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La mise en oeuvre partenariale
de politiques d’insertion sociale et professionnelle
par une hybridation des logiques d’acteurs*
Philippe Lyet
1. Singulières transversalités
Les politiques sociales se sont construites, en partie, depuis 25 ans sur le modèle des
politiques publiques dites territorialisées.1 Celles-ci instituent le pilotage des dispositifs par des
organes composés de plusieurs institutions présentes sur le territoire et elles encouragent la
collaboration d'agents de structures diverses en les invitant, dans de nombreux cas, à construire
le contenu de cette politique sur le territoire, dans un objectif de transversalité des
interventions, et à en définir les règles de fonctionnement (P. DURAN, J.C. THOENIG, 1996).
Pour Bruno PALIER (2002), cette évolution traduit la mise en place d’un nouveau régime
de la protection sociale qui s’oppose sur plusieurs plans au régime classique : « secteurs cloisonnés
les uns des autres (maladie, accident du travail, vieillesse, famille) [pour le « régime classique »] versus
traitement transversal de l’ensemble des problèmes sociaux rencontrés par une même personne [pour le
« nouveau régime] ; administrations centralisées dans la gestion d’un risque ou d’un problème versus
partenariat contractualisé avec l’ensemble des acteurs (administratifs politiques, associatifs, économiques)
susceptibles d’intervenir ; « administration de gestion » versus « administration de mission » ;
« centralisation et administration pyramidale » versus « décentralisation et territorialisation ».
Dans le domaine des politiques d’insertion professionnelle, ce type de dispositifs se
présente comme une traduction particulière de la manière dont la France a pensé l’articulation
insertion professionnelle / insertion sociale. « Les politiques spécifiques d’emploi […] sont en très
fortes interaction avec des politiques plus spécifiquement conçues en vue de l’insertion. On peut conclure
qu’en France, s’établit progressivement un continuum d’actions et de programmes publics sociaux,
difficilement sécable, un ensemble de politiques sociales, même si chaque secteur garde, bien sûr, des traits
spécifiques. » (J.C. BARBIER, 1996) Cette logique propre à la France place notre pays dans une
situation singulière par rapport aux autres Etats européens ou nord américains.
*
Ce texte a été annoncé sous un autre titre lors de la réponse à l’appel à contribution de juin 2003. Il s’intitulait
initialement Les partenariats/réseaux dans l’insertion sociale et professionnelle. Quand les processus de traduction conduisent
à une redistribution des identités. Si la problématique traitée reste bien celle qui a été annoncée dans le résumé, il est
apparu, à la rédaction de l’article, que ce titre convenait mieux.
1
Sans être exhaustif, on peut, par exemple, citer le dispositif RMI, la politique de la ville, le dispositif des Zones
d'Education Prioritaire (au confluent des politiques sociales et des politiques d’éducation), le dispositif des
Contrats Locaux de Sécurité (qui articule politiques sociales et politiques de sécurité), de nombreuses actions ou
dispositifs d’orientation ou de formation professionnelles de publics en difficulté, etc.
1
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Texte P. Lyet
Ces évolutions, témoin d’une volonté originale d’articulation de plusieurs approches des
publics en difficulté, ne sont pas exemptes d’interrogations ou de difficultés. Ainsi, François
ABBALEA (1998) montre-t-il, à propos de l’action des Caisses d’allocations familiales, que « de
nouveaux acteurs apparaissent dans le champ de l’action sociale du fait de son extension. C’est ainsi que
la centration sur l’insertion sociale par l’économique y introduit des institutions que les CAF côtoyaient
peu, l’Education nationale, les agences pour l’emploi... De plus, la modification des « modes opératoires »,
c’est-à-dire le développement de dispositifs transversaux sur des bases territoriales ou thématiques, induit
une intensification des interrelations entre les acteurs en même temps qu’elle met à mal le système de
relations traditionnel propre au champ qui reposait sur l’interconnaissance, le partage des mêmes valeurs,
l’expérimentation des mêmes pratiques, le suivi des mêmes formations. »
Il apparaît qu’il ne suffit pas de vouloir articuler les politiques de l’emploi, les politiques
d’insertion et les politiques sociales (au sens restreint) pour que les institutions et les
intervenants originaires de professions différentes, missionnés pour la mise en œuvre de ces
politiques, arrivent à travailler ensemble. Aussi, n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que « l’efficacité des
procédures impulsées reste soumise à de nombreux aléas, et […] le passage de la conviction énoncée à
l’action effective est marquée par de multiples résistances des administrations sur lesquelles ces politiques
s’appuient tout en voulant transformer leurs fonctionnements. L’analyse des processus engagés montre […]
la multiplicité des luttes stratégiques pour se positionner ou se repositionner dans les nouveaux espaces
ouverts par la transversalité. […] Dans cette incapacité à donner un sens à une stratégie d’ensemble de
l’action publique, les innovations, les nouvelles manières de faire demeurent méconnues, illisibles, ou
relèvent de conjonctures et de mécaniques locales reposant sur l’implication d’acteurs individuels dans des
réseaux plus ou moins éphémères. L’idée que la réussite de la politique publique est liée à la volonté des
individus, à leur capacité de communiquer entre eux au-delà des circuits traditionnels et officiels des
institutions, à créer des complicités et des opportunités locales, instables et éphémères, donne une image de
l’action publique comme si elle devenait de plus en plus aléatoire et dépendante de l’action individuelle. »
(M. AUTES, 1999)
Dans ce contexte, la question de la mise en œuvre locale et partenariale des objectifs des
politiques sociales territorialisées se pose de manière cruciale. Les processus de construction des
projets dépendent d’autant plus des dynamiques locales que les politiques sont souvent peu
prescriptives2. S’il est essentiel d’analyser les caractéristiques générales d’un programme public
et les prescriptions institutionnelles qu’il occasionne, cela ne suffit pas, il convient aussi
d’examiner la manière dont ce programme est organisé concrètement.
