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Hervé Hudebine, maître de conférences à l’université de Bretagne occidentale, ARS EA 3149
(Herve.Hudebine @ univ-brest.fr)
Le rôle des institutions de l’Etat providence, de la communauté scientifique et des
associations dans l’acceptation sociopolitique des actions de réduction des risques 1979-
1997
La rapidité du développement des politiques britanniques de réduction des risques associés à
l’usage de drogue dans la deuxième moitié des années quatre-vingt et l’acceptation dont elles
ont fait l’objet aux plans politique et social sont paradoxales à plus d’un titre. Tout d’abord,
depuis la fin des années soixante-dix, la légitimation de l’intervention publique dans ce
domaine s’effectuait essentiellement sur le mode moral et sécuritaire. Ensuite, les
gouvernements conservateurs affichaient clairement une volonté de retrait de l’intervention
publique dans le domaine social, même si les résultats obtenus variaient en fonction des sous-
secteurs considérés. Cette orientation était soutenue par une rhétorique empruntant à la fois à
la morale, à l’idéologie néo-librale et à la théorie économique classique soulignant l’inertie de
l’administration dans le domaine social, voire de la santé (Hayward, Klein, 1994). Les
interventions de cette dernière étaient par ailleurs présentées comme coûteuses, inefficaces et
tendant à déresponsabiliser les individus. Or, l’adaptation réussie des politiques britanniques
de lutte contre la drogue à la prévention du sida procède pour une bonne part d’innovations
qui ont été portées par des acteurs vivement critiqués pour leur inertie dans les discours
conservateurs : fonctionnaires, professionnels de la santé ou de l’enseignement et de la
recherche universitaires, associations souvent marquées à gauche pour qui il s’agit parfois
d’un substitut à d’autres formes de militantisme.
L’objet de la communication proposée est d’expliquer comment une politique de duction
des risques, dont les initiateurs et les valeurs sous-jacentes sont en décalage avec les
orientations conservatrices, a été rapidement acceptée par le gouvernement, n’a pas fait l’objet
et a survécu aux aléas de la conjoncture politique. L’hypothèse proposée est que la réponse au
péril constitué par le risque de propagation du sida au sein et à partir de la population des
usagers de drogues est liée à trois types de facteurs.
Il sera tout d’abord montré que le développement de la politique de réduction des risques
procède à la fois d’une activation de l’héritage et du potentiel du système britannique dans le
domaine de la santé publique sociale et d’une expérimentation réussie d’approches modernes
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de la gestion des dispositifs et des interventions socio-sanitaires (recours au tiers secteur,
autonomisation des populations cibles, participation contrôlée de ces dernières à l’élaboration
des normes d’intervention). Pour comprendre comment le passé et les facteurs institutionnels
peuvent concourrir au développement et à l’acceptation d’interventions socio-sanitaires
innovantes, il sera nécessaire, en deuxième lieu, de prendre en compte une autre
caractéristique clé de la configuration des politiques britanniques de la drogue sous le règne
des conservateurs. Celle-ci est en effet caractérisée par un degré significatif de pluralisme,
tant au sens conventionnel (acteurs, idées, discours), qu’au plan des cheminements
institutionnels ouverts aux promoteurs du changement. Il sera enfin montré que ce pluralisme
(qui autorise une prise en compte du point de vue des toxicomanes par le biais de leurs porte-
parole associatifs) est étroitement lié à l’existence de règles de second ordre, notamment
celles qui gouvernent la dialectique entre discours gouvernemental et action publique
concrète, qui ne sont alors pas spécifiques au champ de la drogue.
Pour conclure, deux questions relatives aux conditions de possibilité et d’acceptation d’un tel
style d’innovation et de régulation dans le champ de l’intervention socio-sanitaire seront
évoquées. On s’interrogera tout d’abord sur leur compatibilité avec des politiques d’ingéniérie
sociale qui, telles celles des néo-travaillistes, sont prises au sérieux par le personnel
gouvernemental. On se demandera ensuite dans quelle mesure le pluralisme évoqué est
tributaire des ressources (même négatives) et de la visibilité des populations marginalisées qui
sont ciblées par les politiques.
