grand nombre, mais je pourrais aussi citer la mise en place du réseau des
bibliothèques de prêt public). C’était sans compter la machine de production et de
vente qui s’est remise en marche après-guerre, affirmée lors des « trente glorieuses »,
machine qui se doit de libérer « du temps de cerveau disponible » comme l’a dit un
ancien cadre de TF1. Quand il disait cela il ne pensait pas uniquement à l’aspect
quantitatif (« occuper une large place dans le cerveau des téléspectateurs afin de la
remplacer par un désir de marques, Coca-Cola en l’occurrence) mais surtout à l’aspect
qualitatif : à savoir que la publicité et le marketing ne peuvent stimuler de manière
répétitive qu’une seule faculté que l’homme possède : la pulsion, qu’elle soit affective,
emphatique, hystérique, sexuelle et parfois même criminelle. La pulsion se doit de
prendre le pas sur la raison et surtout sur la construction d’une pensée et mettre en
oeuvre ce que Bernard Steiger appelle un état généralisé de "bêtise systémique". Elle
agit comme une bombe à fragmentation qui empêche de faire des liens entre les
pensées qui précèdent et celles qui suivent et isole l’instant dans son seul présent. Or
qu’est-ce que la construction d’une pensée? Une écriture, un agencement de mots,
dont la fonction parfois contradictoire, opposée, crée le poème, la littérature. A partir
de ce moment-là, le temps de lecture d’une fiction devient subversif car émancipateur.
Il ne vient pas de la seule pulsion, de la seule image, mais se construit dans le temps :
quand on lit un livre il est impossible d’être sujet à des pulsions (sinon nous brulerions
le livre toutes les dix pages ou bien inversement nous en ferions un totem sacré à
chaque chapitre !) mais on est pleinement dans le temps de l’amateur, c’est à dire
dans le temps de celui qui se laisse traverser par des émotions complexes. Les
exigences de la société marchande exigent une fragmentation des cerveaux alors que
la littérature (et tout travail de la pensée ou de l’art), exige une attention, une durée,
une construction. Effectivement, et nous pouvons l’observer au quotidien dans nos
vies, le temps moyen de lecture d’une fiction baisse : la multiplication des lieux de
travail avec les ordinateur portable, internet et les réseaux sociaux, la société du
tourisme de masse, fait que globalement nous lisons moins. Pour autant, faut-il en
conclure que la littérature est en danger? Je ne peux que constater chaque année
avec le projet de Bibliothèque des Livres Vivants combien le parcours dans la langue
d’un auteur, classique ou contemporain, restitué par une mise en scène, une
sublimation de la littérature, constitue une source de plaisir pour ceux venus écouter
et regarder. Il y sans doute une mémoire collective qui se transmet de manière presque
inconsciente de génération en génération. Je voudrais terminer avec ce texte de
Marguerite Duras (un prochain Livre Vivant) sur les réponses en l’an 2000 :
« Il n'y aura plus que ça, la demande sera telle que... il n'y aura plus que des réponses,
tous les textes seront des réponses en somme. Je crois que l'homme sera littéralement
noyé dans l'information, dans une information constante. Sur son corps, sur son
devenir corporel, sur sa santé, sur sa vie familiale, sur son salaire, sur son loisir. C'est
pas loin du cauchemar.
Il n'y aura plus personne pour lire. Ils verront de la télévision, on aura des postes
partout, dans la cuisine, dans les water closets, dans les bureaux, dans les rues...
Où sera-t-on ? Tandis qu'on regarde la télévision où est-on ? On n'est pas seul. On ne
voyagera plus, ce ne sera plus la peine de voyager. Quand on peut faire le tour du
monde en huit jours ou quinze jours, pourquoi le faire ? Dans le voyage il y a le temps