Journées d`études en hommage à Daniel Rivet Rabat, 28

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Journées d'études en hommage à Daniel Rivet
Rabat, 28-29 novembre 2011
Les Rencontres du CJB, n° 3
Les Rencontres du Centre Jacques Berque
N° 3 – Octobre 2012
Rabat (Maroc)
Journées d'études en hommage à Daniel Rivet
Textes de la rencontre tenue à Rabat
les 28 et 29 novembre 2011 à la faculté des Lettres et des Sciences
humaines de Rabat, Université Mohammed V Agdal
Le CJB n'entend apporter aucune approbation, ni improbation quant au contenu des textes
qui relèvent de la seule responsabilité des auteurs.
Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales – USR3136 CNRS
35, avenue Tariq Ibn Zyad – 10010 Rabat, Maroc - Tél : +212(0)5 37 76 96 91 - Fax : +212(0)5 37 76 96 85 –
mail : [email protected]
www.cjb.ma
Sommaire
Introduction
Karima Dirèche ............................................................................................................................................ 1
Retour sur la trajectoire d’un historien du Maroc
Daniel Rivet................................................................................................................................................... 3
De l’Université de Rabat à la Sorbonne. Témoignage
Mohammed Kenbib ................................................................................................................................... 13
Le Protectorat entre deux époques
Abdelahad Sebti .......................................................................................................................................... 17
L’histoire scolaire franco-marocaine du Protectorat au regard de ses enjeux sémantiques
Rita Aouad ................................................................................................................................................... 21
The Historian “Abderrahman Ben Zaydane”: Naqib of ‘Alaoui Shurafa’ (1878-1946)
Between French Authorities and the Nationalist Movement
Jillali El Adnani ........................................................................................................................................... 27
En quête de la mémoire rifaine. Le Rif face à son histoire
Mimoun Aziza............................................................................................................................................. 31
Événement et occupation 1541, 1830, 1907
Daniel Nordman......................................................................................................................................... 37
La conversion, gage de pérennité des identités dans un monde changeant
Frédéric Abécassis ...................................................................................................................................... 49
Attentes sociales et écritures de l’histoire en Algérie. Quelques pistes de réflexion
Karima Dirèche .......................................................................................................................................... 55
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Introduction
Karima Dirèche
Chargée de recherche, CNRS
TELEMME, Aix-en-Provence
[email protected]
Les journées en hommage à Daniel
Rivet ont été organisées à l’initiative du
Centre Jacques Berque en partenariat avec la
faculté des Lettres et des Sciences humaines
de Rabat. Elles se sont déroulées les 28 et 29
novembre 2011 autour de la personnalité et
de l’œuvre de Daniel Rivet, historien du
Maroc contemporain.
Ces journées n’ont pas été une
manifestation d’hommage au sens classique
du terme ; d’abord parce que les journées en
hommage se déroulent toujours de façon
posthume pour le concerné et Daniel Rivet
est un historien vivant dont la production
écrite est toujours aussi dynamique. Ces
journées ont été l’occasion de discuter de son
œuvre historienne et de ce qu’elle a apporté
aux études sur l’histoire de la colonisation au
Maghreb mais également de ce qu’elle a
impulsé dans l’historiographie maghrébine
récente. Et particulièrement auprès des
historiens marocains qui ont apporté, ces
dernières
années,
une
contribution
appréciable dans le renouvellement des
thématiques sur l’histoire contemporaine
marocaine et plus généralement maghrébine.
Les
historiens
du
Maghreb
contemporain sont confrontés aujourd’hui à
des défis difficiles car ils assistent et
participent à un moment décisif de l’histoire
où les relectures et les réécritures historiques
s’imposent, presque d’elles-mêmes, avec les
évolutions politiques et sociales rapides et
parfois déroutantes que connaissent les
sociétés du sud de la Méditerranée. Ces
évolutions ne peuvent dissimuler aux
historiens toutes les difficultés de formation,
d’écueils
méthodologiques
et
de
documentation rencontrées en permanence
dans les pratiques d’enseignement et de
recherche au niveau des universités du
Maghreb. Des défis difficiles car les historiens
sont (trop ?) souvent sollicités par un présent
en crise qui exige d’eux des réponses rapides,
faciles à comprendre et souvent réparatrices à
l’égard d’un passé jugé très souvent
douloureux ou injuste. Des défis difficiles
également parce que les historiens, travaillant
sur le contemporain voire l’histoire du temps
présent, voient leurs méthodes et leurs
pratiques de travail bousculées par des
interférences sérieuses et incontournables
liées étroitement à la configuration
géopolitique régionale qui favorise les
relectures et l’émergence de nouveaux récits
historiques. Ces interférences sont alimentées
principalement
par
les
injonctions
mémorielles qui occupent de plus en plus
l’espace de la recherche historique et qui
s’opposent aux récits officiels et nationalistes
qui dominent encore le savoir historique ;
elles sont également alimentées par les
concurrences des récits à l’intérieur même de
ces sociétés.
Les thématiques qui ont été abordées
au cours de ces journées d’étude et impulsées
en grande partie par les travaux de Daniel
Rivet, ont donné quelque peu une idée sur les
nouvelles orientations de l’historiographie
maghrébine : les questions de la chronologie,
des dates et des repères historiques, de
l’amazighité, du pouvoir religieux, de la
sémantique
historique,
du
couple
histoire/mémoire, des enjeux idéologiques, de
l’histoire économique ont été abordées et
déclinées autour de l’histoire du protectorat
mais également autour d’autres temporalités et
d’espaces. Elles ont abordé la difficulté à
écrire l’histoire post-indépendante des pays du
Maghreb ; tâche difficile, ardue car non
seulement les archives de l’Etat sont encore
quasiment inaccessibles pour un certain
nombre de chercheurs mais surtout parce
qu’elle impose une démarche distanciée et
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Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
critique qui exige de remettre en question un
certain nombre de paramètres historiques et
politiques dominant encore le champ des
études historiques. Ces difficultés ont été
remarquablement décrites par une réflexion
de Daniel Rivet accordée à une journaliste
d’un quotidien marocain qui lui demandait à
quoi servait un historien. Il lui répondait de la
façon suivante :
« L’historien est dans la pluralité des
tâches : cultiver la conscience d'appartenance
de ses concitoyens à une nation, corriger les
récits falsifiés ou instrumentalisés de cette
histoire nationale, aider ses contemporains à
s'arracher au tribalo-narcissisme inhérent à
toute collectivité restreinte à un peuple et
concourir à l'intelligibilité d'un monde qui est
à la fois un et multiple » 1.
Ces journées ont réuni onze historiens
dont neuf issus des universités marocaines.
Elles ont permis de faire l’état des lieux de la
production du savoir historique marocain à
l’aune de l’œuvre de Daniel Rivet. Elles ont
enclenché le début d’une réflexion critique
plus générale sur l’historiographie maghrébine
contemporaine et la possibilité de recourir à
des perspectives intermaghrébines pertinentes
et fructueuses en termes de renouvellement
de savoir historique indispensable à la
formation
des nouvelles générations.
Entretien à L’Economiste, édition n°1444, 24 janvier
2003,
http://www.leconomiste.com/article/laprofondeur-historique-du-maroc-ma-immediatementsaisi-et-fascine-entretien-avec-daniel-ri
1
2
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Retour sur la trajectoire d’un historien du Maroc
Daniel Rivet
Professeur émérite, Paris I
[email protected]
Mon propos ne sera pas de me livrer à
un exercice de biographie intellectuelle, car la
cohérence d’un parcours scientifique – sauf
exception
–
se
donne
à
voir
rétrospectivement : « La vie se vit à l’état de
projet et se comprend après coup » affirmait
Kierkegaard. Pas plus, je ne succomberai - du
moins je l’espère – à la mode de l’ego-histoire
lancée par Pierre Nora dans le courant des
années 80 avec coups de projecteur sur
l’enfance et les années d’apprentissage (de
préférence en khâgne et à Normale-Sup), avec
affichage d’un curriculum vitae rectiligne
couronné par une flopée de distinctions
académiques 1. Je renvoie au double
avertissement prodigué par Abd al-Salam alQadiri dans son Maqsad 2 : s’abstenir à tout
prix du jah (gloriole) et du paraître (zuhur). Je
m’emploierai plutôt à saisir, à travers ma
trajectoire individuelle, des glissements
d’époque et, comme aimait à dire Marc Bloch,
des « atmosphères mentales ». Le lien entre
universités française et marocaine ne sera pas
toujours évident à établir : non pas seulement
du fait de l’émancipation progressive du
Maroc par rapport à l’ancienne puissance
protectrice, mais parce que je fus écartelé,
souvent, par les exigences contradictoires du
métier d’enseignant à l’université et de
chercheur tourné vers le grand large. Cela me
permet de me définir au passage : je fus un
enseignant qui a fait de la recherche. J’ai
entendu des collègues qui, comparant leur
condition d’universitaire à celle des
chercheurs domiciliés au CNRS ou à l’EHESS
(Ecole des hautes études en sciences sociales),
assuraient être astreints à 90% à
l’enseignement (la préparation des cours, le
suivi des étudiants en maîtrise et en thèse) et
ne disposer que de 10% de leur temps pour se
livrer à la recherche. C’est sans doute vrai
littéralement. Mais je crois ce calcul un peu
Pierre Nora, Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1986.
Cité par Abdelahad Sebti dans Villes et figures du
charisme, Rabat, éditions Toubkal, 2003, p. 67.
1
2
vain. L’enseignement et la recherche se
fécondent mutuellement en passant à travers
des filtres qui opèrent dans le clair-obscur de
la pensée en veilleuse.
Fin
des
années
60/courant
des
seventies : face au tiers-mondisme et
au marxisme, « horizon indépassable
de notre temps »
Après avoir réussi
l’agrégation
d’histoire en 1966 et enseigné un an au lycée
Carnot à Dijon, je fus, à ma grande surprise
(je n’envisageais pas alors une carrière
universitaire), nommé assistant à la faculté des
Lettres de Rabat, alors que j’avais été recruté
au Maroc comme volontaire pour le service
national. Je m’empressai de lire le Maroc de
Vincent Monteil dans la collection « Petite
Planète » au Seuil, Le Maroc à l’épreuve de Jean
et Simone Lacouture, édité également au Seuil
(mon livre de chevet durant mes années «
marocaines ») et Le Maroc d’Albert Ayache
publié aux éditions sociales avec une préface
élogieuse de Jean Dresch, un géographe qui
m’en imposait. Mais de quel cadre de pensée
disposais-je pour prendre du recul par rapport
à la conjoncture dominée par les remous de
l’affaire Ben Barka ? A la faculté des Lettres
de Lyon, une géographe remarquable – Renée
Rochefort – nous avait sensibilisé aux mondes
appartenant à l’hémisphère sud en nous
enseignant avec passion la question agraire
dans les pays tropicaux et en définissant avec
rigueur les termes de l’alternative réforme ou
révolution agraire. J’avais lu Yves Lacoste et
sa géographie du sous-développement, parue
aux PUF en 1965. Bref, la réalité encore
livresque du Tiers-Monde tel que l’avait défini
Alfred Sauvy s’imposait à moi, avec seulement
une hésitation quant à la thérapie pour sortir
du sous-développement : à la manière
indienne ou chinoise ? La voie indienne avait
ma préférence : sans doute parce que je lisais
plus volontiers la revue Esprit que les Temps
3
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
modernes, Senghor que Fanon et qu’en
politique j’étais mendésiste et proche de la
CFDT.
