EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ CHAPITRE 1 : LES VOIX DE LA PROFESSIONNALISATION OU LA FORMATION DES EQUIPEMENTS (1820-1931) Du 19e siècle au milieu du 20e siècle, la gestion du social est, selon Roger BERTAUX, extrêmement hétérogène : « d’une part la gestion du social oscille entre l’intervention étatique et le refus marqué de l’intervention de l’Etat au profit des seules oeuvres privées, d’autre part elle oscille entre trois pôles d’intervention : la simple répression, la moralisation des moeurs, la réforme des institutions visant l’amélioration des conditions de vie. »1. Toutefois, à partir du Second Empire et surtout de la IIIe République, l’axe dominant du social « consiste dans l’oeuvre de moralisation et de civilisation des couches populaires, comme moyen principal de résoudre la « question sociale ». »2. Dans ce contexte socio-historique, une multiplicité d’oeuvres charitables et sociales se développe. Parallèlement, un discours qui vise à conditionner l’attribution d’une aide à un changement de comportement chez le destinataire de cette intervention accompagne ce développement3. Ce discours s’inscrit dans celui plus globalisant sur les classes populaires. 1 BERTAUX R., Pauvres et marginaux dans la société française, Nancy, P.U.N, 1994, p. 214. Ibid p. 223. 3 Ibid pp. 196-214. 2 1 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ Section 1. Les discours de la méthode a) Un espace cognitif : donner avec mesure L’ouvrage4 du baron de GERANDO (1772-1842) illustre parfaitement l’orientation tendancielle de la philanthropie et de l’assistance au 19e siècle. Comme l’affirme Robert CASTEL, « le baron de GERANDO propose dans le Visiteur du pauvre, une nouvelle technologie de l’assistance »5. Apparaissant comme un précurseur, il formule les bases d’une nouvelle méthode d’intervention. En fait, cet ouvrage est un mémoire qui répond à un concours lancé par l’Académie de Lyon en 1816 autour de la question de l’indigence : « Indiquer les moyens de reconnaître la véritable indigence, et de rendre l’aumône utile à ceux qui la donnent comme à ceux qui la reçoivent ». Avec son Visiteur du pauvre, le baron de GERANDO recevra le prix de cette académie pour « l’ouvrage le plus utile aux moeurs ». En bon candidat, le baron de GERANDO formule, dès l’introduction de son mémoire, la synthèse de ses propositions : « On désire y montrer combien il est nécessaire d’établir une entière harmonie et un parfait concert entre la bienfaisance publique et la charité privée ; Comment l’office du Visiteur du Pauvre est l’instrument le plus utile de la première, le meilleur moyen pour l’exercice de la seconde ; Comment , à côté de la charité imparfaite et oiseuse qui se borne à donner, il est une charité plus vraie, une charité active, vigilante, qui apporte plus que des dons, qui apporte des soins, des conseils, des encouragements ; Comment cette charité active est à la portée de tous ceux qui prennent quelque intérêt au sort des malheureux ; Comment cette charité active trouve en elle-même sa plus noble récompense, en contribuant puissamment à l’amélioration morale de ceux qui s’en rendent les ministres. On réunit donc, dans cet écrit, toutes les considérations qui peuvent engager l’administration publique à invoquer l’assistance du Visiteur du Pauvre, et les simples particuliers à faire, de la visite du pauvre, la condition essentielle du bon emploi de leurs aumônes. »6. Le point de départ de la réflexion de l’auteur est une dénonciation de la « charité imparfaite » celle qui donne aveuglément « sans autre information, à celui qui sollicite » : « ce n’est plus donner, c’est jeter au hasard, c’est s’exposer à produire le mal au lieu du bien.»7. Sa critique mobilise des ressources du monde industriel. En effet, le tour de force du baron de GERANDO est de proposer un rapprochement entre « l’indigent » et tout un ensemble d’éléments (des biens matériels, des observations, des « notes sur la moralité et la conduite », des mots, des regards, des sentiments, etc.). En introduisant la nécessité d’un principe d’équivalence dans une action (l’aumône) qui, jusqu’à présent, mettait à l’écart les choses au profit des seules personnes, il crée un espace cognitif. « Mais pour tout cela, comme l’écrit le baron de GERANDO avec conviction, il faut aller, voir, converser ; il faut surtout continuer ces observations avec méthode, avec une espèce de suite. C’est la condition première, essentielle. Il n’est point d’art qui puisse faire deviner sans examen. »8. 