Mémoire Préparé sous la direction du Général J.P. Raffenne Les conflits irréguliers Thomas Beauvais IEP Toulouse 2013 - 2014 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Sommaire INTRODUCTION ..................................................................................................................... 1 PARTIE I - La guerre irrégulière au XXIème siècle ............................................................... 5 I - Les faiblesses des sociétés démocratiques occidentales ................................................ 5 A. Mondialisation et interventionnisme .......................................................................................... 5 1. La mondialisation bouleverse les équilibres internationaux....................................................... 6 2. L’intervention humanitaire et le devoir d’ingérence ................................................................... 7 B. Une politique ambitieuse et schizophrène .................................................................................. 8 1. Des acteurs trop hétérogènes .......................................................................................................... 8 2. Des opinions publiques occidentales sensibles à la violence ..................................................... 9 C. Une pression économique grandissante .................................................................................... 10 1. Un contexte de crise économique et de restriction budgétaire ................................................. 10 2. L’asymétrie des coûts dans le conflit irrégulier ......................................................................... 11 II - Les nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les conflits irréguliers ............................................................................................................... 13 A. La place des médias dans les stratégies irrégulières ................................................................. 14 1. Les différents espaces de la guerre irrégulière ........................................................................... 14 2. L’utilisation des médias par les mouvements irréguliers .......................................................... 16 B. Des pays occidentaux dépassés ................................................................................................ 17 1. Une méfiance envers les médias .................................................................................................. 17 2. Repenser la communication dans la guerre psychologique ...................................................... 18 III - L’adaptation des mouvements irréguliers ................................................................ 20 A. La mutation technologique ....................................................................................................... 20 1. Un fonctionnement en réseau .............................................................................................. 20 2. La technologie, un facteur égalisateur ................................................................................. 22 B. Le terrorisme au XXIème siècle ............................................................................................... 24 1. Les logiques du terrorisme .................................................................................................. 25 2. Le terrorisme comme arme de communication ................................................................... 27 PARTIE II - Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… ........................................ 30 I - Les errements de l’interventionnisme occidental ....................................................... 31 A. L’intervention pour les sondages .............................................................................................. 31 B. Des concepts occidentaux tronqués .......................................................................................... 32 1. L’image d’un Grand Occident, cible idéale des irréguliers ................................................. 32 2. Des concepts juridiques inadaptés ....................................................................................... 33 Thomas Beauvais IEP Toulouse - 5ième année Les conflits irréguliers 2013 - 2014 II - L’Occident peut-il encore gagner un conflit irrégulier ? ......................................... 35 A. Des difficultés à faire valoir sa légitimité politique sur les théâtres d’intervention ................. 35 B. Le pessimisme des auteurs occidentaux sur les chances de victoire ........................................ 37 III - L’échec de la RAM dans les conflits irréguliers. .................................................... 39 A. La Révolution dans les Affaires Militaires ............................................................................... 39 B. La toute puissance militaire, ou l’impuissance politique. ......................................................... 41 Partie III - Les fondamentaux de la lutte irrégulière ............................................................ 43 I - Principes et règles de la lutte irrégulière ..................................................................... 44 A. Légitimité, adaptation et marginalisation ................................................................................. 44 1. La légitimité de l’intervention ............................................................................................. 44 2. L’adaptation au contexte local............................................................................................. 45 3. La marginalisation de l’irrégulier ........................................................................................ 48 B. Le renseignement et l’initiative comme clés du succès. ........................................................... 51 1. Le renseignement ................................................................................................................ 51 2. La maitrise de l’initiative .................................................................................................... 53 II - L’usage de la force et de la violence : quel degré appliquer ?.................................. 54 A. La légalité des moyens d’action ............................................................................................... 55 1. Un usage de la terreur contreproductif ................................................................................ 55 2. Les sévices et les brimades, une alternative à la Terreur ? .................................................. 58 B. La crédibilité dans l’usage de la force ...................................................................................... 60 CONCLUSION ........................................................................................................................ 64 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................. 66 Thomas Beauvais IEP Toulouse - 5ième année Les conflits irréguliers 2013 - 2014 INTRODUCTION Au XIXème siècle, Clausewitz a théorisé les relations guerrières entre Etats par cette formule devenue célèbre : « La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens ». Pendant longtemps, jusqu’aux années 50, le prisme de la pensée de Clausewitz s’est appliqué avec plus ou moins de réussite aux conflits dits classiques entre états. La Première Guerre Mondiale, puis la Seconde pouvaient ainsi s’expliquer selon la théorie clausewitzienne par la montée aux extrêmes qu’il sut théoriser, et qui annonçait déjà les guerres totales du XXème siècle. Toutefois, avec la Guerre Froide, un autre type de conflit surgit au premier plan, les conflits classiques entre états étant rendus impossibles par la mutuelle neutralisation qu’opèrent les arsenaux nucléaires des deux Grands, Etats-Unis et URSS. Instrumentalisés par ces deux puissances, essaiment différents mouvements violents qui viennent contester le monopole de la coercition détenu par l’Etat. La privatisation de la violence sous la forme de terrorisme, de guérilla ou d’insurrection n’est certes pas une nouveauté (mais bien une constante de l’Histoire militaire) ; ce qui surprend davantage, c’est leur efficacité, leur fort pouvoir de nuisance et le danger que ces mouvements représentent dans les sociétés contemporaines. Pourtant, ce modèle de conflits avait très largement été évacué des considérations militaires dans les pays où la réflexion stratégique tablait sur l’omnipotence de la technologie et des armements ultra perfectionnés. Or, à plusieurs reprises, les états les plus puissants de la planète vont être tenus en échec lors de ces conflits, face à des adversaires souvent moins bien armés, n’ayant pas reçu de formation militaire initiale et en sous-effectif par rapport aux forces intervenantes. Indochine, Algérie, Vietnam, Afghanistan, Irak, Gaza sont autant de jalons dans l’élaboration par les forces occidentales de réflexions stratégiques autour de ces conflits et des moyens de vaincre, chaque défaite ou retrait étant vécu par le pays intervenant comme un humiliant échec et l’occasion d’une profonde remise en cause. En effet, malgré l’écrasante supériorité théorique des armées occidentales, celles-ci se trouvent dans l’incapacité d’assurer une victoire militaire permettant la stabilisation de la situation. Le recours au politique est donc incontournable et ce, malgré l’aveu de faiblesse que représente cette situation pour certains penseurs. Ainsi, pour reprendre la célèbre formule de Clausewitz cité en début de texte, dans ces conflits que nous nommerons irréguliers, c’est « la politique qui apparait comme la continuation de la guerre par d’autres moyens ». La qualification même d’irrégulier pour désigner ce type de conflit témoigne de la frustration des théoriciens militaires occidentaux. Le conflit irrégulier s’oppose ainsi au conflit régulier, celui qui se trouve théoriquement cadré par des règles, auxquelles les deux protagonistes Thomas Beauvais - IEP Toulouse | INTRODUCTION 1 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 acceptent de se conformer. Dans le mot irrégulier au contraire, on perçoit le jugement négatif réservé à l’autre, l’irrégulier, qui « triche » avec les règles établies par la coutume et l’histoire. De par son statut, il n’appartient ni à une force militaire classique, ni à une armée régulière et ne devrait théoriquement pas avoir droit à faire usage de la violence, monopole de l’Etat ou de ses délégués. Cette rhétorique qui trouve sa finalité dans la décrédibilisation de l’autre et la justification de son intervention ne doit pourtant pas faire illusion. Le jus ad bellum qui définit le droit à l’entrée en guerre et le jus in bello qui régit le droit dans la guerre, sont issus d’une culture et d’une histoire particulières, celle de l’Europe Occidentale du XVIIème siècle. Ce serait se montrer faussement naïf que de croire ces règles universelles, alors même qu’historiquement ces mêmes états occidentaux n’en ont fait que peu de cas. Finalement, la guerre irrégulière désigne plutôt l’incapacité des états occidentaux à penser l’altérité des conduites de la guerre en dehors du modèle qu’ils ont préétabli. Ainsi sont regroupées sous ce vocable, différentes actions contestataires telles que le terrorisme, la guérilla, l’insurrection, les actions de subversion ou de propagande, la grève, le sabotage, … tout ce qui se construit en opposition à un Etat, sans que les acteurs ne soient eux-mêmes agents étatiques. Plutôt que de rechercher la confrontation directe et une victoire militaire, les mouvements irréguliers contournent la puissance de leurs adversaires en se dérobant à leurs attaques et en agissant parmi les populations. Comme le dit Bernard Wicht à propos de la guerre révolutionnaire, elle « vise ainsi les forces morales (mécontentement des populations, processus de décision politique) plutôt que les forces matérielles (armée, capacité industrielle de faire la guerre). Elle s’inscrit dans la durée et poursuit l’usure et la fatigue de l’adversaire plutôt qu’une décision rapide. Elle ne recherche pas en priorité à obtenir la décision sur le champ de bataille (stratégie directe), mais bel et bien à déstabiliser politiquement et moralement l’adversaire (stratégie indirecte). »1 La qualification de guerre irrégulière n’obtient pas pour autant de consensus dans la communauté doctrinale occidentale. Elle jouxte d’autres dénominations toutes porteuses de sens et d’enjeux spécifiques, et aussi nombreuses qu’il y a de théoriciens ou de courants idéologiques. Ainsi peut-on entendre parler de « petite guerre », de guerre « révolutionnaire », « asymétrique », « contre-insurrectionnelle », « hybride » ou « bâtarde », et bien d’autres encore... Comme je l’ai dit, le choix d’une dénomination n’est pas neutre dans le cadre des conflits qui nous intéressent, et conditionne déjà en partie la manière dont sera traité le sujet. Dans le cadre de notre étude centrée autour des puissances occidentales et de leur difficile appréhension de ces conflits, la nomination de « guerre irrégulière » apparaît toute justifiée. Aussi, nous chercherons à expliquer pourquoi l’Occident rencontre tant de difficultés dans le traitement de ces conflits. 1 Bernard WICHT, Guerre révolutionnaire et guerre non conventionnelle, Cours d’introduction à la Stratégie donné par l’auteur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | INTRODUCTION 2 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Le thème bénéficiant d’une importante littérature et d’un intérêt croissant de la part des cercles militaires et universitaires, nos travaux ne peuvent prétendre qu’à une mise en perspective des approches développées sur ce thème, de la colonisation et des conflits qui s’en suivirent, aux opérations extérieures actuelles menées par les pays occidentaux. De par le nombre de sources et travaux disponibles, il nous a fallu sélectionner, piocher parmi eux, les principes que nous pensions les plus adaptés à une meilleure appréhension des conflits irréguliers, parfois en opposition avec les recommandations de certains auteurs. Cette étude ne peut prétendre à l’exhaustivité, elle révèle, en l’état actuel de nos connaissances, notre représentation de la lutte irrégulière et de ses interactions avec l’Occident. Elle ne cherche pas à s’ériger en modèle, mais entend contribuer aux réflexions critiques sur ce thème. Cette analyse critique des différentes approches développées n’a pu être réalisée qu’après d’importants travaux de recherches, en commençant par les incontournables ouvrages classiques dédiés à ce thème. Des guerres de colonisation menées par les maréchaux Lyautey et Gallieni, aux guerres de décolonisation théorisées par Trinquier, Galula et Thompson, sans oublier les écrits de Mao, Che Guevara et bien d’autres ; tous ces auteurs, porteurs d’une expérience pratique de la guerre irrégulière, ont contribué à la définition et la compréhension de l’irrégularité. Ces lectures ont également été complétées par des ouvrages collectifs et des anthologies, capables à la fois de synthétiser la diversité des approches de la guerre irrégulière et d’offrir en même temps des points de vue originaux sur la question. Enfin, nous avons analysé un nombre important d’articles, traitant de la spécificité de certaines approches et de leurs mises en application sur le terrain. De ces recherches, nous avons tiré un certain nombre d’hypothèses relatives à la compréhension de la guerre irrégulière, et la première d’entre elles tient à la relation ambigüe qu’entretient l’Occident2 avec le reste du monde. Nous avons cherché à savoir comment les profondes mutations que les sociétés ont connues sous l’impact de la mondialisation, et l’attitude d’un Occident dominant les relations internationales, ont constitué le terreau favorable à la nouvelle dynamique des mouvements irréguliers. Notre première hypothèse de recherche s’exprime donc en ces termes ; les guerres irrégulières sont réapparues en ce début de XXIème siècle comme conséquences de l’affirmation et/ou de la contestation d’un ordre international représenté par la domination des puissances occidentales et principalement des Etats-Unis sur le reste du monde. 2 Nous nous appuierons sur la définition donnée par Wikipédia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Occident) : « L'Occident, ou monde occidental, est un concept géopolitique qui s'appuie généralement sur l'idée d'une civilisation commune, héritière de la civilisation gréco-romaine dont est issue la société occidentale moderne. Son emploi sous-entend également une opposition avec, soit le reste du monde, soit une ou plusieurs autres zones d'influences du monde comme l'Orient, le monde arabe, le monde chinois ou encore la sphère d'influence russe. ». Alors qu’on considère généralement l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) comme l’émanation du concept d’Occident, nous préfèrerons, dans le cadre de cette étude, restreindre cette notion aux pays de l’Europe de l’Ouest, aux Etats-Unis et Israël. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | INTRODUCTION 3 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Nous émettons ensuite l’hypothèse que la mondialisation des échanges a profondément bouleversé à la fois les cadres d’analyse et les moyens de lutte des mouvements irréguliers. Il serait illusoire aujourd’hui de concevoir les conflits irréguliers comme les théoriciens de la guerre révolutionnaire le faisaient dans les années 60. Les motivations des acteurs ne peuvent plus être expliquées selon une conception dualiste du monde, aujourd’hui prévalent les revendications d’identité et d’autonomie, ce qui apparait bien plus complexe à gérer. Enfin, notre dernière hypothèse de recherche rend compte de la prépondérance de la légitimité des « Causes » et des actions pour expliquer les succès ou les échecs dans les conflits irréguliers. Cette dernière hypothèse est d’ailleurs intimement liée aux deux précédentes. Ayant postulé que l’Occident présentait un déficit de légitimité pour les populations des pays du Sud, et que le caractère de ces conflits est avant tout perceptif, la légitimité de l’action des belligérants apparait alors comme une condition sine qua none de leur réussite. La communication à destination des opinions publiques prend donc ici une valeur stratégique. Nous tenterons de vérifier ces hypothèses au travers d’un plan en trois grandes parties. La première partie traitera essentiellement des mutations du phénomène irrégulier au XXIème siècle. Il s’agira d’expliquer la réémergence du phénomène dans un contexte de mondialisation. Plus précisément, nous nous intéresserons à l’adaptation des mouvements irréguliers, face à la généralisation des technologies de l’information et de la communication, et aux faiblesses des sociétés démocratiques contemporaines. Cette première partie est d’autant plus importante qu’elle servira à circonvenir le sujet et les enjeux de la lutte irrégulière. Dans une seconde partie, nous nous focaliserons sur les erreurs commises par les démocraties occidentales dans la décision d’intervention. Nous verrons que la légitimité d’une intervention dépend en grande partie des justifications avancées et de l’étude du théâtre d’opération. Nous évoquerons les écueils dans lesquels tombent trop souvent les démocraties et la nécessité de repenser en conséquence leur modèle de force, inadapté aux besoins de la guerre irrégulière. Enfin, notre troisième et dernière partie s’attachera à présenter quelques principes et règles de la lutte irrégulière, à partir desquels formuler une stratégie d’action cohérente. Elle arrive à la fin de notre étude, comme la suite logique des parties précédentes, puisqu’elle rend compte à la fois des modifications de la guerre irrégulière et des erreurs à éviter pour les démocraties occidentales. Dans cette même perspective, nous nous interrogerons sur la modulation de l’usage de la force et de la violence dans ce type de conflits. En se positionnant d’emblée contre le recours à la terreur, nous évoquerons les marges de manœuvre dont bénéficient les armées occidentales. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | INTRODUCTION 4 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 PARTIE I La guerre irrégulière au XXIème siècle La guerre irrégulière n’est pas une nouveauté du XXème ou du XXIème siècle, elle est même aussi vieille que la guerre elle-même. Son principe est resté le même : celui d’un conflit entre deux forces, l’une au moins, n’étant rattachée à aucune armée étatique avec une hiérarchie de commandement établie. Ainsi, des hommes « sans uniforme » se battent-ils contre une puissance étatique. Cette force, dite « irrégulière », privilégie en outre le combat d’embuscade au choc frontal, car elle connait son infériorité dans ce domaine. Pour éviter d’être découvert, les protagonistes se cachent au milieu des populations, où la répression menée par le camp étatique leur permet de diffuser leur propagande et de s’assurer des soutiens. Tel est le schéma caractéristique de la guerre irrégulière depuis l’émergence de ce type de conflit jusqu’à nos jours. Si le schéma est resté le même, les moyens et modes d’action, eux, ont considérablement évolué au cours du XXème siècle, des changements qui se sont encore accentués au XXIème siècle. Ce sera l’objet de cette partie que de témoigner des évolutions survenues au cours de cette période. I - Les faiblesses des sociétés démocratiques occidentales Si nous choisissons d’évoquer dès la première partie de notre exposé les faiblesses des sociétés démocratiques occidentales, c’est que nous estimons que ces dernières, en raison paradoxalement de leur trop grande puissance, sont les plus à mêmes d’être prises pour cibles par des mouvements irréguliers. En tant qu’épicentre de la mondialisation économique, l’Occident a activement contribué à la diffusion d’un mode de vie et de pensée qui conditionne aujourd’hui les relations internationales et les perceptions qui s’y rattachent, et qui là encore, a fini par jouer en sa défaveur et le rendre d’autant plus vulnérable. A. Mondialisation et interventionnisme Nous évoquerons premièrement les raisons qui expliquent aujourd’hui le recours aux stratégies irrégulières sur la scène internationale, en particulier face à un Occident considéré comme impérialiste. Nous tenterons d’expliquer les profondes mutations occasionnées par la mondialisation, autant au sein des sociétés dites « traditionnelles » que celles démocratiques, et leur influence sur la perception des relations internationales. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | PARTIE I 5 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 1. La mondialisation bouleverse les équilibres internationaux La mondialisation, sous le paradigme de la pensée libérale, a considérablement bouleversé les sociétés et les pratiques sociales, au point que nous pouvons parler aujourd’hui d’un déséquilibre global. En tant que principale force de mutation de l’environnement, la mondialisation n’est pas neutre, elle est porteuse de symboles, de revendications. La mondialisation économique telle que nous la connaissons aujourd’hui, reste largement marquée par l’empreinte des pays occidentaux. Elle impose à l’échelle internationale des règles de bon fonctionnement, dans un système où tous les pays ne se voient pas accorder la même importance, et où le principal critère d’influence reste économique. Ainsi, pour nombre d’Etats et de cultures laissés à la marge du système, ne pouvant en profiter mais ne pouvant également y échapper, la mondialisation est souvent perçue comme une ingérence ou une agression. Les sociétés traditionnelles n’ont pas le temps d’assimiler les innovations qui peuvent remettre en cause les structures traditionnelles. « L’Occident tend à oublier que certaines pratiques, certains phénomènes s’intègrent chacun dans une cohérence sociale, culturelle ou économique qui s’est établie au fil des siècles. »3 Dans ce cas, l’intervention de la mondialisation n’a pour effet que de stimuler le réflexe identitaire dans les sociétés traditionnelles et prédispose à l’affrontement idéologique. Les relations internationales entre états étant perçues par les sociétés comme de plus en plus inégalitaires et chaotiques, le ressentiment et la colère se manifestent à l’encontre d’un Occident ultra dominateur et impérialiste. Toutefois, en l’absence d’alternative face à ce modèle occidental des relations internationales, les états ne peuvent pas faire grand-chose. Ils savent que s’opposer publiquement à l’Occident les exposerait à des sanctions. Alors que pendant la Guerre Froide, les états pouvaient se ranger au sein de blocs, à même de les protéger, les relations internationales contemporaines sont marquées par la multiplication d’acteurs égoïstes. Chacun de ces états poursuit ses propres intérêts, mais le fait de façon à éviter la confrontation directe. Ils cherchent à éviter l’opposition de l’Occident, mais également le conflit interétatique classique, jugé bien trop couteux, financièrement et humainement. Dans ces conditions, les états vont alors avoir de plus en plus recours à des stratégies « irrégulières » sur la scène internationale. La mondialisation a remis en cause leur place prépondérante en tant qu’acteurs principaux du système international. Sous la forme de stratégies d’influence indirectes, les états vont donc permettre, en les finançant et en les équipant, l’émergence de mouvements irréguliers qui, eux, pourront assumer une certaine opposition à ce système, ou déstabiliser des régions entières. Les états peuvent donc jouer le rôle de « parrains » pour les mouvements irréguliers en permettant leur développement. Ainsi 3 Jacques BAUD, La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Paris, Editions du Rocher, 2003, page 156. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 6 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 en est-il de l’Iran, soutenant le Hezbollah libanais, ou jusqu’il y a peu, de l’Arabie Saoudite, liée à Al Qaïda. Toutefois, ce serait une erreur de considérer cette relation à l’aune de ce qui s’est fait sous la Guerre Froide, où les deux superpuissances contrôlaient à distance des mouvements irréguliers dans une partie d’échec mondiale. On ne peut parler ici que d’influence indirecte de la part des états, tant la capacité de nuisance de ces mouvements irréguliers est aujourd’hui importante. Les états ne sont pas en mesure de contrôler des entités susceptibles de déstabiliser des régions entières, dans un monde globalisé sans frontière. L’Arabie Saoudite en a cruellement fait les frais, quand, après avoir permis le développement de mouvements irréguliers, elle a été victime sur son territoire d’une série d’attaques en 2012, qui l’ont incité à revoir la pertinence de sa stratégie « irrégulière ». La mondialisation bouleverse donc les équilibres internationaux, en alimentant un certain ressentiment à l’encontre du mode de vie occidental, qui ne trouve à s’exprimer que de manière indirecte, par le recours aux mouvements irréguliers. 2. L’intervention humanitaire et le devoir d’ingérence Suite à la mondialisation économique qui efface les frontières étatiques, et avec le développement des nouvelles technologies de l’information et la communication, les opinions publiques ont tendance à se sentir plus concernées par ce qui les entoure à une échelle globale. Elles ont ainsi la possibilité d’émettre des opinions sur des phénomènes se passant à l’autre bout de la planète, l’impact psychologique des images leur fournissant le ressenti émotionnel sur lequel s’appuyer. Les gouvernements démocratiques occidentaux subissent de ce fait la pression de leurs opinions publiques quant à l’opportunité d’intervenir dans des situations de crise. Si on ajoute à cela, la répulsion des opinions publiques occidentales pour la violence (depuis la fin des grandes guerres sur le continent européen), on assiste à la montée d’un humanisme d’intervention. En effet, depuis la fin de la Guerre Froide, les préoccupations internationales ont changé ; en l’absence de l’ennemi soviétique, il a fallu réinventer de nouvelles menaces, de nouveaux enjeux pour le camp des vainqueurs. Celui-ci a donc élaboré le concept de sécurité humaine, repris par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) en 1994, qui tend à la propagation et à la protection de l’Etat de droit, tel que défini par l’Occident. Cette conception internationaliste de la juste gouvernance incite les Etats occidentaux à s’engager dans des opérations de maintien de la paix et des interventions humanitaires, allant même jusqu’à parler de « devoir d’ingérence ». Par voie de conséquence, les pays victimes de situations humanitaires préoccupantes étant souvent issus du Sud, et les pays capables de projeter des forces capables de stabiliser une région souvent issus du Nord, il en découle une situation parfois oppressante dans les relations internationales entre pays, et l’image d’un Nord impérialiste envers un Sud chaotique. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 7 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 « La sécurité humaine apparaît alors essentiellement comme un outil politique et culturel à même de justifier des interventions par la force. Elle amplifie alors le sentiment, né de la mondialisation, d’une culture dominante s’imposant à tous sans aucune réciprocité. Cette relation asymétrique favorise le développement d’un sentiment de frustration et de tromperie aisément récupérable par des communautés ou mouvements. »4 De l’abolition des frontières et de la mise en relation des sociétés sur l’ensemble de la planète, (phénomène de mondialisation), naissent la prise de conscience des déséquilibres internationaux et la volonté d’y remédier. Nous verrons maintenant comment les opérations se sont complexifiées du fait de la multiplication des acteurs intervenants. B. Une politique ambitieuse et schizophrène L’interventionnisme occidental requiert de formidables ressources que les états occidentaux ne pourraient pas mobiliser individuellement. Aussi, nous assistons depuis quelques années à la multiplication d’interventions se faisant dans le cadre de coalitions internationales. La rencontre d’acteurs très différents les uns des autres, aux motivations diverses, rend l’exercice périlleux. D’autant que les organismes privés ont également un rôle à jouer dans ce nouveau type d’intervention. Il nous faut également prendre en compte la nouvelle sensibilité des opinions publiques eu égard à la violence, qui rend les interventions plus compliquées en imposant des restrictions quant aux moyens utilisés. 1. Des acteurs trop hétérogènes La récente crise économique, a contribué à réduire les dépenses publiques au sein des démocraties occidentales et a impacté très fortement les budgets militaires nationaux. Sous cette contrainte, les armées occidentales ont vu leurs effectifs se réduire considérablement. Comment, dans cette position, lutter contre un ennemi irrégulier ? La nature même de ce type de conflit oblige les armées dites régulières à contrôler étroitement un territoire, ce qui n’est définitivement plus possible avec les effectifs actuels. Les armées occidentales sont donc obligées de mutualiser leurs interventions, d’agir au sein de grandes coalitions internationales à même de combler les déficits nationaux en effectifs. On les retrouve notamment au sein des interventions décidées par l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Union Européenne (UE), ou encore l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Ces coalitions ne sont pourtant pas exemptes de problèmes, elles ont pour principale difficulté le manque d’homogénéité de leurs effectifs et de leur moyens. Le matériel et la qualité des troupes varient grandement au sein d’une coalition en fonction de leur pays d’origine. Même lorsque la chaîne de commandement est relativement unifiée sous un commandement central, comme c’est le cas dans l’OTAN, les troupes ont tendance à être divisées et assignées à différents objectifs en fonction de leurs nationalités, ce qui nuit à la cohérence de l’intervention. Il existe 4 Aymeric BONNEMAISON et Tanguy STRUYE DE SWIELAND, « Le « mobile » ontologique et politique de la guerre irrégulière », in COUTAU-BEGARIE Hervé, Stratégies Irrégulières, Paris, Economica (Coll. « Bibliothèque stratégique »), 2010. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 8 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 dans le cadre de l’UE un projet de création d’une armée européenne qui pourrait en partie remédier à ce manque d’homogénéité mais le projet manque de soutien politique. Il faut également ajouter dans cette partie la prise en compte sur la scène internationale, de plus en plus d’acteurs privés issus de la société civile. En effet, depuis les années 90, et surtout 2000, certains Etats sont amenés à délaisser le secteur de la sécurité et de la défense à des organismes privés, que ce soit pour la création de logiciels, la formation de personnels, l’entretien de matériels ou même le combat. Cette privatisation généralisée qui s’est faite sous l’impulsion de la pensée libérale, tend à conférer à ces entrepreneurs de sécurité une nouvelle légitimité qu’ils ne possédaient pas avant et en diminue d’autant le contrôle que l’Etat peut exercer sur ces secteurs pourtant hautement stratégiques. L’exemple le plus parlant que puisse nous fournir l’histoire contemporaine reste le conflit irakien. On comptait alors sur le territoire irakien plus de personnels privés au sein de la coalition que de militaires américains (près de 185 000). Certaines de ces Sociétés Militaires Privées (SMP) se sont ainsi illustrées par des actes de cruauté et des massacres comme la société Blackwater, ternissant l’image et la légitimité de toute la coalition à une échelle stratégique. Les Organisations Non Gouvernementales enfin ; depuis leur apparition dans les années 70, elles ont considérablement modifié les agendas des relations internationales en s’insérant dans les plus hautes sphères de négociation. Aujourd’hui elles sont des acteurs à part entière des relations internationales, intervenant dans plusieurs pays parfois simultanément, et ayant pour interlocuteurs directs les états. Lors d’interventions ou de conflits irréguliers, ces acteurs ne peuvent être négligés, ils fournissent bien souvent des rapports fiables et détaillés de situations locales, quand même les organismes internationaux ne peuvent effectuer ces démarches. Dans bien des cas, ils viennent suppléer aux déficiences de l’état dans des domaines aussi variés que la santé, le social ou l’équipement. Et pour cette même raison, les ONGs sont souvent victimes de tentatives de récupération par les états et leurs armées. Dans une tension permanente entre communication et indépendance, les ONGs doivent assurer leur rôle, qu’aucune force d’intervention (ou coalition) ne peut ignorer. 2. Des opinions publiques occidentales sensibles à la violence Outre l’apparition du phénomène des Organisations Non Gouvernementales et sa persistance dans le temps, la sensibilité des opinions publiques à la violence occasionne de graves difficultés aux armées occidentales sur un plan opérationnel. On demande à ces dernières d’intervenir à chaque crise humanitaire tout en leur refusant l’usage de la violence. L’exemple des casques bleus de l’ONU montre bien pourtant à la fois, la difficulté de la tâche et son inefficacité politique à rassembler les sociétés dans un processus de paix. D’autant plus que la présence d’une force d’intervention sur un sol étranger alimente le ressentiment et la colère. Dans le cadre d’un conflit irrégulier, la sensibilité des opinions publiques a aussi pour conséquence de limiter la marge de manœuvre des démocraties en lutte contre les irréguliers. Les démocraties ne peuvent pas se permettre d’user des mêmes méthodes que les mouvements irréguliers ou même d’appliquer dans le règlement du conflit un seuil de violence trop élevé. Il existe un fort risque que la violence agisse en défaveur du belligérant démocratique. Ainsi, Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 9 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 les recours au meurtre, à la torture, à la violence généralisée et indiscriminée, ne sont pas considérés comme des armes dignes d’une démocratie. Ces pratiques que l’on peut regrouper sous le terme de Terreur, (« pratique systématique de violences, de crimes en vue d’imposer un pouvoir. »5) tendraient même à fragiliser la position du gouvernement démocratique qui les utiliserait sur le long terme, malgré les bénéfices immédiats retirés sur le terrain proprement militaire. Les démocraties en lutte contre les irréguliers ne devraient donc plus avoir recours à ce type de méthode, leur révélation par la presse occasionnant de sérieux dommages à l’image du pays et à la légitimité de l’intervention. Même sans aller jusqu’à l’exercice de la Terreur, les démocraties occidentales doivent être très vigilantes quant au niveau de tolérance à la violence exprimé par les opinions publiques. Il est admis que la culture définit des seuils de tolérance à la violence différents, auxquels les forces d’intervention doivent pouvoir s’adapter. Les sociétés du Sud présentent en effet un seuil de tolérance à la violence bien plus élevé que nos démocraties occidentales, une différence significative dont il faut prendre acte. Trop de violence nuirait à la légitimité de l’intervention et conduirait une partie de l’opinion occidentale à se détourner ; pas assez de violence, et c’est alors notre crédibilité vis-à-vis des populations hôtes et de l’ennemi irrégulier qui en serait diminuée d’autant. Afin d’assurer la légitimité de l’intervention, il s’agira de faire coïncider le seuil réel de violence appliqué avec les perceptions des acteurs, ou bien d’agir directement sur les perceptions des acteurs en abaissant ou élevant leur propre seuil. C. Une pression économique grandissante Enfin, il nous faut aborder dans cette partie la question des ressources financières. Evoquer l’économie comme une des faiblesses des sociétés occidentales peut paraitre surprenant, leur domination sur le reste du monde s’exprimant avant tout en termes économiques. On est en droit de se demander comment un mouvement irrégulier aux ressources nécessairement limitées est en mesure de s’opposer dans ce domaine aux états occidentaux. Nous verrons que l’explication peut venir d’un contexte de crise économique internationale impactant fortement les budgets militaires nationaux et surtout, de la nature même du conflit. Les mesures de contre-insurrection (ou contre-rébellion pour la terminologie française) sont en effet extrêmement dispendieuses. 1. Un contexte de crise économique et de restriction budgétaire Durant la Guerre Froide, les Etats occidentaux ont tous fait le choix de privilégier la recherche de nouvelles technologies au détriment de l’entretien de leurs forces terrestres. Cette conception s’intégrait plus généralement dans le cadre de la guerre interétatique classique, mais la question de la pertinence d’une telle orientation peut aujourd’hui se poser quand les conflits irréguliers se dessinent comme l’horizon le plus probable des prochaines décennies. Or, à ce niveau-là, la France, comme toutes les autres puissances occidentales, accuse un retard considérable. La réduction systématique des budgets alloués aux forces 5 Définition donnée par le dictionnaire Larousse Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 10 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 terrestres après la chute du mur de Berlin au profit des nouvelles technologies et de l’arme aérienne ont contribué à fragiliser notre pouvoir d’intervention et surtout de stabilisation. Les équipements sont dits vétustes et les forces très largement insuffisantes, malgré leur grande capacité. Dans le contexte actuel de crise économique, la tendance s’accentue plus qu’elle ne semble dévier de cette orientation, au point que le ministre de la défense Jean Yves Le Drian tire la sonnette d’alarme6. Devant la pression budgétaire du Conseil Européen, le gouvernement français a choisi de sacrifier une partie de ses forces de projection et de décaler dans le temps l’acquisition d’un certain nombre de ses équipements, au risque là encore de se décrédibiliser sur la scène internationale, auprès de ses alliés comme de ses adversaires potentiels. Avec une capacité de projection actuelle inférieure à trente mille hommes, la France est-elle encore en mesure de tenir son rôle de puissance internationale ? La crise économique a aussi pour effet d’éreinter la légitimité de nos interventions auprès de la société civile. Sans un discours adéquat, la société civile ne pourra que s’étonner et s’indigner de nos interventions militaires très coûteuses, alors même que l’Etat et les populations civiles sont plongés en plein marasme économique. C’est exactement ce qui s’est passé à l’occasion des interventions françaises au Mali ou en Centrafrique. Alors que l’Etat vantait la restriction budgétaire et demandait aux populations de se « serrer la ceinture », les opérations extérieures et les milliards d’euros qu’elles nécessitent, apparurent soudain aux populations comme suspectes et non nécessaires. Nous noterons cependant que les deux décisions d’intervention avaient premièrement reçu un accueil plutôt enthousiaste de la part des opinions publiques, qui par la suite a évolué vers une remise en cause, compte tenu des difficultés rencontrées et de la durée des interventions. La crise économique et ses conséquences à l’échelle stratégique jouent donc bel et bien en défaveur des capacités des états occidentaux face aux mouvements irréguliers. De plus, la pression économique pour les démocraties occidentales est d’autant plus importante que les conflits irréguliers se caractérisent par une importante asymétrie des coûts entre belligérants. 2. L’asymétrie des coûts dans le conflit irrégulier Pour décourager son adversaire, le combattant irrégulier peut faire valoir l’énorme disparité des coûts caractérisant ce type de conflit. Pour se donner un ordre d’idée, « les Etats-Unis ont dépensé quinze millions de dollars par heure en Irak, depuis la chute de Bagdad le 9 avril 2003 7». Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie américain, estime quant à lui que près de 2000 milliards de dollars auront été nécessaires aux deux conflits irréguliers (Irak, Afghanistan) jusqu’en 2010. Si les Etats-Unis, compte tenu des ressources financières dont 6 Nous renvoyons le lecteur intéressé à l’article du quotidien Le Figaro. (http://www.lefigaro.fr/politique/2014/05/22/01002-20140522ARTFIG00332-budget-des-armees-dans-unelettre-le-drian-alerte-valls-sur-les-risques-encourus.php?cmtpage=0#comments-20140522ARTFIG00332) 7 Vincent DESPORTES, La Guerre Probable. Penser autrement, Paris, Economica, (Coll. « Stratégie et doctrines »), 2007, page 12 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 11 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 dispose le pays, peuvent se permettre ce genre de dépenses, il convient de rappeler que, dans les deux conflits, la situation n’a pas pu être stabilisée malgré les sommes engagées. Et pourtant, face à ces milliards, les ressources financières des adversaires irréguliers ne se comptent qu’en dizaines, voire centaines de millions de dollars, pour les plus importants. Le pouvoir de nuisance des irréguliers est à la juste mesure des sommes dépensées par le camp occidental, et il n’existe pas toujours une solution à présenter face à cette inégalité. L’Etat intervenant prenant en charge les dépenses afférentes à la reconstruction du théâtre d’intervention, (dans une optique de lutte contre l’influence des mouvements irréguliers), les irréguliers peuvent par la destruction et le sabotage d’infrastructures publiques, plonger le pays et la force d’intervention dans le chaos. Arnaud de la Grange et Jean-Marc Balencie8 évoquent ainsi des cas de sabotage du réseau de distribution des eaux, des destructions d’oléoducs ; opérations très peu onéreuses pour les irréguliers mais qui engendrent par leurs conséquences des dépenses astronomiques pour la force d’intervention. Les exemples des kamikazes et des EEI (Engins Explosifs Improvisés) sont également très parlants, leur pouvoir de destruction et l’impact psychologique qu’ils occasionnent sont sans commune mesure avec leur coût effectif. Les irréguliers peuvent ainsi durablement déstabiliser la force d’intervention à moindre coût, cette dernière, au contraire aura à sa charge les dépenses visant à prévenir l’usage de ces armes. Ces deux photos illustrent l’asymétrie des moyens déployés à l’occasion du conflit irakien. A droite, un EEI fait à partir de vieux obus et de matériaux courants, à gauche, un robot démineur américain de plusieurs millions de dollars. D’après le Général Vincent Desportes, « selon certains analystes américains, les Etats-Unis auraient engagé autant, entre 2004 et 2006, pour le seul projet de lutte contre les engins explosifs improvisés (EEI), que pour l’ensemble du projet Manhattan qui produisit les deux premières bombes atomiques (celles d’Hiroshima et de Nagasaki), quand Al Qaïda, avec toute sa richesse, serait probablement incapable financièrement d’acheter un seul F22-Raptor, le dernier avion d’armes de l’US Air Force. 9» 8 Jean-Marc BALENCIE, Arnaud DE LA GRANGE, Les guerres bâtardes. Comment l’occident perd les batailles du XXIe siècle, Paris, Perrin, 2008. 9 Vincent DESPORTES, La Guerre Probable. Penser autrement, op. cit. , page 12 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 12 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Ce constat, quelque peu provocateur, cherche à souligner l’importance du facteur économique dans les conflits irréguliers actuels, particulièrement en contexte de crise économique. Toutefois, les mouvements irréguliers se doivent, eux aussi, de sécuriser leurs moyens de financement. Si l’argent n’est plus « le nerf de la guerre », il n’en reste pas moins l’une des composantes les plus importantes. A ce titre, les irréguliers, profitant de la mondialisation et de l’ouverture internationale des marchés et des frontières, ont su s’assurer des voies de financement occultes à l’abri de la répression des Etats occidentaux. Ces voies sont essentiellement de trois ordres ; l’appel à la diaspora lorsque le mouvement irrégulier présente une identité ethnique ou religieuse forte, le financement par un Etat tiers qui bénéficie alors des actions irrégulières, ou enfin, l’alliance avec la criminalité transnationale, nouvel acteur prépondérant dans les relations internationales. Les trafics en tous genres se sont multipliés ces dernières années et alimentent les stratégies irrégulières de différents mouvements. De par les voies qu’ils empruntent, ces financements se trouvent pour l’instant à l’abri de toute action. Pour conclure, les sociétés démocratiques occidentales, de par leur nature, et malgré leur puissance et leur domination internationale, ne sont finalement pas exemptes de faiblesses, surtout face à des adversaires irréguliers refusant de se soumettre aux règles de la guerre « classique ». En privilégiant des stratégies irrégulières de contournement de la puissance, les mouvements irréguliers montrent, qu’au contraire de l’Occident, ils connaissent leur adversaire et savent profiter de ses faiblesses. L’une des principales faiblesses de ce dernier se trouvant au sein même des sociétés qui le composent, le recours aux actions psychologiques s’est généralisé. Pour cela, les irréguliers peuvent s’appuyer sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, capables de transmettre des messages d’un bout à l’autre de la planète et portant la guerre psychologique à des sphères inconnues jusqu’alors. II - Les nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les conflits irréguliers Nous avons décidé d’accorder un chapitre à part aux nouvelles technologies de l’information et la communication (NTICs), car nous estimons que ces dernières ont considérablement fait évoluer les conflits irréguliers. En effet, en tant que support des nouveaux médias et donc outils de la mondialisation, ces technologies ont recentré la lutte irrégulière autour des perceptions des sociétés. Peu importe dorénavant le nombre de victoires militaires ou de morts, l’image et le ressenti que se font les sociétés du conflit et de ses belligérants valent bien davantage. « Les faits s’estompent au profit de l’effet », une maxime qui résume à elle seule la nouvelle réalité de la guerre irrégulière. Dans une grande mesure, ces nouvelles technologies sont d’origine militaire. Dans le cadre de la Guerre Froide, la course à la technologie menée par les deux grandes puissances (et qui verra la chute de l’URSS) a permis l’invention d’un certain nombre d’outils aujourd’hui indispensables à nos sociétés : de puissants ordinateurs, des réseaux, des appareils de télécommunication, l’Internet, des moyens de localisation satellite et bien d’autres, les inventions se poursuivant, par la suite, à un rythme effréné, malgré la disparition de l’ennemi d’hier. Premièrement tournées vers des finalités militaires, ces technologies se sont peu à peu Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 13 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 perfectionnées et généralisées au point de se répandre dans les sociétés civiles, facilitant la vie de tout un chacun et permettant l’émergence de cette nouvelle ère qu’est la mondialisation des échanges à l’échelle globale. Les irréguliers ne s’y sont pas trompés en récupérant ces technologies comme moyens de lutte, et en considérant la communication comme une arme stratégique à grande échelle. Ils ont su profiter des avantages offerts par les technologies de l’Occident pour exploiter ses faiblesses, et sont aujourd’hui en mesure de toucher le cœur des sociétés occidentales par la diffusion de leurs actions. Nous nous trouvons donc devant une situation doublement paradoxale où les occidentaux, malgré leur évidente supériorité technologique et leurs ressources, accusent un temps de retard sur la communication des irréguliers, alors qu’eux-mêmes se réapproprient au fur et à mesure les inventions occidentales. A. La place des médias dans les stratégies irrégulières Avec l’apparition des NTICs, les mouvements irréguliers se sont montrés capables de produire une communication continue et très aboutie, pierre angulaire de leur stratégie irrégulière. Les actions revendiquées par ces mouvements, filmées puis diffusées sur internet ou au cœur des médias occidentaux, ne doivent pas être appréhendées comme une fin en soi, mais comme une nouvelle forme de communication propre à ce type de conflit. Elles témoignent du décalage existant entre les irréguliers et les Etats occidentaux quant à l’utilisation des médias dans le cadre de la lutte, et plus généralement des espaces de maitrise et d’action des différents belligérants. 1. Les différents espaces de la guerre irrégulière Nous devons à Jacques Baud10 d’avoir su remarquablement théoriser et schématiser les différents espaces de la lutte irrégulière en fonction de leur investissement par les belligérants. Ainsi, selon lui, la guerre irrégulière s’étend sur six espaces : l’espace humain (les sociétés et leurs structures), l’espace terrestre (la domination au sol), l’espace aérien (la domination des airs), l’espace hertzien (qui fait référence à la guerre électronique), l’infosphère (espace dédié à la guerre psychologique), et enfin, le cyberespace (espace de circulation de l’information). Selon lui, si les armées occidentales se distinguent par leur domination dans les champs classiques de la guerre : les espaces terrestre, aérien et hertzien, les irréguliers, eux, se caractérisent par leur investissement dans l’espace humain et l’infosphère, le cyberespace constituant l’enjeu des luttes actuelles et futures. 