Du masque au personnage : Que signifie le fait que masque et personne sont, à l'origine,
désignés par un même terme?
I- Origine et Etymologie :
Le mot masque viendrait du Languedocien, masco ou encore du bas latin masca, signifiant tous les
deux sorcière.
Les frères Grimm rattachent l'étymon bas-latin (c'est-à-dire le latin vulgaire, parlé par le peuple
entre le II et IXe s. après J.C) à masticare (signifiant « mâcher », « mastiquer ») , la sorcière ayant
été ainsi nommée en tant que celle qui mange, à l'instar d'Haensel et Gretel, les petits enfants. Le
masque désignerait donc, à l'origine, le visage d'une sorcière.
Cette origine du mot masque comme synonyme de visage se retrouve également dans le sens
du terme grec emplopour « masque » : ton prosopon -littéralement ce qui se présente (pros) à la
vue (opsis) (même étymologie que la figure de rhétorique nommée prosopopée ), terme qui désigne,
à la fois, le masque de l'acteur et le « visage » d'une manière générale, avec, cependant, l'idée que le
masque ne masque ou ne dissimule précisément pas mais qu'il exprime, qu' il est le miroir de l'âme.
Dans cet esprit, soulignons que le masque servait à être mieux vu par des spectateurs situés sur des
gradins parfois assez éloignés. Mais venons-en au plus intéressant, à savoir le terme latin utilisé
pour masque. Masque se disait en latin persona (sic), qu' Aulu-Gelle (grand grammairien latin
ayant vécu au IIe s. après J.C) fait dériver de per-sonare qui signifirait « sonner, résoner au
travers ». Etymologie fantaisiste (le terme aurait plutôt une origne étrusque) mais éclairante : les
masques avaient entre autres fonctions, celle d'amplifier la voix, donc de « faire résonner » celle-ci
à travers le masque (comme un porte voix). Ce terme, persona, met au jour une consonnance
évidente avec ce que nous avons appelé par la suite personnage ou personne. La problématique que
nous proposons est la suivante :
Quels liens font que ces deux idées que sont « masque » et « personne » (ou personnage) aient été
pensées à l'aune d'un même mot latin : persona. En d'autres termes : Qu'y -a-t-il, chez une
personne qui soit susceptible d'être pensé comme un masque (de théâtre) et inversement, qui a-t-il
dans le masque qui soit également le propre d'une personne?
Pourquoi et comment le masque de l'acteur en est venu à désigner l'acteur lui-même, puis la
personne?
Il faut tout d'abord savoir que le théâtre antique ne se jouait que par des hommes. Les comédiens ou
tragédiens utilisaient des masques pour jouer le rôle de « personnes » qu'ils n'étaient pas, à savoir
des femmes, des dieux, des animaux...etc. C'est donc tout d'abord, premier élément de réponse,
parce qu'être une personne, au sens moral, c'est être, à la manière d'un comédien, capable de se
mettre à la place de l'autre. De même que la persona permet à l'acteur d'incarner l'autre, la
personne n'est telle qu'autant qu'elle se met en situation de voir le monde à travers les yeux de
l'autre, comme dans un masque.
Ensuite, deuxième élément de réponse, c'est le droit romain qui nous l'apporte : le concept juridique
de persona désignait en effet, par la suite et aujourd'hui encore, l'homme ayant une existence civile
(en tant que citoyen) disposant de droits la différence de l'esclave, qui n'en disposait pas) . Une
fois ces éclaircissements sur l'origine du masque et de la persona donnés, tâchons de creuser cette
synonymie du personnage (en tant que concept théatral) et de la personne (en tant que concept
psychologique).
II - La persona chez Jung :
-Le médecin et psychanaliste suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) a beaucoup réfléchi sur
le fait que le terme désignant une personne signifie également masque, dans l'idée que cette
similitude est tout, sauf fortuite.
Le concept de persona est un élément clef de la conception Jungienne de la psychologie humaine.
Jung, en effet, creuse cette identité sémantique du masque et de la personne en affirmant que, d'une
certaine manière, la personalité est un masque porté par tout individu pour faire face aux exigences
de la vie en société. Ce dernier offrant, pour suivre l'analogie du théatre, plusieurs possibilités de
jeux dont, pour faire simple, nous pourrions dire que la socialisation (première fonction) en
constitue l'application naturelle, la tromperie l'aspect pathologique. Il convient d'attirer l'attention
sur le fait que porter un masque n'est ni un vice, ni une exception pathologique de la vie psychique
mais bien plutôt le fonctionnement normal d'un individu. Ce n'est pas le fait de porter un masque
qui est pathologique mais bien plutôt le masque que l'on choisit lorsqu'il n'est que tromperie.