4 DE GERANDO J-M., Le visiteur du pauvre, Paris, Jules RENOUARD (Libraire), 1837 [1e éd. 1820]. CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, p. 247. 6 DE GERANDO J-M., Le visiteur du pauvre, Paris, Jules RENOUARD (Libraire), 1837, p. PV-VJ. 7 Ibid p. 61. 8 Ibid p. 35. 5 2 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ b) La visite à domicile : « Aller, voir, converser » Pour l’auteur, la première étape de la démarche d’investigation est la visite au domicile du pauvre. La visite du pauvre permet en effet une observation directe des demandeurs. Elle constitue aussi la ressource sur laquelle il peut s’appuyer pour justifier, auprès des organismes dispensateurs de secours, l’existence du visiteur du pauvre : « le concours des soins donnés à la visite des pauvres par des personnes privées, est éminemment utile à ceux qui sont chargés d’office de la répartition des secours. »9. A la faveur de ces éléments sur l’utilité de la visite des pauvres, le baron de GERANDO amorce les arguments d’une rhétorique professionnelle qui va articuler une vérité du besoin, une vérité de la science et la nécessité du monopole10. Suivons, ce travail d’argumentation à l’appui de cette citation11 : 9 DE GERANDO J-M., Le visiteur du pauvre, Paris, Jules RENOUARD (Libraire), 1837, p. 60. PARADEISE C., « Rhétorique professionnelle et expertise », Sociologie du travail, n°1, 1985, pp. 20-21. 11 DE GERANDO J-M., Le visiteur du pauvre, Paris, Jules RENOUARD (Libraire), 1837, p. 63. 10 3 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ « Si, en effet, ceux qui donnent aux pauvres, prenaient en même temps la peine de les visiter, les personnes chargées de la répartition de secours publics, trouveraient auprès de semblables organes, des renseignements naturellement préparés pour compléter, rectifier ou suppléer ceux qu’ils sont appelés à recueillir eux-mêmes. Et, parmi les personnes qui gèrent cette administration, quelles sont celles qui ont et assez de loisirs pour tout voir, et assez de confiance en elles-mêmes pour être assurées d’avoir toujours bien vu ? qui ne devrait pas se féliciter par conséquent d’obtenir ainsi des auxiliaires ? Qu’au contraire elles en acceptent l’alliance ! ce sera déjà une précieuse économie de temps et de fatigue ; chacun de ces auxiliaires s’occupera probablement de préférence d’infortunés qui habitent dans son voisinage ; la surveillance sera plus facile, plus immédiate et plus continue. Mais pénétrons plus avant, et ne craignons pas de dire toute la vérité, telle que l’expérience journalière nous la découvre, dans une matière où la vérité est si importante, puisque ses applications touchent à des intérêts si sacrés. Sans doute, pour bien voir, il faut des yeux exercés ; mais, quelquefois aussi, des yeux neufs découvrent ce que n’aperçoivent pas les yeux les plus exercés. ». Rhétorique du besoin et rhétorique du monopole. Voir, mais pour cela il faut du temps ! Les auxiliaires répondent donc à un besoin. Rhétorique de la science par reconnaissance de la nécessité d’un savoir spécifique : l’observation. Au delà de la disponibilité, il faut un savoir pour « bien voir ». Identification du besoin Besoin d’assistance et de répartition des secours, besoin d’informations. Pour « bien connaître la situation du pauvre », la visite à domicile et son opérateur, le visiteur du pauvre, s’imposent donc. Mais, ce visiteur doit également se doter d’un outil pour apprécier « la nature et l’étendue des besoins » de l’indigent. En effet, « le grand art de la charité » n’est-il pas, pour le baron de GERANDO, cet art «de mettre les secours en rapport avec les nécessités du malheur. »? c) Mesurer le besoin et le manque : l’endéiamêtre du baron de GERANDO Considérant qu’un « bon système de dispensation de secours » suppose trois conditions, « que ces secours soient proportionnés dans leur quotité, à l’étendue des besoins ; qu’ils soient appropriés, dans leurs espèces, à la nature de ces besoins ; enfin que, dans leur prolongation, ils soient mesurés sur la durée de ces mêmes besoins, et gradués sur leur variation », le baron de GERANDO établit précisément que « ces trois conditions supposent à leur tour que la situation des pauvres a été exactement vérifiée, qu’on a constaté l’étendue, la nature de ses besoins, et les changements qu’ils subissent. ». Il ajoute que « cette vérification 4 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ est l’objet de ce que nous appelons le classement des pauvres ; c’est la base de tout l’édifice qu’une charité éclairée est appelée à construire. »12. De cette façon, pour le baron de GERANDO, contrairement à l’aumône qui donne sans voir, la charité éclairée donne avec mesure et méthode. L’examen, l’investigation, et la vérification permettent de distinguer « la fausse indigence » de « la vraie indigence » et ainsi de classer les pauvres. Pour mener à bien cette tâche, il propose un véritable instrument à ce visiteur du pauvre qui voit, du coup, sa présence se légitimer davantage : « Après s’être assuré de la réalité de l’indigence, il faut donc en déterminer avec soin et les mesures et les limites. Sans cela, on donne au hasard, et, pendant qu’on apporte un secours inutile, on refuse peut-être celui qui était indispensable. Les mêmes soins, au reste, les mêmes recherches, serviront encore dans ce nouvel examen ; ce sera encore au visiteur du pauvre qu’il appartiendra d’en accomplir le travail : ce sera ici sa seconde fonction ; mais elle exige, comme on le préssent, qu’il entre dans une investigation encore bien plus circonstanciée et plus rigoureuse. » 13. 12 13 DE GERANDO J-M., Le visiteur du pauvre, Paris, Jules RENOUARD (Libraire), 1837, p. 41-42. Ibid p. 42. 5 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ Illustration n°1 : L’endéiamêtre (Vie sociale, n°7, 1986, p. 330) Pour le monde de la recherche scientifique, un instrument ou inscripteur est, selon Bruno LATOUR, «tout dispositif, quels que soient sa taille, sa nature et son coût, qui fournit une visualisation quelconque dans un texte scientifique »14. Pour le monde de la charité éclairée qui s’élabore, l’endéiamêtre du baron de GERANDO sera cet instrument. Par conséquent, tout se passe comme si les préoccupations du baron de GERANDO, sur la catégorisation des pauvres et sur la définition de la charité, s’objectivaient dans un seul document écrit : l’endéiamêtre. 14 LATOUR B., La science en action, Paris, Gallimard, 1995, p.163. 6 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ L’endéiamêtre est un modèle de livret. Il doit être rempli pour chaque pauvre visité par l’auxiliaire du bureau de charité. Ce livret est construit en quatre parties qui comprennent : l’état civil du pauvre et de sa famille (avec ces trois questions clefs qui permettent de déceler la vraie indigence : « s’il est infirme », « s’il est malade », « s’il est valide »), l’état des secours financiers accordés, l’état de ce qui manque (en 16 items) et les secours donnés en nature, l’état des « variations survenues », et des « notes sur la moralité et la conduite »15 de tous les membres de la famille. L’endéiamêtre rend visible la pauvreté. Avec ce livret, le type d’enquête proposé par le baron de GERANDO constituera, avec la « méthode sociale » de Frédéric LE PLAY, les prémisses des enquêtes sociales, si chères aux assistants sociaux. Enquête sociale et rapport de situation sociale Un instrument objectivé En 1993, le Ministère des affaires sociales et de l’intégration publie le travail d’une commission sur les « enquêtes sociales »16. A partir de l’évolution socio-historique des enquêtes sociales et de l’analyse des commandes d’enquêtes sociales, ce rapport interroge les fondements et la légitimité de l’enquête sociale. Ce rapport réserve le terme «enquête » pour les « actes initiés par la justice, la police ou l’administration dans le but exclusif d’information et de contrôle». Si l’intervention sociale poursuit un autre objectif, les rapporteurs conviennent que les termes « enquête » ou « enquête sociale » sont inappropriés. C’est pourquoi, ils préconisent l’expression « rapport de situation sociale ». Cela étant, «le rapport de situation sociale doit désigner une technique d’investigation propre au professionnel du travail social dans le cadre d’intervention sociale d’aide individualisée ou d’intérêt collectif, dont la finalité est bien de restituer ou de maintenir la personne comme sujet de droit ». Selon les rédacteurs, ce terme doit donc mieux rendre compte de la nature et de l’enjeu de l’acte professionnel : « accord préalable de la personne, compréhension et évaluation du sujet dans le contexte social, détermination concertée des moyens utiles, collaboration et coopération de la personne elle-même, communication de bout en bout entre la personne et l’intervenant, garantie de partenariat, excluant toute publicité (hors les réquisitions des autorités judiciaires et des autorités administratives compétentes) à tout autre interlocuteur. ». Ils affirment ainsi la nécessité d’un savoir spécifique. Sera compétent celui qui saura tenir compte de ces précautions induites par un système de valeurs. Les conditions d’usage de cet instrument sert ici à l’établissement d’une frontière entre compétence et incompétence. L’Association Nationale des Assistants Sociaux précise que «l’enquête de service social est un acte professionnel qui se caractérise par un écrit ». Elle rappelle qu’elle n’est pas spécifique au service social. Comme une arme à double tranchant, cet outil doit être manipulé par des mains expertes. L’enquête sociale ou le rapport de situation sociale sont donc des instruments objectivés car ils rendent visibles la vie des personnes par l’inscription d’informations sur un support écrit. 15 Par exemple, les « informations sur les parents » à recueillir sont : « Imprévoyance, paresse, désordre de moeurs, ivrognerie, jeu, loterie, violence de caractère, idiotisme, découragement, irréligion, disposition au crime ». 16 Ministère des affaires sociales et de l’intégration. Direction de l’action sociale, Rapport de la commission d’étude sur les enquêtes sociales intitulé, « Enquêtes sociales », Fondements et légitimité, Janvier 1993. 7 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ Mais, le visiteur doit aller au delà de cette évaluation comptable des besoins et des manques. En effet, il doit plutôt oeuvrer « à l’amélioration morale du pauvre » en apportant conseil, encouragement et reconnaissance. Pour cela, le visiteur doit oser « pénétrer dans les plus intimes secrets ». Ecoutons, cet appel du baron : « Ames généreuses ! ah ! gardez-vous de penser que vous avez rempli l’honorable carrière qui vous fut ouverte dans ce monde, quand vous avez fait l’inventaire des nécessités extérieures et des ressources [.../...]! Il y a pour vous un ministère plus touchant encore et plus difficile. Pénétrez dans le secret de ce coeur affligé ! En rendant la paix du dedans vous ferez plus que d’apaiser la faim. En rendant l’énergie morale, vous donnerez le courage d’embrasser un travail utile, de mieux supporter la privation et la souffrance. En éclairant la raison et rétablissant l’ordre dans un esprit que le trouble avait confondu, vous le disposerez aux soins de l’ordre et de l’économie. Vos consolations, vos conseils seront plus fructueux peut-être que tous vos dons ; ils apprendront à en bien user. Les misères de l’âme ne sont-elles pas aussi des misères ? et la charité ne serait-elle indifférente que pour elles seules ? Peut-être ces révélations vous seront-elles doublement amères ! peut-être le malheureux n’a-t-il été la victime que de ses propres torts ! Alors, encore, vous êtes appelés à le guérir des vices qui le perdent, du moins à tenter la guérison ; alors vous aurez une lumière nouvelle et nécessaire pour vous guider. Voilà tout ce qu’il faut étudier, découvrir, noter. Peut-être aussi