mythes africains philosophie foi

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MYTHES AFRICAINS
PHILOSOPHIE
FOI
Herman Bastijns, M.Afr.
Nouvelle édition 2015
MYTHES AFRICAINS
PHILOSOPHIE
FOI
Une Introduction à la sagesse africaine traditionnelle
Herman Bastijns, M.Afr.
Première édition, Bukavu 1981
Nouvelle édition, Bonhheiden 2015
Email : [email protected]
Préface de la première édition 1980
En 1980, après avoir travaillé une dizaine d’années dans une paroisse rurale au Burkina
Faso, je fus appelé à enseigner la philosophie à des jeunes étudiants africains au séminaire
des Missionnaires d’Afrique à Bukavu (R.D. Congo).
Dans ma paroisse au Burkina Faso, le christianisme était solidement implanté, mais la
pensée et la vie traditionnelle y restaient encore bien vivantes. En étudiant la langue locale,
les proverbes et les traditions orales de ce peuple, je devenais de plus en plus convaincu que
cette vie traditionnelle était basée sur une authentique sagesse, non pas théoriquement
articulée, certes, mais cohérente et pleine d’intuitions fondamentales.
Or, en arrivant au séminaire, je me trouvais devant des jeunes Africains que la
scolarisation avait coupés de leurs traditions qu’ils ignoraient et souvent même méprisaient,
tout en étant les héritiers inconscients, et en demeurant socialement, existentiellement et
psychologiquement dépendants de ces mêmes traditions.
Comment introduire ces étudiants à la philosophie d’une manière à leur permettre
d’intégrer la sagesse traditionnelle de leur peuple, tout en les encourageant à découvrir une
sagesse humaine plus large et universelle? Voilà le défi qui se posait à moi: non pas présenter
une introduction à la Philosophie à des Africains, mais introduire des Africains à la
philosophie.
Ce cours est né de l’effort d’interpréter le langage de l’Afrique traditionnelle en termes de
la philosophie occidentale et de voir si cette dernière ne pourrait pas avoir non seulement des
corrélations mais même des racines discernables dans la première.
Préface de la nouvelle édition (2015)
La version originale de ce travail a été écrite en Afrique, il y a presque un demi-siècle dans le
contexte du débat colonial et postcolonial au sujet de la culture africaine et de l'existence
éventuelle « d'une philosophie africaine ».
A cet égard, ce travail n'est plus d’actualité et dépassé: la génération des vieux sages,
soutiens de la tradition africaine, a totalement disparu et leurs petits-enfants et arrière-petitsenfants sont sur l'internet !
Mais dans ces 50 ans, le monde de mes origines a changé totalement et est devenu
méconnaissable. Une révolution culturelle, sociale et religieuse énorme a effacé le monde de
ma jeunesse et un nouveau monde s’est créé qu’on appelle parfois le « monde postmoderne ».
J’y trouve beaucoup d’éléments positifs et ne déplore pas du tout une « époque d’or » qui n'a
peut-être jamais existé.
Mais je suis bien été touché par l'absence d'un sol fixe, de sécurités fondamentales. Tout
paraît déstabilisé, tout paraît possible, et tout est remis en question : Dieu, le monde, la
sexualité et la vie elle-même. Le professeur De Dijn parle de «valeurs liquides ». Il se
demande aussi s’il y a a une alternative à cette tendance, s’il y a encore un avenir pour les
sécurités dans cette vie.
Je dirais personnellement que j’en vois bien : dans nos enfants ! Quand j’explique à un enfant
que l'univers a surgi d'un atome infiniment dense qui a explosé, alors, à la fin de mon récit,
cet enfant me pose la question ingénue : « Et d’où venait cet atome? » Notre avenir se trouve
dans la redécouverte de la conscience enfantine, « naïve » que j'appelle aussi volontiers « le
bon sens ». Jésus dit d'ailleurs que nous devons être comme des enfants.
Et ce travail au sujet de la sagesse traditionnelle de l'Afrique, peut être un guide sur le chemin
de retour vers nos sources.
Jadis je suis parti en Afrique avec un message. Aujourd’hui je retourne avec un message de
l'Afrique pour le monde.
D'où l'actualité de ce travail et le motif de sa réédition. (Bonheiden, 2015)
Ce cours est divisé en deux parties.
La première partie présente les systèmes de pensée que nous essayons de rapprocher, à
savoir la Philosophie occidentale et la Sagesse Africaine Traditionnelle. Quant à la
philosophie occidentale, nous savons où la trouver. Mais où trouver la sagesse africaine et en
quel langage la déchiffrer? Nos réponses à ces questions nous fourniront le cadre théorique
pour notre essai d’interprétation des récits mythologiques de l’Afrique.
Les sources de la sagesse africaine sont ensuite présentées sous la forme de trente mythes
provenant de différents peuples de l’Afrique subsaharienne. Ces récits concernent surtout
l’origine du monde et de l’homme.
La deuxième partie s’applique à analyser ce matériel en termes de structure littéraire, de
fonctionnement épistémologique et d’interprétation.
Une dernière section, appelée "conclusions", offre quelques suggestions concernant la
lumière que ce travail peut jeter sur certains problèmes théoriques et pratiques. Le premier de
ces problèmes est celui des relations entre Mythe et Philosophie, et ensuite entre Mythe,
Culture et Civilisation. Parmi les problèmes pratiques que ce travail peut éclairer, il y a celui
de l’enseignement de la philosophie, non seulement en Afrique, mais aussi ailleurs.
Une conclusion finale concerne la corrélation frappante entre les mythes anciens et la
Bonne Nouvelle chrétienne. Rien ne met mieux en évidence la nouveauté et l’universalité de
cette Bonne Nouvelle que le cri éternel du cœur humain, dont l’écho le plus ancien résonne
dans les mythes.
PREMIERE PARTIE
SAGESSE AFRICAINE TRADITIONNELLE ET PHILOSOPHIE
§ 1. PHILOSOPHIE
1. Une brève définition de la Philosophie
Le mot "philo-sophia" est grec et signifie "amour de la sagesse". Les premiers philosophes,
dans le sens de chercheurs désintéressés de la vérité, apparaissent dans les colonies grecques
de l’Ionie (maintenant Turquie) au septième siècle AC. Dans les livres d’histoire, Thales de
Milet, qui vécut autour de 600 à 550 AC., est couramment considéré comme le premier
philosophe.
Puisque la quête de la vérité est essentiellement une quête personnelle, il semblerait qu’il y
a autant de philosophies qu'il y a de philosophes. D’où la difficulté de donner une définition
rigoureuse de la Philosophie. Mais on peut bien reconnaître un certain nombre de caractères
communs à toutes les philosophies.
1. La philosophie est une recherche du savoir pour le savoir. Elle n’est donc pas le produit
du sentiment et ne vise pas directement l’action.
2. Elle est en principe objective, et non pas subjective, comme l'art.
3. Elle offre un connaissance essentiellement critique, et non pas dogmatique.
4. Elle cherche à établir un savoir systématique.
5. Et, surtout, elle est intéressée à l’ensemble de ce qui existe, et non pas seulement à une
partie ou un aspect du réel. Son objet propre est "La connaissance de toutes choses par
leurs raisons ou causes dernières" (saint Thomas) ou "La science de tout, mais comme
la science DU tout". (Thibaudet).
En qualifiant la philosophie de science, on veut écarter un certain usage populaire du
terme, comme dans des expressions du type: "Ma philosophie est de vivre et de laisser vivre",
ou “Il faut accepter les contretemps de la vie avec philosophie”. La philosophie ne peut pas
non plus être identifiée à une sagesse pratique, morale ou mystique, comme le Bouddhisme et
l'Hindouisme, à qui manque l’élément essentiel de la connaissance désintéressée.
Les thèmes principaux de la philosophie sont:
L'Homme (Anthropologie)
Le Monde (Cosmologie)
Dieu (Théologie naturelle ou Théodicée)
Le Bien et le Mal (Morale ou Ethique)
La Connaissance (Epistémologie)
Le Raisonnement (Logique)
L'Etre en tant que tel (Ontologie ou Métaphysique).
2. L'origine grecque de la Philosophie
Traditionnellement, la philosophie au sens strict du mot, est considérée comme ayant
commencé dans la Grèce antique. Pourquoi? Frederic COPLESTON écrit:
Aussi les Grecs se dressent incontestablement comme les premiers penseurs et savants
de 1'Europe. Les premiers, ils cherchèrent la connaissance pour elle-même, et la
recherchèrent dans un esprit scientifique libre et sans idées
préconçues. D'ailleurs,
étant donné le caractère de la religion grecque, ils étaient libres de toute classe
sacerdotale qui aurait pu avoir des traditions puissantes et des doctrines non raisonnées
qui leur fussent propres, maintenues avec ténacité et réservées seulement à quelques-uns
et qui eussent pu gêner le développement de la science libre. Hegel, dans son histoire de la
philosophie, clôt 1'étude de la philosophie
indienne plutôt brusquement, pour la raison
qu'elle est identique à la religion indienne. Tout en admettant la présence de notions
philosophiques, il soutient qu'elles ne peuvent pas prendre la forme de pensée, mais sont
consignées sous une forme poétique et symbolique, et qu'elles ont, comme la religion, le but
pratique d'affranchir 1'homme des illusions et du malheur de la vie plutôt que la connaissance
pour elle-même. Sans s'engager soi-même dans 1'acceptation du point de vue de Hegel sur la
philosophie indienne (qui a été montrée bien plus clairement au monde occidental dans ses
aspects purement philosophiques depuis 1'époque de Hegel), on peut bien accorder que la
philosophie grecque était pour la première fois la pensée poursuivie dans 1'esprit de la
science libre. Il se peut qu’avec quelques-uns elle ait tendu à prendre la place de la religion, à
la fois au point de vue de la croyance et de la conduite; mais ceci fut le fait de 1'insuffisance
de la religion grecque plutôt que du caractère mythologique ou mystique de la philosophie
grecque. Werner Jaeger dit: “On ne veut pas diminuer, bien entendu, la place, et la fonction
du mythe dans la pensée grecque, ni même la tendance de la philosophie à certaines époques
à se transformer en religion, par exemple avec Plotin. A dire vrai, en ce qui concerne le
mythe, ou dans les cosmologies primitives des physiciens grecs, les éléments mythiques et
rationnels s'interpénétraient dans une unité indivisible.” (o.c. p. 289
3. La Philosophie et les philosophes
Comment pouvons-nous parler de Philosophie, alors qu’il y a tant de systèmes
philosophiques différents et souvent contradictoires ? Roger VERNEAUX réfléchit sur la
diversité et l’unité de la Philosophie.
“La philosophie se targue du nom de science, et elle n'est pas capable de faire 1'unité des
esprits. Aussi les contradictions des philosophes fournissent-elles au scepticisme son
argument le plus impressionnant, et bon nombre d'apprentis philosophes font-ils leur crise
de scepticisme en le découvrant pour leur compte. Devant la diversité des grandes
philosophies, on ne peut guère éviter de penser : Qui a raison? Comment choisir? N'estce pas présomption que d'espérer faire mieux que les génies?
Le fait s'explique pourtant facilement : la philosophie est une recherche personnelle, et la
personnalité du philosophe passe toujours dans sa philosophie. Peu importe qu'il présente sa
pensée sous forme de méditation ou de journal, en se mettant lui-même en scène, ou sous
forme de somme ou de traité, parlant des choses sans jamais se mettre lui-même en scène.
De toute façon, son expérience, au sens le plus large du mot, ou sa subjectivité, comme on dit
aujourd’hui, gouverne sa pensée. La race, le tempérament et le caractère, le lieu et le
moment, le milieu social, le langage et la culture, ces facteurs expliquent son point de vue et
les traits généraux de son système. Il n'y a donc pas de philosophie impersonnelle; et si la
Philosophie est une science, elle n'est pas de même type que les mathématiques ou la
physique, ce qui devrait aller sans dire.
Mais inversement, il n'y a pas de philosophie purement subjective ou subjectiviste. Nul
philosophe ne borne son ambition à proposer des confidences strictement personnelles, dont
le seul dessein soit de le faire connaître, lui, dans son individualité unique. Il pose des thèses
objectives, c’est-à-dire qu’il estime vraies, et il donne ses raisons, il justifie sa position par
des arguments qu'il estime bons, c’est-à-dire valables pour tous ceux qui les comprennent.
Autrement dit encore, la Philosophie est œuvre de raison, et la raison est, non pas
impersonnelle, comme le prétend le rationalisme, mais commune à tous les hommes. Elle est
un caractère essentiel de 1'homme, ou un trait de la nature humaine. Or un individu, s'il est
un homme, a la nature humaine, et quand il parle selon sa raison, il parle au nom de tous et
pour tous. C’est pourquoi la philosophie est une science au même titre que les autres. (o.c. p.
47-48)
4. Philosophie et pensée humaine
La Philosophie est-elle donc la seule forme valable de la réflexion humaine? Si non, quels
sont ses rapports avec les formes de pensée non philosophique ou pré- philosophique?
La Philosophie au sens strict, c.à.d. comme savoir scientifique, est propre à la culture
grecque et à la culture européenne qui en est née. Mais la Philosophie n'est pas la seule, ni
même la plus ancienne forme de pensée. Avant elle et à côté d'elle, toutes les grandes cultures
du monde comportent des systèmes de pensée souvent très élaborés et qui traitent des mêmes
problèmes que la Philosophie. Nous pensons à la pensée de 1'ancienne Egypte, de la
Mésopotamie, d'Israël, de 1'Inde, de la Chine et aussi de 1'Afrique traditionnelle.
Or, en-dessous de ces anciennes civilisations, il y a une couche encore plus ancienne de la
connaissance, qui est celle du mythe et qui nous met en présence des représentations les plus
originelles et les plus universelles de 1'esprit humain: les symboles archaïques ou
archétypaux qui continuent à peupler le fond de la conscience de chaque homme jusqu'à
présent.
Ce qui distingue fondamentalement la philosophie de la pensée pré-philosophique, c’est
que celle-ci reste enfermée dans le cadre du mythe, dont elle est un logos (mytho-logie),
tandis que la philosophie dépasse définitivement le mythe par une parole ou logos pur et un
amour du savoir. Le passage du mythos au logos (raison) se laisse observer dans les
fragments des premiers philosophes grecs appelés présocratiques.
Entre mythe et philosophie il ne faut pourtant pas établir une rupture totale. En effet le
mythe est le point de départ de la philosophie, comme nous le constatons chez les mêmes
présocratiques, et le mythe restera toujours la source et le fond nourricier de la philosophie,
comme nous le montrera 1'histoire de la philosophie. I1 en est ainsi de toutes les sciences:
elles partent de 1'expérience ordinaire et y retournent. Cela est plus vrai encore de la science
philosophique qui se préoccupe des questions les plus importantes de 1'homme: le sens de
1'existence, Dieu, la mort, le bien et le mal. A son départ, la philosophie doit se nourrir de
1'expérience concrète de 1'homme et, au retour, se mettre au service de sa vie. Coupée de la
vie, la raison (ratio) déraisonne et se dégrade en rationalisme qui est une maladie de 1'esprit
philosophique.
§ 2 LA SAGESSE AFRICAINE TRADITIONNELLE
1. Les cultures africaines traditionnelles
A quoi pensons-nous lorsqu'on parle de “l'Afrique traditionnelle”? Nous pensons
spontanément à des phénomènes comme: initiation, sacrifices, ancêtres, rites de la naissance
et de 1a mort, guérisseurs, devins, magiciens, sorciers, esprits, animisme, vitalisme,
fétichisme etc.
Organisons ces données autour de trois pôles.
A. LES RITES.
Rites des moments forts de la vie: naissance, puberté, mariage, mort.
Rites de la vie quotidienne: matin et soir, agriculture, saisons, pluie, chasse et pêche,
maladie, voyages.
B. LES SPECIALISTES
Guérisseurs, devins, faiseurs de pluie, rois et chefs prêtres, fondateurs, magiciens,
sorciers.
C. LE MONDE SPIRITUEL OU INVISIBLE
Dieu, dieux, esprits, ancêtres.
2. Essais de systématisation
Les ethnologues ont tenté d’intégrer tous ces éléments divers dans un seul système avec
une dénomination unique: théisme, animisme, naturisme, paganisme, ancestrisme,
totémisme, fétichisme, magie, sorcellerie. Disons un mot sur chacun de ces termes.
Religion
John MBITI souligne que 1'Africain est un être "incurablement religieux". Si
actuellement le monde ancestral glisse irrésistiblement vers l'Islam ou le Christianisme,
1’athéisme, lui, ne semble pas dans 1'immédiat avoir quelque chance de succès. Il poursuit:
"Les religions traditionnelles pénètrent tous les domaines de la vie; il n'existe pas de
distinction formelle entre le sacré et le séculier, entre le religieux et le non religieux, entre
1'aspect spirituel et 1'aspect matériel de 1'existence. (o.c. p. 10)
Est-ce à dire que 1’Africain ne connaît pas la réalité profane? Loin de là. Dans
1'expérience religieuse le "sacré" est précisément ce qui est "mis à part", à 1'écart,
"intouchable" (d’où les tabous ou interdits). Le "reste" profane est toujours là, il est même
condition du sacré. Mais la dynamique religieuse tend à tout relier au tout, à envahir tout le
profane pour le sacraliser. L'âme de 1'Afrique est mystique!
La religion africaine comporte incontestablement une activité religieuse au sens strict du
mot, c.à.d. la reconnaissance et le culte de 1'être suprême. Mais elle s'exprime aussi sous bien
d'autres formes qui, loin de s'opposer, se complètent et s’ enchevêtrent. Examinons-les
brièvement.
Paganisme
On a souvent compris ce terme dans le sens d'incroyance ou d'infidélité. En réalité le mot
vient du latin paganus (paysan), et indique la religion des paysans. Elle comporte un culte de
la terre comme déesse-mère et des rites agraires de fécondité. Au sens large, le paganisme
s'étend aux religions naturelles des peuples des pêcheurs, des chasseurs, des sylvestres et des
pasteurs.
Animisme
La notion est proche de paganisme. Elle exprime la spécification de la vie en figures et
puissances (âmes, génies, esprits sublimés des ancêtres, déités associées ou dérivées). Tous
ces êtres sont des intermédiaires nécessaires entre Dieu et 1'homme qui animent 1'univers et
peuplent les panthéons traditionnels.
Naturisme
Encore une notion proche de paganisme et qui explicite en quelque sorte 1'animisme. Le
naturisme ne se réduit pas à une adoration de la nature, mais correspond à une attitude
cosmo-morphique, i.e. la saisie du monde comme ensemble de signifiants, comme langage
vivant, comme tissu de messages divins à interpréter.
Ancestrisme ou manisme
C’est une dimension essentielle de 1'animisme. Il s'exprime par un "culte" voué aux ancêtres
tantôt divinisés, tantôt promus au rang de génies protecteurs et intercesseurs auprès de Dieu.
Leur rôle est de maintenir 1'ordre social et d'assurer 1'authenticité du culte et des croyances.
Totémisme
Le mot provient des cultures anciennes Nord-américaines, mais la réalité se retrouve aussi en
Afrique. Le totémisme exprime la communion homme-animal et comporte un culte de la
fécondité; il est intimement lié à 1’auto-identification du phylum (clan) et aux règles de la
parenté qui garantissent la pureté et la stabilité du clan.
Fetichisme
L'étymologie du mot est: feitico (portugais) ou factice. Il s'agit d'objets enchantés, talismans,
sortilèges, charmes qui servent d'abord à la manipulation du sacré. Souvent le symbole se
matérialise en se substituant à la chose symbolisée et la magie dégénère alors en superstitions
usant de gris-gris, d'amulettes et de charmes.
Magie et Sorcellerie
Il y a parfois de la confusion dans 1'emploi de ces mots. Les Anglais ont trois mots différents
pour des réalités en effet bien différentes: magician (en français la magie blanche), sorcerer
(magicien-sorcier parfois bénéfique, parfois nuisible), witch (le sorcier au sens strict; c'est le
"mangeur d'âmes" toujours nuisible). Les deux derniers font de la magie noire. Formellement,
la magie est 1'art d'utiliser des procédés techniques pour capter des forces naturelles ou
surnaturelles pour son bénéfice ou celui de son groupe.
3. Orientations principales et traits constants des cultures africaines
Une enquête phénoménologique fait ressortir trois caractères majeurs communs aux
cultures de l’Afrique traditionnelle: l’unité profonde de tous les éléments culturels, l’intérêt
dominant pour l’homme, et la prépondérance de la valeur de la vie.
Unité profonde
Toutes les manifestations culturelles que nous avons évoquées s’interpénètrent et se
laissent difficilement enfermer dans des catégories bien claires et distinctes, comme on a trop
souvent essayé de faire. Aujourd'hui on adopte heureusement une attitude plus
phénoménologique qui respecte mieux la réalité. Au lieu de réduire tous les phénomènes à un
seul ou de les opposer entre eux, il faut les considérer comme autant de manifestations
spécifiques d'un seul et même désir de communion universelle, d'intégration dans la totalité
du monde visible et invisible, bref de religion (re-lier) intégrale. On comprendra mieux alors
qu'un théisme authentique peut coexister avec toutes les autres formes de la religion naturelle.
Centralité de l’homme
En Afrique, 1'homme c’est tout. I1 est le centre de tout intérêt, le but ultime de toute
activité, 1'image exemplaire du monde, de 1'univers et même de Dieu. Les documents
ethnographiques
nous
montrent
suffisamment
que
1'anthropocentrisme
et
1'anthropomorphisme sont deux caractères majeurs de la "philosophie" africaine
traditionnelle. Dominique ZAHAN dit que d'un bout à 1'autre du continent, l’Africain affirme
sa conviction de la supériorité de 1'être humain vis à vis de tout ce qui existe. L'homme est la
réalité suprême et irréductible et la divinité elle-même est à son service.
“Pour nous, 1'essence de la spiritualité africaine consiste dans le sentiment qu'a
1'être humain de se considérer à la fois comme image, modèle et partie intégrante
du monde dans la vie cyclique duquel il se sent profondément engagé. Il s'agit ici, en
définitive, d'une sorte d'humanisme qui, partant de 1’homme pour revenir à lui,
saisit sur son trajet tout ce qui n'est pas lui-même et qui constitue son dépassement."
(o.c.)
L'homme est au centre des mythologies africaines. En Afrique, plus qu'ailleurs, les
spéculations mythologiques sont toujours extrêmement anthropocentriques: les cosmogonies,
les mythes de l'origine de la vie, de la mort, des techniques et de la condition humaine
malheureuse, tous ces récits gravitent autour de cet acteur principal: 1'homme vivant.
L'homme est aussi le centre "ontique", i.e. au centre de 1'échelle des êtres: Dieu esprits – HOMME – monde animal - monde inanimé. Ce qui est au-dessous de 1'homme lui
sert pour s'élever à ce qui est au-dessus de lui et, au centre, 1'homme tient la place de
médiateur.
L'homme est aussi au centre du temps. On lira avec intérêt les réflexions de John MBITI
sur le temps. Il suggère que pour l’Africain traditionnel, le seul temps réel est le temps
présent.
L’attitude de 1'Africain vis à vis de 1'être suprême est marquée par deux traits
paradoxaux: d'une part une humilité infinie, d’autre part une ambition illimitée de
divinisation. Contrairement à la tendance des grandes religions orientales, la religion
africaine ne quitte jamais la terre et la condition humaine. L’Africain ne monte pas au ciel
pour y jouir en paix de la vision béatifique. I1 obligera plutôt Dieu à revenir sur terre, à
descendre au cœur de sa vie pour la diviniser. En ce sens, la religion africaine est de nature
dionysiaque et elle est animée par une dynamique d'incarnation.
La Vie ou la Force Vitale
De ce qui précède, gardons-nous de conclure que 1'humanisme africain se réduit à un
pragmatisme biologique, à un culte de la simple survie physique.
La vie est une réalité dynamique de sorte qu'il convient de parler de force vitale. Cette
force vitale est un mystère, elle est invisible pour les yeux. Elle se manifeste bien dans la vie
corporelle et en particulier dans ses fonctions de nutrition, de fécondité et de mouvement,
mais elle ne s'y réduit pas. L'expérience de la force vitale n'est pas une "superstructure" de
besoins physiologiques, elle est d'un ordre authentiquement spirituel et métaphysique.
La force vitale est de 1'ordre spécifiquement humain: elle se modèle moins sur
1'énergie du muscle que sur 1'intention de la conscience et de la volonté qui sont les sources
invisibles de nos actions visibles. Lorsque l’Africain projette sa propre vie sur la nature qui
1'entoure, il n’y projette pas sa force matérielle, mais son âme. Cela fait partie de la théorie
de l’animisme.
Enfin, cette force vitale est de nature et d'origine divines. Bien que le Dieu suprême
semble parfois trop éloigné ou trop oisif pour intervenir directement dans la vie de 1'homme,
il n'en reste pas moins 1'ultime source et le garant souverain de la force vitale. Tous les êtres
spirituels qui peuplent la vie religieuse quotidienne sont en définitive des épiphanies et des
intermédiaires du Dieu de la Vie.
Conclusion
Un regard respectueux et honnête sur la réalité complexe de la vie traditionnelle africaine,
ne peut manquer de nous convaincre de son caractère authentiquement spirituel et de sa
conscience métaphysique, centrée sur le mystère de la vie humaine en communion avec le
mystère du monde et le mystère absolu qu’est Dieu.
4. Le Langage traditionnel africain
On serait tenté de parler de "langages" plutôt que de langage. Car il y a plusieurs
façons de communiquer ou modes de communication. Le langage est essentiellement
communication d'un message en vue d'une communion d'action ou de pensée. La parole est
incontestablement le mode principal de communication mais pas nécessairement le seul et le
plus originel.
En Afrique traditionnelle il y a plusieurs modes de communication ou langages: les
paroles "parlent", mais aussi les rites et les symboles dont la communication "non verbale"
est souvent plus intense et dense que la verbale.
I1 y a aussi diversité de messages selon le niveau auquel se situe le message
communiqué: le niveau de la vie sociale ordinaire, et le niveau des réalités profondes,
cachées, invisibles.
En fonction de notre recherche de la pensée traditionnelle africaine, nous nous attacherons ici aux
langages qui concernent les réalités profondes, sans oublier pourtant qu’en Afrique toute réalité ordinaire tend à
se relier au sacré. Observons donc de plus près les rites, les symboles et les mythes comme les éléments d'un
langage sur les choses cachées ou spirituelles.
Le rite est inséparable de la religion. Il est constitué par un ensemble organisé de
paroles, de gestes et d'objets symboliques. Son but principal est manifestement une efficacité
religieuse: il recherche la sécurité en maîtrisant les aléas du temps, en exorcisant les tensions
sociales, en assurant la continuité du clan, mais surtout en garantissant la valeur et
1'authenticité de la vie par le retour à l'origine absolue et transcendante du monde. L'idéal
implicite du rite semble être de soustraire notre monde passager et vulnérable à la non
signifiance et à la mort.
Le langage rituel comporte donc aussi un message intelligible, une connaissance qui est le
fruit d'une expérience émotionnelle, le plus souvent collective, attestant la présence du
numineux (sacré).
