La méditerranée au 12e siècle (conférence de M. Kaplan)

LA MEDITERRANEE AU XII° siècle
Michel Kaplan Université Paris I
Conférence organisée par la Régionale de Basse Normandie de l’APHG
1ere journée Histoire-Géographie, juillet 1996
mise en place des nouveaux programmes d'histoire de 2de
(Notes relues par Michel Kaplan)
Le libellé de la question mise au programme de seconde pousse à considérer
non pas trois ensembles isolément (chrétienté occidentale, Empire byzantin,
Islam), mais les contacts qui se nouent, de façon pacifique ou violente, entre
ces trois aires de civilisation. Il est toutefois nécessaire de définir chacune
d'entre elles avant de montrer les influences réciproques. Je proposerai
comme thème unificateur l'expansion des Occidentaux, sous ses trois aspects :
expansion politique et religieuse, expansion économique, expansion culturelle.
Pour l'Occident, faire une carte de la Méditerranée pousserait à considérer
essentiellement ce qui se passe dans les régions riveraines de celle-ci en ayant à
l'esprit trois grandes tendances : l'essor économique, d'abord dans les
campagnes, mais aussi le développement du commerce et des villes dans toute
l'Europe à commencer par les cités maritimes d'Italie ; l'ère des communes
urbaines et des consulats à distinguer de l'évolution monarchique unitaire de
la France capétienne, de l'Italie normande, de la Castille et de l'Aragon ; la
lutte du pape et de l'Empereur et l'avènement de la théocratie pontificale dont
Innocent III marque l'apogée.
Politiquement, l'élément essentiel est la Reconquista, faite de victoires
chrétiennes et de contre-attaques musulmanes. L'impression est contrastée ; à
long terme, et vue de loin, la poussée chrétienne paraît irrésistible ; sur le
moment, elle s'avère difficile ; elle draine une partie des forces vives de la
chrétienté occidentale, au moins autant que la Croisade en Orient ; l'ordre de
Cluny y joue rôle fondamental.
L'autre aspect fondamental pour l'Occident est la réforme grégorienne et
l'émergence de la monarchie pontificale, avec l'indépendance politique de la
Papauté et la naissance d'un véritable Etat pontifical, la création des
institutions de la monarchie pontificale : les cardinaux et la "liberté"
d'élection pontificale, la séparation du spirituel et du temporel, la "libertas
ecclesiae" qui aboutissent à l'indépendance et à la supériorité du spirituel par
rapport au temporel. Deux notions qui vont se révéler inassimilables pour
l'Orient.
L'Empire byzantin a déjà presque huit siècles au début du XIIe siècle, et
même pense en avoir plus : les Byzantins s'appellent eux-mêmes les Romains,
et l'Empereur, Empereur des Romains ; l'Empire dispose d'un système
cohérent, qui lui a permis de durer, mais figé.
La tradition romaine subsiste : l'Empire demeure une magistrature ; il reste
administré par une bureaucratie puissante et cohérente assurée par des
fonctionnaires qui reçoivent une parcelle déléguée de la souveraine
impériale. Il dispose d'un système fiscal, qui s'est compliqué avec le temps au
point d'être parfois peu lisible, mais qui repose sur des principes simples :
l'impôt, quand il est effectivement levé, est proportionnel à la quantité et à la
qualité de la terre, systématiquement cadastrée.
La tradition chrétienne fournit un système simple de valeurs universellement
admis dans l'Empire : le monde, du moins l'oikoumène que constitue l'Empire,
est l'image terrestre du royaume de Dieu ; de même qu'il n'y a qu'un Dieu
dans son royaume, il n'y a qu'un empereur, qui occupe sur terre la place de
Dieu dans les cieux, qui est le lieutenant de Dieu sur terre. La séparation entre
le spirituel et le temporel est simplement impensable.
La tradition antique se maintient à travers la paideia qui régit l'enseignement,
le goût des livres et la conservation de la culture antique. Ce goût, se déploie à
nouveau au XIe siècle et fleurit sous les Comnènes, avec par exemple Anne
Comnène, fille aînée de l'empereur Alexis, qui écrit la vie de son père sous
forme d'épopée (l’Alexiade), les historiens Jean Kinnamos et Nicétas Choniatès
; Théodore Prodroma, entre autres, assure la renaissance du roman et de la
littérature satirique inspirée de Lucien.
L'Empire est toutefois ébranlé par la rétraction territoriale face aux
Normands qui le chassent d'Italie et aux Turcs auxquels les Comnènes
s'efforcent vainement d'arracher l'Asie Mineure dont ils ne reconquièrent
qu'une petite moitié. De plus, la supériorité du nomisma d'or, stable depuis
Constantin, est ébranlée par les dévaluations du XIe siècle, malgré le
rétablissement de l'hyperpère par Alexis Ier.
Le monde musulman se fonde sur un certain nombre de principes de base.
L'Islam est une religion révélée : c'est une religion "du livre" venue accomplir
les autres ; à la mort de Mahomet, la révélation est close. L'Islam est à la fois
religion et cité. Il repose sur les cinq piliers de l'Islam. La communauté
(umma) revêt une importance fondamentale : l'Islam est à la fois religion et
communauté temporelle prenant en charge les relations de chaque croyant
avec Dieu et les relations des croyants les uns avec les autres sur le plan moral,
social et politique ; la shari'a est loi religieuse et civile à la fois : le Coran est
un code de vie précisant les cadres de la vie sociale. L'Islam est une théocratie
laïque et égalitaire entre les fidèles : pas d'église et pas de clergé, pas de
professionnels de la religion.
