I. Analyse du texte : 60%
Il ne faut pas être très vieux pour se rappeler une époque, qui n’est pas très éloignée
dans le temps, mais qui semble aujourd’hui dater de plusieurs siècles, où une bourgeoise
qui travaillait était mal vue. On disait qu’elle se déclassait. Il existait des familles où un
frère renonçait au mariage et ne pouvait fonder un foyer parce qu’il fallait subvenir aux
besoins de ses soeurs : il importait à l’honneur de la famille qu’elles puissent tenir leur
rang, c’est-à-dire avoir une bonne, un salon et un jour de réception, qui étaient les trois
privilèges essentiels de la bourgeoisie française d’avant la guerre.
Depuis, la bonne, le salon et le jour de réception ont été balayés par la nécessité. Il
s’agit de se tirer d’affaire coûte que coûte. Il faut manger, s’habiller, vivre. Ainsi, un
immense contingent féminin a reflué sur toutes les professions. Mais quelle étrange
conquête ! Les femmes sont chassées par le malheur du temps de ce qui était la raison
d’être de la plupart, tout leur espoir, tout leur désir : un foyer, un mari, des enfants. Et on
appelle cela une victoire ! Ce qui devient très vite pour la plupart des hommes, à peine la
première jeunesse passée, l’essentiel de leur vie : l’argent, la réussite, reste pour la
plupart des femmes une dure nécessité, en attendant que l’amour les délivre. Quant à
mener de front la vie professionnelle et la vie d’épouse et de mère, des créatures d’élite
peuvent y réussir, et nous en connaissons plus d’une ; mais la plupart s’y épuisent ou n’y
réussissent qu’en sacrifiant l’essentiel et qu’en renonçant à ce pourquoi elles ont été
créées et mises au monde : la maternité.
La femme d’aujourd’hui, la femme affairée, et qui jette des bouts de cigarettes
souillés de rouge, qui plaide, court les bureaux de rédaction, dissèque des cadavres, je
nie que ce soit une conquérante. Autant qu’elle réussisse dans ces professions, elle n’y
fait rien que faute de mieux, que faute de l’unique nécessaire dont elle sevrée par une
époque atroce.
Car la question n’est pas de savoir si les femmes peuvent ou non exceller dans les
divers domaines qui étaient jusqu’aujourd’hui réservés aux hommes. Pour mon compte,
j’admets fort bien que le talent ni le génie ne soient le privilège du sexe fort ; ce qui est
surabondamment prouvé pour la poésie, pour le roman et pour les arts plastiques, le sera
peut-être un jour dans les sciences. Qu’il y ait, et qu’il doive y avoir chaque jour en plus
grand nombre des femmes remarquables dans toutes les branches de l’activité humaine,
pour moi cela ne fait pas question.
Mais ce n’est pas d’une élite qu’il s’agit : considérons la femme moyenne, celle,
par exemple, qui passe son bachot, sa licence, et dont les garçons ne laissent pas d’être
jaloux. Il restera toujours ceci qu’à intelligence égale elle n’aborde la culture que faute
de pouvoir suivre sa vocation naturelle. Elle me semble avoir moins de chance que son
camarade masculin de s’y adonner avec désintéressement et de l’aimer pour elle-même.
François Mauriac : Conférence prononcée en 1931.