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l’Eglise doit être plus glorieuse que celle de Jésus, si on entend par « gloire » un éclat
purement extérieur. Jésus n’avait pas ce genre de gloire. On peut s’offusquer des richesses
déployées (offertes par les fidèles, et peut-être à un moment mal acquises) à des moments
différents dans la vie de l’Eglise. Mais Jésus n’a pas refusé d’entrer dans Jérusalem sur les
manteaux de ceux qui l’acclamaient, ni le précieux parfum de la pécheresse. Quand Judas fait
la réflexion qu’il aurait mieux valu donner la valeur du parfum aux pauvres, saint Jean
commente de manière cinglante : « Il disait cela non parce qu’il se souciait des pauvres, mais
parce qu’il était un voleur » [Jn 12, 6]. Rude leçon – et d’actualité. A bien d’autres époques,
comme la nôtre, il y a moins de splendeur matérielle, sinon le patrimoine qu’ont laissé ceux
qui étaient chrétiens avant nous. Aux XIIe et XIIIe siècles, il convenait de construire de
magnifiques cathédrales ; cela ne scandalisait personne. Ce serait mal perçu, à commencer par
les chrétiens eux-mêmes, d’entreprendre à notre époque des constructions de mêmes
proportions, au niveau des dimensions, des emplacements, des coûts et des investissements
humains. D’autres époques encore ont été carrément pauvres. Cela dépend aussi des endroits.
Les missionnaires ont souvent commencé leur travail d’évangélisation avec trois fois rien, et
ils n’ont pas commencé par construire des cathédrales gothiques. Et plus près de nous, les
curés de la France profonde ont vécu dans un dénuement certain – les « gros curés » de ville
pouvaient être bien plus confortables. J’ai pour ma part reçu un témoignage assez poignant du
prêtre qui a été nommé en premier poste curé d’Agnières en Dévoluy, dans le diocèse de Gap.
Il est allé chez le paysan pour demander deux bottes de foin, pour pouvoir dormir, pour ne
parler que de cela. C’était au début des années 1960.
Si l’Eglise est servante, elle ne saurait être au-dessus de son maître. Le principe de sa
croissance est le même qui a gouverné la vie terrestre du Christ : l’Esprit Saint. Si l’Eglise est
le Corps mystique du Christ, il faut s’attendre à ce qu’elle soit traitée de la même façon que le
corps humain de Jésus : tantôt bien reçu et bien soigné par les Marthe, les Zachée et les autres
mariés de Cana, tantôt flagellé et ridiculisé. Cependant, l’Eglise ne mourra ni ne ressuscitera
en tant que telle ; c’est là la destinée de chacun de ses membres, déjà unis à la mort et à la
Résurrection de Jésus dans le baptême. « Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le
Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en
pleine gloire » [Col 3, 3-4].
Il est par conséquent un peu risqué, ou du moins partiel, d’interpréter l’histoire de l’Eglise en
fonction des réussites mondaines. Les époques où toutes les paroisses, tous les couvents et
tous les séminaires étaient remplies n’étaient pas par le fait même les sommets de la vie de
l’Eglise. Un sociologue pourrait en venir à cette conclusion ; le chrétien doit être plus
circonspect. La vitalité de l’Eglise est un phénomène paradoxal. Tertullien (150 ?-220) a osé
dire que le sang des martyrs était la semence des chrétiens. D’apparents échecs ont, à terme,
porté des fruits. C’est la logique pascale, la logique de Pâques. Il n’y a aucune époque qui
n’ait offert son lot de saints de tout genre. En revanche, des chrétientés entières ont disparu
avant d’avoir fleuri. L’Afrique du Nord était profondément chrétienne pendant plusieurs
siècles ; après le départ des colons romains aux IVe et Ve siècles, ces églises ont peu à peu
périclité, avant même l’essor de l’Islam au VIIe siècle. Entre les deux guerres, les Pays-Bas et
la France fournissait chacun un quart des missionnaires prêtres au monde ; les églises de ces
deux pays n’en sont plus là aujourd’hui. Là aussi, la nostalgie peut nous jouer des tours ; elle
n’est pas réservée aux juifs. Ailleurs, même à nos jours, des églises naissent et fleurissent.
Puisque c’est le Seigneur qui a déclaré la pérennité à son Eglise dans ses promesses à Pierre,
nous n’avons pas à craindre qu’elle disparaisse ; mais nous ne pouvons pas présumer de la
façon dont elle continuera à vivre dans les temps à venir. Seule chose que nous savons, c’est
que tant que l’Eglise sera apostolique, et qu’elle célébrera les dons du Christ ressuscité, dans