On peut tout d’abord remarquer que ce qui importe, pour des politiques où la
transversalité des interventions est un des objectifs majeurs, c’est la capacité des acteurs qui
construisent les modalités pratiques de ces politiques de faire converger leurs approches pour
que cela ne conduise pas aux habituelles divergences occasionnées par les relations de pouvoir
quand des acteurs doivent composer au sein de multiples zones d’incertitude (M. CROZIER, E.
FRIEDBERG, 1977). On peut ensuite ajouter que la mise en œuvre de la politique publique
dépend aussi de la capacité d’acteurs hétérogènes de construire des catégories d’action
communes qui actualisent les objectifs généraux de la politique en question.
L’objet de ce court article est de présenter succinctement un argumentaire théorique basé
sur l’étude de deux exemples singuliers de coopérations entre le service social de polyvalence
2
On peut, par exemple, rappeler que le dispositif RMI – qui concerne une des actions étudiées dans ce travail – ne
définit pas l’insertion et laisse, de fait, aux acteurs locaux le soin de donner leur propre définition « indigène ».
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d’un conseil général et d’autres acteurs institutionnels ou professionnels dans le cadre d'actions
d'insertion économique et professionnelle, où les deux dynamiques évoquées dans le
paragraphe précédent (mise en convergence des approches et construction de catégories
d’action opératoires) ont pu être activées3. L’enjeu de cette analyse est de montrer comment et
dans quelles conditions et par quelle organisation4 cette coproduction par des acteurs aussi
différents inscrits dans des logiques aussi hétérogènes peut avoir lieu, par quels processus et
autour de quelles notions ces collaborations se construisent et à quelle mise en pratique des
politiques d’insertion professionnelle elles aboutissent. Pour cela, il sera défendu l’idée que les
théories utilitaristes habituellement mobilisées ne semblent pas opératoires à elles seules pour
analyser de tels cas de figures tant ce qui s’y joue ressort plus d’approches cognitives et
identitaires. Pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans ces exemples, un ancrage dans ces
différents paradigmes semble nécessaire.
Bien évidemment, l’analyse de deux situations ne peut permettre d’en tirer des leçons
générales, d’autant plus que s’y jouent des dynamiques singulières. Mais ce qui s’est passé dans
ces deux actions permet de mettre en évidence que les conditions d’une véritable transversalité
sont multiples et que les réunir est une œuvre complexe où la part d’aléatoire n’est pas
négligeable. Il apparaît probable que les ambitions transversale des politiques territorialisées
sont difficilement généralisables si d’autres conditions (par exemple, évolution des logiques de
formation des professionnels ou, tout simplement, exigence de formation pour les
professionnels) ne sont pas réunies.
2. Régulation ou transaction ?
Le problème qui se pose ici, celui de la coordination de différents acteurs, est un
problème classique d’organisation. La sociologie des organisations a, depuis longtemps, mis à
jour les processus les plus courants où les jeux d’acteurs construisent l’organisation. On sait
aujourd’hui que les prescriptions ne sont qu’une des dimensions qui organisent les conduites
des acteurs. Celles-ci se développent aussi par un processus d’apprentissage stratégique au cœur
des interactions sociales. Habituellement, ce phénomène participe des rapports de pouvoir que
les acteurs entretiennent entre eux. Jean-Daniel REYNAUD (1988) a montré que l’objet de ces
rapports de force était le contrôle des règles qui organisent les relations des acteurs entre eux.
Dans les organisations, la régulation réelle de l’action, ou régulation conjointe, est le fruit d’un
équilibre entre une régulation de contrôle et une régulation autonome et débouche sur des
conduites de compromis.
3
D’une part, un chantier d’insertion à Chalon sur Saône qui a fait principalement collaborer deux délégués à
l'insertion de l’Agence locale pour l’emploi (ALE), un formateur d’un organisme de formation, le directeur d’un
maison de quartier qui dépend du Centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville et trois assistantes de
service social du Conseil général de Saône et Loire ; et, d’autre part, le suivi du public au sein du Plan local pour
l’insertion et l’emploi (PLIE) dans le cadre du contrat de ville de la Communauté Urbaine Le Creusot-Montceau
(CUCM) qui fait collaborer principalement des responsables et des professionnels du PLIE, des assistantes de
service social du Conseil général de Saône et Loire sur les deux districts du Creusot et de Montceau les mines, les
conseillers de l’ALE mis à disposition à mi-temps du PLIE, l’animatrice du Club Régional d'Entreprises Pépinières
pour l'Insertion (CREPI 71), la responsable de l’entreprise d’insertion Idées 71 et quelques cadres ou chefs
d’entreprise
4
Ce terme d’organisation doit être entendu au sens large, à la manière d’E. FRIEDBERG, 1992.
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Cette théorie de la régulation conjointe ne semble pas opératoire dans le cadre des
actions étudiées. L’organisation en question est différente de celles que REYNAUD a étudié,
par son côté partenarial. On ne peut pas identifier, ici, une régulation de contrôle qui serait le
fait de l'autorité hiérarchique et une régulation autonome qui serait le fait des subordonnés.
