La légitimité des politiques sociales en question
Journées du Réseau RT6
« Politiques sociales, protection sociale et solidarités»
Grenoble, 17 et 18 janvier 2008
Comprendre la légitimité d’un Etat-providence universel de services:
Les principes et la stratégie politiques qui ont porté le modèle social suédois.
Nathalie Morel*
-- Toute première version - Merci de ne pas citer --
* Chercheuse post-doctorante au Centre d’Etudes Européennes, Sciences Po.
2
Différents travaux ont montré que le développement de l’Etat-providence suédois ne pouvait
être interprété comme la simple réalisation d’un large plan cohérent porté par le parti social-
démocrate - au pouvoir de 1932 à 1976 (et de façon épisodique ou en coalitions pendant les
années 1920) - , mais plutôt comme l’aboutissement d’une série de compromis politiques et
de solutions éparses à des problèmes spécifiques (Korpi, 1990, Esping-Andersen, 1992 ;
Olsson, 1993). Le système doit en revanche aux sociaux-démocrates - et notamment à Gustav
Möller, qui a été Ministre des Affaires Sociales pendant 21 ans, de 1924 à 1926 et de 1932 à
1951 - la mise en place d’un certain nombre de lignes directrices et de principes forts qui ont
largement contribué à modeler les structures institutionnelles de l’Etat-providence suédois qui
sont encore en place et actives aujourd’hui. Les Sociaux-démocrates ont été d’autant plus en
mesure de façonner l’Etat-providence suédois que les institutions d’assurances sociales étaient
très peu développées lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir dès les années 1920. Cela a été un
avantage pour eux et leur a donné une grande marge de manœuvre pour construire l’Etat-
providence en accord avec leurs principes et objectifs. Ils n’étaient pas, comme en Allemagne,
France ou Italie, obligés de compter avec l’existence d’un appareil institutionnalisé
d’assurances stratifiées difficile à changer en raison du nombre important de groupes avec des
intérêts contradictoires et souhaitant la perpétuation de leurs programmes spécifiques (Esping-
Andersen, 1988).
Ainsi, il ne peut y avoir de doute sur le fait que les prises de positions idéologiques, mais
aussi stratégiques, des sociaux-démocrates ont joué un rôle décisif pour le passage d’un Etat
social sélectif vers un Etat-providence universel et en particulier vers un Etat-providence
universel des plus hauts standards. Nous voudrions par cette contribution montrer comment
sont liés les principes universalistes suédois à une stratégie politique particulière qui vise à
attacher l’ensemble des classes moyennes à l’Etat-providence, de façon à pouvoir mieux
redistribuer les ressources, mais aussi au parti qui l’établit, le parti social-démocrate. En effet,
nous allons montrer comment le développement de politiques universelles généreuses a eu
pour objectif à la fois d’inclure les classes moyennes au sein du système pour des raisons tant
idéologiques qu’économiques, mais aussi d’entretenir la loyauté politique des classes
moyennes envers les Sociaux-démocrates.
Afin de montrer les liens entre principes idéologiques et stratégie politique, nous allons tout
d’abord rappeler comment les premières lois sociales suédoises ont très tôt affirmé leur
vocation universelle. Puis nous montrerons que c’est principalement avec le développement
de services sociaux universels de bonne qualité que le modèle suédois de protection sociale
prend toute son ampleur et que se cristallise véritablement ce lien entre principes idéologiques
et stratégie politique mais que c’est également au niveau de ces services que repose la force
mais aussi la fragilité de la légitimité du système.
I. Les prémisses dun Etat-providence social-démocrate universel.
I.1 L’affirmation des principes universalistes par les sociaux-démocrates.
À partir des années 1920, les Sociaux-démocrates dont le parti n’a vu le jour qu’en 1889
entrent pour la première fois au gouvernement et s’emparent de la question sociale, celle-ci
devenant le pilier central de la politique sociale-démocrate, à tel point que l’histoire de l’Etat-
providence et celle du Parti social-démocrate demeurent quasi-indissociables (Esping-
Andersen, 1988 ; Korpi, 1983 et 1990), même si certaines lois sociales d’importance avaient
été votées avant leur arrivée au pouvoir (voir plus bas).
