee région, janvier 2006.
15
La Riboire se distingue ainsi du terrain étudié par Lionel Rougé (2005) dans l’agglomération toulousaine, au
sein duquel le géographe décrit de nombreux ménages d’accédants comme des « captifs du périurbain », installés
à distance des lieux d’emploi et fortement contraints par des déplacements domicile-travail coûteux en temps et
en argent.
16
11
Violaine Girard
recompositions affectant les classes populaires de ce territoire. Trois principales évolutions se
jouent en effet, au cours des années 1980 et 1990, parmi la population des actifs ayant un
emploi : la part de la catégorie des ouvriers y diminue, parallèlement à l’augmentation de
celle des employés ainsi que de celle des professions intermédiaires. Ces évolutions sont
conformes aux grandes dynamiques qui affectent les classes populaires en France depuis les
années 1980 : si le poids relatif de la catégorie des ouvriers connaît une forte baisse, celle-ci
est compensée par la hausse des employés (graphique 1).
Graphique 1 : évolution de la composition par PCS de la population active en emploi, dans le
canton de Varieu et en moyenne nationale, de 1982 à 1999
50
45
40
35
Varieu 1982
30
Varieu 1990
Varieu 1999
25
20
France 1982
15
France 1990
10
France 1999
5
0
agriculteurs
artisans,
com.
cadres, prof. prof. inter.
sup.
employés
ouvriers
Source : Insee, RGP 1982, 1990 et 1999.
Pour autant, ces données agrégées masquent d’autres recompositions plus fines en
cours parmi les actifs des classes populaires. Une première façon de compléter les apports de
ces données consiste à croiser les PCS avec le sexe des actifs, afin de prendre en compte
l’existence d’un marché de l’emploi fortement clivé selon le sexe (tableau 3).
Tableau 3. Actifs ayant un emploi par PCS et par sexe en 1999, canton de Varieu.
PCS
Hommes (n=4 444)
Femmes (n=2 868)
Agriculteurs
2%
1%
Artisans, commerçants, chefs d’entreprise
7%
3%
Cadres, professions supérieures
10 %
5%
Professions intermédiaires
25 %
21 %
12
Violaine Girard
Employés
8%
49 %
Ouvriers
48 %
21 %
À la lumière de ces données, l’augmentation de la part des employés parmi les actifs
s’explique très largement par le développement d’un salariat féminin peu qualifié, de façon
similaire aux évolutions nationales. La catégorie des employés, composée à 80 % de femmes
dans le canton de Varieu, comme en moyenne nationale, rassemble ainsi une part croissante
des actives du canton (de 36 % en 1982 à 49 % en 1999), en lien avec la hausse du taux
d’activité des femmes, passé de 25 % à 34 % entre 1982 et 1999, alors qu’en 1968 et 1975 les
ouvrières formaient la première catégorie des actives du territoire. Cette première distinction
de sexe permet ainsi de faire apparaître, de façon plus nette, la prédominance des catégories
populaires au sein de ce canton.
La seconde manière de poursuivre l’analyse à partir de ces constats, pour cerner plus
spécifiquement les caractéristiques socio-professionnelle de ces périurbains des classes
populaires, consiste à aller au-delà des catégories génériques des PCS en six postes. Le
recours à l’outil, plus précis, des catégories socioprofessionnelles à deux chiffres permet en
effet d’aiguiser le regard sociologique, en appréhendant les différenciations à l’œuvre au sein
et aux frontières du salariat d’exécution masculin17.
On a déjà souligné que des disparités significatives existent entre ouvriers qualifiés et
ouvriers non qualifiés en matière de localisation dans les espaces périurbains et ruraux. Dans
le cas de la Riboire, l’affaiblissement global du poids des ouvriers parmi les hommes actifs est
principalement dû à la baisse des effectifs des ouvriers non qualifiés. Le maintien à un niveau
élevé du taux d’ouvriers masque donc une recomposition interne du groupe en faveur de la
catégorie des ouvriers qualifiés, qui deviennent majoritaires à partir de 1982 parmi les
ouvriers du canton (graphique 2).