Cette répartition habituelle entre supérieurs hiérarchiques et subordonnés est inopérante
puisque les collaborations entre partenaires ne s'inscrivent pas dans un axe vertical mais dans
des relations horizontales. De plus, aucune hiérarchie n'a de légitimité pour s'imposer comme
l'autorité de référence aux yeux des agents des autres institutions. Il faut donc penser les
rapports stratégiques des acteurs selon une autre logique.
Erhard FRIEDBERG (1992) a bien compris que les processus organisationnels ne sont
pas tous confinés à l’interne des organisations et qu’ils peuvent se déployer dans des espaces
d’action interinstitutionnels. Il appelle ces espaces champs d’action organisée quand quatre
dimensions sont repérables : la formalisation et la codification de la régulation par les
participants, la finalisation de la régulation, la prise de conscience de la régulation par les
participants et la délégation explicite de la régulation à un ou des organes centraux. Si, à la suite
de REYNAUD, il se centre, dans une perspective utilitariste lui aussi, sur la question de la
régulation, c’est-à-dire sur les processus de négociation et d’ajustement autour de la règle, il
reconnaît que l’activité de régulation n’est pas automatique dans les espaces
interinstitutionnels.
C’est ce que j’observe dans les exemples étudiés. Si les échanges initiaux entre les acteurs
ne portent pas sur une négociation des règles préexistantes dans une logique de recherche de
bénéfices, la raison en est que les règles de collaboration des acteurs de terrain n'existent pas au
départ. On ne peut donc pas, comme le fait REYNAUD, parler de stratégies concurrentes
visant à influencer l'interprétation des règles.
Les deux actions étudiées ont, en effet, une caractéristique commune : leur cadre et leur
contenu sont à déterminer.5 Elles se caractérisent, dans leurs prémices, par une zone
indéterminée où l'objet de l'action, ses principes, les règles de fonctionnement, les structures,
fonctions et organes, la répartition des rôles et les évolutions identitaires qui en sont le
corollaire, sont à construire. Aussi, dans un tel contexte, une approche exclusivement
utilitariste ne peut rendre compte de l’ensemble des phénomènes en jeu, entre autres, la
mobilisation des acteurs dans des constructions à la fois cognitives et identitaires.
Pour développer cette approche, il faut, dans un premier temps, déterminer un cadre
conceptuel pour analyser cette situation de construction de régulations « sur terrains
mouvants ». Ces processus ont été pensés par le concept de « transaction sociale » (J. REMY, L.
VOYE, in M. BLANC, 1992). Ce concept permet de comprendre comment des acteurs peuvent
pallier l'absence de cadre institué par des règles négociées et stabilisées sur la base d'une
articulation de leurs intérêts, d'une recherche de solutions pratiques « efficaces », d'un accord
5
A la CUCM, l’idée que le contenu comme le cadre sont à préciser peut surprendre. Le suivi du public du PLIE
s’inscrit dans un des volets du contrat de ville, des conventions ont été signées, une instance de pilotage existe.
Pourtant, au-delà de ces réalités institutionnalisées, l’action reste à engager et à construire. Sans un processus qui
rassemble avec le temps les acteurs (à convaincre), lesquels, par leur engagement, donnent un peu de réalité à la
volonté d’insérer localement des chômeurs dans l’emploi, sans la définition de procédures pratiques qui
permettent d’organiser et de stabiliser les collaborations des professionnels de terrain, le projet peut rester lettre
morte ou produire peu d’effets. Divers audits de ce type de dispositif accrédite cette idée. Voir, par exemple l’audit
des PLIE de Bourgogne réalisé pour le Conseil régional.
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sur les valeurs et les conceptions qui fondent l'action et d’une évolution-construction de leurs
identités respectives. « La transaction s’intéresse particulièrement aux échanges où la négociation basée
sur le calcul d’intérêt s’entremêle à l’attestation6 où les agents sont mus par la prétention à la légitimité et
par la quête de signification. La transaction est d’autant plus prégnante qu’elle assure la transversalité
entre les deux registres. » (J. REMY, in M.F. FREYNET, 1998) Il y a, de ce fait, transaction sociale,
c'est-à-dire accord fait de réciprocité dont chacun se félicite7.
Cette dynamique permet, d’une part, une mise en équivalence de « richesses
symboliques » initialement incomparables parce que produites dans des segments sociaux
différents ; d’autre part, la construction d'un cadre procédural minimal qui construit et garantit
la transaction, qui traduit la confiance réciproque des acteurs et dont l'existence devient une fin
en soi au bénéfice des objectifs communs des acteurs ; et, enfin, une redéfinition mutuellement
acceptée de leurs identités sociales dans le cadre de la construction de ce nouvel espace
d'interactions sociales.
3. La construction d’un « segment social multipolaire »
De telles dynamiques paraissent tellement complexes qu’on se demande à quelles
(improbables ?) conditions elles peuvent se développer. Comment peut se construire la
convergence d’un ensemble d’acteurs aussi hétérogène ? Les acteurs potentiellement concernés
par chaque action forment en effet une chaîne (relativement longue et complexe dans le cas du
suivi du public au sein du PLIE de la CUCM) qui fait s’articuler plusieurs « secteurs »
d’intervention : pour les deux actions, secteurs du travail social, de la formation professionnelle,
de l'insertion professionnelle, de l'administration d’Etat du travail et de l'emploi et de
l’administration de collectivités territoriales ; pour la seule action chalonnaise, secteur des
services techniques d’une municipalité ; pour la seule action creusotine-montcelienne, secteur
de l'entreprise.