devez-vous taire le résultat de vos découvertes, et votre discrétion sera encore une portion de votre bienfaisance. »17. Tout en poursuivant son travail de légitimation de la fonction de visiteur (en la faisant passer d’une fonction d’auxiliaire à un véritable ministère ouvert sur une carrière), le baron de GERANDO évoque la nécessité d’une disposition au secret. Le visiteur se transforme en confident18. Le dossier social Savoir coupable et mémoire de dossier L’Association Nationale des Assistants Sociaux19 définit le dossier de service social comme « la mémoire d’un service sur la situation administrative et sociale d’une personne prise en charge par un assistant de service social. Il est la mémoire des interventions de l’assistant social.». Il est catégorisé comme « un document administratif de type nominatif ». Autrement dit, c’est aussi un instrument. L’activité de l’assistant social se caractérise par la production de ce type d’inscripteur qui assemble des informations de natures différentes sur un même individu. Il peut-être vu comme un des actes du monde social qui construit et fixe l’identité sociale20. Il objective aussi la transaction entre le professionnel et l’usager du service social. Il matérialise le savoir coupable21. Le dossier social est donc la source d’un enjeu entre le professionnel, son employeur et l’usager. Les logiques différentes de ces acteurs apparaissent actuellement à propos de l’informatisation de l’action sociale et de la commercialisation de logiciel spécifique dans la gestion des dossiers sociaux (comme le progiciel A.N.I.S : approche nouvelle de l’information sociale). 17 DE GERANDO J-M., Le visiteur du pauvre, Paris, Jules RENOUARD (Libraire), 1837, p. 53-54. Ibid p. 47 : « De plus, afin de pourvoir à tout ceci, il faudra bien que nous devenions le confident du pauvre ménage ; confidences aussi heureuses et douces pour lui que pour nous : il sera naturellement conduit à tout nous raconter, à tout nous montrer ». 19 Document A.N.A.S., « Le dossier de service social », Novembre 1992. 20 BOURDIEU P., «L’illusion biographique», Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°62/63, 1986, pp 69. 21 HUGHES E.C., Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Editions E.H.E.S.S., 1997, p. 101. «La plupart des métiers reposent sur un transaction explicite ou implicite entre chacun de leurs membres et ceux avec lesquels ils travaillent, et entre le groupe professionnel et la société, à propos des informations recueillies au cours du travail, de leur rétention ou de leur divulgation ». 18 8 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ Cet élan vers « les indigents », que nous retrouvons dans le mémoire du baron de GERANDO, va s’amplifier à l’aube du XXe siècle. Christine RATER-GARCETTE souligne que «participer à une oeuvre sociale est donc synonyme d’aller au peuple avec des motivations et des méthodes différentes selon ceux qui les animent»22. En ce début de siècle où l’Etat républicain et l’Eglise s’affrontent, les courants de pensée qui alimentent principalement, à côté des idées révolutionnaires, les conceptions du social et de l’action sociale sont le solidarisme avec Léon BOURGEOIS et le catholicisme social. Dans ce foisonnement d’œuvres sociales23qui, suivant ainsi les préceptes du catholicisme social, souhaitent réconcilier les classes sociales, nous retiendrons l’expérience des résidences sociales. Elles constituent en effet un des lieux de construction de la forme des premiers services sociaux implantés sur un quartier. C’est sur ces lieux que des individus revendiqueront l’existence d’une fonction spécifique et s’appelleront eux-mêmes « travailleurs sociaux ». Section 2. Un investissement éthique de l’aide et de celui qui l’exerce De notre point de vue, ces expériences des résidences sociales du début du XXe siècle sont la manifestation d’un investissement éthique important. L’investissement éthique est, pour les initiateurs français d’une sociologie de l’éthique24, «en un sens, invasion de certaines orientations de l’action par un processus valorisant et par le discours qui