1. Entre héritage de santé publique sociale et expérimentation
de dispositifs modernes d’intervention : la genèse des
politiques britanniques de réduction des risques
1.1. L’activation de l’héritage et du potentiel de santé publique sociale
britannique
Un regard comparatif amène à s’intéresser au le joué par l’héritage et le potentiel de santé
publique sociale en Grande-Bretagne. Au sein de l’équivalent britannique des centres de soins
spécialisés domine, à la fin des années soixante-dix, une approche de la prise en charge
influencée par le comportementalisme d’origine américaine qui tranche avec les conceptions
psychothérapeutiques d’inspiration psychanalytiques qui prévalent assez largement chez les
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intervenants français à la même époque (Bergeron, 1999). Pour autant, les psychiatres qui
exercent dans les centres de soins spécialisés britanniques ne sont pas moins réticents que les
intervenants français face au développement de mesures de réduction des risques qui
impliquent une adaptation de leurs pratiques et une mise en perspective de l’objectif
d’abstinence auxquels ils sont attachés. La similarité des postures des intervenants spécialisés
britanniques et français incite à s’intéresser à d’autres facteurs que leurs convictions et
pratiques pour rendre compte de la rapidité et de l’acceptation de l’adaptation des politiques
britanniques de la drogue à la prévention du sida. Les analyses comparatives des politiques de
prévention du sida (Cattacin, Panchaud, 1996 ; Cattacin, Lucas, 1999 ; Steffen, 2004),
conduisent à envisager le rôle joué par l’héritage et le potentiel de santé publique sociale dans
l’adaptation de l’action publique en matière de drogue et son acceptation au plan
sociopolitique.
Fortement ressentie par ses acteurs, la défaite de la santé publique en Grande-Bretagne
(Lewis, 1986 ; Porter, 1997) a été relative. Les chercheurs, experts et professionnels rattachés
à cette discipline conservent des positions assez fortes tant au sein de l’université, que des
autorités ou gouvernements locaux ou encore au sein de l’administration ils conseillent les
hauts fonctionnaires et leurs patrons politiques (Hudebine, 2001). Ils interviennent dans un
système de type universaliste qui, même s’il peut être qualifié de faible (Merrien, 2000),
fonctionne selon une configuration institutionnelle qui favorise la prise en compte des enjeux
collectifs de santé, tant du point de vue des normes de justice sociale héritées de l’après-
guerre, que des mécanismes politico-administratifs de mise en jeu des responsabilités face aux
coûts, humains et financiers, de l’inaction. C’est ainsi qu’un héritage à la fois intellectuel,
expert et social, porté par des acteurs réputés pour leur inertie (Hayward, Klein, 1994), peut
favoriser l’innovation.
1.2. Le rôle clé des acteurs publics dans l’identification du problème,
la stimulation de la réflexion sur les solutions et l’expérimentation de
ces dernières
En Grande-Bretagne comme en France, la prise de conscience du risque que représente de
propagation du VIH au sein et à partir de la population des toxicomanes intervient en 1985.
Au début de la décennie, « l’épidémie d’héroïne »
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a déjà été à l’origine d’une première
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Howard Parker, Keith Bakx et Russel Newcombe utilisent ce terme car « le phénomène comporte des
caractéristiques similaires à celle d’une épidémie, par exemple la transmission à travers des contacts individuels
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réforme des politiques de la drogue. Si le renforcement de l’arsenal répressif qui en est résulté
s’est inscrit dans la continuité des mesures développées depuis la fin des années soixante, il en
est allé tout autrement dans le champ sanitaire et social. Fonctionnaires et médecins de l’Unité
politiques de la drogue du ministère de la santé figurent parmi les protagonistes qui, dès le
début des années quatre-vingt, ont cherché à déclencher un processus de rénovation des
dispositifs. En accord avec les diagnostics sociologiques effectués à l’époque (Stimson,
Oppenheimer, 1982), ils recherchent un assouplissement des pratiques psychiatriques,
souhaitent favoriser le développement de dispositifs de proximité multidisciplinaires, qui
proposeraient un accueil à bas seuil des usagers et impliqueraient donc une mise en
perspective de l’objectif d’abstinence. Si les médecins et fonctionnaires de santé publique ne
sont pas à proprement parler en mesure d’imposer de telles orientations, ils tentent néanmoins
de les favoriser en stimulant la réflexion des experts et représentants du secteur dans les
différents forums de l’action publique
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en matière de drogue, qu’ils soient interdisciplinaires
(Advisory Council on the Misuse of Drugs 1982 et 1984) ou médicaux (Department of Health
and Social Security, 1984).
Le succès remporté est mitigé puisque seul l’Advisory Council on the Misuse of Drugs
formule des recommandations conformes à leurs attentes. Le groupe de travail médical,
dominé par des psychiatres spécialisés, se montre plus conservateur. Les recommandations de
l’ACMD de 1982 inspirent directement une initiative de financement gouvernementale qui
bénéficie pour l’essentiel au développement d’un réseau de structures d’accueil à bas seuil, de
proximité, de type associatif (McGregor et al., 1991).