C’est ensuite la catégorie des professions intermédiaires, qui rassemble 25 % des
hommes actifs du canton en 1999, dont il s’agit d’analyser plus précisément la dynamique. Là
encore, la prise en compte de clivages internes à la catégorie amène à préciser les évolutions
en cours dans la Riboire. L’on sait que cette catégorie recouvre plus généralement un clivage
Les données qui suivent sont tirées d’un traitement de données extraites des fichiers détail des recensements de
1982, 1990 et 1999, transmises par le Centre Maurice Halbwachs. Ces données ont permis d’effectuer des tris
croisées entre PCS et sexe pour les actifs ayant un emploi. Nous avons travaillé à partir de la variable CS24 des
recensements de l’Insee, construite à partir de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles à deux
chiffres (42 postes), au sein de laquelle des regroupements préalables sont opérés. Cette variable contient ainsi
18 modalités pour les actifs, modalités construites à partir des 31 postes d’actifs des PCS à deux chiffres. Voir
dictionnaire des variables du fichier détail RP 1999.
17
13
Violaine Girard
important entre le pôle des salariés du public et le pôle des salariés du privé (Desrosières et
Thévenot, 1988), le premier étant plus féminisé et constitué de fractions souvent plus
diplômées que le second. Mais une autre sous-distinction apparaît plus pertinente dans le
canton de Varieu : celle qui sépare, au sein du pôle des intermédiaires du privé, les salariés du
secteur industriel de ceux qui occupent des fonctions administratives, commerciales ou de
gestion dans les entreprises. Les techniciens, contremaîtres et agents de maîtrise représentent
en effet près des trois quarts des effectifs masculins de la catégorie des professions
intermédiaires. La progression de cette catégorie enregistrée dans la Riboire se nourrit donc
principalement d’une hausse de la part des salariés du secteur industriel. On sait par ailleurs
que les techniciens constituent un groupe socioprofessionnel socialement proche de celui des
ouvriers, l’accès aux postes de techniciens constituant une voie de promotion ouvrière
importante, même si le recrutement des techniciens s’opère désormais à des niveaux de
qualification élevés (Bosc, 2008).
Au final, dans ce canton, ce sont plus des deux tiers des hommes actifs qui
appartiennent en 1999 à un continuum de positions professionnelles, allant des salariés
d’exécution aux salariés intermédiaires, en passant par les ouvriers qualifiés qui forment le
groupe dont la part demeure la plus élevée parmi les hommes actifs ayant un emploi : on
compte ainsi 18 % d’ouvriers non qualifiés, 30 % d’ouvriers qualifiés, et 18 % de techniciens
et contremaîtres (graphique 2).
Graphique 2 : Part cumulée des ouvriers non qualifiés ou qualifiés, des contremaîtres
et des techniciens parmi les hommes actif ayant un emploi, canton de Varieu.
80
70
60
50
techniciens
40
contremaîtres
ouvriers qualifiés
30
ouvriers non qualifiés
20
10
0
1982 (n=4 090) 1990 (n=4 208) 1999 (n= 4 444)
Autour d’une appartenance largement partagée aux emplois du secteur industriel, c’est
14
Violaine Girard
donc la prédominance des salariés d’exécution et des intermédiaires de l’industrie qui permet
de décrire au mieux les caractéristiques de la population de ce territoire, même si, du côté des
femmes et notamment des employées, les types et les secteurs d’emploi demeurent très
diversifiés (services à la personne, commerce, secrétariat et comptabilité, etc.). Ainsi, si le
développement des espaces périurbains est couramment associé à un mouvement
d’installation des « classes moyennes », souvent objectivé à partir de la catégorie agrégée des
professions intermédiaires, ces données amènent à noter tout l’intérêt qu’il y a à travailler à
partir des PCS détaillées, afin de tirer pleinement profit des apports de l’analyse localisée de
la stratification sociale. Les salariés qui résident et s’installent dans la Riboire au cours des
années 1980 et 1990 paraissent alors bien différents des ménages des « nouvelles classes
moyennes » étudiés par Catherine Bidou (1984) dans le périurbain au début des années 1980,
qui occupent des professions du secteur public, dans les domaines alors en expansion de
l’éducation, de la santé, ou de l’animation socio-culturelle. À l’inverse, les résidents de la
Riboire se distinguent également de l’image des groupes ouvriers frappés par la montée du
chômage dans les territoires en proie à la désindustrialisation, comme en témoigne la faiblesse
relative du taux de chômage du canton de Varieu (8,9 % en 1999).