10 Jacques BAUD, La Guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, op. cit. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 14 Les conflits irréguliers Occident 2013 - 2014 Rebelles Cyberespace Infosphère Espace hertzien Espace aérien Espace terrestre Espace humain Emploi des espaces dans la guerre asymétrique selon Jacques BAUD En résumé, les irréguliers s’assurent de la connaissance et de la compréhension des sociétés au sein desquelles ils évoluent (ce à quoi la force d’intervention ne peut pas prétendre), et s’assurent également du contrôle des perceptions de celles-ci par une communication (propagande) agressive. Dans le même temps, les irréguliers refusent d’intégrer les espaces favorables au camp occidental, tout en luttant avec acharnement pour la conquête de nouveaux espaces (cyberespace). Les irréguliers ont donc volontairement abandonné les espaces au sein desquels la domination occidentale était trop assurée pour se concentrer sur des espaces délaissés, selon une logique toute militaire de contournement de puissance. En contrôlant à la fois l’espace humain et son environnement médiatique, support de la guerre psychologique, l’irrégulier est capable de « brouiller » les rapports de force et la situation concrète sur le terrain. Ainsi, le Fort, malgré sa supériorité militaire et ses victoires tactiques qui le désignent objectivement comme vainqueur du conflit, ne peut rien car son adversaire irrégulier ne se résout pas à cet état de fait. Ce dernier n’a qu’un objectif, que nous rappellent Arnaud de la Grange et Jean-Marc Balencie : « Survivre médiatiquement et refuser l’idée d’avoir été vaincu. Tout geste de résistance, même mineur, chaque jour qui passe où la normalité n’a pas été totalement rétablie, constitue autant de ‘petites victoires’11 ». L’irrégulier parvient ainsi à user la capacité de résistance et de mobilisation de son adversaire qui, ne pouvant perdre, mais voyant chaque jour la victoire se dérober, finira par se lasser et abandonner Ce constat nous conduit, à la suite de nombreux auteurs, à postuler que la guerre irrégulière doit s’entendre avant tout comme une guerre de communication. Il nous faut considérer les actions militaires de la lutte irrégulière comme autant de messages, adressés tout à la fois à l’adversaire, aux populations du pays d’intervention, à l’opinion publique du pays intervenant, et à soi-même. 11 Jean-Marc BALENCIE, Arnaud DE LA GRANGE, Les guerres bâtardes. Comment l’Occident perd les batailles du XXIe siècle, op. cit. , p 44. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 15 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 2. L’utilisation des médias par les mouvements irréguliers De par leur capacité à relayer l’information à une échelle quasi-planétaire, les médias sont les principales « cibles » des mouvements irréguliers. Ici, le mot cible ne doit pas s’entendre au sens militaire, les irréguliers n’auraient en effet aucun intérêt à éliminer les médias. Bien au contraire, il faut l’entendre au sens marketing et communicationnel du terme, les médias sont avant tout, les premiers destinataires des actions des mouvements irréguliers. En effet, ces derniers pensent chacune de leurs actions en fonction de la publicité que celles-ci peuvent leur rapporter, du temps d’antenne qui leur sera ensuite consacré. Le premier objectif des irréguliers est d’arriver à se faire connaître et à se positionner en tant qu’acteur important dans l’imaginaire des opinions publiques. Ainsi en est-il des actions de Boko Haram, lorsque le mouvement se décide à capturer prés de 200 jeunes lycéennes au Nigéria et prétend ensuite les vendre en esclavage. L’action en elle-même n’a aucune valeur stratégique, si ce n’est celle d’émouvoir les opinions publiques. Toute cette opération est minutieusement préparée à destination des médias, (comme en laisse témoigner la vidéo du mouvement revendiquant ce crime). La mise en scène devient partie intégrante des actions irrégulières. Exemples de mises en scène médiatiques des actions du groupe islamiste Boko Haram. Une fois reconnus par l’opinion publique internationale, les mouvements irréguliers peuvent utiliser les médias pour diffuser leur message à destination du plus grand nombre possible. Les médias restent, comme déjà signalé, le principal vecteur de la propagande pour les belligérants. Les mouvements irréguliers ont développé dans ce domaine, des capacités remarquables à même de mettre en échec les puissances occidentales, et ce, malgré la disproportion des moyens. Nous laisserons François Géré évoquer ces dites capacités : « Les Insurgés d’Irak et d’Afghanistan, le Hezbollah au Liban reproduisent avec succès dans leur utilisation des médias modernes, les procédés traditionnels de la guérilla sur le terrain : la concentration des forces pendant un temps limité contre une cible précise, l’attaque soudaine, meurtrière, puis la disparition avant même d’avoir été localisés. La vitesse d’exécution constitue le facteur tactique essentiel 12». 12 François GERE, « Contre-insurrection et action psychologique : tradition et modernité », Focus stratégique, n°25, septembre 2010, page 26. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 16 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Plus généralement, selon le même auteur, les mouvements irréguliers se distinguent par leur mépris absolu pour l’objectivité de l’information (« il n’est de vérité que celle qui est bonne à dire »), une très forte réactivité par rapport à un événement donné (celui qui s’exprime en premier ayant l’avantage en ce domaine) et enfin, une manipulation systématique des médias et ONGs occidentaux. B. Des pays occidentaux dépassés Face à ces offensives psychologiques, les Etats occidentaux se montrent dépassés ; non seulement, ils accusent systématiquement un temps de retard sur leurs adversaires irréguliers, leur laissant l’initiative mais pire, leurs réponses ne cadrent pas avec les exigences de ce type de conflit. S’ensuit une méfiance auto-entretenue entre décideurs militaires et médias occidentaux qui handicape très fortement la perspective d’une meilleure gestion des perceptions des populations. Nous verrons comment expliquer ce constat, alors même que les états occidentaux présentent en la matière des ressources auxquelles les irréguliers ne peuvent prétendre. 1. Une méfiance envers les médias Si les décideurs militaires se méfient tant des médias, c’est que ces derniers ont trop souvent tendance à se faire les relais involontaires de la propagande adverse, que ce soit par la révélation de certaines pratiques, ou simplement par la mise à disposition d’un espace public de communication avec la retransmission de leurs actions. La course à l’audimat qui anime les plus grands réseaux médiatiques transnationaux, CNN en tête, conduit à ce type de situations, où finalement, les médias occidentaux s’avèrent une menace pour la force d’intervention. La révélation de scandales impliquant les forces occidentales est aussi devenue monnaie courante dans les médias, ce qui joue fortement en faveur des irréguliers qui n’ont plus qu’à relayer l’information pour délégitimer leur adversaire. Les opinions publiques, se sentant trahies par le gouvernement démocratique accusé du scandale, vont alors regarder avec un œil plus complaisant l’adversaire irrégulier, se battant contre le gouvernement « dévoyé ». A cela, nous pouvons ajouter les grandes difficultés des armées occidentales dans la communication à destination des opinions publiques. Cultivant le secret, les armées occidentales n’ont pas pour habitude de communiquer sur leurs actions et ne connaissent donc pas les dangers et les codes du milieu médiatique. Elles peinent ainsi à mobilier les opinions publiques internationales. François Géré13 nous conte ainsi les difficultés éprouvées par l’armée israélienne face aux médias : une faible capacité à attaquer l’image de l’ennemi, une mauvaise gestion de l’image de ses troupes, des difficultés à prouver la véracité de certaines situations, et à faire passer des messages positifs à destination des opinions publiques internationales, et enfin, une incapacité à mettre en évidence les violations du droit dans la guerre de l’adversaire. L’auteur ajoute que cette incapacité communicationnelle a pour effet de tendre les relations avec les ONGs, entretenant un climat de méfiance et de rejet. Tiré du 13 François GERE, Ibid., page 21 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 17 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 cas israélien, ce constat peut malheureusement s’appliquer à l’ensemble des armées occidentales. Les outils médiatiques des Etats occidentaux se retournent ainsi contre eux, en portant une image défavorable de la guerre et de la conduite de leurs armées. Le phénomène est connu depuis la Guerre du Vietnam, avec ce que l’on a appelé le « syndrome du Vietnam »14, où les opinions confrontées aux images de la guerre s’y montrent de moins en moins favorables. Nombreux sont les auteurs et personnels militaires qui préconisent de ce fait, le secret absolu envers les médias, ou leur encadrement sévère. La Guerre en Irak menée par les Etats-Unis était représentative de cette méfiance envers les médias, étrangers ou nationaux. Les journalistes suivaient des parcours prédéfinis ou étaient assignés au sein d’unités. Les médias avaient également l’interdiction de filmer les cadavres américains et les cercueils « rentrant au pays ». Malgré la sévérité de l’encadrement des médias par l’armée américaine, celle-ci n’a pas été épargnée par les scandales, tout d’abord par les révélations de Manning, puis par la diffusion de photos de la prison d’Abu Ghraib. L’échec patent de ce contrôle n’en apparait que plus clairement. Aujourd’hui, il semblerait que les armées occidentales soient prêtes à finalement repenser leur approche de la communication et la nécessité de mener des opérations psychologiques dans ce type de conflit mais, si nous pouvons vanter les efforts fournis, l’insuffisance dans la prise en compte de ce domaine au niveau stratégique apparait préjudiciable. Un rejet que nous estimons d’autant plus incohérent que les armées occidentales bénéficient dans ce domaine de formidables avantages face à leurs adversaires. Il convient donc de s’interroger sur la nécessité de repenser la communication. 2. Repenser la communication dans la guerre psychologique Nous l’avons dit, les conflits irréguliers font appel aux perceptions des populations et des opinions publiques internationales ; en l’absence d’une communication stratégique portée par les décideurs militaires et politiques, les opinions publiques ne peuvent que subir l’action psychologique adverse. Une propagande, même rudimentaire, aurait au moins le mérite d’être présente face au vide occidental. Elle proposerait une grille de lecture du conflit, en exposant les raisons qui poussent les belligérants à se battre (ce qui fait cruellement défaut dans le camp occidental). Cette absence de communication de l’armée est également mise à mal par deux phénomènes directement issus de l’émergence des NTICs. Tout d’abord, l’importance des images dans nos sociétés occidentales ne peut pas être ignorée. Avec les médias et les NTICs, les opinions publiques se trouvent directement immergées au sein des théâtres d’opération par la retransmission de la violence de la guerre ou des opérations extérieures. Les sociétés des pays 14 Sur la question de la communication de l’armée française, voire le reportage de l’émission Com’ en Politique (numéro 6 : La communication de guerre) de la chaîne télévisée LCP. (http://www.lcp.fr/emissions/com-enpolitique/vod/144633-la-communication-de-guerre). Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 18 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 intervenants dans un conflit, même à l’abri chez eux, subissent par la violence des images ce recours à la force armée. Il faut, de plus, prendre en compte les nouvelles formes de communication interindividuelles qui se sont développées avec les NTICs. Ainsi, les outils de communication contemporains que sont les réseaux sociaux, acquièrent-ils une valeur stratégique en tant qu’espaces de communication individuels et publics. La société de l’information dans laquelle nous vivons a pour effet de redonner une place stratégique aux individus. Ces derniers se voient émancipés de la tutelle hiérarchique ou groupale. Les nouvelles habitudes communicatives mettent à mal non seulement le devoir de réserve et le secret qui doivent caractériser les opérations militaires et leurs agents –nous pouvons citer en exemple les photos postées sur les réseaux sociaux par les soldats eux-mêmes lors d’intervention, donnant ainsi de précieuses informations à l’adversaire– mais en plus, par la production d’un discours constant diffusé à l’échelle globale, chaque individu devient lui-même acteur actif du conflit. L’exemple de la bataille que se livrent les internautes autour du conflit israélo-palestinien est évocateur. Dans ces conditions, l’absence de communication est terriblement dangereuse. Les sociétés civiles internationales, qui subissent la dureté du conflit par la violence des images, sont également les cibles d’un ensemble de discours autonomes alimentant une certaine méfiance à l’égard des forces occidentales. Cette méfiance est d’autant plus grande que les armées occidentales ne prennent pas la peine de répondre à ces soupçons. La première chose à faire est donc de repenser la guerre irrégulière sous l’angle de la communication stratégique. Les actions militaires doivent être conçues comme l’un des vecteurs de cette communication globale qui en compte accessoirement beaucoup d’autres. Cette communication doit avoir pour but essentiel de renforcer et d’assurer la légitimité de nos actions et de notre intervention sur le théâtre d’opérations mais aussi sur la scène internationale. Elle doit donc s’étaler dans le temps en amont et en aval de l’opération. L’ensemble des forces armées doit s’impliquer et s’investir dans la propagation de messages positifs à destination des populations. Le maintien et le contrôle du niveau de violence sont les premières conditions à la réussite d’une telle entreprise et impliquent notamment le respect des cultures locales et une adéquation entre les moyens et les fins poursuivies, la destruction par bombardements successifs ayant peu de chance d’entrainer le ralliement de la population à notre cause. La définition des cibles militaires et des objectifs de la guerre doit suivre un raisonnement médiatique en fonction des effets psychologiques recherchés. En ce sens, les armées occidentales sont amenées depuis quelques années à reconsidérer l’arme psychologique, très largement abandonnée au sortir de la Guerre Froide. Les opérations psychologiques ont notamment été remises au goût du jour à la suite du conflit en Afghanistan, auquel la majorité des puissances occidentales a participé, d’une manière ou d’une autre. Toutefois, comme nous l’avons dit, ces opérations sont limitées, du fait de leur manque d’intégration en une stratégie globale de communication. De même, la focalisation qu’accordent les puissances occidentales aux outils de haute technologie les amènent à délaisser d’autres vecteurs de communication, pourtant parfois plus accessibles et plus efficaces (médias télévisés et réseaux sociaux). Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 19 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 En conclusion de ce chapitre, il convient de rappeler l’importance de la légitimité dans les conflits irréguliers. Celle-ci se voit distribuée de manière très hétérogène entre les belligérants puisque l’un des acteurs est issu de la société dans laquelle il combat, tandis que l’autre est perçu comme un envahisseur par les populations. De même, alors que les acteurs irréguliers peuvent se permettre n’importe quel recours dans leur stratégie de communication, les états occidentaux en sont tenus au respect de certaines règles imposées par le type de régime politique qu’ils promeuvent. D’ailleurs, ne dit-on pas en Occident, qu’un mensonge découvert tue cent vérités. Pour terminer sur la question de la communication, nous nous arrêterons dans un troisième chapitre sur les mutations des mouvements irréguliers face à l’émergence de ces nouvelles technologies. III - L’adaptation des mouvements irréguliers Contrairement à ce qui a pu être dit par certains auteurs, les guerres irrégulières ne doivent pas être considérées comme des guerres « nouvelles » ou « postmodernes », l’essence de la guerre irrégulière n’a pas changé, elle a juste muté en fonction de son contexte comme n’importe quelle pratique sociale. Aujourd’hui, il faut entendre l’évolution de ces conflits comme un élargissement du champ militaire, où la technologie en vient à constituer un enjeu et un moyen de lutte. Le terrorisme et son usage systématique sur les théâtres d’opérations modernes, doit également être conçu comme une adaptation et une mise à profit de la nouvelle sensibilité occidentale. Malgré son efficacité mineure sur le plan purement militaire, le terrorisme s’appréhende comme une forme de communication très efficace. A. La mutation technologique Les mouvements irréguliers ont considérablement évolué au contact de la mondialisation que l’Occident a imposé au système international. Comparer les mouvements irréguliers contemporains à leurs prédécesseurs n’a aujourd’hui de sens, que si l’on reste conscient des profondes mutations qui les séparent. Au premier rang de ces mutations, la technologie joue un rôle très important, elle permet l’adaptation des irréguliers au contexte contemporain. 1. Un fonctionnement en réseau Nous avons déjà dit qu’il ne fallait pas considérer les mouvements irréguliers contemporains à l’aune de leurs prédécesseurs. L’héritage est certes évident, mais des évolutions profondes les différencient, et empêchent un parallèle analytique qui nuirait à la compréhension du phénomène contemporain. Parmi ces différences, Thomas Hammes15, qui a lancé le concept de Guerre de Quatrième Génération (G4G) pour évoquer les conflits irréguliers contemporains, nous parle aujourd’hui de mouvements irréguliers « glocalisés », dont les buts 15 Thomas HAMMES, The Sling and the Stone : On War in the 21st Century, Zenith press, 2006 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 20 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 stratégiques se situent au niveau régional, voire mondial mais dotés de structures hiérarchiques locales. Au niveau local justement, ces mouvements se distinguent par leur capacité à nouer des contacts et des alliances avec différents acteurs eux aussi structurés en réseaux, que ce soient les diasporas, les organisations criminelles ou d’autres mouvements irréguliers. L’exempletype du mouvement irrégulier glocal peut être représenté par Al Qaïda. Toutefois, Simon Murden16 nous rappelle qu’il ne faut pas penser ce concept dans l’absolu, des mouvements irréguliers contemporains, parfois très importants, sont plus proches de mouvements sociaux classiques que de leurs cousins de la G4G (Hezbollah, Hamas, Talibans). Ces derniers restent structurés autour d’une forte hiérarchie et de revendications circonscrites territorialement, avec toutefois une intégration au sein de réseaux d’acteurs transnationaux. Cette aspiration des mouvements irréguliers à se constituer au sein de réseaux transnationaux d’acteurs divers, s’entend comme une réponse apportée aux formidables capacités technologiques et militaires des puissances occidentales. Les mouvements irréguliers cherchent à ne pas s’exposer à cette puissance, la meilleure solution étant le refus de la concentration. La puissance occidentale, confrontée à une multitude de cibles, ne sait plus où faire peser sa force, d’autant plus que la dilution des forces ennemies empêche les occidentaux de donner la pleine mesure de leurs capacités destructives. On assiste donc à l’émergence de mouvements structurés en réseaux, constitués de cellules indépendantes dispersées sur un large territoire, autonomes entre elles et vis-à-vis d’une hiérarchie centrale. Ce genre de réseau « en constellation », se montre particulièrement flexible et adapté à ce type de conflit. Alors que le « centre » (les leaders du mouvement) conserve un leadership puissant, notamment dans la définition des objectifs politiques et de la mission, la « périphérie » (l’ensemble des cellules) garde son entière autonomie quant à la mise en œuvre locale et les moyens d’actions de cette stratégie. La répression du mouvement par l’adversaire régulier s’en trouve ainsi bien plus compliquée, il ne suffit plus comme dans les structures pyramidales d’éliminer le chef pour faire s’écrouler la structure. Les derniers mouvements fonctionnant encore de cette manière, on peut penser aux Tigres Tamoules, ont justement dû renoncer à la lutte après la perte de leur chef historique et charismatique, V. Prabhakaran. Alors qu’avec une structure en réseau, dont l’exemple type est Al Qaïda, on peut éliminer autant de chefs que l’on veut, les unités de la structure étant parfaitement autonomes les unes des autres, le mouvement ne cesse pas et les cellules éliminées sont très vite remplacées. Citant Donald Schon17, théoricien des mouvements contestataires des années soixante, Simon Murden résume ainsi l’avantage des réseaux en constellation dans la guerre irrégulière : 16 Simon MURDEN, « Comprendre l’Insurrection glocale contemporaine : vers une cartographie des effets de la guerre mondiale contre le terrorisme », in GOYA Michel, Res Militaris, Paris, Economica (Coll. « Stratégie et doctrines »), 2000, pp 31-53 17 Donald SCHON, Beyond the Stable State, Random House, 1971, 254 pages. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 21 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 « Dans un contexte insurrectionnel, un système en constellation peut certes manquer de la cohérence nécessaire pour défier des forces plus organisées, mais peut témoigner d’une certaine efficacité quand il s’agit de définir et de diffuser des messages subversifs ainsi que d’une réelle résilience en cas de pertes. »18 Toutefois, il rappelle que ces réseaux se montrent également fragiles face au risque de perte de coordination et de dissolution. Ci-dessous, un exemple de différents types de réseaux. Les noms divergent mais le principe reste le même. Les réseaux centralisés sont les plus cohérents mais se montrent les moins résilients face à des attaques. La perte du centre névralgique entrainant l’effondrement de la structure. A l’inverse, les réseaux distribués ne présentent aucun centre et se montrent donc très difficiles à détruire. En revanche, du fait de cette même caractéristique, ils présentent peu de cohérence, il existe donc un fort risque de dilution. Enfin, les réseaux décentralisés s’imposent comme un compromis entre les deux extrêmes, à la fois relativement cohérents et résilients. Il appartient à la force intervenante de déceler au plus tôt, les caractéristiques des réseaux irréguliers qui s’opposent à elle. Réseaux centralisés, décentralisés ou distribués 2. La technologie, un facteur égalisateur La supériorité technologique des armées occidentales a longtemps été incontestable, leur offrant un avantage stratégique indéniable face à des armées plus démunies. 18 Simon MURDEN, « Comprendre l’insurrection globale contemporaine : vers une cartographie des effets de la guerre mondiale contre le terrorisme », op cit, p.45 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 22 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Mais à la surprise générale, les mouvements irréguliers se montrent aujourd’hui en mesure de détenir et d’adapter un certain nombre de développements technologiques, jusqu’alors privilège exclusif de l’Occident. Pire, les mouvements irréguliers ont témoigné de leur capacité à suivre la course à la technologie organisée par les forces occidentales. Passée la première surprise, la technologie utilisée perd vite son avantage comparatif. On remarque ainsi que d’un conflit à l’autre, les irréguliers savent s’adapter à toute avance technologique, et réduire par la même les avantages qu’elle conférait au camp occidental. La capacité d’adaptation des adversaires irréguliers est encore une fois très impressionnante. Leur maitrise de la haute technologie et leur capacité à rivaliser avec les puissances occidentales ont conduit un certain nombre d’auteurs à parler de « techno-guérillas »19, évoquant ainsi les profondes mutations que la technologie amenait au sein de ces mouvements. Cette nouvelle puissance technologique a en effet profondément affecté les capacités d’action des irréguliers. Dans le domaine de la communication premièrement ; comme nous l’avons vu, les irréguliers bénéficient grâce aux NTICS de capacités de diffusion et de communication internationales, leur conférant un avantage stratégique indéniable, (le cyberespace est en ce sens souvent présenté comme le champ des futures guerres irrégulières). D’un point de vue historique, nous pouvons également noter l’augmentation de la puissance de feu des irréguliers, par l’achat des dernières technologies militaires auprès de circuits transnationaux occultes, ou par la réadaptation de matériels militaires anciens aux tactiques irrégulières modernes. A ce titre, les mouvements irréguliers ont su profiter du sentiment de supériorité que la technologie conférait aux forces occidentales, comme lors du conflit de 2006, où Israël s’est laissé surprendre par les tactiques de confrontation directe utilisées par le Hezbollah, accusant des pertes nombreuses face à un adversaire à la puissance de feu redoutable. L’Occident entrevoit tout juste les possibilités offertes par la technologie aux mouvements irréguliers, ce qui devrait l’amener dans le futur à reconsidérer la diffusion de technologies critiques au sein des sociétés civiles. En effet, « la dissémination des technologies relativement simples à utiliser fait que la technologie semble disposer, dans les faits, d’un pouvoir égalisateur »20. Les technologies civiles, d’emploi relativement simple et au coût abordable, sont à mettre en balance avec les technologies militaires et les milliards dépensés, pour une efficacité comparable. Ainsi, aujourd’hui les téléphones cellulaires, l’Internet, les GPS et beaucoup d’autres inventions d’origine militaire peuvent être utilisés très facilement par n’importe quel citoyen. Les irréguliers ne s’en privent donc pas, toutes ces technologies diffusées partout dans le monde sont maintenant réutilisées lors de conflits irréguliers, à la grande surprise des armées occidentales. Elles ont ainsi retrouvé leur utilité d’origine en tant qu’outil militaire ; le 19 Joseph HENROTIN, « Les adaptations de la guerre irrégulière aux nouvelles conditions technologiques : vers la techno-guérilla », in COUTAU-BEGARIE Hervé (Dir.), Stratégies Irrégulières, Economica, Paris, 2010 20 Vincent DESPORTES, « Préambule », in CHALMIN Stéphane (Dir.), Gagner une guerre aujourd’hui ?, Paris, Economica (Coll. « Stratégies et doctrines »), 2013. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 23 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 téléphone cellulaire devient un détonateur à distance de bombes (en plus des incroyables facilités de communication qu’il offre, dans un relatif anonymat), l’Internet, dorénavant champ de bataille de la cyberguerre, sert également d’appui à la propagande des irréguliers, à la diffusion de leurs messages et de certaines informations (on trouve très facilement des manuels expliquant la fabrication de bombes, la réalisation d’attentats, …etc.). Enfin, le GPS, pour ne citer que les technologies les plus courantes et accessibles, permet aujourd’hui le guidage très précis de missiles, sans oublier les facilités de reconnaissance qu’il permet. Nombreux sont les attentats préparés grâce aux images satellites de sites sensibles (Google Earth). Au final, si l’on parle du pouvoir égalisateur de la technologie, il est à rechercher dans l’asymétrie des coûts occasionnée par la course à la technologie des Etats occidentaux. Nous pouvons évoquer ce paradoxe par l’exemple des EEI (Engins Explosifs Improvisés), arme caractéristique du conflit irakien, dont le coût s’avère dérisoire mais qui a engendré une réaction disproportionnée de la part du Pentagone, conduisant l’industrie militaire américaine à investir des milliards de dollars dans des engins blindés de catégorie MRAP (Mine Resistant Ambush Protected), pour une efficacité somme toute limitée. Un paradoxe qui se retrouve également dans le recours au terrorisme, où l’impact psychologique d’une telle pratique conduit les Etats occidentaux à engager des politiques de lutte extrêmement coûteuses. B. Le terrorisme au XXIème siècle Il s’avère très compliqué d’étudier le terrorisme, tant il soulève les passions et les controverses. En témoignent les différentes définitions du terme, jamais consensuelles. Pour expliquer cette difficulté, on peut rappeler que le terrorisme est une « étiquette » apposée par certains acteurs à d’autres, et que cette appellation est très chargée péjorativement, le terroriste s’apparentant dans l’imaginaire commun à un barbare sanguinaire. Ainsi, aucun acteur n’a intérêt à revendiquer cette appellation et tous cherchent à définir l’objet du terrorisme en fonction de leurs propres intérêts, pour s’exclure de cette catégorie et/ou pour délégitimer un adversaire. Pour complexifier encore les choses, les définitions données du terrorisme incorporent, dans bien des cas, des mouvements qui se disent « résistants », une étiquette cette fois très valorisante. La distinction entre les deux appellations, terroriste et résistant, est ici essentiellement relative à la légitimité de l’acteur dans l’usage de la violence. « Ce qui est terrorisme pour les Occidentaux est considéré par des millions de gens comme légitime défense face à une violence d’Etat (celle qui s’arroge le droit de dire quelle violence ou quel combattant est légitime). L’argument est bien connu : « Vos héros et résistants n’étaient-ils pas hier condamnés comme terroristes 21». 21 Huyghe François-Bernard, « Entre ravage et message », Les cahiers de médiologie 1/ 2002 (N° 13), p. 37-47 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 24 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 C’est donc avant tout une question de jugement politique et par définition, la conclusion de ce débat ne pourra jamais être consensuelle ou neutre (voire par exemple le cas du Hamas palestinien22). Nous citerons tout de même la définition donnée par l’Encyclopédie Universalis, qui par sa neutralité et son caractère englobant, pose très clairement, à la fois les enjeux du débat, et la spécificité de l’action terroriste : « Le terrorisme, […] dépassant souvent le stade de l'initiative ponctuelle pour devenir une véritable stratégie, postule l'emploi systématique de la violence, pour impressionner soit des individus afin d'en tirer profit, soit, plus généralement, des populations, soumises alors, dans un but politique, à un climat d'insécurité. Dans l'un et l'autre cas, il a pour caractéristique majeure de rechercher un impact psychologique, hors de proportion, comme le souligne Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations, avec les effets physiques produits et les moyens utilisés. » 1. Les logiques du terrorisme Afin de ne pas se perdre dans un débat stérile, nous choisissons ici de ne considérer que le terrorisme des mouvements irréguliers. Toutefois, l’importance prise par ce mode d’action ne peut s’expliquer sans faire référence à la politique de lutte menée par les puissances occidentales. « De nos jours, le système agit par la terreur généralisée de plus grande envergure, s’étendant à l’échelle internationale sous forme de guerres vaines et préventives, imposant la démocratie par des moyens militaires, au nom de la sécurité nationale et mondiale23». Le système international, par le durcissement constant 24 de la lutte contre le terrorisme (atteintes aux libertés individuelles, désignation et sanction d’Etats voyous, suspicion à l’égard d’une partie de la population,…), tend par la même à produire de plus en plus de terroristes. On entre dans un cercle vicieux, où l’action des terroristes cherche la réaction disproportionnée des Etats occidentaux, (au premier rang desquels les Etats-Unis) ; une réaction qui alimentera par son contenu la frustration d’une partie de la population mondiale et viendra grossir les rangs des terroristes. Terrorisme et « guerre contre la Terreur », en se constituant mutuellement comme adversaires, ont tendance alors à se poser comme les équations d’un même système. D’autant plus, que les politiques de lutte internationale contre le terrorisme ne s’intéressent nullement aux causes de cette manifestation de violence, elles ont tendance, au contraire, à considérer le terrorisme comme un adversaire plutôt que comme un moyen, ce qui conduit inévitablement à des erreurs d’analyse. 22 Audes SIGNOLES, « Le Hamas, organisation de résistance ou organisation terroriste ? », in GOYA Michel, Res Militaris, Paris, Economica (Coll. « Stratégie et doctrines »), 2000, pp 55-75 23 Ivekovic RADA, « Terror/isme comme politique ou comme hétérogénéité. Du sens des mots et de leur traduction », Rue Descartes, 2008/4 n°62, p. 68-77 24 La France n’est pas épargnée par le durcissement constant de mesures antiterroristes (http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/07/08/le-gouvernement-alourdit-l-arsenalantiterroriste_4453013_3224.html). Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 25 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Peu nombreux sont finalement les mouvements à pouvoir dépasser le stade du terrorisme. Si la guérilla nécessite beaucoup d’hommes, avec une formation militaire et un soutien populaire conséquent, le terrorisme lui se suffit de quelques spécialistes agissant de manière autonome. C’est ce qui fait à la fois la faiblesse du terrorisme moderne et sa force. L’impact actuel des actions terroriste est relativement limité (et nous pouvons postuler qu’il le restera, compte tenu des mesures de sécurité prises à la suite des attentats des années 2000) ; en revanche, du fait de leur dissémination et autonomie, les terroristes sont de plus en plus difficiles à contrôler ou arrêter. Le terrorisme vise premièrement à délégitimer le pouvoir en place par le sentiment d’insécurité qu’il propage au cœur des populations. La capacité à protéger sa population étant le premier critère de la légitimité d’un pouvoir, si celle-ci n’est plus assurée, la population en vient à se détourner de ce pouvoir. Deuxièmement, l’acte terroriste cherche à communiquer sur la puissance de l’organisation irrégulière, il est à destination de l’extérieur (du monde) mais aussi de l’intérieur (le message s’adresse également à l‘organisation interne). Alia Brahimi25 met en évidence ce phénomène à travers l’exemple de l’organisation terroriste Al Qaïda. Par chaque attentat réussi, Al Qaïda revendique sa puissance et son dynamisme dans sa lutte contre les forces occidentales. Troisièmement, les mouvements irréguliers insistent par le terrorisme sur le caractère psychologique de la lutte qui les oppose aux pouvoirs réguliers, et s’adressent directement aux opinions publiques internationales. En effet, une cause pour laquelle des hommes sont prêts à littéralement donner leur vie ne vaut-elle pas qu’on s’y intéresse quelque peu ? Quatrièmement, les mouvements irréguliers cherchent par le terrorisme à provoquer une réaction disproportionnée de la part des autorités adverses. En répondant par une répression excessive contre les populations, ces dernières jouent le jeu des irréguliers qui n’ont plus qu’à condamner le dévoiement moral des autorités et justifier ainsi leur combat auprès des populations. Ce mode d’action reste typique de la lutte irrégulière, depuis les mouvements anarchistes russes aux mouvements marxistes sud-américains des années 60-70. Nous parlerons donc d’une double dimension de l’acte terroriste, à la fois destructeur (en biens et matériels, mais aussi en vies humaines) et producteur de sens par le recours aux symboles. Au XXIème siècle, c’est bien le terrorisme islamiste qui se présente comme le plus actif à l’échelle planétaire, et en conséquence, celui qui tend à être désigné par les puissances occidentales comme le principal danger. On lui associe souvent la figure de la « bombe humaine », de l’attentat suicide. Bien que ne détenant pas le monopole de ce type d’actions, il est vrai que les mouvements islamistes se distinguent par la systématicité et l’exemplarité de leurs attentats suicides. Cette mort-spectacle se trouve remarquablement bien adaptée à nos 25 Alia BRAHIMI, « L’asymétrie morale et la gestion de la population », in MALIS Christian, STRACHAN Hew et DANET Didier (Dir.), La guerre irrégulière, Paris, Economica (Coll. « Bibliothèque stratégique »), 2011. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 26 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 sociétés de l’information où le recours aux images est constant. On retrouve ici la dimension communicative du terrorisme. 2. Le terrorisme comme arme de communication Avec les évolutions récentes des opinions publiques occidentales, de moins en moins tolérantes à la violence, le terrorisme apparait comme la meilleure publicité des mouvements irréguliers. Certains de ces mouvements n’ont d’ailleurs pas d’autres recours possibles dans la lutte que celui du terrorisme, nous pouvons prendre l’exemple des mouvements palestiniens qui, souffrant du silence international sur leur situation, n’ont eu d’autres choix que le recours à la violence. Comme le dit Gérard Chaliand, spécialiste en géopolitique, « si la guérilla est l’arme du faible, le terrorisme est l’arme du plus faible encore ». Il est le premier moyen de communication des exclus du système international. Le terrorisme au XXIème siècle doit donc être pensé comme une stratégie de communication des irréguliers à l’égard de la scène internationale. Il ne serait alors que l’arme du dernier recours, celle qui permettrait de publiciser son message et ses revendications, celle qui permettrait de légitimer son action de lutte. Cette vocation propagandiste du terrorisme n’est pas nouvelle, Kropotkine, écrivain anarchiste russe du début du XXème siècle, parlait déjà au sujet de la terreur de « propagande en acte », ou du terrorisme comme une forme de communication. L’histoire du terrorisme moderne accompagne d’ailleurs celle de l’évolution des moyens de communication de masse. « Depuis la fin du XIXe siècle, l’histoire du terrorisme accompagne les progrès techniques qui ont permis, d’abord une diffusion plus large et plus rapide de la presse, plus tard l’intégration de dessins, puis de photos, qui amplifiaient l’écho des attentats. L’invention de la télévision, puis du reportage en direct au début des années 1970, la création, enfin, de networks planétaires n’ont fait que renforcer ce phénomène, terroristes et médias s’utilisant pour atteindre leurs objectifs respectifs : une publicité maximale d’un côté, une audience maximale de l’autre, les deux logiques convergeant vers la recherche de l’effet le plus spectaculaire possible26. » En ce sens, terrorisme et médias peuvent constituer un « couple pervers », où la nécessité de l’information passe parfois au second plan au profit d’un certain sensationnalisme, qui tend à démultiplier les effets du terrorisme. Compte tenu de la sensibilité des opinions occidentales, les effets psychologiques de ces actions sont totalement hors de proportion avec les dégâts réels infligés. Mais comme nous l’avons vu, le message terroriste n’est pas destiné qu’aux victimes, il n’est pas simple publicité, il a aussi une fonction communicative à destination des alliés potentiels, des membres de l’organisation, et plus généralement, il prend à témoin le monde entier. Par les symboles mobilisés, l’acte terroriste évoque les revendications de son auteur. 26 Patrice GUENIFFEY, « Généalogie du terrorisme contemporain », Le Débat, no 126 (septembre-octobre 2003), p.159. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 27 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Nous aimerions illustrer cette rapide explication du phénomène terroriste par l’exemple de la mouvance Al Qaïda qui, depuis 2001, est entrée en lutte ouverte au nom du djihad mondial. Nous nous appuierons sur l’article de Philippe Migaux27, publié au sein de l’anthologie de Gérard Chaliand. L’organisation Al Qaïda préexiste bien entendu aux attentats du 11 septembre 2001 mais cette date marque indubitablement un tournant stratégique. L’opération en elle-même est couronnée de succès, son retentissement à travers le monde mène la guerre psychologique vers des ampleurs inconnues jusqu’alors. Les raisons de ce traumatisme en Occident sont diverses ; il s’explique tout d’abord par le nombre de victimes (près de 3000), ce qui en fait l’attentat le plus meurtrier de l’histoire du terrorisme. Ensuite, il s’explique par les symboles mobilisés lors de cette attaque : le suicide de l’équipe, le détournement d’avions, alors considérés comme le symbole de la nouvelle mondialisation. Les cibles, les deux tours jumelles du World Trade Center en plein cœur de Manhattan, et le Pentagone sont elles aussi chargées symboliquement puisque les pouvoirs économique, militaire et politique de l’Etat américain sont touchés. Les réactions disproportionnées prises par le gouvernement Bush et la déclaration de guerre à l’Axe du Mal participent elles aussi du succès de cette opération, puisque dans sa hâte, le gouvernement américain a organisé une rupture avec le monde arabo-musulman, qui permet à Al Qaïda de se poser en champion et en martyr de la lutte contre un Occident impérialiste. La violente répression mise en place par la coalition occidentale est donc venue légitimer le recours aux armes et l’appui d’une partie du monde musulman à Al Qaïda. La mouvance djihadiste, dont Al Qaïda continue de représenter le fer de lance, sait également manier à la perfection les technologies de l’information et de la communication, et faire usage des médias, amplifiant à l’extrême toute menace et participant de la généralisation de la Terreur. Al Qaïda s’est posé en champion et en martyr de la lutte face aux Occidentaux Les mutations de la guerre irrégulière que nous venons de relayer ont pour effet de changer sa nature et la manière dont on doit l’appréhender. Les puissances occidentales n’ont pas encore complètement perçu ce changement ; aujourd’hui, la guerre irrégulière repose essentiellement 27 Philippe MIGAUX, « Le terrorisme islamiste : idéologies, acteurs et menaces », in CHALIAND Gérard, Les guerres irrégulières XXe-XXIe siècle, Paris, Folio Actuel (Coll. « Inédits »), 2008 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 28 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 sur la légitimité. Elle est le nouveau nerf de la guerre et les efforts à fournir en ce sens, impliquent un changement paradigmatique de la pensée militaire occidentale. La légitimité ne peut, bien entendu, assurer la victoire à elle seule mais elle autorise cette probabilité, ce que son absence ne permet pas. Les conflits irréguliers ayant pour particularité d’intégrer totalement la population, en tant qu’enjeu mais aussi espace de lutte, la perception que cette dernière développe à l’encontre des belligérants est cruciale. Nous reviendrons tout au long de notre étude sur l’importance de cette légitimité et nous expliciterons ce qu’elle recouvre, mais nous pouvons affirmer que celle-ci est à la fois un prérequis et un enjeu. Selon Le Petit Larousse, la légitimité est « la qualité d’un pouvoir d’être conforme aux croyances des gouvernés quant à ses origines et à ses formes ». Nous pouvons également ajouter « qu’au sens sociologique, la légitimité est un accord tacite subjectif et consensuel axé selon des critères éthiques et de mérite quant au bien-fondé existentiel d'une action humaine. »28 C’est donc un processus qui prend place dans le temps long des conflits irréguliers, elle n’est pas seulement une déclaration d’intention préalable ou le résultat de l’aval des institutions. Chaque action, chaque opération aura pour effet d’influer sur la légitimité d’un belligérant et donc sur celle de son adversaire par effet de balance. 28 Définition de la légitimité donnée par Wikipédia. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | La guerre irrégulière au XXIème siècle 29 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 PARTIE II Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… Au regard des mutations que nous avons évoquées, de la nature changeante de la lutte irrégulière, il importe que les puissances occidentales soient en mesure de faire évoluer leur doctrine. La force militaire, bien qu’instrument indispensable à tout conflit prend ici un sens restrictif, qui va à rebours des doctrines stratégiques issues de la guerre industrielle. C’est l’un des grands paradoxes militaires de ce temps, que d’avoir des puissances militaires hégémoniques à l’échelle mondiale, mais dont le potentiel ne pourra jamais être mobilisé lors de ces conflits. La solution doit donc être recherchée dans d’autres domaines, et comme nous l’avons dit en soulignant la nouvelle importance de la légitimité des interventions, le caractère politique de la lutte atteint ici son paroxysme. David Galula29 l’avait déjà souligné au sortir de la guerre d’Algérie, les conflits irréguliers sont par essence et avant tout politiques, il importe que la solution le soit également. Cette intervention du politique ne doit pas seulement venir conclure le conflit en posant les termes de la reddition ou de la future paix, c’est d’un processus politique qu’il s’agit, avec une véritable stratégie élaborée sur le long terme intervenant en amont et en aval du conflit. Il importe pour cela de se défaire de l’ethnocentrisme occidental qui a trop longtemps caractérisé nos relations internationales pour prendre en compte la diversité des points de vue et des situations sur la scène internationale. Malgré l’urgence de la situation, les puissances occidentales présentent des difficultés à repenser leur doctrine et leur interventionnisme, ce qui constituerait en soi une véritable révolution au regard de l’évolution de ces dernières décennies. Surpuissantes militairement, sans ennemi directement déclaré à l’échelle internationale, les puissances occidentales cherchent encore à récolter les dividendes de la paix, l’effort que demande une réorientation de cette ampleur peut paraitre démesuré à certains. De plus en plus d’auteurs se montrent ainsi très critiques quant aux chances de l’Occident de l’emporter face à des ennemis irréguliers non déclarés. 29 David GALULA, Contre-insurrection. Théorie et pratique, Paris, Economica (Coll « Stratégie et doctrines »), 2008, 213 pages. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | PARTIE II 30 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 I - Les errements de l’interventionnisme occidental Nous avons évoqué lors de notre première partie le ressentiment qui accompagnait l’interventionnisme occidental dans les pays du Sud, et la possibilité pour ces opérations de se transformer en véritable conflit irrégulier. Sans préjuger davantage du bien-fondé de ce droit d’ingérence, nous aimerions maintenant évoquer dans cette partie les principales erreurs des gouvernements démocratiques dans la définition du cadre de leurs interventions. Elles témoignent encore une fois de l’incompréhension qui entoure cette notion d’irrégularité et ont pour effet d’affaiblir la légitimité des démocraties occidentales dès les premiers instants du conflit, et ce pour une durée plus ou moins longue. A. L’intervention pour les sondages Une tendance lourde de ces dernières années voudrait que les présidents des démocraties occidentales, contestés à l’intérieur de leurs frontières et en perte de soutien populaire, cherchent à « redorer » leur image par des interventions extérieures dans des pays du Sud. Une intervention rapide et stabilisatrice dans un pays présenté comme chaotique bénéficierait à l’image de ces hommes politiques, « capables de prendre de graves décisions et d’engager la responsabilité de leur pays à l’international ». Si la réussite d’une telle intervention est possible et souhaitable, elle constitue davantage l’exception que la règle. Dans la grande majorité des cas, l’intervention sera longue, coûteuse et au lieu de la stabilisation attendue, cette dernière bouleversera des équilibres régionaux fragiles. L’image du pays intervenant, tout d’abord favorable, finira par s’émousser avec sa capacité à assurer la stabilisation du pays. Dans le plus probable des cas, le même président qui s’était avancé seul en jurant de ses capacités, réclamera l’appui d’une coalition d’états ou directement celui des Nations Unies, une fois que la situation lui aura échappé. Les bénéfices attendus dans les sondages nationaux ne seront également que temporaires car très vite, l’opinion publique se lassera de cette intervention qui s’étire dans la durée, des pertes occidentales et de la pression exercée sur les finances nationales. Au final, l’intervention extérieure, lorsqu’elle est décidée dans un tel contexte, constitue davantage un pari. Un pari dont les chances de succès paraissent bien minces ; comment lutter efficacement lorsque les tenants et aboutissants de la situation à traiter ne sont pas connus, lorsque le pays intervient seul sans le consentement international. Il est également impossible de prévoir les profonds bouleversements que cette action occasionnera à une échelle régionale. Ce type de réaction contribue à la stigmatisation d’un camp occidental « impérialiste et méprisant » ne voyant dans les pays du Sud que des ressources dignes d’être exploitées. C’est donc bien souvent les irréguliers combattus qui profitent le plus grandement de ce type d’interventions. Leur adversaire, partiellement délégitimé, ne connaissant pas le milieu dans lequel il évolue, multiplie les erreurs. Il sert alors d’ennemi commun aux différents mouvements irréguliers qui voient en lui un envahisseur. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 31 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 B. Des concepts occidentaux tronqués Face à ce phénomène irrégulier, les Etats occidentaux ne savent pas comment réagir. Ils ont tendance à appréhender toutes les formes de lutte irrégulière comme un ensemble homogène, comme lors de la Guerre Froide (où tous les mouvements nationaux de libération étaient immédiatement catégorisés comme communistes). Ces mouvements constitueraient, dans l’imaginaire occidental, une organisation criminelle et militaire globale, avec pour principal objectif de mettre à bas leur mode de vie. Hier communiste, aujourd’hui islamiste, ce front irrégulier représenterait donc une menace directe pour le monde occidental. L’absurdité d’un tel raisonnement prêterait à sourire s’il n’était pas aussi lourd de conséquences. Qu’on le veuille ou non, certaines personnes se laissent aisément convaincre par ce type de raccourcis logiques, au point que l’on réactualise aujourd’hui la logique des blocs, ou pire celle de la confrontation des civilisations. Dans ce registre, où la victoire ne peut venir que de l’annihilation du bloc adverse, la solution militaire a tendance à prévaloir au détriment du dialogue et de la négociation. 