Pour amorcer la réflexion sur La mondialisation. Utopie, fatalité, alternatives ? nous avons fait appel au mois de septembre à un économiste, M. Elie COHEN. Dans sa leçon inaugurant officiellement l’année académique des Facultés et de l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses, M. Cohen a rappelé que si la mondialisation sur le plan économique passe pour irréversible, sa légitimité n’en est pas moins de plus en plus mise en cause. Si elle fut d’abord le fait des pays les moins avancés dénonçant l’inégalité des échanges, elle fut progressivement relayée par bon nombre de milieux culturels, sociaux , écologiques ou, pour faire bref, alter-mondialistes. Aujourd’hui, c’est au cœur même des pays développés que montent les protestations contre les inégalités, les délocalisations et la pauvreté qu’elle génère, alors que ses magnifiques espérances (comme aurait dit Nietzsche) étaient celles d’une prospérité planétaire. L’emballement qu’a pu connaître la mondialisation économique jusqu’il y a une dizaine d’années - allant même jusqu’à faire rêver d’un renforcement du pouvoir des nouvelles autorités de régulation crées à son effet - cet emballement a perdu 2 choses de vue. La première est que dans l’histoire de l’économie les phases d’ouvertures ne sont jamais définitivement acquises . Aux phases d’ouverture peuvent succéder des phases de fermeture, de protectionnisme ou, pour reprendre l’expression d’Elie Cohen, « de patriotisme économique ». La seconde chose perdue de vue ou pour le moins sous-estimée est l’extrême difficulté d’orchestrer la conciliation des différents ordres de valeurs - la conciliation des valeurs marchandes, politiques et identitaires. Contrairement à ce qu’on peut penser aujourd’hui , le politique n’est pas affaire de raison économique. Quant au moindre contentieux commercial, il peut aussi parfois se transformer très vite en conflits d’un autre ordre, en conflits conflits culturels ou sociaux. D’où la volonté d’interroger, dans ce cycle de leçons publiques consacrées à la mondialisation, les déplacements non seulement économiques mais politiques, juridiques, culturels et sociaux engendrés par les développements de la science, des techniques, des moyens de communication et de marché. 1 On peut certes objecter que depuis plus d’une vingtaine d’années on assiste, dans le langage courant, à un glissement du terme de mondialisation vers sa seule acception néo-libérale. Ce qui a d’ailleurs donné naissance aux termes d’anti-mondialisation et d’altermondialisation pour désigner des mouvements de pensée et d’action qui ne sont pas nécessairement hostiles à l’ouverture des marchés mais aux modalités selon lesquelles elle se déploie. Si ces modalités sont souvent présentées comme une nécessité à laquelle il s’agit de se soumettre, voire même comme une fatalité, un processus sans sujet, il est faux de croire qu’elles sont sans rapport avec le politique. Comme le rappelait encore Elie Cohen, l’Organisation Mondiale du Commerce, l’OMC, principal organe de la gouvernance économique, est, à l’instar des autres autorités régionales et mondiales de régulation financière, monétaire et économique une institution créée par les Etats. Et contrairement aux idées reçues voire même souvent politiquement entretenues, la coopération internationale sur le mode intergouvernemental ne représente pas la fin de la souveraineté des Etats. Elle est au contraire la condition de son exercice éclairé dans l’ordre national. Mais, cela ne veut nullement dire pour autant que la mondialisation à laquelle on assiste aujourd’hui se laisse réguler en dernière instance par un système purement inter étatique. L’organisation du monde ne se réduit pas à l’internationalisation de la souveraineté des Etats. Les nouvelles autorités de régulation qui en émanent ont certes à tenir compte du contrepouvoir des gouvernements, mais elles ont aussi à affronter celui des organisations non gouvernementales, des firmes multi-nationales et de certains mouvements sociaux nationaux ou internationaux. En sorte qu’à côté des différentes politiques nationales et internationales, on peut parler de la mise en place progressive d’une démocratie cosmopolite. Mais, dans l’économie de rentes ou le capitalisme financier auquel on assiste aujourd’hui, capitalisme navigant de bulle en bulle jusqu’aux Krachs enchaînés, on peut se demander si cette démocratie (cette démocratie cosmopolite) a quelques chances d’opérer un réel relais de l’économie par le politique. Et plus fondamentalement encore, on peut se demander si l’arbitrage entre les différents acteurs et les différentes 2 formes de régulation faisant autorité dans le monde, avec des légitimité variées, est possible ? Pour répondre à ces questions, nous avons le privilège de bénéficier au