1
La mise en oeuvre partenariale
de politiques d’insertion sociale et professionnelle
par une hybridation des logiques d’acteurs*
Philippe Lyet
1. Singulières transversalités
Les politiques sociales se sont construites, en partie, depuis 25 ans sur le modèle des
politiques publiques dites territorialisées.
1
Celles-ci instituent le pilotage des dispositifs par des
organes composés de plusieurs institutions présentes sur le territoire et elles encouragent la
collaboration d'agents de structures diverses en les invitant, dans de nombreux cas, à construire
le contenu de cette politique sur le territoire, dans un objectif de transversalité des
interventions, et à en définir les règles de fonctionnement (P. DURAN, J.C. THOENIG, 1996).
Pour Bruno PALIER (2002), cette évolution traduit la mise en place d’un nouveau régime
de la protection sociale qui s’oppose sur plusieurs plans au régime classique : « secteurs cloisonnés
les uns des autres (maladie, accident du travail, vieillesse, famille) [pour le « régime classique »] versus
traitement transversal de l’ensemble des problèmes sociaux rencontrés par une me personne [pour le
« nouveau régime] ; administrations centralisées dans la gestion d’un risque ou d’un problème versus
partenariat contractualisé avec l’ensemble des acteurs (administratifs politiques, associatifs, économiques)
susceptibles d’intervenir ; « administration de gestion » versus « administration de mission » ;
« centralisation et administration pyramidale » versus « décentralisation et territorialisation ».
Dans le domaine des politiques d’insertion professionnelle, ce type de dispositifs se
présente comme une traduction particulière de la manière dont la France a pensé l’articulation
insertion professionnelle / insertion sociale. « Les politiques spécifiques d’emploi […] sont en très
fortes interaction avec des politiques plus spécifiquement conçues en vue de l’insertion. On peut conclure
qu’en France, s’établit progressivement un continuum d’actions et de programmes publics sociaux,
difficilement sécable, un ensemble de politiques sociales, même si chaque secteur garde, bien sûr, des traits
spécifiques. » (J.C. BARBIER, 1996) Cette logique propre à la France place notre pays dans une
situation singulière par rapport aux autres Etats européens ou nord américains.
* Ce texte a été annoncé sous un autre titre lors de la réponse à l’appel à contribution de juin 2003. Il s’intitulait
initialement Les partenariats/réseaux dans l’insertion sociale et professionnelle. Quand les processus de traduction conduisent
à une redistribution des identités. Si la problématique traitée reste bien celle qui a été annoncée dans le résumé, il est
apparu, à la rédaction de l’article, que ce titre convenait mieux.
1
Sans être exhaustif, on peut, par exemple, citer le dispositif RMI, la politique de la ville, le dispositif des Zones
d'Education Prioritaire (au confluent des politiques sociales et des politiques d’éducation), le dispositif des
Contrats Locaux de Sécurité (qui articule politiques sociales et politiques de sécurité), de nombreuses actions ou
dispositifs d’orientation ou de formation professionnelles de publics en difficulté, etc.
Congrès AFS / RTf 6 Texte P. Lyet
Villetaneuse / 24-27 février 2004
2
Ces évolutions, témoin d’une volonté originale d’articulation de plusieurs approches des
publics en difficulté, ne sont pas exemptes d’interrogations ou de difficultés. Ainsi, François
ABBALEA (1998) montre-t-il, à propos de l’action des Caisses d’allocations familiales, que « de
nouveaux acteurs apparaissent dans le champ de l’action sociale du fait de son extension. C’est ainsi que
la centration sur l’insertion sociale par l’économique y introduit des institutions que les CAF côtoyaient
peu, l’Education nationale, les agences pour l’emploi... De plus, la modification des « modes opératoires »,
c’est-à-dire le développement de dispositifs transversaux sur des bases territoriales ou thématiques, induit
une intensification des interrelations entre les acteurs en même temps qu’elle met à mal le système de
relations traditionnel propre au champ qui reposait sur l’interconnaissance, le partage des mêmes valeurs,
l’expérimentation des mêmes pratiques, le suivi des mêmes formations. »
Il apparaît qu’il ne suffit pas de vouloir articuler les politiques de l’emploi, les politiques
d’insertion et les politiques sociales (au sens restreint) pour que les institutions et les
intervenants originaires de professions différentes, missionnés pour la mise en œuvre de ces
politiques, arrivent à travailler ensemble. Aussi, n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que « l’efficacité des
procédures impulsées reste soumise à de nombreux aléas, et […] le passage de la conviction énoncée à
l’action effective est marquée par de multiples résistances des administrations sur lesquelles ces politiques
s’appuient tout en voulant transformer leurs fonctionnements. L’analyse des processus engagés montre […]
la multiplicité des luttes stratégiques pour se positionner ou se repositionner dans les nouveaux espaces
