Au-delà de la catégorie « du » périurbain : des - ades

Violaine Girard
Chapitre à paraître dans Authier Jean-Yves, Bourdin Alain et Lefeuvre Marie-Pierre,
Actualités de la sociologie urbaine francophone, PUL.
Des classes populaires en recomposition dans le périurbain lointain :
analyser les effets croisés de l’accès à la propriété pavillonnaire et des restructurations de
l’emploi industriel (1982-1999)
Territoire de la périphérie rurale d’une grande agglomération régionale, la Riboire ne
correspond pas aux représentations dominantes des espaces résidentiels périurbains, souvent
perçus comme dédiés à l’entre-soi de classes moyennes soucieuses de leur cadre de vie
1
. La
Riboire constitue au contraire un territoire à la fois industriel et ouvrier, siège depuis les
années 1970 d’un redéploiement industriel massif et dominé par les ménages d’accédants à la
propriété issus des classes populaires. Or, ce type d’espaces pavillonnaires, éloigné des grands
centres urbains et caractérisé par le maintien au premier plan des ouvriers et emplos, est
resté jusqu’ici relativement peu étudié par les sociologues. Comme le soulignent Julian
Mischi et Nicolas Renahy (2008), ces espaces, qui constituent pourtant l’une des composantes
des « mondes ouvriers » contemporains, sont souvent oubliés lorsqu’il s’agit d’évoquer les
transformations actuelles des classes populaires, plus souvent abordées à travers le prisme de
contextes urbains.
Au croisement de la sociologie urbaine et de la sociologie de la stratification sociale,
notre démarche vise à complexifier l’approche de la catégorie « du » périurbain, en mettant au
jour les évolutions à l’œuvre au sein d’un territoire devenu, comme beaucoup d’autres au
cours des années 1980 et 1990, un lieu d’accueil privilégié pour de nombreux ménages des
fractions supérieures des classes populaires
2
. L’analyse localisée permet en effet de saisir de
façon contextualisée les liens entre transformations des lieux et des formes d’emploi dans les
périphéries urbaines d’une part, et recompositions à l’œuvre parmi les fractions stables des
classes populaires, liées au mouvement d’accès à la propriété individuelle, d’autre part.
Afin de cerner les évolutions des caractéristiques sociales de ces ménages, nous avons
privilégié une approche monographique, seule à même d’autoriser la combinaison de sources
variées. Une enquête ethnographique approfondie, centrée sur l’analyse des trajectoires
1
Les noms de lieux et de personnes ont été changés, dans la perspective de préserver l’anonymat des ménages
rencontrés.
2
Nous reprenons ici la notion de classes populaires qu’Olivier Schwartz (1998) définit autour de deux éléments,
position sociale dominée et distance à la culture dominante. Cette notion apparaît en effet moins restrictive que
celle de « classe ouvrière », qui ne permet plus aujourd’hui de saisir la diversité interne des classes populaires.
Violaine Girard
2
résidentielles des pavillonnaires des classes populaires, a ainsi été menée dans une commune
rurale de la Riboire. La recherche a ensuite été guidée par le souci d’inscrire ces trajectoires
dans leurs « contextes de pertinence » (Chamboredon, 2004), en croisant les matériaux
recueillis avec une exploitation secondaire des recensements de l’Insee ainsi qu’avec des
données portant sur le bassin d’emploi local. Travailler à une échelle territoriale relativement
restreinte, celle du canton, a alors permis d’aller au-delà des catégories socio-professionnelles
agrégées en six postes, pour appréhender de façon fine les dynamiques affectant les
différentes fractions du salariat industriel résidant dans ce territoire.