3
Deux figures politiques en particulier, Per Albin Hansson et Gustav Möller
1
, marqueront
l’émergence de l’Etat-providence suédois et contribueront à lui donner ses traits distinctifs.
Dès le milieu des années 1920, Per Albin Hansson pas encore Premier Ministre mais déjà
très influent au sein du parti social-démocrate - s’écarte d’une analyse en termes de lutte des
classes, cette approche étant trop restrictive selon lui. La sociale démocratie doit au contraire
s’adresser à des groupes beaucoup plus larges, voire à tous les citoyens
2
(Antman, 1996a ;
Esping-Andersen, 1988; Tilton, 1988 ; Stjernø, 2005). Lors d’un discours devant le Parlement
en 1928 Per Albin
3
va utiliser la métaphore du « foyer du peuple » (Folkhem) pour présenter
sa vision de cette société englobante et égalitaire qu’il veut construire, un foyer dans lequel
chacun a sa place et dans lequel chacun peut vivre dans la sécurité et le bien-être:
Les fondations d’un foyer sont la solidarité et l’empathie. Dans un bon foyer, il n’y a ni
privilégiés ni laissés pour compte, il n’y a ni de chouchous ni d’enfants illégitimes. Nul
ne regarde l’autre de haut, personne ne cherche à s’octroyer des avantages au
détriment des autres, les forts n’écrasent pas et ne pillent pas les plus faibles. Dans un
bon foyer règnent l’égalité, la sollicitude, la coopération, la serviabilité. Appliqués au
grand foyer du peuple et des citoyens, ces principes signifient la destruction de toutes
les barrières sociales et économiques qui divisent actuellement les citoyens entre
privilégiés et laissés pour compte, entre dominants et dépendants, entre riches et
pauvres, entre parvenus et appauvris, dépouilleurs et dépouillés. (Per Albin Hansson,
1928, cité dans Tilton 1988:371, notre traduction).
Cette métaphore du « foyer du peuple » deviendra rapidement synonyme de cet Etat-
providence universel qui s’occupe de ses citoyens tout au long de leur vie, du berceau à la
tombe (pour reprendre l’expression de W. Beveridge), et a également fonctionné comme un
symbole unificateur de la nation suédoise.
Gustav Möller va lui aussi militer pour une redistribution des ressources. S’inspirant de ce qui
se faisait au Danemark (où un programme de retraite minimal quasiment universel a été mis
en place dès 1895), il présente un programme d’assurances sociales qui se distingue à la fois
du système bismarckien et du système sélectif de protection sociale : la protection sociale ne
doit pas se limiter aux ouvriers mais couvrir toute la population. Elle doit fonctionner sur la
base de critères clairement définis et non selon un examen des ressources stigmatisant. Ce
système d’assurances sociales doit permettre aux citoyens de ne pas avoir à dépendre de
1
Trois autres personnages clefs de la sociale démocratie de cette époque méritent également d’être cités : Ernst
Wigforss, un des plus grands idéologues du parti et Ministre des finances pendant 17 ans, de 1932 à 1949, et
Alva et Gunnar Myrdal, deux éminents sociaux-démocrates qui marqueront fortement la politique familiale et la
politique du logement (Olsson, 1993).
2
Il reprend en cela l’analyse de Hjalmar Branting, fondateur du parti social-démocrate. Deux ans après la
révolution russe, Branting considère avec une forte réprobation les résultats de cette révolution et la mise en
place d’une dictature du parti communiste. Branting soutient que le socialisme ne peut aboutir si les autres
classes sociales sont subordonnées à la classe ouvrière. Un sentiment de solidarité entre toutes les classes
sociales doit être encouragé et développé. Les travailleurs doivent, selon Branting, apprendre à ne pas voir leurs
opposants comme des ennemis qui doivent être éliminés par la violence ; l’objectif doit être au contraire de les
rallier à la cause socialiste par la persuasion. Ce n’est qu’ainsi que le socialisme véritable peut être créé (Stjernø,
2005, en particulier pp. 113-115).