Je ne reviendrai pas longtemps sur
mon expérience de coopérant à Rabat de 1967
à 1970. J’ai tenté ailleurs de définir le climat
intellectuel dans lequel nous œuvrions et de
dire ce que je devais à cette expérience
fondatrice 3. Je mettrai l’accent sur deux points
seulement.
Ce fut, en premier lieu, de découvrir
l’importance du lieu d’où on parle. J’eus à
enseigner la civilisation grecque aux étudiants
de première année en lettres françaises. Pour
seule directive, je reçus la consigne de mettre
l’accent sur tout ce qui était susceptible
d’éclairer le théâtre en France au XVIIe siècle :
les dieux, les héros, la mythologie grecque.
J’eus le sentiment de contribuer à déculturer
les étudiants et de me mouvoir dans le
registre du néo-colonialisme. Or, à ma grande
surprise, les étudiants mordirent à ce cours et
ne me suspectèrent guère d’être l’agent d’une
entreprise de dépossession de leur
personnalité de base. Très vite, ils trouvèrent
des équivalences entre l’histoire grecque et la
leur : par exemple, entre le culte de Dionysos
et les pratiques confrériques des Aïssaoua et
des Hamadcha. Si bien que ce ne fut plus
seulement moi qui enseignait la Grèce antique
aux étudiants, mais eux qui m’apprenaient le
Maghreb par-dessus, par en dessous et pardelà le monde d’Homère, réfracté à travers
les bardes berbères (imdyazen), ou Aristote
(confronté à Ibn Sina) ou encore la cité
grecque (vue depuis la cité canton du HautAtlas).
De même eus-je la chance de suivre le
séminaire portant sur les politiques de
développement lancé par Abdelkabir Khatibi
au CURS. J’y découvris Paul Pascon et son
équipe : Nagib Bouderbala, Gregori Lazaref,
Abdallah Hammoudi, etc. J’entendais des
chercheurs de terrain essayer sur leurs
auditeurs leur prochain article dans le BESM 4
ou tester leur papier en gésine pour la revue
Lamalif. Ce séminaire fut mon université
permanente. Je compris autrement la réalité
maghrébine qu’à travers le canevas
schématique de Lacoste baignant dans
l’économisme ambiant (Rostov, Les étapes de la
croissance économique ou Lénine, L’impérialisme,
stade suprême du capitalisme).
De retour en France, je fus élu
assistant à la faculté des Lettres de Lyon. Mai
1968 avait été un trou noir dans mon
existence. Je ressentais un peu de dépit de ne
pas en avoir été. J’éprouvais aussi quelque
irritation à ne pas être entendu. Ce que j’avais
vécu au Maroc pesait peu par rapport au
débat qui secouait l’université et la société. Au
mieux, j’étais reconduit à la case révolution
dans le Tiers-Monde et à ses retombées en
Europe. La revue Partisans publiée chez
Maspero et Régis Debray auréolé d’avoir vu
de près Che Guevara en Bolivie, en parlaient
mieux que moi et dispensaient les discoureurs
du temps d’aller voir sur place. L’ambiance
intellectuelle du début des années 70 mérite
qu’on s’y arrête un peu. Les intellectuels ont la
mémoire courte, eux qui stigmatisent
aujourd’hui, à juste titre, l’oubli de la guerre
d’Algérie et les méfaits du colonialisme. Les
vétérans des sixties s’emploient à récrire une
histoire soft de ce moment faustien lissé de
ses inquiétantes zones d’ombre 5. Une ligne de
démarcation
séparait alors ceux qui
marchaient au mode de production du toutvenant, volontiers taxé de réactionnaire,
quand ce n’est pas d’opportuniste ou de
révisionniste, deux termes empruntés au
lexique de Lénine.
Je planterai quelques jalons pour
illustrer ce bouillonnement de fièvre
idéologique et cette attente d’un embrasement
du continent européen par le Tiers-Monde et
son avant-garde de travailleurs immigrés dans
les métropoles impérialistes.
Mon baptême du feu, ce fut la
commémoration du cinquantenaire de la
proclamation de la république du Rif à la
Maison du Maroc en janvier 1973. Je vis
défiler à la tribune Abdallah Laroui et
Abderrahman Youssoufi, Régis Blachère et
Mélanges en l’honneur de Larbi Mezzine, à paraître en
2012 aux publications de la faculté des Lettres et des
Sciences humaines de Rabat.
4 Bulletin économique et social du Maroc.
5
3
« Post-scriptum aux souvenirs des années 19601980 de Catherine Coquery-Vidrovitch » dans Afrique
histoire, n° 7, 2009, p. 323-330.
4
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Jacques Berque et, bien sûr, Charles-André
Julien, mentor de cette rencontre qui tenait à
la fois du colloque scientifique et du meeting
politique 6. Je fus impressionné par la force du
lien noué dans le militantisme anticolonialiste
entre intellectuels des deux rives sous la
houlette de l’octogénaire Julien, dont l’autorité
morale s’exerçait sur tous par-delà la diversité
de leurs engagements en politique. Et je fus
durablement marqué par la chaude
camaraderie qui soufflait sur ce colloque et
faisait fi non seulement des appartenances
nationales, mais des grades universitaires et
des écarts générationnels. Je dirai un peu plus
loin pourquoi je m’éloignerai peu après de la
gauche intellectuelle anticolonialiste. Je
n’oublie pas que j’y ai rencontré des hommes
et des femmes d’une grande générosité et d’un
désintéressement à toute épreuve. Arrivé trop
tard sur la scène historique pour savoir si
j’eusse été anticolonialiste à chaud et non a
posteriori, je puis assurer que je me sentais plus
en phase avec ces intellectuels militants
qu’avec les néo-mandarins qui resurgissaient
en force après l’éclipse de mai 68.
Sur la lancée de ce colloque et à
l’initiative de Ch. A. Julien secondé par René
Gallissot et Magali Morsy, fut créé en 1975 un
Groupe d’études et de recherches sur le
Maghreb (GERM), dont les séances se tinrent
d’abord au Centre d’études du syndicalisme en
Sorbonne, puis, à partir de 1978, à la toute
fraîche EHESS, boulevard Raspail. Résident à
Lyon, j’assistais épisodiquement à ses
réunions le samedi matin. L’histoire du
GERM, dépourvu d’assise institutionnelle et
de crédits, mériterait d’être retracée. S’il
s’étiola rapidement, ce fut moins par suite des
dissensions entre ses membres fondateurs, qui
restaient ou sortaient de l’orbe marxiste, que
par ce que la recherche expérimentale,
buissonnière, diffusée à coups de ronéo et à
force de séminaires informels, fut étouffée par
le passage à l’institution concrétisée par la
multiplication de sigles ésotériques et
intimidants : URA, UMR, RCP, etc.
Entre temps – et ce fut peut-être le
chant du cygne du gaucho-tiers-mondisme en
sciences humaines – se tint en 1976 un métaActes du colloque réunis dans Abd el-Krim et la
république du Rif, Maspero, 1976.
6
colloque sur les modes de production et les
formations sociales afférentes à l’université de
Vincennes, sous les auspices de René
Gallissot 7. Au tourniquet de fins escrimeurs
du concept, défilèrent les modes de
production asiatique, africain, tributaire,
hydraulique, féodal, voir caïdal. Ce fut un feu
d’artifice crépitant de néologismes qui en
jetaient. Mais cela tournait à la scolastique et
peut-être même à la parodie ou du moins à la
fête funèbre. Ouvre-boîte passe-partout, le
mode de production ne tarda pas à passer à la
trappe, du fait de l’étiolement de la pensée
révolutionnaire laissant sur le pavé des demisoldes : les thésards maghrébins embarqués
avec une machine à penser obsolète. Au début
des années 1980, ils
faisaient
figure
d’orphelins d’un concept ayant fait naufrage.
Personne ne leur expliqua, je crois, ce
changement du mode de production des
idées. Certains d’entre eux, désorientés,
passèrent à l’islamisme comme je pus le
constater à Lyon.
Et moi, si rétif à ce dogmatisme, je vis
tout de suite les dégâts que son abandon
produisait. Le marxisme orientalisé à la
manière de Sultan Galiev, au Congrès des
Peuples opprimés à Bakou en 1922, lançait
une passerelle entre les deux hémisphères et,
sur un mode plus générique, le grand récit de
la marche en avant progressiste des anciennes
colonies, popularisé par la notion fourre-tout
de Tiers-Monde, créait du lien entre
intellectuels des deux rives. L’éclipse de cette
version de l’histoire allait creuser un fossé
grandissant entre « eux » et « nous », une
catégorisation qui semblait en voie de
dépassement. L’islamisme première manière –
celui initié par un Sa’id Qutb – fut une
tentative d’islamiser la modernité suspectée
d’être une ruse de la pensée occidentale, dont
seul le marxisme, ou du moins
le
progressisme mâtiné de marxisme léninisme,
avait représenté une version acceptable, du
lendemain de la deuxième guerre mondiale au
début des années 1970. Du moins pour
Les actes furent publiés ultérieurement chez
Anthropos en 1978 et l’ouvrage, nulle part cité, est
devenu introuvable. Est-ce pur hasard ?
7
5
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
l’intelligentsia maghrébine quand elle se
tournait du côté du quartier latin.
Entre temps, je m’étais éloigné de la
pensée progressiste, qui m’interpellait
lorsqu’elle était portée par des interlocuteurs
maghrébins, à qui je prêtais – c’était la marque
du romantisme ambiant – le privilège d’être
porte-parole de leurs peuples et la capacité
d’entretenir une relation plus intime, plus
juste avec le réel, c’est-à-dire avec le vrai. Car
je croyais alors que les sociétés du sud étaient
dépositaires d’un savoir-être, dont nous étions
au nord en passe d’être dépossédés par
l’imposition d’un ordre techno-bureaucratique
déshumanisé. Ce fut, sans doute, d’enseigner
en premier cycle l’Europe dans l’entre-deuxguerres, qui me retint d’être plus qu’un
compagnon de route hésitant et décalé des
progressistes à tout crin. Je dus me confronter
au nazisme, au fascisme et au stalinisme.
L’explication de ces phénomènes par les
avatars du grand capital ou le gel
bureaucratique de la révolution des soviets ne
me satisfaisait pas. Deux auteurs exercèrent
sur moi une influence décisive : Simon Leys,
dont Les habits neufs du président Mao me
gardèrent de toute complaisance envers la
révolution culturelle, et Hannah Arendt,
découverte grâce à un compte-rendu de sa
trilogie par Pierre Vidal Naquet dans le Monde
en 1975 8. En licence, j’eus à assurer en 19751976 les travaux dirigés d’un professeur qui
insérait dans son cours magistral, la Russie au
XIXe. Je me passionnai pour l’histoire de
l’intelligentsia et découvris l’existence des
narodniki et de leur marche au peuple. J’y
retrouvai l’écho de discussions fiévreuses avec
des étudiants à Rabat sur le point de passer à
Ilal Amam et de plonger dans la clandestinité.
J’avais essayé de les retenir avec un
argumentaire auquel ils avaient eu la
gentillesse de ne pas m’objecter qu’il était tenu
par un étranger à l’abri du tragique de
l’histoire.
Changement d’époque
intellectuel : les années 80
et
désarroi
Hanna Arendt, Le système totalitaire, Seuil, 1972 (un des
trois volets de : Les origines du totalitarisme, publié en
anglais en 1951).
