L'éducation et l'instruction
Octobre 2000
Blandine KRIEGEL, Professeur de philosophie morale et politique à l'Université de Paris X-
Nanterre
J'aimerais m'associer à Philippe Meirieu pour remercier Alain Bentolila et les Entretiens Nathan, qui
n'ont pas cherché à contourner la difficulté mais ont choisi de traiter franchement le sujet de l'enfant et de
l'école. Philippe Meirieu a abordé ce sujet à travers le problème de la relation entre parents et école. Pour
ma part, je l'aborderai à travers la question de l'instruction et de l'éducation. L'enfant doit-il recevoir à
l'école une instruction ou une éducation ? Telle est la question qui découle de la proposition faite
notamment par Claude Allègre de mettre l'enfant au cœur du système scolaire et de remplacer, dans nos
discours et dans nos méthodes de formation, l'élève par l'enfant.
Une même inspiration démocratique
On peut considérer qu'il s'agit là d'une des dernières alternatives académiques qui nous manquaient
après un certain nombre d'autres du type : Corneille peint les hommes tels qu'ils sont et Racine tels qu'ils
devraient être ; Rousseau l'optimiste triste et Voltaire le pessimiste gai, etc. On voit tout de suite les
dissertations ennuyeuses que l'on peut mener sur de telles oppositions qui, forcées ou caricaturées,
peuvent plaire à ceux qui ont des points de vue extrêmes. Il suffit d'être entré une fois dans une salle de
classe pour comprendre que si l'on pousse cette opposition jusqu'au bout, elle s'avère dans le meilleur
des cas artificielle et recouvre dans le pire des cas des divisions corporatistes. D'un côté, on reconnaît
ainsi le groupe des enseignants du collège et du SGEN et de l'autre, la société des agrégés et des
professeurs de philosophie de Terminale. On pourrait parfaitement rabattre ces positions pseudo
théoriques à des distinctions purement corporatistes, ce qui est une des tendances de notre société. Je
voudrais donc sortir de cette alternative pour rouvrir, au profit de l'enfant et de l'élève, la discussion.
Il me semble tout d'abord important de rappeler les origines de ce débat. La généalogie est en effet
toujours éclairante. L'origine du débat, comme l'a rappelé Philippe Meirieu, se trouve au XVIIIème siècle.
Il a pris place au cœur de la philosophie des Lumières, opposant Voltaire et Condorcet d'un côté, à
Rousseau et Kant de l'autre. Plus près de nous, ce débat a acquis son rythme de croisière dans
l'Allemagne de Weimar. Les partisans de l'éducation soulignaient alors justement que de l'attitude
adoptée par les enseignants à l'égard des enfants dépendait le caractère des adultes que ces derniers
allaient de venir. Dans un système scolaire ni unifié centralement ni laïque, les partisans d'une éducation
nationale, parmi lesquels Paul Nathorp, Théo Dietrich et Karl Braham, souhaitaient que l'Ecole projette un
comportement humaniste et démocratique, opposé à la discipline de soldat sur laquelle était fondée
l'instruction. C'est ainsi qu'est née l'idée d'une éducation démocratique opposée à l'instruction par
l'exercice militaire. Paul Nathorp, philosophe néokantien, spécialiste de Platon, Théo Diétrich, qui a été
l'inspirateur du Ministère de l'Education nationale social-démocrate, et le psychanalyste Karl Braham,
consultant pour le Ministère de l'Education dans la République de Weimar, se sont par la suite retrouvés
en exil aux Etats-Unis, en particulier après le New Deal de Roosevelt. Leurs idées rejoignent alors celles
que développe le philosophe John Jewel. C'est à mon sens l'origine du débat. En bref, on a opposé un
modèle humaniste et démocratique à un modèle impérialiste fondé sur l'obéissance et sur l'effort.