Cette contribution débute par une présentation des évolutions affectant les espaces
périurbains au cours des années 1980 et 1990, des évolutions beaucoup plus contrastées que
ne le donnerait à penser une vision homogénéisante des zones pavillonnaires. Nous crivons
ensuite les liens, relevés à partir du cas de la Riboire, entre relocalisation des emplois et
urbanisation pavillonnaire à la périphérie des grandes agglomérations, avant d’aborder les
processus qui concourent à faire de ce territoire un espace d’accession quasi-réservé aux
ménages appartenant au salariat intermédiaire ou d’exécution de l’industrie.
Il s’agit ainsi de montrer que ces pavillonnaires des classes populaires, s’ils ne peuvent
être assimilés aux fractions plus diplômées des classes moyennes, se distinguent également
des figures mieux connues des ouvriers des anciens grands bastions industriels ou encore des
fractions précarisées des classes populaires qui constituent une part de la population des
quartiers d’habitat social. L’analyse localisée d’un territoire périurbain, croisant
questionnements sur la stratification sociale et analyse des trajectoires résidentielles, apparaît
alors comme une approche offrant la possibilité d’éclairer certaines recompositions en cours
parmi les classes populaires, à l’heure où un nombre croissant d’ouvrier et d’employées
travaillent dans des pôles d’emploi périurbains et une majorité d’entre eux ne réside plus
« dans des quartiers typiquement ouvriers » (Oberti et Préteceille, 2001 : 203).
Au-delà de la catégorie « du » périurbain : des espaces
fortement différenciés
Après le travail pionnier de Catherine Bidou (1984) portant sur les pavillonnaires des
« nouvelles classes moyennes », ce n’est qu’au début des années 2000 que les territoires
périurbains ont de nouveau suscité l’intérêt des sciences sociales. L’expansion de ces zones
résidentielles a alors été décrite comme le signe d’aspirations néralisées au mode de vie
pavillonnaire, portées par de nombreux ménages des classes moyennes, dont les contours
restent parfois peu définis : la thèse du « séparatisme » des classes moyennes, défendue par
Violaine Girard
3
l’économiste Éric Maurin (2004), ou encore le modèle de « la ville à trois vitesses »
3
du
sociologue Jacques Donzelot (2004) font ainsi des « choix » résidentiels des ménages l’un des
principaux facteurs d’une grégation socio-spatiale grandissante. Non dénuées de visées
dénonciatrices, ces lectures recèlent pourtant de nombreuses limites : peu attentives aux
multiples déterminants des trajectoires résidentielles, elles offrent une vision par trop
globalisante des espaces périurbains. Les travaux sur la ségrégation socio-spatiale permettent
toutefois de dépasser une telle vision. Marco Oberti et Edmond Préteceille (2011 : 203)
soulignent ainsi, données statistiques à l’appui, que ce sont bien les espaces « mélangés » qui
dominent autour de la métropole parisienne et que, de ce fait, la majorité de la population ne
réside pas dans des espaces fortement ségrégués.
Plusieurs enquêtes ethnographiques se sont également attachées à complexifier
l’approche de la figure des classes moyennes périurbaines, en montrant que ces catégories
recouvrent une grande diversité de profils et de trajectoires sociales : l’ouvrage la France des
Petits-Moyens (Cartier et al., 2008) met à jour les déterminants des coutes mobilités
ascendantes opérées par les pavillonnaires issus des classes populaires dans la banlieue
francilienne ; le travail de Josette Debroux (2011) s’intéresse aux liens entre statuts
professionnels et trajectoires résidentielles de ménages des classes moyennes, en soulignant
que ceux-ci occupent des positions très diverses mais qui ont en commun d’être situées aux
limites supérieures ou inférieures de ces classes.