8
Je ne décrirai pas ici la modification
subreptice du paysage intellectuel qui s’opéra
dans la France des années 80 et que précipita
en 1989 la chute du mur de Berlin 9. Je la
ressentis plutôt que je ne la pensai sur le
champ. Mais j’évoquerai quelques-unes de ses
retombées sur ma pratique professionnelle.
Maître-assistant à partir de 1981,
docteur d’Etat en histoire en 1985 10, je
n’attendis pas d’être élu professeur dans mon
port d’attache lyonnais en 1988 pour
contribuer à la gestion de l’institution et
préparer les étudiants aux concours de
l’enseignement dans le secondaire et le
primaire. Ce sont là deux volets du métier
d’universitaire qui m’ont beaucoup retenu et
où j’ai aimé faire équipe, bref m’extraire de
l’exercice solitaire de la thèse auquel je fus
astreint quatorze ans durant. Je fus
successivement responsable du premier cycle
dans ma faculté, puis directeur du
département d’histoire. J’ai aimé exercer ces
fonctions non rémunérées, ni facilitées par un
allégement d’horaire. J’ai été handicapé par
l’incompréhension du corps enseignant et de
l’institution, dès qu’on prenait des initiatives
pour relancer l’élan réformiste acquis lors de
mai 1968. Je voulais agir sur les programmes,
repenser leur contenu à partir de la demande
des étudiants et des besoins des professeurs
du secondaire. Je me heurtai à l’inertie du
corps des professeurs pour qui l’essentiel,
c’était de disposer de son propre DEA et de
se rattacher à une formation CNRS
distributrice de crédits. J’envisageai, avec le
concours de plusieurs collègues, de monter
une formation d’archivistes d’entreprise pour
trouver un débouché professionnel aux
étudiants qui ne se destinaient pas à
l’enseignement. Notre projet, qui présupposait
la collaboration avec les chefs d’entreprise de
la région et l’aval de Paris, fut rejeté par les
experts du ministère de l’Education nationale
qui nous renvoyèrent notre maquette
préparatoire avec quelques annotations
François Cusset, La décennie. Le cauchemar des années
1980, La Découverte, 2008 (décapant, mais excessif).
10 Thèse réalisée sous la direction de Charles-Robert
Ageron, auteur d’une œuvre scientifique monumentale
privilégiant l’Algérie coloniale et les métamorphoses du
parti colonial en France.
9
6
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
griffonnées en marge dans un style désinvolte.
L’interminable
réforme
(restructuration
technocratique) de l’université en France, je
l’ai vécue en petit soldat indocile et
impuissant.
Les années 80 furent marquées – et
ceci nous rapproche du couple scientifique
franco-marocain
qui
se
défaisait
inéluctablement – par le triomphe des
sciences sociales. On avait renoncé à
comprendre le monde pour le transformer. Il
s’agissait de produire sur un domaine de la
connaissance restreint un savoir pointu faisant
autorité. Le recours aux chevilles de bois
passe-partout du lexique de l’intellectuel
expert s’imposa : évaluation, complexité,
fragmentation, pouvoir cognitif, interaction,
mise en réseau, synergie et, pour couronner le
tout, le vocable magique de recomposition
pour désigner le changement en cours de «
régime d’historicité » (François Hartog).
J’avais entrepris mes études sous le sigle
fédérateur des sciences humaines marquées,
dans ma discipline, par la liaison entre histoire
économique et sociale et géographie humaine
et la rencontre entre le courant des Annales,
première manière (Marc Bloch, Lucien Febre)
et la sociologie durkheimienne (Marcel Mauss,
Maurice Halbwachs). En quelques années,
cette combinatoire retouchée par Braudel et
Labrousse se défit. Les sciences sociales
(traduction de social sciences) prirent la place.
Les Annales jetèrent aux orties leur
programme d’étude des civilisations, qui avait
été une forme de réponse au défi du
structuralisme lancé par Claude Lévi-Straus et
à la fixation américaine sur les areal studies.
Leur appellation nouvelle (Histoire et sciences
sociales) annoncée par le n° spécial de 1989
enregistra ce « tournant critique » 11.
Pour moi, cela signifia concrètement
que devenait caduc un programme de
recherche consistant à baliser le Maroc au
temps du protectorat sous l’angle d’une
histoire économique, qui devait beaucoup à
Marc
Bloch
et
Ernest
Labrousse.
L’anthropologie, d’abord structurale avec
Ernest Gellner, puis interprétative avec
Clifford Geertz, nous prenait à revers,
« Histoire et sciences sociales : un tournant critique »,
Annales. E.S.C., novembre-décembre 1989.
11
fussions-nous armés par les travaux de
Jacques Berque et Germaine Tillion, voire de
Pierre Bourdieu sur la Kabylie (ce qui n’était
pas mon cas). La conjoncture sous le signe du
« retour de l’Islam » hissait la science politique
au premier rang. Les politistes s’emparèrent
du poste de commandement et devinrent les
exégètes favoris du monde islamoméditerranéen, qu’il s’agisse de commenter
l’actualité ou de mettre en perspective le passé
des mondes musulmans. A vrai dire, les
politistes prirent la place des islamologues
plutôt que les historiens qui, excepté CharlesAndré Julien jadis et plus tard Benjamin Stora,
s’étaient toujours astreints à un devoir de
réserve vis-à-vis du temps présent.
Dans cette espèce de collapsus mental,
une historienne me parut tenir la rampe, alors
que trop de mes collègues se cramponnaient à
un néo-positivisme aveugle à mon instar sans
doute. Je lus avec admiration, Fellahs tunisiens.
L’économie des campagnes tunisiennes aux XVIIeXVIIIe siècles 12: un ouvrage faisant la soudure
entre Leroy-Ladurie
et ses paysans du
Languedoc et Ernest Geller et son inscription
de la segmentarité dans une société qui
n’ignore pas l’Etat. Je m’abreuvai au numéro
spécial sur les sociétés dans le monde
musulman, qu’elle orchestra dans les
Annales 13. L’histoire du Maghreb ancien me
fascinait. Mais je n’avais pas renoncé au récit
qui donne du sens à l’histoire immédiate. La
colonisation travaillait dans mon dos et me
dictait l’exigence de la connecter à l’histoire de
mes contemporains et d’affronter le mal de la
modernité, qui fut incapable de comprendre
les sociétés archaïques et d’envisager avec
elles un rapport créateur. L’histoire du
politique telle qu’appelaient à l’entreprendre
Paul Ricœur 14 et Maurice Merleau-Ponty 15 et
que la pratiquait René Rémond resta ma
priorité. On voit ma perplexité et mon
écartèlement entre des directions de recherche
peu compatibles entre elles. J’espère que ces
Edité chez Mouton, Paris, La Haye, 1975.
Annales. E.S.C., mai-août 1980, « Recherches sur
l’Islam : histoire et anthropologie ».
14 Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Seuil, 2e édition, 2001,
(« Le paradoxe politique »), p. 248-273.
15 Maurice Merleau Ponty, Signes, Paris, Gallimard,
1960, (Propos), p. 309-435.
12
13
7
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
apories non éclaircies travaillèrent ma thèse
consacrée à Lyautey et à l’institution du
protectorat français au Maroc éditée chez
l’Harmattan en trois volumes en 1988.
Reste à m’expliquer sur la relation de
distension que j’ai entretenue avec le Maroc
durant ces années où quelque chose se
défaisait à l’échelle du monde : la croyance en
l’histoire porteuse d’une vision téléologique
de l’évolution de l’humanité. Je revins peu
souvent au Maroc : en touriste en avril 1975,
en lecteur d’archives l’été 1979, en
universitaire lors d’un colloque en novembre
1986 à Rabat. Entre temps, la communauté
d’expérience partagée avec les Maghrébins par
mes prédécesseurs dans le combat
anticolonial et par ma génération dans la
coopération avait été mise à rude épreuve par
la « marche verte », qui nous sommait de
prendre parti entre l’Algérie et le Maroc. Ma
position ne changea pas d’un iota depuis 1975
: porter une parole d’historien instruite par
l’épreuve des trois guerres franco-allemandes
et leur bilan désastreux. Quiétisme frileux
d’un observateur au-dessus de la mêlée ? Non
pas, je crois, mais mesure du temps perdu par
suite de ce conflit fratricide, alors que le
Maghreb
reste
l’horizon
d’attente
indépassable des trois peuples qui l’habitent.
Le relâchement des liens antérieurs
tissés entre historiens français et marocains
provenait également de la conjoncture
intérieure du Maroc à laquelle, bien que
sollicité de me prononcer par des membres du
Comité de lutte contre la répression au
Maroc, je me reproche aujourd’hui de ne pas
avoir prêté assez d’attention. Tout entier
converti au courant de pensée anti-totalitaire,
je n’avais pas compris que dans les geôles du
néo-makhzen les militants de l’ultra gauche se
forgeaient une culture anti-autoritaire, qui en
firent les tenants les plus avertis et aguerris de
l’inculcation au Maroc d’une culture
démocratique dès la fin des années 1990. Je
n’ai pas milité contre les dérives du régime
hassanien sous prétexte que la répression ne
s’y exerçait pas à la même échelle qu’en Syrie
ou en Irak, deux régimes sur les exactions
desquels trop de militants du Comité de lutte
précité fermaient les yeux. Comme eux, en
vérité, je fus affecté d’une vue basse. Alléguer
que, de l’examen de ces années, personne ne
sort indemne, serait de ma part une facilité
inconvenante. J’ai manqué en l’occasion de
lucidité et de courage intellectuel.
Me tint enfin éloigné de la scène
historiographique au Maroc le sentiment, à
tort ou à raison, d’y être suspecté de
sympathie ou du moins d’indulgence pour le
régime institué par le protectorat. Prendre
pour sujet de thèse Lyautey 16 me désignait
d’avance à la sourde réticence de collègues qui
n’avaient de cesse d’opposer le kalam wathani
au kalam ajnabi. Une école historique
marocaine
spécifique
émergeait.
Je
comprenais les raisons de sa mise en exergue
d’une marocanité. Mais je n’appréciais pas
d’être mis à l’index par son chef de file,
Germain Ayache. Cet agrégé des lettres de
l’université française faisait office de Gabriel
Monod (le fondateur de la Revue historique en
France à la fin du XIXe) du Maroc en prônant
un culte des archives makhzéniennes frisant le
fétichisme méthodologique.
Années 90/début des années 2000 : fin
de partie dans un paysage marqué par
le « désenchantement du monde »
En 1993, je fus élu professeur
d’histoire du monde musulman contemporain
à l’Université de Paris 1. Comme pour mon
affectation à Rabat en 1967, ce fut un poste
auquel je n’avais pas songé, qui me tomba
dessus par surprise. A Lyon II, j’étais resté
dans la peau d’un professeur du secondaire
détaché dans le supérieur. Ici, je disposais
d’une chaire qui m’interdisait de voltiger en
amateur d’un enseignement l’autre. Mais étaisje suffisamment outillé pour ce faire ? Pour
bien marquer que je ne me cantonnais pas au
Maghreb, je me transportai à l’est jusqu’à
Istanbul (à défaut de Djakarta) avec une
question de cours portant sur le Moyen
Je me suis expliqué dans l’avant-propos de ma thèse
sur ce choix par défaut. Si les archives du Protectorat
ouvertes à Nantes en 1988 avaient été disponibles au
seuil des années 1970, j’eus choisi un autre angle
d’attaque pour aborder le Protectorat : histoire locale
(Fès et sa région), thématique (la politique musulmane
du Protectorat) ou histoire sociale (colons et indigènes
dans l’entre-deux-guerres)…
16
8
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Orient (Egypte incluse) du début du XIXe aux
années 1920. Ce fut l’occasion pour moi de
découvrir la richesse des travaux en anglais et
en français sur le Proche Orient. Je revins plus
tard au Maghreb à l’époque coloniale en
faisant équipe avec Omar Carlier, un
politologue passé à l’histoire sociale, dont
l’œuvre ardue, forte et singulière se situe dans
le prolongement de Jacques Berque (Le
Maghreb entre deux guerres) et de Maurice
Agulhon (La république au village), et entre en
résonance avec les travaux de l’école
anthropologique anglo-saxonne 17. Mais je
retournai en cours de licence au Proche
Orient au début des années 2000,
lorsqu’éclata l’Intifada al-aqsa. Je fis cours sur
la Palestine de l’époque ottomane tardive à la
première Intifada en 1987 : une manière pour
moi de faire exister sur la scène académique
un pays occupé, une nation occultée. Enfin,
entre mes enseignements et ma recherche
pouvait s’établir une concordance thématique.