Par exemple, si je dois passer un entretien d'embauche et que je suis de très mauvaise humeur, parce
qu'en venant au rendez vous, j'ai subir de longs embouteillages, je ne vais pas présenter cet
aspect de moi : je vais choisir de dissimuler ce visage grincheux au profit de quelque chose de plus
aguichant. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres illustrant le fait que le masque a un rôle social et
répond à une exigence de socialisation : c'est une manière de me présenter à l'autre. Si comme
l'écrivait Vauvenargues « « Le monde est un grand bal chacun est masqué» nous pourrions nous
demander ce qu'il adviendrait sans cette possibilité de jouer le « théatre de la vie » masqué. La vie
sociale semblerait compromise : pensez à ce qu'il adviendrait s'il n'y avait aucune possibilité de
dissimulation de certains mobiles... Pour résumer, nous pourrions dire que l'identification de la
personne au masque permet un écran entre les motifs avouables et les mobiles inavouables de nos
actions (inavouables, y compris à soi-même et, donc le plus souvent inconscients) Pour résumer,
encore une fois, et d'une manière plus littéraire, il faut comprendre le masque comme un
déguisement celui qui se déguise ne sait finalement plus qui il est, au sens La Rochefoucauld
écrivait dans une de ses fameuses Maximes (la 119) que :
« Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu'enfin nous nous déguisons à nous-
mêmes. »
Jung n'aurait pas renier cette maxime, ni même le fameux « Je est un autre » de Rimbaud.
Toute la subtilité de Jung étant peut-être de nous dire qu'au fond et d'une certaine manière, la
persona de chacun n'est en fin de compte pas si personnelle. Pas si personnelle, au sens ce qui
est généralement entendu par personnel est ce qui est le propre de chacun.
De même que le travail dramaturgique, qui consiste à découvrir la psychologie d'un personnage, la
possibilité de découvrir des pans entiers de notre personnalité que nous ignorons nous-mêmes reste
l'enjeu d'un travail sur soi, d'où le titre d'un autre ouvrage de Jung : L'homme à la découverte de son
âme (ou encore celui, très éclairant, de Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre) ce qui, plus
simplement, pourrait être énoncer de la sorte : point n'eut été besoin de découvrir son âme si elle
n'avait été, au préalable, couverte d'un masque (même si, en termes jungiens, il s'agit moins de
découvrir ce qu'il ya « sous »le masque que de découvrir l'individualité à travers le collectif qui
nous constitue).
C'est toute l'ambigüité du masque car la personne qu'il donne à voir n'est précisément pas
personnelle : il s'agit plutôt d'un être de compromis ou d'une personnalité sociale (ou «collective»
pour reprendre les termes de Jung). Pour dire les choses autrement, nous pourrions dire que le
masque colle davantage à la société qu'à l'individu. L'étymologie de persona signifiant masque étant
pour le coup fort heureuse : la personne est ce qui se donne à voir (pros opsis > prosopon) aux
autres dans la vie en société (« ce qui se donne à voir » étant rappelons-le, le sens premier du mot
théâtre : θέατρον en grec, qui vient de θεάομαι : regarder, contempler ). Jung va jusqu'à interpréter
la crise de la quarantaine, ou crise de la « demi-vie » selon son expression, comme une crise du
masque, comme le moment durant lequel la personne éprouve l'impossibilité de continuer à se
mentir à soi-même en s'identifiant à la persona, dans l'idée, selon Jung, que loin d'être pathologique,
cette crise du masque est hautement souhaitable et salutaire car répondant à une exigence intérieure
de cohérence de soi à soi-même, une recherche d'un sens à sa vie faisant fi des préjugés, opinions
ou valeurs collectives dont nous avons hérité. Si s'adapter à la vie en société est une nécessité qui
remplit une bonne partie de notre vie, cette tâche, harassante, d'intégration sociale finit par peser
trop lourd, écrasant la singularité de chacun.
Avant de conclure, il nous faut répondre à la question que nous avons posé plus haut, à savoir
pourquoi personne et masque sont issus d'un seul et même mot. Nous pouvons maintenant répondre
que c'est parce que le rapport de l'homme à sa personne est le même que celui du comédien antique
à son masque.
En espérant vous avoir éclairé un minimum sur les liens qu'unissent personnage et personnalité (ou
théâtre et psychologie) je ne saurais conclure sans citer cette belle pensée du tout-confiant Rousseau
qui disait qu'
«Il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.»
L'exposé s'est nourri de ces sources :
JUNG, Carl Gustav Dialectique du Moi et de l'Inconscient (1933), particulièrement le chap. III
LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions et Maximes morales (1664)
NIETZSCHE, Friedrich, La naissance de la Tragédie (1872) in Œuvres philosophiques
complètes, éd. Gallimard, NRF, 1971
NIETZSCHE, Friedrich, La Philosophie à l'Epoque Tragique des Grecs in Œuvres
philosophiques complètes, éd. Gallimard, NRF, 1971
PICOCHE, Jacqueline, Dictionnaire Etymologique du Français, Le Robert, Paris, 1994
Le Littré
VAUVENARGUES, Réflexions et Maximes (1746)
Encyclopedia Universalis, articles (entre autres) :
Persona,
Masque,
Jung,
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