1. L’image d’un Grand Occident, cible idéale des irréguliers Depuis les évènements du 11 septembre 2001, le terrorisme islamiste international a pris une importance considérable en tant que matrice et foyer de nombreux mouvements irréguliers. Ces mouvements irréguliers ont en commun, outre leur interprétation rigoriste de l’islam, le rejet de l’impérialisme occidental et de son style de vie, jugé décadent. Exacerbée par les irréguliers et par certains penseurs ou hommes politiques occidentaux, cette rhétorique amène à superposer une dimension culturelle à des conflits irréguliers. De là, il n’y a plus qu’un pas avant de présenter cette nouvelle opposition sous les traits d’un « Choc des civilisations », pour reprendre un ouvrage célèbre30. Ce choc des civilisations, tant fantasmé par les extrémistes des deux bords, veut présenter le conflit comme inéluctable, au regard des valeurs fondamentalement opposées des deux camps. Par extension, ces mêmes extrémistes prêtent à toutes les parties constituant l’ensemble adverse, les mêmes caractéristiques ; ils homogénéisent l’adversaire en lui appliquant des stéréotypes, (« les musulmans sont des terroristes », « les occidentaux sont des impérialistes »). Ce qui n’est pas sans conséquence à l’occasion d’un conflit irrégulier, dont l’enjeu est la légitimité. D’où la crainte exprimée dans ces lignes de voir le camp occidental se solidifier autour d’un Grand Occident, qu’il soit culturel, économique ou militaire. Toute formation visant à homogénéiser le monde occidental ne peut qu’être utilisé aux dépends de ce dernier lors d’un conflit irrégulier. Car la partie prenante au conflit sera toujours assimilée à l’ensemble auquel elle appartient et héritera de tous les stéréotypes qui lui sont attachés. Au final, l’adversaire 30 Samuel P. HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 2000, 545 pages Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 32 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 irrégulier n’aura qu’à utiliser cette intégration pour délégitimer le pays intervenant aux yeux d’une partie de l’opinion publique. Si le souhait exprimé par les militaires occidentaux d’une intégration plus poussée peut être entendu au sens où le recours croissant à des coalitions d’acteurs oblige à une meilleure coordination, il faut également prendre en compte les risques d’une telle démarche. La multiplication d’acteurs indépendants est peut-être même préférable dans certains cas (ainsi en est-il de l’Union Européenne et de ses membres, qui doivent servir de contrepoids à la domination anglo-saxonne sur les relations internationales). 2. Des concepts juridiques inadaptés Dernière erreur de jugement que font souvent les démocraties occidentales engagées dans des conflits irréguliers : la diabolisation de l’adversaire. Nous ne le répèterons jamais assez, la guerre irrégulière est essentiellement une guerre de perceptions, elle fait donc une large place à la légitimité des belligérants. Or, les démocraties occidentales tendent à justifier leurs interventions par le droit humanitaire et la diabolisation de leurs adversaires. On se souvient de l’Axe du Mal décrit par Georges W. Bush ou du terme « terroriste » accolé bien souvent à tous les mouvements contraires aux intérêts des puissances occidentales. Cette diabolisation de l’adversaire n’est pas sans conséquence sur la conduite de la guerre elle-même. En présentant un camp comme celui du « mal absolu », on amène les populations qui croient alors en la volonté d’annihilation du camp « malfaisant », à soutenir l’intervention. Cette rhétorique s’appuie sur des théories biaisées, celles de la guerre juste où le conflit est dit légitime seulement dans certaines conditions. En invoquant le non-respect de certains principes par l’adversaire irrégulier, les états occidentaux tentent de promouvoir leur intervention. En effet, selon la logique défendue, face à un adversaire ne respectant plus aucun principe ni morale, il en va de la sécurité collective d’intervenir pour mettre cet adversaire hors d’état de nuire. C’est ce type de raisonnement qui est sollicité par les démocraties occidentales. Or, comme le dit Herfried Münkler31, « dans tous les cas, les théories de la guerre juste distribuent la justice et l’injustice de manière radicalement inégale : alors que tous les droits sont attribués à l’une des parties, ces derniers sont niés à l’autre partie. La guerre n’est pas considérée comme une lutte entre parties égales, mais comme une application du droit ou de la justice par la force ». Nous pouvons dire alors que la théorie de la guerre juste est injustement biaisée en faveur des acteurs les plus forts. Il est d’autant plus compliqué dès lors de présenter des objectifs de victoire limités, de faire valoir le jeu des alliances démocratiques avec les ennemis d’hier au lieu de l’annihilation complète (de toute façon, compliquée à mettre en place au regard du droit international). En clair, les populations favorables à l’intervention se sentiront trahies lorsque le pays intervenant, ne pouvant (ou ne voulant) pas venir à bout des ennemis initiaux (présentés 31 Cité dans Jean Marc FLUKIGER, Guerres nouvelles et théorie de la guerre juste, Infolio (Coll. « Illico »), 2011 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 33 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 jusqu’alors comme « diaboliques »), choisira de les intégrer au jeu démocratique pour les désarmer. Après avoir criminalisé les adversaires irréguliers, comment justifier auprès des opinions publiques internationales les négociations où prendront place les « terroristes » ? Pour l’image des démocraties occidentales, le discours autour de la guerre juste pourrait occasionner un coup sévère, celui de renier ses engagements et d’abandonner ses alliés locaux. La référence au droit est également constante dans la rhétorique légitimatrice des démocraties occidentales, or le droit ne reconnait pas l’existence de combattants irréguliers. Deux solutions peuvent alors s’exprimer : soit le droit du pays intervenant les assimile à de simples criminels de droit commun et les juge en tant que tels ; soit, comme c’est le cas aux EtatsUnis, des catégories juridiques sont créées afin d’échapper au droit humanitaire international et aux conventions de Genève, avec à la clé, des exactions et des condamnations internationales. Dans les deux cas, l’absence de référence juridique au statut de combattant irrégulier est un problème pour les démocraties occidentales qui doivent y faire face. Les irréguliers refuseront de se considérer comme criminels de droit commun (exemple des soldats de l’IRA), et les mauvais traitements qui leur seront infligés participeront directement de la perte de légitimité des démocraties occidentales belligérantes (Guantanamo pour les Etats-Unis). A gauche, « Blanket Protest » des prisonniers de l’IRA (refus de passer l’uniforme des détenus et réclamation d’un statut de prisonnier politique). A droite, Guantanamo et le refus de se plier aux exigences du Droit International. La seule solution pour les démocraties occidentales est de considérer la question des combattants irréguliers en fonction du rôle qu’ils auront à jouer dans la société une fois la guerre terminée. C’est seulement ainsi que sera résolue la question de leur traitement. Dès lors, à la suite de Jean Jacques Roche32, nous pouvons estimer préférable de considérer chaque intervention occidentale du point de vue d’un enlisement probable, et des conditions de sortie acceptables qui devraient permettre aux populations de cohabiter pacifiquement. 32 Jean Jacques ROCHE, « La société civile et la guerre », in CHALMIN Stéphane (Dir.), Gagner une guerre aujourd’hui ?, Paris, Economica (Coll. « Stratégie et doctrines »), 2013 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 34 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Ainsi, la théorie de la guerre juste devrait laisser sa place à celle de la « paix juste », censée garantir une cohabitation pacifique entre communautés. Les cadres d’analyse, dans lesquels les démocraties occidentales sont amenées à penser leurs interventions, ne sont pas adaptés au type de conflit qui nous intéresse. Nous verrons par la suite que ce constat peut manifestement s’étendre à la conduite même des conflits irréguliers. Pour cela, nous évoquerons un certain courant d’auteurs, pour qui l’Occident n’a actuellement ni les moyens, ni la volonté suffisante pour s’imposer face à un adversaire irrégulier. II - L’Occident peut-il encore gagner un conflit irrégulier ? D’après ce que nous venons de voir, il convient de s’interroger sur les chances objectives de l’Occident de l’emporter dans ce type de conflit. Compte tenu des faiblesses intrinsèques aux démocraties occidentales et de leur incapacité à comprendre le phénomène irrégulier, le pessimisme est de rigueur. Grâce aux statistiques de Ivan Arreguin-Toft33, nous savons désormais que les acteurs puissants ont, au fil du temps, perdu de plus en plus souvent les conflits irréguliers. Au point que, selon ces mêmes statistiques, l’adversaire irrégulier usant de méthodes indirectes, aurait aujourd’hui, trois fois plus de chances de l’emporter que le fort. Partant du postulat qu’un conflit irrégulier tourne rarement en faveur de l’acteur objectivement le plus puissant, certains auteurs se sont interrogés sur ce qui faisait cruellement défaut aux démocraties occidentales dans ce type de conflit. Nous relaterons ici quelques unes de leurs observations. A. Des difficultés à faire valoir sa légitimité politique sur les théâtres d’intervention L’une de leurs premières observations tient à la difficulté de prendre en compte l’unicité du théâtre d’opération dans lequel les démocraties occidentales interviennent. Celles-ci devraient en effet privilégier l’étude des données susceptibles de leur assurer le maximum de légitimité politique. Cette étude impose un processus, de plus ou moins long terme, en amont de la décision d’intervention, afin de bien connaître le futur théâtre d’opération dans ses dimensions culturelles et politiques, démographiques et géographiques. Nous reprendrons ici l’essentiel des idées avancées par François Cailleteau dans son ouvrage Guerres Inutiles ? 34. Avec ce titre, pour le moins évocateur, l’auteur cherche à pointer du doigt les difficultés, pour les démocraties occidentales, à faire valoir leur légitimité sur les théâtres d’intervention. Pour étayer sa thèse, il évoque les nombreuses conditions nécessaires 33 Ivan ARREGUIN-TOFT, How the Weak Wins Wars, Cambridge university Press, 2008, 274 pages. 34 François CAILLETEAU, Guerres inutiles ?, Paris, Economica (Coll. « Stratégie et doctrines »), 2011, 144 pages. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 35 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 à l’émergence et au développement d’une certaine légitimité, conditions qui, selon lui, font cruellement défaut aux interventions occidentales contemporaines. L’auteur s’intéresse tout d’abord à la probabilité objective de ralliement de la population à l’action des forces intervenantes. Ce processus doit passer par l’étude des populations, il s’agit de connaitre leurs caractéristiques et d’adapter son discours politique en conséquence. Les données ethnographiques se révèlent en ce sens cruciales ; comme le soulignait le maréchal Gallieni, « un officier qui réussit à dresser une carte ethnographique suffisamment exacte de sa zone est bien près d’en avoir obtenu la pacification complète ». Il faut également s’assurer de la disponibilité immédiate et future des moyens nécessaires à ce ralliement. Les guerres irrégulières s’inscrivant dans la durée, il est nécessaire de prévoir la mobilisation d’importantes ressources. Les opinions publiques doivent également soutenir l’intervention dans la durée, elles ne doivent pas faire pression sur les gouvernements pour entrainer le retrait des troupes, ce qui serait interprété comme un échec. A propos du conflit lui-même, François Cailleteau énonce un certain nombre de données à considérer, parmi lesquelles nous pouvons citer le caractère indigène ou non de la force principale de lutte contre l’irrégulier, la légitimité d’une force non-indigène étant plus limitée et ayant pour effet pervers d’affaiblir la cause des opposants locaux aux irréguliers. La solution pourrait venir d’un soutien indirect de la part des démocraties occidentales, à travers le financement par exemple. Mais, ce soutien signifierait également une perte de contrôle importante de ce qui se passe réellement sur le terrain. La démographie et la géographie sont également à prendre en compte. Une population nombreuse nécessite en effet des forces déployées, capables de quadriller et contrôler un territoire. Pierre Pagney35 évoque ainsi un ratio minimal forces armées/population (qui sera évoqué un peu plus loin) pour espérer une victoire de la force intervenante, en se basant sur des exemples historiques. Dans le contexte actuel de réduction des effectifs militaires des forces occidentales, cette condition semble plus que compromise. De même, plus le pays est étendu et accidenté ou difficile d’accès, et plus les forces irrégulières pourront bénéficier de sanctuaires en cas d’insuffisance de troupes. Les concentrations urbaines ne doivent pas non plus être négligées, elles rendent difficile l’usage de la force et un contrôle strict de la population, les mégalopoles actuelles de plusieurs millions d’habitants rendant toutes perspectives de contrôle désuètes. Enfin, les démocraties occidentales doivent s’intéresser à la situation politique du pays, situation à la base de l’insurrection. Les valeurs défendues par les irréguliers peuvent-elles être reprises par la puissance intervenante afin d’endiguer le soutien de la population, ou non ? L’auteur nous rappelle à juste titre que toute action dans la lutte irrégulière doit s’accompagner de réformes politiques visant à l’amélioration des conditions de vie et de gouvernance des populations. Mais il faut ici s’intéresser plus particulièrement au socle 35 Pierre PAGNEY, Les guerres de partisans et les nouveaux conflits, Paris, Economica (Coll. « Guerres et guerriers »), 2013, 168 pages Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 36 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 politique sur lequel se base la frustration des populations. Est-il possible pour la force intervenante de s’attaquer à ces profondes revendications qui conditionnent le conflit ? Certaines d’entre elles sont malheureusement difficilement négociables (création d’un nouvel état, sécession,…), réduisant les modalités d’action de la puissance intervenante. Avec toutes ces difficultés et au regard des exemples contemporains de conflits irréguliers, nous comprenons un peu mieux le pessimisme de l’auteur. Il a pourtant raison, ces conditions sont essentielles à la conduite d’un conflit irrégulier mais aussi difficilement réalisables pour une démocratie occidentale dont les intérêts vitaux ne sont pas en jeu. Les puissances occidentales ne réalisent pas ces études préalables, leurs décisions d’intervention ne s’inscrivent d’ailleurs que rarement dans délai suffisamment long pour permettre ces analyses. L’urgence motive certaines interventions et les troupes arrivent démunies sur les théâtres d’opérations. Les démocraties considèrent encore pouvoir gérer ces conflits selon des modèles préétablis, alors que chaque situation est unique et nécessite des stratégies adaptées. Pour l’Occident, qui peine à s’approprier les ressorts de la guerre irrégulière, la force doit permettre de pallier aux nombreux déficits de son action. Ce mode de pensée pouvait certainement s’appliquer aux conflits précédents, où la légitimité d’une intervention n’était même pas prise en compte, mais la situation a évolué. La guerre irrégulière demande des efforts particuliers auxquels les démocraties doivent se plier si elles veulent inverser la tendance victorieuse des irréguliers. B. Le pessimisme des auteurs occidentaux sur les chances de victoire En conclusion de son ouvrage, François Cailleteau nous délivre sans détour son impression quant à la probabilité que l’Occident gagne un conflit irrégulier ; pour lui, cette victoire est impensable et pour trois raisons, que nous trouverons au centre du pessimisme de nombre d’auteurs. La première raison est l’essor démographique très important que connaissent les sociétés du Sud les moins stables. On peut difficilement imaginer l’effort que demanderaient le quadrillage et le contrôle d’une mégalopole de plusieurs dizaines de millions d’habitants comme Le Caire. Deuxièmement, les sociétés occidentales ont tendance depuis quelques années à considérablement réduire leurs effectifs militaires pour cause de déficit budgétaire et de crise économique. Pour reprendre un exemple tiré de l’ouvrage de Pierre Pagney, la guerre d’Algérie a mobilisé près de 500 000 soldats français pour une population d’environ 10 millions d’habitants. Aujourd’hui, avec quatre fois moins d’effectifs, on se propose de contrôler des territoires contenant plusieurs dizaines de millions d’habitants. Et le Général Vincent Desportes de rajouter : « L’histoire montre en effet sans ambigüité qu’aucune contre-insurrection ne peut être victorieuse sans un déploiement de forces sur le terrain qui atteigne 4 à 5 % de la population concernée et que, même lorsque ce ratio est Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 37 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 atteint (Algérie, Vietnam), le succès n’est pas assuré. Et qui pourrait aujourd’hui engager les 4 à 500 000 hommes qui ont été déployés sur ces théâtres ? »36 Enfin, l’auteur cite l’extrême médiatisation entourant les opérations extérieures des démocraties occidentales. Chaque action entreprise peut ainsi être relayée partout dans le monde, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, rendant le secret de plus en plus difficile. D’où l’importance de la maitrise de la force par les armées intervenantes, les opinions publiques occidentales se montrant de plus en plus sensibles aux pertes humaines (des soldats occidentaux, comme des populations locales). Devant tant de difficultés et des statistiques aussi défavorables, un certain nombre d’auteurs ont pris le parti de s’opposer à toute intervention extérieure et à toutes les situations pouvant mener à des conflits irréguliers, tant que les intérêts vitaux des états occidentaux ne sont pas en jeu. Leur constat est en effet sans appel, l’interventionnisme de ces puissances est perçu comme de l’impérialisme par les autres acteurs du système et les troupes sont accueillies comme des envahisseurs. Loin de récolter les dividendes de la paix, on assiste à la délégitimation des puissances occidentales. Dans un contexte actuel marqué tout à la fois par une crise économique et une crise de conscience des opinions occidentales, il est de plus en plus difficile de faire accepter aux populations l’intervention de leurs forces armées. Plus fondamentalement, à la question: « l’enjeu vaut-il les sacrifices économiques et humains consentis ? », la réponse apparait de plus en plus négative à la majorité des populations. Depuis les déconvenues de l’armée américaine en Irak et les difficultés de la coalition en Afghanistan, une frange non négligeable d’auteurs s’intéressant à ce type de conflits, envisagent avec un certain fatalisme, l’inéluctable défaite des démocraties occidentales dans la lutte irrégulière. Il en est ainsi de John McKinlay37 qui voit dans l’échec des interventions post-Guerre Froide un ensemble de raisons qui lui apparaissent à l’heure actuelle, comme un handicap insurmontable. Il évoque notamment le besoin de programmes massifs de reconstruction d’infrastructures par une multitude d’agences civiles, en plus des objectifs militaires. Il craint également la forte probabilité d’un rejet culturel et d’une résistance armée ou encore, la perte de contrôle des opérations, avec la nécessité de donner au pays d’accueil la responsabilité de la campagne au niveau opérationnel. Cet ensemble de raisons l’amène à considérer les guerres irrégulières comme d’hasardeuses aventures bien trop couteuses, humainement et financièrement. D’où son conseil final, celui de recentrer la lutte autour de la défense des intérêts nationaux. 36 Vincent DESPORTES, « Préambule », in CHALMIN Stéphane, Gagner une guerre aujourd’hui ?, op.cit. 37 John McKinlay, « Placer la sécurité nationale avant les campagnes expéditionnaires », in MALIS Christian, STRACHAN Hew et DANET Didier (Dir.), La guerre irrégulière, op. cit. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 38 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Toutefois, il serait réducteur de s’en tenir au pessimisme de ces auteurs. Face aux formidables capacités d’adaptation des irréguliers qui ont su transformer toutes les interventions occidentales en un probable piège, il existe une solution : celle de repenser la doctrine d’emploi des forces occidentales. Face au défi posé par les irréguliers, les puissances occidentales ont les ressources pour s’adapter, encore faut-il qu’elles prennent la bonne direction. III - L’échec de la RAM dans les conflits irréguliers. L’enlisement, connu par les armées occidentales en Irak et en Afghanistan, a conduit à une remise en cause de la puissance et de ses moyens d’action classiques. Le débat initié aux Etats-Unis et poursuivi dans tous les pays occidentaux, autour de ce que l’on a appelé la Révolution dans les Affaires Militaires (RAM), révèle en ce sens le décalage existant entre la réalité concrète des conflits de demain et celle fantasmée par les décideurs stratégiques occidentaux. La guerre irrégulière ne peut pas être appréhendée selon le modèle classique de la confrontation technique entre deux arsenaux. L’importance des capacités techniques s’efface dans ce type de conflit face à la substance et la volonté politique des belligérants. A. La Révolution dans les Affaires Militaires Au sortir de la Guerre Froide, nombreux sont les auteurs et penseurs à tenter de prophétiser ce que sera l’avenir du monde et ce qu’il adviendra du « moteur de l’Histoire », la guerre. Selon eux38, le développement des connaissances dans les sociétés occidentales conduirait ces dernières vers une civilisation du « savoir ». L’art militaire de ces pays en serait profondément transformé en faveur de la haute technologie, notamment dans le secteur de l’information et de la maitrise des pertes humaines. Les auteurs appuient leurs thèses sur un contexte particulier, celui de la multiplication des guerres infra étatiques et l’absence durable de conflits dans les sociétés occidentales. Comme nous l’avons déjà vu, cette situation a participé de l’évolution des mentalités occidentales où la préservation de la vie humaine est devenue une priorité dans tous les domaines. L’importance de la médiatisation des opérations extérieures, elles-mêmes se multipliant sous l’impulsion de l’ONU, a également imposé le contrôle de l’information comme une des nouvelles clés de la stratégie des Etats occidentaux. Ces analyses, relayées au niveau des décideurs politiques et militaires, vont avoir un impact important puisqu’elles seront à l’origine d’une doctrine, la Révolution dans les Affaires Militaires (RAM). 38 Alvin et Heidi TOFFLER, Samuel P. HUNTINGTON, Bernard LAVARINI. Tous ces auteurs sont cités au sein du rapport d’étude de LEONE et PONTAILLER Pascal, « La guerre sans mort », Enseignement militaire supérieur du 2ème degré, Délégation Générale pour l’Armement, mars 1998. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 39 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Dès ses débuts, la doctrine a divisé les observateurs et engendré des débats passionnés. Nous pouvons faire reposer la RAM sur trois piliers : la précision, la détection et la communication, tous trois ayant pour caractéristique commune de faire appel aux plus hautes technologies. En ce qui concerne la précision, l’objectif est d’appliquer à l’ennemi les principes de proportionnalité et de discrimination, réduisant considérablement de fait les « dommages collatéraux ». De même, cette précision supérieure est censée placer les forces dans une position idéale, à distance de sécurité des frappes adverses qui, elles, resteraient vulnérables. Outre l’avantage militaire conféré par cette précision supérieure, celle-ci s’intègre parfaitement dans « l’air du temps » et devrait contenter les opinions publiques par l’économie de vies humaines qu’elle préconise. La haute technologie devrait aussi être capable de dissiper le « brouillard de la guerre », selon l’expression chère à Clausewitz, à travers de nouveaux systèmes d’acquisition de l’information, une détection améliorée renforçant également les avancées réalisées dans le domaine de la précision. Enfin, la communication ne devrait pas être en reste, les progrès technologiques réalisés ces dernières années permettant d’imaginer un traitement de l’information en temps réel et la possibilité de frappes et réactions simultanées à l’échelle d’un théâtre d’opération. Le contrôle de l’information apparait ainsi prépondérant sur le champ de bataille moderne. A terme, cette doctrine prévoit l’utilisation de robots (à mettre en parallèle avec le développement actuel des drones), d’armes intelligentes et d’armes non létales. Nous voyons donc bien le souci permanent de cette doctrine d’épargner le plus possible de vies humaines grâce à une maitrise toujours plus pointue de la technologie. Aujourd’hui, seuls les états occidentaux, et encore, peut-être même seuls les Etats-Unis, sont en mesure d’y souscrire totalement au vu des coûts élevés que cette Transformation nécessite (du nom de la doctrine opérationnelle initiée par Donald Rumsfeld39 et qui s’appuie en grande partie sur les théories de la RAM). Confrontées à l’épreuve des faits lors de la Seconde Guerre du Golfe, la nouvelle doctrine est pourtant loin d’avoir fait ses preuves. Si elle s’est montrée d’une efficacité tout à fait redoutable face à une armée étatique classique acceptant le choc frontal, elle se révéla en revanche très limitée à l’occasion du conflit irrégulier qui s’en suivit. Car, comme le dit Etienne de Durand40 : « Que valent une précision absolue et un traitement en temps réel de l’information s’il n’y a pas de cible ? ». 