Je pus écrire des livres de synthèse sur le
protectorat au Maroc et sur le Maghreb à
l’époque coloniale, mais aussi coordonner seul ou en trio - deux numéros de Vingtième
siècle. Revue d’histoire, qui débordaient largement
du champ du Maghreb à l’époque coloniale 18.
Enseigner au-delà du Maghreb, diriger des
maîtrises tous azimuts, participer à des jurys
de thèses qui m’entraînaient jusqu’en Asie
mineure représenta pour moi une ouverture
scientifique incomparable. J’ai toujours
étouffé dans l’étude d’un seul pays, d’un seul
siècle.
Aller à l’est correspondait à l’attente
de nombre de mes étudiants en licence,
hormis ceux dont la famille était d’origine
maghrébine. La nouvelle génération s’éloignait
du Maghreb et de la décolonisation, qui avait
été la grande affaire de leurs parents. La
17 On trouvera un condensé de cette œuvre éclatée en
une myriade d’articles dans Entre Nation et Jihad.
Histoire sociale des radicalismes algériens, Presses de Sciences
Po, 1995.
18 Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 82, avril-juin 2004,
(« Islam et politique en Méditerranée au vingtièmesiècle ») et n° 103, juillet-septembre 2009, en
collaboration avec Leyla Dakhli et Vincent Lemire,
(« Pour une histoire collective et décloisonnée du
Proche-Orient »).
guerre civile qui ravageait l’Algérie
réintroduisait l’imagerie d’un Maghreb
archaïque et barbare. Le Moyen-Orient en
tant que berceau des civilisations de l’écrit et
des monothéismes exerçait une attraction
irrésistible. Nombre de nos meilleurs
étudiants prirent le chemin des centres de
recherches (Cedej, Ifao, Ifead) arrimés au
Moyen-Orient, et entreprirent de brillantes
thèses en amont de l’ère contemporaine avec
des directeurs de thèse médiévistes ou
modernistes. Ou carrément bifurquèrent vers
le journalisme, voire l’action politique. Je ne
m’en offusquai pas. Je me considérai comme
un éveilleur d’intérêt pour les mondes forgés
par l’Islam plutôt que comme un maître de
chapelle scientifique. En somme, je continuai
à rester, à ma manière, un généraliste. C’est
peut-être ce qui fit ma force, lorsque je fus
appelé à prendre la direction de l’Institut
d’Etudes de l’Islam et des Sociétés du Monde
Musulman (IISMM-EHESS) de 2002 à 2006 :
de n’être l’ancien élève d’aucun Institut, du
style Ifao ou Ifead, ni affilié à aucune école de
pensée historique, même si je ne me cache pas
d’avoir été marqué dans le champ des études
orientales par l’œuvre de Jacques Berque,
Abdallah Laroui, Germaine Tillion et Lucette
Valensi pour m’en tenir à un quatuor faisant
l’économie d’une phalange de bien d’autres
chercheurs plus proches de ma génération.
Pour terminer, je voudrais me situer
par rapport aux tendances historiographiques
du moment et retrouver in fine le Maroc, mon
point de départ et d’arrivée au terme de mon
parcours scientifique.
Depuis plus d’une vingtaine d’années,
plus aucun grand récit historique ne fait sens,
sinon celui, récent, qui consiste à écrire en
remontant en amont du XIXe, l’histoire de la
mondialisation. Selon la formule de François
Dosse, l’histoire est en miettes 19. L’opération
historique s’est pulvérisée en une poussière
d’objets érigés en soi et pour soi, sans plus
être rattachés à la mise au jour d’un « cours de
l’histoire », une formule dépourvue de toute
pertinence pour de jeunes historiens inclinant
à penser que l’histoire a du sens à défaut
d’avoir un sens. On écrit l’histoire des affects
François Dosse, L’histoire en miettes, La Découverte,
1987.
19
9
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
et des sens. On s’intéresse à l’histoire de la
lenteur et de la vitesse. On privilégie la
biographie des gens ordinaires sous l’influence
de la microstoria. Le genre triomphe : après
l’histoire des femmes, celle de la masculinité.
Là où l'on mettait en exergue des héros, on
exhume des victimes. A priori, je n’ai rien
contre ce changement de focale et cette
ouverture de l’éventail des objets de la
recherche historique. J’ai moi-même écrit avec
mon épouse un ouvrage ayant pour surface
réfléchissante le carnet du quotidien parisien
le Monde afin de capter les métamorphoses de
l’esprit du temps 20.
Je m’interroge toutefois. Cette histoire
qui a pour axe central l’avènement en Europe
d’une société d’individus et privilégie la vie
privée sur l’homme en société, passe-t-elle sur
l’autre rive ? Où il s’agit pour l’historien de
faire advenir la nation là où il y avait des
communautés ou des tribus, de dresser un
inventaire de formations étatiques ne faisant
pas suite à elles-mêmes et de concourir à des
apprentissages civiques. Bref, de faire
coïncider conscience civique et sentiment
d’appartenance nationale. N’y a-t-il pas une
distorsion croissante entre les historiens des
deux hémisphères, les uns, sur la rive nord,
obsédés par le phénomène de l’individuation
et les autres, sur la rive sud, cramponnés à
l’impératif de donner de la profondeur
historique à une communauté politique
encore incertaine d’elle-même ? Et je ne vois
pas comment le grand récit sur la
mondialisation qui s’échafaude à partir de
l’histoire globale peut être l’objet d’un récitatif
à deux voix ? Je redoute que son unilatérisme
n’exacerbe le contre-récit s’inspirant des postcolonial studies, qui convertit les hommes des
mondes extra-européens en éternels sujets
dépossédés de leur histoire. L’impératif urge
d’écrire une histoire polyphonique, qui fasse
entendre la diversité des voix provenant de
passés dissemblables et de présents
désaccordés. Qu’importe les dissonances
pourvu qu’on continue à se parler, à s’écouter
! Car la décrédibilisation des vieux récits
historiques me préoccupe. Elle ouvre un
boulevard aux mythologies fabriquées par les
Paru sous le titre : Tu nous as quittés…Paraître et
disparaître dans le Carnet du Monde, Armand Colin, 2009.
20
retours du religieux en version intégraliste. En
particulier une histoire à la fois hybride, je
veux dire à plusieurs voix, civique et critique
du Maghreb me paraît urgente à écrire pour
faire avancer la prise de conscience d’un soussol anthropologique commun et pour rétablir
le Maghreb dans son espace méditerranéen et
africain non musulman 21.
Me voilà ramené à mon point de
départ, qui a pour objet les échanges
scientifiques entre chercheurs des deux rives.
A la différence de mon collègue et ami Pierre
Guichard, qui a piloté un réseau Erasmus, je
ne m’adosse pas sur une expérience euromaghrébine,
mais
seulement
francomarocaine des relations inter-universitaires
entre nos deux continents. Je n’insisterai pas
sur l’ancienneté et la vivacité du lien
scientifique qui s’est noué entre chercheurs
des deux rives. Je pointerai ici deux points qui
font difficulté.
Il y a tout d’abord les entraves à la
circulation des hommes, des revues et des
livres, qui reste hypothéquée par les termes de
l’échange inégal. La question des visas reste
d’actualité. Elle empoisonnait nos relations à
la fin des années 1990, comme j’ai pu le
mesurer lorsque je participais à une action
intégrée entre l’université Moulay Abdallah à
Fès et l’université de Paris III. Faire venir à
Paris ou à Nantes des membres juniors de
l’université marocaine (en l’occurrence des
étudiants doctorants travaillant sur le
protectorat français au Maroc) relevait du tour
de force. Je me rappelle du nombre de fax
envoyés au consul de France à Fès restés sans
réponse et de démarches auprès du Quai
d’Orsay qui se cognaient contre un mur
d’indifférence obtuse. Et puis combien de
collègues m’exposèrent le parcours du
combattant livré par eux pour obtenir un visa
afin de participer à un jury de thèse ou un
colloque en France !
La circulation des revues et des
ouvrages
scientifiques
reste
aussi
21 Un pas important en ce sens : Pour une histoire francoalgérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de
mémoire, fruit d’un colloque tenu à l’ENS de Lyon en
2006 et publié à La Découverte en 2008 sous la
direction de Frédéric Abécassis et Gilbert Meynier.
10
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
problématique. Elle souffre de la dissymétrie
du coût des livres. Un livre imprimé en
France ou dans le reste du monde demeure
presque inaccessible au lecteur marocain du
fait de son prix. Ce n’est pas tout : les
ouvrages édités au Maroc et écrits en français
ne parviennent pas dans les librairies en
France, fussent-elles outillées pour se les
procurer comme la librairie Avicenne à
Jussieu ou la boutique aux livres de l’Institut
du Monde Arabe. Ainsi, donc, toute la
production en sciences humaines éditée par
Afrique Orient, Alizé, Eddif, les éditions de la
Porte, Toubkal, reste inaccessible au public
cultivé en France. Dès lors, les ouvrages écrits
en français par des historiens marocains ne
parviennent pas ici. On se les procure au
Maroc, puis on se les passe de main en main
entre collègues. Ils ne sont pas l’objet de
compte-rendus dans les revues en histoire et
en sciences sociales. L’assertion vaut d’ailleurs
pour le reste du monde arabe, en particulier
pour la Tunisie et le Liban, où le français reste
une langue étrangère de travail scientifique
privilégiée. Il en est de même pour les revues.
Il était quasi impossible de se procurer le
Bulletin économique et social du Maroc jusqu’à sa
disparition ô combien regrettable en 1988. Il
en est de même pour la revue Hespéris-Tamuda
qui est devenue introuvable dans les librairies
spécialisées dans le domaine de l’orientalisme
comme dans les bibliothèques universitaires.
Le second écran raréfiant les échanges
scientifiques inter-universitaires, c’est, bien
sûr, la langue. L’option prise en 1973
d’arabiser complètement les départements
d’histoire place les interlocuteurs étrangers
devant l’alternative suivante, quand ils ne sont
pas des arabologues patentés : ou bien assurer
leur communication dans leur langue en étant
traduit partiellement par un collègue
marocain, ou bien simplifier au maximum
leurs propos pour être compris par les
étudiants, quitte à truffer leur communication
de mots en arabe dès qu’ils introduisent une
notion, un concept ou osent une métaphore.