L'Islam est divisé faute de règle simple de succession et faute de magistère
religieux : les revendications politiques et religieuses se superposent. Il éclate
en une multitude d'écoles religieuses, spirituelles et juridiques, dont les deux
grands courants sont le sunnisme et le shi'isme ; à ceci s'ajoutent les
régionalismes (cf. les Berbères en Afrique) inévitables dans un Empire qui
s'est étendu des Pyrénées à l'Indus et qui doit assimiler des civilisations
millénaires. L'Occident (Espagne et Maghreb), sunnite, vit sous domination
almoravide (jusqu'en 1146) puis almohade. L'Orient connaît deux califats : les
Fatimides d'Egypte, shi'ites ; les Abbassides, sunnites, Bagdad ; les Turcs
seldjukides s'emparent de Bagdad en 1055. Les aspirations unitaires sont
reprises par deux dynasties kurdes de Damas, celle de Zengi et de son fils Nur
al-Din, qui relance le djihad, puis du vizir de ce dernier, de la famille des
Ayyubides, Salah al-Din : en 1171, il s'empare de l'Egypte et abolit le califat
fatimide. Il occupe place incomparable dans l'imaginaire arabo-musulman,
grâce à la victoire de Hattin : il est celui qui vainquit les chrétiens.
Cet Islam connaît-il ouverture ou fermeture ? Vis-à-vis des non musulmans, le
principe de base est la dhimma : les populations qui relèvent d'une religion du
Livre sont contraintes de se soumettre ou de se convertir. Il faut donc faire la
différence entre arabisation, très rapide, et islamisation, beaucoup plus lente :
quand les Croisés arrivent en Syrie, la région est encore majoritairement
chrétienne. L'Islam médiéval est globalement tolérant ; c'est le choc des
Croisades qui modifie la situation.
L'Islam est au départ une religion intellectuelle, fondée sur la réflexion
personnelle qui conduit à un approfondissement conjoint de la foi et de la
connaissance ; notamment au début du califat abbasside, al-Ma'mun (813-833)
construit la Maison de la Sagesse (bayt al-hilma) : l'Islam arabe s'approprie
les connaissances disponibles dans les mondes grec et perse dans un
formidable mouvement de traduction et d'assimilation ; il diffuse cette
tradition dans tout le monde arabe, notamment en Andalus.
L'expansion occidentale est économique, politique et intellectuelle. C'est
d'abord une expansion des hommes : l'essor démographique. Par exemple,
dans l’aristocratie militaire, face à l'indivision des fiefs, alors que les fils sont
nombreux, une partie va dans les monastères (Cluny, puis Cîteaux), mais une
autre prête à tout pour se tailler une terre. Parallèlement, l'essor urbain : dans
les villes italiennes, on ressent la nécessité de se tailler sa place dans la société
marchande en allant commercer au loin.
Pour cela, celle-ci dispose de capitaux grâce aux surplus fonciers : en Italie,
l'aristocratie peut mobiliser une partie des profits et du capital fonciers pour
se lancer dans les aventures ; la lute contre les Sarrasins en Orient comme en
Espagne rapporte du butin. A ceci s'ajoutent les progrès des techniques de
mobilisation des capitaux (commende, colleganza, societas maris) et les
progrès de la construction des navires : galères et nefs. Ainsi se développe une
véritable navigation en Méditerranée.
Les Croisades sont l'expression politico-religieuse de cette expansion. Elles
constituent une réponse aux problèmes démographiques : c'est plus vrai pour
l'aristocratie que pour les humbles, qui n'y occupent qu'une très faible place.
Elles sont l'ultime avatar des mouvements de Paix : la Papauté prend la tête de
l'armée chrétienne, de la militia Christi ; elle répond aussi à l'appel à l’aide
d'Alexis Comnène face aux Turcs.
Le résultat le plus important des premières croisades, c'est la création des
Etats latins d'Orient, qui entraîne un changement de l'attitude pontificale par
rapport à Byzance et la rupture de l'unité de la chrétienté. La réaction du
monde musulman est longue à venir et pas univoque : les collaborations sont
nombreuses. Mais une hostilité nouvelle contre les chrétiens s'affirme : les
chrétiens orientaux deviennent un corps étranger, une cinquième colonne.
L'expansion économique est le fait des républiques maritimes italiennes et
date d'avant 1099 ; mais les croisades fournissent un recyclage supplémentaire
des fruits de la croissance en Occident : richesses d'Occident envoyées aux
croisés, dépensées au profit de marchands italiens, leur fournissant de quoi
acheter des marchandises pour les revendre en Occident, etc. Les marchands
occidentaux s'installent dans l'Empire byzantin, en Egypte et en Syrie-
Palestine, évidemment la région plus touchée par l'arrivée des Croisés.
Les conséquences sont aussi intellectuelles : réapparition par l'Occident de la
philosophie et de science gréco-arabe, tandis que l'Orient latin ne joue aucun
rôle dans les contacts scientifiques entre chrétiens et musulmans. Cet essor
intellectuel passe donc avant tout par l'Italie et l'Espagne. En revanche,
l'influence byzantine reste réduite : le climat intellectuel est peu propice, à
cause de l'affrontement religieux. En revanche, l'influence artistique byzantine
est considérable, que ce soit en Sicile ou à Venise où Saint-Marc est construite
sur le plan de l'église des Saints-Apôtres à Constantinople.
Michel Kaplan Université Paris I
Juillet 1996
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