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LE TEMPS DEUXIEME ENTRETIEN
Rappelons-nous pour commencer quelques éléments de l’entretien de ce matin. Le temps est
un aspect ou une dimension de la création, et nous sommes dedans. Nous savons mesurer le
temps par des unités de mesure plus ou moins conventionnelles. Les seules mesures naturelles
du temps que nous expérimentons sont la journée, et dans une moindre mesure la saison et le
mois. Ce sont des durées que nous pouvons décrire par le mouvement du soleil et de la
lune, et par l’état de la végétation et la température. C’est plus difficile de décrire une heure,
un semestre ou un siècle.
La détermination des dates est aussi conventionnelle et artificielle. Nous comptons les années
à partir du moment où nous pensons que le Christ est ; c’est donc par rapport à un
événement non pas cosmique, mais historique. En fonction de ce moment, la culture
chrétienne a établi son calendrier, qui peu à peu est devenu quasi universel. Et même dans ce
calendrier, il y a d’étranges phénomènes. Cervantès et Shakespeare sont morts le même
jour : le 23 avril 1616. Pour Cervantès c’était un mercredi, pour Shakespeare un samedi.
Comment expliquer cela ? Le phénomène s’explique par les calendriers en usage à la fin du
XVIe et le début du XVIIe siècle. Les savants au continent européen avaient constaté un écart
entre le calcul des dates et le mouvement des astres. Il a donc fallu corriger le calendrier en
cours, appelé le calendrier julien (introduite par Jules César en -46) en faisant sauter une
dizaine de jours et en introduisant une nouvelle façon de calculer, qui comprenait notamment
des années bissextiles. Ce saut s’est fait en Italie, France et Espagne (les pays catholiques) le
4 octobre 1582 du calendrier julien, dont le lendemain s’est appelé le 15 octobre 1582 selon le
calendrier grégorien (d’après le pape Grégoire XIII qui l’a promulgué) ; ce calendrier est
toujours en cours. Le 15 octobre 1582 est d’ailleurs la date de la mort de sainte Thérèse
d’Avila ; elle est morte dans la nuit du 4 au 15 octobre ! Ce calendrier dit grégorien a été
adopté au fur et à mesure dans les autres pays. En 1616, l’Angleterre ne l’avait pas encore
fait, ce qui explique que Shakespeare meure à la même date que Cervantès, mais pas le même
jour.
Le temps se présente donc comme un fil tendu, et personne ne sait qui en tient les deux bouts,
à moins de s’ouvrir à la révélation chrétienne. Nous sommes quelque part sur ce fil, à un
moment que nous définissions au fond arbitrairement. Nous pensons maîtriser le temps en le
mesurant, et il faut bien avouer que cela est très pratique. Mais mesurer, ce n’est pas encore
comprendre. Pour le comprendre, il faudrait connaître la source et la finalité du temps. Nous
avons vu comment la plupart des systèmes de pensée philosophique et religieuse proposent
une compréhension cyclique du temps : le temps tourne en rond sur lui-même, et d’une façon
ou d’une autre, tout revient. Nous avons également vu comment cette compréhension cyclique
du temps n’est pas stupide : les jours reviennent, les mois reviennent, les saisons reviennent,
alors pourquoi le temps en tant que tel ne reviendrait-il pas perpétuellement ? Et si c’est le
cas, l’histoire aurait son but en lui-même ; cette façon de voir est typique pour quelques
grands systèmes philosophiques les Lumières et trouve son sommet dans le marxisme.
La compréhension judaïque et chrétienne du temps n’est pas cyclique ; ce n’est pas un
« éternel retour du même ». Le principe de l’histoire est en dehors du temps, il est
transcendant, mais il s’y insère mystérieusement. Nous sommes bien à un niveau
proprement religieux, et non simplement philosophique. Le Dieu Créateur intervient dans le
temps qu’il a lui-même créé, il entre en conversation avec les hommes et les implique dans un
projet, et ainsi le temps devient histoire. Comme le projet de Dieu est un projet de salut,
l’histoire devient immédiatement une histoire du salut : un salut, justement, par lequel Dieu
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arrache les hommes et toute la création à la vanité et la stérilité des éternels retours. Avec
l’intervention de Dieu dans l’histoire, à partir de l’appel d’Abraham, le temps reçoit un sens,
une direction. Ce sens s’achève avec la venue de Dieu dans l’histoire dans la personne de son
Fils Jésus, et le temps qui a suivi n’est autre que la manifestation progressive des fruits des
dons de Dieu en Jésus Christ. Le temps et l’histoire se consommeront à la Parousie, le retour
glorieux du Sauveur, et deviendront éternité. La compréhension judaïque et chrétienne du
temps est donc linéaire, avec son sommet au centre. Le sens de l’histoire d’avant Jésus est
justement la préparation de sa venue, à travers l’élection d’un peuple et son éducation
progressive par les événements de son histoire et les paroles des prophètes ; le sens de
l’histoire ultérieure est la manifestation progressive du Royaume de Dieu, notamment par le
biais d’un nouveau peuple, unifié par Dieu : l’Eglise. Pour reprendre des images bibliques :
l’Ancienne Alliance est la préparation d’une bonne terre, Jésus est le grain de blé qui y tombe
et qui y meurt, le temps de l’Eglise est le temps ou le grain pousse et porte ses fruits malgré
l’ivraie, les pierres et les ronces, et la fin des temps sera la moisson.
