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L'ascenseur social en panne
Louis MAURIN | Alternatives Economiques n° 130 - septembre 1995
Les groupes sociaux ne sont pas égaux devant l'école de la République. Certes la scolarité
s'allonge, mais la démocratisation de l'enseignement supérieur est un échec. L'école ne réduit
pas les inégalités sociales.
L'école française s'est-elle démocratisée? Ces dernières décennies ont vu débouler, sur les
bancs des lycées puis de l'Université, un nombre croissant d'élèves. Dans les années 60, un
jeune sur dix obtenait le bac. Aujourd'hui, la proportion est supérieure à 6 sur dix. Le nombre
d'étudiants est ainsi passé de 309000 en 1960 à 1,2 million en 1980 et à quelque deux millions
aujourd'hui.
Si l'on raisonne en termes absolus, toutes les catégories sociales ont profité du mouvement: de
plus en plus d'enfants d'ouvriers ont accès à l'enseignement supérieur. Ils représentaient
15,2% des étudiants en 1990, contre 6,7% en 1960, alors que la part des ouvriers dans la
population active a diminué durant cette période.
Mais à chacun selon ses mérites? Pas vraiment. Cette démocratisation demeure largement
artificielle. Tout simplement parce que toutes les catégories ont profité de la même façon de
l'allongement des études. Le niveau général de la population s'est élevé et l'on retrouve les
mêmes inégalités, mais à des niveaux supérieurs. Certains diplômes, le baccalauréat en est un
bon exemple, ne donnent plus accès à des emplois aussi élevés qu'auparavant.
Plus d'enfants d'ouvriers à l'Université, mais moins dans les grandes écoles
La démocratisation des lycées est indéniable. Vrai d'un point de vue global, le jeu des filières
permet encore de faire jouer les inégalités sociales. Les enfants de cadres supérieurs (un peu
plus de 10% de la population active) représentent encore plus de 40% des bacheliers dans la
série C (aujourd'hui série S, scientifique), celle qui ouvre la porte des grandes écoles, contre
11,6 % en G (actuelle série STT, sciences et technologies tertiaires).
Les grandes écoles de plus en plus élitistes
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Les Français et l'école
Louis MAURIN
Les Français seraient-ils lucides ? L'inefficacité de l'école en matière de réduction des
inégalités que fait apparaître le constat statistique semble avoir un reflet dans l'opinion de la
grande majorité des Français. Selon une enquête du ministère de l'Education nationale (1),
42% pensent que l'école n'a pas d'effet sur les inégalités sociales et 32% qu'elle les augmente
même. Pourtant, une demande existe: les deux tiers des sondés estiment que l'un des rôles de
l'école est de réduire les inégalités sociales.
(1) Ministère de l'éducation, DEP, enquête réalisée par sondage auprès de 1500 personnes en
février 1994.
Mais c'est après le bac que se créent les plus gros écarts. Au sommet de la hiérarchie scolaire
française, les enfants d'ouvriers se font rares: à la rentrée 1992, ils représentaient 6,5% des
élèves des écoles d'ingénieurs, alors que près de la moitié étaient des enfants de cadres
supérieurs. La ségrégation est la même à l'Université, mais elle s'effectue davantage par le jeu
des filières d'enseignement et de la durée d'étude. Les enfants d'ouvriers, qui représentaient
13,4% des étudiants en premier cycle à la rentrée 1991 ne sont plus que 7,3% en troisième
cycle. Dans le même temps, la proportion d'enfants des professions libérales et cadres
supérieurs passe de 34,8 à 46,8%.
Tout en haut de la pyramide scolaire, il semble même que le recrutement soit de plus en plus
élitiste. La part des enfants d'origine populaire dans le saint des saints, les quatre grandes
écoles les plus prestigieuses (Polytechnique, l'ENA, Normale sup et HEC), n'a cessé de
décroître depuis les années 50, passant de 29 à 8,6%. Dans le même temps, leur part dans
l'ensemble des jeunes a diminué beaucoup moins rapidement, de 91 à 68% (2).