On pourrait ainsi se demander pourquoi les républicains, en France, n'ont pas été sensibles à cette
aspiration à une éducation plus démocratique, ouverte sur la vie et sur la formation professionnelle. A
mon sens, la raison essentielle est que l'instruction publique, telle qu'elle était conçue en France, était
déjà un projet démocratique. L'Ecole de Jules Ferry n'était en effet rien d'autre qu'un vaste projet de
républicanisation et de démocratisation de la société qui a permis un vaste mouvement d'émancipation
de la société rurale française. Elle était porteuse de valeurs transcendantes : le respect de l'autre, la
négation des privilèges, l'instruction civique et l'idée que les récompenses devaient être laissées aux
performances du travail et du mérite pour abolir les distinctions sociales et promouvoir une égalisation
démocratique des conditions. Elle a ainsi créé une société de mérite que le syndicalisme des
professeurs, très marqué par le socialisme jauressien, a propagé dans la République.
Il n'y avait donc pas l'éducation d'un côté et l'instruction de l'autre, mais le vaste projet d'une école
émancipatrice dispensant aux enfants les lumières et les progrès, servant d'ascenseur social, et oeuvrant
à la formation de citoyens responsables. D'un côté et de l'autre du Rhin, avec un vocabulaire et un
langage différents, on retrouve la même tension démocratique. Ces idées ont traversé l'Atlantique, se
sont répandues en Suisse puis sont revenues en France, en particulier par l'intermédiaire du SGEN, de
Paul Verniaud, et du socialisme chrétien. Elles sont, dans un langage personnaliste, la reprise du projet
weimarien. Mais partisans de l'instruction publique et de l'éducation ont la même inspiration
démocratique, ce que l'on oublie souvent dans nos débats.
Si les interlocuteurs poursuivaient sous des vocables différents la même fin, on se demande pourquoi l'on
assiste aujourd'hui à un tel affrontement et à un tel déchirement. Avant de donner ce que je crois être un
élément de réponse à cette interrogation, il me semble important de continuer à voir ce qu'il y a de
commun dans ces deux courants. Pour commencer, j'aimerais me pencher sur l'instruction publique et
voir en quel sens elle a rempli les fonctions d'une éducation.
L'instruction publique et sa fonction d'éducation
La question de la sanctuarisation de l'école est sans doute la question aujourd'hui la plus polémique.
Certains la considèrent comme une fermeture et d'autres comme un moyen de protection. Cette question
ne se posait pas lors de la création de l'Ecole sous la Troisième République, car la sanctuarisation était
un moyen de protection de l'enfant. Elle permettait d'arracher les enfants à un contexte social, par
exemple à la vie des campagnes, leur interdisant de faire la moisson pour les installer de plein droit
devant l'émerveillement du savoir. Le maître ne considère pas les enfants comme déterminés par leur
condition sociale ou familiale. Je rends ici hommage à Tahar Ben Jelloun qui a rappelé que l'Ecole
républicaine considérait qu'on orientait tous les élèves en fonction d'un même but désintéressé.
L'instituteur n'est pas un personnage neutre qui se désintéresse de son environnement et de la vie des
enfants. Il considère l'enfant dans sa dimension humaine, comme une personne égale à toutes les
autres.
J'aimerais prendre ici l'exemple du film que Jean-Paul Le Chanoy a consacré à Célestin Freinet, le père
des méthodes éducatives et de la pédagogie concrète. Le rôle de l'instituteur est tenu dans ce film par
Bernard Blier, qui incarne à la fois une pédagogie active lorsqu'il amène les enfants dans les champs, et
l'instituteur républicain qui veut que toute la classe obtienne par l'effort et le travail le certificat d'études.
Ces deux positions sont beaucoup moins éloignées qu'on pourrait le croire et pourraient aujourd'hui se
réconcilier.
Plutôt que de souligner les faiblesses de chacun des mouvements, il est intéressant de considérer leurs
forces. C'est d'ailleurs ce que la philosophie apprend à tous. Dans un débat, il faut toujours prendre
l'interlocuteur par son argument le plus fort. Il faut donc réfléchir à ce qu'est l'argument le plus fort de
l'éducation et ce qu'est l'argument le plus fort de l'instruction.