début de cette journée de la collaboration d’un philosophe, Mme Anne-Marie ROVIELLO et d’un politologue, M. ZAKI LAÏDI. Grande spécialiste de Kant et de Hannah Arendt, Mme Roviello nous parlera du caractère utopique ou pas de la nouvelle intelligence du monde commun qu’appelle la mondialisation contemporaine et à laquelle renvoie la notion transfuge de gouvernance. Professeur à l’Université libre de Bruxelles, Mme Roviello est l’auteur de 2 ouvrages incontournables pour les étudiants. Le premier est L’institution kantienne de la liberté et le second Sens commun et modernité chez Hannah Arendt. Dans le sillage de la pensée de ces auteurs, Mme Roviello est un philosophe pour qui penser est notamment être capable de juger, d’apprécier une situation concrète et d’agir. D’où non seulement son ouvrage sur les événements qui ont bouleversé toute la population belge à la fin du siècle dernier, ouvrage intitulé Il faut raison garder, mais également (de1) son engagement dans l’Observatoire citoyen auquel elle a apporté de nombreuses contributions et (de 2)la création, à l’Université libre de Bruxelles, du groupe de recherche Justice et société, groupe qui s’est longtemps préoccupé du crime organisé au sujet duquel paraîtra sous peu un ouvrage collectif dirigé par Mme Roviello , ouvrage qui aura pour titre La démocratie face au crime organisé . Le second intervenant de cette matinée, Monsieur Zaki Laïdi est lui aussi membre et même plus exactement président et fondateur d’un site de débat citoyen : le site Telos orienté principalement vers l’Europe et sur lequel vous avez probablement déjà tous surfé, tout comme sur le site précité de l’Observatoire citoyen. Professeur à Sciences Po et au Collège européen de Bruges, M. Laïdi fut pendant quatre ans conseiller spécial du commissaire européen chargé du commerce, Pascal Lamy. Directeur de recherche au Centre d’études européennes de Sciences Po, M. Laïdi a dirigé plusieurs 3 ouvrages collectifs et publié plus d’une dizaine d’ouvrages personnels. Au nombre de ces ouvrages on peut citer Un monde privé de sens (traduit en all, anglais et espagnol), Malaise dans la mondialisation, La tyrannie de l’urgence, Le sacre du présent, La grande perturbation, La norme sans la force : l’énigme de la puissance européenne et à la fin de l’année dernière Sortir du pessimisme. Essai sur l’identité de la gauche. Tout particulièrement préoccupé par la régulation politique de la mondialisation, M. Laïdi nous parlera du rôle de l’Europe en son sein et de son pari : la gouvernance par les normes. Est-ce que la gouvernance mondiale se fera selon le droit, selon les normes ou via la force, la domination de ce qu’on appelle les grandes puissances, qu’elles soient établies ou émergeantes ? Dans la seconde hypothèse, la mondialisation contemporaine signifierait la fin du politique au sens grec du terme tant réhabilité par H. Arendt et tous les penseurs de l’espace public. Sans plus tarder je laisse les deux premiers conférenciers de cette journée nous dire si parler de régulation politique de la mondialisation relève de l’utopie ( au moins pour les occidentaux), de l’imposture ou de la mémoire du futur qu’il appartient à chaque génération de constituer. *** Si, comme nous venons de l’entendre ce matin, le mode de gouvernement de la mondialisation est un des problèmes majeurs aujourd’hui, il oblige aussi à un changement de mentalités et à aborder non seulement sur le plan théorique mais pratique la question des rapports entre particularité et universalité d’une part, entre tradition et modernité d’autre part. A éluder ces questions, le risque est grand de ne voir dans la mondialisation que l’avènement d’un hyperempire (pour parler comme Jacques Attali) occidental ou plus précisément encore d’un hyper empire anglo-saxon. Pour conjurer cette approche et le spectre du « choc des civilisations » décrit par Samuel Huntington, nous avons la chance de pouvoir écouter aujourd’hui un anthropologue du droit, M. Christoph EBERHARD et un politologue 4 soucieux notamment de la mondialisation des biens culturels : Mme Josepha LAROCHE. Professeur invité en anthropologie et théorie du droit aux Facultés et à l’Académie européenne de théorie du droit à Bruxelles, M. Eberhard est chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris et à l’Institut français de Pondichery. Depuis de nombreuses années, il s’intéresse au dialogue interculturel sur l’organisation politique, juridique et économique du vivre en commun. Que ce soit dans sa thèse de doctorat publiée sous le titre Droits de l’homme et dialogue interculturel , dans Le droit au miroir des cultures. Pour une autre mondialisation ou alors dans les nombreux cahiers d’anthropologie du droit et les nombreux ouvrages collectifs qu’il a dirigés - le dernier