Malgré le boom scolaire, le système ne s'est donc pas réellement démocratisé. " Lcole
s'ouvre à tous, les diplômes se multiplient, mais les inégalités ne diminuent pas. Seul
changement, la sélection se fait plus tard dans le cursus ", explique Dominique Goux,
chercheur à l'Insee, qui vient de réaliser, avec Eric Maurin, une analyse sur l'évolution des
inégalités scolaires de 1970 à 1993 à partir des enquêtes formation-qualification de 1993.
L'étude de l'Insee qui porte sur les diplômes obtenus confirme les données parcellaires. En
1993 comme en 1970, un jeune issu d'un milieu modeste n'a toujours qu'une chance sur dix
d'être mieux diplômé qu'un enfant de cadre ou de chef d'entreprise. Seul changement, les
inégalités liées à la situation sociale et aux revenus des parents ont tendance à gèrement
diminuer au profit des inégalités liées au niveau de diplôme.
Les inégalités dans la carrière professionnelle ne se sont ni accrues ni
réduites
Ce constat sur la formation initiale n'a pas grand sens s'il ne prend pas en compte l'insertion
dans le monde du travail. Un diplôme n'a de valeur qu'au sens il offre l'accès à une
profession, un statut social. Qu'en est-il du lien entre niveau de diplôme et mobilité sociale?
aussi, l'inégalité bat son plein. " Etre issu d'un milieu aisé est un atout à l'école, cela le
reste en début de vie active, puis tout au long de la carrière ", note Dominique Goux. Si l'on
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prend deux individus de même niveau de diplôme, l'un de catégorie sociale aisée et l'autre
modeste, la probabilité que le premier démarre sa carrière en haut de la hiérarchie sociale est
trois fois plus élevée que le contraire. Pire: l'origine sociale joue comme un boulet tout au
long de la carrière. Comme pour l'insertion dans le monde du travail, les inégalités dans la
carrière professionnelle ne se sont ni accrues ni réduites.
Si l'on étudie les inégalités non plus entre groupes sociaux mais entre les générations
successives, la crise commence à peser sur les destinées sociales. Selon les travaux de l'Insee,
plus du quart des hommes de 30-60 ans sont mieux diplômés en 1993 que leurs pères, mais
occupent une position sociale inférieure à eux; cette proportion était deux fois moindre en
1985.
L'ascenseur social est bel et bien en panne. Le constat du candidat-président, aujourd'hui à la
tête de l'Etat est juste. Reste à en tirer les conséquences. Que faire? Faut-il imposer des quotas
d'enfants d'ouvriers et d'employés dans les facs françaises et surtout dans les grandes écoles, à
la manière des minorités américaines (affirmative action)? Le mécanisme irait complètement
à l'encontre des traditions françaises d'égalité - au moins formelle - et poserait la question du
rôle du baccalauréat ainsi que de sérieux problèmes de sélection des élèves.
Sans chambouler le système, deux axes devraient être sérieusement envisagés : l'information
et le coût de l'enseignement. Nombre d'élèves des groupes défavorisés (surtout ceux dont les
parents maîtrisent mal les arcannes de l'Education nationale) ne connaissent pas l'existence
des filières: il faut faciliter l'accès à l'information et diminuer l'univers des choix possibles.
Mais l'échec de la démocratisation de l'enseignement supérieur pose aussi la question du coût
pour une famille disposant de revenus modestes. Favoriser les groupes sociaux du bas de
l'échelle impose une revalorisation substantielle des bourses.
La mesure de la mobilité sociale :
Les enquêtes formation-qualification réalisées par l'Insee constituent le principal outil de
mesure de la mobilité sociale et professionnelle en France, et par conséquent, un élément
essentiel d'étude de l'évolution des inégalités scolaires et professionnelles. Quatre enquêtes
ont été effectuées depuis celle de 1964 (1970, 1977, 1985 et 1993), à chaque fois auprès
d'environ 45000 personnes. Elles donnent des informations sur le niveau de formation initial,
le statut des parents et le parcours professionnel des Français.
(2) Voir L'inégalité sociale devant l'école, Alter Eco, Hors-série n° 22, 4e trim. 1994.
Article issu du dossier La France inégale
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