Bulletin de la Société Royale des Sciences de Liège, Vol. 79, 2010, pp. 76 - 89
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L'eau dans le système solaire
Communication présentée au colloque :
« Or bleu, indispensable, inodore et sans saveur »
Institut de mathématique de l’Université de Liège, le vendredi 3 décembre 2010
Thérèse ENCRENAZ
LESIA, Observatoire de Paris, CNRS, UPMC, UPD
Résumé
L’étude de l’eau dans le système solaire montre que cette molécule a joué un rôle très
important dans ses processus de formation et d’évolution. Au moment de la naissance des
planètes, la ligne de condensation de l’eau a marqué la frontière entre les planètes telluriques
et les planètes géantes. A travers ses différents états, l’eau a aussi joué un rôle majeur dans
l’évolution divergente de Vénus, de la Terre et de Mars. L’eau est un constituant majeur du
système solaire extérieur et en particulier des comètes ; l’étude du rapport D/H et du rapport
ortho-para de l’eau a permis de contraindre leur température de formation. Enfin, l’eau a été
détectée dans certaines exoplanètes proches de leur étoile ; cette recherche va s’intensifier
dans les années à venir, avec la perspective de découvrir peut-être un jour des planètes
habitables, voire même de mettre en évidence d’éventuels signes de vie.
Introduction
L'eau est présente sur la Terre sous ses trois états, solide, liquide et vapeur. Est-elle
aussi présente dans l'Univers, et sous quelle forme? Au cours des dernières décennies, grâce
aux observatoires spatiaux, nous avons considérablement élargi notre connaissance de l'eau
extraterrestre. Les satellites ISO (Infrared Space Observatory) puis Spitzer ont pu étudier l'eau
dans les astres à partir de son spectre infrarouge sans être gênés par l'atmosphère terrestre qui
rend ces observations très difficiles depuis la Terre. Ils ont ainsi découvert que l'eau est
omniprésente dans l'Univers: on la trouve dans les planètes, les comètes, le milieu
interstellaire, les étoiles jeunes ou évoluées jusqu'aux galaxies lointaines, et même dans les
taches solaires...
D'un point de vue astrophysique, la présence de l'eau en quantités abondantes n'est pas une
surprise. Elle est en effet constituée de deux atomes particulièrement abondants, l'hydrogène
(de loin l'atome le plus abondant dans l'Univers) et l'oxygène (cent fois moins abondant, mais
néanmoins l'atome le plus abondant après l'hydrogène et l'hélium). Fait remarquable, l'eau
extraterrestre détectée par spectroscopie est toujours observée sous forme de vapeur ou de
glace. Ceci n'exclut pas la présence possible d'eau liquide ailleurs que sur Terre dans certains
milieux astrophysiques: d'une part dans les atmosphères d'exoplanètes de type terrestre, si
celles-ci existent; d'autre part, dans l'intérieur des satellites extérieurs du système solaire ou
d'éventuels autres systèmes planétaires, sous des conditions de température et de pression
plus élevées compatibles avec sa présence.
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Que peut nous apprendre l'étude de l'eau dans les astres? Tout d'abord, elle nous renseigne sur
la composition chimique des objets observés (atmosphères ou surfaces) ainsi que sur leurs
propriétés physiques (température, pression). Ensuite, l'étude de ses isotopes, et
particulièrement l'eau lourde HDO, est un précieux diagnostic des conditions de formation et
d'évolution des objets astrophysiques. Par rapport à sa valeur protosolaire (2 10-5), le rapport
D/H est en effet enrichi dans les glaces, comme en témoignent les observations en laboratoire
et l'étude du milieu interstellaire. Dans le système solaire extérieur, un rapport D/H élevé
indique donc pour l'objet étudié une formation à basse température; c'est le cas des comètes.
Un autre paramètre intéressant pour les astrophysiciens est le rapport ortho-para (celui-ci
traduit la fraction de molécules d'eau présentes dans chacun de ces deux états, qui dépendent
de l'orientation du spin des deux atomes d'hydrogène de la molécule d'eau). Les transitions
spectroscopiques de l'eau dans chacun de ces deux états sont légèrement décalées, ce qui
permet la mesure de ce rapport. Or celui-ci est un indicateur de la température à laquelle la
molécule a été synthétisée, ce qui nous fournit un autre indice des conditions de formation du
corps étudié; la mesure a été réalisée dans le cas de plusieurs comètes.