Le symbole n'est pas séparable du rite, non seulement parce qu'il n'apparaît que dans
1'action rituelle, mais qu'il en constitue 1'élément le plus significatif. Le rite ne donne pas au
symbole sa signification, il la manifeste et la met en œuvre de façon efficace. Le symbole est
donc langage et puissance. C'est un langage qui exprime les profondeurs du drame humain.
Le père MVENG écrit:
"Le symbole se veut 1'expression du drame de la vie, c'est à dire de cette lutte
gigantesque dans laquelle la vie et la mort affrontées constituent le fondement
dialectique de 1'existence Et cette lutte n'est qu'un prélude; elle précède la victoire; la
victoire de la Vie sur la Mort".
Le mythe, lui, est un langage verbal. Il se présente comme un récit. Mais pas un récit
ordinaire comme les contes, les
légendes et les proverbes. En comparant le mythe à la
légende, Louis-Vincent THOMAS met en lumière le rôle et le caractère absolument
particuliers du mythe.
a. La légende semble n'être qu'une construction relativement gratuite, ou pour le moins une
dégradation du mythe.
Le mythe, au contraire, n'ayant aucune dimension ludique, connaît le sérieux de toute
entreprise métaphysique et, bien que le fruit de 1'imagination, il est aux antipodes du
gratuit.
b. I1 en résulte une divergence de nature appréciable car, si la légende est profane,
concrète, changeante, le mythe revêt, la plupart du temps, un caractère sacré et
immuable. La légende frappe par sa clarté et se suffit à elle-même; le mythe, volontiers
hermétique, renvoie à quelque chose qui le dépasse.
c. C’est que la légende veut instruire sans doute, mais surtout distraire, tandis que le mythe
a une fonction révélatrice et vise souvent, par la magie du verbe, 1'efficacité profonde:
la parole du mythe est chargée de puissance et donne la vie.
d. C’est pourquoi 1'adhésion au mythe et 1'adhésion à la légende n'offrent pas le même
caractère de crédibilité: on croit fermement au premier et pas nécessairement à la
seconde.
e. Enfin vient la différence de forme. Le mythe, au moins dans sa dimension traditionnelle,
reste volontiers ésotérique; seul 1'initié parvenu au plus haut degré du savoir en saisit
toute la saveur et toute la portée. Rien de tel pour la légende qui ne craint pas d'être
populaire: il n'est donc pas nécessaire d'être un sage pour la recevoir ou la transmettre.
Dans la vie concrète, mythe, rite et symboles ne sont pas séparés, mais se comprennent
mutuellement, se recoupent et réfèrent l'un à 1'autre: le rite met en valeur des symboles, dont
la signification est en quelque sorte exprimée par les mythes. Tout se passe comme si le geste
et la parole rituelles devaient réactualiser le symbole selon une signification originelle dont le
mythe fournit le scénario.
Le Mythe comme dépôt de la sagesse traditionnelle africaine.
Tout laisse supposer que nous trouvons dans le mythe, bien que dans une certaine mesure
seulement, ce que nous cherchons, à savoir: une pensée traditionnelle plus ou moins
cohérente, ayant sa logique propre et constituant une sorte de sagesse ou de philosophie
naturelle, fondant et imprégnant toute la vie.
D'où l’importance d'une étude approfondie des mythes africains. Le caractère particulier
du mythe éveille notre intérêt, mais il soulève plus de questions qu'il n'en résout: Pourquoi et
en quel sens le mythe est-il une entreprise "métaphysique"?; d'où vient le caractère "sacré" du
mythe et comment faut-il le comprendre? de quelle faon le mythe "donne-t-il la vie" et que
"révèle-t-il" au juste?; pourquoi et comment le mythe revêt-il une force de "crédibilité" alors
qu'il est volontiers "hermétique et ésotérique"?
Autant de questions qui montrent la nécessité d'une HERMENEUTIQUE des mythes
et qui en tracent la direction.
§ 3 QUELQUES MYTHES AFRICAINS
Avant de présenter quelques récits mythiques, il peut être intéressant de citer une légende
Diola relative à l'origine de l’ethnie et un conte moral Diola.
UNE LEGENDE DIOLA
Sous la première forme, le Diola raconte qu'il y a de cela très longtemps, avant que
1'on sache faire cuire le riz, un roi, habitant probablement dans la région de Kabou
(Haute-Gambie) et qui avait de nombreux enfants, aimait tout particulièrement deux
filles jumelles, Agen et Dyambon. Comme il ne parvenait pas à les marier dans son
pays, il envoya l'une d'elles dans la région du Sine, après lui avoir remis un sarcloir
(helar) ; c’est ainsi que Dyambon fut à l'origine de la tribu Serer. Quant à Agen, elle
fut embarquée sur une pirogue avec une bêche (kadyendo) spéciale pour la culture du
riz ; elle s'établit dans 1e Fogny et devint ainsi la mère des Diola. Ses descendants à
leur tour essaimèrent lentement de part et d'autre de la Casamance.
Sous la deuxième forme, il est question encore de deux sœurs, Agen et Dyambon,
qui venaient du Nord et auraient, dans leur périple, suivi le bord de la mer jusqu'à
la pointe de Sangomar. A un moment donné, elles furent arrêtées dans leur
progression par un bras de mer (1'embouchure du Saloum) et se trouvèrent en
face d'une terre où la végétation était luxuriante et les arbres gigantesques. Agen
proposa à sa sœur d'aller visiter ce beau pays. Une pirogue se trouvait là par
hasard. Mais Dyambon eut peur de naviguer dans une embarcation aussi frêle et
laissa partir sa soeur toute seule. Celle-ci prit la direction de la Gambie. Ayant
abordé cette terre, elle continua sa marche vers le Sud et ne revint jamais plus.
Elle devint la mère des Diola. Dyambon, ne voyant pas revenir sa soeur, retourna
sur ses pas et s'établit à Bakanor. Elle donna naissance à la race Serer.
UN CONTE DIOLA
La mort, le lièvre et l'hyène
Se balançant paresseusement dans son hamac, le lièvre vit arriver la mort
conduisant un bœuf. “Bonjour, lièvre, je t’apporte un bœuf à vendre”, dit la mort.
Le lièvre dit: “Combien le vends-tu ?” La mort réplique: “Non, je ne le vends pas
en espèces, je l'échange contre celui que je dévorerai l'an prochain. Si tu veux, tu
n’as qu’à le prendre, et l’an prochain je viendrai te manger.” Le lièvre baissa la
tête, tâta ses longues oreilles, hésita quelque temps, puis dit: “Volontiers”. Il prit
donc le bœuf. Puis, désignant du doigt son amie l'hyène qui dormait, il dit à la
mort:“L'an prochain, quand tu viendras, tu me trouveras vieux comme l’hyène qui
est là”. La mort rentra chez elle. Deux jours après, le lièvre tua son bœuf. Sa
femme lui prépara un bon repas. Toute la semaine, la famille festoya. Puis le
lièvre pendit quelques côtelettes qui restaient à la cime de l’arbre aux palabres,
près de sa case. Le lendemain, l’hyène se rendit chez son ami, le lièvre, pour
bavarder comme d’habitude. Le vent se mit à souffler. Quelques côtelettes se
détachèrent et tombèrent sur le sol devant les deux larrons. Bien qu’intriguée,
l’hyène affamée ne chercha pas à comprendre. La scène se répéta, une fois, deux
fois, trois fois. A la quatrième, l’hyène dit: “Ecoute, ami! Jadis ce terrain
appartenait à mon grand-père paternel. Je te l’ai prêté parce que tu étais gentil
avec moi. Mais tu manques de reconnaissance à mon endroit, tes enfants sont
impolis. Aussi vas-tu quitter immédiatement ces lieux !”. Le lièvre fit semblant de
supplier, versa même d'abondantes larmes, mais l’hyène refusa net de se laisser
attendrir. Le lièvre quitta alors la concession avec sa femme et ses enfants. Arriva
le jour où la mort vint quérir la victime qui lui était due. Tandis que l’hyène,
insouciante, chantait à tue-tête, un bruit sinistre à la porte de sa case la fit
tressaillir. Inquiète, elle interrompit son chant et demanda: “Qui frappe à ma
porte ?”- “Moi, répondit la mort”.- “Qui est moi?” rétorqua l’hyène ?” - “Moi,
la mort”. -“Que me veux-tu ? “Je viens te chercher comme promis.” Terrorisée,
l’hyène défonça la porte de sa case et s’enfuit à toutes jambes. La mort la
poursuivit et la tua sans autre forme de procès. Le lièvre reprit avec sa famille
possession de ses biens, heureux d’avoir trompé la mort et de s’être débarrassé de
son hideux et vorace compagnon.
QUELQUES MYTHES
Les récits 1 à 23 viennent de L.V. Thomas, Les Religions de l’Afrique Noire; ceux de 24 à 30, de Theuws
Théodore, Textes Luba (CEPSI). Voir bibliographie.
Mythe 1
Aperçu sur un mythe Dogon de la création
Dieu (Amma) a créé les étoiles en jetant dans l’espace des boulettes de terre. Il créa le
soleil et la lune en modelant deux poteries blanches, l'une entourée d'une spirale de
cuivre rouge, 1'autre de cuivre blanc. Les Noirs sont nés au soleil, les Blancs sous la
lune. D'un autre boudin de terre glaise, Amma forma la terre, qui est une femme,
allongée du Nord au Sud; une fourmilière est son sexe, une termitière son clitoris. Dieu
s'unit à elle en abattant le clitoris (première excision), et elle donna naissance au
chacal. Puis naquirent les génies Nommo, aux yeux rouges, au corps vert, aux membres
souples. Un Nommo, voyant sa mère nue, apporta, pour la vêtir, des fibres en torsades
qui représentent 1'eau. Le chacal, cependant, pénétra dans la fourmilière, commettant
1'inceste et faisant apparaître le sang menstruel qui teignit les fibres. C’est le péché
originel, la terre est devenue impure. Dieu créa alors directement des êtres humains,
tirés de 1'argile. Ils ont chacun en eux les deux principes mâle et femelle, mais on leur
apprend la circoncision et 1'excision qui distingueront les sexes. Les huit ancêtres
primordiaux sont à 1'origine de la division du peuple Dogon en huit familles. Un
Nommo reçut le verbe et 1'apprit, ainsi que le tissage, à la fourmi qui 1'enseigna aux
hommes. Huit graines d'espèces différentes furent réparties entre les huit ancêtres; mais
quand elles se trouvèrent épuisées, les deux premiers ancêtres consommèrent le fonio
qui ne leur avait pas été accordé. Ils durent alors s'enfuir du ciel; ce fut l’occasion,
pour le premier ancêtre, de construire le système du monde. Sa forme est celle du
panier Dogon : fond carré, ouverture plus large, et ronde, mais un panier d'argile et
renversé, le fond formant terrasse. La base symbolise le soleil, la terrasse le ciel. Sur
chaque côté est un escalier de dix marches. L'escalier du Nord porte les hommes et les
poissons, celui du Sud les animaux domestiques, celui de l'Est les oiseaux, celui de
1'Ouest les animaux sauvages, les végétaux et les insectes. L'ancêtre vola le feu et
installa sur la terrasse la première forge. Les Nommo le bombardèrent et cassèrent ses
membres qui, jusque-là souples, furent désormais articulés. II descendit alors de la
terrasse et créa le premier champ. Ensuite descendirent les autres ancêtres. Mais le
huitième arriva avant le septième qui, courroucé, se changea en serpent. Les hommes le
tuèrent et le mangèrent. I1 s'était volontairement sacrifié pour leur salut. Le huitième
ancêtre, maître de la parole, est le Lébé. I1 mourut et fut avalé par le serpent, septième
ancêtre, qui le déglutit sous forme de pierres. Le Lébé ainsi réincarné a le neuvième
rang ; c’est une nouvelle création.
Mythe 2
Aperçu sur un mythe Fang relatif à la création des femmes
Nzame engendra une fille unique qui mourut avant d'avoir atteint 15 ans. Nzame avait
perçu six dots pour sa seule fille qui était morte sans avoir épousé aucun prétendant.
Aussi Nzame pensa qu'il pourrait recréer six personnes à la place de sa fille. Dans la
brousse il coupe le cadavre en morceaux et puise le sang qu'il mélange dans une cuvette
avec le sang de toutes sortes d'animaux. Quelques jours après les funérailles de sa fille,
les six garçons qui avaient payé la dot viennent se faire rembourser. Nzame alors va
voir sa cuvette : les sangs mélangés s'étaient transformés en êtres vivants : six jeunes
filles apparurent. I1 en donne une à chacun des garçons dont il avait reçu 1'argent.
Quelque temps après, Dieu décide de visiter ses enfants. Il va vers le Nord et arrive au
premier village où il y avait une de ces filles-là. “Beau-père, ta fille n'est pas tranquille.
Elle agit comme un mouton.” Dans 1'autre: “Beau-père, ta fille est pareille à une
chèvre” et ainsi de suite jusqu'au village de la sixième fille. Là, Nzame fut reçu et
considéré parce que sa fille agissait comme une personne convenable. Alors Nzame dit
en son cœur que celle-là avait repris le sang de sa première fille.
(Commentaire populaire: Ce récit nous incite à considérer que les personnes qui
agissent bêtement sont celles qui ont reçu le sang d'animal à la création du monde.)
Mythe 3
Aperçu sur les mythes Bambara de la création du monde
Au début il y a glan, le vide originel et le mouvement universel. I1 s'enroule en deux
spirales de sens inverse, en dégageant une force, zo, dont procède 1'esprit, yo. Celui-ci,
en tournoyant aux quatre coins cardinaux, conçoit quatre mondes, dont un actuel (le
troisième), et un futur. Le monde ainsi conçu est réalisé par la vibration (yereyereli).
Après ces préliminaires commence la création. On voit s'ordonner vingt-deux éléments
qui sont les caractères généraux des êtres, les idées. Une masse lourde, Pemba, tombe
en tourbillonnant et donne naissance à la terre; en même temps une portion d'esprit se
lève ; c’est Faro qui construit le ciel. Il tombe ensuite sur la terre, sous forme d'eau et y
amène la vie. On voit apparaître successivement 1'herbe, les scorpions, certains
poissons, les crocodiles et autres animaux aquatiques. L'homme aussi, au début, est
aquatique, il a donné naissance aux pêcheurs Bozo, qui sont les premiers humains.
Pemba se transforme en graine de balanza (Acaeta Albida) et son double devient sa
femme, Mousso Koroni. Les hommes nés de Faro adressaient alors des prières au
balanza. Ils étaient immortels, redevenant à cinquante-neuf ans des enfants de sept ans.
Ils vivaient nus, ne travaillaient pas et ne proféraient que des grognements. Le balanza
exigea que toutes les femmes s'unissent à lui. Mousso Koroni, folle de jalousie, courut à
travers le monde, mutilant les parties sexuelles des hommes et des femmes. (origine de
la circoncision et de l’excision). Elle sema le désordre dans la création, y introduisit le
malheur et la mort; elle inventa les techniques agricoles pour subsister, mais, à son
contact, la terre devint impure. Enfin Mousso Koroni mourut. Pemba-arbre découvrit la
valeur énergétique du sang en déflorant une vierge; dès lors i1 exigea des hommes
1'offrande de leur sang. Ceux-ci, épuisés, eurent recours à Faro; il leur donna les
tomates qui, dans leurs corps, se transformaient en sang et en fœtus; puis il engagea la
lutte contre Pemba, qui fut vaincu. Le culte du balanza cessa, mais 1'arbre annonça aux
hommes que désormais ils devraient mourir. Faro, l'esprit vainqueur de la matière et
du désordre, réorganisa le monde. Il créa le jour et la nuit, les saisons, les sept cieux,
les sept parties de la terre. I1 répartit les hommes en races et en castes, indiqua les
interdits, donna les huit grains nourriciers. Il est le dieu de 1'eau et tient en réserve les
douze eaux qui submergeront un jour la terre pour faire place au monde futur. I1 se
déplace en spirale tous les quatre cents ans pour surveiller le monde. I1 est représenté
par un chapeau tressé en spirale, à huit spires, qui était autrefois réservé au roi.
Mythe 4
Mythe de la création chez les Fali
A 1'origine du monde se trouvent un œuf de tortue (considérée ici comme animal
terrestre) et un œuf de crapaud (considéré comme animal aquatique) doués chacun de
deux mouvements giratoires opposés correspondant à deux de leurs composants
internes et de leur enveloppe externe; par rapport à 1'oeuf de crapaud, 1'œuf de tortue
est mâle et son mouvement apparent sénestrogyre; mais chacun d'eux représente un
couple en train de procréer.
Tournoyant dans 1'atmosphère, sous la calotte hémisphérique du ciel, ils se heurtent et,
de leurs coquilles brisées, sortent quatre couples d'animaux, un papayer et une crête de
coq distribués sur deux terres carrées qui continuent à tourner, chacun de ces éléments
correspondant aux différentes parties des œufs. La tortue arpente 1'espace d'Ouest en
Est et trace sur les eaux un vaste fossé, déterminant 1'axe suivant lequel elle ordonne
aux deux terres qui se trouvaient de part et d'autre de se rapprocher et de
s'accoler. Elles constituèrent ainsi une terre unique mais divisée en deux parties par le
fossé primordial qui se posa sur les eaux et, par cela même, cessa de tourner. Tout ce
qu'elles contenaient remonta au ciel et la tortue resta seule. Plus tard, sur la partie
orientale de la terre, apparut le premier homme, To Dino, descendant du ciel le long
d'une liane de haricot; il était accompagné du soleil qui fit sortir la terre inerte de la
nuit. Il planta 1'unique graine que lui avait confiée Dieu, celle du mil rouge, et s'établit
au creux d'un baobab. Tomba alors une première pluie qui aurait submergé la terre
sans 1'intervention du crapaud. Cet animal apparut à l'Est, sépara les eaux en eaux
stagnantes et en eaux courantes, et leur ouvrit une seconde voie suivant un axe qui
coupait en son milieu le fossé primordial, partageant ainsi 1'espace terrestre en quatre
secteurs orientés et déterminant son centre. A partir de ce point, il imprima aux eaux un
courant divergent. Elles submergèrent les récoltes de To Dino dont le premier épi s'était
ouvert en quatre parties donnant huit sortes de graines différentes, qu'elles
emportèrent dans les quatre directions de 1'espace. A la suite des fautes successives
commises par To Dino qui abandonna son habitat céleste - le baobab - pour suivre la
tortue dans une caverne, au sein de la terre, puis pénétra dans la région occidentale
pour y tuer des animaux, le vent d'Ouest se leva, anéantit toute végétation et le
contraignit à remonter au ciel. Pour la seconde fois, toute vie cessa sur la terre où
demeurèrent seuls le crapaud, à 1'Ouest, et la tortue, à l'Est. Après ces deux tentatives
de mise en ordre qui, dans une certaine mesure, se soldèrent par un échec, Dieu fit
descendre du ciel dans une nouvelle pluie, une arche, en forme de tabouret, qui
tournoyait à 1'extrémité d'une liane. Elle contenait le papayer, symbole de toutes les
espèces végétales, quatre animaux domestiques, douze mammifères sauvages, le feu, le
fer, le cuivre et les outils de la forge, le tout réparti suivant une orientation et un ordre
précis. Au lieu de se poser au centre de la terre, conformément au dessein céleste. To
Dino, réapparaissant sous les traits du premier forgeron, accompagné de son épouse,
coupa la liane et 1'arche tomba sur la partie orientale de la terre, se brisant en quatre
morceaux suivant ses diagonales. Il vola le feu et les outils, et sa femme, première
potière, vola deux graines. Puis, rassemblant les animaux de 1'arche qui étaient tous
androgynes, il leur donna un sexe; à 1'aide d'une liane, sans effusion de sang, il
dédoubla chacun en un animal mâle qu'il plaça à sa droite et en un animal femelle, à sa
gauche. Les animaux domestiques restèrent sur place, les mammifères sauvages qu'il
accompagna partirent dans la terre occidentale. Sur la terre destinée aux hommes, le
papayer se planta au centre et engendra un premier couple d'êtres humains de sexe
opposé qui mirent au monde deux fois deux jumelles. De leur côté, la tortue et le
crapaud s'unirent, le premier à un crocodile, symbole des eaux courantes, le second à
un varan, symbole de la terre inculte, et ils donnèrent naissance à deux couples de
jumeaux mâles. Ces derniers avec les quatre femmes nées des enfants du papayer
constituèrent quatre couples qui sont à l'origine du peuple Fali. Les quatre animaux les
initièrent successivement à toutes les techniques et à toutes les connaissances; la tortue
enseigna aux hommes les travaux masculins et le crapaud s'adressa aux femmes; de
plus, par le truchement du crocodile et du varan, les uns et les autres furent mis en
rapport avec le monde sauvage. D'autre part, le forgeron leur apprit à porter sur leur
propre corps les stigmates de leur double appartenance ; il lima les dents des hommes,
perça les lèvres et les oreilles des femmes afin qu'ils ressemblassent à leurs quatre
géniteurs. Les débris de 1'arche furent partagés entre ces quatre couples qui taillèrent
dans chaque morceau une image du modèle initial; graines comestibles et animaux
domestiques furent distribués entre eux et chacun des couples alla s'établir dans une
des quatre régions du monde oriental, 1'aîné à l'Est, le second au Sud, le troisième à
1'Ouest et le quatrième au Nord.
Mythe 5
Un mythe Bwa
A l'origine, Dieu, voûte céleste, était si proche de la terre qu'on pouvait le toucher de la
main, et c'était le bonheur, la paix, l'abondance. Mais un jour, une femme Peul, portant
sur sa tête une charge de bois qui touchait à la voûte, pria Dieu avec humeur de se
soulever un peu. Dieu accéda à son désir, monta très haut, et depuis lors laissa les
hommes en butte aux puissances inférieures, sans plus intervertir dans leur vie.
Mythe 6
Mythe Pygmée
Au commencement, il n'y avait que Dieu. Il avait aussi trois enfants, les humains qu'il
avait faits: deux fils et une fille. L'un fut 1'ancêtre des Pygmées, l'autre celui des
Nègres. Dieu avait commerce avec les hommes. Il causait avec eux comme avec ses
enfants, mais il ne se montrait pas à eux. Il leur intima, sous peine de s'attirer des
malheurs, de ne jamais chercher à le voir. La fille de Dieu avait la tâche de déposer le
bois pour le feu et l’eau devant l’entrée de sa hutte. Un soir, comme elle apportait le pot
d’eau, elle succomba à la curiosité qui brûlait toujours en elle. Elle résolut d’épier son
père en cachette, qui donc le saurait? Elle se cacha derrière un poteau, espérant voir
au moins le bras de son père. Dieu étendit son bras richement paré d’anneaux de laiton,
pour prendre le pot. Elle l'avait vu, ce bras somptueusement orné de Dieu! Comme son
cœur se réjouissait ! Mais le châtiment suivit la faute. Dans sa colère, Dieu à qui la
désobéissance de sa fille n'était pas demeurée cachée, appela ses enfants et il leur fit
ses reproches. Il leur imposa une cruelle punition: ils devraient désormais vivre sans
lui; lui, allait se retirer. Dieu abandonna en secret ses enfants, les hommes, et il
disparut vers l'aval du fleuve. Depuis lors, personne ne 1'a plus vu. Mais avec Dieu
disparurent aussi le bonheur et la paix. Oui, tout, l'eau, les fruits, le gibier, tous les
aliments qui autrefois s’offraient spontanément, tout s’éloigna des hommes. Ils durent
travailler péniblement pour gagner leur subsistance, loin de Dieu. Bien plus, la mort
leur fut envoyée en punition.
Mythe 7
Mythe Mossi
Autrefois le ciel était si près de la terre qu'il suffisait de tendre la main pour découper
un morceau du firmament et s’en nourrir. Si les hommes se contentaient alors
d'aliments crus comme les animaux, et, comme eux encore, ignoraient la pudeur, c'était
l'âge d'or. La mort n'avait pas de créance à recouvrer sur la terre. En ce temps-là, le
feu ne pouvait s'éteindre chez les fils des dieux qui étaient les seuls à le connaître.
Mais l'homme et la femme ne purent se résigner à un destin qui les faisait les égaux des
animaux. Ils décidèrent donc d'épier les fils et les filles des dieux. C’est ainsi que
l’homme déroba, par indiscrétion et duplicité, non seulement le secret de la production
et de l'utilisation du feu, mais aussi celui du travail du fer que seuls encore les dieux
connaissaient et utilisaient pour leurs armes de chasse, leurs instruments aratoires et la
monnaie d’échange. L'homme vit encore les fils des dieux creuser des troncs d'arbre
pour en faire des pirogues, et tresser de grandes herbes pour en faire des ruches. La
femme ne fut en rien inférieure à son compagnon et le surpassa même par la ruse.
Feignant une rupture définitive avec son mari, elle alla faire ménage, dans la case d'un
village habité par les fils des dieux. Elle se mêla aux épouses, gagna leur confiance et
put ainsi les espionner à son aise. Bientôt elle sut, elle aussi, préparer et cuire la
polenta de sorgho, extraire le beurre végétal produit par les fruits de l’arbre
butyrospermum parkii. Puis ce fut la technique de préparation et de cuisson des
boissons fermentées, bière de sorgho et hydromel, des mixtures et ingrédients utilisés
comme poison sagittaire. Elle s’enfuit alors pour rejoindre son mari. Le chef du village
apprit bientôt les ruses dont l'homme s'était servi pour dépouiller les gens de la nuit de
leurs prérogatives. Pour se venger, il sépara le ciel d'avec la terre, et le déluge couvrit
le monde. L'homme réussit à sauver, dans sa pirogue, le feu, les membres de sa famille
et les animaux. Mais la mort désormais ferait son œuvre.
Mythe 8
Mythe Gula
Quand Dieu eut fait le mil, la mort se l'est acquis. Elle dit à Dieu: "Ce que je possède
là, je vais le donner aux gens, puis je les tuerai." Dieu dit: "Jamais de la vie. Moi je
leur donne l'herbe; ils en mangeront et vivront sans que je les tue." Alors Dieu prit
l'herbe et la donna aux gens, mais ils n'en mangeaient pas. La mort reprit: "Ce que je
possède là, je vais le leur porter. Quand ils auront mangé, je les tuerai. " Alors elle prit
le mil, elle le leur porta, elle le donna aux hommes. Les hommes en mangèrent. La mort
revint au pays de Dieu. Elle dit: "Les hommes mangent. "Dieu dit: "Si les hommes
mangent, eh bien, quand tu les tueras, alors ne les tue qu'un par un."
Mythe 9
Récit Luba : L’histoire de Bende et de Dieu
Un jour Dieu était en discussion avec Bende (étranger). Dieu dit: "Tous les hommes et
toutes les choses m’appartiennent." Bende dit: " Non, ils sont à moi." Lorsque leur
discussion s'envenima, Bende proposa à Dieu: "Vous qui dites que tout homme et toutes
choses sont à vous, partons vers un quelconque village, nous nous y cacherons,
personne ne nous verra et nous écouterons lequel de nous deux ils nommeront par son
nom." Dieu répondit: "Cela m’est égal, allons-y." Ils partirent, ils arrivèrent dans un
grand village ils s'introduisirent dans une maison. Personne ne les vit, ils s'y assirent.
Le chef de ce village avait convoqué beaucoup de monde pour venir manger chez lui. Là
où ils mangeaient, ils ne se comportaient pas bien. Ils se querellèrent et se mirent à se
battre. Quelqu'un frappa d'un bâton la tête d'un autre, la plaie était très grande.