39 Donald Rumsfeld a été le très polémique secrétaire à la Défense des Etats-Unis de 2001 à 2006 (date de sa démission). Son action a été notamment très critiquée à l’occasion de l’intervention en Irak. 40 Étienne DE DURAND, « Révolution dans les affaires militaires », Hérodote 2/ 2003 (N°109), p. 57-70 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 40 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 B. La toute puissance militaire, ou l’impuissance politique. Issue d’une culture militaire particulière, fondée sur l’idée de la toute puissance technologique et une dimension essentiellement technique de la guerre, la RAM relève plus du fantasme stratégique : celui d’imposer à l’ennemi le type et les conditions de guerre qui nous avantagent le plus. Fondé sur l’émergence et la compétition avec une autre probable superpuissance, ce modèle se trouve inadapté dans le cadre des conflits irréguliers. Les irréguliers ne chercheront pas ce type de confrontation mais tenteront au contraire de retourner les avantages comparatifs de leurs adversaires contre eux. Ainsi en est-il de la puissance destructrice et mortifère des forces occidentales, immédiatement exploitées médiatiquement pas les irréguliers pour délégitimer ce recours. Après avoir si longtemps contribué à éloigner la politique de la conduite des conflits, la technique en est venue, à travers cette doctrine, à se penser comme une fin en soi. La technologie s’est faite stratégie, et la pertinence d’un tel choix s’est révélée limitée à l’occasion des conflits contemporains (Irak, Afghanistan, Liban). En effet, la technologie n’est pas en mesure aujourd’hui de permettre la maîtrise à distance du théâtre d’opération. Relayer les forces terrestres au strict minimum et ne les employer que sous forme de commandos apparaît réducteur, car le contrôle effectif de l’espace est une des conditions de la stabilisation, et ne peut se faire que par des effectifs importants. Ce serait ensuite négliger les facteurs moraux et psychologiques de ce type de conflit où l’Autre doit être approché et sa culture appréhendée. La présence effective de troupes au sol constitue le meilleur des apprentissages et permet une interaction avec les populations. La légitimité ne saurait se construire sur une absence et sur le refus de l’engagement physique. Plus important, compte tenu du type de conflits qui nous intéressent, la puissance militaire des armées est à relativiser. Elle reste indispensable mais n’est plus l’instrument central de la victoire. Il nous faut l’appréhender au sein d’un tout, d’une stratégie globale s’appuyant sur divers secteurs. Les armées occidentales doivent donc repenser l’usage de cet instrument, compte tenu des coûts astronomiques des équipements modernes et de leur faible pertinence face à un ennemi évitant le choc direct. Le Général Vincent Desportes dit d’ailleurs : « Plus l’adversaire s’écarte de la norme sur laquelle la force s’est traditionnellement fondée, plus il se détourne de l’étalon de la puissance occidentale, plus cette dernière perd de sa pertinence. On peut aujourd’hui aisément détruire, mais sans triompher, disposer d’une technologie infiniment supérieure et ne pas gagner. […] L’écart s’accroit donc entre la puissance militaire classique et les gains que l’on peut en attendre41. » Plus généralement, il nous propose de repenser le modèle de la puissance des états. Aujourd’hui, celle-ci ne peut plus entièrement reposer sur ses capacités militaires. Il ne s’agit 41 Vincent DESPORTES, La Guerre Probable. Penser autrement, op. cit., p 15. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 41 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 plus d’imposer, mais de convaincre, l’outil militaire n’étant qu’un des moyens de cette finalité. L’influence doit être revalorisée car elle accroit la légitimité des acteurs. Face à cette évolution qui bouleverse la vision stratégique des états, il est tentant de fermer les yeux. Nous comprenons aisément que pour des états ayant patiemment bâti un tel avantage stratégique, le voir brutalement remis en cause, peut conduire à la frustration ou au déni. Comme l’outil militaire accompagne bien souvent les mutations de la société dont il est issu, c’est donc une transformation des modes de pensée qui doit toucher l’ensemble de la société, avec d’inévitables conséquences économiques et sociales. Cette évolution est d’autant plus nécessaire que les conflits irréguliers s’annoncent comme les conflits probables de demain. Si l’Occident veut continuer à jouer un rôle prépondérant sur la scène internationale, il doit lui-même être le moteur de ce changement. En démontrant ses capacités d’adaptation, la prise en compte des divers points de vue internationaux, en renonçant à l’usage systématique et unique de l’outil militaire au profit d’une vision politique d’ensemble sur le long terme, l’Occident gagnera une légitimité qui lui fait actuellement défaut. Dans cette seconde partie, nous avons voulu montrer les incohérences et les maladresses de l’Occident dans sa gestion des conflits irréguliers. Les puissances occidentales souffrent en effet d’un déficit de légitimité important, qu’elles cherchent à combler par des références mal avisées et par un recours massif à la force et à la technologie au détriment d’autres vecteurs plus adaptés. Les difficultés rencontrées ces dernières années ont conduit à l’émergence d’un courant pessimiste au sein même des états occidentaux, pour qui la guerre irrégulière mènerait irrémédiablement à la défaite. Bien qu’il nous faille souligner la pertinence des observations et recommandations des auteurs pessimistes, nous sommes loin de partager leur constat final. Les démocraties occidentales ont les capacités pour relever le défi imposé par les irréguliers, encore faut-il comprendre ce phénomène et lui trouver les réponses adaptées. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Quand l’Occident refuse de se remettre en cause… 42 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Partie III Les fondamentaux de la lutte irrégulière Nous aborderons maintenant dans une troisième et dernière partie les principes de la lutte irrégulière, ceux-là même qui définissent une stratégie d’actions face à un adversaire irrégulier. L’exercice est périlleux, chaque conflit étant unique, chaque contexte bien différent, beaucoup d’auteurs s’y refusent. Le but de cette partie n’est pas de proposer une recette stratégique, qui garantirait le succès des armées occidentales sur les irréguliers. Nous n’avons ni les compétences ni la prétention d’agir ainsi. Cette dernière partie s’inscrit dans une démarche, celle de rendre plus compréhensible un phénomène complexe. Après avoir exploré les mutations du phénomène qui nous intéresse et avoir relevé les principales erreurs commises par les puissances occidentales dans le traitement de l’irrégularité, il nous semblait opportun de relayer l’opinion de certains auteurs quant à la meilleure manière d’appréhender la lutte irrégulière. Il est toutefois possible que les principes que je serai amené à développer paraissent redondants au lecteur. Des parties précédentes en effet, un certain nombre de principes ont déjà pu être tirés, que ce soit de manière directe ou implicite. Mais face à la complexité du thème qui nous intéresse, nous prenons le parti que la répétition de certains principes et leur intégration au sein d’une approche originale ne peut qu’être salutaire. La partie qui va suivre a donc également une portée illustrative. Par l’évocation de principes de lutte et de certaines stratégies d’actions correspondantes, nous serons mieux à même de comprendre le phénomène irrégulier et les difficultés éprouvées par les armées occidentales dans la résolution des conflits actuels. A l’image de ce que nous avons déjà réalisé dans les précédentes parties, nous assumerons un certain parti pris, par la sélection de certains auteurs et le rejet d’autres. L’objectif étant d’assurer une certaine cohérence entre toutes les parties de notre étude, nous ne pourrons prétendre à l’exhaustivité. Le lecteur intéressé pourra trouver au sein de notre bibliographie, un échantillon plus ou moins important des différentes approches stratégiques que nous connaissons actuellement, et peut-être, certaines lui paraitront mieux adaptées à la résolution du phénomène irrégulier que celle proposée ci-dessous. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Partie III 43 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 I - Principes et règles de la lutte irrégulière L’objectif de ce chapitre est ambitieux, il s’agit de synthétiser les différentes approches de la lutte irrégulière au sein d’un ensemble cohérent. Pour ce faire, il a fallu trouver à tous les auteurs ce qui s’apparente le plus à un dénominateur commun, une base sur laquelle édifier ensuite une stratégie d’actions. Ce n’est pas chose aisée compte tenu de l’abondance de la littérature dans ce domaine. Tous les auteurs, ou presque, ont leurs propres principes, leurs propres règles quant à la conduite des opérations en conflit irrégulier. Les plus grands noms se sont prêtés à l’exercice ; Robert Thompson, David Galula, David Kilcullen, …etc. Tous les principes énoncés, plus ou moins généraux, semblent pouvoir se ranger au sein de trois grands ensembles42, qui sont, à nos yeux, le cœur d’une stratégie d’actions adaptée face à l’irrégulier. A. Légitimité, adaptation et marginalisation 1. La légitimité de l’intervention Définie comme « un accord tacite subjectif et consensuel axé selon des critères éthiques et de mérite quant au bien-fondé existentiel d'une action humaine », la légitimité est le principe le plus important de la lutte irrégulière, sur lequel reposent tous les autres. L’enjeu essentiel des conflits irréguliers est, rappelons-le, d’influer et de maitriser les perceptions des opinions publiques. Si celles-ci ne perçoivent pas l’un des belligérants comme légitime, c’est-à-dire qu’elles ne se reconnaissent pas dans son action, qu’elles ne lui accordent pas le droit d’agir en leurs noms, alors celui-ci a déjà perdu la guerre. Cette légitimité suppose un travail politique approfondi et étendu dans le temps. Se positionner comme un acteur politique légitime dans un conflit est très compliqué, d’autant plus si l’un des acteurs n’appartient pas au même « monde » que l’opinion publique qu’il prétend représenter ou qu’il souhaite mobiliser. Elle suppose donc que les acteurs soient prêts à s’engager dans un conflit pour une durée suffisamment longue qu’elle leur permette de récolter le fruit de leurs efforts de légitimation. Dans un conflit, dont la solution est essentiellement politique, la légitimité apparait à la fois comme un objectif et une ressource. On aurait ainsi tort de déconnecter la légitimité politique d’un acteur de son pendant militaire. Toute action, armée ou non, doit prendre en compte ce principe de légitimité. Les opérations doivent être pensées comme autant d’opportunités d’acquérir plus de légitimité sur la scène locale et internationale, la sélection des cibles et leur traitement doivent donc suivre cette logique. Le champ médiatique est ici primordial et doit faire l’objet d’une attention toute particulière. Il est l’instrument de la légitimité internationale. Alors que pour les populations du théâtre 42 Les trois grands principes cités sont repris aux auteurs Hervé DE COURREGES, Nicolas LE NEN, Emmanuel GERMAIN, Principes de contre insurrection, Paris, Economica (Coll. « Stratégie et doctrines »), 2010, 128 pages. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 44 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 d’opération, la légitimité doit se constater par l’impact des acteurs sur leur quotidien ; pour les opinions publiques internationales, il en va autrement. Celles-ci sont dépendantes de certains relais, en l’occurrence médiatiques (et de plus en plus de l’Internet). La maitrise du cyberespace et de l’infosphère doit donc constituer un enjeu de lutte, la communication est essentielle pour éviter que l’irrégulier ne monopolise cet outil. La communauté internationale et les opinions publiques qui la composent sont des acteurs à part entière qu’il s’agit également de convaincre de sa légitimité. Ce constat nous renvoie à la gestion de la légitimité sur le plan national. Nous l’avons évoqué, les opinions publiques occidentales se montrent de plus en plus frileuses face à la violence et à la mort. Il faut donc que les pays intervenants soient capables de pouvoir mobiliser leurs populations et de justifier auprès d’elles, la nécessité d’une intervention. Ceci demande une véritable vision politique, qui s’appuie sur des objectifs clairs et limités, des objectifs irréalisables nuiraient à la légitimité de l’acteur. Compte tenu des logiques de la guerre irrégulière, il faut également s’assurer de pouvoir conserver cette mobilisation pour une durée relativement longue. C’est là qu’intervient notre deuxième grand principe : l’adaptation au contexte local. En effet, à l’occasion de longues opérations en territoire étranger, il est indispensable que les forces d’intervention ne soient pas considérées comme des troupes d’occupation. Elles doivent donc s’adapter au contexte local du théâtre d’opération, il en va de la légitimité même de l’opération. 2. L’adaptation au contexte local Une adaptation réussie doit reposer premièrement sur un apprentissage de la culture locale. Comprendre les normes d’une société est indispensable. Non seulement cette connaissance permet une relative intégration au sein d’un tissu sociétal complexe, mais en plus, elle aide à la compréhension des marges de manœuvre accordées aux belligérants. Chaque culture est particulière, donc chaque action doit être adaptée à la culture du pays. Les forces occidentales doivent donc faire un effort important pour apprendre à penser leurs stratégies d’opération selon des critères culturels différents. L’exemple le plus couramment cité est celui de l’usage de la force, la tolérance à la violence n’étant pas la même pour toutes les cultures. Connaître la culture aura également un impact significatif sur la connaissance de l’adversaire irrégulier. Il est plus facile d’appréhender les modes d’actions et les opérations d’un acteur si l’on considère la culture comme autant de règles et normes qui finalement restreignent sa liberté de penser, donc sa liberté d’actions. L’objectif étant d’amener les populations à tolérer notre présence et à nous considérer comme un acteur légitime, il faut à tout prix éviter de se couper des populations par une méconnaissance ou un non-respect des us et coutumes locaux. Au contraire, pouvoir communiquer dans la langue locale des populations, témoigner du respect pour leur culture, ne peut qu’être bénéfique à la force d’intervention et favorisera son rapprochement avec les populations et par voie de conséquence, l’échange d’informations. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 45 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Il s’agit également de pouvoir appréhender avec plus de clarté la situation politique locale. Les luttes de pouvoir, les rivalités claniques, ethniques ou religieuses doivent être connues. Si l’on en croit l’adage bien connu, il est possible de devenir l’ami de l’ennemi de son ennemi ; instrumentaliser ces enjeux socio-culturels peut donc s’avérer productif, à condition cependant de ne pas antagoniser la société en parties rivales sans possibilité future de coopération. L’objectif de ce type de conflit pour les forces occidentales est d’amener une certaine stabilisation, pas de provoquer une guerre civile. Ces enjeux doivent être pris très au sérieux, favoriser telle faction peut, certes, s’avérer payant sur le court-terme, mais il faut anticiper et imaginer les réactions de la société réunifiée, une fois notre intervention terminée. Nous pouvons encore une fois citer l’exemple irakien, l’intervention anglo-saxonne a bouleversé les équilibres politiques du pays entre les différentes confessions. Le régime baasiste de Saddam Hussein s’appuyait essentiellement sur la minorité sunnite du pays, organisant l’exclusion du pouvoir de la majorité chiite. Lors de l’intervention, les deux confessions luttèrent à la fois entre elles et contre les intervenants occidentaux. Pour parvenir à stabiliser cette situation de guerre civile, les américains organisèrent le ralliement des milices sunnites, avec qui ils purent contenir les milices chiites. Au départ des troupes américaines, et malgré le calme apparent, il restait en présence deux parties antagonistes frustrées. Les chiites avaient espéré obtenir plus de pouvoir après des décennies de persécutions, tandis que les sunnites regrettaient leur exclusion du pouvoir et craignaient les représailles. Aussi, il n’a pas fallu longtemps pour que le conflit confessionnel reprenne, sous la bannière cette fois-ci de l’Etat Islamique (EI), qui a su regrouper tous les sunnites déçus du nouveau pouvoir et organiser la création de son « califat », avec les conséquences que l’on connait aujourd’hui. Démonstration de force de l’Etat Islamique, emmené par son « calife » Abou Bakr Al-Baghdadi Le constat reste également valable en cas de critères socio-économiques, manipuler les parties d’un tout aussi complexe que les sociétés contemporaines, peut donc s’avérer dangereux, et cette situation est d’autant plus vraie pour les pays du Sud où les sociétés sont relativement jeunes….. Pour toutes ces raisons, l’adaptation est une condition essentielle au choix d’une option politique locale capable de mobiliser les populations face à l’adversaire irrégulier. Il est important pour la légitimité d’une intervention de pouvoir déléguer au plus vite de plus en plus de tâches aux pouvoirs locaux. Avec un allié politique local, le pouvoir intervenant Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 46 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 pourra se tenir en retrait et ne plus focaliser la lutte autour de sa présence, ce qui permettra l’émergence de nouveaux enjeux politiques plus à même d’être mobilisés par les forces s’opposant aux irréguliers. Cette situation nécessite toutefois d’établir une relation de confiance avec ces pouvoirs et de comprendre les enjeux politiques du conflit irrégulier. « Le choix d’une option politique locale est une donnée de niveau stratégique fondée sur un compromis entre des exigences de court-terme (l’appui à la lutte contre l’insurrection), et des perspectives de long terme (la reconstruction d’une classe politique fiable)43. » Le pouvoir local doit également pouvoir s’appuyer sur une force armée capable de rétablir le monopole de la violence et stabiliser la société. Sa crédibilité et sa légitimité en dépendent, il doit se montrer progressivement apte à s’opposer à toutes formes de violence sur son territoire, premièrement avec l’appui de la force d’intervention mais à terme, seul. Pour cela, la force armée locale doit se montrer adaptée aux besoins et aux conditions du théâtre d’opération. Ainsi, il ne sert à rien de construire cette force sur le modèle de la puissance d’intervention, le contexte d’utilisation n’étant pas le même. Nous avons vu précédemment que les armées occidentales se trouvaient souvent mal adaptées face à ce type de conflit, pourquoi donc calquer ce schéma défaillant au niveau local ? Au contraire, la force locale doit davantage ressembler à l’adversaire irrégulier et se montrer aussi réactive que lui. Elle doit en outre bénéficier de l’expérience de la puissance d’intervention acquise dans les premiers temps de l’opération pour ne pas reproduire les mêmes erreurs et, surtout hériter des réseaux de confiance et d’informations mis en place précédemment. L’adaptation est seule capable de prendre en compte les attentes primordiales d’une population donnée. Ces attentes devront ensuite être traduites politiquement pour espérer obtenir la faveur des populations. A ce propos, Serge Duval et ses collaborateurs nous disent ceci : « Ainsi, la population locale est en réaction face aux bienfaits que lui apportent les acteurs de terrain tout comme aux erreurs politiques, stratégiques et tactiques qu’ils peuvent commettre. Agir dans le bon sens nécessite donc une parfaite connaissance des attentes de la population, dans sa diversité historique, ethnique, culturelle, religieuse et sociale. 44 » Un peu plus loin, les auteurs ajoutent : « la gestion des attentes est un facteur essentiel dans l’évolution du comportement de la population, pour qui toute erreur est imputable à l’opération et en particulier à la force militaire. Sécurité, amélioration des conditions de vie, respect et intégrité sont des impératifs qui incombent à l’ensemble des acteurs occidentaux et locaux45. » Finalement, comme le rappellent Aymeric Bonnemaison et Tanguy Struye de Swieland : « Dans ce contexte, la connaissance optimum des acteurs, de leurs référents, de leurs interactions, de ce qui les unit et les sépare, de ce qui les motive et les rassure doit s’ajouter à 43 Serge DUVAL, Thierry MARCHAND, Dionigi LORIA, Benoît HOUSSAY, Thierry OROSCO, Vaincre la guerre irrégulière : quelle stratégie pour quelle bataille ?, Le Fantascope, 2010, page 74 44 Serge DUVAL, Thierry MARCHAND, Dionigi LORIA, Benoît HOUSSAY, Thierry OROSCO, Ibid, page 47. 45 Serge DUVAL, Thierry MARCHAND, Dionigi LORIA, Benoît HOUSSAY, Thierry OROSCO, Ibid, page 50 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 47 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 la connaissance de l’environnement physique et matériel46 ». Dans cette optique les étatsmajors doivent chercher le soutien des sciences sociales, (la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, les sciences politiques,…etc.), afin de mieux comprendre les enjeux et les contextes socioculturel et socio-économique du théâtre d’opération. Nous voyons donc l’importance du principe d’adaptation dans la lutte irrégulière, elle confère aux acteurs opposés aux irréguliers, la légitimité dont ils ont besoin pour agir ; et dans le même temps, elle leur permet de s’insérer entre les populations et les irréguliers. Ce qui nous renvoie bien évidemment à notre troisième grand principe de la lutte irrégulière, la marginalisation de l’ennemi. 3. La marginalisation de l’irrégulier La capacité à exclure l’adversaire irrégulier des points d’accès à la société constitue pour la force d’intervention et ses alliés un enjeu de très haute importance. Ce procédé global, car englobant les aspects stratégiques et tactiques de la lutte, ne doit pas être pensé comme purement militaire, il fait au contraire appel à de très nombreux domaines. C’est un procédé qui s’inscrit dans la durée, il faut être en mesure d’identifier les points d’accès à une société donnée, puis parvenir à s’établir durablement dans ses interstices. Tout d’abord légère, cette implantation se fera plus lourde et spacieuse avec le temps, au point de finir par chasser l’irrégulier et le remplacer par un dispositif adapté. En parallèle de cette marginalisation interne de l’adversaire irrégulier, il incombe aux forces intervenantes de mettre à jour les éventuels points de contacts externes que le mouvement irrégulier entretient avec ses divers alliés (puissances régionales, groupes criminels ou terroristes,…). On parle alors de marginalisation externe. Elle vise à peser sur les réseaux de financement, de soutien, d’équipements que les mouvements irréguliers ont pu créer et ainsi affaiblir leur impact sur le théâtre d’opérations. Finalement, la marginalisation a pour but essentiel de circonvenir l’adversaire irrégulier et de l’amener à se modifier ou se transformer, selon la volonté et les avantages de la puissance intervenante. Ce processus doit s’accompagner sur toute sa durée d’une politique adaptée aux irréguliers, dite de la « main tendue ». Il s’agit d’inviter les irréguliers les moins radicalisés à rejoindre le jeu politique et à faire valoir leurs revendications de manière légale. C’est une donnée essentielle de la marginalisation de l’ennemi ; en leur laissant l’opportunité de rejoindre à tout moment la société et de déposer les armes, elle exclut encore davantage les irréguliers qui s’y refuseraient. Ceux-ci seraient alors déconsidérés par la population en tant qu’artisans du conflit et non plus comme simples acteurs. Les populations prises à témoin de ce choix seraient également tentées de faire pression sur les combattants irréguliers pour que cesse le conflit. Il faut toutefois s’assurer au préalable que certaines revendications des irréguliers peuvent être intégrées au jeu démocratique. Dans le cas contraire, il sera difficile de faire accepter cette « politique de la main tendue ». 46 Aymeric BONNEMAISON, Tanguy STRUYE DE SWIELAND, « Le « mobile » ontologique et politique de la guerre irrégulière », op. cit. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 48 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 La marginalisation de l’ennemi requiert également une mobilisation importante au sol pour quadriller le territoire et contrôler les points d’accès à la société. Dans le cadre contemporain de réduction des budgets militaires et des effectifs terrestres, il peut être nécessaire d’avoir recours à une force alliée locale, suffisamment importante pour combler les déficits de la puissance interventionniste. Mais même dans ces conditions, il est illusoire d’espérer maintenir un contrôle efficace sur l’ensemble du territoire. Nous avons déjà évoqué ce problème précédemment, l’explosion démographique de ces dernières années a rendu toute perspective de contrôle impossible. Plutôt que de chercher à tout contrôler simultanément, il faut bien au contraire tolérer et accepter que certains espaces nous échappent premièrement. Du fait des dimensions géographiques et démographiques des pays modernes, il apparait beaucoup plus efficace de se concentrer sur certains espaces réduits, qui offriraient des conditions jugées optimales à l’implantation et au développement de notre action de marginalisation. Ces espaces doivent concentrer des densités de population et un secteur économique importants et certaines infrastructures nécessaires au type d’opération que les forces d’intervention auront à mener. Ces espaces recevront dans un premier temps l’essentiel des efforts de la puissance d’intervention, l’objectif étant premièrement de chasser les irréguliers de ces zones et deuxièmement, de montrer aux populations que l’on y vit nettement mieux que sous le régime irrégulier. On peut imaginer que cette disparité occasionnera un flux de migration des zones irrégulières vers celles contrôlées par les occidentaux et leurs alliés. Sur le plan national et international, ces flux témoigneront de la légitimité de l’intervention. Bien entendu, la situation d’un pays coupé en deux ne pourra être jugée satisfaisante, petit à petit les zones périphériques à ces espaces devront être « grignotées ». Une fois que la stabilité d’une zone sera acquise, qu’une force locale fiable se montrera en mesure de contrôler le territoire et que des mesures politiques auront permis aux populations de faire entendre leurs revendications alors, les forces d’intervention pourront se déplacer vers de nouvelles régions. C’est le procédé d’action popularisé par le maréchal Gallieni sous le nom de « la tâche d’huile ». Il impose une gestion du temps nécessairement long et pour cette raison, David Galula47 préconise de ne pas laisser l’irrégulier se développer dans les autres régions au dessus d’un certain stade, à partir duquel il deviendrait très difficile de l’écarter de la population et de le chasser. Selon l’auteur, des raids armés conventionnels seraient en mesure de retarder ce développement. Il faut toutefois être prudent en présentant ces opérations purement militaires comme un outil adapté, il se peut bien au contraire que ces frappes soient très mal perçues par les opinions publiques. En frappant des zones où le renseignement fait défaut, nous prenons le risque d’impliquer des civils, de nous tromper de cibles. Aussi, si nous suivons la recommandation de ne pas laisser l’irrégulier sanctuariser un territoire, nous pensons qu’il serait préférable que la contestation ne se fasse pas seulement dans le domaine militaire, mais s’insère dans une stratégie d’influence. Les outils politiques, communicationnels, psychologiques et militaires doivent être mobilisés conjointement, pour reproduire à l’échelon tactique ce qui se fait au niveau stratégique. 47 David GALULA, Contre-insurrection, Théorie et pratique, op. cit.,p.121 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 49 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 La doctrine de la tâche d’huile est un principe qui fait toujours l’unanimité parmi la plupart des auteurs contemporains, car elle offre également un deuxième avantage : la puissance d’intervention peut obtenir des victoires précoces. Ces victoires dans les premiers temps du conflit démontrent aux opinions publiques que la puissance d’intervention a la volonté et les moyens de gagner. Nous aimerions ici citer certains passages, d’auteurs classiques et d’autres plus récents, quant à cette recherche d’une victoire précoce. Pour Robert Thompson, l’action des forces intervenantes doit principalement se concentrer sur les zones les plus développées du pays, car plus faciles à contrôler et à protéger. « […] Le gouvernement commencera sa campagne par quelques victoires. Cela donne confiance, et la confiance est sans aucun doute le facteur primordial des succès futurs. Une approche parfaitement méthodique du problème –même si elle paraît lente– crée un effet d’écrasement progressif qui donne aux gens l’assurance de la victoire finale48». David Kilcullen, lui, met en garde contre la recherche précoce du combat, « rechercher une telle victoire peut être contreproductif en créant des dommages collatéraux – particulièrement parce que vous ne comprenez pas encore votre secteur. […] Mais vous pouvez obtenir une victoire en réglant des questions en suspens depuis longtemps et que vos prédécesseurs n’ont pas abordées, ou en cooptant un chef local qui avait refusé de coopérer jusque-là avec nos forces. Comme toute autre forme de propagande armée, obtenir une victoire même petite mais précoce donne le ton d’emblée et aide à avoir l’initiative […]49 ». Ces deux citations aident à mieux comprendre que la victoire doit être appréhendée dans sa dimension subjective, l’objectif est de créer un « sentiment de victoire ». « Le « sentiment de victoire » doit être recherché vis-à-vis de l’opinion publique en érigeant la communication au niveau stratégique. Il s’agit d’adopter une stratégie d’influence offensive permettant de dominer l’adversaire médiatiquement dans ces trois domaines fondamentaux que sont la légitimité, la crédibilité et la quête de stabilité, ce qui implique que la maitrise globale de l’information investit pleinement, voire englobe le niveau stratégique50 », nous disent encore en guise de conclusion, Serge Duval et ses collaborateurs. Les grands principes évoqués doivent guider l’action des forces d’intervention et de leurs alliés locaux car ils conditionnent en grande partie la réussite d’une opération. Pour leur mise en œuvre et application, certains paramètres-clés doivent être pris en compte, au point que certains auteurs considèrent ces paramètres comme des principes à part entière de la lutte irrégulière. Pour notre part, nous estimons que l’initiative et le renseignement ne sont pas des paramètres propres aux guerres irrégulières, ils conditionnent chaque opération conventionnelle ou irrégulière, et s’étendent à tout le spectre des modes d’action. En revanche, nous admettons qu’ils revêtent dans le cadre de la lutte irrégulière une importance 48 Robert THOMPSON, « Les principes fondamentaux de la contre-insurrection », in CHALIAND Gérard, Les Guerres Irrégulières XXe XXIe siècle, op. cit., p. 698. 49 David KILCULLEN, « Vingt Huit principes fondamentaux pour la contre insurrection », in CHALIAND Gérard, Ibid, p.761. 50 Serge DUVAL, Thierry MARCHAND, Dionigi LORIA, Benoît HOUSSAY, Thierry OROSCO, Vaincre la guerre irrégulière, op. cit., p. 40 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 50 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 toute considérable. Nous avons ainsi choisi de les évoquer séparément de nos grands principes en tant que paramètres-clés de la lutte irrégulière. B. Le renseignement et l’initiative comme clés du succès. L’acquisition d’information et la maitrise de l’initiative ont toujours été à la base de la réflexion militaire, l’une est indispensable à la préparation d’une opération et l’autre, permet de conserver une marge de manœuvre plus importante que celle de son ennemi. Elles sont profondément interdépendantes, c’est pourquoi elles ont un poids aussi déterminant dans la réussite ou l’échec des opérations. Dans le cadre de la lutte irrégulière, cette importance est démultipliée du fait de la centralité des populations et de leurs opinions dans la stratégie des belligérants. 1. Le renseignement Nous nous intéresserons tout d’abord au renseignement. Il nous faut, premièrement, définir ce que nous entendons par ce terme. Wikipédia nous fournit cette définition : « le renseignement est une discipline militaire qui se concentre sur le recueil, l'analyse et la diffusion d'informations, sur l'activité adverse, ses moyens, ses méthodes, le terrain, et tout domaine pouvant présenter un intérêt militaire51 ». Le renseignement concerne donc un spectre très large de données puisqu’y sont centrées toutes les informations susceptibles de présenter un intérêt militaire. Dans le cadre de la lutte irrégulière, cela regroupe l’ensemble des données capables d’avoir un impact sur la légitimité et l’adaptation de la force d’intervention, ainsi que sur la marginalisation de l’ennemi irrégulier. Autrement dit, le renseignement doit être en mesure de couvrir l’ensemble des opérations menées au sein d’une stratégie d’intervention et de stabilisation. Pour cela, le renseignement doit faire l’objet d’une coopération entre les différents services de l’Etat et entre les différentes sciences humaines. Plus que tout autre champ d’action, le renseignement doit se montrer le plus englobant possible. Le décloisonnement et le partage d’informations doivent être les nouvelles règles afin de mieux saisir la complexité du théâtre d’opérations. Davantage que la connaissance normative des hommes et des structures, la compréhension de leurs motivations, objectifs et lignes de force s’avère la plus importante. Il s’agit de pénétrer leur univers mental, ce qui suppose de s'appuyer moins sur les ressources technologiques qu'humaines, et d'intégrer totalement le renseignement dans le processus de décision. En effet, il est des choses comme la culture qu’il est impossible d’appréhender dans toute sa complexité simplement par l’outil technologique. La force d’intervention doit faire l’expérience du fossé séparant les deux cultures, pour véritablement comprendre les ressorts de la société dans laquelle elle intervient. Nous rappelons que la guerre irrégulière prend place « au milieu des populations », les soldats de la force d’intervention doivent donc être visibles 51 Définition du renseignement militaire donnée par Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement_militaire) Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 51 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 et accessibles. En descendant de leurs véhicules blindés, en réinvestissant les rues des villes, en dialoguant avec les locaux, les soldats pourront créer des contacts et d’obtenir de précieux renseignements. La recherche de contacts parmi les populations doit être permanente, elle assure un échange continuel entre la population et la force d’intervention, à même d’alimenter les processus de « feed back » et de corriger les opérations en cours ou futures. La création de réseaux de contacts parmi toutes les couches de la population est donc à rechercher. En revanche, dans les interventions contemporaines, le renseignement est essentiellement focalisé autour de la répression. Traumatisé par les attaques terroristes des années 2000, l’Occident a considérablement investi dans ses services de renseignement et la haute technologie, notamment dans la surveillance des télécommunications internationales, ce qui lui a permis d’obtenir une capacité de réaction très intéressante, nombre d’attentats ayant pu être déjoués grâce à ces investissements. Toutefois, cette démarche n’est pas sans conséquence, car en se focalisant sur la haute technologie et la répression, le renseignement contemporain contribue à la création de ses futurs ennemis, il refuse de prendre en compte les revendications d’une population donnée et applique une politique de la tolérance zéro qui tend à exacerber les frustrations. Comme le dit Stéphane Taillat52, il s’agit d’une stratégie d’attrition et de dissuasion, « [attrition] car il s’agit d’épuiser les capacités des organisations insurgées à régénérer leurs rangs, notamment en spécialistes et en chefs. Dissuasion car la pression constante exercée sur ses membres doit les conduire à privilégier leur propre protection, à limiter leurs opérations, et les expose donc à un affaiblissement de leurs capacités de subversion ». L’auteur est d’ailleurs bien conscient du danger de cette stratégie, entre l’augmentation des soutiens aux organisations irrégulières visées, et le risque probable d’une montée aux extrêmes. La connaissance et la compréhension globale d’une société sont bien plus gourmandes en temps et en effectif mais les données obtenues laissent entrevoir une solution de long terme au conflit. Nous pouvons parler de renseignement préventif. A l’inverse, le renseignement qui vise à la traque et à l’élimination des menaces (renseignement répressif) est un cycle perpétuel, où la solution n’est jamais que temporaire, jusqu’à l’apparition d’une nouvelle menace. Ces quelques considérations autour du renseignement nous amènent à prendre connaissance d’un aspect tout à fait fondamental des opérations militaires, la nécessité d’obtenir et de conserver l’initiative. Celle-ci dépend en grande partie des informations obtenues, plus un renseignement est pertinent et plus les décideurs politiques et militaires conserveront une marge de manœuvre supérieure à celle de leurs ennemis. 52 Stéphane TAILLAT, La contre insurrection au XXIème siècle, Histoire et Stratégie, n°16, Octobre-décembre 2013, pp 46-50. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 52 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 2. La maitrise de l’initiative L’initiative est la capacité à agir le premier dans un contexte d’incertitude. Elle induit donc une importante prise de risque, celui de se découvrir face à un ennemi. Ce risque est toutefois largement compensé par les bénéfices attendus de la prise d’initiative, agir le premier oblige, en effet, l’adversaire à rester dans une posture réactive. Il se retrouve dans l’urgence, il doit d’abord contrer notre initiative avant de pouvoir mettre à exécution ses plans d’actions. L’initiative permet donc de se mettre à l’abri des coups inattendus et d’envisager toutes les réactions possibles de notre adversaire. La surprise est donc rarement au rendez-vous, tandis que l’adversaire qui subit notre initiative doit à chaque fois évaluer un large spectre d’éventualités. Il passe ainsi beaucoup de temps à imaginer quelle sera notre prochaine action, et mobilise toutes ses ressources en ce sens. La capacité d’action de l’ennemi est donc amoindrie. Cette initiative se traduit également par le pouvoir d’influencer le comportement et les actions de son adversaire. Quel que soit le domaine envisagé, l’initiative réduit le champ des possibles de l’adversaire, qui sera ainsi forcé d’agir en fonction de nos conditions. Nous avons déjà évoqué cette nécessité dans le cadre de la lutte irrégulière à l’occasion de notre chapitre sur l’importance des médias, (dans une guerre de perceptions, il est en effet primordial de parler et de communiquer le premier sur les opérations menées), mais l’initiative doit être recherchée dans tous les secteurs de la lutte. Prenons pour exemple le conflit malaisien qui vit s’opposer les forces d’intervention anglaises à un mouvement irrégulier communiste. Le Parti Communiste Malais, prenant l’initiative, exposa ses revendications de lutte, dont la principale était l’indépendance de la colonie anglaise. Avec un tel objectif, le mouvement irrégulier ne pouvait que s’assurer l’approbation d’une partie de la population et une légitimité importante sur la scène internationale. La puissance coloniale de l’époque, au contraire, se voyait imposer les « règles du jeu » ; elle ne pouvait dès lors agir qu’en réaction face à cette proclamation. Soit elle s’y opposait, et dans ce cas, elle serait considérée comme l’artisan du conflit, l’obligeant sans cesse à justifier son intervention, et handicapant son action par un manque de légitimité qu’elle devrait rattraper. Soit elle acceptait la revendication d’une grande partie du peuple malaisien, coupant ainsi « l’herbe sous le pied » des communistes. C’est d’ailleurs ce qu’elle fit en promettant l’indépendance, à condition que celle-ci se fasse selon ses propres conditions. La revendication première des irréguliers n’eut donc plus lieu d’être, l’initiative fut perdue au profit des anglais et ce fut à leur tour d’imposer leur vision du conflit aux irréguliers. En posture réactive, les irréguliers ne purent se résoudre à accepter les conditions anglaises, ils perdirent et leur légitimité et l’initiative. Ils ne sauront pas la regagner face aux troupes des généraux Briggs et Templer, et perdront de ce fait, le conflit. On voit donc à quel point l’initiative est importante, elle conditionne les marges de manœuvre allouées aux belligérants. Le passage précédent nous montre également que l’initiative, si elle est d’abord perdue, peut par la suite être regagnée. Son obtention et sa conservation n’ont pas de caractère définitif et sont remises en cause en permanence. Il appartient aux acteurs de s’en emparer. Pour cela, nous devons là encore faire référence au renseignement, la prise Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 53 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 d’initiative implique l’obtention de renseignements fiables capables de délimiter le cadre des opérations futures. Dans l’exemple cité, la reprise de l’initiative s’est traduite par un réajustement de la stratégie d’intervention aux attentes de la population, attentes qu’il avait fallu étudier et connaître. Enfin, il nous faut rappeler que l’initiative concerne bien entendu tous les échelons d’une opération, au niveau stratégique, avec la mise en place d’une vision politique et d’un plan d’actions clair, au niveau opérationnel, avec le respect des principes évoqués précédemment, et enfin, au niveau tactique, avec une autonomie importante accordée aux décideurs politiques et militaires locaux dans la définition de leurs actions. Nous laisserons à David Kilcullen le soin de résumer l’importance de l’initiative dans la lutte irrégulière : « Dans la contre-insurrection, l’initiative est tout. Si votre ennemi réagit à ce que vous faites, c’est vous qui contrôlez la zone. A condition que vous mobilisiez la population, vous gagnerez. Si c’est vous qui réagissez à l’ennemi –même si vous en tuez ou capturez beaucoup –, c’est lui qui contrôle l’environnement et à la fin vous perdrez 53». L’auteur préconise donc de ne pas rentrer « dans le jeu » des irréguliers. Ces derniers auront pour objectif de paralyser l’initiative de l’intervenant. Par une série d’attaques et d’esquives, ils se montreront en mesure d’accaparer de plus en plus de moyens si l’intervenant se concentre sur leur destruction. Au contraire, en refusant de répliquer et en se focalisant sur les populations, l’intervenant sortira de sa posture réactive. En inventant ses propres solutions au contact de la population, il obligera l’irrégulier à réagir. Et si la réaction prend la forme d’une attaque, les forces d’intervention seront plus à même de réagir qu’elles seront en position de défense, sur leur propre terrain. Les irréguliers perdront ainsi l’initiative et une partie de leur efficacité militaire. II - L’usage de la force et de la violence : quel degré appliquer ? Nous aimerions maintenant nous pencher sur l’usage de la force et de la violence par les armées d’intervention dans un conflit irrégulier. Nous avons jusqu’à présent insister sur la nécessité pour ces forces de circonscrire l’usage de la violence à un niveau jugé tolérable par les opinions publiques. Nous verrons que l’adéquation entre les attentes des opinions internationales et les nécessités de la guerre n’est pas chose aisée. Bien souvent, du fait de l’extrême médiatisation des conflits contemporains et de la tension inhérente à un conflit au sein des populations, la violence apparait difficilement contrôlable. Nombre d’auteurs se positionnent d’ailleurs pour une réhabilitation de son usage massif lors de ce type de conflit. Il nous appartient d’éclairer l’impact d’une telle violence sur les belligérants et la conduite du conflit. 53 David KILCULLEN, « Vingt huit principes fondamentaux pour la contre insurrection », op. cit., pp. 765-766. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 54 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 A. La légalité des moyens d’action Il nous faut revenir au principe de légitimité des actions dans le cadre de la guerre irrégulière. L’emploi de la force et de la violence par la puissance intervenante ne doit ainsi pas échapper aux considérations du Droit International. Les démocraties n’ont en effet pas le même éventail d’options dans la lutte contre les irréguliers, que par exemple une dictature. Alors qu’une dictature peut employer une terreur généralisée sans égard aux réactions que celle-ci provoquera, les démocraties sont censées conserver un certain nombre de principes, au nombre desquels figurent le respect des libertés individuelles et le respect des Droits de l’Homme. Le dévoiement moral condamné internationalement par les démocraties pour l’usage de pratiques telles que la torture, les assassinats, ou les punitions collectives est à prendre très au sérieux dans un conflit où la perception des opinions publiques joue un rôle aussi crucial. Nous en avons un exemple terriblement concret dans notre actualité avec le conflit dans la bande de Gaza, qui oppose l’armée israélienne au mouvement du Hamas. Depuis le début du conflit, Tsahal est régulièrement condamné par les opinions publiques internationales pour son usage massif de la violence et son action contre les civils palestiniens. Bien entendu, le Hamas n’est pas étranger à la mise en scène médiatique des carnages, mais c’est un fait, les bombardements israéliens ont causé la mort de nombreux civils (1400 à l’heure où nous écrivons ces lignes, dont près de 250 enfants). Les opinions internationales ne peuvent en effet rester insensibles aux images d’enfants désarticulés parmi les décombres. Les bombardements israéliens et le traitement médiatique de la guerre à Gaza. 1. Un usage de la terreur contreproductif Dans ce type de conflit, la tentation est très forte pour les armées intervenantes de sortir de la légalité, nous l’avions évoqué à l’occasion du traitement des irréguliers détenus. Face à un ennemi insaisissable et à une partie de la population hostile à l’intervention, les forces démocratiques subissent une pression très importante qui peut les amener à recourir à une violence importante. Nous renvoyons ici à l’excellent article de Marc Hecker, Du bon usage de la Terreur 54, pour l’analyse des conséquences de ce type de situation. Face à un adversaire usant généralement de la Terreur pour obtenir le soutien de la population et déstabiliser le pouvoir légal, la force 54 Marc HECKER, « Du bon usage de la Terreur », Focus Stratégique, Ifri, n°6, avril 2008, 33 pages Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 55 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 intervenante pourrait être tentée d’utiliser une violence similaire. L’expression « terroriser les terroristes » répond à cette problématique et est soutenue par certains grands noms de la stratégie moderne, Edward N. Luttwack55 entre autres. Il s’agit de dissuader les terroristes d’user de la violence par l’importance des représailles que celle-ci engendrerait (le recours à la torture y étant également très fréquent). Charles Krauthammer56, cité dans l’article de Marc Hecker, évoque une théorie originale censée justifier de l’utilisation de la torture contre les terroristes. Cette règle est connue sous le nom de ticking time bomb theory, où l’utilisation de la torture est dite acceptable, lorsque plane un danger imminent et vital. Il cite l’exemple d’un terroriste ayant placé une bombe au milieu des populations qui, si elle n’était pas découverte, causerait de nombreuses victimes. La torture est alors censée donner aux autorités la capacité de réaction face à ce danger ; pour Krauthammer, il s’agirait même d’un « devoir moral ». Or, comme le souligne Marc Hecker, « si l’on estime que le fait de torturer est légitime pour empêcher une explosion imminente, pourquoi ne serait-il pas légitime de torturer pour savoir qui sont les combattants qui déposeront des bombes demain ou après-demain ? »57. A une échelle plus importante, un pouvoir intervenant pourrait être tenté d’appliquer cette Terreur non seulement aux irréguliers mais également aux populations d’un théâtre d’opération. En visant à « sur-terroriser » les populations, le pouvoir intervenant démontre par les faits que le soutien aux irréguliers s’avère bien trop couteux ; la neutralité n’étant plus une option, les populations sont contraintes de se ranger dans le camp de l’intervention pour éviter une violence généralisée. A ce titre, les tenants de l’usage de la Terreur rappellent à des fins de validation empirique, les célèbres exemples historiques d’usage de la Terreur « efficaces » envers les populations. Nous évoquerons par la suite quelques-uns des exemples les plus couramment cités au cours de nos lectures. Ainsi sont citées en France, les « colonnes de feu » de Bugeaud, qui pendant la colonisation de l’Algérie, usaient des techniques de la razzia et de la terre brûlée contre les populations autochtones pour les dissuader de tout soutien à Abd el-Kader. La stratégie de Terreur développée par Bugeaud a notamment rencontré un grand écho en la personne du maréchal Gallieni qui s’évertuera lors de sa carrière à perfectionner les méthodes de pacification dans les territoires colonisés. La bataille d’Alger de 1960 sert elle aussi de référence ; quand les parachutistes du colonel Massu usaient méthodiquement de la torture pour obtenir des renseignements et installer la peur chez les populations. L’action des forces britanniques en Malaisie est elle aussi aujourd’hui remise en cause par certains penseurs. Sir Gerald Templer, considéré comme l’inventeur de l’expression 55 Edward N. LUTTWACK, « Les impasses de la contre insurrection », Politiques étrangères, 4-2006, pp. 849861. 