La singularité des processus étudiés tient au fait qu’ils ne concernent qu'une partie
seulement des acteurs de ces « secteurs ». Ceux-ci développent des conceptions et des
préoccupations « compatibles ». Force est de constater que d’autres acteurs de l’insertion sociale
ou professionnelle, présents sur ces territoires, ne développent pas de telles synergies. Dans les
mêmes services coexistent d’autres « professionnels » qui partagent pourtant les mêmes
« professions » et qui n’ont pas manifesté le même intérêt pour les types de projets développés.
Cette approche puise aux analyses de Claude DUBAR et Pierre TRIPIER (1998). Ils ont
montré qu’il n’existe pas de professions séparées, qu’il se pose toujours des problèmes de
frontières qui font qu’on ne sait jamais vraiment jusqu’où on appartient et à partir de quand on
n’appartient plus. « Il n’y a pas [non plus] de profession « unifiée » mais des segments professionnels plus
ou moins identifiables, plus ou moins organisés, plus ou moins concurrentiels. » De la même manière, « il
n’y a pas de profession « objective » mais des relations dynamiques entre des institutions ou organisations de
6
C’est moi qui souligne.
7
Et non pas arrangement ponctuel entre des intérêts divergents pour une satisfaction minimale, qui se fonde sur le
principe qu'un mauvais accord est toujours préférable à un bon conflit (il est fait référence ici à un principe
couramment utilisé dans le monde juridique selon lequel une transaction est préférable à un procès).
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formation, de gestion, de travail, et des trajectoires, cheminements et biographies individuels au sein
desquels se construisent (et se détruisent) des identités professionnelles tout autant « sociales » que
« personnelles ».
Dans ces espaces mouvants et aux contours indéfinis, les interactions qui se développent
autour d’une thématique particulière (par exemple autour des questions de solidarité) sont
« contaminées » par d’autres questionnements (révélées par les politiques publiques
transversales qui « touchent » aux questions de sécurité, de socialisation, de parentalité, de
formation, d’emploi, de santé...). Nous ne sommes donc pas face à un champ « unifié », tout au
plus peut-on repérer, en reprenant le concept de DUBAR et TRIPIER, des « segments »
d’action, par exemple quand des formes de collaborations s’organisent et s’institutionnalisent.
L’ensemble et les sous-ensembles sont mouvants, ils se structurent et se déstructurent.
Les coopérations étudiées ici ont pu se développer, premièrement, parce que se sont
rencontrés des professionnels positionnés dans des segments de leurs professions respectives
construits autour de principes compatibles entre eux. Deuxièmement, ces rencontres se sont
produites dans le cadre de processus de construction organisationnelle qui ont permis aux
acteurs d’actualiser les orientations virtuelles qu’ils portaient en eux et/ou de créer ensemble
des options nouvelles communes. Ainsi, par exemple, une ouverture initiale des principaux
partenaires de chacune des deux actions à la collaboration avec d’autres compétences s’est muée
progressivement en une conception commune d’un système de compétences plurielles.
Un segment d’action s’est construit grâce à la manière particulière que ces acteurs ont eu
« d’habiter » un dispositif, d’y faire « société commune », c’est-à-dire, d’une part, d’y passer un
« contrat » particulier, fruit de leur créativité innovante et ce, d’autre part, sur la base d’un
« bien commun » qu’ils ont découvert ensemble : ce qu’ils s’apportaient mutuellement et qui
créait entre eux une « dette » réciproque et mutuelle, cet « objet précieux » qui fonde leur
« communauté d’action » et qui en est sa manifestation la plus forte. (R. ESPOSITO, 2000)
Cette « communauté d’action » n’existe pas au départ, elle n’est sans doute même pas
envisageable, elle se construit à la fois par l’articulation de processus aléatoires et du
volontarisme des acteurs. Des désaccords ou des incompréhensions existent au démarrage du
processus partenarial, ces personnes ne se reconnaissent pas toujours, initialement, dans les
mêmes valeurs et les mêmes priorités.
Pour autant, on ne peut pas dire non plus qu'ils se situent, au démarrage de leur
collaboration, dans des segments fondamentalement différents. On peut parler, à propos de ces
collaborations qui s'esquissent quand l'action se construit, d’un « segment social commun
virtuel ». Le service à la personne constitue un minimum commun qui permet une accroche
entre ces acteurs, mais celle-ci est fragile et doit être consolidée par des interactions qui
construisent, à partir de cette « promesse », des principes d'actions qui vont lier plus
profondément ces personnes et ces groupes.
On devine alors qu’il ne suffit pas d’inviter les acteurs à collaborer pour que cela soit suivi
d’effets. Ma position d’observateur de la mise en œuvre des politiques sociales en Bourgogne
me montre au contraire que les coopérations sont souvent difficiles, au détriment de la mise en
actes des objectifs des politiques sociales. Des processus de collaboration comme ceux que j’ai
pu étudier ne sont donc ni automatiques, ni systématiques. Ils nécessitent que s’enclenche ce
que la sociologie de l’innovation appelle des dynamiques de traduction.
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4. Des processus de traductions croisées
Comprendre ces processus passe par la reconstitution des débats (des « controverses ») qui
ont conduit les acteurs à se rassembler sur une approche commune par des opérations de
traduction. Ce fut l’objet principal de l’enquête que j’ai conduite.