Quelqu’un se mit à crier à haute voix à un autre: "Mais ne voyez-vous pas qu'on a
blessé un étranger ? " Bende dit à Dieu, dans la maison où ils étaient: " Dites, cet
homme criait si fort, qu’a-t-il dit?" Dieu répondit: "Cet homme a dit : ne voyez-vous pas
qu’on a blessé un homme de Bende?" Ainsi leur controverse finit par les paroles que cet
homme avait criées de cette manière.
Mythe 10
Mythe Ronga
Quand les premiers humains furent sortis du marais de roseaux, le chef de ce marais
envoya le caméléon (Lumpfana) leur porter le message suivant : "Les hommes
mourront, mais ils ressusciteront." Le caméléon se mit en route, marchant lentement,
selon son habitude. Entre-temps, le chef changea d'idée et envoya le gros lézard à tête
bleue (Galagala) dire aux hommes: "Vous mourrez et vous pourrirez dans la terre."
Galagala partit aussitôt à toutes jambes et dépassa bientôt Lumpfana. Il fit sa
commission et, lorsqu'en enfin Lumpfana arriva avec la sienne, les hommes lui dirent:
"Tu viens trop tard. Nous avons déjà reçu un autre message." Voilà pourquoi les
hommes meurent. C’est pourquoi on ne manque pas d'agacer le caméléon et même de
jeter du tabac dans sa gueule.
Mythe 11
Conte Bamun à thème mythique
A l'origine les hommes ne mouraient pas. Un jour le crapaud et le caméléon se mirent à
délibérer sur la destinée humaine. Le crapaud avança que les hommes devaient mourir
temporairement, et revenir ensuite à la vie. Le caméléon s'y opposa, en disant que les
hommes devaient mourir une fois pour toutes. La discussion fut longue et sans issue.
Pour trancher cette affaire, le crapaud proposa de mettre un ndom (tambour à une
peau) à une certaine distance conventionnelle, pour que chacun d'eux coure d'un point
commun, également conventionnel, pour aller le sonner, mais que l'opinion de celui qui
aura sonné le premier ce tambour soit adoptée sans débat. Le caméléon, quoiqu’il fut
inquiet de sa lenteur naturelle, accepta cette proposition. Mais sachant combien son
collègue était friand de ‘nguo' (termites ailés), il eut, la veille du jour de la course,
l’astuce de mettre trois paquets de ces termites sur le trajet à parcourir qu’ils avaient
fixé: le premier paquet fut mis non loin du point de départ, le deuxième au milieu du
trajet, et le troisième non loin du tambour. Tout cela se passa dans une grande
discrétion, pendant la nuit. Après quoi il rentra chez lui et s’endormit. Le lendemain, de
bon matin, les deux animaux se rencontrèrent au rendez-vous et se mirent à courir,
comme cela avait été convenu, vers le
tambour. Le crapaud sautilla très vite et
dépassa aussitôt le lent caméléon incapable de se déplacer en vitesse. Mais, à peu de
distance du point de départ, il trouva un paquet de termites ailés, et sans même s'en
demander la provenance, il se mit à les manger avec un appétit glouton, comptant trop
sur sa rapidité naturelle, et croyant fermement battre son pauvre concurrent condamné
à la lenteur.
Mais alors le caméléon l'atteignit sans bruit, le dépassa doucement, et essaya de se
hâter de son mieux, pour arriver le premier au but. Par hasard, le crapaud leva la tête,
le vit s'avancer, et se relança alors précipitamment en route, sautilla de plus belle, le
rejoignit et le dépassa de nouveau. Mais au milieu de son trajet, il trouva encore un
deuxième paquet de termites ailés et, sûr de ses qualités de coureur, il se mit à manger
ces bêtes comme tout à l'heure, sans s'inquiéter du tout d'arriver en retard. Cependant
le caméléon le rattrapa, le dépassa et continua sa route vers le tambour, avec l'espoir
d'arriver le premier, malgré la rapidité du crapaud qui n'échapperait pas à la tentation
des termites dont il est si friand. Levant encore sa tête pour mieux avaler une bonne
bouchée de termites, le crapaud revit le caméléon et, laissant malgré lui le paquet de
termites ailés, il le poursuivit, le rattrapa et le dépassa encore, en espérant qu'il ne
serait plus retardé par quoi que ce soit en chemin. Voici qu'à peu de distance du
tambour, un troisième paquet de termites ailés attira son attention. Aveuglé par l'idée
de sa supériorité par rapport au caméléon, il se mit à s'en empiffrer sans envisager le
cas d'un échec possible. Sans tarder, le caméléon vint le doubler tout doucement, hâta
la marche de son mieux, et, arrivé près du tambour et ne voyant pas le crapaud
apparaître, il fut sûr de son succès, sursauta de joie et sonna ce tambour de toutes ses
forces en disant à haute voix: "Que l'homme meure une fois pour toutes! Que l'homme
meure une fois pour toutes!". Surpris par le son du tambour, le crapaud cessa
brusquement de
manger les termites ailés, courut vers ce tambour, mais hélas il
n'arriva que trop tard. Le caméléon avait déjà gagné la partie. Le mot d'ordre revint de
ce fait à celui-ci. C’est pour cela que, depuis lors, les hommes sont condamnés à mourir
une fois pour toutes .
Mythe 12
Mythe Beti
Au commencement Dieu créa l'homme et lui dit: "Reste avec moi, car si tu t'éloignes, il
peut t'arriver malheur et tu mourras." L'homme, hélas ! n'obéit point, et un jour, il
disparut et s'éloigna sur la terre. Alors Dieu lui envoya deux messagers porteurs de
deux paroles: c'était le lézard et le caméléon. Seule serait efficace la parole du
messager qui arriverait le premier. Au lézard Dieu dit: "Va, cherche l'homme et portelui cette parole: Désormais les hommes meurent, et meurent pour toujours." Puis Dieu
dit au caméléon: "Va, cherche l'homme et dis-lui : Désormais, les hommes meurent et
reviennent à la vie". Les deux messagers se mirent en route. Le lézard, qui était malin,
s'approche du caméléon et lui dit: "Prends le chemin de gauche, moi je prends celui de
droite. Mais retiens bien mon conseil: la terre est fragile; si tu cours, tu vas 1'ébranler
sous tes pas. Marche lentement, lentement!". Le lézard prit les devants, rencontra
l'homme et lui dit: "Désormais, dit Dieu, les hommes meurent et meurent pour
toujours». Quand le caméléon arriva, c'était trop tard. Depuis ce jour, les hommes
meurent et ne reviennent plus .
Mythe 13
Mythe Mossi
Un jour Dieu envoya sur terre un chien, un chat, et un bouc pour demander aux
hommes : "Neb kida n'watè bi eb kida n'padè?" (Les hommes meurent et reviennent , ou
ils meurent et restent?). A la question posée par les envoyés, les hommes répondirent :
"Neb kida n'watè la kingu kida n'padè" (Les hommes meurent et reviennent, mais la
lune meurt et reste). Sur le chemin du retour, le chien vit un canari dans lequel on
faisait bouillir des gousses de néré; croyant que c'était de la viande, il se coucha là
pour recevoir les os. Un peu plus loin, le chat vit des souris, se cacha dans un coin pour
les attraper et oublia complètement le message dont il était le porteur.
Le bouc arriva seul devant Dieu qui lui demanda la réponse des hommes. Les hommes
ont répondu, dit le bouc à la courte mémoire: "Les hommes meurent et restent, la lune
meurt et revient". Le chien qui s'était rendu compte de sa méprise, reprit son chemin et
arriva devant Dieu et lui: "Les hommes ont répondu : "Les hommes meurent et
reviennent, la lune meurt et revient." Dieu dit: "J’ai entendu la première chose dite,
mais je n’ai pas entendu celle dite ensuite." Voilà pourquoi les hommes meurent
définitivement, tandis que la lune meurt et renaît quatorze jours après. Le bouc étant
cause de la mort des hommes, sera tué aussi avec les hommes; d'où la coutume d'offrir
un bouc au défunt. Maintenant une chèvre peut remplacer le bouc, mais autrefois c’était
un bouc qui était offert par les gendres. Et d’où aussi le dicton quand on entend le
tambour de la mort: «âgâogho kuiu ta la m’ba bwegha" (Le tambour est joué par mon
père le bouc.)
Mythe 14
Mythe Luba (résumé)
Les ba-Luba du Kasai racontent que Dieu avait beaucoup de bananiers et, selon la
coutume des Baluba, il cueillit les fruits verts et il les enterra pour qu'ils mûrissent. Un
jour, il envoya le soleil, puis la lune, puis les étoiles pour déterrer les bananes et les lui
apporter. Ils exécutèrent 1'ordre de Dieu qui demanda à chacun d'eux s'ils en avaient
mangé ou non. Ils dirent la vérité en donnant une réponse négative. Puis il envoya
1'homme. L'homme arriva, il déterra les bananes. II regarda longtemps les bananes et
se dit : "Même si j'en avais mangé, mon père ne le saura pas; d'ailleurs, elles sont très
nombreuses." Pendant qu'il dit cela, il en cueillit une et la mangea. En mangeant il la
trouva désirable et finit toute une main; il souleva le reste et le porta à la maison.
Arrivé là, son père (Dieu) lui demanda : "En as-tu goûté?" L'effronté répondit :
"Nullement, je suis comme tu vois" (je ne trompe pas). Son père lui dit : "Si tu n'as rien
mangé, demain je te reverrai." L'homme alla se coucher. Le lendemain il avait envie de
se lever et d'aller chez son père pour le saluer. I1 essaya ses forces; il n'en avait pas. I1
sentit ses jambes toutes flasques. Dieu 1'attendit en vain. Lorsque cela commença à
l'ennuyer, il se leva sans aide. Arrivé chez 1'homme, il le trouva étendu par terre. Dieu
demanda: "Premier-né (c’est-à-dire créé avant le soleil et la lune), pourquoi restes-tu
couché? Pourquoi dois-je t'attendre en vain? " L'homme ne bougea pas; il ne savait que
dire. Dieu continua: "Rien à faire, tu as certainement mangé des bananes; si tu n'en
avais pas mangé, tu ne serais pas devenu malade. Si tu en as mangé, sache que je ne
prends pas parti pour le coupable; tes malheurs sont des malheurs que tu t'es causé toimême. Le petit chien qui avait mangé le perroquet perdit la vie, en même temps que le
perroquet." Ayant parlé ainsi, Dieu laissa 1'homme sur terre et partit. Ses frères (le
soleil, la lune et les étoiles) vinrent chez l’homme et le trouvèrent couché par terre. Ils
dirent : "Cher homme, toi qui es comme notre frère aîné, comment as-tu pu te laisser
aller à une telle sottise?" I1 répondit : "Mon cœur m'a trompé. J'ai volé les bananes de
mon père. Il est venu ici et m'a abandonné tel que je suis ici." II resta étendu. La
maladie s'aggrava et il mourut. Aussi les enfants qu'il avait laissés sur terre moururent
l'un après 1'autre. C’est pour cela que la mort reste toujours parmi nous à cause du vol
de celui qui fut créé le premier par Dieu. N’est-ce pas ? Le soleil, la lune et les étoiles
refusèrent de voler; ils sont restés beaux comme Dieu les a créés. Nous autres, de
mourir et de mourir.
Mythe 15
Récit Baulé
Lorsqu’il commença à créer, Anangama (Dieu suprême qui a tout créé) commença d’abord
par créer deux humains, un homme et une femme. Or, au petit matin la verge de l'homme se
dressa. La femme se leva et dit : "Une maladie a atteint mon frère" et elle alla chercher des
plantes avec lesquelles elle le soigna. Mais elle eut beau le soigner, la verge se dressait
toujours et elle pleura abondamment de ce que la maladie de son frère ne guérissait pas.
Tandis qu'elle pleurait, l'ancien (Nana, un autre nom pour Dieu) qui les avait descendus
tous deux sur la terre vint lui-même et lui dit: "Ne pleure pas à cause de cette chose qui se
dresse ainsi chez ton frère; s'il couche avec toi tu verras ce qu'il en est." Or donc lorsque la
verge se dressa de nouveau, ils s'en allèrent coucher ensemble. Longtemps après, la femme
devint enceinte et lorsque l'homme la vit enceinte il se mit à pleurer et dit : "Ma sœur est en
train de faire une maladie. Alors Anangama vint lui-même et lui dit: "Ne pleure pas,
lorsque huit lunes seront passées (depuis le jour où tu as couché avec elle, et que la
neuvième sera en cours, tu verras ce qui arrivera." Or le Bayéfwé (mangeur d’âmes) était
là et écoutait ce que disait Anangama. Cependant, lorsque les huit lunes furent passées et
que la neuvième s’achevait, la femme mit au monde un enfant. Le Bayéfwé arriva alors et
dit: "Je sais que chaque année vous pourrez avoir un enfant. Il faut que cette année il soit
pour moi." C’est pourquoi, lorsque l'année s'acheva, il tua l'enfant et l’enfant mourut. Alors
Anangama lui-même descendit du ciel sur la terre l'amwi (fétiche) de telle sorte que lorsque
le Bayéfwé tue les hommes, ceux-ci puissent sortir leur amwi qui le tuera.
Mythe 16
Récit Guro
C'était au commencement du monde, quand il n'y avait sur terre que le premier homme.
Celui-ci vivait sans effort dans la forêt hospitalière ignorant la faim et la soif. Pourtant,
il n'était pas heureux, car il était seul.
Il rencontra un soir la mort qui le conduisit à l'endroit où se trouvait la première femme
et apprit au couple l'usage de la parole. Aux premières pluies, dans ce pays de félicité,
l’homme ressentit un mal étrange et la femme se lamentait car elle aimait son
compagnon et se désolait de ne savoir le soulager. Alors pour la seconde fois, la Mort
parut. Elle leur enseigna l'amour et le premier homme fut guéri. A quelque temps de là,
le mal prit la femme; elle se mit à grossir, son ventre gonflait, ses seins durcissaient
chaque jour davantage, et ce fut au tour de l'homme de se lamenter pour son épouse.
Alors la mort vint une troisième fois, elle dit : "Je vais guérir la femme", et elle aida
celle-ci à mettre au jour le premier enfant. Sa tâche finie, la mort ajouta: "Je viens de
délivrer ta compagne et voici le premier enfant qui est vôtre. Mais le second qui naîtra
de ton ventre sera mien, ô femme. Car désormais sur deux de tes fils, je
viendrai
prendre l’un; tel sera mon juste tribut, puisque je vous ai donné la connaissance". Ayant
eu d'autres enfants, les époux, ne voulant pas les donner à la mort, gardèrent seulement
avec eux le premier-né et confièrent les autres à la forêt amie. Régulièrement, la mort
passait, mais reconnaissant l'enfant qu'elle avait aidé à mettre au monde, elle s'en
retournait, quand un jour, traversant un fourré, elle entendit crier l'un des petits que la
brousse cachait. Alors, la mort, furieuse d'avoir été ainsi jouée, gronda: "O insensés qui
espériez me tromper et échapper ainsi à ma loi, la forêt, votre captive, vous arrêtera
dorénavant. Et puisque vous m'avez caché la naissance de vos enfants, au lieu d'en
prendre un sur deux comme il était convenu, je les prendrai tous maintenant et je vous
prendrai vous-mêmes aussi, quand le jour sera venu. Et depuis lors, personne chez les
hommes blancs et parmi les hommes noirs n’a jamais pu éviter d’être, une lune ou
l’autre, sur son sentier.
Mythe 17
Mythe d’un sous-groupe Mossi
Jadis les hommes mouraient usés. Dieu ne gaspille pas la vie. Il avait donné cette
consigne à la mort: "Recueille les vieux, laisse les autres." La mort, chaque matin,
furetait, de ses deux yeux, jaugeait, et appliquait la loi. La vie durait longtemps à cause
de Dieu. La mort, un jour, entre dans une famille. Une vieille dorlote un bébé. La mort
lui dit : "Viens !" La vieille répond : "Pitié, je rends encore service, regarde! " - "Soit,
dit la mort." Le soir, la mort rend compte. Dieu dit : "Tu m'as désobéi. La vieille n'a pas
voulu se soumettre. Bien. Deviens aveugle. Demain, au travail. Qui tu touches
mourra!". Depuis lors, les gens meurent à tout âge.
Mythe 18
Dans le même groupe Mossi, une version plus développée
Un homme avait coutume d’aller rendre visite à un ami qui habitait, solitaire, en
brousse et qui possédait une fourche bifide entièrement en or, et une corde de fer. Un
jour, le solitaire de la brousse demanda à son hôte "Me connaissez-vous, mon ami?" Le
visiteur répondit: "Non". L'homme à la fourche d'or et au câble de fer dit alors : "Je
suis la mort et personne dans l'univers entier, ne trépasse sans mon intervention" Le
visiteur fut terrifié par cette soudaine révélation. "Ne crains rien, lui dit alors la mort,
je ne te tuerai point. Nous allons contracter une alliance et je te demanderai de
m'accompagner chez le roi, chez qui j'ai une créance à recouvrer." Ils se mirent en
route, l'homme suivant la mort, et quand ils arrivèrent à la demeure du roi, personne ne
vit la mort, seul son compagnon était visible. La mort prit alors sa fourche d’or, son
câble de fer, y fit un nœud coulant qu’elle passa au cou du roi, puis se mit à tirer dessus
avec sa fourche jusqu'à ce que le roi en mourût. Lorsqu’il fut mort, les gens vinrent
sacrifier des moutons et en frapper le pied du défunt qui pouvait ainsi s'engraisser au
sang des victimes. Sur le chemin de retour, la mort demanda à son compagnon : "Ami,
quel délai me demandez-vous, avant que je ne vienne recouvrer ma dette?" L'homme
répondit: "Je me contenterai de soixante-dix ans". Et l'homme demanda un délai de cent
années. Les cent années écoulées, le vieillard, entouré d’une nombreuse progéniture,
n’était pas encore décidé à quitter ce monde. Et c’est pour cette raison qu'il demanda à
ses enfants d'aller chercher des bœufs, des moutons, des chèvres et des poules, et de les
immoler à toutes les bifurcations des chemins, car son ami devait venir lui rendre visite
le jour même. Il demanda à d'autres de lui creuser un tombeau, et quand le trou fut
terminé, il y descendit. Les enfants du vieillard, qui venaient de creuser la fosse, virent
la mort arriver. N'apercevant pas son ami, elle demanda: "Mon ami, qu'est-il devenu
?"- "Il est mort", répondit sa femme.- "De quelle sorte de maladie est-il mort? "
demanda la mort. "De la tête", répondit la femme.- "Tu mens, montre-moi le tombeau de
mon ami, afin que je me rende compte", dit la mort. Lorsque la mort se fut rendue près
du tombeau, elle dit que son ami n’était pas mort, mais que c’est la peur qui l’avait fait
descendre au tombeau. Elle fit alors descendre son propre fils, la toux, et quand il fut
arrivé le vieillard se mit à tousser: "Viens donc, ordonna la mort, je sais bien que c’est
la peur qui t’a conduit là où tu es." L'homme, ami de la mort, sortit tout tremblant du
tombeau, pensant qu'il allait mourir. Mais la mort le rassura en disant : "Tu ne
connaîtras plus le jour de ton décès et je me contenterai cette fois, moi et les miens, des
victimes que tu m’as offertes." C’est depuis lors que les Mossi immolent, aux
bifurcations des pistes, des victimes, afin que la mort, apercevant le sang et la viande,
s'en contente et les laisse en paix.
Mythe 19
Mythe Bete
Un brave homme, nommé Bodobagri, n'avait peur de rien si ce N’est de la mort. Et plus
il avançait en âge, plus il redoutait l’échéance fatale. Un jour qu’il circulait en brousse,
un génie sous les apparences d'un homme souffreteux, vint à sa rencontre et après
l’avoir salué poliment, lui demanda le but de sa promenade. L'homme répondit qu'il
n'avait pas de but précis, mais qu’il aimait ainsi se déplacer en solitaire pour réfléchir.
Le génie reprit alors :"Bodobagri, tu es un homme respectable et respecté. Je veux faire
quelque chose pour toi, j’en ai le pouvoir. Parle." Alors, Bodobagri, qui justement
ruminait des pensées sombres, demanda qu’il lui soit accordé de vivre aussi longtemps
qu’un caillou. Le génie lui expliqua ce qu’il fallait faire. " Retourne au village, lui ditil, appelle les femmes, demande-leur d’aller chercher beaucoup de zaeéboto (feuilles).
Tu viendras ensuite t'étendre au milieu de cette route, les bras en croix. Tu ordonneras
aux femmes de recouvrir ton corps avec les plantes recueillies et de te laisser ensuite
tranquille jusqu'au coucher du soleil." Ce qui fut dit fut fait. Mais quand les villageois
revinrent le soir à la croisée des chemins, ils constatèrent avec effroi que Bodobagri
avait été transformé en caillou. Ils s’enfuirent avec des cris d'horreur et depuis, quand
on meurt dans un village, c’est qu'on a vu, sans le savoir, Bodobagri.
Mythe 20
Récit Guro
On dit qu'autrefois, il n'y avait pas de maladies et que les hommes et les femmes
vivaient tous ensemble. Un chasseur est allé chasser dans la brousse. Il a traversé une
savane, une forêt, une savane, une forêt, une savane, une forêt, une savane. Il est enfin
arrivé dans une forêt très éloignée et il a entendu des bruits. Dans cette forêt, le
chasseur a entendu le bruit des pédales: klè-bo glabo, klè-bo glabo. Les maladies
étaient en train de tisser. Il a compris ce que signifie ce bruit et a compris qu'il y avait
là un village. Il y est donc allé. Au moment où il est arrivé dans ce village, toutes les
maladies se sont réunies autour de lui: la lèpre (Ebnâ), la syphilis (lorugyè), la folie
(gwi), l’hernie (bulu), la maladie qui attaque le nez (kolo), le trachome (bla). La lèpre a
demandé au chasseur: "Comment es-tu venu ici? Le chasseur a répondu: "Je suis allé à
la chasse, j'ai traversé quatre savanes et trois forêts, j'étais dans une quatrième forêt,
j'ai entendu le bruit et j'ai cru que des hommes vivaient ici." La lèpre lui dit : "Depuis
que tu es né, on ne t'a jamais dit qu’il existe un gyèfla (maladie). Quand tu seras rentré
dans ton village, ne le raconte pas." Le chasseur est rentré dans son village et il est
resté six jours dans sa famille. Le septième jour, des jeunes gens discutaient au village.
"Nous sommes ici et on ne peut trouver personne d’autre que nous qui vivons dans ce
lieu." Or le chasseur avait coupé un palmier et bu du vin de palmier et il leur dit : "Moi
j’ai vu un autre village." Les autres lui disent: "Ce n’est pas vrai." - "Oui il y en a." Un
homme dit alors au chasseur: "Si tu as vu l'endroit que tu dis, conduis-nous là-bas, que
nous le voyions aussi." Au matin donc, tous les jeunes gens du village et le chasseur
sont partis avec leurs provisions. Ils ont traversé une savane, une forêt, une savane, une
forêt, une savane, une forêt, une savane. Dans la quatrième forêt. Ils ont entendu le
bruit. Ayant entendu, ils ont crié Hii. Ils se sont alors reposés et ils ont mangé, puis ils
ont repris leur chemin. Ils ont marché un certain temps et sont entrés dans le village des
maladies. On leur a demandé pourquoi ils étaient venus. Ils ont expliqué que le
chasseur leur a dit qu’il y avait d’autres gens qu’eux et ils ne l’ont pas cru. C’est
pourquoi ils l’ont accompagné pour qu'il leur montre. La lèpre s’est alors adressée au
chasseur : "L'autre jour, je t'ai dit de ne pas parler quand tu seras de retour dans ton
village, et tu ne m'as pas écouté. Nous, les maladies, nous savons que vous avez votre
propre village, et que nous ne pouvons pas entrer chez vous. Tu es allé à la chasse, tu
as entendu du bruit, tu es venu chez nous et nous t’avons bien conseillé de ne pas faire
venir des hommes ici. Comme tu as fait venir des hommes chez nous, nous allons vous
accompagner et aller voir votre village." La lèpre s’est assise sur le front du chasseur,
la maladie qui attaque le nez a dit à un jeune garçon: "Moi, je me pose sur ton nez, et
nous allons partir." La folie a dit à un joli garçon: "Je vais vous accompagner", et il est
entré dans sa tête. L’hernie a dit à un joli garçon qui était marié: "Je vais
t’accompagner et me mettre au milieu de tes cuisses." La syphilis est entrée dans le
corps d'un autre garçon et le trachome s’est posé sur ses yeux. Quand ils sont revenus
dans leur village, tous les parents leur ont demandé "Mais qu'est-ce que tu as au front?
etc." Celui qui avait la hernie a eu des rapports avec sa femme. Voyant l’hernie, elle l'a
quitté, elle s’est remariée ailleurs et elle a apporté la hernie. De même pour la lèpre,
etc. C’est le chasseur qui a apporté les maladies. Il a aussi apporté les boîtes à souris.
Mythe 21
Mythe Kono
Au début, il n'y avait rien. Seuls, dans l'obscurité de l'univers, vécurent Hâ, la mort,
avec sa femme et sa fille. Pour avoir où vivre, Hâ, par des moyens occultes, fabriqua
une immense mer de boue. Un jour, apparut Ala Tangana qui alla rendre visite à Hâ.
Lorsqu'il vit sa triste demeure boueuse, Ala Tangana reprocha à Hâ, de vive voix:
"Comment as-tu pu te faire une demeure si pitoyable, sans arbres et sans herbes, sans
un seul être vivant, sans lumière aucune?" Pour en corriger les défauts, Ala se mit luimême à l’œuvre.Il commença par solidifier la boue. Ce fut la terre. Mais la terre sembla
à Ala trop aride. Alors il créa la végétation et les animaux de toutes espèces. Hâ,
satisfait de cette amélioration, se lia d'une grande amitié avec Ala, et lui offrit une large
hospitalité. Au bout d'un certain temps, Ala Tangana, qui était célibataire, demanda à
Hâ la main de sa fille. Cela déplut à Hâ, égoïste et avare, et il trouva d'abord maintes
excuses, puis refusa la proposition. Alors Ala, oubliant qu'il était l'hôte de Hâ, décida
d'enlever la fille. Il s'entendit avec elle, en secret. Puis le couple se sauva dans la partie
la plus éloignée de la terre. Là, ils vécurent heureux et eurent quatorze enfants, sept
garçons et sept filles. De ces sept garçons, quatre étaient blancs et trois noirs. Il y avait
également quatre filles blanches et trois noires. A la déception des parents, chacun ou
chacune de leurs enfants parlait une langue différente. Ils ne se comprenaient guère.
Ala Tangana, ni la mère ne les comprenaient plus. Ennuyé d'un tel état de choses, Ala,
bon gré mal gré, se vit obligé d'avoir recours à la science de Hâ. Aussitôt décidé, il se
mit en route. Après un long voyage, il arriva enfin chez son beau-père, la mort. Il lui fit
part de son malheur et demanda aide. Hâ dit alors à son gendre : « Eh bien, c’est moi
qui t’ai ainsi puni pour m'avoir ignoblement trahi. Tu ne devras jamais comprendre ce
que te disent tes enfants. Mais, quand-même, je donnerai de l'intelligence à tes enfants
blancs et du papier blanc pour qu’il y portent leurs idées. A tes enfants noirs, je
donnerai la boue, le sabre d'abatis et la hache pour se nourrir, fabriquer ce qu’il faut et
vivre contents." Ensuite le sage Hâ recommanda à Ala : " Veille à ce que les enfants
blancs ne se marient qu'entre eux, et que les enfants noirs fassent de même. Ala
Tangana accepta, remercia Hâ, rentra chez lui. Le jour suivant, il fit fêter les mariages.