Voir également : Berman, Sheri (2006), The Primacy of Politics. Social Democracy and the Making of Europe’s
Twentieth Century, Cambridge University Press.
3
Per Albin Hansson, ce « père de la Suède », sera communément appelé de son prénom par les Suédois et
aujourd’hui encore, il reste dans les mémoires et dans les livres comme simplement « Per Albin ».
4
l’assistance aux pauvres, jugée inutilement stigmatisante, l’objectif de Möller étant de rendre
ce système d’assistance obsolète (Antman, 1996a ; Korpi, 1990 ; Rothstein, 1998). Pour
Möller, l’éradication totale de la pauvreté devient l’objectif premier.
L’idée défendue par Per Albin Hansson et Gustav Möller est celle d’un droit à la protection
contre certains risques sociaux, risques qui peuvent toucher tout un chacun et qui doivent
donc être pris en charge par la société. Cette vision renverse totalement la logique
assistancielle et transforme en profondeur les rapports entre Etat et société: les citoyens ne
reçoivent pas un soutien et une aide de l’Etat parce que l’Etat est bon ou charitable mais parce
qu’il s’agit d’un droit du citoyen.
Les programmes d’assurance mis en place vont ainsi se développer selon le principe d’une
« assurance du peuple » qui inclut toute la population dans un même système d’assurance
publique unique, ne différenciant pas les personnes selon leur occupation professionnelle ou
leur niveau de revenu. L’idée que les prestations devaient être octroyées de façon universelle,
sur la base de la citoyenneté et non sous forme de charité, est devenu un principe
fondamental. Dans un premier temps, ce système d’assurance n’offrira que des prestations
forfaitaires identiques pour tous. Après 1945, ces prestations forfaitaires seront complétées
par des prestations supplémentaires liées au revenu antérieur, ces prestations étant elles aussi
gérées au sein du même système d’assurance publique unique.
La mise en place de ces prestations supplémentaires poursuit un double objectif : il s’agit
d’une part de satisfaire les besoins et exigences des classes moyennes pour éviter que les
personnes les plus aisées ne quittent le système universel existant et mettent en place leur(s)
propre(s) système(s) d’assurance (privée). Il s’agit d’autre part d’évincer le secteur privé de
façon à garantir un même accès et une même qualité de prestations à toute la population.
Nous verrons qu’une même logique présidera au développement des services sociaux. Une
telle stratégie implique néanmoins pour l’Etat d’être en mesure de satisfaire des attentes
toujours plus élevées.
I.2. Le développement des assurances sociales pour le « Peuple ».
Comparativement à d’autres pays européens, la Suède n’a développé qu’assez tardivement un
système d’assurances sociales. Si les premières lois sociales sont votées avant l’arrivée des
sociaux-démocrates au pouvoir
4
, certaines (notamment la loi sur les retraites de 1913)
prennent dès l’origine une forme universelle, d’abord pour des raisons politiques avant que les
sociaux-démocrates n’élaborent le discours idéologique qui légitimera ces institutions. Les
premières politiques sociales suédoises ont été fortement déterminées par le conflit entre
monde rural et monde industriel urbain, qui divise les pays nordiques dont l’industrialisation
est tardive. S’ils veulent éviter la domination des conservateurs, les libéraux puis les sociaux-
démocrates doivent tenir compte des intérêts paysans représentés par les partis agrariens (le
plus souvent rebaptisés partis du Centre au 20ème siècle) et ne peuvent leur imposer des
assurances sociales conçues pour les ouvriers de l’industrie (Baldwin, 1990).
La loi de 1913 mettant en place une assurance vieillesse sera d’importance. Celle-ci a été mise
en place par un gouvernement de coalition dirigé par des libéraux, alliés au parti agraire et
mis « sous pressions politique » par les sociaux-démocrates. Elle marque véritablement la
première étape dans la construction d’un système de protection sociale universel (Esping-
4
Une assurance maladie volontaire avait été mise en place dès 1891 mais ne couvrait qu’une petite partie de la
population et n’offrait que de faibles prestations.