Cette dynamique de convergence repose sur une opération de problématisation qui
permet de construire de manière inédite un problème qui rassemble différents acteurs qui vont
« faire réseau » et s'allier pour le résoudre. Ce travail de problématisation ne peut, d'après les
travaux de l'école de la sociologie de l’innovation, « s'opérer que sous l'effet d'un traducteur, c'est-àdire d'un acteur qui, après s'être livré à l'analyse du contexte, dispose de la légitimité nécessaire […] pour
être accepté dans le rôle de celui qui problématise. » (H. AMBLARD, 1995)
Or, dans aucune des deux actions étudiées, personne n'apparaît comme le traducteur
privilégié, voire principal. Dans chacune des actions, plusieurs personnes développent des
discours vis-à-vis de leurs partenaires visant à donner sens ou expliciter les représentations,
attentes, actes de son segment social ou à faire des liens entre des approches différentes pour
construire une problématique commune. Il n’y a pas un traducteur opérant toutes les
traductions mais de multiples opérations croisées de traduction mettant en interaction
plusieurs traducteurs.
Ainsi, dans les deux situations, les AS présentent les raisons qui les conduisent à insister
sur les problématiques personnelles des usagers et permettent à leurs collaborateurs d'accéder à
une compréhension de l'insertion sociale qui leur était étrangère. Dans un mouvement
symétrique, les délégués à l'insertion à Chalon, les agents ANPE et l'animatrice du CREPI à la
CUCM insistent sur les dynamiques collectives de l'insertion professionnelle et sur la nécessité
de placer les personnes dans des collectifs où ils pourront faire leur place, par leur capacité à
accepter certaines contraintes et par la capacité de l'organisme à accueillir certaines
problématiques. En intégrant cette rationalité, les AS se repositionnent vis-à-vis de la question
de l'insertion professionnelle et vis-à-vis des usagers pour tenter d'assurer une fonction de
médiation entre les attentes et les possibilités des personnes et les exigences des collectifs qui les
intègrent.
C’est ainsi que « l’échange peut s’amplifier. Il en résulte une reconnaissance réciproque et
progressivement s’engendre une culture qui crée un univers référentiel commun. Celui-ci permet aux
oppositions de s’exprimer et d’aboutir à des formes plus explicites de négociation. Normalement, il en
résultera des règles d’échange plus équitables, au moins dans les limites de la situation que l’on peut gérer.
Dans ce cas, la transaction engendre une séquence où se construit un « ordre négocié ». « Ordre »
suppose la prise en compte des exigences de l’interdépendance, « négocié » suppose que cette prise en compte
se fait dans l’interaction. Sous le poids des enjeux communs qui pèsent sur l’un ou l’autre, naît une
réciprocité dans l’interaction qui permet une modification de la perception du problème et induit une
évolution des prétentions de l’un sur l’autre. Ce processus a une double face. D’une part, chacun peut
renoncer à une partie de ses prétentions. La mise en correspondance de prétentions différentes induit une
création collective où l’on ne sait pas toujours identifier l’apport de chacun. » (J. REMY, in M.F.
FREYNET, 1998)
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5. Le chaînage du réseau par les actants
Si la force des liens qui se construisent produit un indéniable effet d’entraînement, le
réseau, tel qu’il est défini par la sociologie de l’innovation, est une dynamique qui se focalise
principalement autour d’« éléments-clefs » qui agrègent les acteurs. Ces éléments peuvent être
des faits, des processus, mais aussi des conceptions. La sociologie de l’innovation nomme
actants ces éléments-clefs qui permettent à des acteurs différents de se rassembler.
Cette logique postule que les processus sociaux sont « actés » à la fois par des acteurs,
individus ou groupes (conception classique), et par des « réalités » sociales (actes,
positionnements, faits ou phénomènes) ou symboliques (concepts ou représentations sociales)
ou des objets qui, par leur importance symbolique pour les acteurs, se révèlent être l'origine ou
le ressort de leur engagement. Pour cette approche, le « réseau » consiste en ce « chaînage » entre
des hommes, des faits, des objets, des phénomènes, des processus et des idées.
Les actes posés par les individus, leur positionnement par rapport à l’action et leurs
représentations se construisent progressivement et conjointement autour d’actants qui donnent
sens et réalité aux coopérations et construisent une convergence entre les différents acteurs. Ces
actants sont donc, pour chaque expérience, singuliers et propres à l’expérience qui se construit.
On ne peut espérer les contrôler ou les prescrire, même s’il apparaît avec cette étude qu’ils
s’inscrivent en cohérence avec les thématiques des politiques publiques mises en œuvre.
Les actants se construisent à mesure que se construit le lien entre les acteurs. Ils n’y sont
ni antérieurs, ni postérieurs. Ils sont les éléments tangibles qui actent ces collaborations. C’est
autour de ces actants que se construit le sentiment d’un « être ensemble » et d’un « bien
commun ». Par leur émergence progressive dans le cadre d’interactions sur lesquelles les acteurs
développent une certaine maîtrise mais, également, dans lesquelles ces derniers sont « emportés
au gré du vent » de la création collective, ils deviennent le lien de ce processus social, à la fois
élément actif qui lie et résultat de cette liaison. Ils sont à la fois sujet et objet des processus qui
se développent entre les acteurs.
Les actants sont indissociablement « réalités » et représentations. Qu’il s’agisse de la
manière dont, par exemple, les acteurs conçoivent et « actent » la prise en compte de « l’usagerpersonne » ou l’articulation des diverses compétences professionnelles dans le cadre d’un
« service public partenarial », c’est à la fois par les actes posés par les acteurs et par les
conceptions qui s’échangent que se construit un positionnement convergent qui traduit
l’émergence d’un « réseau » au sens de la sociologie de l’innovation.