Les historiens de ma génération ont la chance
d’échanger avec des collègues marocains
bilingues accomplis. Mais nous serons bientôt
les derniers des Mohicans. Il faut donc penser
à la relève : en l’occurrence multiplier les
traductions dans les deux sens. Versant
langue française, j’observe que l’on a
privilégié les essais philosophiques et les récits
de voyage, mais qu’aucun écrit d’historien n’a
fait l’objet d’une traduction. Et pourtant la
matière ne manque pas de la thèse consacrée à
Inultan au XIXe siècle par Ahmed Tawfiq à
l’ouvrage portant sur l’acclimatation des
Marocains au thé écrit par Abdelahad Sebti et
Abderrahman Lakhsasi.
Que seront les échanges entre
historiens des deux rives dans un quart de
siècle ? Les historiens ayant entrepris leur
thèse dans un pays européen ou aux EtatsUnis iront en se raréfiant. Une revue de
renommée internationale telle que HespérisTamuda, restera-t-elle ouverte aux langues
étrangères ? L’anglais se sera-t-il imposé
comme la seule langue de travail scientifique
étrangère au Maroc ? L’arabe scientifique et
non pas seulement littéraire aura-t-il forgé une
koïnè ? L’écriture de l’histoire du Maroc et au
Maroc en arabe moderne déplacera-t-elle le
centre de gravité de la production
historiographique d’un axe nord/sud à un axe
ouest/est ? Les historiens « occidentalistes »
des années 1960 aux années 1990 feront-ils
place à une génération d’ « orientalistes »
aimantée par la sphère de l’arabisme
renouvelé par une troisième Nahda ? Il ne
m’appartient pas de faire un pronostic. En
rappelant ces quelques points de repère ayant
jalonné mon parcours scientifique, j’ai
seulement voulu faire état de ce qu’une
longue
fréquentation de l’université
marocaine a signifié pour moi, comment elle
s’est glissée en creux dans mes travaux. Et
relier mon parcours à une trajectoire
historique dont j’ignore évidemment la suite.
« Les hommes font leur propre histoire, mais
ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » aimait à
dire le vieux Marx toujours d’actualité.
11
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
De l’Université de Rabat à la Sorbonne
Témoignage
Mohammed Kenbib
Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Rabat
Université Mohammed V Agdal
[email protected]
Dans
cette
intervention,
nécessairement succincte, l’exercice consistera
à suspendre momentanément les normes
régissant habituellement l’approche de
l’historien en principe détaché de son objet
d’étude. Il s’agira de laisser à l’auteur de ces
lignes
la
possibilité
de
s’ériger
momentanément en témoin direct d’une
phase ayant fait partie de son parcours
d’étudiant à la faculté des Lettres et des
Sciences humaines de Rabat entre 1965 et
1969. C’était l’époque où y enseignaient de
jeunes et moins jeunes professeurs français.
Certains d’entre eux ont profondément
marqué les esprits, au sens propre et au figuré,
de leurs étudiants. Ils ont été, de leur côté,
fortement influencés par leur passage au
Maroc et lui ont (pour la plupart) consacré
une large part de leurs travaux de recherches
et de leurs publications.
De cet aréopage reste en particulier le
souvenir de Pierre Guillen, disciple de Pierre
Renouvin,
spécialiste
des
relations
internationales et auteur de L’Allemagne et le
Maroc (1870-1905); Daniel Nordman qui
enseignait l’Afrique romaine ; Jean Brignon
qui dispensait des cours sur les Mérinides et la
Renaissance ; Bernard Rosenberger, grand
connaisseur des sources portugaises et fin
analyste des époques wattasside et saadienne;
Michel Terrasse, pour qui le patrimoine
architectural marocain et l’art hispanomauresque n’avaient pas de secrets, et, par
ailleurs, grand organisateur de sorties sur le
terrain; et Charles Sallefranque, dont un
collègue disait que c’était un érudit d’une
« culture exquise et un grand connaisseur de
l’âme marocaine ».
Les uns et les autres ont séjourné au
Maroc au titre de la coopération, parfois en
tant que volontaires du service national actif
(VSNA). C’était l’alternative au service
militaire obligatoire pour ceux qui ne
voulaient pas passer dix mois en caserne.
Daniel Rivet (un Lyonnais) (et le Parisien,
Daniel Nordman, présent parmi nous
aujourd’hui) faisaient partie du contingent (si
je puis dire) ayant choisi cette option.
Comment caractériser la période sur
laquelle se focalise ce témoignage ? Rappeler
qu’elle couvre les années universitaires 19671968 et 1968-1969, constitue en tant que tel
une indication suffisante quant aux
particularités du contexte de l’époque. En
termes plus clairs, le Maroc traversait alors
l’une des phases fatidiques des « années de
plomb ». En 1967-1968, le pays était encore
sous le choc des sanglants événements de
Casablanca de mars 1965 (déclenchés par des
lycéens suite à une circulaire du ministère de
l’Education relative au Baccalauréat). Le
blocage politique créé par la proclamation de
l’état d’exception décrété après ces
événements n’empêchait cependant pas une
intense ébullition. La combativité de l’Union
Nationale des Etudiants du Maroc (UNEM),
située résolument à gauche, et les grèves à
répétition qu’elle menait dans les facultés, les
instituts et les grandes écoles en étaient l’une
des principales manifestations. Quiconque se
projette en aval, ne manquera pas de relever
que ce blocage et la dégradation de la situation
qui s’en est suivie sont l’une des explications
des deux tentatives avortées de Skhirat (1971)
et de l’attaque du Boeing royal (1972).
L’ambiance qui prévalait, alors, à
l’époque au sein de l’Université n’était
cependant pas déterminée par la situation et la
dynamique proprement internes du pays. Elle
se ressentait aussi, bien évidemment, des
tensions et des conflits qui secouaient la scène
internationale, marquée, entre autres, par la
guerre du Vietnam, l’embourbement en Asie
des Etats-Unis désireux de « contenir » le
13
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
communisme, l’agitation des campus
américains, le passage à une autre ère en
France avec Mai 68, l’occupation de la
Sorbonne et les affrontements des étudiants
avec les CRS, les répercussions de la situation
au Moyen-Orient, la catastrophique « guerre
des six jours » et les traumatismes provoqués
dans l’ensemble du monde arabe par naksa
(1967).
C’est dans cette ambiance survoltée
que, du haut de ses 24 ans, Daniel Rivet
dispensait ses cours au sein de cette faculté, à
nous autres étudiants de 4e année de Licence,
Certificat
d’Histoire
Moderne
et
Contemporaine. Son enseignement portait
(significativement) sur « La Révolution
française » et… « Le Maroc sous le
protectorat »… Nous avions donc, d’une part,
des heures passionnantes sur la philosophie
des Lumières, le régime féodal, l’absolutisme
royal, les lettres de cachet, le Tiers-Etat, la
montée en puissance de la bourgeoisie, les
sans-culottes, la Terreur etc., et, d’autre part,
des cours sur la stratégie du général Lyautey,
sa « politique indigène », le sens et contre-sens
de la « pacification », les étapes de la conquête
du pays, les dures réalités coloniales,
l’extension des périmètres de colonisation, la
dépossession des fellahs, les abus sans nom des
caïds et pachas secondant la Résidence
Générale, l’administration directe, les débuts
du
mouvement
nationaliste,
les
bouleversements provoqués par la deuxième
guerre mondiale, le projet de co-souveraineté
que le général Juin voulait imposer au sultan,
etc.
Que dire de ces enseignements et de celui
qui les dispensait ? Affirmer simplement
qu’on a beaucoup appris serait excessivement
réducteur. La dimension académique était
certes essentielle mais la transmission de
connaissances et le savoir stricto sensu n’étaient
pas seuls en cause. D’autant que nous avions
la chance de n’être que six étudiants en
dernière année de Licence d’histoire. Cet
effectif réduit favorisait l’apprentissage de
l’argumentation, la liberté d’expression et
laissait place aux discussions. Il laissait
également de la place à des échanges féconds.
On peut avoir, aujourd’hui, quelque idée de
l’ambiance qui prévalait en classe et en dehors
de la classe, en gardant en tête le rapport
triangulaire qui s’établissait de facto entre, d’un
côté, ce qu’on apprenait sur la Révolution de
1789 et le Maroc à l’époque coloniale, et de
l’autre, l’environnement politique proprement
marocain de l’époque et la situation
internationale.
Une initiative de Daniel Rivet a sans
doute contribué à hâter notre maturité et à
nous sensibiliser, quoique de manière diffuse,
à la responsabilité de l’historien : dans le cours
concernant le Maroc, il proposait des thèmes
spécifiques présentés sous la forme d’exposés.
L’enjeu était d’importance pour les étudiants
appelés à s’initier à la recherche. Compte tenu
du niveau auquel il plaçait ses exigences, et
sans qu’il ait à les formuler explicitement, cet
exercice représentait, au-delà du choix des
références bibliographiques ad hoc, l’occasion
d’un véritable apprentissage de la rigueur
historique et de la mise en pratique de l’esprit
critique. Il s’agissait, en l’occurrence,
d’entreprendre
des
recherches
bibliographiques sur des aspects précis de
l’évolution du Maroc sous le protectorat et
d’en présenter la synthèse. Et ce, face à des
condisciples peu portés à la complaisance et,
surtout, face à un jeune professeur français
attentif au fond et à la forme du propos tenu
devant lui. Lui-même disséquait littéralement
dans ses cours une phase capitale de l’histoire
de son pays, la Révolution de 1789. Et, dans
le cas d’espèce, il analysait aussi sans
concession aucune, l’évolution de « l’empire
chérifien » devenu partie de l’empire colonial
français entre 1912 et 1956 et, à certains
égards, considéré comme son « joyau » ou,
selon une autre formulation, « la plus belle
réussite de l’œuvre française en Afrique du
Nord ».
Que faire dans ces conditions sinon
essayer d'adopter la même démarche que lui,
en situant la mise en dépendance du Maroc
dans le contexte général de l’expansion
européenne mais sans occulter pour autant les
défaillances du pays, l’anachronisme et les
pesanteurs de ses structures traditionnelles,
ses hésitations face à la modernité et, pour
utiliser une formule d’aujourd’hui, ses
problèmes de « gouvernance »? A titre
d’exemple, c’est à ce genre d’exercice et avec
14
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
l’esprit méthodique et la minutie qui l’ont
toujours distingué que se livra mon ami Larbi
Mezzine dans un exposé mémorable et très
fouillé consacré aux structures agraires du
Maroc pré-colonial. Je garde le souvenir
vivace d’un exercice similaire dans lequel
j’avais essayé, pour ma part, d’analyser les
conditions ayant préludé à l’instauration du
protectorat, la signature du traité instituant ce
régime et les événements de Fès d’avril 1912.
Et ce, en puisant abondamment dans divers
ouvrages, notamment celui d’un témoin de
l’époque, le docteur Franz Weisgerber auteur
de Au seuil du Maroc moderne.