Notre vie à nous se déroule à cheval sur ce que nous appelons les XXe et XXIe siècles après
Jésus Christ, les XXe et XXIe siècles de l’ère chrétienne ou du temps de l’Eglise. Nous
sommes situés par rapport aux événements majeurs de l’histoire de l’humanité. Nous y
occupons une place, chacun et chacune pour sa part, même si il y a un siècle personne ne
pouvait soupçonner notre arrivée et que d’ici un siècle plus personne ne se souviendra de
nous. Nous sommes des petites fibres dans cet immense tissu qu’on appelle temps ou histoire.
D’un côté, nous sommes des cadeaux que Dieu a faits à l’humanité, uniques et irremplaçables,
et de l’autre, nous ne sommes qu’une toute petite fibre dans le tissu que Dieu continue de
tisser. C’est que nous ne sommes pas pour inscrire notre nom dans des monuments de
marbre ; ils sont inscrits dans les cieux [Lc 10, 20]. Le monde passe avec ses convoitises (et
ses monuments de marbre), mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure à jamais [1 Jn 2,
17]. Dans notre vie aussi, à mesure de notre fidélité, les fruits du sacrifice de Jésus (c'est-à-
dire : de toute sa carrière terrestre) peuvent et doivent pousser et se manifester, pour la gloire
de Dieu, pour nous-mêmes et pour les autres. Nous faisons partie de l’histoire de l’Eglise.
Cela nous donne une importante indication de la façon dont nous devons comprendre cette
histoire de l’Eglise. Encore une fois : nous sommes dedans. Nous ne sommes pas des
spectateurs détachés des événements du monde, que ces événements appartiennent
proprement à la vie de l’Eglise ou pas. La façon dont l’Eglise a vécu sa mission depuis ses
origines (c'est-à-dire depuis la Pentecôte) a une incidence sur la façon dont nous devons la
vivre aujourd’hui, comme membres de l’Eglise, consacrés par le baptême. C’est tout comme
la question du mal dans le monde : si on pose sérieusement cette question sans s’impliquer
soi-même dedans, c'est-à-dire sans poser en même temps la question « pourquoi mon mal ? »,
on ne peut que perdre la foi et toute forme d’espoir. Pareillement, l’histoire de l’Eglise pour
un chrétien catholique n’est pas une description d’un passé avec lequel il n’aurait aucun
rapport. Le baptême nous a solidarisés avec tous ceux et toutes celles qui, dans l’histoire, ont
été consacrés par le me sacrement. L’Eglise est un corps, le Corps mystique du Christ,
unifié par Dieu et animé par l’Esprit Saint, ne l’oublions pas. Tous les membres sont
concernés les uns par les autres, qu’ils soient morts ou encore vivants. L’histoire de l’Eglise
est aussi notre histoire dans l’Eglise.
Un historien de métier pourrait faire de l’histoire de l’Eglise comme spectateur ou enquêteur
détaché, mais même lui ou elle ne pourrait se passer d’une forme ou d’autre d’interprétation,
bien évidemment selon ses critères personnels. Mais admettons qu’un honnête historien
puisse établir, avec les sources (documents, témoignages) dont il dispose, établir ce qui s’est
fait à telle époque et à tel endroit dans le cadre de la vie de l’Eglise. Pour peu que ces
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événements aient du relief (et c’est probable : l’historien ne va pas s’épuiser à scruter des
événements banals), il tâchera de les mettre en relation avec ce qui a précédé et ce qui a suivi.