Les nouveaux mariés quittèrent ensuite la maison paternelle et se dispersèrent dans tous
les coins du monde. De ces premiers ancêtres sont alors nés des enfants innombrables.
Nous les connaissons aujourd'hui sous les noms Français, Anglais, Italiens, Allemands,
et Kono, Guerzé, Mano, Yacouba, Toma, Malinké, etc. Le monde ainsi peuplé continua
cependant de vivre dans une obscurité complète. Pour l'exercice de leurs métiers, les
hommes avaient besoin de la lumière et ils prièrent Ala Tangana de leur en donner. Que
faire donc ? Embarrassé une fois de plus, Ala dut s'adresser à Hâ. Mais, honteux, il
chargea le toutou (un oiseau rouge très matinal) et tè hinè (le coq) de porter le message
à sa Place. Hâ accueillit bien les deux envoyés et leur répondit : " Rentrez tout droit à
la maison. Je vous donnerai le chant, et par ce chant vous appellerez chaque matin le
jour. Il vous donnera la lumière." Les animaux obéirent et retournèrent chez Ala. Celuici, déjà impatient, leur demanda des nouvelles: " Que vous a-t-il donc dit, mon beaupère, la mort ? " - " Rien de clair, lui répondirent le toutou et le coq, nous n'y avons
rien compris." - "Misérables ! s'écria alors Ala, en colère. Je vous avais donné de
l'argent et de la nourriture pour ce voyage et pourtant vous avez abusé de ma bonté.
Vous méritez une punition." Néanmoins, la colère passée, Ala Tangana finit par
pardonner aux coupables. Le coq se retira dans la basse-cour, et !e rollier s'envola, le
cœur léger, dans la savane. Il arriva cependant au toutou de pousser un cri de joie.
Sortilège de Hâ. En même temps, le coq entonna son premier cocorico. Et voilà qu’un
miracle se produisit: le soleil, réveillé par les chants, se leva, éblouissant, et commença
son voyage dans le firmament. Mais le soir, fatigué de sa longue promenade , il va se
coucher de l'autre côté de la terre. Aussi, chaque matin, le toutou et le coq doivent-ils
chanter pour le rappeler. Les humains ne cessèrent cependant pas de se plaindre, car la
nuit leur semblait trop sombre. Hâ leur donna alors la lune et les étoiles pour qu’elles
éclairassent leurs chemins et leurs travaux. Les hommes avaient alors tout: le jour et la
nuit, le soleil et la lune, l'intelligence et les outils nécessaires à leur subsistance.
L'oeuvre fut finie et Hâ appela Ala Tangana. Il lui dit : " Tu m’a pris mon enfant unique
et, en retour, je t'ai fait du bien ainsi qu'à tous les enfants. A toi de me rendre service.
Je suis sans enfants et tu devras me donner un des tiens chaque fois que j'en aurai
envie. Je les choisirai moi-même en leur faisant voir un ké dans leurs rêves." Que
répondre? Ala ne put que consentir. Ainsi, parce que le père ne l'avait pas fait, les
enfants paient de leur vie le prix de leur mère.
Mythe 22
Conte Luba à thème mythique.
Un jour, l’enfant de Mutumba (rat des champs de la grandeur d’un lapin) tomba malade
et mourut; c’était son enfant unique. Mutumba fit claquer sa langue, il était fort triste. Il
ordonna aux membres de sa famille: «l’enfant». Ce qu’ils firent. La nuit étant tombée, ils
allèrent se coucher. Mais quand le ciel allait s’ouvrir de nouveau, Mutumba prit son
tambour, le plaça sur ses genoux et se mit à jouer en l’honneur de son enfant, longtemps,
très longtemps. Puis il frappa le tambour en l’honneur de tous les animaux, ensuite en
l’honneur du genre humain, ensuite en l’honneur des rivières et des collines. Il achevait
tout dans sa rancune. Puis Mutumba se retourna, il regarda en haut vers Dieu et
commença à tambouriner pour Dieu: "Dieu d’en haut, Seigneur, Être suprême, Créateur
qui avez tout créé, vous avez créé la brebis, vous avez créé le bélier. Mais une place est
restée inachevée."Puis il mit le tambour de côté et se tut. Dieu, dans sa demeure, entendit
le tambour et s’écria, étonné: "Quoi donc? Moi, Dieu, avec toute ma bonté, avec tout mon
savoir, avec toute ma puissance, moi qui ai créé toute chose et qui ai donné à toute chose
sa propre place, mais la place que je n’ai pu achever, comme dit ce tambour, où estelle?" Alors, de bon matin, il envoya son ordre: "Toutes les créatures doivent venir se
réunir ici!"créatures de toute espèce arrivèrent chez Dieu. Il les interrogea: "Qui a battu
le tambour aujourd’hui à la pointe du jour et m’a envoyé ce message: ‘Vous avez créé la
brebis, vous avez créé le bélier. Mais une place est restée inachevée? Qui d’entre vous a
fait cela?" Ils s’interrogeaient les uns les autres, mais personne n’avouait. Ils se
regardaient pour voir si tout le monde était là et ils ne voyaient pas le rat Mutumba. Ils
répondirent: «, parmi nous personne n’est au courant de cette affaire. Mais faites mander
Mutumba, il ne montre pas sa face ici." On envoya des hommes: "Allez et revenez avec
Mutumba!" Les hommes partirent à la recherche de Mutumba, mais ne le trouvèrent
point. On envoya le chien. Le chien partit et renifla l’odeur de Mutumba. Il constata que
Mutumba s’était retiré dans un trou dans le rocher; il avait barré de pierres l’entrée par
laquelle il s’était introduit. Restait seulement une petite ouverture d’entrée. Le chien y
passa son museau, mais les pierres étaient trop lourdes. Il ne sut comment y entrer. Il
retourna chez Dieu et lui dit: "J’ai trouvé Mutumba, caché dans un rocher, mais je ne
parviens pas à y entrer". Dieu y envoya le buffle. Le buffle partit et poussa avec ses
cornes contre le rocher pour le fendre. En vain. Il revient et dit: "Seigneur, l’endroit où
se cache Mutumba est trop dur". Dieu dit: "Éléphant, essaie, toi!" L’éléphant partit et
poussa de ses pattes pour faire glisser le rocher de côté. Mais en vain. On envoya la
fourmi Lupumba: "Pars et n’échoue pas, reviens ici avec Mutumba." La fourmi Lupumba
partit et trouva Mutumba toujours barricadé dans sa grotte. Lupumba dit: "Cher
Mutumba, veuillez bien sortir de votre propre gré." Mutumba répondit: "Dis donc,
pourquoi viens-tu me chercher? Mon unique enfant est mort; je suis toujours en deuil
pour cet enfant. Pourquoi venir m’importuner?" Alors la fourmi entra par un petit trou
resté ouvert; elle courut partout sur le corps du rat, dans tous les endroits, dans les poils
duveteux, dans les oreilles. Elle voulait entrer dans les narines lorsque Mutumba se mit à
crier: "Chère Lupumba, ne me tue pas, laisse-moi partir avec toi pour arriver chez Dieu
lui-même, pour que je puisse le regarder de mes propres yeux; si tu veux me tuer, tu peux
le faire là-bas." La fourmi le laissa tranquille et ils se mirent en route. Quand ils furent
arrivés, Dieu demanda à Mutumba: "Dis-moi, pourquoi m’as tu envoyé ce message: ‘Une
place est restée inachevée’?" Et tous les animaux de dire ensemble: "Mutumba, avoue-le,
Mutumba, avoue-le. Comment oses-tu reprocher à Dieu qu’il n’a pas achevé son
travail?" Mutumba répliqua: "Vous autres qui faites tant de bruit, lorsque vos enfants
meurent l’un après l’autre, ne vous mettez-vous pas à pleurer?" Tous répondirent: "Nous
nous mettons à pleurer." Mutumba avoua alors: "Seigneur Dieu, vous avez en effet créé
toutes les choses et vous l’avez bien fait et vous avez donné à chaque chose sa propre
place, mais la mort, pourquoi la mort nous empoigne-t-elle? Cela, c’est l’affaire qu’il
vous reste encore à régler." Et toutes les créatures ensemble de s’écrier: "C’est ainsi,
c’est ainsi!" Dieu leur dit: "Vous-mêmes, vous êtes allés chercher et apporter la mort
parmi vous." Mais Mutumba répondit: "Vous, Seigneur Dieu, vous avez toute sagesse,
vous auriez donc pu arranger cela aussi! "
Mythe 23
Mythe Anyi
Le ciel avait un fils qu’on appelait Assassi-oua. Il l'envoya sur la terre pour qu’il allât
demander du vin de palme aux hommes. Assassi-oua vint demander du vin de palme: on
refusa de lui en donner. Un homme seulement lui en donna. Alors Assassi-oua dit à cet
homme: "Creuse une pirogue, mets-y de la boue que tu dameras et allume du feu dessus."
L'homme le fit. Alors Assassi-oua lui dit : "Il va venir une grande pluie. Fais bien
attention, quand la lune commencera son premier quartier, entre dans la pirogue."
Lorsque la lune se montra, il entra dans la pirogue avec sa femme; et il y avait un coq et
une poule, un bouc et une chèvre, un bélier et une brebis, et toutes les autres bêtes, et
beaucoup, beaucoup d'autres encore qu’ils avaient attrapées. Alors la pluie tomba
pendant longtemps, l'eau couvrit absolument toutes les maisons. Mais cet homme qui était
en pirogue, voguait sur les eaux. Le déluge fit périr tous les hommes, il ne resta que celui
qui était dans la pirogue. Alors le fils du ciel descendit dans la pirogue et dit à cet
homme: "Prends de l'étoffe et arrange une tente sur ta pirogue; ensuite, puise beaucoup
d’eau et verse-la dans la pirogue; car lorsque la prochaine lune se lèvera, le soleil
chauffera." Et le soleil chauffa longtemps. Pendant deux mois le jour ne cessa pas. L'eau
baissa petit à petit et finit pas disparaître. Alors cet homme construisit une nouvelle
maison, où il habita seul avec sa femme. Ils y restèrent longtemps et eurent de nouveaux
enfants, et leur village s'agrandit, car les fils de cet homme épousèrent leurs sœurs et en
eurent des enfants; et ils firent des pantalons et bâtirent de petites maisons autour de
leurs cultures; et les hommes redevinrent nombreux comme auparavant.
Mythe 24
Lufùmó Iwâ Vidye Syakapartga – Récit de l'Esprit Père-Créateur.
L'Esprit Père Créateur commença d'abord par semer les arbres et les herbes. Il avait
vraiment beaucoup de semences. Il marchait et semait. Il marchait et semait sur toute la
terre. Les herbes commencèrent à pousser les premières. Et ce qui suivit poussait
également.
Il laissa aussi deux humains: ils étaient homme et femme. Ils restèrent et, de leur côté,
ils procréèrent d’autres hommes. L'Esprit les quitta disant: "Mangez toute nourriture
qui est ici-bas. Quand vous entendez venir la pluie, c’est l’eau que je vous donne pour
boire et pour vous laver." Le lendemain, la pluie obscurcit le ciel. Elle tomba: uzenga,
uzenga. La nuit descendit. Le lendemain, quand le soleil fut juste au-dessus de leurs
têtes, la pluie cessa. Le jour pointa et voilà qu’ils voyaient un grand lac dont les eaux
apparaissaient tout à fait claires. Ils y puisaient de l’eau pour boire. Vint le matin et un
autre jour. Ils trouvèrent le même lac et les lits des rivières où les eaux passaient. Elles
descendirent dans les vallons et dans les sources et les grandes vallées. Elles se
répandirent sur toute la terre.
Mythe 25
Récit Luba de l’Esprit qui distribue aux hommes.
L’esprit créa d’abord un homme. Il lui donna un arc, disant: "Pour te nourrir, tu tueras
du gibier." L’homme attendit quatre jours et alla chasser en brousse. Au bord de la
rivière, il trouva une femme qui habitait seule. Il lui dit: "Qui es-tu?" Elle dit: "Je suis
Pamba (nom d’une femme qui a eu des jumeaux)". Il dit: "D’où viens-tu?" Pamba dit:
"L’Esprit m’envoya disant: Va enfanter." A son tour, Pamba lui demande: "Toi, qui estu?" L’homme, de son côté, dit: "Moi, je suis Ngoi." Elle dit: "D’où viens-tu?" Il dit:
"L’Esprit m’envoya disant: Habite ici." Alors Pamba dit: "De quoi te nourris-tu?" Lui,
Ngoi, dit: "Je mange de la viande. L’esprit me donna le feu et en plus un arc, disant:
C’est pour tuer les bêtes." Pamba dit de nouveau: "A moi, il donna du feu et du manioc
et des arachides et du maïs et des haricots." Ngoi dit: "Est-ce que ta nourriture a bon
goût?" Pamba dit: "La mienne est bonne, je m’en rassasie." Ngoi dit, de son côté: "La
viande est bonne." Pamba dit: "Apporte-moi de la viande, que j’essaie de la manger."
Ngoi alla à la chasse. Il tua un élan, il apporta de la viande, Pamba grilla la viande,
mangea et dit: "Elle est bonne." Pamba prépara un brouet de manioc avec des légumes
et dit à Ngoi: "Mange." Ngoi mangea et dit: "C’est mauvais, cela n’a pas de goût." Il
essaya les arachides et dit: "C’est bien." Il mangea seulement les arachides. Alors
Pamba dit à Ngoi: "Je vais cuire la viande." Ngoi dit: "Nous mourrons peut-être. " Elle,
Pamba, prépara un brouet de manioc et ils le mangèrent avec de la viande. Tous les
deux dirent: "C’est bien, les deux choses ensemble rassasient." Ils habitèrent ensemble
pendant un mois. Pamba accoucha de deux enfants, un garçon et une fille. Un mois
après, elle eut encore deux enfants, un garçon et une fille. Ils envoyèrent tous leurs
enfants au bord des rivières. Ceux-ci, à leur tour, procréèrent des enfants, s’étant mariés
entre eux.
Mythe 26
Récit de l’Esprit
L’Esprit vint avec ses hommes, au nombre de quatre cents. Il vint avec eux de l’Est. Il
marcha et les laissa dans le pays. Mais il ne leur avait pas encore donné l’eau, il leur
avait donné seulement le feu. C’est pourquoi, arrivant à la limite, il fendit beaucoup de
rivières. (à chaque groupe la sienne). Et il dit aux hommes: "Maintenant, mangez
seulement ce que je vous laisse, mais ne mangez pas des fruits rouges, vous mourriez. Et
les fruits noirs qui poussent aux arbres, vous ne les mangerez pas, vous auriez des
malheurs (la mort) tout le temps, car ces choses sont taboues." Lorsque l’Esprit revint,
il trouva les hommes mangeant les fruits rouges dont il avait dit qu’ils étaient tabous.
L’Esprit dit: "Restez ici et attendez soixante jours, alors vous me suivrez. Je vous
montrerai comment vous libérer de ce tabou." Eux, les hommes, refusèrent de le suivre.
C’est pourquoi il restèrent dans le malheur pour toujours.
Mythe 27
Récit de Kabela Père-Créateur
L’Esprit avait construit une clôture à travers la brousse, qui coupait le pays en deux.
Des bêtes y étaient prises, cent bêtes pas jour. Il envoya des hommes pour retirer les
bêtes des trappes, jour après jour. Un jour, le matin, il envoya des hommes à ces
trappes. Ils trouvèrent un animal blanc pris dans une trappe. Les hommes le prirent et
l’apportèrent chez l’Esprit. L’Esprit leur dit: "Est-ce que vous connaissez cet animal?"
Les hommes dirent: "Nous ne le connaissons pas." L’Esprit leur dit: "Son nom est
bonheur." Alors, un autre matin, l’Esprit dit: "Allez encore un fois aux trappes, il y a
encore un animal." Les hommes retournèrent aux trappes. Ils trouvèrent un animal noir,
pris dans une trappe. Ils le prirent et l’apportèrent chez
l’Esprit. Et l’Esprit
interrogea: "Connaissez-vous cet animal?" Les hommes dirent: "Nous ne le connaissons
pas." L’Esprit leur dit: "Cet animal noir qui tomba dans la trappe est le malheur."
D’abord le bonheur, ensuite le malheur.
Mythe 28
Le récit des hommes qui étaient envoyés par I'Esprit
pour habiter avec les autres
Ainsi, les habitants du village virent deux personnes: un homme et une femme. En
rencontrant les hommes, ces derniers dirent: "Nous voulons habiter avec vous, nous aussi,
nous sommes des hommes." Les hommes du village, cependant dirent: "Vous êtes des bêtes,
vous n’êtes pas des hommes." Le lendemain, les hommes du village dirent: " Partons à la
chasse." Arrivés en brousse, ils tuèrent le mari de celle qui avait été envoyée par l’Esprit. Il
retournèrent au village avec du gibier. Alors, la femme de celui qui était tué, demanda: "Où
est resté mon mari?". Les hommes du village dirent: "Nous ne l’avons pas vu." Alors la
femme commença à pleurer disant: "Mon mari est peut-être retourné chez l’Esprit. L’antilope
cependant lui dit: "J’ai entendu qu’on disait chez ceux du village: celui-ci n’est pas un
homme, tuons-le." Entre temps, la femme était arrivée chez l’Esprit disant: "Là où vous nous
avez envoyés, on a tué mon mari." L’Esprit lui répondit: "Maintenant, allez en brousse, dans
les champs des hommes, vous mangerez leurs fruits et votre nom sera: singe." Depuis ce
temps, les singes sont en brousse et mangent nos cultures. Au début, eux aussi étaient des
hommes.
Mythe 29
Récit du Père-Créateur
En créant la terre, les bêtes, les oiseaux et les autres insectes, le Père Créateur appela
les bêtes, les oiseaux et les insectes méchants. Les animaux se rassemblèrent. Il montra
l’éléphant, disant: "Celui-là est l’aîné parmi vous." Tous les animaux le fuirent. En
second lieu, il montra le lion, disant: "Celui-là est le dévoreur." Tous les petits animaux
prirent la fuite. Il leur donna leur nom. Ensuite il appela les oiseaux qui mangent des
fruits. Il montra le katende (petit oiseau rapace) disant: "Celui-là est malin, il vole aux
autres oiseaux leur nourriture." Il indique le mukuku (oiseau qui crie souvent vers
minuit) disant: "Celui-ci mangera les autres." Et il nomma les noms de tous les oiseaux.
Ils traversèrent un marais. Il vit un lion qui prenait un sanglier. Il dit: "Regardez celuilà, il en a pris un." Mais parmi les insectes, il choisit le serpent mpumina disant:
"Regardez celui-ci, c’est le serpent, le méchant, il prend les hommes et les bêtes et
même les oiseaux.
Mythe 30
Le récit de 1'Esprit et des trois hommes
Il y a longtemps, l’Esprit créa trois hommes: le soleil, la lune et l’homme. Un jour, qu’il
brassa de la bière douce, il la versa dans une grande cruche. Il s’adressa au soleil, à la
lune et à l’homme et leur dit: "Si quelqu’un boit de cette bière quand je serai parti, il
mourra." Ils n’écoutèrent pas ses conseils. Ils restèrent, ils prirent la bière et burent
avec leurs enfants et leurs femmes. Les enfants du soleil moururent et ceux de la lune et
ceux de l’homme, tous moururent. L’homme resta avec sa femme, le soleil avec la
sienne et la lune avec la sienne. Assis par terre, ils commencèrent à pleurer. L’Esprit
retourna et les trouva pleurant. Il les interrogea: "Pourquoi pleurez-vous?" L’homme
dit: "Nous pleurons simplement, sans raison. Le soleil et la lune dirent: " Nous pleurons
nos enfants qui sont morts." L’Esprit leur dit: "De quoi moururent-ils? Vous avez peutêtre bu de la bière?" L’homme dit: "Pas du tout, ils sont morts comme ça." La lune et le
soleil dirent: "Oui, nous avons bu." Alors l’Esprit dit au soleil et à la lune: "Vos enfants
ne sont pas morts, ils dorment; toi, soleil, tu verras le tien demain matin; toi, la lune, tu
attendras quelques jours et toi aussi tu verras le tien; toi, homme, le tien est parti pour
toujours, tu ne le verras plus. " La nuit tomba. Le mukuku cria: "Les hommes de Mortga
sont morts, tous, tous." Le coq lui répondit: "Ils sont couchés par terre, ils sont
éveillés." Tout à coup, l’enfant du soleil et celui de la lune remuèrent. Le lendemain,
l’enfant du soleil monta à l’Est. Quelques jours après, celui de la lune aussi monta à
l’Ouest. Seulement, celui de l’homme était parti pour toujours. C’est pour cette raison
que nous voyons le soleil monter à l’Est, il va à l’Ouest où il se couche, le matin
cependant il monte de nouveau à l’Est. Ainsi nous voyons la lune qui monte à l’Ouest et
va à l’Est; après quelques jours, elle disparaît, mais elle monte de nouveau à l’Ouest.
Nous, les hommes, nous mourons et partons pour jamais, parce que les premiers
hommes ont menti à l’Esprit. Alors l’Esprit leur a dit: "Vos enfants meurent, ils s’en
vont pour toujours et ne reviennent plus." C’est pourquoi les hommes meurent et partent
pour toujours.
DEUXIEME PARTIE:
ESSAI D’INTERPRETATION DE QUELQUES MYTHES AFRICAINS
INTRODUCTION
Un des caractères principaux du mythe est son hermétisme. Le mythe est, et a toujours
été, dur à comprendre, et les plus anciens mythes sont aussi les plus ardus. A vrai dire, les
vrais mythes enregistrés par les ethnographes sont très rares. Dans ce recueil seuls les récits
1, 3 et 4 sont de vrais mythes . Les autres récits sont largement légendarisés mais gardent
suffisamment de traces de leur origine mythique pour être relevants pour notre recherche.
Pour comprendre ce que le mythe communique et communier à 1'expérience qu'il
exprime, une approche simple et directe ne suffit pas. Il faut une méthode précise et un travail
minutieux pour "ouvrir" le mythe et "transcrire" en termes philosophiques, son message
"caché". Ce travail, nous 1'appelons herméneutique ou interprétation.
Notre essai d'herméneutique se déroulera en trois phases: 1'analyse structurelle, l'analyse
épistémologique, et 1'analyse herméneutique proprement dite qui n'est autre que la récolte des
fruits des deux analyses précédentes.
Par 1'analyse structurelle nous entendons 1'étude de tous les indices perceptibles dans le
texte: mots qui reviennent, style du récit, place de certains termes importants, constantes dans
tous les mythes.
L'Analyse épistémologique cherche à découvrir le fonctionnement de la connaissance
dans le mythe. Comment le mythe "pense-t-il?" et Quelle est sa clé épistémologique ?
L'Analyse herméneutique, à 1'aide de cette clé d'interprétation, s'applique à repenser le
signifié mythique et à le redire en nos termes et concepts philosophiques, bref, à le
comprendre dans la mesure du possible.
CHAPITRE I: ANALYSE STRUCTURELLE
§ 1. CARACTERES GENERAUX
Nous ne relèverons que quelques traits caractéristiques du mythe, qui frappent à première
vue et que la comparaison avec la légende nous aidera à préciser.
L'Objet de la légende est un fait ou un aspect particulier du monde; par ex. le fait que
tel peuple mange de préférence le riz, qu'il cultive avec tel instrument typique, ou qu'il
entretient des liens d'amitié avec tel autre peuple.
Le mythe, lui, s'occupe toujours des aspects fondamentaux et généraux de 1'existence et
du monde. Le fait, non pas de manger du riz ou telle autre nourriture, mais de manger tout
court; autrement dit, le fait que 1'homme soit un être qui mange; le fait, non pas de telle ou
telle alliance matrimoniale des ancêtres, mais du mariage tout court; le fait qu'il y ait des
hommes et des femmes, en un mot, que 1'homme soit un être sexué; le fait, non pas que tel
homme, jadis, pour telle raison, est mort, mais de la mort tout court: le fait que 1'homme est
mortel; le fait, non pas de telle ou telle industrie propre à un peuple, mais de 1'industrie ellemême: le fait que 1'homme est un être qui travaille et invente des techniques. Ainsi, dans le
récit d'un homme qui est parti, jadis, en pirogue sur le fleuve, dans la direction du Nord, le
mythe ne s'intéresse pas à "1'histoire", mais au fait qu'il y ait des fleuves séparés de la terre
ferme, que 1'espace est orienté et que le Nord est séparé du Sud.
Le but de la légende est d'expliquer pourquoi, p.ex., tel peuple vit de la pêche et tel
autre de 1'agriculture,
Le mythe veut révéler comment a commencé le monde et tout ce qu'il renferme: les plantes,
les animaux, les hommes; ou encore la division des sexes, le travail, les techniques, les
maladies et la mort; bref, comment le monde que nous connaissons est venu à 1'existence.
Le moyen d’explication d'un fait actuel, pour la légende, est un fait (plus ou moins
imaginaire) du passé. Ainsi, le lien qui lie deux peuples, par ailleurs très différents, est
expliqué par le fait qu'ils descendent de deux sœurs jumelles. La légende est "historique" et
anecdotique.
Le mythe retourne à l'origine de toutes choses et du temps lui-même; autrement dit, il se situe
au-delà de histoire et du temps, il est anhistorique et imaginaire.
Les animaux jouent souvent un rôle important, aussi bien dans les légendes, et surtout
dans les fables, que dans les mythes. Mais un regard attentif révèle combien leur rôle et leur
place sont différents dans l'un et 1'autre cas. Dans la fable et la légende, les animaux sont:
- anthropomorphiques: ils représentent manifestement des hommes ou du moins leurs
défauts et qualités, leurs vices et vertus, leurs manières de penser et de faire.
- ils sont signifiants par ce qu'ils font: p.ex . le lièvre par ses astuces, l'hyène par sa
méchanceté et sa bêtise;
- ils sont exclusivement entre eux: les hommes, la nature ou Dieu n'interviennent pas
dans leur action.
Dans le mythe, les animaux sont présentés:
- sous leur forme propre et selon leurs caractéristiques spécifiques: p.ex. la tortue comme
animal terrestre, par opposition au crapaud, animal aquatique; ou encore le caméléon
parce que pâle de couleur et hésitant de mouvement;
- ils sont signifiants par ce qu'ils sont: leur forme, leur couleur, leur milieu naturel et
leurs habitudes, ou encore leur lien à la nature (le rat et la terre, le crapaud et 1'eau);
- leur action est intimement liée à celle de Dieu et des hommes: p.ex. les animaux sont
les messagers de Dieu auprès des hommes; les œufs des animaux contiennent tout
1'univers; ils organisent le monde et jouent un rôle déterminant dans le drame qui décide
du sort de 1'homme.
Le style de la légende est simplement narratif: il raconte l'origine ignorée d'un fait
bien connu.