Il faut enfin noter la montée récente de discours interprétant la surreprésentation des
ouvriers au sein des espaces périurbains les plus distants des centres urbains comme le résultat
de la « relégation » des classes populaires vers les périphéries lointaines (Guilly et Noyé,
2004 : 20). Ce dernier type de discours, fondé sur des données géographiques agrégées à
grande échelle, semble encore fort réducteur. Il rate tout d’abord la complexité des
évolutions territoriales liées à la périurbanisation, qui se traduisent, dans la Riboire et sans
aucun doute dans beaucoup d’autres territoires, par la prédominance des fractions supérieures
et stables des classes populaires, ainsi que par la diversification progressive des catégories
d’actifs, avec l’augmentation des professions intermédiaires et supérieures. Ce discours
occulte ensuite le sens que revêtent, aux yeux des ménages concernés, les trajectoires
d’installation dans le périurbain, vécues bien différemment d’une relégation notamment parce
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Construit autour d’une tripartition des espaces résidentiels urbains, ce modèle dépeint les processus affectant
ces différents types d’espaces : la gentrification des centres villes portée par les ménages des classes supérieures,
la périurbanisation menée par les classes moyennes, et la relégation des classes populaires dans les cités d’habitat
social dégradées. S’inscrivant dans la lignée de ce modèle, la géographe Marie-Christine Jaillet (2004) décrit
ainsi l’espace périurbain comme étroitement associé au mode de vie des classes moyennes.
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qu’elles marquent l’entrée dans un statut résidentiel valorisant.
Les espaces riurbains apparaissent bien plutôt sièges de processus diversifiés, leur
hétérogénéité interne entraînant l’impossibilité « d’analyser le périurbain comme catégorie
unifiée »
4
(Rivière, 2008 : 32, voir aussi Rivière, 2011). Pour autant, si l’on en croit les
données issues des recensements de l’Insee, deux grands types d’évolutions, demeurées
jusqu’ici peu étudiées, affectent les espaces périurbains au cours des années 1980 et 1990.
Nombre de ces territoires constituent tout d’abord, au cours des décennies 1980 et
1990, des lieux d’installation privilégiés pour de nombreux ménages des classes populaires,
entre des centres urbains attractifs pour les catégories supérieures et des espaces ruraux
relativement préservés de la pression immobilière mais éloignés des équipements et des
emplois urbains. Les dispositifs d’encouragement à l’accession à la propriété (Groux et Lévy,
1993) concourent ainsi à une hausse de la part des classes populaires parmi la population
périurbaine (Gobillon et Leblanc, 2005). Ainsi, en 1999, « plus on s’éloigne des "pôles
urbains", plus la part des classes populaires augmente : la part des CSP ouvriers et employés
parmi les actifs est de 55 % dans l’espace urbain, de 58 % dans le périurbain, et de 61 % dans
l’espace à dominante rurale » (Mischi et Renahy 2008 : 14). Deux précisions s’imposent
cependant : les processus de ségrégation résidentielle qui accompagnent la périurbanisation
affectent de façon différenciée les différentes fractions des classes populaires et ne se
déploient pas uniformément au sein des espaces périurbains. Si, par exemple, les ouvriers
qualifiés et les professions intermédiaires s’installent massivement au cours des années 1980
dans le périurbain (Schmitt et al., 1998), les espaces périurbains les plus éloignés apparaissent
marqués par la surreprésentation des seuls ouvriers qualifiés (Cavaillès et Selod, 2003), quand
les espaces ruraux sont caractérisés par de plus fortes proportions d’ouvriers non qualifiés
5
.
En second lieu, les espaces périurbains sont également marqués par un mouvement de
relocalisation des activités productives, en lien avec les restructurations économiques en cours
4
La catégorie du périurbain renvoie sur le plan statistique au zonage en aires urbaines et en aires d’emploi de
l’espace rural (ZAUER), proposé par l’Insee et l’Inra à partir du recensement de 1990, qui définit plusieurs types
d’espaces : l’espace à dominante urbaine qui rassemble, autour d’un pôle urbain (unité urbaine offrant au moins
5 000 emplois), la couronne périurbaine (composées de communes dont 40 % des actifs travaillent dans l’aire
urbaine ainsi formée) et les communes multipolarisées (qui n’appartiennent pas à l’aire urbaine mais dont au
moins 40 % des actifs travaillent dans plusieurs aires urbaines) et l’espace à dominante rurale qui regroupe les
autres communes. La délimitation des espaces périurbains, construite sur la base du seul critère des migrations
alternantes domicile-travail, rassemble ainsi des espaces fortement différenciés socialement, même si elle
permet de mesurer l’extension des zones d’urbanisation diffuse et de mettre en évidence l’influence exercée par
les agglomérations en matière d’emploi auprès de nombreux actifs résidant en dehors des pôles urbains.