Point fort de l'éducation
La position éducative a comme point fort de nous parler de la société d'aujourd'hui et des problèmes de
fond qu'elle nous pose. J'ai pour ma part parlé de l'instruction dans le monde d'hier, celui des campagnes
et de l'exode rural. Aujourd'hui, nous sommes à la cinquième génération de personnes alphabétisées,
nous sommes dans un monde où s'opposent centres-villes et vastes banlieues, ces dernières étant
moins menacées par l'analphabétisme que par l'illettrisme. Les banlieues ne connaissent plus la
civilisation de la grande industrie avec sa discipline contraignante et sont marquées par la perte des
repères et par le poids spécifique de nouveaux arrivants qui rencontrent des problèmes d'intégration et
d'acculturation. L'immigration est incontestablement porteuse d'une richesse culturelle encore inexploitée
; elle est à terme une chance d'élargissement de nos références. Mais pour l'heure, elle est porteuse de
difficultés d'ajustement et d'insertion. Une analyse et des programmes scolaires renouvelés sont donc
indispensables.
La grande différence entre les campagnes d'autrefois et les banlieues d'aujourd'hui réside dans le fait que
les enfants des banlieues doivent affronter non seulement les difficultés traditionnelles de l'apprentissage
dans un groupe scolaire, mais également un combat entre valeurs de référence. Je parle ici non
seulement des valeurs du passé (tradition de nos cultures religieuses) mais également des valeurs du
futur (confrontation de modes de formation différents, accélérée par Internet et la télévision). Il faut rendre
hommage à ceux qui ont le mérite de mettre en avant ces problèmes. La question est centrale.
Par principe, l'Ecole ne fait pas de différence mais en même temps, elle ne sait pas toujours surmonter
les différences. Toute la valeur du projet éducatif est donc à mon sens d'appeler à une transformation des
pratiques éducatives. Encore faut-il que l'enfant soit au préalable en mesure d'entendre la langue qu'on
lui parle et en mesure d'accepter ce qu'on souhaite lui enseigner. La réflexion vient tard, en classe
Terminale, lorsque la formation essentielle a déjà été dispensée. Et la partie de l'Ecole qui me semble
mise en cause, ce sont les lieux de transition : l'entrée dans le primaire, l'entrée au collège et le DEUG.
Les difficultés sont si importantes qu'elles nécessitent des avancées. A côté des instituteurs et des
professeurs, on doit faire intervenir dans l'école des psychologues et des assistants sociaux ; et le
dialogue entre parents et enseignants doit être plus ouvert. Voilà à mon sens le point fort du programme
éducatif.
Point fort de l'instruction
L'instruction a également un point fort sur lequel on n'insiste à mon sens pas assez. Il s'agit de l'idée
propre aux Lumières selon laquelle le savoir, par lui-même, est émancipateur et source de plaisir. Nous
savons que si la curiosité est un instinct, l'obtention du plaisir culturel nécessite un détour. Je me
séparerais peut-être ici de Philippe Meirieu car s'il est difficile de devenir une raison transparente à la
raison qui se présente devant soi, il est également difficile d'écouter en y prenant du plaisir un morceau
de Mozart ou de Beethoven, bien que cela soit possible. Telle est la mission de l'Ecole : faire oublier aux
enfants le divorce, les huissiers, en un mot leur quotidien.
