Décryptage: Fin d`un monde, fin d`un cycle économique

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Décryptage: Fin d'un monde, fin d'un cycle économique ?
Trente années de laissez-faire s’achèvent en Europe par une crise majeure de
l’endettement. Selon le journaliste et essayiste François Lenglet, le conflit
intergénérationnel explique en partie pourquoi les créanciers empêchent toute
sortie par le haut de cette crise.
L’histoire du capitalisme a-t-elle définitivement basculé en
2008/2009 ? Sommes-nous condamnés pour les années qui viennent à subir
« la grande stagnation » ? Invité de la conférence annuelle de la société de
gestion Schroders, le journaliste François Lenglet, pourtant peu suspect
d’anticapitalisme, nous invite à la réflexion, à prendre un peu de recul par
rapport à l’actualité court-termiste qui ponctue la vie des marchés. Il l’assure
: « le monde libéral, c’est fini. Un ordre nouveau se met en place sur les
décombres de l’ancien »... Certes, depuis le début de la crise en août 2007,
ce genre de discours a fait florès, il n’est pas nouveau. Mais François Lenglet,
qui signe « Qui va payer la crise ? » (éd. Fayard), appuie son diagnostic sur un constat sans
appel : « Seuls l’Allemagne et les Etats-Unis ont retrouvé pour le moment leur niveau de PIB
de 2007. Si l’on regarde l’évolution des taux de croissance sur un siècle, le
phénomène actuel est sans équivalent depuis la crise des années 1930. En Europe, le
moteur de la croissance est cassé, le chômage atteint des niveaux inégalés. »
Pour le journaliste bien connu des téléspectateurs de France 2, nous achevons un cycle
commencé en 1979 par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne puis de
Ronald Reagan l’année suivante aux Etats-Unis. « Le signe avant-coureur de cette
révolution fut la remise en 1976 du prix Nobel d’économie à Milton Friedman, le
promoteur des thèses monétaristes. Les esprits étaient préparés, le système keynésien d’Etatprovidence hérité de l’après-guerre en crise profonde. Si la révolution libérale est
incontestablement partie du monde anglo-saxon, mentionnons également l’arrivée au pouvoir
de Deng Xiaoping en 1978, évènement tout à fait capital de cette mutation historique ».
Les conditions étaient réunies pour libéraliser l’économie et les marchés financiers des pays
développés dans les années 1980 alors que dans le même temps la Chine s’ouvrait au monde.
Une génération insouciante, celle du baby-boom, arrive alors aux responsabilités et avec elle
une certaine conception de l’existence (elle n’avait pas connu la guerre, elle voulait « jouir
sans entraves ») qui s’accommode très bien de l’économie de marché et du développement du
laissez-faire à tous les niveaux... Même les socialistes au pouvoir en France depuis 1981 ne
tarderont pas à se transformer en promoteurs zélés de cette mutation historique de
l’économie au cours de ces années-là. L’écroulement salutaire des dictatures
communistes à l’Est va renforcer cette confiance absolue dans les lois du capitalisme
libéral. La décennie s’achèvera en apothéose par la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre
1989, dix ans après le début de cette révolution libérale, ouvrant une période d’extraordinaire
optimisme. C’est à cette époque que le philosophe Francis Fukuyama osera évoquer la « fin de
l’Histoire » pour signifier la victoire définitive de l’économie de marché et de la démocratie.
D'une bulle à l'autre
Cet emballement se poursuivra tout au long des années 1990. A la fin de la décennie, la
révolution des nouvelles technologies déferle des Etats-Unis sur le monde. Une révolution
qui fait même croire un temps à une redéfinition complète des règles de la
valorisation boursière, hors de toute considération réaliste appuyée sur des éléments
tangibles de chiffre d’affaires et de rentabilité. En 1999, on assiste, éberlués, à l’émergence de
nouveaux géants qui ringardisent en quelques mois les mastodontes de la « vieille économie
». « C’est l’époque où Vivendi rachète Universal, tandis qu’AOL met la main sur Time Warner.
Aucune de ces fusions qui ont causé tant de retentissement à l’époque n’a réussi » constate
François Lenglet. Entre temps, la bulle internet a fini par éclater dès avril 2000 sur le Nasdaq.