Cette première réforme du volet socio-sanitaire des politiques de la drogue au début des
années quatre-vingt, analysée comme l’un des facteurs explicatifs de la rapidité du
développement ultérieur des politiques de réduction des risques (Berridge, 1993 ; McGregor,
1998 ; Stimson, 1995), procède donc pour une bonne part des initiatives d’acteurs publics de
la santé. Ceux-ci jouent également un rôle significatif dans la mise en évidence du problème
constitué par le risque de propagation du VIH au sein et à partir de la population des usagers
et le rapide accroissement du nombre d’usagers au début de la décennie » (1988, p. 27). Le nombre d’usagers
d’héroïne croît de 30% par an entre 1980 et 1985 (HOME OFFICE STATISTICAL BULLETINS, 1998,
Statistics of Drugs Seizures and Offenders Dealt With, London, Home Office, issue 28/87, tableau 3.1.). Le
Conseil consultatif sur l’abus de drogues (Advisory Council on the Misuse of Drugs ACMD estime qu’ en
1986 le nombre d’usagers d’héroïne se situe entre 75000 et 150000 en Grande-Bretagne (ADVISORY
COUNCIL on the MISUSE of DRUGS, 1988, AIDS and Drug Misue Part 1 Report by the Advisory Council
on the Misuse of Drugs, London, Department of Health & Social Security, Her Majesty’s Stationery Office, p.
13).
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La notion de forum d’action publique est ici utilisée dans l’acception de Bruno Jobert (1999).
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de drogues, dans toutes les étapes du processus d’élaboration et d’expérimentation des
mesures visant à y répondre, ainsi que dans l’obtention d’un accord gouvernemental.
L’alerte a été donnée par le réseau des laboratoires de santé publique. Dès 1986, des médecins
généralistes (rémunérés par le National Health Service) réalisent, notamment en Ecosse, des
enquêtes épidémiologiques financés par des fonds publics (Robertson, 1987, 1994). Ces
informations sont relayées auprès du gouvernement par le Chief Medical Officer, qui se
trouve à la tête de la hiérarchie médicale du ministère de la Santé. A la même époque, des
médecins de santé publique exerçant au sein d’autorités locales de santé, voire des personnels
infirmiers, initient des dispositifs expérimentaux d’échanges de seringues. Lors même que
cette option fait l’objet de vifs débats politiques et suscite des réticences ministérielles, les
fonctionnaires administratifs et médicaux de l’Unité politique de la drogue du ministère de la
santé « décident de ne rien décider »
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afin de laisser se poursuivre ces expériences. Ce sont
encore eux qui contribuent, avec le Chief Medical Officer, à convaincre le ministre de la
Santé d’officialiser l’expérience en organisant des visites dans les pays, notamment les Pays-
Bas, où de tels dispositifs sont déjà à l’œuvre.
Sur ces bases, l’unité politique de la drogue donne en 1987 une nouvelle impulsion au
processus d’adaptation des politiques de la drogue à la prévention du sida en incitant
l’Advisory Council on the Misuse of Drugs à se réunir pour formuler des recommandations.
Les résultats des évaluations sociologiques et épidémiologiques des dispositifs d’échanges de
seringues (Donoghoe, Stimson, Dolan, 1992) sont pris en compte par ce conseil consultatif et
conduisent les psychiatres spécialisés, qui y sont représentés mais en minorité, à en accepter
le principe. Indice de la conversion, certes plus tardive, de cette profession, ses représentants
s’enrôlent, aux côtés de leaders associatifs, de chercheurs en sciences sociales et de médecins
de santé publique, dans la coalition qui, au printemps et à l’automne 1988, fait publiquement
pression sur le gouvernement pour le conduire à accepter officiellement les recommandations
de l’Advisory Council on the Misuse of Drugs, puis à en financer la mise en œuvre.
Les acteurs publics interviennent encore fortement dans le domaine de la prévention
secondaire, de la prise en charge et du traitement de la toxicomanie jusqu’au début des années
quatre-vingt-dix. Leurs initiatives touchent plus particulièrement deux domaines, la diffusion
et la mise en œuvre locales des politiques de réduction des risques, l’assouplissement et la
diversification de procédures de traitement qui doivent concourir à la prévention de la
3
La formule est empruntée à un conseiller médical de l’unité politique de la drogue (Drug Policy Unit) du
ministère de la Santé interviewé en 1996.
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