Le mythe se présente comme un drame qui révèle des choses cachées. Le cœur du drame est
un enjeu, un choix, une lutte entre deux antagonistes ou deux possibilités antagonistes, p.ex.
mortalité ou immortalité de 1'homme, malheur ou bonheur, absence de Dieu ou présence de
Dieu etc. Or de ces deux possibilités opposées, aucune ne semble devoir prévaloir sur 1'autre;
les chances sont égales. C'est le suspense dramatique. Intervient alors un élément imprévu et
non nécessaire qui fait pencher la balance et provoque la décision irrévocable; p. ex. la
"faute" d'une femme qui heurte le ciel; "1'erreur" d'un bouc distrait; 1'inceste d'un chacal qui
creuse la terre (mère).
Ce scénario peut être plus ou moins apparent dans le texte mythique, mais il y est toujours
présent. Il structure le récit mythique qui, sans lui, ne serait pas.
AU DEBUT : DIEU
HOMME ET MONDE ALORS
---------------------------------------
LA FAUTE
--------------------------------------HOMME ET MONDE DEPUIS
Ajoutons un exemple où la structure dramatique ne paraît précisément pas clairement à
première vue.
Mythe 2
L’ENJEU: une fille (humaine) peut-elle naître d'un mélange de sang animal et de sang
humain ? Peut-être que oui, peut-être que non: tout semble (alors) possible. S'il ne se
passe rien, le récit restera suspendu entre ces deux termes égaux.
LE MOTEUR du récit (très discret dans ce cas et mentionné comme un détail
insignifiant) est une faute: 1'intention "coupable" d'obtenir six dots pour une seule fille!
L’ISSUE. Cette faute fait tomber le verdict irrévocable (depuis lors ) : Non! le sang de 1'
animal ne se mélange pas à celui des hommes. Le message caché est qu’il y a une
différence essentielle entre 1'homme et 1'animal.
Les acteurs ou les éléments structurels du récit mythique, nous venons de les énumérer:
Le Temps - Dieu - La Faute - L'Homme - Le Monde.
Poussons plus loin notre analyse en étudiant de plus près chacun de ces cinq éléments
structurels.
§ 2. LES FACTEURS STRUCTURELS DU MYTHE
1. LE TEMPS
Le temps ou la durée temporelle repose sur la continuité et la succession.
Or dans le récit mythique il n'y a ni l'un ni 1'autre. Bien sûr, par la contrainte du langage,
le mythe s'articule littérairement sur le temps: "Au début, ensuite, avant, après .." Mais ces
indications ne correspondent à rien au niveau du contenu; elles sont purement formelles et
vides de sens et par là illogiques et inintelligibles. Prenons quelques exemples.
Mythe 1.
Dans ce mythe Dogon, comment les interventions de Amma, des Nommo, du chacal, et des
ancêtres, se succèdent-elles et forment-elles une "histoire unique" ? Et comment le septième
ancêtre (serpent) se réincarne-t-il, après avoir été mangé par les hommes, en avalant le
huitième ancêtre?
Mythe 3.
Ce mythe Bambara nous dit qu'après le vide originel commence la création. Mais quel sens
peut avoir cet "après"? Et quand les premiers hommes naissent-ils exactement ? Car on nous
dit d'abord qu'ils sont d'origine aquatique et immédiatement après qu'ils sont nés de Faro (le
ciel). Et comment leur sang pouvait-il s'épuiser alors qu'ils n'étaient pas encore mortels?
Mythe 4.
Ce récit Fali présente To Dino comme le premier homme; mais un peu plus loin dans le récit,
il est dit que le premier couple humain est né du papayer.
Mythe 6. Pygmée
affirme qu’au commencement il n'y avait que Dieu, mais qu’il avait aussi trois enfants.
Inutile de multiplier les exemples; il est évident que, malgré 1'apparence littéraire, il
n'y a pas de durée dans le mythe et on essayerai en vain de reconstituer la "suite" des
"événements" mythiques.
C’est qu'il n'y a pas de continuité entre les réalités mythiques; bien au contraire, au
lieu d'être différentes, elles sont systématiquement opposées: immortalité et mortalité, monde
inorganisé et monde organisé, bonheur et malheur, en un mot, irréel et réel.
Or cette discontinuité n'est pas un hasard, elle est essentielle au mythe qui, sans elle,
ne serait qu'une légende. Mais la "succession" que le mythe établit entre ces "événements", est
aussi essentielle que leur discontinuité; sans elle il n'y aurait pas de récit.
Le mythe est donc essentiellement une "histoire" fictive d'événements fictifs. La fiction, dans
le mythe, n'est pas un accident, elle est sa nature même.
Car le mythe ne raconte pas une histoire, il n'est pas historique, mais anhistorique; il ne se
situe pas dans le temps, comme la légende qui est immanente. Le mythe adopte un point de vue
transcendant, il ne parle pas de réalités sensibles ou physiques, mais de ce qui est immatériel ou
métaphysique. Le temps du début dont parle le mythe n'est donc pas un vrai début du temps.
L’origine est hors du temps.
Notons enfin que l’origine n'est pas seulement un temps, elle est également décrite comme un
espace: p.ex. une plate-forme, un endroit céleste, une immense mare de boue, un marais de
roseaux. Et on dit qu'à "l’origine" 1'homme était "auprès" de Dieu. Le Temps de "1’origine" et le
"monde primordial" sont donc synonymes. La face spatiale de "l’origine", nous 1'étudierons en
analysant le "monde" mythique. Mais il est intéressant de constater que le lien intime entre
1'espace et le temps se trahit dans le langage même. En Kiswahili, les démonstratifs formés au
moyen des syllabes caractéristiques de la 9° classe, peuvent aussi être employés comme des
adverbes soit locatifs, soit temporels! (Hapa = ici; hapo = là ou alors; pale = là-bas ou à ce
moment.
2. DIEU
Dans la légende, Dieu peut intervenir parfois, mais il est alors fortement anthropomorphe
et ne joue pas de rôle essentiel.
Dans le mythe, par contre, Dieu est toujours là, même s'il n'est pas explicitement
nommé. Habituellement son nom apparaît dès les premiers mots du récit, et toujours
intimement mêlé à "l'origine": "au début, Dieu; quand Dieu; un jour, Dieu..." L'origine est
manifestement le domaine de Dieu: c'est là qu'il réside et règne en maître incontesté.
Parfois Dieu n'apparaît pas d'emblée sur la scène:
Mythe 4 :"A l'origine du monde se trouve un œuf de tortue et un œuf de crapaud". Mais
un peu plus loin, en faisant descendre du ciel une nouvelle pluie, Dieu se manifeste
comme le maître caché qui, dès le début, commande tout.
Mythe 7 : le caractère impersonnel du mot "ciel" ne doit pas nous tromper. Il s'agit bien
de Dieu, dont le symbole et le nom le plus archaïque est le ciel. Aurions-nous oublié que
"deus" latin (dieu), dérive de 1'indo-européen "diaus" qui n'est autre que 1'aurore, le jour ?
Mythe 10:Le "chef du marais des roseaux", maître souverain du destin des hommes, ne
pouvons-nous pas 1'associer légitimement au Dieu, maître de la pluie d'autres mythes et
même à "L'Esprit de Dieu qui planait sur les eaux" de la Genèse?
Mythe 11: Voici un récit où Dieu n'apparaît pas. Mais s'agit-il d'un mythe pur? Le thème
(la mort) est mythique, certes, mais les animaux sont typiquement des animaux de fable: ils
agissent comme des hommes, ils ne sont qu'entre eux et ils décident de tout. Tout le récit a en
outre un caractère ludique qui est étranger au mythe.
N.B. Nous avons déjà noté que beaucoup de légendes et de fables sont des mythes dégradés ou
légendarisés et que dans certains mythes on assiste à ce glissement du symbole archétypal vers le symbole
poétique.
Quel rôle Dieu joue-t-il dans le drame mythique ? Deux caractères marquent 1'action de
Dieu: Souveraineté et Distance.
Dieu est l'initiateur et le maître absolu de tout: il a le premier et le dernier mot.
Mythe 1 : Amma commence par créer les étoiles, plus tard il chasse les hommes du ciel.
Mythe 13: Dieu envoie des animaux porteurs d'une question, mais c’est lui qui en définitive
ratifie la réponse qu'ils rapportent.
Mythe 8 : Dieu commence par faire le mil. La mort 1'achète, mais elle ne tuera pas sans
1'autorité de Dieu (un par un).
Et pourtant, Dieu est distant et comme absent du drame mythique. Il apparaît à peine,
parle peu, n'agit pas. I1 est simplement là, il n'a qu'une parole qui met tout en branle, mais il
n'intervient plus ensuite. Il fait le monde, mais il n'a aucune activité spécifique: l'ordre du
monde, l'orientation de 1'espace, le sort de 1'homme, ce n'est pas Dieu qui en décide, mais les
ancêtres, un crapaud, un bouc ou une femme. Rien ne se fait sans Dieu, mais Dieu ne fait
rien.
Oui, Dieu est distant et distinct de tous ces faiseurs de monde ou démiurges (Faro,
Pemba, Mousso Koroni, les hommes primordiaux, les animaux ambassadeurs et géomètres
qui "habitent avec Lui à "l’origine"). Il n'est pas leur maître comme un "primus inter pares"
(premier entre des égaux). I1 est "encore" au-dessus d'eux, il ne se confond jamais avec eux,
il n'agit pas comme eux, bref il n'est pas comme eux. Pour dire ce qu'il est il n'y a pas mieux
que de dire qu'I1 est le "tout autre" : autre que le monde et 1'homme et encore autre que tout
ce qui est autre que le monde et 1'homme.
Ces deux caractères, souveraineté et distance sont indissolubles; ensemble ils composent
le rôle paradoxal de Dieu. Eliminer un des deux, ou même leur union paradoxale, entraînerait
1'élimination du Dieu mythique lui-même et de 1a structure du récit mythique toute entière.
Dans le mythe, Dieu est le tout autre et malgré cela, et à cause de cela, le souverain de tout.
3. L'HOMME
S'il commence immanquablement avec Dieu et l’origine, le mythe finit toujours avec
l'aujourd'hui et 1'homme. L'issue du drame mythique concerne à coup sûr 1'homme, dans un
aspect particulier de sa condition ou dans sa condition toute entière. L'homme est toujours
dans le mythe, parce qu'il en est le centre.
Mais il n'y est pas central en tant qu'acteur, mais bien comme 1'objet ou 1'enjeu de
1'action. Il ne s'agit pas de ce que fait 1'homme, mais de ce qui se fait à 1'homme, de ce qui
lui arrive.
L "aventure" de 1'homme se joue entre deux époques, deux lieux, deux états de 1'homme :
un état premier ou primordial et 1'état actuel.
Le "premier homme" était contemporain de 1'origine", de Dieu et de tous les êtres
primordiaux. Plus même, il était mélangé à eux et de même nature:
pas (encore) séparé de Dieu: ciel tout proche ;
pas (encore) séparé du monde minéral: immortel comme la pierre;
pas (encore) séparé du monde végétal: membres non
articulés, corps vert, des arbres
s'unissant aux femmes;
pas (encore) séparé du monde animal: vivant nus, mangeant cru, grognant;
Les conséquences inséparables de cet état sont le bonheur et
1'immortalité.
Le "deuxième homme" est en tout et en détail, rigoureusement 1'opposé du premier
homme et sa condition existentielle est automatiquement celle de la mort et du malheur.
Ici, comme pour le premier homme, la série des caractères est strictement corrélative et
solidaire, chaque élément supposant tous les autres: cultiver la terre suppose être loin de
Dieu; être séparé du monde végétal et animal entraîne le malheur et la mort. A tel point que
manger ou engendrer sont synonymes de la mort, car "le mil, la mort se l'est acquis, et "le
Bayéfwé écoutait le secret de la première naissance".
Entre le Premier homme et le Deuxième homme il n'y a pas (plus) aucun passage possible.
Même le moindre intervertissement d'un seul des aspects de leur condition, est exclu: p.ex.
faire du feu et être près de Dieu, ou s'habiller et être immortels, ou être sexués et être
heureux. Le thème central du mythe est qu'il n'y a plus de retour au premier homme.
Mais si le passage "retour" est impossible, le propos du mythe est de révéler le passage
"aller": il raconte comment s’est établie cette situation irréversible, autrement dit, comment
le Premier Homme est "devenu"1'homme de maintenant, l’homme réel.
Or, logiquement, il n'y a pas de passage possible, puisque nous sommes en pleine
discontinuité. Ce que le mythe se propose de faire, est tout simplement contradictoire. Le
paradoxe est tellement énorme qu'il ne peut être gratuit. Un schéma nous le révèle.
PREMIER HOMME
DEUXIEME HOMME
Non humain
Humain
Non vivant
Vivant
Non existant
Existant
Bonheur
Malheur
Vie
Mort
En d'autres mots, comment la NON-VIE (mort), présentée comme BONHEUR ET VIE
passa à la VIE , présentée comme MALHEUR ET MORT. C'est absurde !
Et pourtant, ce qui est absurde en soi, le mythe réussit à le faire "passer" à 1'aide d'un
pseudo-enchaînement opéré grâce à la faute. C’est elle qui "couvre" littéralement la lacune de
sens, en jouant le rôle de cause du passage. Cette astuce littéraire, qui camoufle sous la
syntaxe, une impossibilité grammaticale et logique, est systématique, dans les récits
mythiques, à un tel point qu'elle est propre à définir le mythe. Nous sommes ici au cœur
secret du mythe et de son message caché. Car cette énorme mystification ne peut que voiler
un mystère: le mystère de 1'existence et de 1'homme lui-même.
4. LE MONDE
Dans le drame mythique, l'aventure du "Monde" est en tout liée et parallèle à celle de
1'homme. Le monde, en effet, se sépare également en un Premier Monde (qui s'identifie à
‘l’Origine’ dont il est la face spatiale, comme nous avons vu) et un Deuxième Monde, le
monde actuel. Et c’est le "passage" de l'un à 1'autre que le mythe nous raconte.
Le premier Monde se présente comme 1'opposé systématique du monde réel. Le monde
actuel (réel) est quelque chose, le premier monde n'est pas quelque chose de défini, mais "de
la boue", un "vide" ou un "pur" mouvement, ou de 1' eau, autrement dit: quelque chose
d’indéfini.
Le deuxième monde est fait de beaucoup d'êtres distincts, le premier est unique et indistinct,
tout y est mêlé: le ciel et la terre, la terre et 1'eau, le Nord et le Sud, la terre cultivée et la brousse,
le mâle et la femelle, les humains et les bêtes. Les symboles préférés de ce mélange sont 1'eau, la
boue, 1'œuf et ceux, déjà plus abstraits, du cercle, du vide et du mouvement "pur". Tous ces
symboles disent que tout est en tout.
Le monde réel est spatial, donc étendu et orienté, le premier monde n'est ni divisé ni
orienté, donc non spatial; le crapaud géomètre doit créer l’espace (M4) et le panier est le
modèle d’un monde organisé. (M.1)
Le monde réel est aussi intelligible, fondé sur 1'opposition: réel - irréel, même -autre,
premier - second, ensemble - parties. Le premier monde est inintelligible, irréel, absurde;
c’est la quadrature du cercle: 1'intemporalité du temps, l'inhumanité de 1'homme, la nonspatialité de 1'espace. Bref, le premier monde n'est pas un monde, c’est un antimonde. Au
lieu d'un C0SMOS, c’est un CHA0S.
Le "passage" du Chaos au Cosmos est décrit comme une immense opération de
"séparation". Le modèle qui préside à cela est celui de 1'éclatement (des œufs brisés), de la
coupure (un homme en deux sexes), de 1'écartèlement (eaux et terre ferme). Le devenir se fait
donc à partir de quelque chose qui était déjà là. Le cosmos ne sort pas du chaos comme un
diable d'une boîte, il en émerge, il se "forme" à partir de lui.
Les rapports de la cosmogénèse et de 1'anthropogenèse sont tout à fait intéressants.
Le cosmos se forme en même temps et avec l'homme. En quittant la terrasse céleste,
l'homme crée le premier champ; en même temps que les premières femmes cessent de
s'unir aux arbres (deviennent humaines), Pemba arbre primordial (à sang) devient le
Balanza (1'acacia blanc ordinaire). Les deux devenirs sont évidemment corrélatifs,
puisque le premier monde est précisément "imaginé" par le mélange des ordres: minéral,
végétal, animal et humain.
Le Cosmos émerge aussi par 1'homme. Les exemples sont nombreux: les ancêtres créent
le système du monde, le premier champ (M.4); 1' intervention de To Dino initie
1'agriculture, l’usage du feu, les techniques. Toutes ces transformations que 1'homme
opère dans le monde, se retrouvent très bien dans la symbolique mythique.
Le cosmos émerge aussi pour 1'homme. La terre ferme, l'espace, les graines et le feu, ne
sont-ils pas ce milieu humain, sans lequel 1'homme ne serait pas ?
En conclusion, le mythe révèle la corrélation de 1'homme et du cosmos. Les deux
s'impliquent mutuellement, à telle enseigne que le cosmos est un monde humain et l’homme
est un homme mondain.
5. LA FAUTE
Ce que le mythe présente souvent comme une "faute", n'est évidemment pas une faute
morale et même pas une faute du tout.
Mais, avant de nous interroger sur sa nature, étudions d'abord quel est le rôle de cet
élément imprévu et fatal qui est toujours présent dans le mythe.
Le rô1e de la "faute" dans le mythe est central. La "faute" est le pivot de 1'action
dramatique. Sans elle il n'y aurait pas d'intrigue ni de conclusion et le récit s'éteindrait dans
1'indécision.
La "faute" est décisive dans le sens premier du mot: elle découpe, elle sépare. Elle est la
"cause" du passage de 1’origine au présent.
Qui est 1'auteur de la faute, et comment la commet-il ? Tantôt c’est un animal, par sa
nature même: p. ex. le caméléon, figure de la mort, annonce la mort; le chacal, animal qui
creuse la terre, "viole" la terre (mère). Tantôt c’est un être végétal: p.ex. Pemba, l'arbre et son
double Mousso Koroni. Tantôt des hommes et des animaux sont coupables ensemble: p.ex.
To Dino et des animaux. Tantôt la faute est commise par des hommes tout seuls: p.ex. la
femme qui heurte le ciel, le couple qui cache ses enfants à la mort, les hommes qui mangent
le fonio, les bananes, le mil.
Quels sont les caractères de la faute et de ses conséquences? Structurellement parlant, il
n’y a qu’une seule conséquence qui est toujours la même: la séparation du monde actuel
d’avec le monde antérieur et primordial. Nous en parlerons en détail dans les deux analyses
suivantes.
Nous voulons relever ici les trois caractères qui marquent systématiquement et la faute et
sa conséquence: leur aspect inexorable, leur aspect irrévocable et leur aspect paradoxal.
Inexorable: Un chacal comment pourrait-il ne pas creuser la terre, puisque c'est sa nature?;
le caméléon, comment pourrait-il annoncer autre chose que la mort, puisque il la symbolise?;
la femme Peul, comment pouvait-elle ne pas finir par heurter un ciel si proche? Dans tous les
cas on a 1'impression, et le récit la provoque littérairement, que c'était affaire conclue
d'avance. La faute était inévitable (en soi), mais elle est présentée comme libre
(structurellement).
Irrévocable. L'insistance du récit sur ce point est remarquable: la conséquence de la faute
est définitive et sans appel: "depuis lors les hommes meurent et mourront toujours. Il en sera
toujours ainsi." Le symbolisme céleste suggère que le bonheur et le malheur, l'immortalité et
la condition mortelle sont aussi éloignés l'un de 1'autre que le ciel et la terre; autrement dit, la
faute établit un "passage interdit", un fossé infranchissable, une situation sans retour.
Paradoxale, la faute l'est tout d'abord parce qu'il n'y a pas de proportion entre la cause et
1'effet: une "punition" si grave` pour une "faute" si fortuite. Paradoxale aussi parce que le
mythe présente la faute à la fois comme libre et prédéterminée, comme aléatoire et
nécessaire, comme un choix et une fatalité. Nous 1'avons déjà souligné en ce qui concerne les
animaux. Mais c'est encore bien plus frappant dans le cas de 1'homme. Manger, engendrer, se
vêtir, parler, faire du feu, n'est-ce pas le propre de 1'homme ? Or c'est pour vouloir cela que
1'homme est coupable. La faute de 1'homme c'est de vouloir être un homme et le non-vivant
est puni de mort parce qu'il veut vivre! Enfin, le plus grand paradoxe est celui du rôle même
de la "faute" dans le récit mythique: elle y paraît d'autant plus discrètement, qu'elle est
décisive, d'autant plus cachée qu'elle est centrale, et d'autant plus fortuite qu'elle est
nécessaire.
Le paradoxe est au cœur même de la structure du mythe, même si ceux qui le racontent
n'en sont pas conscients. C’est pourquoi le mythe n'appartient pas à celui qui le profère, il
n'est pas commandé par le conteur, c’est lui qui commande et se livre, à des degrés divers,
aux seuls initiés.
CHAPITRE II : ANALYSE EPISTEMOLOGIQUE
Le texte mythique présente une structure et une structure bien particulière. L'analyse
précédente nous 1'a suffisamment démontré. A cette structure spécifique doit nécessairement
correspondre une opération structurante propre.
De quelle opération de 1'esprit le mythe est-il le résultat ? Voilà la question à laquelle veut
répondre cette analyse épistémologique. Si nous arrivons à y répondre nous aurons en main la clé
d'interprétation du mythe. Pour le comprendre, ne faut-il pas savoir comment il a été pensé, pour
le lire, comment il a été "écrit" ?
§ 1. FONCTIONNEMENT DE LA PENSEE MYTHIQUE
La première chose qui nous frappe est la dichotomie entre la forme littéraire du mythe et
son contenu.
Littérairement, la pensée mythique est discursive et objective: c.a.d. un enchaînement
linéaire de faits ou d'actions précises, liés entre eux par un lien causal, et composant ensemble
un sens (message) unique.
C’est exactement la même démarche que dans la légende. Pour le montrer, revenons à la
Légende Diola et mettons-la en parallèle avec le mythe 2.
Un roi - deux filles jumelles - parties chacune de son côté
Nzame - une fille - coupée en six et mélangée au sang d'animaux
mères de deux peuples
- amitié des deux peuples
envoyée en mariage - une seule vraie femme.
Cet exemple peut suffire pour montrer que le mythe se présente comme une "histoire" qui
se développe d'un début vers une fin, d'une question vers une conclusion.
La seule différence est que ce "fil conducteur", pour être clair et facile à suivre dans la
légende, est souvent très lâche et peu cohérent dans le mythe.
Mais cette faiblesse ne provient pas du récit, mais de son contenu. Le contenu mythique
est ponctuel et non discursif, c.à.d. simple juxtaposition d'un certain nombre d'oppositions, de
qualités spécifiques et de "natures", reliées par un lien référentiel délivrant pêle-mêle une
multiplicité de messages.
Illustrons cela par la lecture des premières lignes du Mythe 4:
"origine"
opposée à "aujourd'hui"
"oeuf"
opposé à "ses éclats"
"tortue"
opposée à "crapaud" (terre ferme >< eau).
"homme fils de papayer" opposé à
"homme fils d'hommes.
"homme non travailleur" opposé à
"homme technique"
"homme immortel"
opposé à
"homme mortel"
Les termes ou concepts du récit mythique, on le voit, ne sont pas simples mais composés:
une qualité ou un être et son opposé ou, plus souvent encore, des symboles exprimant cette
ambivalence paradoxale:
ex.:
ciel et terre = oeuf
eau et terre = boue; tortue et crapaud
homme et arbre= Pemba (arbre humain)
vie et mort = caméléon:
Les récits mythiques ne se composent pas avec des termes prédéterminés. On dirait que
leur propos est de les déterminer en route, au cours du récit. Plus même, le récit, au lieu d'être
servi par les termes, est un prétexte et une occasion pour définir ceux-ci:
la terre par rapport au ciel;
le "tout" par rapport à Dieu (le tout-autre);
l'homme par rapport au monde minéral, végétal et animal.
La pensée qui opère au cœur du mythe n'est donc pas discursive et historique, mais
ponctuelle et déterminante. Tout en feignant de raconter la genèse du monde et de 1'homme,
elle révèle la genèse de la notion du monde et de 1'homme. Le drame des événements
primordiaux cache le drame d'une conscience qui émerge, d'une réalité à démêler et de
déterminations (langage) à établir.
Le lien épistémologique entre les termes du mythe n'est donc pas à trouver au niveau de
1'action fictive qui se développe linéairement, mais bien à partir d'un centre auquel tout est
référé: l'homme et le monde sous tous leurs aspects.
Comme exemple, prenons un mythe particulièrement difficile à comprendre, le mythe 3.
Interrogeons-le sur le lien entre Pemba et la mort des hommes. Il y est "raconté" que Pemba,
en mourant, annonce aux hommes qu'ils devront mourir. Ainsi un arbre est la "cause" de la
mortalité des hommes. C’est absurde! Absurde comme histoire, oui, mais non comme rapport
référentiel, comme nous le montre le schéma suivant: la "roue mythique".
Si nous faisons tourner ce schéma autour de son axe, pour une lecture circulaire, nous
voyons s'établir toute une série de rapports latéraux dans le cercle extérieur:
Pemba (arbre humain) appartient à ce chaos où terre et eau sont "encore" mélangés, un
monde non spatial, comme un vide, où 1'homme est immortel, où 1'homme ne travaille
pas et ne se distingue pas "encore" des animaux par le langage et le vêtement, ni des
plantes par le sang de son corps. Cela pour le cercle extérieur.
Au niveau du cercle intérieur, tous les éléments se tiennent également rigoureusement: les
hommes qui parlent, s'habillent aussi, et ils vivent au milieu d'arbres ordinaires, sur la terre
séparée des mers, dans un lieu précis du monde, et ils sont aussi mortels.
Si maintenant nous faisons tourner les deux cercles en sens inverse, nous découvrons en
outre autant de rapports croisés d'opposition:
1'homme qui meurt n'est pas ("plus") cet homme qui ne travaille pas; 1'homme qui
travaille ne grogne pas comme un animal; l'homme qui parle n'est pas nu; l'homme qui
s'habille (et qui est sexué) ne vit pas au milieu d'arbres "époux" des femmes; les arbres
ordinaires n'existent pas dans le mélange primordial d'eau et de terre ferme.
Nous pourrions continuer ainsi et, en complétant ce schéma par toutes les notions opposées
de tous les mythes étudiés, nous pourrions pour ainsi dire, les reconstruire et nous verrions
également apparaître le lien caché de tous ces récits apparemment si différents; nous les
verrions s'organiser comme autant de lumières complémentaires, autour d'un centre unique:
l'homme et son monde.
Car nous découvrons, à côté de mythes encyclopédiques qui brassent un grand nombre
d'éléments (Mythes 1,2,3,4), des mythes thématiques, qui exploitent l'un ou 1'autre rapport
latéral ou croisé.
Mythe 5 : Dieu lointain - sexualité (femme) - travail (fagot) - mort et malheur.
Mythe 7 : mil ou nourriture cultivée - mort rapport latéral
mythe 15 : mort - sexualité (rapport latéral)
mythe 19 : monde minéral et mortalité (rapport latéral).