c) Promotion résidentielle et trajectoires professionnelles contrastées
Dans la principale commune où nous avons enquêté, les ménages que nous avons
rencontrés ont pour point commun d’avoir accompli des parcours de promotion résidentielle
en « faisant construire » ou bien en effectuant une sortie des quartiers d’habitat social où ils
résidaient précédemment. Une partie d’entre eux deviennent propriétaires au cours des années
1970 et 1980, à une période où les possibilités d’accession se sont assouplies mais où, à
l’inverse, la fragilisation des positions professionnelles et le ralentissement des mécanismes
de la mobilité sociale contribuent à restreindre les espoirs d’ascension sociale. Les conditions
d’accession rencontrées par ces ménages très largement issus du monde ouvrier reflètent alors
les processus de différenciation internes aux groupes ouvriers contemporains : si certains
ouvriers peuvent par exemple accéder à des postes d’intermédiaires à la fin de leur carrière,
on compte aussi nombre d’entre eux qui connaissent au contraire des trajectoires marquées
par la déstabilisation des statuts professionnels. Ces derniers connaissant ainsi de fréquents
changements d’emploi, qui traduisent la difficulté d’effectuer l’ensemble de sa carrière dans
une même entreprise, même si la proximité du parc industriel leur permet d’échapper aux
périodes d’inactivité.
Le parcours de Michel Claves, né en 1952, fournit un exemple de trajectoire
15
Violaine Girard
d’accession opérée à partir d’une position professionnelle d’ouvrier qualifié relativement
assurée bien que restant soumise aux risques de déstabilisation. Après une entrée précoce dans
la vie active, la carrière de Michel est en effet marquée par de nombreuses reconversions,
opérées au moyen de qualifications acquises sur le tas et qui traduisent le souci de se
maintenir à l’abri du chômage. Celui-ci accède toutefois, à la cinquantaine, à un poste de
responsable qualité et sécurité dans une entreprise de maintenance d’ascenseur.
Bon, j’ai le certificat d’études, et puis à 14 ans et demi, bien j’ai commencé à bosser, en
apprentissage de serrurier, ce qu’on appelle maintenant les métalliers, et puis petit à petit, en changeant
de boulot, je me suis formé sur le tas, en pneumatique, en hydraulique, en électromécanique… (…) J’ai
tout fait comme métiers ! (rire) Non, j’ai travaillé dans différentes branches, bâtiment, métallurgie,
automatisme… J’ai pas mal vadrouillé dans différents boulots. À une époque, je travaillais dans une
société où on vendait du matériel de revêtement en peinture. Et cette boîte a commencé à baisser de
l’aile, j’ai décidé de changer, et là je suis parti en carrosserie industrielle poids lourds, l’installation des
grues, des bennes qui sont sur les plateaux des camions. Et puis de là, après, je suis reparti dans
l’ascenseur. Et maintenant je ne travaille plus sur les ascenseurs même, je ne fais plus de dépannage,
tout ça. Maintenant, je suis calé au bureau ! 18
Originaire d’une ville populaire de la banlieue voisine, Michel s’y installe avec son
épouse, secrétaire de direction depuis l’âge de 20 ans. Le couple choisit cependant rapidement
de déménager, pour louer une maison dans la première couronne périurbaine de
l’agglomération. Ce premier déménagement incite Michel à se lancer à 35 ans dans
l’accession. L’agence immobilière vers laquelle il se tourne, en 1988, lui propose alors trois
terrains, tous situés dans des communes rurales de la Riboire et dont les prix sont accessibles
aux ressources financières du ménage.