Puisqu’on en est, en matière
d’historiographie, à « l’ère du témoin »
précisément et que « le présentisme » permet
toutes sortes de résurgences subjectives, qu’il
me soit permis d’ajouter que c’est sans doute
en continuant à m’interroger sur le contexte
de mise en place du protectorat que j’en suis
venu à l’étude (pendant une dizaine d’années)
du système des protections diplomatiques et
consulaires – considérées comme un puissant
moyen de pénétration européenne ayant
accéleré la désagrégation des structures
traditionnelles du pays et facilité sa mise en
dépendance. Daniel Rivet, que j’ai souvent
croisé dans l’intervalle aux Archives du
Château de Vincennes et du Quai d’Orsay, a
d’ailleurs eu l’amabilité, en 1978-1979, de
relire le texte de la version initiale du travail
réalisé sur ce sujet (sous la co-direction de feu
Germain Ayache et René Gallissot et soutenu
à Paris en 1980). Il en a rédigé la préface lors
de sa publication… 16 ans plus tard !!! J’ai eu
également le privilège de compter Daniel
Rivet, aux côtés du grand maître qu’était le
regretté Jean-Baptiste Durosselle, parmi les
membres du jury de soutenance de la thèse
d’Etat que j’ai consacrée aux relations entre
Juifs et Musulmans au Maroc entre 18591948. C’est aussi grâce à son parrainage que
j’ai été invité à enseigner à l’Université de
Paris I Panthéon Sorbonne pendant un
trimestre (2003) et, quelques années plus tard,
à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales (2011) – institution où il s’était vu
confier la direction de l’Institut d’Etude de
l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman
(IISMM).
A Paris I, l’on ne pouvait que
constater les efforts déployés par Daniel Rivet
pour relancer l’intérêt des étudiants pour le
Maghreb et le reste du monde arabe et
réinsérer cette aire géographique et culturelle
dans leur cursus au niveau qu’elle mérite. Et
ce, après une phase de (relatif) « décrochage »
de l’Université française pour le Maghreb
notamment au profit d’autres aires comme
l’Europe (en relation, bien évidemment, avec
les mutations ayant préludé à la création de
l’Union Européenne, et les bouleversements
liés à la chute du Mur de Berlin et l’implosion
de l’Union soviétique). De fait, et témoignant
de cette relance et de ce renouveau, des thèses
sur le Maroc, l’Algérie et la Tunisie ont été
récemment soutenues ou sont en cours à
Paris I. Le partenariat liant cette Université à
la faculté des Lettres de Rabat en matière de
recherches sur l’histoire du Temps présent,
d’échanges de professeurs et d’accueil
d’étudiants ne peut que contribuer à une telle
impulsion.
On pourrait dire qu’à l’instar des
leçons qu’en ont tirées ses étudiants français
au cours de ces quinze ou vingt dernières
années, les enseignements de Rivet et ses
publications,
notamment
les
3
impressionnants et denses volumes de sa
thèse sur Lyautey et l’institution du Protectorat
français au Maroc (1912-1925), ont été, dans les
années 1970 et 1980 déjà, un modèle du
genre. Ils ont contribué à inciter un certain
nombre de chercheurs marocains à essayer
d’investir la phase du protectorat et à
l’appréhender de manière aussi rigoureuse que
possible. Le bilan global reste, certes, limité
dans la mesure où des pans entiers de cette
période échappent encore à l’investigation
historique mais cela n’empêche pas que soient
déployés des efforts que rend encore plus
pressante la nécessité de commencer à
explorer la période post-coloniale et le demisiècle (et plus) qu’elle couvre. Témoignent de
cet état de fait, le colloque qui a été organisé
ici même à la faculté des Lettres d’Agdal, en
1998, et dont l’ambition était de « Repenser le
protectorat » (en présence de Daniel Rivet)
ainsi que les deux autres colloques consacrés
au Temps présent et qui se sont tenus
respectivement en 2005 et 2007.
15
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Dans ces tentatives visant à une
meilleure compréhension de l’histoire
contemporaine du Maroc, de sa dynamique et
de son sens, les ouvrages et les textes sur
lesquels Daniel Rivet travaillait pour la
préparation de ses cours ont été
particulièrement « éclairants » pour bon
nombre d’entre nous. C’est particulièrement à
lui que revient le mérite de nous les avoir fait
découvrir en dépit de la complexité de leur
mode d’écriture et des concepts manipulés,
voire forgés ex-nihilo, par leurs auteurs. Au
moins
quatre
noms,
réellement
incontournables dans la bibliographie sur le
Maroc, pourraient être cités à cet égard :
Robert Montagne pour Les Berbères et le
Makhzen dans le Sud du Maroc ; son Enquête sur
le prolétariat marocain et, accessoirement,
Révolution au Maroc ; Louis Massignon pour
son Enquête sur les corporations musulmanes au
Maroc ; André Adam pour Casablanca. Essai sur
la transformation de la société marocaine au contact de
l’Occident ; et surtout, à mon sens en tout cas,
Jacques Berque, notamment pour Les
Structures sociales du Haut-Atlas, Le Maghreb entre
les deux guerres et L’intérieur du Maghreb.
Notre groupe était fasciné par les
écrits de Jacques Berque, sa connaissance
intime du Maroc, ses prises de position au
lendemain de la Deuxième guerre mondiale,
son style et les formules qu’il trouvait pour
exprimer en français l’équivalent de mots en
arabe dialectal marocain. En témoigne,
exemple entre mille autres, le terme
« croûter » qu’il avait trouvé pour rendre l’une
des expressions liées à l’injustice, à la voracité
et à l’arbitraire des agents du makhzen, ou plus
simplement aux rapports entre particuliers,
victimes de la rapacité et de la cupidité de tiers
: klani.
Ce serait un euphémisme de dire que
Daniel Rivet n’a pas été, lui aussi, sensible à
l’apport de Berque. Au fil des années, il a,
bien évidemment, forgé et affiné sa propre
approche et développé un style élégant qui
porte sa propre empreinte. Mais en lisant,
exemple entre autres, Le Maghreb à l’épreuve de
la colonisation, il est difficile de ne pas se
remémorer la tonalité du Maghreb entre les deux
guerres, ou celle de L’intérieur du Maghreb ; deux
de nos principales références bibliographiques
au cours des studieuses et joyeuses années de
Licence. Ces années-là et la nostalgie que l’on
a à les évoquer, aujourd’hui, sont
indissociables de la part que Daniel Rivet y a
tenue avec l’érudition, la rigueur, et la
générosité dans le partage du savoir qu’on lui
connaît.
Symbole de la nature des rapports de
ce professeur émérite avec ses étudiants : c’est
l’un de ceux-ci, ancien de la Sorbonne devenu
ministre dans le gouvernement français (et
actuellement ministre de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche scientifique), qui
lui a solennellement remis en novembre 2008,
au nom du Président de la République, les
insignes de la légion d’honneur au cours d’une
cérémonie qui s’est déroulée à Bercy au siège
du Ministère de l’Economie et des Finances –
cérémonie émouvante à laquelle le
« récipiendaire » a tenu à y associer sa famille
et des amis. J’ai eu le privilège d’en faire
partie.
Ce sont donc là les mots avec lesquels
j’ai tenu à rendre hommage à Daniel Rivet ;
hommage et expression d’amitié fidèle
auxquels j’associe, bien évidemment, son
épouse, Françoise.
16
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Le Protectorat entre deux époques
Abdelahad Sebti
Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Rabat
Université Mohammed V Agdal
[email protected]
Je voudrais tout d’abord exprimer un
double sentiment. D’un côté le plaisir de
rendre hommage à un ami et collègue avec
lequel je partage, depuis plus de quatre
décennies, un rapport d’amitié, d’estime, de
reconnaissance et de mémoire partagée. D’un
autre côté, l’insatisfaction due à des
contraintes de temps qui expliquent la forme
schématique de mon texte qui est, en réalité,
plus proche d’un projet de contribution.
Préliminaires
Je ne suis pas un spécialiste du
protectorat, j’ai eu plutôt avec cette période
un rapport de mitoyenneté, ayant travaillé sur
le 19e siècle et sur les questions d’écriture de
l’histoire du temps présent au Maroc ; et c’est
sous cet angle que j’inscris ces quelques
remarques et propositions.
Il me semble tout d’abord que le
protectorat se situe entre :
- un 19e siècle qui semble saturé de
recherche, mais dont les éclairages ont surtout
concerné les rapports Maroc-Europe, et les
rapports tribus-Makhzen ;
- une période postcoloniale qui
continue à faire l’objet d’une recherche
annoncée et qui n’a pas encore dépassé le
stade des rencontres exploratoires (voir les
deux ouvrages récents coordonnés par
Mohammed Kenbib).
Gardons la même perspective de
périodisation. Entre le 19e siècle, le
protectorat et la période postcoloniale, la
vision qui domine postule une évolution
linéaire. Je propose d’adopter l’idée de
chevauchement. Le protectorat a en même
temps opéré des ruptures, et reconduit un
certain nombre de structures. L’Etat
postcolonial a hérité de l’appareil colonial ; il
n’a pas retrouvé l’Etat traditionnel dans sa
forme précoloniale ; il a hérité d'un Etat
traditionnel, restauré et reconfiguré par l’Etat
colonial.
L’ouvrage fondamental de Daniel
Rivet sur l’époque de Lyautey 1 apporte un
certain nombre d’éléments à cette hypothèse.
Il a notamment élaboré des développements
lumineux sur trois aspects du style politique
du premier Résident Général : à savoir les
usages des hiérarchies traditionnelles, la
patrimonialisation de dimensions comme
l’architecture, la médina et l’artisanat, et le
concept de « fiction juridique » appliqué au
régime du protectorat. Trois aspects qui
pourraient aussi bien rendre compte de
certaines formes du système politique du
Maroc indépendant.
Pour étayer l’idée de chevauchement,
il serait utile de revisiter de manière critique le
statut implicite des trois époques en question
et de suggérer quelques pistes alternatives.
Le protectorat comme parenthèse
Le protectorat comme « parenthèse »
ou « accident de parcours » : ce sont des
images qui continuent à imprégner bon
nombre
de
travaux,
particulièrement
marocains, sur cette période. Images
nettement identitaires, orientées par une
certaine téléologie nationaliste qui tend à
obscurcir certains aspects ou épisodes, et à
survaloriser d’autres, aux dépens d’une
intelligibilité d’ensemble.
Il est possible de noter une certaine
division du travail entre différents secteurs
historiographiques :
Daniel Rivet, Le Maroc de Lyautey à Mohamed V, le
double visage du protectorat, Paris, Denoël, 1999.
1
17
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
-
-
-
la recherche marocaine centrée sur la
résistance armée et le mouvement
national. Il est significatif que les
quelques
travaux
marocains
sur
l’administration coloniale n’ont pas fait
l’objet de publications (ex. Mustapha
Yakhlef,
Hassan
Chafaï
Alaoui,
Abdelhamid Hsayen, Larbi Ouahi);
la recherche occidentale qui, dans son
ensemble, s’est beaucoup plus intéressée
au système colonial;
les caractéristiques de la recherche angloaméricaine qui a connu une certaine
avance dans l’étude des deux aspects du
protectorat
(système
politique
/
nationalisme), et dont les acquis n’ont pas
encore
fait
l’objet
d’évaluation
d’ensemble dans l’espace universitaire
franco-marocain;
la recherche espagnole, centrée sur la
zone du Nord, beaucoup plus ouverte sur
l’histoire du nationalisme marocain, et
dont les acquis n’ont pas été mis à profit
dans le cadre d’études comparatives entre
les deux protectorats.
Le statut du 19e siècle
C’est une période qui va de
l’occupation d’Alger (1830) à la signature du
traité du protectorat (1912). Il me semble que
cette période a été étudiée sous quatre angles :
-Prélude
On pourrait rappeler ici les approches
pionnières de Jean-Louis Miège 2 (sur les
modalités de la pénétration européenne,
l’échec des réformes et la crise), Edmund
Burke III 3, avec l’approfondissement des
résistances proto-nationalistes (notamment le
mouvement hafidiste) ; et Abdallah Laroui,
qui définit « le système marocain », et suggère
les origines de certaines caractéristiques du
nationalisme ultérieur 4. Signalons aussi que les
Jean-Louis Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894),
Paris, PUF 1963.