L'activité mythique nous apparaît donc comme une interminable combinaison des rapports
inépuisables entre des perceptions simples et préexistantes au mythe.
Ce matériau plus ancien que le mythe lui-même, nous le découvrons en lisant ce schéma
du centre vers la périphérie, dans une lecture radiale. Alors apparaissent des couples
d’opposés que le mythe tente d'animer comme dans un caléidoscope. Ils sont le plus souvent
des symboles et même lorsqu'ils présentent un caractère plus abstrait, ils sont plutôt des
symboles stylisés: un cercle au lieu d'un œuf, un vide au lieu d'une mer de boue, Dieu au lieu
du ciel (leur nom étant souvent le même).
Si le mythe est en définitive un "discours de symboles", notre analyse épistémologique du
mythe doit nécessairement pénétrer dans les profondeurs de la connaissance symbolique.
§ 2 LA CONNAISSANCE SYMBOLIQUE
Note préliminaire.
Avec les symboles, nous quittons le domaine structurel pour entrer dans le structural. Ce
dernier, en effet, concerne ces facteurs de signification qui ne sont pas directement
perceptibles à la surface d'un texte.
Les symboles en sont un exemple par excellence. Ne prenons que quelques exemples.
- Le ciel, au niveau structurel, n'est qu'un simple mot, sans importance particulière pour le
récit. Mais si 1'on s'y arrête, en sortant dehors pour contempler la voûte céleste et à
laisser le ciel me "parler", soudain une pluie intarissable de sentiments et de pensées me
submerge, qui me "dit" plus que tout le récit.
Sous le ciel, je me sens infime et éphémère, lourd et obscur. Car le ciel est immense et
haut, léger et clair, immuable et impérissable. Il est aussi le maître de la terre car il la
domine, il est son époux car il la féconde par la pluie.
- Le caméléon, dans son rôle de messager de la mort, on pourrait croire qu'il pourrait être
remplacé par n'importe quel autre animal. Cela est vrai si 1'on ne s'intéresse qu'à
1'histoire racontée. Mais la simple contemplation d'un caméléon nous offre une mine de
réflexions sur la vie et la mort et un fort sentiment d'aversion, de dégoût même. Car le
caméléon, par sa couleur, ses mouvements, ses pattes collantes, me parle d'un vivant
mort ou d'un mort vivant, il me parle de la mort qui me colle à la peau, il me parle de
cette vie (ma vie) marquée du signe implacable de la mort.
La véritable richesse de signification, le vrai message des mythes, se trouve au niveau des
symboles et se découvre par une analyse structurale. Celle-ci s'efforcera de dégager les écarts
différentiels qui organisent le sens caché du texte. Une telle analyse, à la différence de
1'analyse structurelle, ne peut évidemment pas s'appliquer à plusieurs textes à la fois; elle
devra examiner chaque texte comme une unité signifiante où chaque élément ou symbole est
corrélatif et inséparable de tous les autres. Cela nous est évidemment impossible ici, mais
nos observations générales sur la nature de la connaissance symbolique et sur son rôle dans
les mythes, nous aideront à comprendre 1'épistémologie du mythe et à trouver sa clé
herméneutique.
1. SYMBOLE ET MYTHE
Un retour aux textes étudiés jusqu’à présent, nous permet de faire un certain nombre de
constatations.
1° Certains symboles se trouvent régulièrement dans les différents mythes. On dirait
qu'ils sont ses "ingrédients' préférés: le ciel, la lune, 1'eau, la terre, 1'arbre, des
animaux (caméléon, tortue, crapaud, serpent) des cailloux, des chiffres (8,22)
2° Certains symboles présents dans un mythe, sont comme le "résumé" ou le "concentré"
de tout le mythe.
 Le "CIEL"! (M.5)
Prends un sac lourd sur le dos, grimpe sur une montagne, à la sueur de ton front, puis
regarde le ciel. Il te semblera majestueux, haut, lointain de toi petit homme écrasé sur la
terre. Tout cela, et bien d'autres choses encore, tu les ressens intensément, par ce simple
regard sur le ciel.
Si tu veux le communiquer à ton ami, tu chercheras des paroles, beaucoup de paroles,
sans jamais épuiser ce que le ciel te "dit" par ce simple regard.
Ton expérience, tu la raconteras dans une histoire, puis dans une autre et dans une autre
encore. Le mythe de la femme qui toucha le ciel avec son fagot de bois est une de ces
histoires que tu aurais pu inventer.
 Un "CAILLOU" (M.19) bien rond et bien lisse, c’est comme la peau d'un jeune homme
vigoureux, tendue sur une chair saine et dure, mais si peu durable! Une petite maladie
et il faudra se dépêcher d'enterrer ce beau corps qui se décompose , se liquéfie, retombe
en poussière.
Toute 1'histoire de Bodobagri est dans cette simple perception vécue d'une pierre, qui
peut produire combien d'autres histoires.
 Un "OEUF" (M.4) donne à penser. Une belle coquille ovale très nette. C’est parfait et
tout est là-dedans: au début, rien de précis, c’est une masse gluante; mais voilà que cela
se condense, prend forme, devient corps, pattes, tête, bec, et que cela se met à bouger.
L’œuf me fait penser à la terre toute entière. La voûte du ciel est comme une coquille
qui entoure tout. A l’intérieur se déroule un immense et mystérieux processus qui fait
apparaître des poissons dans 1'eau et, sur la terre des plantes, des animaux et surtout
des hommes!
Tout le récit Fali, pour complexe qu'il soit, n'arrive pas à épuiser ce qui était déjà
"dans 1'œuf".
 Le «» (M.1)
Une boulette de terre bien ronde, un caillou, un serpent, le chiffre 8 et un ancêtre,
qu’est-ce qu’ils ont en commun? Il suffit de regarder.
Une boule ou un caillou rond, fais-en le tour avec ton doigt; où est le début et la fin ? I1
n'y en a pas, cela n'en finit jamais et recommence toujours.
C’est exactement comme un serpent qui mord sa propre queue: il n'en finit pas, à sa fin
il renaît tout neuf, comme lorsqu'il change de peau.
Et 1'ancêtre? La vie de ses descendants ne commence-t-elle pas là où 1a sienne propre
s'achève? Ne renaît-il pas en eux ?... comme le serpent ! Ancêtre et serpent sont souvent
compagnons dans les mythes, même si l'un ne tente pas 1'autre, comme dans la Bible.
Reste le chiffre 8. I1 faut savoir que le chiffre de 1'homme est généralement 3 et celui
de la femme 4. 3+4 = complet ; 7+1 = 1'enfant, en qui tout recommence. Le "8°
ancêtre" est une nouvelle création".
Bref, tout le mythe Dogon "tourne" littéralement autour du "mouvement circulaire" ou
1'éternel recommencement. Tous les symboles chantent sur un autre ton le même air, et
le tout s'achève sur une apothéose lorsque, le serpent avalant des pierres, le cercle sans
fin se trouve redoublé!
2. LA LOGIQUE SYMBOLIQUE
Si le symbole est si central dans le récit mythique, il lui prête sans doute aussi sa
"logique".
1° Les symboles, en effet, ont une tendance systématique à s'associer en chaînes, constituant
des systèmes symboliques. Par leurs multiples faces, les symboles se prêtent à des
combinaisons qui, pour être infiniment nombreuses et souvent imprévisibles, permettent
1'espoir d'une synthèse ou d'une science symbolique. Pour le démontrer, nous nous
contenterons de relever quelques unes de ces chaînes symboliques dans les textes que nous
étudions.
ex. Ciel - masculin - soleil - feu, techniques - pluie.
Sang - eau - fibres -tissage - femme
Terre -femme -chacal - sang
Lune - terre - femme - agriculture - eau
On le voit, ce sont les associations de symboles qui balisent la route de la pensée
mythique.
2° Que chaque symbole évoque tant d'autres, ou même tous les autres symboles, provient du
caractère "totalitaire" du symbole. Chaque symbole vise le tout, il totalise et unifie tout
1'univers à partir d'un aspect particulier.
Quelques exemples:
L'œuf est le modèle universel du devenir: le ciel et la terre, 1'eau et la terre ferme, les
arbres et les hommes, les sexes opposés même, tout prend forme et "devient" à la manière
de 1'éclosion d'un œuf.
De même la lune, par son cyclisme et sa forme représente la "loi" aussi bien de la nature
que de la vie humaine et de 1'univers tout entier.
I1 en va de même encore de 1'eau, source de toute forme et de toute vie, qui n'évoque pas
qu'un élément parmi tous les autres, mais le devenir de toutes choses.
Cette tendance unificatrice du symbole va si loin, qu'elle élève au rang d'outils
macrocosmiques et microcosmiques, les objets les plus ordinaires et utilitaires comme le
panier (Dogon M.1) et le chapeau (Bambara M.3).
3°° A son tour, le caractère panoramique du symbole nous renvoie plus profond encore, à la
structure interne même du symbole. Celui-ci, en effet, n'est pas simple mais composé, et pas
inerte mais dynamique. Le symbole est une "coincidentia oppositorum", une unité de
tension entre deux opposés corrélatifs.
ex. Le ciel n'est symbole que parce que "autre" que la terre; 1'arbre que parce que "autre"
que 1'homme. Un objet ne devient symbole que dans la mesure où il unit le même et
l’autre.
4° Et le tout des autres ne se perçoit qu'en opposition au "Tout-Autre", dont le symbole par
excellence est le "ciel".
Ainsi tout objet n'est symbole que "sous le ciel" ou "in conspectu Dei", sous le regard de
Dieu comme le montre si bien la structure littéraire du mythe. Autrement dit: le symbole
est en définitive constitué par une apparition de Dieu, une "théophanie" ou une
hiérophanie. Le sacré comme manifestation d'un au-delà de la conscience, d'une
transconscience ou d'une transcendance, est la condition sine qua non et la source du
symbole. Le symbole est essentiellement religieux.
Mircea Eliade dit:
"A parler rigoureusement,,le terme de symbole devrait être réservé aux symboles qui
prolongent une hiérophanie ou constituent eux-mêmes une «évélation» inexprimable par
une autre forme magico-religieuse.» (o.c., p.376).
Que pouvons-nous conclure ? Que, si le mythe tient sa logique du symbole, il lui doit sans
doute aussi son universalité dans 1'espace et même dans le temps.
3. UNIVERSALITE ET PERMANENCE DES SYMBOLES
Les principaux symboles que nous avons rencontrés dans les quelques mythes
africains étudiés, sont communs à toutes les cultures négro-africaines traditionnelles.
La symbolique africaine a-t-elle un répertoire propre que n'auraient pas les autres cultures?
Probablement pas, mais on remarque deux tendances très nettes: les symboles africains se
réfèrent toujours à 1'homme; et, pour représenter le dieu principal de la nature, le firmament
(le ciel) a largement la préférence sur le soleil, la lune et la terre. Notons d'autre part que ce
grand dieu est toujours ou très souvent indifférent et oisif, comme s'il négligeait d'exercer sa
puissance.
Le caractère "terrestre" de la mystique africaine, son orientation dionysiaque et le
"vitalisme" tant débattu, trouve sans doute sa source au niveau du symbolisme africain. Il
faudrait creuser cette question.
Mais il ne fait pas de doute que les grands symboles archaïques sont universels. Voir
Io et les eaux primordiales (Polynésie) , Ta'aroa, créateur dans son œuf cosmique, roulant
dans 1'espace illimité (Polynésie), Arbre cosmique (Europe), Odhin, dieu androgyne
(Scandinavie), Shiva, dieu danseur, taureau blanc et Shakti, son épouse, Yima-Yimagh,
androgynie humaine (Iran),Varuna, avec son lacet (Inde), Tammuz, dieu de fertilité, cycle
mort-résurrection (Babylone), Adonis idem (Phénicie), Osiris, force végétale, grain, Nil,
lune (Egypte) ,
Oedipe, le destin aveugle, Prométhée, le feu céleste volé, Orphée, immortalité, Sisyphe, la
mort enchaînée (Grèce)
Le symbolisme est la connaissance la plus ancienne de 1'homme et il met en valeur
1'unité profonde de 1'esprit humain.
Le symbole, enfin est aussi universel dans le temps; il ne meurt pas, mais se transforme.
La psychanalyse, celle de Jung en particulier, dévoile L'Inconscient, méconnu jusqu'alors, et
qui est gouverné par des Archétypes, qui ne sont autres que ces symboles anciens.
Mircea Eliade écrit:
"L'homme, échappa-t-il à tout le reste, est irréductiblement prisonnier de ses intuitions
archétypales, créées au moment où il a pris conscience de sa situation dans le cosmos.
La nostalgie du Paradis se laisse déceler dans les actes les plus banals de 1'homme
moderne. L'ABSOLU ne saurait être extirpé, il est seulement susceptible de
dégradation.
Et la spiritualité archaïque survit, à sa manière, non pas comme acte, non pas comme
possibilité d'accomplissement réel pour 1'homme, mais comme une NOSTALGIE
créatrice de valeurs autonomes: art, sciences, mystique sociale etc. (Traité, p.36)
Le symbole, dit Pau1 Ricoeur, est inépuisable, il donne à penser (et donnera toujours à
penser), il est notre passé et notre avenir.
4. SYMBOLE ET RITE
Nous ne pouvons omettre de dire un mot de la vie du symbole qui, en effet, n'existe pas à
part, mais s'exprime dans les mythes qui, à leur tour, commandent ces innombrables rites qui
tendent à sacraliser la vie. Rites de naissance, d'initiation, rites de guérison et rites
funéraires, rites sociaux et agricoles, divination et rites magiques... . On trouvera le symbole,
non pas à 1'état pur, mais en pleine mêlée pour le sens de la vie.
5. LA CONNAISSANCE SYMBOLIQUE
Tout ce qui précède nous permet, sinon de définir, du moins de dégager ces caractères de la
connaissance symbolique qui importent dans 1'épistémologie du mythe.
D'abord, le symbolisme est une donnée immédiate de la conscience. Ce serait une erreur de
considérer la connaissance symbolique comme le fruit d'une déduction, d'une opération logique,
rationnelle. Plutôt qu'une pensée, elle est la source de la pensée. Pour nous, hommes du 20°
siècle, il est impossible de "vivre" le symbole, dans toute la force et l'innocence du premier éveil
d'une conscience encore concomitante de la vie. Un tel retour ne pourrait d'ailleurs constituer un
idéal pour la conscience devenue adulte, mais il nous rappelle, que la raison émancipée est
appelée, à l'autre bout, à rejoindre la vie et à se mettre à son service.
Le symbolisme est aussi une donnée immédiate de la conscience totale, c’est à dire du
réel et de la conscience elle-même. En révélant le monde à la conscience, il révèle en même temps la
conscience à elle-même. Car la structure dynamique ou oppositionnelle du symbole correspond à
l'acte le plus fondamental de la conscience qui est la détermination, ou la définition. Chaque chose ou
chaque réalité n'est-elle pas déterminée et dès lors intelligible par une autre et toutes les autres.
Comment savoir que je suis en bonne santé si je n'ai jamais rencontré la maladie; comment
connaître la chaleur sans le froid?; le blanc sans le noir ? Et comment serais-je conscient de vivre
dans un village, si je n'en étais jamais sorti ?
Dans ce monde, toute chose est déterminée par une autre, par un déterminant lui-même
déterminé. La conscience la plus fondamentale est celle d'une différence et d'une relation, d'une
distance et d'un lien, ex. L'arbre n'est symbole que parce que et semblable à et différent de l'homme.
Mais en cela, la conscience se place pour ainsi dire au -dessus et de l'arbre et de l'homme et audessus de tout ce qui est autre et différent. Par son caractère englobant,1e symbole révèle à la
conscience son caractère spirituel et religieux. Car la totalité des relations déterminant-déterminé
implique et suppose un déterminant indéterminé, un absolu, un Tout-autre fondant toute altérité, un
inintelligible fondement de toute intelligibilité.
Bref, en révélant l'Absolu, le symbole révèle aussi le caractère spirituel de la conscience
humaine.
Enfin, le symbolisme est une connaissance affective, dans le triple sens du mot.
- Le symbole affecte, c.à.d. situe l'homme, il lui assigne sa place propre au milieu de tous les
existants et face à l'Absolu.
- Le symbole fonde aussi l'existence humaine, il la justifie et la confirme; il dit comment l'homme
"doit" être, car ce qui existe "ab origine", c’est cela qui existe réellement. Le symbole ramène
l'homme à lui-même.
- Le symbole est affectif aussi en ce sens qu'il est chargé d'une très grande force émotive. La
connaissance symbolique ne prend pas distance de son objet, elle ne sépare pas objet et sujet,
connaissance et volonté; elle est une expérience totale.
4. LA PAROLE MYTHIQUE
Revenons à 1'épistémologie du mythe.
Dire que le mythe est un discours de symboles, prend désormais son plein sens. Le
mythe renferme une PENSEE et il est une PAROLE. I1 est un essai d'expression et de
communication de 1'expérience existentielle la plus immédiate et la plus "primitive".
Nous sommes loin ici de la définition classique et purement négative du mythe comme un
"récit fabuleux", qui n'est pas logique, pas rationnel, pas philosophique. Si on regarde le
mythe, non plus de la hauteur prétentieuse de la raison éclairée, couvrant du même mépris le
primitif et le mythique, mais à partir des profondeurs de 1'expérience symbolique et de
1'Inconscient, alors le mythe apparaît non plus comme "pas encore rationnel", mais comme
"déjà parole".
Le mythe est la plus ancienne et vénérable PAROLE de la conscience humaine.
La philosophie, dès lors, ne se présente plus comme le début de la pensée humaine, mais
comme le passage d'une parole mythique à une parole logique; du mythos au logos. C’est
1'énoncé même de la possibilité de 1'herméneutique: un même message, transcrit d'un
langage dans un autre.
I1 nous reste donc à condenser tout ce qui précède en quelques règles de lecture pour
1'interprétation des mythes. (au moins pour ceux que nous avons étudiés) .
- l. Lire le mythe comme un discours de symboles, c.à.d. remonter jusqu'aux symboles
(lecture radiale) rechercher la "logique symbolique" qui commande la logique du récit
mythique (lecture circulaire).
- 2. Méditer les symboles; laisser les symboles "nous parler" et nous parler en profondeur,
nous "psychanalyser" jusqu’au niveau de notre expérience existentielle profonde.
- 3. Lire comme une expérience intérieure ce qui est raconté comme une "histoire de
1'origine"; ou encore, comprendre comme une dimension de la conscience ce qui est
présenté comme une étape du temps ou un lieu dans 1'espace.
Par exemple:
AU DEBUT ...
= DANS SA CONSCIENCE PROFONDE
L'homme ETAIT .. = l’homme SE PERCOIT
DIEU …
= LE FONDEMENT LOGIQUE ABSOLU.
N.B.
Le symbole est "visuel", le mythe est "parole". .Dans 1'évolution progressive du symbole à la parole mythique
se situent sans doute ces "mythogrammes", desseins préhistoriques complexes et cabalistiques, des sortes de
"mythes à voir". On peut supposer que de leur commentaire oral, les récits mythiques sont nés.
Lectures recommandées: Mircea Eliade, Traité d'Histoire des Religions et Signes et Symboles; L.V.Thomas, La
Terre Africaine et ses Religions; O.Beigbeder, La Symbolique, Collection "Que sais-je?"n°749; Tzvetan
Todorov, Théories du Symbole Seuil 1977.
CHAPITRE III
ANALYSE HERMENEUTIQUE
A 1'aide des résultats des analyses précédentes, nous pouvons à présent entrer dans la
phase proprement herméneutique. Celle-ci consiste à interpréter exactement la nature du récit
mythique, son contenu et ses rapports avec d'autres formes de pensée, en particulier la
philosophie.
D'où les trois parties de ce chapitre:
1. Un essai de définir le mythe en termes philosophiques et de le situer ainsi dans la théorie
générale de la connaissance (§ 1)
2. Une interprétation en langage philosophique du message mythique (§2)
3. Un éclairage nouveau sur les rapports entre la mentalité mythique et la mentalité
rationnelle et sur les problèmes qui en découlent (§3)
La méthode employée consiste à confronter les résultats de l’analyse structurelle et de
l’analyse épistémologique avec un certain nombre de notions et de définitions philosophiques
telles qu’on les trouve dans les dictionnaires de la philosophie.
§ 1. LA CONNAISSANCE MYTHIQUE
Jusqu'à aujourd'hui bien des manuels de philosophie continuent à définir le mythe comme
un "récit fabuleux racontant les exploits de dieux ou de héros..", lui refusant ainsi toute valeur
de connaissance. Est-ce acceptable?
Nos analyses ont montré que le mythe est un discours de symboles et que 1'expérience
symbolique est une donnée immédiate de la conscience totale et affective de 1'homme.
Or c’est la définition même de 1'intuition métaphysique.
Nous avons également constaté que la cohérence et 1'intelligibilité du mythe ne sont pas à
chercher au niveau du discours, mais des symboles qui prêtent leur logique au mythe. Le
mythe est donc bien logique, mais d’une logique symbolique.
Le mythe est un discours, une communication et donc une réflexion sur 1'expérience
symbolique qu'il renferme. Il est donc bien le fruit d'une conscience réflexive.
Voyons cela de plus près.
l. SYMBOLE ET INTUITION
L'INTUITION (du latin voir dedans..) est un connaissance immédiate, c.à.d. instantanée et
sans intermédiaire.
Par opposition au discours ou au raisonnement, c’est 1'acte par lequel 1'esprit atteint la
réalité directement en elle-même. Cette connaissance est considérée comme procurant une
certitude absolue.
L'intuition est inépuisable, fondamentale et totale.
- "Aucune combinaison de concepts n'en fournira jamais 1'équivalent", dit E.LEROY.
De 1'intuition, on ne saurait en somme avoir valablement qu'une intuition.
En d'autres mots: de 1'intuition il n'y a de meilleure explication que 1'intuition ellemême.
- "L'intuition est une connaissance transcendante au discours, source plutôt que résultat du
discours".
- "L'intuition métaphysique ou intellectuelle n'atteint pas 1'existence du Moi et de Dieu à
la manière d'une notion abstraite, mais d'une façon tout-à-fait directe et concrète: comme en
un seul "bloc": moi - 1'existence - 1'Absolu".
LE SYMBOLE mythique correspond exactement à.la définition de 1'intuition ( voir p. 74)
- La connaissance symbolique est une connaissance immédiate et inépuisable. Aucune
explication, aussi étendue soit-elle, n'arrivera jamais à restituer la richesse de 1'expérience
symbolique elle-même. I1 n'y a que le symbole pour comprendre le symbole. C’est d'ailleurs
ce qu'exprime très bien 1'étymologie du mot: sym (ensemble) bolein (jeter): primitivement, le
symbole était un objet coupé en deux et dont deux hôtes conservaient chacun une moitié
qu'ils léguaient à leurs enfants; ceux-ci, en rapprochant les deux moitiés (sym-bolein)
reconnaissaient les relations d'hospitalité de leurs ancêtres.
- Dans le mythe le symbole inclut et domine le discours et non 1'inverse.
- Le caractère le plus important du symbole c’est qu'il est totalitaire et essentiellement
religieux.
Concluons: il n'y a pas de doute, LES SYMBOLES DES MYTHES NE SONT RIEN
D'AUTRE QUE LES INTUITIONS METAPHYSIQUES LES PLUS FONDAMENTALES
ET LES PLUS UNIVERSELLES DE L'HOMME.
2. MYTHE ET LOGIQUE
On a dit du mythe qu'il est "prélogique". Qu'en est-il?
LA LOGIQUE est la loi de la parole (logos), du parler.
Elle exige cohérence, nécessité, suite: il faut que nos paroles tiennent ensemble par un lien
de nécessité et de façon suivie. Elle est habituellement appliquée à la parole discursive et
plus spécialement au raisonnement.
Mais elle vaut aussi de la parole symbolique qui est à 1'œuvre, dans le mythe.
Le mythe, en effet, emprunte sa logique aux symboles. Le système symbolique présente, à sa
façon, les caractères de cohérence, de nécessité et de suite. Nous avons pu constater que le
mythe ne paraît absurde et illogique que lorsqu'il est lu comme un discours, et non comme un
discours de symboles. A vrai dire, le mythe n'est pas prélogique, il obéit à une logique
symbolique.
3. MYTHE, CONSCIENCE ET REFLEXION
Le mythe est-il "préréflexif" et même "préconscient", comme on le dit souvent ?
LA CONSCIENCE (du latin cum-scire: savoir avec) est un savoir qui accompagne une
activité et la rend, pour ainsi dire, présente à elle-même: manger et savoir que je mange,
connaître et savoir que je connais.
La conscience implique donc une double présence, celle de 1'objet connu et celle du sujet
connaissant. Tout acte humain est conscient, mais pour le percevoir il faut la réflexion.
LA REFLEXION (du latin re-flectere: repencher, replier) est l’acte par lequel la
connaissance se retourne sur elle-même. La réflexion implicite ou spontanée est cette
conscience de soi qui accompagne toute conscience du monde, sans que pour autant 1'on y
prête attention. Par exemple, lorsque je suis absorbé par un spectacle, je sais bien que je suis
en train de regarder, mais je n'y pense pas; mon moi connaissant est en quelque sorte fondu,
absorbé dans 1'objet connu et ne s'en distingue pas. "Je suis transporté", disons-nous. Dans un
tel cas la conscience est maximale et la réflexion minimale. C’est ce qui se produit au plus
haut degré dans 1'intuition métaphysique et existentielle et plus encore dans 1'extase. La
réflexion spontanée n'est pas à vrai dire un acte et donc pas une réflexion au sens propre du
mot.
La réflexion proprement dite est un retour explicite sur le moi ou le sujet connaissant.
Mais ici on peut distinguer plusieurs degrés.
- La réflexion vitale est un retour sur 1'objet de la connaissance, pour le revivre. Par
exemple, réfléchir sur une fête vécue pour en revivre la joie...
- La réflexion rationnelle est également un retour sur 1'objet, mais pour en expliquer
les causes, les raisons (ratio). Par exemple, réfléchir sur la nature, les raisons et les
conditions de possibilité d'une fête..
- La réflexion critique va plus loin encore. Elle est un retour sur le sujet connaissant, dans
le but d'expliquer les causas ou conditions de la connaissance elle-même. Par exemple,
lorsque je me demande comment il se fait que je puisse connaître une fête, être sûr qu'elle
existe réellement, m'en souvenir après, etc.
Nous pourrions appeler la réflexion vitale une réflexion au 1° degré:
elle est à 1'œuvre dans la vie ordinaire, dans 1'art et dans le mythe;
la réflexion rationnelle une réflexion au 2° degré: c’est elle qui dirige la philosophie et les
sciences;
la réflexion "critique" est une réflexion au 3° degré: c’est le domaine de 1'épistémologie ou
de la critique de la connaissance que Kant a portée à sa perfection.
Ces trois degrés de réflexion sont liés par un lien hiérarchique: la réflexion rationnelle
prend son point départ dans la réflexion vitale, et la réflexion critique est 1'aboutissement de
la réflexion rationnelle. L'histoire confirme cela: la philosophie a pris son essor à partir du
mythe et le Criticisme de Kant n'apparaît qu'après plus de vingt siècles de philosophie.
Voyons maintenant ce qu'il en est de la réflexion mythique.
LE MYTHE est un discours de symboles, disions-nous. Une représentation de 1'expérience
symbolique, autrement dit une réflexion.