6. L’actant usager-personne, révélateur de l’hybridation des
logiques d’acteurs
Dans les deux exemples étudiés qui rassemblent des acteurs des secteurs social,
économique et de l'insertion économique et professionnelle, les débats évoqués permettent de
repérer quelques-uns uns des « actants » de ces réseaux, ces points-clefs de leur collaboration,
éléments pratiques et symboliques qui permettent une problématisation commune et le
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« chaînage » des membres du réseau entre eux. Dans les deux cas, on retrouve à peu de choses
près les mêmes actants. Mais ils pèsent d’un poids différent et s’articulent de manière spécifique
selon les situations. Ce court article ne permet pas de détailler l’ensemble de ces actants. Je
choisis donc de me centrer sur l’actant « usager-personne ».
Pour faire vite et présenter de manière idéaltypique les traductions dont ont témoigné les
personnes que j’ai interviewées, les professionnels de l’insertion et des services de l’emploi
voyaient dans le bénéficiaire un usager, sujet de droit dans le cadre d’un contrat finalisé avec un
service public. Les travailleurs sociaux, quant à eux, ainsi que ceux qui avaient déjà l’habitude
de collaborer avec des institutions d’action sociale concevaient aussi (et parfois, pour certains,
plutôt) le bénéficiaire comme une personne humaine multidimensionnelle. Le processus de
traduction qui s’est déployé a conduit à l’hybridation des deux logiques avec l’émergence de
l’idée d’usager/personne qui, à ce titre, m’apparaît bien être un des actants du processus de
traduction.
Deux logiques s’opposaient autour de cette question. La première est, historiquement,
une des dimensions constitutives du service social. Cette approche est liée à un positionnement
quasi-unanime sur la personne pensée dans sa globalité, positionnement si fortement présent
que Georges-Michel SALOMON (1998) parle d’invariant. Hélène HATZFELD (1998) insiste,
elle aussi, sur la force de cette « valeur » dans le travail social. Il s’agit, « pour le praticien d’éviter de
réduire les « sujets » concernés, qu’il s’agisse de personnes, de familles ou de groupes sociaux, à des catégories
ou des statuts d’ayant droits, de la même façon que le médecin n’a pas affaire à des maladies, mais à des
personnes malades. Le travailleur social a toujours en tête le fait que les être humains sont
« pluridimensionnels » et se méfie de ce que Edgar Morin appelle si justement le « paradigme de la
simplification. » (G-M SALOMON, 1998)).
Si la profession d’AS reste fortement marquée par cette approche psychosociale, elle n’en
est pas pour autant fermée à une logique plus instrumentale. Depuis le début des années 80, la
décentralisation, l’affirmation des projets institutionnels, l’irruption des préoccupations
managériales et gestionnaires contribuent à l’éclatement des conditions d’exercice, à la
diversification des missions confiées aux assistantes de service social et à leur
« instrumentalisation » (J. ION, 1992). Parallèlement, l’approche socio-économique s’affirme
sur les territoires. Il s’agit de prendre en compte les problèmes économiques des individus et de
créer ou de maintenir du lien social dans le cadre d’une approche globale. La logique du
contrat bi-partite (professionnels et bénéficiaire) ou tri-partite (professionnels, bénéficiaire et
institution(s)) et la collaboration avec des acteurs intervenant dans le champ socio-économique
se développent, notamment dans le cadre de nouvelles politiques sociales territorialisées comme
le dispositif du revenu minimum d’insertion (RMI) où les problématiques sociales et les
problématiques économiques sont articulées (S. WUHL, 1998).
La deuxième logique, dite utilitariste ou instrumentale, développe une approche de
l’individu et de l’intervention publique qui trouve son origine dans les théories dominantes de
la science politique et de la science économique. Dans ces approches, l’homme est un acteur
rationnel, ses actes sont orientés vers la satisfaction de ses objectifs. Ces théories supposent que
ceux-ci sont clairement identifiés par les acteurs et que ces derniers ne font pas, ou alors
faiblement, interférer d’autres considérations dans leurs stratégies. Il n’est pas question, ici,
d’analyses en termes de construction identitaire dans le cadre d’une socialisation plurielle ni en
termes de positionnement individuel marqué par la souffrance du sujet. L’individu est
rationnel, ses choix sont utilitaires.
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Les implications en termes d’action publique sont nettes : à chaque problème, une
réponse spécifique. Cette approche est fortement portée, au vu de ce que j’ai pu observer dans
certaines régions, par les décideurs administrativo-politiques. Ainsi, la politique d’orientation et
de formation professionnelles semble-t-elle être souvent construite en écartant toute
préoccupation d’ordre social8. Divers organismes d’orientation ou de formation que j’ai pu
observer interdisent ainsi à leurs conseillers ou leurs formateurs de prendre en compte les
questions autres que professionnelles, pédagogiques ou formatives, en particulier les questions
nommément désignées comme « sociales ». On retrouve des dynamiques similaires dans des
services de l’emploi ou de l’insertion professionnelle. La logique est ici très éloignée de celle qui
prévaut dans le service social où l’intervenant est légitime à s’intéresser à toutes les dimensions
qui concourent à la construction personnelle de l’usager.
Cette mise en perspective des interactions en jeu par l’analyse des deux types de logiques
qui les sous-tendent et par le repérage de leur ancrage historique et idéologique permet de
mettre en évidence les enjeux de telles collaborations. On peut faire l’hypothèse que ce type de
débat est structurel, et non conjoncturel, et qu’il se reproduit chaque fois que les deux types de
professionnalité se rencontrent. L’expérience de ces collaborations suggère même qu’il conduit
souvent à des incompréhensions réciproques qui sont rarement levées, à la différence de ce qui
se passe dans les deux situations étudiées ici.