Il sera attentif aux divers contextes, afin de mieux comprendre et de mieux exposer ce qui a
pu motiver telle personne ou tel groupe à faire telle ou telle chose. Il évitera les jugements de
valeur. Il ne dira pas : « ceci était excellent » ou « ceci était condamnable ; il dira seulement :
« voici ce qui paraît s’être passé, selon ce que mes sources me permettent d’en dire ».
L’objectivité scientifique totale n’existant pas, l’historien honnête tâchera tout de même de la
réduire au maximum, et de présenter ses inévitables interprétations comme des hypothèses.
Cette objectivité scientifique pourrait nous apprendre un tas de choses intéressantes, mais elle
ne nous donnera pas de faire une lecture chrétienne de l’histoire de notre vieille communauté.
Selon ce que l’historien est honnête ou pas, il peut nous donner des complexes. Il suffit
d’entendre parler ci ou là des nombres des victimes de l’Inquisition. Rien qu’en lisant ou en
entendant cette phrase, toute une catégorie de chrétiens commence à trembler et à se voiler le
visage. Cela correspond à cette espèce de mauvaise conscience diffuse qui affecte toute la
culture occidentale d’aujourd’hui, y compris dans les milieux chrétiens. Alors que la seule
proposition « le nombre des victimes de l’Inquisition » est très ambiguë. Qu’est-ce qu’on
entend précisément par « victime » ? Et si on arrive à le définir, comment en établir le
nombre, les sources étant forcément limitées ? Et plus sérieusement encore : de quelle
Inquisition parle-t-on ? L’Inquisition espagnole ? L’Inquisition en Languedoc ? L’Inquisition
Romaine ? LInquisition reprise par les pouvoirs civils à partir du XVe siècle ? Le nom
d’Inquisition recouvre plusieurs époques et des contextes très divers, et pourtant il est devenu
un spectre, comme s’il s’agit d’un phénomène unique et nettement repérable, dont tous les
méfaits présumés sont à mettre sur le compte de l’Eglise dont nous faisons partie.
On pourrait comparer les chiffres, les contestes, les mettre en rapport avec les « victimes »
faites par des régimes culiers des mêmes époques, comme celui de Philippe le Bel, celui
d’Henri VIII ou encore celui de Cromwell. Cela ne nous mènerait pas bien loin pour le sujet
qui nous occupe. Ce qui nous inquiète assez spontanément, c’est qu’apparemment des
atrocités aient été commises au nom de l’Eglise, à laquelle qui nous appartenons.
Ce qui est étonnant dans cette affaire, c’est notre inquiétude, plus que le fait que tous les
chrétiens de toute l’histoire chrétienne n’aient pas toujours et partout donné un témoignage de
sainteté. Cela n’est pas étonnant : je n’ai qu’à me regarder moi-même. Pourquoi ceux et celles
qui m’ont précédé sur le chemin de la foi seraient-ils complètement dégagés de ces luttes
intérieures qui me font parfois choisir des choses ou faire des actes qui contredisent
l’Evangile ? En plus : je ne suis pas dans les souliers de ceux qui m’ont précédé, et il est donc
délicat de juger. A leur place et dans le contexte de leur vie et de leur temps, j’aurais peut-être
fait les mêmes choses, ou pire encore, ou mieux encore qui sait ?
L’histoire de l’Eglise est l’histoire d’une communauté composée exclusivement de pécheurs.
Certains de ces pécheurs ont été des criminels, qui ont cru trouver prétexte pour la violence
dans leur foi même. D’autres de ces pêcheurs ont été de grands saints, canonisés ou pas. Je me
permets de penser qu’ils ont été en plus grand nombre que les criminels, et que même parmi
ces criminels il y ait eu des grands convertis. Mais encore une fois, les nombres ne nous
mènent pas loin. Le seul nombre qui compte, c’est le un. Un Fils unique de Dieu, qui veut
manifester sa sainteté dans la vie du moindre baptisé. Une seule Eglise, à laquelle tous les
humains sont appelés pour y trouver tout le salut et toute la lumière de Dieu.