ouverts par la transversalité. […] Dans cette incapacité à donner un sens à une stratégie d’ensemble de
l’action publique, les innovations, les nouvelles manières de faire demeurent méconnues, illisibles, ou
relèvent de conjonctures et de mécaniques locales reposant sur l’implication d’acteurs individuels dans des
réseaux plus ou moins éphémères. L’idée que la réussite de la politique publique est liée à la volonté des
individus, à leur capacité de communiquer entre eux au-de des circuits traditionnels et officiels des
institutions, à créer des complicités et des opportunités locales, instables et éphémères, donne une image de
l’action publique comme si elle devenait de plus en plus aléatoire et dépendante de l’action individuelle. »
(M. AUTES, 1999)
Dans ce contexte, la question de la mise en œuvre locale et partenariale des objectifs des
politiques sociales territorialisées se pose de manière cruciale. Les processus de construction des
projets dépendent d’autant plus des dynamiques locales que les politiques sont souvent peu
prescriptives
2
. S’il est essentiel d’analyser les caractéristiques générales d’un programme public
et les prescriptions institutionnelles qu’il occasionne, cela ne suffit pas, il convient aussi
d’examiner la manière dont ce programme est organisé concrètement.
On peut tout d’abord remarquer que ce qui importe, pour des politiques la
transversalité des interventions est un des objectifs majeurs, c’est la capacité des acteurs qui
construisent les modalités pratiques de ces politiques de faire converger leurs approches pour
que cela ne conduise pas aux habituelles divergences occasionnées par les relations de pouvoir
quand des acteurs doivent composer au sein de multiples zones d’incertitude (M. CROZIER, E.
FRIEDBERG, 1977). On peut ensuite ajouter que la mise en œuvre de la politique publique
dépend aussi de la capacité d’acteurs hétérogènes de construire des catégories d’action
communes qui actualisent les objectifs généraux de la politique en question.
L’objet de ce court article est de présenter succinctement un argumentaire théorique basé
sur l’étude de deux exemples singuliers de coopérations entre le service social de polyvalence
2
On peut, par exemple, rappeler que le dispositif RMI qui concerne une des actions étudiées dans ce travail ne
définit pas l’insertion et laisse, de fait, aux acteurs locaux le soin de donner leur propre définition « indigène ».
Congrès AFS / RTf 6 Texte P. Lyet
Villetaneuse / 24-27 février 2004
3
d’un conseil général et d’autres acteurs institutionnels ou professionnels dans le cadre d'actions
d'insertion économique et professionnelle, les deux dynamiques évoquées dans le
paragraphe précédent (mise en convergence des approches et construction de catégories
d’action opératoires) ont pu être activées
3
. L’enjeu de cette analyse est de montrer comment et
dans quelles conditions et par quelle organisation
4
cette coproduction par des acteurs aussi
différents inscrits dans des logiques aussi hétérogènes peut avoir lieu, par quels processus et
autour de quelles notions ces collaborations se construisent et à quelle mise en pratique des
politiques d’insertion professionnelle elles aboutissent. Pour cela, il sera défendu l’idée que les
théories utilitaristes habituellement mobilisées ne semblent pas opératoires à elles seules pour
analyser de tels cas de figures tant ce qui s’y joue ressort plus d’approches cognitives et
identitaires. Pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans ces exemples, un ancrage dans ces
différents paradigmes semble nécessaire.
Bien évidemment, l’analyse de deux situations ne peut permettre d’en tirer des leçons
générales, d’autant plus que s’y jouent des dynamiques singulières. Mais ce qui s’est passé dans
ces deux actions permet de mettre en évidence que les conditions d’une véritable transversalité
sont multiples et que les réunir est une œuvre complexe où la part d’aléatoire n’est pas
négligeable. Il apparaît probable que les ambitions transversale des politiques territorialisées
sont difficilement généralisables si d’autres conditions (par exemple, évolution des logiques de
formation des professionnels ou, tout simplement, exigence de formation pour les
professionnels) ne sont pas réunies.
2. Régulation ou transaction ?
Le problème qui se pose ici, celui de la coordination de différents acteurs, est un
problème classique d’organisation. La sociologie des organisations a, depuis longtemps, mis à
jour les processus les plus courants les jeux d’acteurs construisent l’organisation. On sait
aujourd’hui que les prescriptions ne sont qu’une des dimensions qui organisent les conduites
des acteurs. Celles-ci se développent aussi par un processus d’apprentissage stratégique au cœur
des interactions sociales. Habituellement, ce phénomène participe des rapports de pouvoir que
les acteurs entretiennent entre eux. Jean-Daniel REYNAUD (1988) a montré que l’objet de ces
rapports de force était le contrôle des règles qui organisent les relations des acteurs entre eux.