5
Andersen et Korpi, 1987 ; Palme, 1990 ; Kangas et Palme, 2005) : non rattachée à une
profession ou classe sociale particulière, cette assurance vieillesse couvre toute la population,
femmes incluses, sous un même régime et offre une même prestation forfaitaire pour tous
(avec néanmoins une restriction sur les patrimoines les plus élevés). Chaque individu
bénéficie de droits individuels, et non de droits dérivés (dans la plupart des pays, les femmes
ont traditionnellement bénéficié de droits dérivés, en tant qu’ayant-droit d’un mari soutien de
famille). Ce principe de droits individuels va être appliqué à tout le système de protection
sociale.
L’assurance accident du travail devient obligatoire en 1916 (une assurance non obligatoire
existait déjà depuis 1901), l’assurance maladie est modifiée en 1931 (les prestations ne
couvrent plus seulement la perte de salaire mais également le remboursement d’une partie des
frais médicaux) et va couvrir une partie de plus en plus importante de la population mais elle
continue par contre à être volontaire (Palier, 2006a). L’assurance chômage date de 1934, ce
qui est relativement tardif par rapport à d’autres pays européens (mis à part la France dont
l’assurance chômage date de 1958).
Cette assurance chômage se distingue d’ailleurs des autres assurances sociales. Alors que les
autres programmes d’assurance sont universels et gérés par une caisse d’assurance publique
(allmän försäkringskassa), l’assurance chômage a pris modèle sur le système de Gand
5
, ce qui
signifie que l’assurance chômage est gérée non pas par une agence gouvernementale mais par
les syndicats. Les syndicats doivent néanmoins accepter une réglementation gouvernementale
concernant le niveau des prestations, le paiement et le contrôle des allocataires pour recevoir
des subventions de l’Etat. Le choix de ce système explique ainsi en partie le fort taux de
syndicalisation en Suède. C’est d’ailleurs précisément pour cette raison que les partis de
droite s’étaient opposés pendant toutes les années 1920 à ce système, craignant qu’il ne
renforce les syndicats, et par-delà le parti social-démocrate également.
Les années 1930 voient également la mise en place de différentes mesures dans le domaine de
la politique familiale : gratuité des soins de maternité, déductions fiscales pour enfants à
charge, congé de maternité rémunéré... Une loi de 1939 affirme le droit des femmes à rester
sur le marché du travail après le mariage et interdit aux employeurs de les licencier pour ce
motif. Cette loi protège également les femmes enceintes ou qui accouchent. Les allocations
familiales universelles datent pour leur part de 1947.
Une nouvelle loi sur la « Retraite du Peuple » (Folkspension) est votée en 1946 et vient
modifier le système de financement de l’assurance vieillesse: d’un système reposant à la fois
sur les contributions et sur un financement par l’Etat, il devient un système en répartition
financé entièrement par l’Etat. Les prestations demeurent forfaitaires et deviennent
véritablement universelles pour tous les citoyens de plus de 65 ans, la mise sous condition de
ressources étant abolie (Kangas et Palme, 2005). Le montant de ces prestations est augmenté
en 1948, mais il reste néanmoins très modeste (en 1950, le montant des retraites équivaut à
seulement 21,5% du salaire antérieur pour un travailleur avec un salaire moyen
6
(Palme,
5
Le système de Gand doit son nom à l'introduction, en 1900, par le Conseil communal de Gand en Belgique,
d’un fond d'allocation chômage dont la gestion était assurée par les caisses syndicales. Le système de Gand est
présent en Belgique, au Danemark, en Finlande et en Suède.
6
Il s’agit du « average production workers wage » utilisé pour calculer les taux de remplacement moyens des
différentes assurances sociales dans 18 pays de l’OCDE dans la base de données du Social Citizenship Indicators
Project (SCIP). Ce projet est dirigé par Walter Korpi et Joakim Palme à l’Institut suédois de recherche sociale
(SOFI) à l’Université de Stockholm.
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