3 Edmund Burke III, Prelude to protectorate in Morocco.
Precolonial protest and resistance, 1860-1912, The University
of Chicago Press, 1976.
4 Abdallah Laroui, Les origines sociales et culturelles du
nationalisme marocain, 1830-1912, doctorat d’Etat, Paris
IV, 1976.
travaux récents de Khalid Benseghir 5 sur la
présence britannique permettent de suggérer
une certaine filiation entre Lyautey et le
consul John Drummond Hay.
- Contournement
On oublie souvent que le 19e siècle
était pour bon nombre d’historiens
marocains, un moyen indirect d’approcher le
protectorat qui semblait constituer une
période trop proche, avec des enjeux encore
« sensibles », des archives difficiles d’accès, et
des acteurs- témoins réticents, plus disposés à
se livrer au chercheur étranger.
- Ambiguïté
Le 19e siècle est utilisé pour suivre la
transition vers le protectorat, mais aussi pour
définir le système socio-politique traditionnel
/ précolonial, comme si le 19e siècle n’était
pas déjà une situation coloniale surtout si l’on
élargit la définition du rapport colonial au-delà
de la souveraineté formelle. Nombreux sont
les auteurs qui ne sentent pas la nécessité de
préciser leur attitude par rapport à cette
ambiguïté, et certains d’entre eux disent se
contenter d’étudier les structures sociales
« traditionnelles » et « reporter » l’étude de la
pénétration coloniale (ex. M. Aafif dans sa
monographie sur le Touat).
- Repérage
C’est l’approche que j’ai suggérée dans
un article qui constitua le noyau de l’ouvrage
consacré à la ztâta 6, et plus généralement à la
gestion de l’insécurité du voyage au Maroc
précolonial.
J’écrivais
notamment
que « l’importance du corpus documentaire
(au 19e siècle) permettait de dégager certains
aspects de la pratique sociale qui n'étaient pas
forcément (ou entièrement) le produit de la
pénétration
européenne.
Déconnectés
provisoirement du dossier colonial, ces
aspects pourraient être investis dans un effort
de conceptualisation de la pratique sociale et
du support culturel, dans le cadre de
problématiques spécifiques ». Ce qui veut
dire, plus concrètement, repérer au 19e siècle
2
Khalid Bensghir, Al Maghrib wa britania aloudma (18861904), doctorat d’Etat en histoire contemporaine,
Faculté des Lettres, Rabat, 2001.
6 Abdelahad Sebti, Bayna l-ztâta wa qâta’a altarîq, amn al
turuq fî l-maghrîb mâ qabl al-isti’mâr, Csasablanca, Dar al
Toubkal, 2009.
5
18
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
des thèmes qui peuvent être étudiés de
manière régressive dans le cadre d’une plus
longue durée.
Entre
le
postcolonial
protectorat
et
le
Il s’agirait ici de niveaux de continuité
entre les deux époques. C’est une question
d’actualité à plus d’un titre : centenaire du
traité de Fès, définition d’un « temps présent »
englobant le protectorat, et débat politique sur
la double structure monarchie / makhzen.
Une question centrale : comment
formuler des problématiques historiques qui
englobent le Maroc du 20e siècle ? Pour
l’instant, il est possible de signaler un certain
nombre de travaux qui ont défriché certains
aspects :
- Du côté des stratégies étatiques :
Il y a le rapport avec les élites locales
(Rémy Leveau), l’enseignement et la
formation des élites (Pierre Vermeren) 7, les
pratiques du territoire (Will Swearingen,
Mohamed Naciri), et les constantes de la
politique religieuse.
- Du côté des élites du nationalisme et
de l’opposition postcoloniale :
Signalons la thèse récente et encore
inédite de Mustapha Bouaziz 8 sur « les
nationalistes marocains au 20e siècle » qui
essaie d’articuler une réflexion sur le rapport
entre les formes de contestation politique et la
tension modernité / traditionalisme.
Revisiter des lieux de contact
On pourrait aussi enrichir la
connaissance du protectorat à partir de
différents lieux de contact :
- En termes d’interaction
Notons d’abord l’interaction des deux
protectorats, par exemple au niveau de la
Rémy Leveau, Le fellah marocain, défenseur du trône, Paris,
Presses de la Fondation des Sciences Politiques, 1976.
Pierre Vermeren, La formation des élites par l’enseignement
supérieur au Maroc et en Tunisie au XXe siècle, Université
Paris 8, 2001 (sous la direction de René Galissot).
8 Mohamed Bouaziz, Les nationalistes marocains au XXe
siècle, doctorat d’histoire contemporaine, Faculté des
Lettres de Rabat, 2010.
différence entre les politiques culturelles.
Dans la zone française, il y a la composante
algérienne qui a joué un certain rôle au niveau
du Makhzen central (voir Mohamed
Amattat 9), de la politique berbère et de la
recherche scientifique. Par ailleurs, une
certaine demande de mémoire a suscité des
travaux sur la présence marocaine dans
différents épisodes militaires français ; mais il
serait intéressant d’étudier la présence
marocaine dans le mouvement syndical
français au Maroc, notamment à partir de
biographies sociales.
- En termes de transition
Les phénomènes de transition entre le
e
19 siècle et le protectorat apparaissent au
niveau de certains événements révélateurs
comme l’assassinat du Dr. Mauchamp (voir
Jonathan Katz). Il y a aussi des institutions
comme l’impôt du tertib (voir Tayeb Bayad),
ou la gestion de la sécurité (relevé par Clifford
Geertz dans son article sur la « description
dense » 10). Dans la même perspective, des
groupes sociaux comme celui des protégés qui
pourrait être revisité en dehors du rôle de
relais, mais plutôt au niveau des diasporas, des
valeurs et de la vie quotidienne. Signalons
aussi des personnages significatifs comme le
caïd Najem Lakhssassi qui a vécu les épisodes
de la réforme militaire du 19e siècle, de
l’armée coloniale, et de l’Armée de Libération
du Sud (travail en cours de Wilfrid Rollman).
Je terminerai en rappelant que le
dialogue avec le travail novateur de Daniel
Rivet invite à resituer le protectorat dans
l’ensemble de l’évolution contemporaine du
Maroc, dans une histoire comparative des
expériences coloniales, et dans différents
courants intellectuels qui essaient de repenser
le fait colonial. Il invite aussi à décloisonner
les
historiographies traitant du Maroc
colonial, au moyen de synthèses critiques et
de traductions entre différentes langues de
travail.
7
Mohamed Amattat, Evolution des Algériens au Maroc,
1943-1962, doctorat d’Etat en histoire contemporaine,
Faculté des Lettres de Rabat, 2007.
10 Clifford Geertz, « La description dense », Enquête, La
description I, 1998, [En ligne], mis en ligne le 27 janvier
2009, http://enquete.revues.org/document1443.html.
Consulté le 22 mai 2012.
9
19
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
L’histoire scolaire franco-marocaine du Protectorat
au regard de ses enjeux sémantiques
Rita Aouad
Professeur d'histoire
Lycée Descartes, Rabat
[email protected]
Pour expliquer l’importance du choix
des mots dans l’histoire scolaire - cette vulgate
qui doit relever le défi de transmettre
clairement et simplement la complexité de
l’histoire - trois caractéristiques sont souvent
mises en avant.
Tout d’abord il s’agit d’une discipline
de mémoire 1 au sens psychologique du terme.
On peut certes arguer que les leçons d’histoire
ne sont plus apprises « par cœur » mais des
dates, des figures et des mots s’impriment
dans les mémoires. Ils ont un poids en ce
qu’ils contribuent à forger la conscience
historique de générations successives, d’où les
enjeux que les « groupes de mémoires » leur
attribuent aujourd’hui 2.
Ensuite, l’histoire scolaire est une
discipline contrôlée par l’Etat qui choisit les
programmes, imposent les sujets d’examen,
voire intervient dans la production de
manuels scolaires. La question de l’usage, de
la prise de distance par rapport aux
terminologies officielles et par là aux versions
dites « autorisées » de l’histoire est
1 Voir Lydia Aït Saadi, « Le passé franco-algérien dans
les manuels scolaires d’histoire algériens », in La France
et l’Algérie : leçons d’histoire, de l’école en situation coloniale à
l’enseignement du fait colonial, Université Claude BernardLyon 1, INRP, Université de Lyon (ENS, Lettres et
sciences humaines) sous la direction de F. Abécassis,
Gille Boyer, Benoit Falaize, Gilbert Meynier et Michèle
Zancarani-Fournel, 2007.
2 Au sujet par exemple, en France, de l’usage scolaire
du terme de « shoah », voir les débats dans les archives
du Monde d’août et septembre 2011 (les articles de
Claude Lanzman, Luc Châtel et Benoît Falaize). Voir
également, pour le cas du Chili, Cristina Mayano,
« Effacer la dictature des livres d’histoire », Courrier
international, le 6 janvier 2012, à propos de la levée de
bouclier suscitée par le remplacement du mot dictature
par celui de régime militaire : « …remplacer le concept
de dictature par celui de régime militaire revient à
changer le champ de l’expérience nominale et partant
les horizons d’attente des acteurs sociaux ».
régulièrement posée en terme de neutralité et
d’objectivité 3.
Enfin, l’histoire scolaire est une
discipline dont le lien - parfois encore trop
ténu - avec la recherche historique renvoie
aux notions que manient les historiens, aux
hypothèses nouvelles qui animent la recherche
historique et l’orientent et aux trouvailles
linguistiques qui en rendent compte 4.
Dans le cas de l’enseignement de
l’histoire de la période coloniale, l’importance
du choix des mots est redoublée. En effet,
cette histoire constitue le cas d’école d’une
situation confrontée à l’héritage de deux
terminologies antinomiques. La première, en
usage à la période coloniale, relève de la
propagande colonialiste et de la glorification
de l’action de la puissance coloniale. On le
sait : la colonisation y est œuvre, pacification,
bienfaits. La deuxième, nationaliste s’est
imposée avec les indépendances dans les pays
anciennement colonisés (mais aussi dans
l’ancienne métropole par le biais des milieux
anti-colonialistes ou tiers-mondistes), et recèle
aussi une forte charge idéologique. La
colonisation s’y résume en exploitation,
guerre, massacres, discrimination.
L’histoire de la période du protectorat
français sur le Maroc est par excellence le lieu
où vient jouer ce double héritage. Mesurer et
illustrer cette influence constitue le but de
cette l’analyse qui tente une historicisation des
3 Benoît Falaize et Françoise Lantheaume, « Entre
pacification et reconnaissance : les manuels scolaires et
la concurrence des mémoires », in Les guerres de mémoires.
La France et son histoire, sous la direction de Pascal
Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, Paris, La
découverte, 2008.
4
Nous avons à l’esprit les belles trouvailles
linguistiques de Daniel Rivet pour qui, la colonisation
est une épreuve, le protectorat a un double visage, la traité
de Fès un diktat et la pacification du Maroc une
« Guerre de trente ans ».
21
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
mots de l’histoire scolaire franco-marocaine
du protectorat en mettant en vis à vis
l’évolution de l’enseignement de la période
coloniale en France et au Maroc, en français
et en arabe. Car, au-delà du problème de la
« simple » traduction, il s’agit ici de montrer
que l’acception des mots et des notions dans
chacune des langues, que leur connotation
négative ou positive et leur usage évoluent
selon les générations et les lieux. Ce substrat
est à prendre en compte dans toute tentative
de croisement des regards et/ou des traditions
historiographiques chère au travail des
enseignants d’histoire.