Dans les organisations, la régulation réelle de l’action, ou régulation conjointe, est le fruit d’un
équilibre entre une régulation de contrôle et une régulation autonome et débouche sur des
conduites de compromis.
3
D’une part, un chantier d’insertion à Chalon sur Saône qui a fait principalement collaborer deux délégués à
l'insertion de l’Agence locale pour l’emploi (ALE), un formateur d’un organisme de formation, le directeur d’un
maison de quartier qui dépend du Centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville et trois assistantes de
service social du Conseil général de Saône et Loire ; et, d’autre part, le suivi du public au sein du Plan local pour
l’insertion et l’emploi (PLIE) dans le cadre du contrat de ville de la Communauté Urbaine Le Creusot-Montceau
(CUCM) qui fait collaborer principalement des responsables et des professionnels du PLIE, des assistantes de
service social du Conseil général de Saône et Loire sur les deux districts du Creusot et de Montceau les mines, les
conseillers de l’ALE mis à disposition à mi-temps du PLIE, l’animatrice du Club Régional d'Entreprises Pépinières
pour l'Insertion (CREPI 71), la responsable de l’entreprise d’insertion Idées 71 et quelques cadres ou chefs
d’entreprise
4
Ce terme d’organisation doit être entendu au sens large, à la manière d’E. FRIEDBERG, 1992.
Congrès AFS / RTf 6 Texte P. Lyet
Villetaneuse / 24-27 février 2004
4
Cette théorie de la régulation conjointe ne semble pas opératoire dans le cadre des
actions étudiées. L’organisation en question est différente de celles que REYNAUD a étudié,
par son côté partenarial. On ne peut pas identifier, ici, une régulation de contrôle qui serait le
fait de l'autorité hiérarchique et une régulation autonome qui serait le fait des subordonnés.
Cette partition habituelle entre supérieurs hiérarchiques et subordonnés est inopérante
puisque les collaborations entre partenaires ne s'inscrivent pas dans un axe vertical mais dans
des relations horizontales. De plus, aucune hiérarchie n'a de légitimité pour s'imposer comme
l'autorité de référence aux yeux des agents des autres institutions. Il faut donc penser les
rapports stratégiques des acteurs selon une autre logique.
Erhard FRIEDBERG (1992) a bien compris que les processus organisationnels ne sont
pas tous confinés à l’interne des organisations et qu’ils peuvent se déployer dans des espaces
d’action interinstitutionnels. Il appelle ces espaces champs d’action organisée quand quatre
dimensions sont repérables : la formalisation et la codification de la régulation par les
participants, la finalisation de la régulation, la prise de conscience de la régulation par les
participants et la délégation explicite de la régulation à un ou des organes centraux. Si, à la suite
de REYNAUD, il se centre, dans une perspective utilitariste lui aussi, sur la question de la
régulation, c’est-à-dire sur les processus de négociation et d’ajustement autour de la règle, il
reconnaît que l’activité de régulation n’est pas automatique dans les espaces
interinstitutionnels.
C’est ce que j’observe dans les exemples étudiés. Si les échanges initiaux entre les acteurs
ne portent pas sur une négociation des règles préexistantes dans une logique de recherche de
bénéfices, la raison en est que les règles de collaboration des acteurs de terrain n'existent pas au
départ. On ne peut donc pas, comme le fait REYNAUD, parler de stratégies concurrentes
visant à influencer l'interprétation des règles.
Les deux actions étudiées ont, en effet, une caractéristique commune : leur cadre et leur
contenu sont à déterminer.
5
Elles se caractérisent, dans leurs prémices, par une zone
indéterminée l'objet de l'action, ses principes, les règles de fonctionnement, les structures,
fonctions et organes, la répartition des rôles et les évolutions identitaires qui en sont le
corollaire, sont à construire. Aussi, dans un tel contexte, une approche exclusivement
utilitariste ne peut rendre compte de l’ensemble des phénomènes en jeu, entre autres, la
mobilisation des acteurs dans des constructions à la fois cognitives et identitaires.
Pour développer cette approche, il faut, dans un premier temps, déterminer un cadre
conceptuel pour analyser cette situation de construction de régulations « sur terrains
mouvants ». Ces processus ont été pensés par le concept de « transaction sociale » (J. REMY, L.