Et puis un jour on a dit, tiens, si on faisait construire, ce serait pas mal. Alors on est parti se
renseigner, visiter des maisons témoins, enfin comme ça se passe, on a trouvé une maison qui nous
convenait, dans un budget qui nous convenait, et on a dit au constructeur, eh bien, dans l’enveloppe
budgétaire qu’on a, il faut trouver un terrain. Alors on lui a dit, on ne veut pas du centre-ville, on ne
veut pas de la ZUP, on ne veut pas des grands lotissements, on veut un petit coin tranquille, campagne
et tout. Deux jours après, il nous a convoqués, voilà. Et on a choisi la commune par un pur hasard, le
terrain me plaisait, mais je ne connaissais pas du tout.
La réalisation de ce projet d’accession renvoie à l’implication conjointe des deux
membres du couple, qui disposent tous deux de revenus salariaux, dans des efforts financiers
autorisés en grande partie par la stabilité professionnelle de l’épouse de Michel, qui travaille
dans la même entreprise depuis le début de sa vie active. Elle nécessite également une
mobilisation importante dans les travaux d’aménagement et de finition du pavillon :
Les premières connaissances, ça a été les voisins qui ont emménagé en même temps que nous,
tout le monde était bien sympa, et puis quand on démarre avec une maison neuve, il y a toujours
beaucoup de boulot à faire, donc on s’est aidés, mutuellement, les uns les autres, à donner des coups de
main, passer des week-ends à la bétonnière, quoi !
18
Entretien avec Michel Claves, 20/01/2004.
16
Violaine Girard
Si c’est en assumant une part d’auto-construction que le couple parvient à détenir sa
maison, cette expérience est vécue positivement, car elle trouve des appuis dans la présence
de voisins engagés dans des efforts semblables pour l’accès au statut de propriétaire.
À l’inverse, pour de nombreux ménages, appartenant à une génération née dans les
années 1960 et qui se sont installés au cours des années 1980 dans la Riboire, les voies de
promotion ouvrières sont moins nombreuses et les parcours d’accession, plus difficilement
assurés, sont parfois remis en cause par la précarisation professionnelle. Dans ces derniers
cas, la stabilité conjugale et la détention de qualifications chez les femmes apparaissent
déterminantes pour la réussite des projets d’installation en pavillon, comme le montre le cas
du couple Lelay.
Marie Lelay et son mari Éric sont arrivés dans la Riboire en 1989, pour venir « à la
campagne » et quitter la ville de banlieue où ils résidaient, alors que Marie est âgée de 23 ans
et que le couple attend son 3ème enfant. Ils achètent alors leur terrain à un promoteur
immobilier, mais en passent par une petite entreprise artisanale, dont le patron est ami avec le
père de Marie, pour faire construire leur maison. Ils recourent également à une part d’autoconstruction importante et, en 2003, leur pavillon est toujours en chantier :
Nous, la maison on ne l’a pas finie parce que quand on est arrivés il n’y avait rien, il y avait
juste le toit et les fenêtres, il fallait faire tout le reste à l’intérieur, c’est vrai qu’on a mis longtemps, on
aurait encore beaucoup de travaux à faire 19.