Rien donc que la mention d’un « nombre de victimes de l’Inquisition » fait rougir un tas de
chrétiens catholiques. Pourquoi alors la simple mention d’un seul saint ou d’une seule sainte
ne les illumine pas ? Les saints et les saintes sont tout autant membres du Corps du Christ que
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les criminels que j’ai mentionnés et autant que nous-mêmes ! Leurs vies disent bien plus
lumineusement ce qu’est l’histoire de l’Eglise. Pourquoi cette fixation morbide sur les
éventuels criminels catholiques qui nous donnent mauvaise conscience, et dont la science
historiographique a bien du mal à préciser les tenants et les aboutissants de leurs vies (et c’est
normal), alors qu’il y a, dans la même famille, un grand nombre de très grands témoins de
l’Evangile, selon le jugement de l’Eglise, qui est seule à pouvoir juger de cela ? Il n’y a pas
que l’ivraie. L’ivraie et le bon grain pousseront jusqu’à la moisson, a dit le Christ. Et comme
il y a en moi aussi de l’ivraie et du bon grain, qui serais-je pour juger ? Dans le mystère de
l’Eglise, je suis complice autant des criminels que des saints. Je peux faire pénitence avec et
pour les uns, tout en invoquant les mérites des autres, alors que je peux dire que je ne suis
pour rien ni dans les crimes des criminels, ni dans les mérites des saints.
Les saints disent plus de l’histoire de l’Eglise que les criminels ou le médiocres. Ce sont eux
qui nous permettre de mieux comprendre le rôle que l’Eglise doit jouer dans des époques
différentes, et le sens de la présence des baptisés sur cette terre. On peut passer toute sa vie à
répertorier toutes les maladresses et toutes les infidélités commises par des baptisés au cours
des vingt siècles passés. Nous en trouvons déjà dans le livre des Actes des Apôtres. Saint Paul
et saint Jean s’en plaignent dans leurs lettres. Mais ce ne sont pas celles-là qui nous feront
mieux saisir l’histoire de l’Eglise dans le sens chrétien et spirituel.
L’histoire de l’Ancienne Alliance décrit toute une pédagogie de Dieu, toute une économie,
toute une Providence par laquelle Dieu mène le jeu du haut de sa transcendance. Il a fallu du
temps et notamment l’intervention des prophètes pour qu’Israël reconnaisse la main de Dieu
dans son histoire. Ces relectures successives ont donné naissance à l’Ancien Testament. Une
bonne partie des livres qui le composent décrivent une histoire. Cela est très rare dans la
littérature religieuse. La plupart des textes sacrés d’autres traditions religieuses contiennent
essentiellement des préceptes moraux, juridiques ou cultuels (comme le Coran) ou encore des
mythes, qui ne prétendent pas décrire l’histoire. L’histoire comme lieu de la rencontre ou de la
révélation de Dieu est particulièrement importante dans le judaïsme et dans le christianisme.
Les interventions de Dieu, les événements des rencontres historiques entre Dieu et l’homme,
valorisent le temps, et cela est caractéristique de ces deux religions, même si elles diffèrent
entre elles à ce sujet. Avec la venue du Sauveur reconnu par ceux qui sont par la suite devenus
chrétiens, le temps de l’attente est achevé et les Ecritures accomplies. Le Nouveau Testament
qualifie l’Ancienne Alliance de « temps de la pédagogie », « temps de la patience », et pour
les païens, « temps de l’ignorance ». Par conséquent, le Nouvelle Alliance inaugure un
« temps de la grâce », un « temps de la lumière ».
L’accomplissement des temps par la venue de Jésus n’empêche pas une suite dans le
gouvernement de Dieu sur les temps. La Providence n’est pas réservée à l’Ancienne Alliance.
Dieu gouverne toujours. Jésus est « l’évêque invisible de l’Eglise », selon la belle expression
de saint Ignace d’Antioche. L’envoi de l’Esprit Saint sur les disciples et le mandant
missionnaire de Jésus (« Allez donc, de toutes les nations faites des disciples.. ») inaugurent
une nouvelle économie. Comme pour les anciens israélites, cette façon dont Dieu gouverne
son peuple n’est pas tout de suite évidente. Nous voyons mal le sens ou l’intérêt de certains
événements (comme c’est le cas dans notre propre vie). D’où un autre motif (plus spirituel et
plus noble que la seule mauvaise conscience) du malaise que nous éprouvons quand nous
découvrons certains passages peu luisants de la vie de l’Eglise dans l’histoire.