devant paraître incessamment chez Bruylant sous le titre Traduire nos responsabilités planétaires. Recomposer nos paysages juridiques la question qui hante notre troisième conférencier de la matinée est de savoir comment vivre ensemble dans un monde de plus en plus marqué par l’interculturalité et la diversité. Sa réponse inspirée notamment du sociologue portugais , Bonaventura de Sousa Santos, est la pratique de l’hétérotopie, c’est-à-dire l’attention portée à ce qui dans la vision du monde moderne est laissé aux marges des systèmes de pouvoir. Pour cette attention qui révèle la face immergée de la régulation politique, juridique et économique, face plus importante que la partie émergée, le dialogue interculturel est une ressource inestimable que M. Eberhard exploite avec bonheur. Acceptant de « se frotter, comme dirait Hegel, à l’écueil » de l’interculturalité avec une capacité de déphasement, de déstabilisation et de décentrement propre à tout dialogue et a fortiori au dialogue interculturel, M. Eberhard tente de jeter des ponts d’un monde à l’autre ou de remplir le rôle de traducteur. Ce matin, c’est aux exigences de ce rôle, du détour par l’autre permettant de voir différemment ce qui semblait familier que M. Eberhard nous sensibilisera, afin d’ ouvrir des pistes de refondation du vivre ensemble et de nouvelles voies de résolution de ses problèmes contemporains. 5 Ce matin nous avons rappelé que la mondialisation est un processus multidimensionnel et que par delà sa dimension économique prise en charge au mois de septembre par M. Elie Cohen, nous souhaitions aussi interroger ses dimensions politiques, juridiques, culturelles et sociales. Après avoir entendu les exposés des professeurs A.-M. Roviello, Zaki Laïdi et Christoph Eberhard sur les dimensions politiques, juridiques et culturelles de la mondialisation, nous entendrons en ce début d’après midi le professeur Josepha LAROCHE aborder le problème de la diversité culturelle versus ce qu’il est convenu d’appeler l’impérialisme doux ou le Soft Power américain et la violence symbolique, pour reprendre l’expression de Bourdieu, qui s’y rattache. Idéalement, les politiques de la diversité culturelle devraient conjurer cette violence. Mais ce n’est pas certain. Car si le multiculturalisme est une réelle richesse , comme cela a été rappelé ce matin, il n’en demeure pas moins que le choc des temporalités, de la tradition et de la modernité peut être perçu et vécu oui comme une chance mais aussi comme une violence dans laquelle le passé colonial de l’Occident n’est pas sans responsabilité. Politologue, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne , Mme Josepha Laroche est spécialisée dans les relations internationales, la mondialisation et les problèmes de la gouvernance du monde. Au nombre de ses innombrables écrits, je ne citerai que ses ouvrages. A commencer par le manuel que tous les étudiants de science politique et de droit connaissent : le manuel de Politique internationale, réédité à la librairie générale de droit et de jurisprudence en 2000. Mme Laroche a aussi initié et dirigé de nombreux ouvrages collectifs tels La loyauté dans les relations internationales ; Mondialisation et 6 gouvernance mondiale ; et avec Alexandre Bohas, elle a également publié dans la collection Chaos international qu’elle dirige, Canal + et les majors américains. Une vision désenchantée du cinéma-monde. *** Nous venons d’entendre que le Soft Power américain est très puissant. Mais est-il une fatalité ? A priori, il n’y a plus de raisons que l’hyper empire économique le soit ! Si la mondialisation est perçue comme renforçant les inégalités Nord/sud et comme créant au sein même des sociétés de nouvelles formes de clivages, d’inégalité voire d’exclusion, elle offre aussi de nouvelles opportunités sociales. En première instance on pourrait croire – et ce n’est pas seulement le cas des anti-mondialistes mais de plusieurs partis de gauches et altermondialistes – que l’extension mondiale de l’économie de marché génère la suppression progressive des acquis sociaux, acquis dont les sociétés démocratiques occidentales les plus avancées pouvaient s’enorgueillir. Et en effet, sans jouer la carte de la crispation autour des droits sociaux acquis ou du poujadisme, on ne peut manquer de constater, notamment avec Jacques Donzelot dans son exposé prévu pour les leçons publiques de l’an dernier sur la dignité, que d’un social de compensation caractéristique des Etats providence ou du Welfare State on est passé à un social de compétition, au Workfare State. Pour la justice sociale contemporaine, « la dépendance envers le travail, comme l’écrit J. Donzelot est devenue plus digne que celle envers l’aide sociale ». Garante de la dignité, la justice sociale s’est orientée vers la valorisation de l’inscription de chacun dans le jeu de la concurrence. Pour les politiques sociales néo-libérales, l’important n’est pas l’interdépendance organique des membres de la société, la cohésion sociale, mais la lutte contre l’exclusion de la sphère de la concurrence, pour autant, bien entendu, qu’elle soit bénéfique à l’utilité sociale. 