56 Charles KRAUTHAMMER, « The Truth about Torture. It’s time to be honest about doing terrible things », The Weekly Standard, 12 mai 2005 in Marc Hecker, « Du bon usage de la terreur », op. cit. 57 Marc HECKER, Ibid. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 56 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 « conquête des cœurs et des esprits », a certes pu mettre en place une stratégie d’usage de la force minimale qui s’est vue couronnée de succès, mais il aurait bénéficié en ce sens de l’action du général Harold Briggs, promoteur du déplacement forcé de la population chinoise de Malaisie au sein de hameaux stratégiques. Pour les défenseurs d’une telle doctrine, « en période de guerre, l’efficacité tactique doit primer, quitte à faire parfois quelques compromis avec la morale58 ». Notre propos n’est assurément pas d’aller à l’encontre de ces faits historiques et de la validation empirique qu’ils apportent. Nous admettons volontiers que la Terreur et son avatar le plus fréquent, la torture, aient pu servir de manière efficace la lutte contre les mouvements irréguliers. Selon les mots même d’Edward Luttwack, « un massacre de temps à autre était un avertissement efficace pour une décennie »59. En revanche, nous aimerions insister sur les importants changements qu’ont connus nos sociétés depuis l’avènement de la mondialisation. Le poids prépondérant des médias et de l’opinion publique au sein de la vie politique de nos sociétés est une donnée que les auteurs les plus radicaux semblent parfois omettre. Il faut se rendre au constat de Marc Hecker, malgré leurs effets de court-terme, de telles pratiques seraient totalement contreproductives sur le long terme. L’objectif de l’intervention étant d’amener les populations à rallier un projet politique, l’usage d’une violence immodérée aurait plutôt tendance à détourner les populations de ce projet, la terreur n’ayant que pour effet d’écorner la légitimité de la puissance intervenante. Aussitôt l’intervention terminée, les conflits ressurgiront, personne n’étant prêt à participer à un projet imposé par un pouvoir étranger dans de telles conditions. Il existe, d’autre part, une profonde asymétrie dans le recours à la force envers les populations, entre l’intervenant étranger et l’irrégulier. Une asymétrie qui se trouve très clairement exprimée dans cette citation de François Géré : « L’un des belligérants est chez lui et peu importe que sa violence s’exerce puisqu’elle s’exerce dans le cadre d’une culture commune avec la population. L’intervenant extérieur lui ne peut pas se permettre les mêmes comportements. Le même châtiment ne comporte pas la même valeur symbolique selon l’appartenance de celui qui l’inflige. Ainsi, tout comportement mimétique constitue en soi une erreur stratégique.60 » C’est donc sans nul doute et à contrario des positions prises par Luttwack que nous rejetons totalement l’usage de la Terreur comme moyen de lutte contre l’irrégulier. Bien que pouvant apporter une solution momentanée à un conflit, si les revendications des mouvements vaincus ne sont pas prises en compte, elles ressurgiront tôt ou tard, et avec d’autant plus de force que la répression aura été féroce. Ce souvenir terrible agira alors comme agent mobilisateur pour 58 Marc HECKER, Ibid, p.13 59 Edward LUTTWACK, « Les impasses de la contre insurrection », op. cit. 60 François GERE, « La contre insurrection à l’âge informationnel : le cas afghan », in COUTAU-BEGARIE Hervé, Stratégies irrégulières, op. cit., pp 702-730 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 57 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 la population qui sera peut-être plus encline à identifier son destin à celui du groupe irrégulier luttant au nom de ces principes. Ce point de vue peut être étayé par la célèbre formule de Général Juin du 6 mai 1945 qui, après avoir sévèrement réprimé les manifestations de victoire du peuple algérien à Sétif, aurait dit : « Je vous ai donné la paix pour dix ans ». La Terreur, en effet, n’a que des effets momentanés et ne résout aucun des problèmes soulevés par les populations. Ceux-ci ne peuvent dès lors que réapparaitre. Le constat du Général Juin s’est avéré cruellement exact ; en 1954, la Guerre d’Algérie débutait. 2. Les sévices et les brimades, une alternative à la Terreur ? Compte tenu des modifications profondes de la guerre irrégulière et de l’importance des opinions publiques internationales, les armées occidentales sont toutefois peu susceptibles d’avoir recours à de telles méthodes. L’utilisation de brimades et de sévices est en revanche plus probable, comme à l’occasion des nombreux scandales lors de l’intervention en Irak. « N’arrivant ni à protéger les populations ni à les « sur-terroriser », il arrive aux troupes engagées dans une campagne de contre-insurrection d’opter pour une solution intermédiaire : les brimades, les sévices et, en définitive, l’humiliation61. » Les sévices commis dans l’enceinte de la prison d’Abu Ghraib relèvent de cette logique d’humiliation. Les corps nus empilés dans des positions grotesques, à côté de soldats américains souriants ont choqué les opinions publiques internationales. Face à un ennemi non déclaré, caché au milieu des populations, dont les attaques sont très souvent meurtrières, les soldats intervenants sont soumis à une très forte pression psychologique. La frustration de se sentir pris pour cible sans possibilité d’atteindre l’adversaire, conduit à un stress important qu’il faut évacuer sous peine de fracture psychologique. L’ennemi étant partout et nulle part à la fois, les soldats opèrent une simplification de la situation en considérant tout ce qui est étranger comme un ennemi, population y compris. La violence envers les populations, sous forme de brimades et d’humiliations, apparait alors comme une manière d’évacuer cette pression. L’humiliation de l’Autre a plusieurs objectifs psychologiques ; il s’agit de nier le pouvoir que l’Autre exerce sur nous, et la peur que nous ressentons face à lui. 61 Marc HECKER, « Du bon usage de la terreur », op. cit., page 19 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 58 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Sévices dans la prison d’Abu Ghraib Le conflit irakien est d’ailleurs particulièrement révélateur des défaillances psychologiques des armées occidentales dans un conflit irrégulier. Le nombre très important de soldats atteints de syndromes post-traumatiques ou les taux très élevés de suicide au sein de l’US. Army à la suite du conflit, conduisent à ce constat et à une réflexion sur la manière de gérer l’accompagnement psychologique des forces en situation de conflit irrégulier. Le constat de l’auteur est toutefois implacable, l’usage de telles méthodes n’aurait qu’un effet : le renforcement du mouvement irrégulier. La soif de revanche, qui animerait alors les irréguliers et les populations, se retournerait contre la force d’intervention. La légitimité de la puissance intervenante serait considérablement remise en cause au niveau local, et par réaction, le projet porté par les irréguliers apparaitrait d’autant plus acceptable. La propagande irrégulière n’ayant de cesse de condamner le dévoiement moral des Etats occidentaux, les sévices et brimades envers les populations ne pourraient qu’accréditer cette thèse aux yeux des opinions publiques. Au niveau international, le pays intervenant serait condamné par les opinions publiques, y compris à l’intérieur même de ses frontières. Une partie de la population, sensible à la violence, se montrerait alors beaucoup plus rétive quant à la nécessité de l’intervention. Les enjeux du théâtre d’opération n’étant pas vitaux pour le pays démocratique, la population ferait pression pour que l’intervention cesse, occasionnant la défaite du camp occidental au profit des irréguliers. Laissons donc conclure Marc Hecker : « Toute démocratie tentée par la généralisation et la systématisation des méthodes de terreur [(torture, meurtres, bombardements stratégiques,…)] parviendra peut-être à des résultats tactiques mais risque fort d’hypothéquer ses chances au niveau stratégique. Autrement dit, sauf à être engagé dans une guerre totale comparable aux deux conflits mondiaux, une démocratie ne peut se permettre d’appliquer une stratégie de terreur. Ceci découle de la conjonction d’un pur raisonnement stratégique et de la place structurelle de la morale en démocratie. Cette première conclusion doit être considérée comme une règle à laquelle toute démocratie engagée contre un adversaire asymétrique devrait se plier, sous peine de défaite probable62. » 62 Marc HECKER, Ibid, p. 27 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 59 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Il faut toutefois se souvenir que dans le cadre d’un conflit, la violence est inévitable, et que l’usage de certaines méthodes doit faire l’objet d’une étude sérieuse sur ses possibles conséquences. Il faut ainsi s’entendre sur ce qui peut être rangé dans le cadre d’une Terreur stratégique organisée, et ce qui relève de la conduite de la guerre irrégulière, à titre d’exemple, quelle place donner aux déplacements forcés de population ? aux attaques de drones ?...etc. B. La crédibilité dans l’usage de la force Si l’usage de la force est bel et bien encadré par un certain nombre de restrictions propres aux démocraties, elle n’en reste pas moins indispensable dans les guerres irrégulières. Elle conditionne en grande partie la crédibilité de l’intervention. Elle fait état de la volonté de la puissance d’intervention, elle lui permet de s’imposer comme un acteur du conflit et démontre aux populations locales comme aux opinions internationales, sa détermination à assurer la stabilisation du théâtre d’opération. Nous rappelons que la guerre irrégulière ne peut être résolue que globalement au niveau politique, mais pour permettre la mise en application d’un projet de stabilisation, l’usage de la force est bien souvent nécessaire. « Elle doit agir à la fois contre les mouvements violents et au profit des populations locales : par la force et au niveau stratégique contre les uns, par l’assistance et au niveau tactique au profit des autres.63 » Il ne s’agit pas de considérer la force militaire pour elle-même. A l’image de ce que nous avions évoqué précédemment dans notre seconde partie, la force militaire doit être contextualisée. Elle doit faire l’objet d’une intégration plus globale, prendre part à la communication des forces d’intervention. C’est bien sous le prisme de la communication qu’il faut aujourd’hui considérer les conflits irréguliers, qui sont essentiellement, nous le répétons, des conflits de perceptions. Dès lors, comme le dit le Général Vincent Desportes : « L’usage violent des armes s’avère d’ailleurs initialement souvent le plus important ; en effet, d’une part il est le plus audible et, d’autre part, le fracas initial des armes est fréquemment indispensable pour imposer « le silence stratégique » dans lequel pourront être entendus les autres vecteurs de communication64 ». L’exemple le plus parlant est peut-être l’intervention de la coalition internationale en Afghanistan, les talibans ont à l’époque rapidement été chassés du territoire par le recours à la force armée, offrant ainsi une fenêtre d’opportunité importante à la stabilisation du pays. Toutefois, comme nous le disions, la force militaire considérée pour elle-même n’est rien, elle ne peut à elle seule gagner les conflits irréguliers. Elle a la capacité de pallier en début 63 Serge DUVAL, Thierry MARCHAND, Dionigi LORIA, Benoît HOUSSAY, Thierry OROSCO, Vaincre la guerre irrégulière, op. cit., page 31. 64 Vincent DESPORTES, La Guerre Probable. Penser autrement, op. cit., p. 143 Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 60 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 d’intervention au déficit de légitimité locale de la force d’intervention mais elle ne saurait s’y substituer. Reprenons l’exemple précédent de l’intervention en Afghanistan pour s’en convaincre. Les forces alliées n’ont pas respectées les principes de la lutte irrégulière, notamment en termes d’adaptation. Retranchées au sein de forts, elles n’ont pas su saisir les attentes des populations, qui bien souvent entraient en contradiction avec la mise en place d’un pouvoir central fort tel que le voulaient les américains et leurs alliés. Elles se sont progressivement coupées des populations, permettant ainsi le retour des talibans qui eux, se sont insérés au milieu des populations. Dès lors, l’usage de la force s’est substitué à la légitimité des intervenants. Les Talibans en Afghanistan L’exemple de l’Afghanistan nous permet d’évoquer un autre aspect essentiel de la crédibilité des forces d’interventions. Il est préférable de privilégier des objectifs limités, clairs et à forte valeur symbolique pour l’adversaire irrégulier, (ce qui rejoint la notion de traitement médiatique des cibles). Les opérations d’envergure ou la chasse aux talibans ne sont pas des options viables pour la force d’intervention. Elle y engage des troupes et des moyens qui seraient bien mieux investis ailleurs. D’autant plus que traquer des talibans retranchés au sein d’un environnement qu’ils connaissent parfaitement peut être dangereux, car les forces d’intervention s’exposent aux embuscades et à la perte de leurs soldats ; ce qui affecte en grande partie leur crédibilité, et nuit à l’image de l’intervention. Il est nécessaire au préalable d’évaluer l’impact de toute action sur le soutien destiné à l’adversaire irrégulier. Les populations seront-elles plus nombreuses à soutenir l’irrégulier, suite à cette action, ou au contraire, moins nombreuses ? En Afghanistan, cette méthodologie a fait défaut avec des conséquences très importantes. La culture afghane promeut un fort sens de l’honneur et de la justice, où la vengeance familiale et clanique joue un rôle très important. Pour chaque afghan tué lors de ces opérations d’envergure, y compris chez les talibans, les forces d’intervention se sont créées de nombreux ennemis. Tous n’allèrent surement pas combattre dans les rangs des talibans mais peut-être adoptèrent-ils une attitude plus conciliante envers leur lutte. En tout état de cause, aucun ne choisit de soutenir l’intervention... La tâche des forces armées ne se limite cependant pas aux opérations militaires. Les conflits irréguliers marquent en effet une tentative de fusion entre les forces militaires et de police Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 61 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 pour les puissances intervenantes. On peut ainsi observer un double processus de militarisation des forces de police, tandis que, dans le même temps, les forces armées seront amenées à emprunter des procédures et tactiques policières. La nécessité de couvrir efficacement tous les espaces de la lutte irrégulière induit ce brouillage de frontière entre les forces armées et la police. Les distinctions entre ce qui relèverait de l’interne et de l’externe, de la violence à petite échelle contre celle à grande échelle, ne sont pas bien adaptées aux conflits irréguliers. L’important est pour l’intervenant de montrer que sa présence s’étend à tous les espaces et ainsi marginaliser l’adversaire irrégulier en le coupant de la population. Plus généralement, les forces d’intervention doivent se montrer extrêmement souples et flexibles dans leur usage. Elles ne doivent pas répondre à un arbitrage entre conflits de haute intensité et conflits irréguliers, mais intégrer les deux concepts et savoir passer de l’un à l’autre de manière souple. Cette fluidité de la force a également pour objectif de manipuler l’adversaire irrégulier. « Il s’agit tout à la fois de pouvoir alterner concentration et dispersion des moyens, de limiter la perception par l’adversaire irrégulier des actions réellement engagées, et de conduire des manœuvres de diversion et de déception spécifiques65 ». Pour cela, le dispositif militaire doit être constitué d’éléments modulaires et flexibles à même d’augmenter la réactivité des forces. La nécessité d’améliorer la coordination entre les différents ensembles, (« l’interopérabilité »), doit concerner l’ensemble des acteurs du conflit irrégulier. Elle doit devenir la règle au sein des forces militaires intervenantes mais pas uniquement, puisque cette interopérabilité doit également prendre en compte les organismes et les services non militaires. Il s’agit d’une approche globale et cohérente qui doit conduire vers une meilleure crédibilité de l’intervention, et qui prend en compte tous les aspects de l’usage de la force. La force doit donc être comprise comme une des composantes de l’intervention ; loin d’en être la principale, elle assure tout de même une certaine crédibilité aux intervenants, l’engagement physique confortant leur détermination aux yeux de tous. Les forces mobilisées doivent donc être conséquentes et capables de repousser les irréguliers, au sein d’une vision politique claire, seule caution de légitimité pour l’intervention. En conclusion de cette partie relative à la conduite de la lutte irrégulière, il nous semble important de rappeler qu’il ne peut exister de solution stratégique unique aux conflits irréguliers. Chacun d’eux est particulier et doit être appréhendé dans toute sa diversité. Les principes présentés, l’importance du renseignement ou encore l’adéquation dans l’usage de la force, n’ont pas d’autres buts que de saisir leurs particularités et de s’y adapter du mieux possible. Le débat autour des préférences stratégiques pour le recours à l’approche indirecte ou directe est suffisamment illustrateur de ce constat. Là encore, personne ne détient LA solution. 65 Document PIA-OO-180. Concept des Opérations contre un Adversaire Irrégulier. Etat Major des armées. N°131 DEF/CICDE/NP du 22 mai 2008. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 62 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 Chaque situation étant dépendante d’un contexte stratégique et culturel donné, c’est aux forces en présence de donner la priorité à tel ou tel mode d’action après étude précise des spécificités du théâtre d’opération. « Faire » ou « faire faire » ont chacun leurs points forts et leurs faiblesses qu’il s’agira de savoir exploiter au mieux. Les échelons locaux sont les mieux placés pour faire ce choix. Imposer une vision politique claire et des objectifs stratégiques réalisables est le rôle des plus hautes instances décisionnelles. Les responsables militaires et politiques doivent travailler en étroite collaboration et coopération. C’est une constante de l’histoire des guerres irrégulières, la collaboration des décideurs politiques et militaires entraîne très souvent le succès. A l’inverse, les dissensions amènent des errements et finalement la défaite. Nous l’avons souligné à de multiples reprises, la lutte irrégulière doit faire l’objet d’une approche globale, politiques et militaires doivent être considérés comme les deux faces d’une même pièce, celle qui conduira au succès de l’intervention. Mais une fois fixés les objectifs stratégiques et la vision politique d’ensemble, la progression de l’intervention doit être laissée aux échelons tactiques, l’échelle locale étant la mieux placée pour saisir un contexte particulier et œuvrer à sa stabilisation. La multiplication des solutions proposées par les différents commandements locaux permettra une meilleure appréhension des spécificités du conflit et évitera la généralisation de « recettes stratégiques » mal adaptées. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | Les fondamentaux de la lutte irrégulière 63 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 CONCLUSION A travers notre étude sur la guerre irrégulière, nous espérons avoir su répondre avec clarté à notre problématique de départ : expliquer pourquoi l’Occident, qui possède les armées les plus puissantes au monde, éprouve autant de difficultés dans les conflits irréguliers. Notre argumentation s’est décomposée en trois grandes parties, la première traitant des évolutions de la guerre irrégulière au XXIème siècle. Nous avons ainsi vu que la mondialisation avait offert aux mouvements irréguliers, un contexte adapté à leurs modes d’action. L’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la place prépondérante que prenaient aujourd’hui les médias et l’Internet, avaient su être exploitées efficacement par les irréguliers au détriment des démocraties occidentales, pourtant à l’origine de leur essor. La diffusion de technologies dans les sociétés civiles avait également bénéficié à ces mouvements qui en avaient profité pour répercuter leur action à une échelle mondiale. L’usage du terrorisme en tant que principal mode d’action suivait cette logique de publicité mondiale à moindre frais. Celui-ci se montrait particulièrement adapté face à des sociétés occidentales très sensibles à la violence, occasionnant des réactions complètement disproportionnées. Face à ce renouveau irrégulier, les démocraties occidentale n’avaient pas su réagir, handicapées par un certain nombre de difficultés : des économies en perte de vitesse, la nécessité d’agir au sein de coalitions internationales ou encore, la montée des mécontentements face à la domination occidentale. En témoigne notre seconde partie qui encourage les démocraties occidentales à repenser leur interventionnisme et leur usage de la force. Elle recense dans un premier temps les mauvaises justifications mises en avant dans la décision d’intervention, une erreur importante lorsque l’on connait la prépondérance de la légitimité dans la réussite ou l’échec d’une intervention. Nous avons ensuite cité un courant d’auteurs pessimistes quant à la conduite de la guerre irrégulière, pour qui les conditions stratégiques à une intervention étaient de toute façon en défaveur des démocraties occidentales. Enfin, nous avons évoqué l’inadaptation de la doctrine militaire venue des Etats-Unis pour intervenir au sein de conflits irréguliers, poussant notre réflexion jusqu’à reconsidérer la nécessité de la haute technologie et de la puissance de feu des armées occidentales. Ces outils avaient en effet tendance à se retourner contre les démocraties occidentales dans le cadre d’un conflit irrégulier. Dans notre troisième et dernière partie, nous avons voulu proposer une base à partir de laquelle créer une stratégie dans le cadre d’un conflit irrégulier. Nous avons pour cela évoqué certains principes propres à une bonne appréhension d’un conflit irrégulier qui, employés en bonne intelligence avec le renseignement et l’initiative, devaient permettre la réussite Thomas Beauvais - IEP Toulouse | CONCLUSION 64 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 probable d’une intervention. Enfin, nous terminâmes cette partie sur l’emploi de la force en conflit irrégulier, et les règles auxquelles cet emploi devait se plier. Ces parties et leur articulation nous permettent aujourd’hui d’envisager une réponse à notre problématique de départ. L’Occident éprouve autant de difficultés dans ce genre de conflits car les guerres irrégulières représentent une régression dans la perspective stratégique occidentale. Elles sont à l’opposé des conceptions stratégiques qui ont marqué la supériorité et la spécificité de l’Occident. Finie la bataille décisive qui a si longtemps marqué l’histoire militaire… Fini le monopole de la violence légitime qui caractérisait la légitimité des Etats…. Aujourd’hui il faut non seulement communiquer sur cette légitimité, la justifier et la démontrer mais l’usage de la force lui-même est devenu source de communication. Son utilisation s’impose donc comme restrictif par rapport aux réelles capacités des armées modernes, les opinions publiques ne pouvant accepter un emploi massif de la violence, dont les populations auront à pâtir. L’Occident s’est finalement montré trop arrogant après des siècles de domination, sa légitimité et son modèle sont aujourd’hui remis en cause. Il n’est plus le centre du monde, il se voit au contraire repoussé au sein du système international qu’il a lui-même créé. Les mouvements irréguliers ont su profiter de ses faiblesses et s’adapter aux nouvelles possibilités offertes à la fois par la mondialisation et la technologie. Ce n’est donc pas un manque de ressources ou un manque de savoir-faire qui amène les démocraties occidentales à autant de difficultés. Le problème est bien plus complexe car il s’agit maintenant pour l’Occident de repenser sa place dans le système international et de prendre en compte la multiplicité des points de vue et des cultures. Son modèle comme institution et puissance militaire n’est plus cité en exemple. L’imposition est de moins en moins une option alors que se développent les mécanismes de persuasion. L’Occident doit donc revoir son modèle en ce sens. Thomas Beauvais - IEP Toulouse | CONCLUSION 65 Les conflits irréguliers 2013 - 2014 BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES 1. BALENCIE Jean-Marc, DE LA GRANGE Arnaud, Les guerres bâtardes. Comment l’occident perd les batailles du XXIe siècle, Paris, Perrin, 2008, 174 pages. 2. 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