Le gouvernement de Dieu sur son Eglise est calqué sur la victoire du Christ sur le mal, la mort
et le péché. Il suit une logique pascale, et déploie un mystère de mort et de résurrection, de
péché et de conversion, de liberté et de jugement. Rien ne permet de dire que la vie de
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l’Eglise doit être plus glorieuse que celle de Jésus, si on entend par « gloire » un éclat
purement extérieur. Jésus n’avait pas ce genre de gloire. On peut s’offusquer des richesses
déployées (offertes par les fidèles, et peut-être à un moment mal acquises) à des moments
différents dans la vie de l’Eglise. Mais Jésus n’a pas refusé d’entrer dans Jérusalem sur les
manteaux de ceux qui l’acclamaient, ni le précieux parfum de la pécheresse. Quand Judas fait
la réflexion qu’il aurait mieux valu donner la valeur du parfum aux pauvres, saint Jean
commente de manière cinglante : « Il disait cela non parce qu’il se souciait des pauvres, mais
parce qu’il était un voleur » [Jn 12, 6]. Rude leçon et d’actualité. A bien d’autres époques,
comme la nôtre, il y a moins de splendeur matérielle, sinon le patrimoine qu’ont laissé ceux
qui étaient chrétiens avant nous. Aux XIIe et XIIIe siècles, il convenait de construire de
magnifiques cathédrales ; cela ne scandalisait personne. Ce serait mal perçu, à commencer par
les chrétiens eux-mêmes, d’entreprendre à notre époque des constructions de mêmes
proportions, au niveau des dimensions, des emplacements, des coûts et des investissements
humains. D’autres époques encore ont été carrément pauvres. Cela dépend aussi des endroits.
Les missionnaires ont souvent commencé leur travail d’évangélisation avec trois fois rien, et
ils n’ont pas commencé par construire des cathédrales gothiques. Et plus près de nous, les
curés de la France profonde ont vécu dans un dénuement certain les « gros curés » de ville
pouvaient être bien plus confortables. J’ai pour ma part reçu un témoignage assez poignant du
prêtre qui a été nommé en premier poste curé d’Agnières en Dévoluy, dans le diocèse de Gap.
Il est allé chez le paysan pour demander deux bottes de foin, pour pouvoir dormir, pour ne
parler que de cela. C’était au début des années 1960.
Si l’Eglise est servante, elle ne saurait être au-dessus de son maître. Le principe de sa
croissance est le même qui a gouverné la vie terrestre du Christ : l’Esprit Saint. Si l’Eglise est
le Corps mystique du Christ, il faut s’attendre à ce qu’elle soit traitée de la même façon que le
corps humain de Jésus : tantôt bien reçu et bien soigné par les Marthe, les Zachée et les autres
mariés de Cana, tantôt flagellé et ridiculisé. Cependant, l’Eglise ne mourra ni ne ressuscitera
en tant que telle ; c’est la destinée de chacun de ses membres, déjà unis à la mort et à la
Résurrection de Jésus dans le baptême. « Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le
Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en
pleine gloire » [Col 3, 3-4].
Il est par conséquent un peu risqué, ou du moins partiel, d’interpréter l’histoire de l’Eglise en
fonction des réussites mondaines. Les époques toutes les paroisses, tous les couvents et
tous les séminaires étaient remplies n’étaient pas par le fait même les sommets de la vie de
l’Eglise. Un sociologue pourrait en venir à cette conclusion ; le chrétien doit être plus
circonspect. La vitalité de l’Eglise est un phénomène paradoxal. Tertullien (150 ?-220) a osé
dire que le sang des martyrs était la semence des chrétiens. D’apparents échecs ont, à terme,
porté des fruits. C’est la logique pascale, la logique de Pâques. Il n’y a aucune époque qui
n’ait offert son lot de saints de tout genre. En revanche, des chrétientés entières ont disparu
avant d’avoir fleuri. L’Afrique du Nord était profondément chrétienne pendant plusieurs
siècles ; après le départ des colons romains aux IVe et Ve siècles, ces églises ont peu à peu
périclité, avant même l’essor de l’Islam au VIIe siècle. Entre les deux guerres, les Pays-Bas et
la France fournissait chacun un quart des missionnaires prêtres au monde ; les églises de ces
deux pays n’en sont plus aujourd’hui. aussi, la nostalgie peut nous jouer des tours ; elle
n’est pas réservée aux juifs. Ailleurs, même à nos jours, des églises naissent et fleurissent.
Puisque c’est le Seigneur qui a déclaré la pérennité à son Eglise dans ses promesses à Pierre,
nous n’avons pas à craindre qu’elle disparaisse ; mais nous ne pouvons pas présumer de la
façon dont elle continuera à vivre dans les temps à venir. Seule chose que nous savons, c’est
que tant que l’Eglise sera apostolique, et qu’elle célébrera les dons du Christ ressuscité, dans
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