Mais cette réflexion est nettement vitale, comme le montre bien le rôle social du mythe
ainsi que sa structure interne: le but du mythe est religieux, subjectif et affectif. Le mythe
veut révéler 1'expérience symbolique, pour la faire revivre par les initiés,. et assurer de la
sorte la permanence de 1'harmonie du monde, de la force vitale et de 1'homme.
Le mythe est donc loin d'être irrationnel,.bien qu'il soit
pré rationnel. Le mythe est
une réflexion vitale.
Résumons pour finir les conclusions de ce § 1.
LE MYTHE EST UNE REFLEXION VITALE SUR LES INTUITIONS
METAPHYSIQUES FONDAMENTALES, SELON UNE LOGIQUE SYMBOLIQUE;
LE MYTHE EST DONC UNE VRAIE CONNAISSANCE, NI PRECONSCIENTE, NI
PREREFLEXIVE, NI PRELOGIQUE, MAIS PRE RATIONNELLE.
§ 2. LE CONTENU DE LA CONNAISSANCE MYTHIQUE
Ayant établi que la connaissance mythique est une authentique connaissance, nous arrivons
maintenant au cœur de 1'herméneutique en nous posant la question quel est 1'objet de cette
connaissance. Autrement dit: comment interpréter ce que le mythe révèle ?
L'analyse structurelle nous a montré que le mythe comporte invariablement cinq facteurs
structurels et 1'analyse épistémologique nous a révélé que le fondement de ce phénomène est la
connaissance symbolique, totalitaire et métaphysique ou religieuse.
Nous allons d'abord considérer ces cinq facteurs dans leur unité indissoluble, en nous
demandant quel peut bien être l’objet d'une intuition si vaste et si mystérieuse. Nous croyons
reconnaitre là ce que des philosophes contemporains appellent «’expérience existentielle».
L'objet du mythe ne serait-il pas l’existence? C’est que nous allons vérifier dans un premier
temps.
Ensuite nous chercherons à interpréter chacun des facteurs du mythe à part, en les confrontant
à des notions philosophiques; respectivement:
"l -'origine" mythique au point de vue "métaphysique;
le Dieu du mythe à 1'Absolu des philosophes;
l'homme du mythe à 1'anthropologie philosophique;
Le cosmos du mythe à la nature des philosophes;
La "faute" mythique" à la notion du mal. (point 2)
Chacune de ces confrontations se passera en trois temps:
A. Nous essaierons d'abord de montrer la Convergence entre le message mythique et ces
notions philosophiques
B. Nous montrerons ensuite que les intuitions mythiques offrent un critère pour juger les
Divergences de la pensée philosophique.
C. Enfin, nous rapprocherons les intuitions mythico-symboliques de la foi chrétienne et
nous constaterons que celle-ci ne détruit pas ces intuitions primordiales, mais les
accomplit dans leur propre sens.
1.
REVELATION MYTHIQUE ET EXPERIENCE
EXISTENTIELLE
A. Convergence
- En identifiant les symboles du mythe comme des intuitions métaphysiques, nous avons
rendu compte de deux des caractéristiques de la connaissance symbolique: son caractère
immédiat et total et religieux.
Mais deux autres caractéristiques restaient dans 1'ombre: le caractère mystérieux et le
caractère affectif de la connaissance symbolique.
Or ce sont précisément ces deux caractères qui vont nous permettre de préciser
davantage quel est 1'objet spécifique de 1'intuition mythique.
- Car, en parlant de "1'expérience existentielle", les philosophes dits "existentialistes"
visent incontestablement une intuition métaphysique, mais en mettant 1' accent sur son
caractère ultra-rationnel ou mystérieux et sur la manière affective et émotionnelle dont
cette intuition est vécue.
- Qu'est-ce donc que "1'existence"?
C’est 1'être, mais 1'être conscient de lui-même, tel qu'il se présente dans 1'homme. Parmi
les êtres, seul 1'homme existe, se trouve par la conscience posé en dehors ou en face de
sa propre existence. Du coup son être lui apparaît comme relatif, contingent et fini, face
à un illimité incompréhensible, que les existentialistes athées appelleront le néant, et les
chrétiens 1'Absolu ou Dieu.
- On comprend alors que 1'expérience existentielle est décrite comme une prise de
connaissance extraordinaire, une sorte de choc, de réveil brusque, de révélation
bouleversante. Elle ne se produit d'ailleurs, disent les Existentialistes, que dans des
"situations-limite" comme p.ex. une épreuve suprême, un échec profond, la confrontation
avec la mort.
D’après la conception positive ou négative de 1'Absolu, les sentiments qui accompagnent
une telle expérience, sont également positifs ou négatifs: sens du mystère, invocation,
adoration, d’une part, et sens de 1'absurde, nausée, révolte et désespoir, de 1'autre.
Mais fondamentalement on retrouve dans les deux tendances le même sentiment
dominant: celui d'une finitude douloureuse face à un infini mystérieux et
incompréhensible.
- Pour conclure à une certaine Convergence entre la "révélation" mythique et
"1'expérience" existentielle, il suffit de rappeler brièvement les résultats de nos deux
premières analyses.
Le mythe présente un drame. Ce drame se déroule sous 1'autorité de Dieu. Mais ce Dieu
est absolument distant, "tout-autre" et sans commune mesure avec tout ce qui existe. Au
cœur du drame se trouve cette "faute" décisive, malheureuse et douloureuse, mais
inexorable, irrévocable et surtout paradoxale.
On remarquera également l’importance et la fréquence du thème de la mort dans le
mythe.
Mais on se souviendra surtout du fait que le récit mythique n'est en réalité qu'une trame
qui sert à présenter et à réactualiser les intuitions symboliques, dont le caractère
d'expérience existentielle est bien mis en valeur par 1'aspect dramatique, douloureux et
mystérieux du récit lui-même.
Enfin, il y a 1'indication - qui n'est pas la moindre - qu'on trouve dans le caractère
initiatique du mythe et dans son rôle pédagogique traditionnel, qui n'était autre que de
"faire des hommes" en ouvrant leur conscience au "mysterium tremendum" qui entoure
et pénètre tout ce qui existe.
Pour conclure, nous pouvons donc bien interpréter 1'objet du mythe comme une
expérience existentielle. Malgré les incontestables différences, les deux correspondent
fondamentalement.
Plusieurs faits nous suggèrent qu'entre la conscience archaïque et la nôtre il y a un lien
réel et une continuité: les symboles archaïques continuent à vivre au fond de notre
conscience et notre réflexion sur eux trouve dans les mythes son modèle originel et par
conséquent également son critère de vérité.
Les faits sont les suivants (parmi bien d'autres que nous ne considérerons pas ici) :
I1 y a tout d’abord le fait que la "réaction" existentialiste se présente comme un retour à
la conscience supra-rationnelle et à la réflexion pré-philosophique. Au-delà des
concepts et des raisonnements, elle remonte à un niveau de conscience plus originel. En
outre, elle s'exprime volontiers dans un style poétique et dramatique (théâtre) et dans un
langage symbolique.
On voit ainsi réapparaître les grands symboles du mythe. Cette permanence des symboles
au fond de notre conscience est un signe et un argument pour 1'unité de la conscience
humaine dans le temps et dans 1'espace.
B. Divergence
L'insistance même des Existentialistes sur l’importance et la nécessité de 1'expérience
existentielle, prouve combien celle-ci est (devenue) difficile pour 1'homme contemporain.
Pour la conscience primitive, tout le réel, tout objet, jusqu'à un simple chapeau ou un
panier, tendait à devenir le lieu d'une ''théophanie" ou "hiérophanie".
La perte (inévitable?) de cette sensibilité au sacré est la cause principale de notre
difficulté à descendre dans notre conscience profonde et par conséquent à comprendre le
langage symbolique et rituel des hommes primitifs.
Mircea ELIADE écrit:
"Nous comprenons que les rythmes lunaires, les saisons, ou le symbolisme spatial
puissent acquérir des valeurs religieuses pour 1'humanité archaïque, c’est à dire
devenir des hiérophanies; mais il est beaucoup plus malaisé de comprendre dans quelle
mesure des gestes physiologiques, tels que la nutrition et 1'acte sexuel, peuvent
revendiquer le même titre. ( ... ) L'une des principales différences qui séparent 1’homme
des cultures archaïques de 1'homme moderne réside justement dans 1'incapacité où est
ce dernier de vivre la vie organique (en premier lieu la sexualité et la nutrition) comme
un sacrement, comme des cérémonies dont 1'intermédiaire sert à communier avec la
force que représente la Vie même. (o.c. p.39). Il est certain que tout ce que 1'homme a
manié senti, rencontré ou aimé, a pu devenir une hiérophanie. On sait, par exemple,
que dans leur ensemble, les gestes, les danses, les jeux d'enfants, les jouets etc..ont une
origine religieuse: ils ont été dans le temps des gestes ou des objets cultuels .(ib. p. 24)
- Dès lors il n'est pas étonnant que l'expérience existentielle contemporaine apparaisse
comme un reflet plus ou moins pâle de l'expérience symbolique exprimée dans le mythe.
S'il est vrai que la conscience moderne est beaucoup plus réflexive et personnalisée que la
mythique, il est vrai également qu'elle est moins fidèle à l'expérience et moins complète. Les
symboles mythiques sont les modèles originels et parfaits, les archétypes de la conscience.
C’est donc le mythe qui est la norme de toute réflexion ultérieure. Paul Ricoeur dit que la
raison doit réfléchir à partir des symboles et selon les symboles.
- Ainsi nous percevons, par exemple, dans l'expérience existentielle contemporaine une
sorte d'affaiblissement et de rétrécissement de la perspective, par rapport à la révélation
mythique. Dans le mythe nous voyons l'expérience existentielle jouer un rôle social
primordial, tandis que dans le monde moderne elle reste enfermée dans la conscience
individuelle et influence nullement les structures de la vie publique.
- En outre, les philosophes existentialistes semblent rétrécir l'expérience à une seule de ses
dimensions. Ils mettent en valeur particulièrement le caractère éphémère de la vie humaine,
surtout à partir de l'expérience de la mort. Mais nous voyons aujourd’hui des philosophes et
des poètes mettre en lumière d'autres aspects de la vie humaine (l'amour, la travail..), et
d'autres aspects du réel comme la nature et Dieu.
On pourrait dire que 1’expérience existentielle est comme un triangle à trois faces entouré d'un
point d'interrogation (le mystère).
Chacune des faces peut être porte d'entrée dans le triangle; autrement dit, l'expérience
existentielle peut être d'origine soit cosmique: une haute montagne, l'immensité de la mer, le
ciel ou même des pierres (pour Theillard de Chardin) peuvent déclencher en moi un
inexprimable et immense sentiment de présence à moi-même, aux autres hommes et à Dieu.
L’expérience existentielle peut être aussi théologique: une expérience mystique, où le Dieu
caché s'impose subitement a moi avec une infinie force et douceur ou dans une terreur sans
nom (voir les psaumes, Pascal, les mystiques), qui me fait pénétrer d'un seul coup dans le
mystère profond du monde et des hommes.
Il y a enfin la face anthropologique: c'est l'expérience de la mort, mais aussi de l'amour et
de la haine, l'expérience du travail et de l'injustice, qui peut être l'occasion de cette brusque
prise de conscience que je suis "un homme sur la terre", un être exposé, lié au monde et en
même temps étranger au monde, un exilé du ciel travaillant cette terre avec l'énergie d'un
désir infini.
- Or ces trois faces aujourd'hui souvent éparpillées et déséquilibrées, se trouvent, au
niveau du mythe, unies dans un parfait et constant équilibre.
Dieu, l'homme, le monde et la "faute", ces éléments structurels inséparables du
mythe, constituent le triangle-modèle originel de toute expérience de l'existence.
C. Expérience mythique et foi chrétienne
II nous reste à confronter la révélation mythique à la révélation chrétienne. Le foi détruit-elle
l'expérience primordiale ou la confirme-t-elle en la surélevant?
Considérons la vision du monde de l'Ancien Testament que le Christ a adoptée et portée à sa
perfection.
Le livre de la Genèse n'est pas un mythe. Bien au contraire, il représente la plus radicale
entreprise de démythisation jamais vue. Il n'est pas non plus un simple récit cosmogonique. La
Genèse est une catéchèse, élargie aux dimensions de l'univers, sur le Dieu vivant, le Dieu de
l'Alliance et du salut. Nous reviendrons sur tout cela.
Mais il importe ici de constater que l'expérience religieuse unique d'Israël ne contredit
pas la révélation mythique, mais en respecte et reprend la structure fondamentale: "Au
commencement...Dieu créa le monde..et l'homme., blessé par le péché.."
Plus même, l'expérience de la foi confirme et surélève l'expérience primordiale. La foi en
un Dieu sauveur qui parle et se rend proche des hommes, librement et sans rien perdre de sa
transcendance, retourne définitivement et fermement le cœur de l'homme vers le Dieu
unique et Tout-Autre qu'on avait tendance à oublier. On constate en effet dans toutes les
religions païennes un irrésistible glissement du monothéisme au polythéisme et à la
superstition. Or le germe de ce glissement se trouve déjà dans le mythe même.
Comment, en effet, dans la pratique, vivre avec un Dieu lointain et oisif? La tragédie de
l'humanité est qu'elle s'éloigne inexorablement de ses sources. Mais quel "ressourcement",
quelle "renaissance", lorsque Jésus de Nazareth fait retentir l'incroyable Bonne Nouvelle: "Le
Royaume de Dieu est tout proche" !
2. DIEU DANS LE MYTHE ET DAN S LA PHILOSOPHIE
A. Conve r gence
Mettons face à face quelques images mythiques de Dieu
philosophiques concernant Dieu.
MYTHE
PHILOSOPHIE
Omniprésent absent
O mn i p rés e nt - t ra ns c e nd a nt
sou ver ain dista nt
cause pre mière
auteur i ntemp or el du temps
c ré at eu r ét e rne l
f ai t t o u t e n n e f a i s a n t r i e n
moteur immobile
Tout-Autre
Absolu
En bref: SOUV E RA IN ET E
et DISTANC E
et
quelques concepts
La philos ophie r eprend incont es tab l eme nt les d eux traits p rincipaux du
Dieu mythique, mais elle semble connaître une très grande d i ffi cu l t é à m ai n t en i r l eu r
u ni t é et l eur c or rel a t i vi t é qu e l e mythe affirme de façon évidente.
CAUSE
B.Divergence
DIEU
>< MYSTERE
Rationnellement, il est extrêmement difficile de concilier les notions de cause et de
mystère. La cause est par excellence ce qui explique et s'explique, alors que le mystère
dépasse toute explication rationnelle.
Aussi voit-on dans l'histoire de la philosophie se succéder alternativement les
philosophes de la cause et ceux du mystère. Pour Aristote, Platon et Hegel, par exemple,
Dieu est comme le produit d'une déduction logique. Les agnostiques et même des
théologiens rappellent que nous ne savons absolument pas ce qu'est Dieu.
Saint Thomas, dans une brève mais géniale phrase, réussit à unir les deux aspects. Il
dit: "En remontant à Dieu à partir de ses effets, nous ne pouvons pas connaître la nature
divine telle qu'elle est en elle-même". Voilà un très bel exemple de réflexion rationnelle
fidèle à la révélation mythique qui perdure dans le cœur de l'homme sous la forme de ce
"sensus communis", dont saint Thomas dit que la philosophie doit l'expliquer, non le
contredire.
La théorie du Panthéisme offre une bonne illustration négative du même principe. En disant
"Tout est Dieu" au lieu de "Tout est de Dieu", les panthéistes trahissent l'intuition
primordiale et, dans la même mesure, transgressent la raison philosophique. Le critère ultime
de tout langage philosophique sur Dieu restera toujours celui-ci: Dieu est cause de tout parce
que mystère, et mystère parce que cause.
C. Le Dieu du mythe et le Dieu de la foi
Revenons encore au récit de la genèse.
A première vue, la Bible semble ici plus mythique que le mythe même. Nous y
voyons en effet Dieu non seulement donner la chiquenaude initiale, mais organiser le monde
jusque dans le détail. Plus de place pour les démiurges ou autres intermédiaires. Dieu fait
tout. Sa souveraineté se trouve ainsi exaltée, plus encore que dans le mythe. Mais n’y perd-il
pas son caractère Tout-Autre, ne devient-il pas un Dieu fortement anthropomorphe ? Eh
bien, non. Genèse affirme en même temps l’absolue transcendance de Dieu en disant que
Dieu est infiniment élevé au-dessus de l’homme, qui est pourtant le roi de toute la création.
Adam et Ève ne sont-ils pas coupables pour avoir voulu être ‘comme des dieux’?
La foi d’Israël confirme donc et approfondit les deux caractères originels de Dieu et
leur indissoluble union. Cette foi, Jésus ne l’abolit pas mais l’accomplit, en révélant que
Dieu est Père. Le mystère de la création est surélevé par le mystère de l’amour: le Père que
‘nul œil n’a vu’ vient habiter au plus intime de ses créatures: Jésus annonce et inaugure une
nouvelle création dans l’Esprit.
3. L’HOMME DANS LE MYTHE ET DANS LA
PHILOSOPHIE
A. Convergence
Tout comme la notion de Dieu, le concept philosophique de l'homme est
perpétuellement écartelé entre deux pôles irréductibles mais inséparables: esprit ET
matière.
HOMME
AME > < CORPS
Nous trouvons là l'expression rationnelle de la révélation mythique, qui est un langage naïf
mais inégalablement fidèle à l'intuition la plus immédiate qu'a 1'homme de lui-même.
1. Le mythe parle systématiquement d'un "homme antérieur", ou d'une condition
"première" de l'homme.
L'analyse épistémologique nous a appris à comprendre ce "premier homme" comme la
projection spatio-temporelle d'une dimension de la conscience profonde: ce "premier"
homme qui ne mangeait pas, ne travaillait pas et ne mourrait pas et qui vivait auprès
de Dieu, n'est autre que cette conscience immatérielle, immortelle, existentielle que
l'homme découvre en lui-même et qu'il appelle esprit ou âme.
LE MYTHE RÉVÈLE EN L'HOMME L'AME ET LE CORPS.
2. Dans le mythe, la différence entre le premier homme et l'homme actuel (=réel) est
totale et absolue: entre ces deux états de l'homme il y a un gouffre infranchissable.
Epistémologiquement, il y a là une discontinuité totale.
Et pourtant, le mythe parle bien du même homme, cela ne fait pas de doute. Sans cette
continuité (fictive) le drame mythique s'évanouirait dans le non-sens.
LE MYTHE REVELE LA DIFFERENCE IRREDUCTIBLE DE l'AME ET DU CORPS
ET EN MEME TEMPS LEUR INDESTRUCTIBLE UNION SUBSTANTIELLE DANS
L'HOMME.
3 Mais rappelons-nous au prix de quelle "mystification" le mythe réussit à faire "passer"
cette monumentale contradiction.(p.67)
La mystification mythique est tellement systématique et essentielle au mythe qu'elle ne
peut être gratuite: elle doit indiquer un "mystère" c.à.d. une réalité essentiellement
incompréhensible.
LE MYTHE REVELE L'HOMME COMME UN MYSTERE
B. Divergence
Les philosophes ont bien souvent écartelé et tronqué la triple révélation mythique sur
l'homme.
PLATON est tellement saisi par la différence de nature entre le corps et l'âme, qu'il
en fait deux choses distinctes accidentellement unies dans l'homme.
LES MATERIALISTES tombent dans l'autre extrême et réduisent l'âme au corps.
L'esprit n'est plus que le résultat d'un cerveau devenu très complexe.
Entre ces deux extrêmes se situent des philosophes comme saint Thomas et Emmanuel
Mounier qui s'efforcent de respecter le mystère de l'unité de l’homme En combattant pour
l'intégralité de l'homme qui est à la fois "incarnation", "communion" et "vocation", le
Personnalisme invite l'homme moderne à un retour aux sources de la conscience
C. L’homme du mythe et l’homme selon la foi
Jésus manifeste la vérité ultime sur l’homme, non par des théories mais par toute sa vie.
Il n’est pas le sauveur des ‘âmes’, mais de tout l’homme. Son agir repose sur le mystère de
son être: Il est le Verbe fait chair, Dieu fait homme. Et l’espérance eschatologique qu’il
apporte est celle du salut de tout l’homme, dans un monde transfiguré et inauguré par sa
Résurrection et sa vie glorieuse auprès du Père.
4. COSMOS MYTHIQUE ET NATURE DES PHILOSOPHES
Le message mythique concernant le monde peut se résumer en trois points.
l. Le monde est un "cosmos" émergé d'un "chaos".
2. L'origine du cosmos est inséparable de l'origine de l'homme et de la souveraineté de
Dieu.
3. Le cosmos est un monde humain; plus précisment , le cosmos apparait avec, par et
pour l'homme.
Examinons chacun de ces points.
1. Nous croyons que les images mythiques de cosmos et chaos correspondent aux notions
philosophiques de MATIERE ET FORME.
MONDE
MATIERE > < FORME
A. Convergence
Pour Aristote tout être matériel est composé métaphysiquement de Matière et de Forme.
Ces principes sont réels, car sans eux les substances matérielles et le monde dans son
ensemble ne pourraient pas être et être intelligibles; mais ils ne sont pas physiques et
sensibles, ils sont métaphysiques et ne se comprennent que par l'intelligence.
La 'matière’ est le principe de 1'indétermination ou de la puissance (ce dont quelque chose est
fait); la ‘forme’ est le principe de la détermination, de la nature ou de 1'essence d'un être (ce
que quelque chose est de fait); la "forme" est donc 1'acte de 1'être naturel.
Or c’est bien cette structure métaphysique que le mythe
révèle de façon imagée, et non
quelque vague intuition de 1'évolution historique du monde.
En effet, les règles épistémologiques de la lecture du mythe nous recommandent de ne pas
comprendre Chaos et Cosmos comme deux états successifs du monde mais comme les
deux dimensions opposées mais inséparables de notre conscience du monde.
B. Divergence
Cependant, la philosophie n'a pas toujours été fidèle à cette intuition fondamentale.
Les premiers philosophes ont cherché à identifier expérimentalement 1'élément dont
tout est fait (eau-terre- feu). Mais en vain. Aristote démontra que le principe de toutes choses
est nécessairement métaphysique et qu'il est impossible de 1'identifier puisqu'il est
essentiellement indéterminé.
La science, à son tour, à cru pendant un temps pouvoir analyser la nature jusqu’à
découvrir la matière première ou l'ultime élément de la matière. Mais en vain, également.
Aujourd’hui, beaucoup d'hommes de science physique prennent conscience que toutes
les particules de la matière qu’ils réussissent à identifier, jusqu'à 1'intérieur même du noyau
de l’atome, ne sont jamais que des formes d’une matière qui recule à mesure qu’avance la
science et qui reste en définitive insaisissable. Ils redécouvrent ainsi les limites de la science.
Le problème de la «ère première» ou de ce qu’est la matière en elle-même, dépasse la
science. La dernière question sur le monde appartient à la philosophie et à la religion, car elle
est de l’ordre du mystère.
Ainsi nous voyons la réflexion rationnelle, après un long détour, retourner à
1'intuition première.
C. Le monde du mythe et le monde dans la Bible
Le but premier du récit de la Genèse n'est pas, nous l’avons déjà dit, de raconter l'origine
du monde, mais bien d'affirmer universelle seigneurie du Dieu unique, le Dieu d’Israël. La
différence qui en résulte face au mythe, est que toute la puissance créatrice ou ordonnatrice
est attribuée à Dieu seul, sans rien laisser aux démiurges, ou aux autres intermédiaires et au
«chaos» lui-même. Mais 1'intuition fondamentale reste intacte et est rendue dans un langage
symbolique: «commencement, l'Esprit de Dieu planait sur les eaux..»
La Bible assume donc l’intuition du chaos et du cosmos, mais à l’intérieur d’une
perception extraordinaire et même unique de la transcendance de Dieu.
Points 2 et 3
Nous allons traiter ici ensemble le lien du monde avec Dieu et son triple lien avec
1'homme.
A. Convergence
- Le mythe présente le monde comme impossible et impensable sans Dieu. C 'est ce que
les philosophes appellent la CONTINGENCE du monde, par rapport à 1'Absolu de Dieu.
- Dans le mythe le monde est toujours AVEC 1'homme, tout en étant radicalement
différent de lui. Les philosophes parlent de DIFFERENCE et de CORRELATIVITE.
- Que le monde est aussi PAR 1'homme, correspond à 1'activité TECHNIQUE,
transformatrice et civilisatrice de 1'homme.
- Enfin, que le monde est un monde POUR 1'homme correspond à 1'exigence d'un monde
humain, apte à permettre à 1'homme de vivre et de s'épanouir. Cette exigence s'impose
avec force à notre époque, où le pouvoir technique et scientifique de 1'homme risque de
créer un monde inhumain.
B. Divergence
Si nous représentons schématiquement la révélation mythique, nous pourrons constater
aisément que la philosophie, au cours de 1'histoire, s'en est écartée d'abord, pour y revenir
ensuite.
Dans sa "Philosophie de la Nature", Jean-Marie AUBERT distingue dans 1'histoire trois
conceptions de la nature:
1. La nature traditionnelle (de 1'Antiquité grecque à la Renaissance).
2. La nature moderne (17° au 19° siècle)
3. La nature contemporaine (20° siècle)
1.
La nature traditionnelle
La première période commence avec 1'avènement de la philosophie grecque. La raison
s'émancipe de la religion. Elle s'interroge en premier lieu sur la nature (les présocratiques).
Cette période culmine dans la synthèse grandiose d'Aristote, qui reste avant tout une
philosophie de la nature, mais qui s’étend jusqu'à 1'homme et même à Dieu. Mais le lien entre
le monde et Dieu est négligé, et Dieu est en quelque sorte mis entre parenthèses. Aubert
appelle cette période LA NATURE MIROIR DE L’HOMME.
2. La nature moderne
La deuxième période est celle da la NATURE MATHEMATIQUE
Sous 1'influence de 1'expansion économique et surtout du progrès des sciences et des
techniques, 1'intérêt pour la nature est encore renforcé, au dépens de 1'homme et de Dieu.
D'autant plus que 1'introduction des mathématiques dans les sciences naturelles fait que la
nature sera désormais mesurée par le critère non-humain de la quantité.
Le résultat en philosophie sera une mentalité rationaliste dominante, qui croit pouvoir
expliquer tout, même Dieu, et un intérêt presque exclusif pour la science et la technique, au
mépris de 1' homme et du monde en tant que milieu et responsabilité de 1'homme.
3. La troisième période est celle de la NATURE HOMINISEE
Deux grands événements sont venu remettre en question la vision moderne du monde.
La science elle-même, en poussant toujours plus loin ses investigations, finit par toucher
ses propres limites et redécouvre des questions qui la dépassent, comme par exemple la
question du sens du monde et de la vie en général.
Et puis, 1'histoire elle-même réveille la conscience des hommes. La menace nucléaire, la
pollution, les dangers de la manipulation génétique, 1'injustice et le sous-développement nous
rappellent que 1'homme est solidaire de son milieu naturel et qu'il en est responsable aussi.
Tout ce que 1'homme est capable de faire n'est pas nécessairement bon pour 1'homme.
Mais qui est 1'homme ? Et comment reconnaître la dignité de la personne humaine si on
nie 1'Absolu ?