Comment observer l'eau dans l'Univers? La méthode utilisée par les astronomes est celle du
sondage à distance par spectroscopie infrarouge. La molécule d'eau présente trois modes
fondamentaux de vibration correspondant à des longueurs d'onde situées respectivement à
2,73, 2,66 et 6,27 microns. Les bandes spectrales de l'eau, dans ces domaines spectraux,
présentent des séries de transitions bien identifiées au laboratoire qui permettent aisément
d'identifier la vapeur d'eau dans les spectres astrophysiques. À plus grandes longueurs d'onde,
le spectre rotationnel de l'eau présente lui aussi des transitions intenses, aisément identifiables
jusqu'au domaine radio. Du fait de la présence de vapeur d'eau dans l'atmosphère terrestre, il
est très difficile d'observer depuis la Terre la vapeur d'eau dans des spectres astrophysiques.
En revanche, les signatures spectrales de la glace d'eau, légèrement décalées en longueur
d'onde, peuvent être observées depuis le sol.
Le présent article décrit le rôle majeur joué par l'eau dans la formation et l'évolution du
système solaire. Il présente le scénario de formation du système solaire et l'influence décisive
de l'eau dans la naissance de deux classes distinctes de planètes, les telluriques et les géantes.
Il décrit ensuite les objets du système solaire, où la glace d'eau est prédominante, puis les
planètes telluriques, ainsi que l'influence de l'eau, dans ses différents états, dans leurs
évolutions divergentes. Enfin il conclut sur la recherche de l'eau dans les planètes
extrasolaires et son rôle dans la quête de la vie extraterrestre.
La formation du système solaire et la ligne des glaces
Il est généralement admis de nos jours que le système solaire est né de l'effondrement
d'un fragment de nuage interstellaire en rotation qui, sous l'effet de sa propre gravité, s'est
effondré en un disque perpendiculaire à son axe de rotation. Le futur Soleil s'est formé par
accrétion de la matière centrale tandis que les planètes se sont formées au sein du disque à
partir de particules solides, d'abord par le jeu de collisions multiples puis, pour les plus gros
embryons, par gravité et capture de la matière environnante. Ce modèle, énoncé dès le
XVIIIème siècle par Kant et Laplace, repose sur un constat simple: les orbites planétaires sont
toutes quasi coplanaires, circulaires et concentriques; les planètes évoluent toutes dans le
même sens, qui est aussi celui de la rotation du Soleil sur lui-même. Au cours des dernières
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décennies, les observations des jeunes étoiles qui nous entourent ont conforté ce scénario. Il
apparaît que plus de la moitié d'entre elles sont entourées d'un disque, dont les propriétés
physiques et dynamiques ont pu être modélisées. Selon les modèles couramment en vigueur,
les exoplanètes découvertes depuis une quinzaine d'années se forment au sein de ces disques
protoplanétaires.
Quelle était la composition du disque protosolaire? Conformément aux abondances
cosmiques, l'hydrogène devait y être très largement prépondérant (75% en masse), suivi de
l'hélium (environ 23%), suivi de l'ensemble des éléments plus lourds (moins de 2%), à
commencer par les éléments du cycle (C, N, O), puis les éléments encore plus lourds, de
moins en moins abondants. Au sein du disque protoplanétaire, les embryons planétaires se
sont formés à partir du matériau solide disponible. À proximité du Soleil, en deçà de 2 UA, à
une température de quelques centaines de degrés Kelvin, la matière sous forme solide n’était
constituée que des composants silicatés et métalliques, dont la quantité était limitée comme
l'indiquent les abondances cosmiques; ainsi sont nées les planètes telluriques, de faible masse
(inférieure ou égale à une masse terrestre) et de densité élevée (Table 1). En revanche, à
quelques UA, la température, inférieure à 200 K, est devenue suffisamment basse pour
permettre la condensation des molécules simples les plus abondantes telles que H2O, NH3,
CH4, CO2, H2S.... Le processus d'accrétion a alors permis la constitution de gros noyaux
solides pouvant atteindre 10 à 15 masses terrestres. Leur champ de gravité s'est avéré
suffisant pour provoquer l'effondrement gravitationnel de la nébuleuse environnante,
principalement constituée d'hydrogène et d'hélium. C'est ainsi que sont nées les planètes
géantes, très massives et volumineuses mais de faible densité (Table 1), entourées, dans leur
plan équatorial, d'un cortège de satellites et d'un système d'anneaux.
Table 1: Propriétés physiques et orbitales des planètes du système solaire
Planet SMA(AU) R(RE) M(ME) d(g/cm3) P(y)
Mercury 0.4 0.38 0.05 5.44 0.24
Venus
0.7
0.95
0.81
5.25
0.61
Earth
1.0
1.00
1.00
5.52
1.00
Mars
1.5
0.53
0.11
3.94
1.88
Jupiter
5.2
11.2
317.8
1.24
11.85
Saturn
9.5
9.4
95.1
0.63
29.42
Uranus
19.9
4.0
14.6
1.21
83.75
Neptune
30.1
3.8
17.2
1.67
163.7
Dans cette séquence de condensation, l'eau a joué un rôle majeur, et ceci pour deux raisons.