l’accompagne mais aussi, en un autre sens, repli. La valorisation dont il s’agit se déplace du résultat sur l’action elle-même. Ce qui est jugé bon, ce n’est pas le fait que quelque chose se soit produit, mais que l’on ait agi en sorte que cela se produise.». Cet investissement éthique détermine ainsi « le caractère éthique ou non éthique, ou le degré d’éthicité, des divers éléments de la pratique sociale, et les placent donc dans le domaine de compétence des spécialistes ou qui les en retirent. »25. Un pareil processus d’éthicisation est repérable dans l’action des initiateurs de ces oeuvres sociales. L’abbé VIOLLET a été un de ces initiateurs. a) Les qualités du travailleur social selon l’Abbé VIOLLET L’abbé Jean VIOLLET (1875-1956) est le fondateur de l’association familiale du « Moulin vert » (1902) et de l’Ecole libre d’assistance privée (1908), une des premières école de service social. Il crée aussi une revue mensuelle intitulée « L’assistance éducative ». Lors de la première conférence internationale du service social à Paris en 1928, il présentera une contribution sur « la famille et le service social des cas individuels ». Entre 1900 et 1910, il participera à l’expérience qui se développe dans le quartier de Plaisance à Paris. Ce quartier de Plaisance accueillera un des premiers dispensaires antituberculeux animé par Léonie CHAPTAL26, figure éponyme de la fonction d’assistante sociale. RATER-GARCETTE C., La professionnalisation du travail social, Paris, L’harmattan, 1996, p. 58. Ibid pp. 38-103. L’auteur cite les exemples du mouvement du Sillon de Marc SANGNIER, des Semaines sociales, de l’Action Populaire, et de la revue « Foi et vie ». 24 ISAMBERT F-A., LADRIERE P., TERRENOIRE J-P, « Pour une sociologie de l’éthique », Revue française de sociologie, XIX, 1978, p. 330-331. Les auteurs (p. 327) parlent «d’éthique proprement dite lorsque l’éthos se déploie en discours, que celui-ci soit une science des moeurs, une morale de l’obligation ou une théorie des valeurs, ou encore, comme la plupart des éthiques du sens commun, qu’il circule entre ces divers types d’explications. ». 25 TERRENOIRE J-P., « Approche théorique du champ éthique », L’Année sociologique, Vol. 30, 1979-1980, pp 71-72. 26 MURARD L., ZYLBERMAN P., L’hygiène dans la République, Paris, Fayard, 1996, p. 436 et p. 529. 22 23 9 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ L’abbé VIOLLET motive le caractère éthique de son action de cette façon : « Il s’agit de faire du social, mais pas n’importe lequel. Il faut se démarquer de ceux qui font du social par tradition charitable et paternaliste, de ceux qui légitiment par le social leur mandat politique, de ceux qui ne font du social que pour évangéliser, ou encore ceux qui utilisent la lutte contre la pauvreté pour diffuser des idées jugées dangereuses parce que remettant en cause l’ordre social établi. »27. En constituant des frontières entre les différentes conceptions du social, il propose un nouvel assemblage entre valeurs et actions. En 1931, Jean VIOLLET publie un Petit guide du travailleur social (formation morale et méthodes d’action)28. Contrairement à l’ouvrage du baron de GERANDO qui présentait en priorité une méthode d’intervention, l’abbé VIOLLET ouvre son petit guide par une présentation des qualités du travailleur social. Auparavant, il aura définit la mission des travailleurs sociaux ainsi : « La civilisation moderne a mis en lumière l’importance du rôle qu’ont à jouer, pour le mieux-être des classes les moins favorisées, les «Travailleurs sociaux», c’est-à-dire les personnes qui se donnent pour tâche de se dévouer aux oeuvres destinées à améliorer la vie professionnelle, familiale et civique de leurs semblables. C’est ainsi que, dans le domaine de l’éducation, les Travailleurs sociaux dirigent et orientent les initiatives de l’enfant ; dans celui de l’assistance, ils s’efforcent non seulement de soulager les indigents, mais de leur donner l’énergie et la confiance qui leur permettront de lutter efficacement contre la misère ; en matière sociale, ils s’attachent à définir les droits et