Ainsi, au bout de 20 siècles de réflexion rationnelle, la conscience des hommes tend à
rejoindre la plénitude de ses intuitions premières.
C. Le monde dans le mythe et dans la foi.
J.M.AUBERT, conclut:
"La Mission de 1'homme est de résumer le monde en lui; de l'assumer par la
connaissance, de 1'humaniser par le travail; de resserrer 1'unité du monde en celle de
1'Esprit. Enfin, prolonger 1'œuvre créatrice de Dieu !
Et il est clair qu'à travers ce programme, c’est la personne du Christ qui constamment se
profile. Et c’est là 1'essentiel de ce que le christianisme veut apporter au monde. Tout cet
immense mouvement, inscrit dans la nature des choses et dans celle de 1'homme, est en
fait appelé à se réaliser dans 1'homme à un niveau supérieur d'unification et de
ressemblance avec Dieu, par la participation à la vie divine elle-même, véritable
transformation de 1'humain et du terrestre par la grâce. Et c’est par, et dans le Christ,
ayant lui-même assumé tout l‘humain (et indirectement avec lui tout le cosmique résumé
en 1'homme) que cette transformation se réalise." (o.c. p.320)
5. LA FAUTE MYTHIQUE ET LE MYSTERE DU MAL
Cette phase de 1'herméneutique demande, plus peut-être que les autres phases, un
recueillement profond sur notre expérience profonde. I1 est évident que la "faute" mythique
évoque le mal, mais pour saisir toute la richesse de cette convergence, il faut d'abord prendre
pleinement conscience de la réalité du mal dans notre vie.
Les discours sur le mal ne manquent pas. On distingue savamment le mal physique et le
mal moral. On lui trouve nombre d'explications et de justifications. En somme, pour le
réduire et le banaliser, nous ne manquons jamais de mots: "ne t'en fais pas ! , c’est la vie ! , ça
s'arrangera, tout s'oublie !"
Mais il y a des maux qui ne s'oublient pas ou ne devraient pas s'oublier, des maux qui ne
sont pas "médiatisables" et qui sont irréparables à jamais: 1'innocent avili et martyrisé à
mort; ou encore les multitudes humaines condamnées à la conscience crépusculaire qui
est le lot de la servitude résignée, frustrées de la plénitude de 1'existence, ombres
larvaires dans les caves de 1'histoire ; ou enfin les héroïsmes et les sagesses tournées en
dérision par le train du monde. Elle est alors introuvable la technique utilitaire et morale
de médiation qui ferait de ces maux les voies et les moyens d'un plus grand et plus vrai
bien. A travers les maux non réductibles apparaît la figure d'un MAL qui est comme
L'ABSOLU DU MALHEUR."
Ces phrases poignantes viennent du livre d'Etienne BORNE, (Le Problème du Mal, NUF
1956.) Elles nous invitent à prolonger notre lecture. L'auteur décrit en particulier trois
épreuves-limites, dans lesquelles le mal n'est pas réductible à un bien, mais insupportable,
scandaleux et ineffaçable. C’est le cas de 1'injustice irréparable, de la justice impossible et
de la mort inacceptable.
"Il importe peu, et la loi est bien loin d'être générale, que le tyran un instant triomphant se
trouve un jour précipité, que 1'injustice soit plus tard raturée de 1'histoire, que les
provocateurs au mal finissent par être réduits à 1'impuissance; il suffit que la méchanceté
ait eu raison une fois dans le fait, pour faire scandale, car jamais les choses ne pourront
être remises exactement en place (...)
Soit en effet une solution qui pourrait sembler à première vue exemplaire, Platon méditant
sur 1'injuste mort de Socrate, disciple fidèle entre les fidèles, se jurant de donner raison à
son maître, peut bien mobiliser les ressources qui sont en lui d'art, de raison, de mystique,
pour inventer ou découvrir un monde total plus vrai que 1'univers visible et dans lequel,
au terme, Socrate sera le juge de ses juges, il reste que le procès a consommé 1'injustice,
que la cigüe a été bue et que le souvenir d'Athènes est souillé de la tache ineffaçable...
Le propre du remords est son extraordinaire lucidité métaphysique: 1'objectivité
monstrueuse du mal qui lui est clairement révélée est le contraire d'une hallucination;
cette lèpre qui est survenue au réel n'est pas la projection d'une psychologie morbide; elle
a été, donc elle est; le remords est la perception aigue d'un absolu dans le mal; la
conscience ne peut connaître le crime commis par d'autres sans participer à 1'illumination
du remords, si bien qu'un seul crime suffirait pour interrompre 1'innocence de toutes les
consciences présentes et à venir. Le mal fait le monde coupable et dès lors nous sommes
tous coupables d'être au monde...
I1 n'y a pas de justice pure, ni au collectif, dans la guerre p.e., ni à 1'individuel, dans les
actions d'une personne.
La guerre est 1'occasion privilégiée de donner substance et vigueur au problème du mal,
non seulement parce que, une fois engagée, elle laisse au plus injuste une chance de
triompher... mais plus encore parce que la guerre introduit une brisure à 1'intérieur même
du Bien. Tout combattant, quel que soit son camp, se bat à la fois pour et contre la justice,
et il n'est au pouvoir d'aucune sagesse politique de dénouer 1'antinomie. Sans doute, il faut
congédier les discours académiques et héroïques, fabriqués pour endormir 1'angoisse: les
belliqueux et les révolutionnaires disent que la mort à la guerre est absurde s'il s'agit de la
mort de 1'ennemi, ou surabondante de sens et de gloire s'il s'agit de l'ami; de fait la parole
idéologique et fanatique couvre une réalité cruellement dialectique: à la guerre on ne
meurt jamais pour rien, car il n'est pas de cause qui n'ait un droit à 1'existence et au
rayonnement; une barbarie, si elle se bat et parce qu'elle se bat, n'est pas sans culture,
pour reprendre un terme hégélien, et prouve par là-même qu'elle a droit à un avenir
historique; 1'agresseur le plus cynique, le défenseur le plus obtus de privilèges
impossibles, s'ils se battent et puisqu'ils se battent, ne sont pas sans vertu ni sans honneur;
et pourtant à la guerre, on meurt toujours pour rien, puisqu'aucune cause humaine ne peut
sans mentir confondre ses valeurs toujours relatives, ambiguës, précaires, avec 1'absolu du
Bien, et seul 1'Absolu pourrait justifier ou plus exactement absoudre un sacrifice absolu..."
Il n'y a pas d'action qui ne participe à la faute, et celle-là même qui dans la générosité et le
courage désigne et combat le mal.
La loi vaut encore sur les plus hautes crêtes de ce qu'on appelle 1'héroïsme moral; le
pionnier du progrès qui arrache à sa naïveté naturelle et à son immobilisme culturel un
peuple longtemps ensommeillé et désormais voué aux fièvres de 1'esprit et aux agitations
de la liberté; ou le prophète d'une nouvelle et plus divine loi, rejeté par une cité indocile, et
ils seraient sans péché ceux auxquels il a été envoyé, s'il ne leur avait pas parlé, car les
voici rejetés au pire pour avoir refusé le meilleur; autant d'exemples pour montrer que le
bien, dès qu'il est conquérant, missionnaire, dès qu'il descend des morales des moralistes
dans 1'histoire des hommes, voici qu'il donne au mal des chances supplémentaires: ainsi
Socrate ou Jeanne d'Arc devenant 1'occasion d'un crime pour la démocratie athénienne ou
la chrétienté médiévale.
Ces cas ne sont pas d'exception que par la qualité rare ou unique des protagonistes, ils
rendent seulement plus visible la dialectique de toute action humaine qui, parce qu'elle est
déterminée, limitée, est négatrice de quelque valeur et ne peut pas ne pas subir la passion
de la faute, ne serait-ce, à une limite d'ailleurs idéale, que par omission. Même 1'action
juste est injuste par quelque biais...
Conscience et remords font ensemble cette claire nuit de 1'angoisse qui dévisage la vérité
du mal.
La troisième et dernière expérience d'une situation-limite qui serait un malheur absolu est
celle de la mort, et de la mort humaine laquelle est tout autre chose qu'un ordinaire
phénomène biologique. Etienne BORNE poursuit:
L'angoisse devant la mort est d'esprit et elle ne saurait se confondre avec la peur égoïste
ou au moins égocentrique de perdre être et bien-être. La pensée de la mort devient
angoisse parce qu'elle voit se dérober à la fois le comment et le pourquoi, ce qui fait une
double carence d'intelligibilité; qu'un tesson brisé, qu'un accident survenu à une
mécanique puissent anéantir 1'esprit, 1'esprit ne peut le comprendre; l’homogénéité se
trouve rompue entre les causes et les effets; si le comment ne se laisse point saisir, la
recherche du pourquoi n'aboutit qu'à des significations cyniques dans lesquelles 1'esprit
rencontre peut-être le génie du monde ou de la vie biologique, mais ne se reconnaît pas
lui-même. Par la mort, le non-sens et 1'immoralité deviennent structures d'univers ...
Car une conscience, c’est à dire le plus précieux de 1'être universel, la lumière ou la
flamme grâce à laquelle toute valeur est reconnue ou créée dans notre monde, se trouve
vouée à la destruction et irréparablement.. Tout se passe en effet comme si notre univers,
"machine à faire des dieux", organisme générateur de conscience, se donnait à lui-même
un démenti, bafouait dans un accès d'ironie sinistre ce qu'il a produit de meilleur:
1'esprit ...
En dévoilant le mal de la mort, 1'angoisse convainc la nature d'immoralité, et d'une triple
immoralité qui pourrait s'appeler mensonge, ingratitude, cruauté. La nature ment au
vivant en lui donnant à chaque instant cette sorte de sécurité éternelle que sont
1'immobilité et l’infini de 1'instant.
La nature pratique l’ingratitude puisque les vertus et les vices; la sottise et le génie sont
soumis pareillement à la fatalité égalitaire et niveleuse de la mort.
Enfin, la nature exerce une cruauté contre elle-même et contre le genre humain; par la
mort le monde affirme qua même ce qui vaut le plus ne mérite pas d'être. Telle apparaît à
qui ose la regarder en face, la suprême injustice de notre univers.
Penser la mort c’est nier 1'univers et être nié par 1'univers. Angoisse de la mort et
angoisse du mal c’est tout un .
En se heurtant à la mort, l'homme découvre que 1'univers le traite comme un individu
biologique, comme de la vie à l’état d’insignifiance parcellaire, alors que, il le sait de
science intime, l’homme une personne singulière et irremplaçable. Lorsqu’il a parlé de
"1'avare silence et de la massive nuit" de la mort, le poète a pu signifier que la mort
dénude 1'avarice et l’opacité d'un monde dont le dernier mot serait alors le cynisme et
1'absurdité, c’est a dire 1'absence de Dieu La mort n'est angoisse que parce qu'elle est
provocation à 1'athéisme. Et la peur est digne de l'homme si elle craint que Dieu ne soit
pas." (E.BORNE, oc. p.18-JO)
A. Convergence
Cette longue méditation confirme notre pressentiment. Ce que le mythe révèle par la "faute",
c’est bien 1'angoisse existentielle devant le mal. Car dans cette "faute" radicale, décisive,
inexorable, irrévocable et incompréhensible ou paradoxale, on retrouve toutes les
composantes de 1'angoisse devant le mal absolu.
?
B. Divergence
Ici encore, et plus qu'ailleurs, la philosophie s’est éloignée de la révélation mythique, non
pas par accident mais par sa nature même.
L'ambition de la "sagesse" grecque était de tout savoir et de tout comprendre. Elle ne
pouvait donc pas accepter 1'existence d'un mystère opaque et irréductible qui échappe à la
raison. Aussi essaiera-t-elle par toutes ses forces d'en faire un problème à résoudre.
Dès le début de la philosophie grecque PARMENIDE et HERACLITE ouvrent les deux
voies royales de 1'explication rationnelle du mal, que tous les philosophes ultérieurs
reprendront d'une façon ou d'une autre.
Mais en niant la passion de 1'homme concret, la Raison niait aussi l'homme concret et son
expérience la plus intime.
La passion du mal est un savoir aussi, plus sage que les sagesses humaines? L'homme
qui souffre "ne veut rien savoir" de toutes ces "belles paroles".
Le livre de JOB est comme le sommet de 1'affrontement du Savoir et de la Passion. Job
donne une voix à tous ces hommes muets dans leur souffrance, mais qui, dans 1'évidence
brûlante de leur agonie, ne se laissent pas convaincre d'illusion.
Et aujourd'hui, après une longue période rationaliste, nous assistons à la renaissance de la
conscience du mystère du mal.
C. La "faute" mythique" et le mal dans la foi.
Ecoutons toujours Etienne BORNE.:
Le christianisme croit au sens de la passion en confirmant et en portant au sublime les
dialectiques de l'esprit." La foi chrétienne reconnaît Dieu non dans César tout-puissant,
bâtisseur d'un ordre juste, non dans Jupiter foudroyant 1'impie, mais dans un prophète
supplicié qui souffre passion et mort pour avoir, dans une pureté unique, vécu la passion
de sauver.
Le christianisme, lui aussi, lui d’abord, annonce la mort de Dieu; c’est sa manière de
faire éclater les sagesses; le mal du malheur et de l’inquiétude ne peut hausser plus haut
sa vague. Au soir de la Passion, la nuit et le désordre envahissent le monde et, à en croire
Dante, les architectures infernales elles-mêmes, ces piliers de la justice absolue, s’en
trouvent ébranlées. Or, de ce non-sens ultime, provocation au désespoir et à l’athéisme, le
christianisme fait le sens suprême. La Passion s’appelle Rédemption. Le Dieu innocent du
mal, que cherchait Platon dans les ombres d’une mythologie redressée par l’esprit, est le
Dieu sauveur qui a pris le mal sur lui. (E.BORNE, o.c. p.116)
§ 3. CERTAINES CONCLUSIONS
L'herméneutique des mythes africains ne serait pas complète sans une allusion aux perspectives
qu'elle ouvre dans le domaine de la philosophie d'abord, mais aussi dans celui de la vie, de la foi,
et jusqu'aux attitudes et aux choix concrets.
1. MYTHE ET PHILOSOPHIE
Longtemps la philosophie à été purement et simplement opposée au mythe comme la seule
pensée valable à l'affabulation pure. Aujourd'hui on tombe parfois dans l'extrême opposé, en
présentant le mythe comme une modalité de la pensée, ni inférieure ni supérieure a la démarche
rationnelle, mais simplement autre.
Ce qui précède nous invite à ne voir, entre la philosophie et la pensée mythique, ni pure opposition
ni simple continuité. Le mythe est une pensée de participation, mais qui implique une recherche
de compréhension et d'explication. La philosophie, elle, est un effort d'explication rationnelle, mais
qui reste aussi un effort pour être et pour se situer dans le réel.
La distinction serait-elle donc une question de dosage seulement? Certainement non, car
l'apparition de la philosophie marque bien un seuil, une nouveauté. Et une nouveauté de première
importance: elle réalise rien moins que l'émergence de la conscience personnelle ou du sujet
humain. Et celle-ci n'est pas en continuité avec la mentalité mythique', au contraire, elle s'y
oppose dans son apparition soudaine qui justifie la qualification devenue classique de "Miracle
grec".
Mais il ne faut pas non plus durcir à outrance cette discontinuité comme le faisait volontiers—à
son propre profit -, la mentalité rationaliste. Pour être nouvelle, la mentalité philosophique, à son
origine, n'en était pas pour autant sans conditions ni sans préparation. Nous connaissons mieux
aujourd'hui les circonstances techniques, sociales et culturelles qui ont favorisé l'éclosion de l'esprit
philosophique, ce qui relativise quelque peu le "miracle grec" en le faisant apparaître comme la
réalisation conditionnée d'une virtualité déjà présente dans la pensée mythique.
Il faut même aller plus loin encore: la philosophie ne se libérera jamais totalement du mythe;
non pas en tant que "discours, mais en tant que symbolique originelle des intuitions premières. Le
mythe, par ses symboles, donnera toujours à penser!
Le rationalisme a longtemps présenté l'histoire de la philosophie comme une montée linéaire
s'éloignant toujours plus loin du mythe, par les ressources de la seule raison.
En fait chaque philosophie se nourrit de plusieurs racines: celle de la philosophie précédente,
certes; celle aussi de l'expérience personnelle de chaque philosophe situé dans son époque; c’est
la double racine historique. Mais cette expérience située ne devient philosophique que dans la
mesure où elle rejoint et éclaire 1'expérience la plus immédiate et la plus universelle de
1'existence; or celle-ci demeure en nous en tous temps sous la forme des intuitions imagées qui
sont celles du mythe. C’est la racine anhistorique ou suprahistorique de la philosophie.
En réalité, le rapport entre la philosophie et le mythe est un rapport dialectique, reflet de la
dialectique entre 1'être et la conscience, entre la vie et la raison. En effet, tout comme la vie
tend à la conscience, mais que la conscience prend distance de la vie, de même la réflexion
rationnelle détruit-elle perpétuellement le symbole mythique dont elle se nourrit. Dans
1'histoire de la philosophie, cette dialectique s'exprime par l'alternance de périodes
rationalistes et antirationalistes. Dialectique non provisoire et accidentelle, mais essentielle à
la philosophie; sans cette tension interne, en effet, la philosophie se détruirait elle-même et,
avec elle, l'homme dont le mystère est aussi la tache: être une pensée dans 1'être, ou encore
penser 1'être reçu. Les chrétiens diraient que la vocation de 1'homme est d'accueillir et de
penser 1'être comme un don.
Ainsi le mythe amène-t-il la philosophie à une réflexion radicale sur elle-même, sur ses
fondements, son statut, ses limites.
On lira à ce sujet des auteurs comme Gusdorf et Ricoeur.
2. MYTHE ET ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE
Cette remise en question affecte évidemment aussi 1'enseignement de la philosophie, et en
particulier 1'entrée en philosophie ou la découverte du mode de penser proprement
philosophique.
En effet, si la philosophie est comme une science close, fondée uniquement sur des
concepts rationnels, on y entre par le biais des définitions et des notions de base, autrement
dit par le chemin des Introductions classiques.
Mais si elle est ce dialogue incessant entre la conscience et la vie, alors le chemin qui
mène vers la philosophie sera celui-là même qui nous ramène à notre expérience existentielle
la plus fondamentale; démarche plutôt initiatique parce que globale et vécue.
Or, dans cette prise de conscience, le guide par excellence est le mythe, cette première parole
encore quasiment concomitante de la vie vécue elle-même. Le mythe est un révélateur
d'existence.
Ainsi se dessine la démarche d'entrée en philosophie: par le mythe à 1'expérience
existentielle et de là à la rencontre de la philosophie et des philosophes.
Il s'ensuit concrètement :
1. Que 1'herméneutique des mythes et des symboles archaïques est une étape non
seulement nécessaire et préalable, mais une dimension intégrante et essentielle du
travail philosophique.
2. Que 1'histoire de la philosophie sera présentée comme une lecture vraiment historique,
c.à.d, comme 1'histoire INTEGRALE de 1'esprit humain, à partir de ses premiers signes
fondateurs jusqu'à ses expressions les plus rationnelles et abstraites. Lecture qui sera
nécessairement "engagée", parce que consciemment et essentiellement herméneutique.
L'objectivité pure est une illusion; et si la philosophie est une parole sur 1'homme d'un
homme à un autre homme, comment dès lors mieux respecter et accueillir la pensée
d'un philosophe, qu'en lui offrant le vide de préjugés qu'est le plein de conscience ?
3. MYTHE, CULTURE ET CIVILISATION
L'herméneutique des mythes éclaire aussi les ressorts cachés de 1'ethnocentrisme
occidental et des conceptions et attitudes qui en ont résulté dans le passé et encore
aujourd'hui. Une civilisation unilatéralement rationaliste et technique à son apogée, ne
pouvait avoir pour des peuples "primitifs" qu'incompréhension et mépris. Aujourd'hui, déçus
par cette même civilisation, beaucoup sont tentés par un exotisme romantique, exaltant un
naturalisme nostalgique et néo-mythique.
Mais nous ne construirons pas un avenir sur ces fluctuations du sentiment et de la mode.
Seule une compréhension profonde et concrète de 1'homme universel peut nous fournir des
critères sûrs de jugement et d'action.
L'effort herméneutique est particulièrement important pour des Africains à la recherche,
souvent douloureuse, de leur identité culturelle. Un sectarisme nourri de slogans, une
négritude revendicatrice et polémique, une mentalité de récupération et de revanche,
n'apporteront rien à L'Afrique et au monde de demain.
Vouloir à tout prix démontrer que 1'Afrique est le berceau de 1'humanité, lui attribuer
certaines performances techniques et intellectuelles qu'elle n'a jamais réalisées, ou encore
fabriquer une Histoire d'Afrique à 1'aide de "Grands Africains", qui n'étaient souvent que des
bandits, c’est en définitive encore copier la vieille Europe en ce qu'elle a de plus officiel et de
moins honorable.
Des valeurs africaines! Est-ce faire du tort à 1'Afrique que de dire que les valeurs dites
africaines sont d'autant plus valables qu'elles sont universellement humaines et, en ce sens,
promises à toute 1'humanité? Ce sens complet et profond de la vie, par exemple, oublié plus
ou moins par 1'Occident comme par 1'Orient, les Africains ne 1'ont-ils pas gardé comme un
trésor humain pour tous les hommes?
L'homme concret et intégral, celui dont ni l'histoire ni la philosophie ne parlent, c’est à lui
que doivent retourner les hommes aujourd’hui. Et alors, au lieu de vouloir se repartager un
passé d'injustices et de divisions, ils pourront construire ensemble un avenir pour 1'homme.
Tel est le projet du Personnalisme d'Emmanuel Mounier et c’est aussi la raison profonde de
son impact en Afrique.
4. MYTHE ET FOI
La redécouverte du mythe n'est pas étrangère non plus à une conception profondément
nouvelle concernant le rapport de la Foi et de la Raison.
Tant que la Raison se voulait souveraine, lumière absolue, la Foi apparaissait
nécessairement comme irraisonnable, obscurantiste et antihumaine. Les croyants eux-mêmes
cherchaient à ériger la foi en système de pensée et à souligner son caractère rationnel.
Le retour à 1'homme a remis en valeur le mystère, et accordé droit de cité à une adhésion
de 1'esprit par des raisons supra-rationnelles. L'acte de foi n'est plus antiphilosophique, il est
le terme-limite de la philosophie. Même 1'athéisme contemporain comporte une structure de
foi et cela précisément dans la mesure où il se ressource aux intuitions originelles
symbolisées dans les mythes.
La foi des chrétiens se fait moins polémique; elle se présente plutôt comme
l'approfondissement et le témoignage d'une nouvelle, d'une réponse.
Et rien ne met mieux en valeur 1'originalité et 1'universalité de la Parole de Dieu en JésusChrist que le cri éternel du cœur humain, dont les mythes sont 1'écho le plus ancien.
LIVRES CONSULTES ET CITES
Aubert, J.M, La Philosophie de la Nature
Beigbeder, O., La Symbolique, Collection Que Sais-je?, n° 749.
Binet, J., Textes Religieux des Bwiti Fang, Cah. Etudes Afr., n° 46.
Borne Etienne, Le Problème du Mal, P.U.F, Paris , 1968.
Bultmann, Rudolf, Kerygma and Myth, Harper, New York, 1961.
Copleston Francis, History of Philosophy I1, Burns Oat. London, 1947.
Eliade, Mircea, Traité d’Histoire des Religions, Payot, 1964.
Deschamps Hubert, Les Religions de l’Afrique Noire, P.U.F., 1970.
Graves, Robert, The Greek Myths, Penguin, London, 1969.
Mbiti, John, African Religions and Philosophy, Heinemann, 1969.
Tempels, Placide, Philosophie Bantu, Présence Africaine, 1959.
Theuws, Theodore, Textes Luba, in CEPSI n° 27.
Thomas, Louis-Vincent, La Terre Africaine et ses Religions.
Thomas, L.V. Les Religions de l’Afrique Noire, Fayard, 1969.
Tylor, Edward B., Primitive Culture, London 1871.
Verneaux Roger, Introd. Générale et Logique, Bauchesne,1964.
Zahan, Dominique, Religion, Spiritualité et Pensée Africaines,
Payot, Paris, 1970
TABLE DES MATIERES
Préface
PREMIERE PARTIE:
SAGESSE AFRICAINE TRADITIONNELLE ET PHILOSOPHIE
§ 1.Philosophie
1. Une brève définition de la philosophie
2. L’origine grecque de la philosophie
3. La philosophie et les philosophes
4. Philosophie et pensée humaine
§ 2. La sagesse africaine traditionnelle
1. Les cultures africaines traditionnelles
2. Essais de systématisation
3. Orientations principales et traits constants des cultures africaines
Le langage traditionnel africain
§ 3. QUELQUES MYTHES AFRICAINS
DEUXIEME PARTIE:
ESSAI D’INTERPRETATION DE QUELQUES MYTHES AFRICAINS
INTRODUCTION
CHAPITRE I : ANALYSE STRUCTURELLE
§1. CARACTERES GENERAUX
§ 2. LES FACTEURS STRUCTURELS DU MYTHE
1. LE TEMPS
2. DIEU
3. L’HOMME
4. LE MONDE
5. LA FAUTE
CHAPITRE II : ANALYSE EPISTEMOLOGIQUE
§ 1.FONCTIONNEMENT DE LA PENSEE MYTHIQUE
§ 2. LA CONNAISSANCE SYMBOLIQUE
1. SYMBOLE ET MYTHE
2. 2. LA LOGIQUE SYMBOLIQUE
3. UNIVERSALITE ET PERMANENCE
DES SYMBOLES
4. SYMBOLE ET RITE
5. LA CONNAISSANCE SYMBOLIQUE
6. LA PAROLE MYTHIQUE
CHAPITRE III : ANALYSE HERMENEUTIQUE
§ 1. LA CONNAISSANCE MYTHIQUE
1. SYMBOLE ET INTUITION
2. MYTHE ET LOGIQUE
3. MYTHE, CONSCIENCE ET REFLEXION
§ 2. LE CONTENU DE LA CONNAISSANCE MYTHIQUE
1. Révélation mythique et expérience existentielle
2. Convergence
A. Divergence
B.Expérience mythique et foi chrétienne
2. Dieu dans le mythe et dans la philosophie
A.Convergence
B.Divergence
C.Le Dieu du mythe et le Dieu de la foi
D.3. L'homme dans la mythe et dans la philosophie
A. Convergence
B. Divergence
C.L'Homme du mythe et l'homme selon la foi
4. Le Cosmos mythique et la Nature des philosophes
Point 1 : Cosmos et Chaos
A. Convergence
B. Divergence
C. Le monde du mythe et le monde dans la Bible 104
Point 2 et 3: Le lien du monde avec Dieu et son triple lien avec l’homme
A. Convergence
B. Divergence
C. Le monde dans le mythe et dans la foi
5. La faute mythique et le mystère du mal
A.Convergence
B.Divergence
C.La faute mythique et le Mal dans la foi
§ 3. CERTAINES CONCLUSIONS
1. MYTHE ET PHILOSOPHIE
2.MYTHE ET ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE
3. MYTHE, CULTURE ET CIVILISATION
4.MYTHE ET FOI
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIERES
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