L'enfant à l'école n'a pas besoin d'un professeur psychanalyste, pasteur ou père. Le psychanalyste a
pour but de reconduire la personne à sa souffrance, à ses douleurs, pour isoler celles-ci et pouvoir ainsi
les extirper. Alors que le professeur a une fonction opposée. Il cherche ce qui peut tirer l'enfant hors de
sa peine et de sa souffrance pour le guider vers un autre espace, décalé de sa condition sociale et
familiale, un espace où il y a de la jouissance, du bonheur, du plaisir. Quand on dit de manière sèche qu'il
faut mettre l'enfant au cœur du système scolaire, on oublie que l'enfant va devenir un adulte et que le
professeur doit traiter l'enfant comme cet adulte qu'il va devenir. Le professeur ne doit pas être dans la
fiction de l'enfant éternel ; il doit au contraire vouloir le dépassement de l'enfance. Il y a ainsi pour moi un
danger dans la psychologisation de l'éducation, lorsqu'elle vient remplacer la fonction du professeur,
archaïser l'enfant, le stratifier dans l'enfance. Fort heureusement, les enseignants ne sont pas des
psychologues ; ils n'ont pas à connaître l'archaïsme de leurs élèves et à se tourner vers leur souffrance.
Ce sont des passeurs de relais qui permettent aux enfants de se décaler des générations antérieures
grâce à leur réflexion.
Ce rôle de l'enseignant n'exclut nullement le rôle des psychologues dans l'école. Le psychologue ne doit
jamais juger son patient alors que le professeur doit juger son élève, certes pas comme le magistrat
d'une Cour d'assises mais comme l'évaluateur du degré de formation obtenu et du niveau de savoir
acquis. Il s'agit là d'une manière de renvoyer à l'enfant des éléments de réel pour lui apprendre à
surmonter ce que sera par la suite le choc de la société civile. La métaphore de la préparation au combat
qui a lieu dans la société adulte se justifie ici, comme la comparaison avec l'instruction militaire. Dans une
préparation militaire, on prépare à l'affrontement par des parcours du combattant, par des tirs à blanc,
etc. Certes, la société civile démocratique est une société de paix, mais il ne faut pas oublier que la
compétition et la performance demeurent. Dans toute vie sociale, il y a une part de dureté, de jugement
et de compétition. L'Ecole doit y préparer. Le professeur ne doit pas juger sans appel. Il doit juger avec
humanité. Mais il ne doit pas renoncer à juger.
Le professeur n'est pas un pasteur ou un prêtre. Il ne s'agit pas d'instituer dans notre société une
nouvelle religion du savoir ou de la science. Le professeur ne s'engage pas sur ses croyances, ne délivre
pas de discours sur ses valeurs. Le seul discours unificateur que le professeur tient est toujours celui qui
concerne le savoir, la vérité, et l'effort. C'est ce retrait personnel, cette discrétion consentie et avouée qui
me semblent pour l'enfant un élément de quiétude et de réconfort. Le conflit ne devient impossible à
trancher que parce qu'il oppose frontalement l'enfant aux valeurs de sa famille et de la société. Moins le
professeur s'engagera dans ce domaine, plus il apaisera le conflit virtuel. C'est pourquoi on doit laisser à
chaque enfant la part de liberté nécessaire au respect des valeurs de sa famille. J'ai ainsi une opinion
très nuancée en ce qui concerne l'affaire du foulard. Si celui-ci est certes un élément d'assujettissement
de la femme, on ne doit pas chercher à le faire disparaître de manière brutale et ne pas obliger les
enfants à désavouer leurs parents.
Conclusion
Qui l'Ecole doit-elle viser ? Au-delà de l'enfant et de l'élève, c'est à mon sens sur la personne humaine
que l'Ecole doit s'appuyer. Il faut partir de l'attitude éducative, qui prend en compte le réel et la souffrance
sociale, mais pour conduire l'enfant vers la responsabilité civile et professionnelle. Pour cela, il ne faut
donc pas renoncer à l'instruction. Le point stratégique pour la réconciliation de ces deux positions se situe
à la fois aux bords extrêmes et à leur jonction. L'éducation est un départ et la formation culturelle et
professionnelle une finalité. L'Ecole doit réintégrer deux éléments qu'elle a laissés de côté : l'instruction
civique et la formation professionnelle. Quand on pense à la place du droit dans nos sociétés, il paraît
incroyable qu'aucun élément de droit civil, pénal ou constitutionnel ne soit enseigné. A mon sens, il n'y a
pas d'opposition absolue entre éducation et instruction, ni entre l'enfant et l'élève.
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