les devoirs des individus, des familles et des groupements sociaux. Ils contribuent, par là, non seulement à améliorer les conditions de la vie individuelle et collective, mais à établir entre tous les citoyens une collaboration effective et une fraternité véritable. Le travailleur social apparaît dès lors comme l’éducateur de la démocratie, défendant les droits du peuple, sans oublier de lui rappeler ses devoirs.»29. Cette définition reflète le travail de légitimation du travailleur social et de sa mission qui s’autonomise de plus en plus. Dans ce processus argumentatif, la référence devient le sujet qui agit c’est-à-dire un sujet éthique. Dans le cas présent, ce sujet éthique est celui qui se donne « pour tâche de se dévouer aux oeuvres destinées à améliorer la vie professionnelle, familiale et civique de leurs semblables ». C’est le travailleur social. Dans la citation qui suit, nous voyons comment l’abbé VIOLLET détaille longuement les dispositions éthiques que doit posséder, et faire fructifier, celui qui se destine à cette fonction. Et surtout, cet individu vertueux, nous précise l’abbé VIOLLET, doit de «se garder d’agir en fonctionnaire de la charité. S’il est légitime que son travail soit rémunéré, il doit l’accomplir par vocation, c’est-à-dire par dévouement spontané.»30. Cette définition de la fonction de travailleur social s’apparente fortement à un apostolat. Chez le travailleur social, les dispositions morales doivent se transfigurer en équipement éthique par incorporation. Pour cette raison, l’abbé VIOLLET rend nécessaire une « formation morale » pour le futur travailleur social. 27 « Les savoirs de référence du service social des cas individuels ou le « Social Case-Work » des années vingt. Savoirs du passé... savoirs dépassés ? », Vie sociale, n°4, 1996, p. 66. 28 VIOLLET J., Petit guide du travailleur social. Formation morale et méthodes d’action, Paris, Confédération générale des familles, 1931. 29 Ibid pp. 5-6. 30 Ibid p. 8. 10 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ « Le Travailleur social oublieux de lui-même est toujours d’humeur égale. Il ne s’impatiente pas, il est bienveillant à tous. Il possède une paix profonde qui réconforte et réveille les courages et permet d’envisager la vie sous les couleurs moins sombres. Son autorité morale soutient et éclaire les bonnes volontés et s ’exerce d’autant plus facilement que sa réputation de justice et de bonté le précède dans toutes ses démarches. Seul, celui qui domine ses propres tentations est capable d’aider les autres à dominer les leurs, et c’est aller contre la nature des choses que de prétendre exercer une bonne influence sur autrui si l’on n’est pas maître de soi-même. Aussi, les efforts du Travailleur social, pour conduire et diriger sa propre vie, l’aident-ils à mieux comprendre les difficultés des autres. Il compatit à la souffrance parce qu’il a lui-même souffert, il fortifie les courages défaillants parce qu’il a su vaincre ses propres découragements. Il conseille avec sagesse celui qui ne sait pas organiser sa vie matérielle ou morale, parce que les luttes qu’il a livrées lui-même pour organiser la sienne constituent une expérience vécue qui éclaire son action et explique son influence. Cette influence, il l’a doit à une autorité calme, maîtresse d’elle-même, toujours éloignée du caprice et des excès de la sensibilité. [.../...] L’autorité du Travailleur social, au contraire, est calme et prudente, elle proportionne ses exigences aux forces et aux capacités de chacun. Elle éveille les énergies morales et provoque la libre collaboration de ceux sur lesquels elle s’exerce. En toutes circonstances, elle respecte la liberté d’autrui. Elle ne ressemble en rien à l’esprit de domination que l’on rencontre trop souvent chez les personnes d’oeuvres, qui ont parfois un besoin maladif de régenter d’autant plus fréquent que le champ de l’activité charitable est plus libre et moins réglementé et que la faiblesse de l’indigent est plus grande. L’autorité du Travailleur social est désintéressée parce qu’elle est impersonnelle. Bien loin de vouloir