D'une part, l'eau a dû particulièrement abondante, du fait des abondances cosmiques élevées
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de l'hydrogène et de l'oxygène. D'autre part, parmi les molécules simples, l'eau est la première
molécule à condenser lorsque la température décroît (Fig. 1). C'est donc la condensation de
l'eau, aux environs de 180 K, qui marque la limite de la "ligne des glaces" qui sépare les
planètes telluriques des planètes géantes.
Figure 1 : Courbes de saturation de quelques molécules simples. De droite à gauche: H2O, NH3, H2S, CO2, CH4.
On voit que l'eau est la première molécule à condenser lorsque la température décroît (d'après T. Encrenaz, Ann.
Rev. Astron. Astrophys. 46, 57, 2008).
Quelle évidence observationnelle avons-nous pour valider le modèle de formation des
planètes par accrétion? Un diagnostic nous est fourni par la composition atmosphérique des
planètes géantes. Supposons en effet que ces planètes géantes se soient formées directement
par effondrement d'un fragment de nuage protosolaire; les abondances mesurées dans leur
atmosphères devraient être conformes aux abondances cosmiques. En revanche dans le
second scénario, un enrichissement en éléments lourds (l'élément "lourd" étant défini comme
de masse atomique supérieure à celle de l'hélium) doit être observé, correspondant à la
contribution du noyau de glaces initial. Selon les abondances cosmiques, la fraction globale
des éléments lourds est de l'ordre de 2%. A partir de la masse totale des planètes géantes, il
est possible de calculer l'enrichissement en éléments lourds attendu dans l'hypothèse d'un
noyau initial de 12 masses terrestres (ce calcul simple fait l'hypothèse d'un piégeage égal de
toutes les éléments lourds sous forme de glace, et d'une homogénéisation de ces éléments
suite à l'effondrement de la sub-nébuleuse). La Table 2 indique les enrichissements en
éléments lourds prédits par le modèle de nucléation, comparés aux observations. Dans le cas
de Jupiter, plusieurs éléments ont pu être mesurés par spectroscopie de masse grâce à la sonde
de descente Galileo qui a pénétré l'atmosphère de la planète en 1995 (Fig. 2). Dans le cas des
autres planètes géantes, seul le rapport C/H a pu être mesuré, par observations depuis le sol et
l'espace. Pour toutes les planètes, l'accord est remarquable, comme l'indiquent les deux
dernières colonnes de la Table 2. La même étude peut être faite avec le rapport D/H, mesu
dans les planètes géantes à partir du rapport HD/H2. Là aussi on observe un enrichissement de
ce rapport dans le cas d'Uranus et Neptune, pour lesquelles le noyau initial de glaces
représente plus de la moitié de la masse totale, en parfait accord avec le modèle de nucléation.
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Figure 2 : L'enrichissement en éléments lourds mesuré dans Jupiter par la sonde Galileo. La ligne horizontale à
1.0 correspond à la valeur protosolaire. Dans l'article de Owen et al. (1999), la plupart des éléments indiquent un
enrichissement de 3 +/- 1. Trois éléments affichent un comportement différent: He et Ne, susceptibles de
condenser dans l'océan d'hydrogène liquide à l'intérieur de Jupiter, et l'oygène, sans doute appauvri localement
suite à des effets de circulation atmosphérique (voir texte). Suite à des mesures ultérieures des abondances
solaires, cette valeur a été réévaluée à 4 +/- 2 (Owen et Encrenaz, 2006). Les croix correspondent aux nouvelles
estimations. D'après Owen et al. 1999.
Table 2: Enrichissements en éléments lourds dans les planètes géantes par rapport à la valeur
protosolaire: modélisation et observations
Planet MT(ME) MP(ME) MH(ME) ET EO
Jupiter 318 6 18 (±3) 3 (±0.5) 3 (GPMS)
Saturn
95
2
14 (±3)
7 (±1.5)
4
Uranus
15
0.06
12.1 (±3)
40 (+10,-5)
4
Neptune 17 0.1
12.1 (±3)
35 (+9,-5)
4
MC = Masse du noyau initial (12 +/- 3 masses terrestres) ; MT= Masse totale de la planète
MP= Masse des éléments lourds dans la sub-nébuleuse accrétée = (MT - MC) x 0.02
MH = Masse totale des éléments lourds dans la planète = MC + MP
ET = Enrichissement en éléments lourds attendu par le modèle de nucléation = MH/(MP x 0.02)
EO = Enrichisssement observé
Note : Ces résultats reprennent l'étude de Owen et al. (1999) des abondances élémentaires mesurées
dans Jupiter par la sonde Galileo. Dans ce calcul, la fraction en masse des éléments lourds, en accord
avec les abondances solaires de l'époque, est supposée égale à 2%. Des mesures plus récentes des
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