Il faudra pourtant dix ans pour solder les excès. Après le 11 septembre 2001, de peur de
précipiter à nouveau les Etats-Unis dans la récession, la FED injectera les milliards de dollars
nécessaires à la poursuite du festin. L’explosion de la bulle internet n’empêchera pas
l’émergence d’une nouvelle bulle, bien plus effrayante encore, autour de l’immobilier
américain. Pour maintenir leurs niveaux de vies, les ménages américains, et européens dans
une moindre mesure, poursuivent et amplifient leur course folle à l’endettement. Mais début
2007, le marché immobilier américain se retourne. La crise des subprimes commencera en
août 2007, débouchant sur la faillite de la banque américaine Lehman Brothers en septembre
2008 et sur une crise financière inédite et de grande ampleur. En 2009, le monde développé
connaîtra sa pire année de récession depuis les années 1930. Cette crise de l’endettement
débouchera en Europe sur une crise majeure des dettes publiques, contribuant à enfoncer un
peu plus le Vieux continent dans la sinistrose et l’absence de croissance. Pourtant, les Etats de
la zone euro ne cumulent pas, en comparaison de leur PIB, un endettement supérieur aux
Etats-Unis ou au Japon. Mais la zone euro paie l’aveuglement initial des années 1990 qui a
présidé à la création de la monnaie unique, monnaie politique, dans un climat d’optimisme
résolu.
Zone euro : un « climatiseur unique »
« Dès le départ, il y avait un vice de forme. L’introduction de l’euro devait assurer la
convergence des économies, elle sera une machine à produire de la divergence ! En
instituant une banque centrale calquée sur les règles allemandes, la plupart des pays
européens se sont privés d’un outil utile pour réguler leur économie. On a installé un
climatiseur unique pour toutes les pièces de la maison européenne qui n’ont pourtant pas le
même degré d’exposition au soleil » s’amuse François Lenglet. La métaphore est cruelle mais
révélatrice. La crise a mis la zone euro face à ces contradictions. « Or, pour sortir de la spirale
de l’endettement, il n’existe que trois solutions : la croissance, l’inflation et le « hair cut ». Les
deux premières ne se décrétant pas facilement, tout du moins la première, nous
n’échapperons pas à l’annulation massive de dettes. Dans l’histoire, les crises des dettes
publiques sont nombreuses et à chaque fois, le créancier doit finir par admettre qu’il ne sera
pas payé » pense François Lenglet.
Une réflexion qui amène immédiatement une autre interrogation. Pourquoi les créanciers
s’accrochent-ils à ce point et continuent d’imposer leurs conditions drastiques à des débiteurs
exténués par le chômage et les politiques de rigueur (cf plans d’austérité en Europe du Sud) ?
Pour François Lenglet, il faut en rechercher la cause principale dans la démographie et le
conflit intergénérationnel qui prévaut en Europe. « Les seniors, en position de force,
détiennent l’épargne et ne veulent surtout pas ni « hair cut » ni inflation. On comprend
d’ailleurs leurs réticences à « euthanasier le rentier ». Un pays comme l’Allemagne, dont la
démographie décline, illustre à souhait ce paroxysme » se désole François Lenglet qui ne
mentionne pas toutefois les plans de restructuration et d’annulation d’une partie de la dette
grecque qui bien qu’insuffisants (PSI) ont le mérite d’exister. Mais le constat général est sans
appel pour la génération du baby-boom. Le capital est concentré entre les mains d’une
génération qui aura au final profité au maximum des vertus de la libéralisation de l’économie
et qui laisse en bout de course une montagne de dettes aux générations suivantes.
1979-2009 : il aura donc fallu trente années pour que le grand cycle libéral s’achève.
Désormais, on parle introduction de nouvelles normes, règles contraignantes en pensant
qu’elles suffiront à empêcher une nouvelle catastrophe financière (supervision bancaire au
niveau européen, réforme des banques en France etc.), on évoque les nationalisations comme
un outil possible des deux côtés de l’Atlantique (General Motors aux Etats-Unis a été
nationalisé et restructuré avec succès en 2009), on pointe du doigt les inégalités de
patrimoines et de revenus qui ont explosé au cours des dernières décennies et qui sont de
moins en moins acceptées par les opinions publiques. L’état d’esprit a commencé à évoluer
depuis 2007 dans les pays développés tout du moins. Pourtant, l'ampleur de l'endettement
limite considérablement les marges des manoeuvres des gouvernements. Il est en fait
beaucoup trop tôt pour décrire précisément le nouvel ordre économique qui se dessine
laborieusement sous nos yeux. Nous sommes entrés dans cette phase gramscienne, du nom
du philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937) à qui est attribué cette citation célèbre : «
La crise, c'est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître »...
Julien Gautier
[email protected]
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