7 Les nouveaux économistes ne contrediront certainement pas ce constat. A condition d’ajouter que pour eux, la substitution du Workfare State au Welfare State ne repose pas seulement sur les échecs des programmes d’assistance mis en place par les Etats providence, mais sur une conviction profonde. Cette conviction est celle de la supériorité des relations de marché sur toutes les autres formes de relation. A partir de cette conviction, tout ce qui peut être basculé dans le marché doit l’être. La sécurité sociale obligatoire doit être remplacée par des assurances libres ou volontaires. L’enseignement devrait lui aussi idéalement faire l’objet d’un achat par chacun de manière à ce que sa consommation s’arrête lorsqu’elle n’est plus rentable pour l’individu. Conformément au credo du libéralisme classique, dûment repris par les néo-libéraux, le libre marché est la forme d’échange qui permet le mieux à chacun d’exprimer ses choix et de travailler le plus efficacement à l’optimum social. Tout ce qui peut entraver le fonctionnement du libre marché doit être banni. Si la perception de la mondialisation comme une mécanique de tri, d’hiérarchisation et d’exclusion sous l’effet de la concurrence généralisée mérite d’être nuancée , elle n’en a pas moins l’avantage de nous faire prendre conscience du divorce de plus en plus net entre ce qui au XX e siècle semblait se développer de concert : le capitalisme – qui était surtout un capitalisme industriel à la différence du capitalisme financier ou virtuel d’aujourd’hui- et la démocratie. Depuis A. de Tocqueville, les possibles contradictions entre les modes de croissance du capitalisme et le maintien des institutions démocratiques libérales ont été souvent montrées. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement du maintien des institutions démocratiques libérales qu’on peut douter mais du capitalisme lui-même. Engagé dans une économie de rentes où les grandes entreprises se dévorent entre elles via le jeu des fusions et des acquisitions visant essentiellement à créer de la valeur pour les actionnaires, on peut se demander si le capitalisme n’est pas en passe de devenir fou ( les crises financières qui s’y enchaînent ne sont pas là pour rassurer !) et 8 s’il n’est pas urgent pour les démocraties libérales de se porter à son chevet ? Pour assumer ces questions formulées à l’emporte pièce, je nous propose de nous mettre à l’écoute des deux derniers conférenciers de cette journée : Marc FLEURBAEY et Marie-Ange MOREAU. Economiste et philosophe, M. Fleurbaey est professeur à l’Université de Pau. Spécialiste des questions de la pauvreté, du choix social et de la théorie économique de la justice, il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur l’approche éthique des problèmes économiques. Je songe notamment au N° spécial de la Revue Economique (vol.50, 4, 1999) consacré à L’économie normative et à l’ouvrage intitulé Freedom in Economics publié à Londres. Il y a plus de 10 ans, M. Fleurbaey a publié aux éditions Economica un ouvrage consacré aux théories économiques de la justice et en 2006 il a publié chez Grasset un ouvrage au titre interpellant : Capitalisme ou démocratie. L’alternative du XXIe siècle. Si cette alternative n’en est pas vraiment une , si elle est plutôt une opportunité d’aggiornamento démocratique de la gestion des entreprises, cette opportunité est aussi ce qui préoccupe Mme MarieAnge MOREAU. Professeur à l’ Institut universitaire européen de Florence où elle occupe la chaire de droit social, Mme Moreau est cofondateur du Centre de recherche interdisciplinaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT). Soucieuse des politiques sociales et du droit du travail dans la globalisation et surtout dans la construction sociale européenne, Mme Moreau a publié en 2006 un ouvrage monumental intitulé Normes sociales, droit du travail et mondialisation. Tout récemment elle a coédité un ouvrage collectif sur la Dimension pluridisciplinaire de la responsabilité dans l’entreprise et un autre sur les Restructurations et les nouveaux Etats membres de l’Union européenne. Alors, « La mondialisation : Utopie, fatalité, alternatives ? » Pour nourrir cette interrogation, M. Fleurbaey nous parlera de la Justice sociale et des utopies nouvelles dans la mondialisation et Mme Moreau de La construction de nouvelles réponses transnationales aux transformations des relations de travail dans la mondialisation. 9 10