VOYE, in M. BLANC, 1992). Ce concept permet de comprendre comment des acteurs peuvent
pallier l'absence de cadre institué par des règles négociées et stabilisées sur la base d'une
articulation de leurs intérêts, d'une recherche de solutions pratiques « efficaces », d'un accord
5
A la CUCM, l’idée que le contenu comme le cadre sont à préciser peut surprendre. Le suivi du public du PLIE
s’inscrit dans un des volets du contrat de ville, des conventions ont été signées, une instance de pilotage existe.
Pourtant, au-delà de ces réalités institutionnalisées, l’action reste à engager et à construire. Sans un processus qui
rassemble avec le temps les acteurs convaincre), lesquels, par leur engagement, donnent un peu de alité à la
volonté d’insérer localement des chômeurs dans l’emploi, sans la définition de procédures pratiques qui
permettent d’organiser et de stabiliser les collaborations des professionnels de terrain, le projet peut rester lettre
morte ou produire peu d’effets. Divers audits de ce type de dispositif accrédite cette idée. Voir, par exemple l’audit
des PLIE de Bourgogne réalisé pour le Conseil régional.
Congrès AFS / RTf 6 Texte P. Lyet
Villetaneuse / 24-27 février 2004
5
sur les valeurs et les conceptions qui fondent l'action et d’une évolution-construction de leurs
identités respectives. « La transaction s’intéresse particulièrement aux échanges la négociation basée
sur le calcul d’intérêt s’entremêle à l’attestation
6
où les agents sont mus par la prétention à la légitimité et
par la quête de signification. La transaction est d’autant plus prégnante qu’elle assure la transversalité
entre les deux registres. » (J. REMY, in M.F. FREYNET, 1998) Il y a, de ce fait, transaction sociale,
c'est-à-dire accord fait de réciprocité dont chacun se félicite
7
.
Cette dynamique permet, d’une part, une mise en équivalence de « richesses
symboliques » initialement incomparables parce que produites dans des segments sociaux
différents ; d’autre part, la construction d'un cadre procédural minimal qui construit et garantit
la transaction, qui traduit la confiance réciproque des acteurs et dont l'existence devient une fin
en soi au bénéfice des objectifs communs des acteurs ; et, enfin, une redéfinition mutuellement
acceptée de leurs identités sociales dans le cadre de la construction de ce nouvel espace
d'interactions sociales.
3. La construction d’un « segment social multipolaire »
De telles dynamiques paraissent tellement complexes qu’on se demande à quelles
(improbables ?) conditions elles peuvent se développer. Comment peut se construire la
convergence d’un ensemble d’acteurs aussi hétérogène ? Les acteurs potentiellement concernés
par chaque action forment en effet une chaîne (relativement longue et complexe dans le cas du
suivi du public au sein du PLIE de la CUCM) qui fait s’articuler plusieurs « secteurs »
d’intervention : pour les deux actions, secteurs du travail social, de la formation professionnelle,
de l'insertion professionnelle, de l'administration d’Etat du travail et de l'emploi et de
l’administration de collectivités territoriales ; pour la seule action chalonnaise, secteur des
services techniques d’une municipalité ; pour la seule action creusotine-montcelienne, secteur
de l'entreprise.
La singularité des processus étudiés tient au fait qu’ils ne concernent qu'une partie
seulement des acteurs de ces « secteurs ». Ceux-ci développent des conceptions et des
préoccupations « compatibles ». Force est de constater que d’autres acteurs de l’insertion sociale
ou professionnelle, présents sur ces territoires, ne développent pas de telles synergies. Dans les
mêmes services coexistent d’autres « professionnels » qui partagent pourtant les mêmes
« professions » et qui n’ont pas manifesté le même intérêt pour les types de projets développés.
Cette approche puise aux analyses de Claude DUBAR et Pierre TRIPIER (1998). Ils ont
montré qu’il n’existe pas de professions séparées, qu’il se pose toujours des problèmes de
frontières qui font qu’on ne sait jamais vraiment jusqu’où on appartient et à partir de quand on
n’appartient plus. « Il n’y a pas [non plus] de profession « unifiée » mais des segments professionnels plus
ou moins identifiables, plus ou moins organisés, plus ou moins concurrentiels. » De la même manière, « il
n’y a pas de profession « objective » mais des relations dynamiques entre des institutions ou organisations de
6
C’est moi qui souligne.
7
Et non pas arrangement ponctuel entre des intérêts divergents pour une satisfaction minimale, qui se fonde sur le
principe qu'un mauvais accord est toujours préférable à un bon conflit (il est fait référence ici à un principe
couramment utilisé dans le monde juridique selon lequel une transaction est préférable à un procès).
1 / 14 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !