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Le « dessein intelligent » (1re partie) : l’argumentation
Par Jean-Marie Blanc (Mercredi 24 mars 2010)
La publication, en 1859, de l’œuvre majeure de Charles Darwin L’origine des
espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races
favorisées dans la lutte pour la vie (On the Origin of Species by Means of
Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for
Life) eut un succès immédiat dans le monde scientifique, auquel elle apportait
une explication rationnelle du mécanisme de l’évolution des êtres vivants. En
revanche, la réaction des diverses instances religieuses fut bien entendu
hostile : Après une première attaque contre le dogme biblique provoquée par la
théorie Copernicienne (la fin du géocentrisme) au XVIe siècle, la théorie de
l’évolution représentait une menace plus grave encore, puisque mettant à mal un
article fondamental de la foi, la création divine.
C’est aux États-Unis, que la réaction se manifesta le plus vivement, dès que la
théorie darwinienne commença à être enseignée dans les écoles c’est-à-dire à
partir des années 1920. Les États les plus conservateurs tentèrent d’abord
d’interdire purement et simplement cet enseignement, mais en 1968, après
diverses péripéties, la Cour Suprême des États-Unis invalida les lois
antiévolutionnistes, au motif que l’interdiction d’un enseignement au nom d’une
religion violait l’article de « non étatisation religieuse » (Establishment Clause)
du 1er Amendement de la Constitution. Les créationnistes adoptèrent alors une
nouvelle tactique : jeter le doute sur la validité de la théorie de l’évolution, et
proposer le créationnisme biblique comme une théorie alternative qu’il serait
nécessaire d’enseigner simultanément avec l’évolution, au nom du pluralisme
idéologique. De nouvelles lois dans ce sens furent votées dans divers Etats, mais
en 1987, la Cour Suprême les invalida à nouveau, toujours au nom de
l’Establishment Clause, considérant que derrière l’argument du pluralisme se
cachait en fait la promotion d’une doctrine religieuse particulière.
En dépit de cet échec au plan législatif, le créationnisme américain est resté
vivace : d’après des sondages concordants, 40 % des personnes interrogées
affirment que l’Homme aurait été créé par Dieu sous sa forme actuelle, sans
avoir subi aucune évolution ! Ce créationnisme, s’appuyant sur des organismes
richement financés (Institute for Creation Research, Creation Research Society,
etc.), pratique un lobbying actif et très efficace, tant dans la sphère politique
qu’auprès des parents d’élèves. Ceux-ci sont en effet très influents dans les
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Conseils Scolaires (Boards of Education) qui, dans un système éducatif très
décentralisé, déterminent les programmes au niveau local, via le choix des
manuels scolaires.
Pour autant, cette nébuleuse créationniste ne forme pas un ensemble homogène.
Les croyants les plus stricts, pratiquant une lecture littérale de la Bible,
affirment que le monde a été créé en six jours, il y a moins de 10.000 ans, au
prix d’une argumentation (Kent Hovind, Creation Science Evangelism) qui est
difficilement soutenable. Pour d’autres exégètes, les « jours » de la Genèse
seraient à interpréter comme de très longues périodes, ce qui lève en partie les
objections géologiques. D’autres, enfin, acceptent au moins partiellement le
principe de l’évolution, mais en la déclarant soumise à des interventions divines
continues, ou encore seulement occasionnelles… Seul point commun, tous
vénèrent le Dieu de la Bible.
C’est dans ce contexte que s’est développé, depuis une vingtaine d’années, le
mouvement de l’Intelligent Design (dessein intelligent, ou conception
intelligente), sous l’impulsion d’un organisme doté de gros moyens, le Centre pour
le Renouveau Scientifique et Culturel (Center for the Renewal of Science and
Culture), fondé par une puissante institution créationniste, le Discovery
Institute.
1. Les arguments du « dessein intelligent »
Par rapport aux courants créationnistes antérieurs qui étaient ouvertement
religieux, le mouvement de l’Intelligent Design se démarque en se présentant
comme une démarche scientifique, indépendante de toute religion, et n’ayant
d’autre but que de proposer une théorie alternative à la vision strictement
naturaliste exprimée par le darwinisme, sans contester toutefois le principe
d’évolution lui-même. Le concept fondamental de cette démarche est que
« certains aspects de l’univers et des êtres vivants présentent les caractères
spécifiques de produits résultant d’une conception intelligente, par opposition à
un processus non dirigé tel que celui de la sélection naturelle » (The Discovery
Institute). Mais de là à nommer le (ou les) auteur(s) de cette « conception
intelligente », il y a un pas que les tenants de l’Intelligent Design se refusent à
franchir.
L’argument selon lequel la complexité et les remarquables ajustements de la
nature prouveraient l’intervention d’un créateur remonte aux philosophes Grecs
(Héraclite, Platon, Aristote), plusieurs siècles avant notre ère. Dans la
Chrétienté, cet argument fut repris notamment par Thomas d’Aquin (Summa
Theologiae) au XIIIe siècle, et cinq siècles plus tard par le philosophe anglais
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William Paley (Natural Theology, 1802). C’est à ce dernier que l’on doit
« l’analogie de l’horloger » : Si, sur un chemin de campagne, au milieu des cailloux
qui en sont des éléments naturels, on trouve soudain une montre, on ne peut que
conclure que cet objet, parce qu’il est fait d’éléments finement ajustés dans un
but précis (et même si on en ignore l’usage), résulte, à la différence des cailloux,
d’une conception intelligente. Il en est de même si l’on considère la complexité
fonctionnelle et les ajustements précis caractéristiques des diverses
adaptations des êtres vivants : il a fallu un « horloger ».
Un exemple souvent cité par les créationnistes et repris par les avocats de
l’Intelligent Design est celui de l’œil humain, si parfaitement agencé, avec ses
muscles, son iris, son cristallin, sa rétine et son nerf optique, qu’on imagine mal,
intuitivement, qu’il puisse avoir résulté d’une série de petites mutations
génétiques au hasard… il doit donc être le fruit d’une conception intelligente.
Sous un habillage scientifique, les arguments en faveur du dessein intelligent
développés ci-après reprennent, en gros, cette analogie de l’horloger.
a. Une vie improbable
Un premier argument avancé est que les propriétés physicochimiques dont la
combinaison a permis l’apparition de la vie sur terre, étaient, a priori, hautement
improbables. On a par exemple montré que, si certaines constantes atomiques,
telles que les forces de cohésion nucléaires ou encore les forces
électromagnétiques entre électrons et protons, différaient de ce qu’elles sont,
ne fut-ce que de quelques pour cent, les atomes et molécules constituant
l’univers seraient radicalement différents et la vie que nous connaissons serait
impossible. La conclusion de cet argument est que, pour permettre cette vie et la
nôtre en particulier, un ajustement aussi précis n’a pu être fait que par une
conception intelligente.
Second argument, les molécules intervenant dans les fonctions biologiques, l’ADN
en particulier, présentent une « complexité structurée » (specified complexity)
qui est la propriété caractéristique des produits d’une action intelligente. Cet
argument a été développé par le mathématicien William A. Dembski (The Design
Inference, 1998). Selon son raisonnement, des produits structurés mais simples
(un cristal par exemple) résultent de l’action des lois physiques ; des produits
complexes, mais sans architecture définie (par exemple l’arrangement des
éléments d’une roche granitique) sont l’effet du hasard. Mais un objet à la fois
complexe et de structure bien définie, tel qu’un texte poétique ou une quence
codante d’ADN, ne peut résulter ni d’une loi physique (parce que complexe) ni du
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hasard (parce que structuré), et ne peut donc qu’être le fruit d’une conception
intelligente.
Sur la base de ce raisonnement et en utilisant la théorie de l’information,
Dembski a proposé une formulation mathématique du degré de « complexité
structurée » d’un objet en fonction inverse de la probabilité de son obtention
par tirage au hasard de ses éléments. En dessous d’un certain seuil de
probabilité, qu’il appelle « seuil universel », il considère la conception intelligente
comme certaine.
b. Une complexité irréductible
Un autre argument de l’Intelligent Design s’attaque au fonctionnement de la
sélection naturelle. Il est basé sur le concept de « complexité irréductible »
(irreducible complexity), au biochimiste Michael J. Behe (Darwin’s black box,
1996). Selon lui, de nombreux organes ou systèmes vivants présentent une
« complexité irréductible », c’est-à-dire qu’ils sont composés de plusieurs
parties, toutes nécessaires au fonctionnement de l’ensemble, à l’image d’une
tapette à souris, dont aucun élément ne peut être enlevé sans la mettre, ipso
facto, hors service. À titre d’exemple, Behe cite le flagelle qui permet la motilité
de certaines bactéries, et qui est constitué de nombreuses protéines ayant
chacune leur fonction propre et indispensable à la bonne marche de l’ensemble.
Le raisonnement de Behe est alors le suivant : Comment imaginer qu’un tel
système ait pu être mis au point par améliorations successives, comme le
voudrait la théorie de l’évolution, sachant que tout système précurseur, donc
incomplet, ne pouvait qu’être non fonctionnel, et par suite ne pouvait présenter
aucun avantage ? Si en effet la sélection naturelle peut faire des choix entre
des innovations plus ou moins efficaces, elle ne saurait en revanche favoriser une
innovation qui, quel que soit son intérêt potentiel, n’a aucune utilité immédiate. La
conclusion de ce raisonnement est analogue à celle des arguments précédents :
puisque la « complexité irréductible » ne peut pas s’expliquer par l’effet du
hasard et de la nécessité, elle démontre donc l’intervention d’une conception
intelligente.
2. Les objections scientifiques
Les arguments avancés par les tenants du dessein intelligent ont fait l’objet de
diverses critiques de la part des scientifiques. Ceux-ci font tout d’abord
remarquer que l’analogie offre plus une technique didactique qu’un mode de
raisonnement fiable. En particulier, l’analogie de l’horloger est trompeuse : la
montre trouvée sur le chemin est interprétée intuitivement comme un artefact
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non seulement parce qu’elle diffère radicalement des cailloux qui l’entourent,
mais aussi et surtout parce que, même si l’on n’a jamais vu une montre
auparavant, on sait a priori qui a pu réaliser un tel artefact, à savoir l’être
humain. Les créationnistes, eux, postulent un concepteur intelligent inconnu, ce
qui n’est pas du tout la même chose. Plus précisément, en termes probabilistes,
l’utilisation d’un événement pour valider une cause possible qui aurait rendu celui-
ci plus probable (application du théorème de Bayes) implique qu’à cette cause
puisse être affectée a priori une probabilité significative, ce qui n’est
évidemment pas le cas en l’espèce. Cette lacune, à elle seule, suffit à invalider
non seulement l’analogie proposée par William Paley, mais aussi l’ensemble des
raisonnements tendant à « prouver » l’existence du créateur à partir de ses
créatures supposées.
a. L’usage abusif des probabilités
Le fait que la vie sur terre soit dépendante de constantes physiques très
particulières n’est nullement contesté par les scientifiques. Ce qu’ils contestent,
c’est l’usage abusif, a posteriori, du calcul des probabilités. Même si la
probabilité a priori qu’une planète donnée puisse héberger la vie telle que nous la
connaissons est infime, il y a dans l’univers actuellement observable des millions
d’étoiles avec leurs satellites, et nous ignorons ce qu’il y a au-delà. Nous ignorons
aussi si d’autres formes de vie, radicalement différentes de la nôtre, peuvent
exister ailleurs. Le fait est simplement qu’à l’instar des rescapés des grandes
catastrophes, nous nous trouvons être, par définition, la vie était possible.
Dans la ville de Saint-Pierre (Martinique) rasée par l’éruption explosive de la
Montagne Pelée (8 mai 1902 : 28.000 morts), on retrouva un survivant : Suite à
une rixe et en état d’ivresse, il avait été mis la veille au soir, et bien contre son
gré, au seul endroit ayant pu offrir une protection suffisante : le cachot de la
prison.
Les critiques précédentes relatives à l’usage inadéquat du concept de probabilité
et du raisonnement Bayesien s’appliquent également, bien entendu, aux travaux
mathématiques de Dembski sur la « complexité structurée ». Ces travaux
supposent en outre qu’une séquence d’ADN, si elle est obtenue aléatoirement,
implique le tirage au hasard de chaque « lettre » indépendamment des autres. Or
ce qu’on sait actuellement de l’ADN (redondance considérable, duplication
possible de très grandes séquences, voire de chromosomes entiers) laisse à
penser que son évolution a se faire par bonds successifs plutôt que par une
suite continue de petites mutations ponctuelles. Des simulations sur ordinateur
ont montré que, dans ce cas, la probabilité d’obtention d’une séquence donnée,
après un grand nombre de générations, pouvait être beaucoup plus importante
que Dembski ne l’estime.
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