Malgré la nette distinction que la construction idéaltypique instaure entre ces deux
approches, les différents acteurs engagés dans les collaborations étudiées sont plus ou moins
marqués par ces deux logiques d’action et arrivent à les concilier. Aucun de ceux qui ont
finalement constitué chacune des deux coopérations n’était apparemment insensible ou hostile
à l’autre rationalité. Cela tient sans doute à des histoires particulières et des socialisations
plurielles qui les ont fait trouver plus ou moins d’intérêt ou de sens à l’une et à l’autre logique.
Simplement, selon leur ancrage professionnel ou institutionnel, ils privilégiaient l’une ou
l’autre.
Si ces acteurs étaient potentiellement ou virtuellement ouverts aux deux approches, c’est
incontestablement le développement d’une coopération avec d’autres professionnels et la
confrontation autour de situations d’usagers qui a permis la construction de cette notion
d’usager-personne qui peut s’exprimer ainsi : le bénéficiaire est pris en compte dans sa globalité,
mais c’est bien sous l’angle de la problématique de l’insertion professionnelle qu’il est pris en
charge. La construction progressive de cette catégorie obéit à une visée opérationnelle :
permettre un accompagnement pertinent qui se centre sur l’objectif commun tout en prenant
en compte les différentes dimensions qui peuvent parasiter l’atteinte de cet objectif et qui,
parallèlement, justifie l’intervention de différents professionnels sur différents segments
d’action requérrant leur professionnalité spécifique.
Ce processus de traduction ou de convergence mobilisant cet actant se joue, d'une part,
au niveau des échanges verbaux qui permettent une rencontre autour de ces principes et des
valeurs qui les sous-tendent et, d'autre part, au niveau des pratiques qui concrétisent ces valeurs
et permettent de vérifier l'appropriation de ces exigences par les partenaires. Celui qui, dans ses
discours ou dans ses actes, trahit ces principes, peut se trouver disqualifié et écarté du réseau
8
Et ce, même si elles s’inscrivent dans des politiques territorialisées transversales et/ou dans des dispositifs, comme
les missions locales, qui sont censés œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des bénéficiaires.
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qui se constitue. Il en est ainsi pour certains membres d'organismes de formation ou d'insertion
ou certains responsables d'entreprises.
Comme les autres actants, l’usager-personne s'actualise donc sous une double dimension
dans le jeu social et symbolique. Les différentes conceptions en débat « agitent » et « actent » le
réseau. Parallèlement, les actions qui se développent (les faits qui sont posés) sont l'occasion de
vérifier l'accord des acteurs par leur pratique. Par exemple, chaque usager-personne, à son insu
(plus ou moins), par ce qu'il représente, par la manière dont il réagit, par ce qu'il dit aux
différents acteurs des actions de leurs partenaires, provoque des effets qui construisent le type
de collaboration qui se met en place et vérifie la réalité de la prise en charge.
Chaque usager-personne acte le réseau par le fait que se jouent alors des éléments qui
participent à ce qui donne sens à ce réseau. Comme le soulignent les AS de la CUCM, leur
participation au réseau du PLIE s'origine, pour chacune d'entre elles, dans la satisfaction créée
par des prises de relais qui témoignent de la volonté des partenaires de « placer l'usager au
centre du système d'action ». Comme le disent certains acteurs d'insertion, c'est la capacité des
AS d'entendre les exigences de « l'employabilité » qui détermine leur place dans le réseau. A
Chalon sur Saône, c'est autour d'un compromis autour de ces différentes exigences que s'est
construite l' « équipe » qui a porté le projet de chantier d'insertion. Ce qui se joue autour de
chaque usager-personne éprouve la réalité de la convergence des conceptions des acteurs et de la
cohérence du réseau.
7. Mise en œuvre des politiques publiques et évolution
identitaire des intervenants
Au terme de ce processus, les différents professionnels occupent une place et jouent un
rôle qu’ils n’auraient peut-être pas envisagé initialement dans la mesure où les organisations
partenariales qui se sont mises en place n’étaient peut-être pas non plus imaginables lors des
premiers contacts.
Certains avaient, au départ, une idée assez précise de ce qu’ils voulaient faire et ils ont
accepté, finalement, une fonction différente de celles qu’ils imaginaient pour eux. D’autres ont
découvert qu’ils pouvaient avoir un rôle dans un dispositif par lequel ils ne s’imaginaient pas
concernés. Cette redéfinition de leur place et de leur fonction a été conduite, pour ces
différents professionnels, de manière interactive avec les autres intervenants concernés dans le
mouvement de construction du dispositif opérationnel. Elle procède d’un accord librement
consenti de la part des différents acteurs. Ainsi, le mouvement qui construit en même temps le
collectif d’acteurs et la place de chacun en son sein a vu se rejoindre l’identité que certains se
construisaient pour eux-mêmes et l’identité que d’autres leur assignaient. (C. DUBAR, 1995)
Ce mouvement n’aurait pu se déployer sans ce travail qui, dans la même dynamique, a
construit les actants et a vu les actants construire le mouvement et le collectif qui le manifestait.
C’est bien le développement d’une problématique d’action articulée autour des catégories qui la
construisent qui permet le positionnement et l’engagement des acteurs, la redéfinition de leur
identité et l’émergence des coopérations partenariales. A ce titre, construction des identités, des
catégories d’action et du collectif sont les trois faces d’un même phénomène. On ne peut ainsi
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véritablement parler d’action que dans les situations où les identités des protagonistes se
construisent avec la problématique de l’action.