5
Un autre type de données, les revenus fiscaux des ménages, montrent également que le revenu moyen par
habitant est plus faible dans les couronnes périurbaines éloignées que dans le reste du périurbain ou encore que
dans les centres villes, mais aussi qu’en banlieue (Cavaillès et Selod, 2003).
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5
depuis une trentaine d’années. Car le recul de la population industrielle, qui concerne près
d’un million des effectifs du secteur secondaire en France entre 1975 et 1982 (Noiriel
2002 : 238), s’accompagne dans les décennies suivantes du transfert et de la création de
nombreux emplois dans les espaces périurbains. De façon générale, la croissance des emplois,
toutes catégories confondues, s’effectue majoritairement dans le périurbain au cours des
années 1990
6
. Les emplois industriels connaissent également une dynamique largement
favorable au périurbain : on y enregistre en effet une hausse de 5 % de ces emplois entre 1990
et 1999, alors que ceux-ci chutent de 16 % dans les pôles urbains
7
(Gaigné et al., 2005).
Ces deux grandes dynamiques maintien d’une forte proportion de catégories
populaires et renouveau des emplois enregistrées en moyenne au sein la catégorie statistique
« du » périurbain, demandent toutefois à être appréhendées à une échelle plus fine, car elles
ont toutes les chances de ne pas se déployer de façon homogène dans l’ensemble des espaces
périurbains, et au contraire de se trouver à l’œuvre au sein de territoires plus circonscrits.
L’essor d’un parc industriel : périurbanisation et
segmentation de l’emploi
Dans la Riboire, des implantations industrielles massives se sont conjuguées au
mouvement d’accès à la propriété principalement porté par des ménages des classes
populaires. Ce territoire incarne ainsi, en quelque sorte, les deux grands types d’évolutions qui
affectent bon nombre de territoires périurbains éloignés. Et si les mécanismes de
périurbanisation, plus souvent abordés à une échelle macro, sont rarement articulés avec les
dynamiques de relocalisation des emplois, le cas de la Riboire montre que l’implantation
d’activités productives dans les périphéries urbaines contribue à favoriser, au cours des années
1980 et 1990, l’installation de ménages d’ouvriers et d’employés à proximité de ces nouveaux
lieux d’emploi. Or les effets du développement récent de nombreuses zones d’activité
demeurent peu connus
8
, à l’inverse des conséquences de la désindustrialisation des anciens
6
Malgré le maintien d’une forte concentration urbaine des emplois 71 % des emplois sont localisés dans les
zones urbaines en 1999, pour 13 % dans le périurbain et 16 % dans les espaces ruraux , les espaces périurbains
enregistrent une augmentation des emplois non agricoles égale à 17,88 % entre 1990 et 1999, un taux bien
supérieur aux 3 % relevés dans les espaces urbains, comme aux 5 à 10 % relevés dans les espaces ruraux
(Huiban, 2003).
7
En 1999, les emplois industriels sont localisés à 63 % dans les pôles urbains, à 12 % dans le périurbain, et à
25 % dans les espaces ruraux.
8
Soulignons cependant que les évolutions introduites depuis les années 1970 dans l’organisation du travail, au
sein notamment des sites implantés sur les nouvelles zones d’activité, ont fait l’objet de nombreux travaux. Voir
notamment les numéros d’Actes de la recherche en sciences sociales consacrés aux « nouvelles formes de
domination dans le travail » en 1996 ou de Genèses consacré aux « recompositions du salariat » en 2001.
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