dominer les individus, elle est préoccupée d’augmenter leur liberté et leur énergie ; elle s’efforce de libérer les pauvres des oeuvres d’assistance en leur fournissant le moyen d’organiser leur vie sans elles. Elle sait qu’il n’est point de relèvement durable par des moyens purement extérieurs, mais seulement par la collaboration effective des volontés. »31. L’abbé VIOLLET est également très préoccupé par la méthode d’intervention du travailleur social. Il consacre, au centre de son livre, un chapitre à l’enquête sociale car « l’enquête doit être placée à la base de tout travail social sérieux et efficace.»32. Grâce à cet instrument, il amplifie et noue tous les éléments de la rhétorique de la vérité caractéristique des professions. Comme pour la visite à domicile, l’enquête est une technique appliquée par «un enquêteur spécialisé » afin d’éviter les abus. Par conséquent, l’abbé VIOLLET décrit dans le détail le processus d’enquête tel qu’il doit être pratiqué pour éviter « la moindre maladresse » qui « justifierait l’opinion de ceux qui voient dans l’enquête une violation de la vie intime des familles »33. Très pragmatique, il insère en annexe de son ouvrage neuf « questionnaires pour faciliter au Travailleur social les enquêtes familiales.»34. Ainsi, l’abbé VIOLLET contribuera à la systématisation de la technique d’enquête 35. 31 VIOLLET J., Petit guide du travailleur social, Paris, Confédération générale des familles, 1931, pp. 9-10. Ibid p. 45. 33 Ibid p. 46-48. 34 En fait, ce sont des listes de questions classées par thèmes : « description et histoire de la famille », « condition du travail », « habitation et hygiène », « budget », « des enfants et de leur éducation », « de la vie sociale, religieuse et intellectuelle de la famille », « causes réelles de la misère, remèdes », « moyens pratiques mis en oeuvre pour opérer le relèvement de la famille », « monographie d’une oeuvre ». Page 45, l’auteur invite le lecteur à consulter la revue « l’assistance éducative » qui « publie dans chacun de ses numéros des enquêtes qui peuvent servir de modèle ». 35 RATER-GARCETTE C., La professionnalisation du travail social, Paris, L’harmattan, 1996, p. 125. 32 11 EXTRAITS : LES EQUIPEMENTS PROFESSIONNELS DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL. Eléments pour une recherche sur l’exercice du jugement en travail social, Mémoire de D.E.A. « Formation et sciences du travail »effectué sous la direction de Monsieur JeanYves TREPOS, Professeur, présenté par Christian MAILLIOT, Septembre 1997, Université de METZ Il est aussi essentiel de noter que le petit guide du travailleur social véhicule les conceptions familiaristes de son auteur. De cette manière, cet ouvrage a contribué, à son époque, à objectiver des orientations familiaristes du social. Pour conclure le chapitre sur les qualités du travailleur social, l’abbé Jean VIOLLET rappelle au travailleur social, la finalité de son action : « Pour avoir le plus d’efficacité possible, son action doit toujours être éclairée par des idées directrices. Parmi ces idées, il en est une dont l’importance primordiale ne doit jamais lui échapper : c’est que la famille est le premier et le meilleur soutien des individus et de la Société. C’est pourquoi le Travailleur social veillera à coordonner ses diverses activités en fonction de la famille. Tous ses efforts devront contribuer à fortifier celle-ci contre les fléaux sociaux qui la menacent, en même temps qu’à lui donner la stabilité et la fécondité sans lesquelles il n’est pas de famille véritable. Il veillera à ne jamais disperser les membres de la cellule familiale ; il leur apprendra à vivre dans l’union des coeurs et la collaboration mutuelle ; il veillera à ce que le travail ne sépare que le moins possible les différents membres du centre familial ; il s’appliquera, avec un dévouement éclairé, à toutes les oeuvres d’éducation susceptibles de former les coeurs et les caractères en vue d’une vie familiale toujours plus parfaite. »36. 36 VIOLLET J., Petit guide du travailleur social, Paris, Confédération générale des familles, 1931, p. 18. 12