8. Quelques suggestions pour favoriser l’hybridation des logiques
Les conditions qui ont prévalu à l’hybridation des logiques d’acteurs semblent tellement
aléatoires (présence à ce moment-là de tels intervenants inscrits dans tels segment
professionnels, occasions qui se présentent d’enclencher une collaboration, réceptivité des
hiérarchies ou des instances décisionnaires, etc.) qu’on ne peut attendre, en termes d’impulsion
d’une politique publique d’insertion sociale et professionnelle, que les circonstances veuillent
bien se présenter pour que la politique en question puisse se mettre en œuvre de manière
optimale dans son exigence de transversalité.
Plusieurs caractéristiques de ces processus peuvent être mises en évidence pour inviter à
tenter de les réunir de manière plus systématique. Sans être exhaustif, on peut, premièrement,
remarquer que ces initiatives ont été couronnées de succès en termes de transversalité 9 parce
que les acteurs étaient a priori ouverts à la logique de leurs partenaires. Cela peut se développer
si, de manière volontariste, on développe la formation des professionnels à une meilleure
connaissance et compréhension des logiques des autres intervenants et à l’exigence
d’hybridation des logiques d’acteurs. La réforme en cours du diplôme d’Etat d’assistant de
service social peut y contribuer. On pourrait aussi imaginer la généralisation du diplôme de
conseiller en insertion professionnelle pour les conseillers des missions locales ou pour les
conseillers des ALE mobilisés sur des dispositifs d’insertion. Parallèlement, le fait que les
politiques de formation des travailleurs sociaux vont ressortir de la compétence des Conseils
régionaux avec la nouvelle loi de décentralisation peut inviter à suggérer que les nouvelles
autorités de tutelle pourraient réunir les formations à l’intervention sociale et celles à
l’intervention en insertion professionnelle dans des instituts régionaux de l’insertion sociale et
professionnelle. Ils pourraient proposer que des modules communs y soient mis en place entre
les futurs professionnels de l’insertion sociale et ceux de l’insertion professionnelle sur ces
questions de coopérations transversales, de manière à créer, dès les premiers moments de la
construction des identités professionnelles lors de la formation initiale, des réflexes de
collaboration et des convergences d’imaginaires professionnels.
Deuxièmement, une évolution des temporalités des institutions, focalisées actuellement
sur une logique gestionnaire, leur permettant de déroger, sur ce type de dynamiques et de
dispositifs, à l’annualisation des programmes et de passer à des contrats pluriannuels,
permettrait de laisser aux acteurs le temps nécessaire pour construire leur collaboration. Les
PLIE, parties prenante des contrats de ville, sont un modèle pertinent sur cette dimension de la
pluriannualité.
Enfin, la diffusion de tels travaux peut s’avérer utile auprès de décideurs qui développent
parfois une approche simpliste des coopérations interinstitutionnelles et interprofessionnelles
en considérant qu’il s’agit là d’un processus qui ne doit pas poser de difficultés particulières
9
Mais aussi au niveau de leurs résultats en termes d’insertion qui étaient supérieurs aux résultats habituels de ces
dispositifs sur le 71.
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dans sa mise en œuvre. De même, une mutualisation des bonnes pratiques peut permettre une
diffusion des exigences de telles collaborations. Les échanges et les réflexions actuellement en
cours sur les initiatives de développement social local (P. MONDOLFO, 2001), entre autres à
l’observatoire de l’action sociale décentralisée (ODAS) ou à la Caisse nationale des allocations
familiales (CNAF) invitent à penser qu’une telle perspective n’est pas utopique.
Ouvrages et articles cités
ABALLEA, F., 1998, « Décentralisation et action sociale familiale », Revue française des affaires
sociales, n°2.
AMBLARD, H., et alii, 1995, Nouvelles approches sociologiques des organisations, Ed. du Seuil
AUTES, M., 1999, Les paradoxes du travail social, Dunod.
BARBIER, J.C., 1996, « Comparer insertion et workfare », Revue française des Affaires sociales,
n°4.
BLANC, M., 1992, Pour une sociologie de la transaction sociale, L’Harmattan.
FREYNET, M.F., et alii, 1998, Les transactions aux frontières du social : formation, travail socialo,
développement local, Chronique sociale.
CROZIER, M., FRIEDBERG, E., 1977, L’acteur et le système, Seuil.
DUBAR, C., 1995, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, A. Colin.
DUBAR, C., TRIPIER, P., 1998, Sociologie des professions, A. Colin.
DURAN, P., THOENIG, J.C., 1996, « L’Etat et la gestion publique territoriale », Revue française
de sciences politiques, n° XXXXVI-3
ESPOSITO, R., 2000, Communitas. Origine et destin de la communauté, Collège international de
philosophie, PUF.
FRIEDBERG, E., 1992, « Les quatre dimensions de l’action organisée », Revue française de
sociologie, n° XXXII-4.
HATZFELD, H., 1998, Construire de nouvelles légitimités en travail social, Dunod.
ION, J., 1992, Le travail social à l’épreuve du territoire, Privat.
MONDOLFO, P., 2001, Travail social et développement, Dunod.
PALIER, B., 2002, Gouverner la sécurité sociale, PUF.
REYNAUD, J.D., 1988, « Régulation de contrôle et régulation autonome dans les
organisations », Revue française de sociologie, n° XXIX-1.
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Congrès AFS / RTf 6
Texte P. Lyet
SALOMON, G.-M., 1998, « L’identité professionnelle, ses invariants : les fondements de la
professionnalité des travailleurs sociaux », Revue française de service social, Avril.
WUHL, S., 1998, Insertion, les politiques en crise, PUF.
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