La desserte de la Riboire par autoroute permet alors à Éric d’effectuer les trajets
jusqu’à l’entreprise de transport où il travaille. Par la suite, lassé des embouteillages, celui-ci
choisit cependant de travailler quelques mois en intérim sur le parc industriel, avant de
retrouver un emploi stable dans une petite entreprise de transport. Quant à Marie, elle est
embauchée en 1992 par la mairie à temps partiel pour le service de la cantine, puis comme
ATSEM à l’école, alors qu’elle s’était investie dans l’association de parents d’élèves. Pour
autant, lorsque je rencontre Marie, le couple a vendu sa maison et souhaite déménager pour
s’installer comme gérants d’un hôtel dans un département rural du sud. Éric souffre en effet
de douleurs aigües au dos, causées par son travail de chauffeur livreur. De plus, Marie, qui a
désormais quatre enfants, se plaint de son faible salaire, lié au temps partiel. Le couple
effectue depuis dix ans des « extras » le week-end chez un traiteur, et souhaite réinvestir cette
expérience dans l’hôtellerie, à la suite du projet d’Éric « d’ouvrir un routier ». Leur décision
apparaît liée à l’affaiblissement d’une mobilisation familiale fortement coûteuse, à la
fragilisation de l’insertion professionnelle d’Éric ainsi qu’à l’absence de qualifications
19
Entretien avec Marie Lelay, 16/04/2003.
17
Violaine Girard
professionnelles de Marie. Mais si le ménage ne parvient plus à soutenir les efforts financiers
nécessaires pour rester propriétaire, la revente du pavillon lui assure toutefois la possibilité
d’une reconversion valorisante par l’accès à l’indépendance.
En portant le regard sur ces trajectoires d’ouvriers et d’employées pavillonnaires, on
perçoit alors combien ceux-ci se distinguent des fractions plus précarisées des classes
populaires demeurées captives des quartiers d’habitat social de la banlieue proche. La
diffusion de nouvelles normes sociales en matière de logement, associées à l’accession
pavillonnaire, joue en effet un grand rôle dans les recompositions qui affectent la construction
des statuts sociaux au sein des différentes fractions des classes populaires contemporaines en
lien avec la diversification de leurs lieux de résidence. Pour autant, l’étude de ces trajectoires
amène également à souligner que les modalités d’accession des ménages ouvriers demeurent
marquées par des formes d’instabilité et d’ambivalence, en lien avec les fortes contraintes
rencontrées en matière de localisation résidentielle ou bien encore avec l’importance des
efforts consentis pour l’achat et la finition des pavillons. Pour le dire autrement, l’accès au
« rêve pavillonnaire » ne s’opère pas au sein d’espaces socialement indifférenciés, mais
concoure plutôt, aux côtés des dynamiques de relocalisation des emplois industriels, au
développement de nouvelles formes de concentration résidentielle de ménages des classes
populaires stables.
Conclusion
Au travers d’une analyse localisée de la stratification sociale, menée au sein d’un
territoire périurbain éloigné, nous avons souhaité « sociologiser » le regard porté sur ce type
d’espaces, par-delà l’identification courante du périurbain aux seules « classes moyennes » ou
bien, à l’inverse, par-delà l’association étroite de ces territoires aux ménages « modestes »
relégués à la périphérie des grandes villes. Nous avons en outre souligné que la recomposition
des lieux d’emploi industriel constitue l’un des déterminants des migrations périurbaines,
alors que la plupart des analyses des phénomènes de périurbanisation prennent rarement en
compte les dynamiques de relocalisation des emplois. Le cas de la Riboire, caractérisée par
une forte prédominance des ouvriers qualifiés et des employées, ainsi que par une part élevée
de techniciens parmi les actifs, amène ainsi à dépasser une appréhension par trop
uniformisatrice ou globalisante des catégories sociales présentes dans les espaces périurbains.
Ce travail souhaite ainsi contribuer plus généralement aux questionnements récents sur
le mouvement de différenciations interne aux classes populaires, à partir du cas de
pavillonnaires résidant autour de pôles d’emploi issus des restructurations industrielles en
18
Violaine Girard
cours depuis les années 1970. Alors que les univers de vie des classes populaires apparaissent
aujourd’hui de moins en moins ségrégués, les territoires périurbains les plus éloignés du
centre des agglomérations constituent en effet l’un des principaux type d’espaces où se
réalisent les aspirations à la promotion résidentielle de ménages ouvriers engagés dans des
trajectoires d’accès à la propriété à distance des quartiers populaires de banlieue.
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