I- Le poids des mots : héritages
Des terminologies idéologisées et
antinomiques
L’intervention
française et
l’instauration
du protectorat
La présence
française
Manuels
scolaires en
français de
l’époque du
protectorat
La France a
été obligée
d’intervenir
au Maroc/
Elle a
délivré le
sultan qui a
ensuite
signé le
traité de Fès
Elle pacifie
le pays et y
accomplit
son œuvre
qui conduit
à une
prospérité
jusque-là
jamais vue
Manuels
scolaires
marocains en
arabe postindépendance
La France
oblige le
sultan à
signer le traité
de
protectorat
Marianne » : la France, assumant le fardeau de
l’occupation du pays, apporte liberté, paix et
prospérité. Un des combats du mouvement
nationaliste marocain qui s’affirme après la
Seconde Guerre mondiale a été de contrer
cette propagande coloniale transmise par
l’école. En témoigne un manuel d’histoire –
premier du genre, en arabe, destiné aux élèves
du primaire - de Mohammed Mahieddine El
Machrafi,
inspecteur
marocain
de
l’enseignement primaire élaboré à la fin des
années 1940. S’il concède la notion de
pacification, dans la lignée des rédacteurs du
Plan de Réformes marocaines de 1934 5,
l’omission volontaire des mots d’ « œuvre » et
de « bienfaits » est jugée inacceptable du point
de vue de l’Etat colonial 6 qui censure
l’ouvrage :
un
Etat
colonial
dont
l’autoritarisme commence à susciter les
critiques d’historiens. Ainsi, Charles-André
Julien n’hésite pas à fustiger, dès le lendemain
de la guerre, cette vulgate coloniale qui semble
ignorer le principe fondamentale du
décentrage : « Dans un même volume, on
peut lire que la France pacifie tandis que
l’Angleterre « conquiert ». Les indigènes qui se
révoltent contre nous sont des « dissidents »
ou des « fanatiques » évidemment pas des
résistants » 7, souligne celui qui deviendra le
Premier doyen de l’Université Mohammed V
de Rabat à l’indépendance.
Une fois l’indépendance acquise, le
discours historique scolaire marocain entend
Le Plan de réformes marocaines de 1934 présente les
revendications du premier parti politique marocain, le
Comité d’Action Marocaine. On peut y lire : « Il est vrai
que la paix règne finalement sur l’étendue de l’Empire. Les
Marocains en éprouvent une satisfaction que peut
troubler seul le souvenir d’évènements douloureux et
de l’effusion de sang qui les a caractérisés », Comité
d’Action Marocaine, Plan de réformes marocaines, élaboré
et présenté à S. M. le Sultan, au Gouvernement de la
République française et à la Résidence Générale au
Maroc, édition française, 1934.
6 Voir le travail de Jérémie Jarousse, Les manuels d’histoire
du Maroc sous le protectorat français, mémoire de maîtrise
d’histoire, Université de Bourgogne, 2005, fondé sur
l’analyse de l’ouvrage de Mohammed Mahieddine el
Machrafi, Histoire du Maroc, de l’Antiquité à nos jours, 1948
in Archives de la Direction de l’Intérieur (DI 634), Centre
des Archives Diplomatiques de Nantes.
7 Idem citant C. A. Julien, « L’enseignement dans la
société coloniale », in Essais et Etudes universitaires (II),
Paris, La Nouvelle édition, 1946, p. 139.
5
La France
occupe
(ihtilal) et
conquiert le
pays, puis
entreprend
son
exploitation
(istighlal)
Peu de surprise accompagne la lecture
des manuels scolaires français de l’époque du
protectorat concernant cette période de
l’histoire du Maroc. Même les plus tardifs
n’échappent pas à la terminologie associée au
mythe de la « mission civilisatrice de
22
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
« décoloniser l’histoire » et « cesser de se
souvenir par la mémoire d’autrui » 8. Ses
maîtres mots deviennent exploitation
(istighlal), résistance (muqawama) « révolution
du roi et du peuple » (tawratu el malik wa echchaab), mouvement du fida (harakatou el fida) et
indépendance (istiqlal). La focalisation se fait
ici sur les vainqueurs des indépendances sans
que le désenchantement et le virage autoritaire
qui a suivi transparaissent.
II- Le sens des mots, le choix des
mots : la colonisation et ses dérivés
au filtre des discours scolaires
français et marocain
Qu’en est-il un siècle après la signature
du diktat de Fès, plus d’un demi- siècle après
l’istiqlal ?
Dans les années 1980-1990, l’appel, au
Maroc même, à « un regard froid sur la
colonisation » par Negib Bouderbala 9 et
« l’éloignement par rapport au fait colonial »
analysé par Daniel Rivet en France pouvaient
laisser croire que la distance à l’égard de
l’épisode colonial conduiraient à une
neutralisation de part et d’autre des
terminologies et peut-être, pour les plus
optimistes, à une convergence de celles-ci.
N’a-t-on pas, au contraire, assisté dans un
contexte de concurrence des mémoires, de
repli identitaire et d’abandon du bilinguisme à
une instrumentalisation encore plus sensible
des mots rendant les deux discours scolaires
hermétiques l’un à l’autre ?
- Vue de France :
Aujourd’hui, dans l’ancienne métropole,
un courant de recherche en histoire de
8
Mostapha Hassani-Idrissi, « La didactique de
l’histoire au Maroc. Genèse d’une discipline
éducative », Historiens et Géographes, n° 396, Paris, 2006,
p. 235-242.
9
Negib Bouderbala, « Pour un regard froid sur la
colonisation. La perception de la colonisation dans le
champ de la pensée décolonisée. Le cas du Maroc » in
Connaissances du Maghreb. Sciences sociales et colonisation,
Paris, éd. CNRS, 1984. Daniel Rivet, « Le fait colonial
et nous. Histoire d’un éloignement », Vingtième siècle,
volume 33, 1992.
l’éducation passe au peigne fin le traitement
scolaire de la période coloniale notamment à
travers les manuels.
De ces nombreuses études ressort un
premier constat. Le terme de colonisation
n’est certes plus associé à ceux de
« pacification », « bienfaits », « œuvre » et
« prospérité ». Il semble en effet acquis que
ces associations appartiennent au passé, à la
propagande coloniale. Ces termes sont
employés entre guillemets pour analyser les
ressorts du discours colonial, étudié
maintenant comme une idéologie.
Mais, dans le même temps, on a pu
clairement mettre en évidence un processus
d’euphémisation de la colonisation par son
association à un champ lexical sans
connotation négative et sans charge de
violence. La colonisation est expansion,
partage du monde, course, aventure,
présence 10. Longtemps contenu dans ce
champ lexical, l’expression de « mise en
valeur » a été employée d’autant plus
naturellement qu’elle renvoie à la définition
du dictionnaire le Petit Robert pour qui la
colonisation est :
« Une mise en valeur, une exploitation des pays
devenus des colonies »
Pourtant inchangée depuis 1967, cette
définition a valu au prestigieux dictionnaire
une attaque en règle en 2006. Dans le
contexte tendu de la loi du 23 février 2005, il a
en effet été accusé de cautionner la
colonisation, de la glorifier, d’en faire
l’apologie. Cette action a été menée par des
« groupes de mémoires » à la tête desquels se
trouvaient le CRAN (Conseil Représentatif
des Associations Noires) et le MRAP
(Mouvement contre le Racisme et pour
l’Amitié entre les Peuples) montés au créneau
pour dénoncer « des définitions méprisantes,
porteuses d’un certain racisme et justifiant la
colonisation », un représentant du MRAP
étant allé jusqu’à dénoncer « la crampe
10 Voir, notamment, Valérie Lanier, « Les colonisations
et décolonisations dans les manuels d’histoire de
collège : une histoire partielle et partiale », septembre
2008, http://www.reseau-terra.eu/article823.html
23
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
mentale qui atteint ceux qui pensent que le
colonialisme est un bienfait… » 11.
Pour sa défense, le Petit Robert a
d’abord argué que le terme de « valeur » était,
dans cette définition, pris au sens économique
et non moral, sans connotation positive ou
négative. Il a surtout insisté sur la distinction
entre colonisation et colonialisme en français,
la polémique tenant, selon les rédacteurs de
l’article, au fait que la nuance entre les deux
termes n’était pas prise en considération 12. Or,
la colonisation rappelons-le est un processus
historique tandis que le colonialisme, une
doctrine qui soutient la colonisation, terme
péjoratif qui renvoie à une vision critique du
phénomène colonial en usage en français dès
le début du vingtième siècle.
Il est évident que cette affaire, ainsi que
les débats médiatisés qui l’ont accompagnée
ont eu des conséquences chez les rédacteurs
de manuels d’histoire désormais plus attentifs
à l’usage et aux nuances des termes de
colonisation et colonialisme dans un contexte
éditorial marqué par de nombreuses
publications de dictionnaire historique,
lexique et abécédaire de la colonisation 13.
L’adoption prudente de la notion de « fait
colonial » a pu ainsi apparaître comme un
glissement
vers
une
terminologie
« politiquement correcte », voir un choix
délibéré de ne pas heurter un public
catégoriel :
le
risque
d’une
communautarisation des manuels d’histoire a
été soulevé, dans un contexte de malaise.
- Vue du Maroc
11 Bertrand Bissuel, « Le MRAP et le CRAN accusent
Le Petit Robert de faire " l’apologie " du temps des
colonies », Le Monde, septembre 2006; « Colonisation :
Alain Rey contre " l’inculture économique " »,
Libération, 6 septembre 2006.
12 Alain Rey : « Un dictionnaire ne fait pas d’idéologie»,
interview au Figaro, le 6 septembre 2006.
http://www.lefigaro.fr/france/20060908.FIG0000000
39_alain_rey_un_dictionnaire_ne_fait_pas_d_ideologie
.html
13 Dictionnaire de la France coloniale, sous la direction de
Jean-Pierre Rioux, Flammarion, 2007 ; Dictionnaire de la
colonisation française, sous la direction de Claude Liauzu,
Larousse, 2007 ; Les mots de la colonisation, sous la
direction de Sophie Dulucq, Jean-François Klein et
Benjamin Stora, Presse Universitaire du Mirail, 2008.
Là, où le français décline et nuance, l’arabe
tranche. Au Maroc, le terme d’ isti’mar, tantôt
traduit par colonialisme tantôt par
colonisation
est
toujours
connoté
péjorativement et ne suscite pas de
polémique 14.
Dans deux des dictionnaires les plus
couramment utilisés par les enseignants et les
élèves, c’est par le verbe ista’mara que la
notion est définie. Al Mounjid fi al loughati wal
a'lam donne la définition suivante : « le fait
qu'un pays entre en possession d’un autre
pays (ou une partie de ce pays) qui ne lui
appartient pas » tandis que dans Al Wassit :
« un pays a colonisé un autre pays quand il lui
a imposé sa souveraineté et l'a exploité ». De
fait, lors du cours d’histoire en arabe, les
nuances entre colonisation et colonialisme
sont très ténues voire inexistantes. L’emploi
de fikr isti’mari pour colonialisme dans le sens
de doctrine coloniale est peu usité de même
que wojoud ou houdour isti’mari, expression qui
serait la plus à même de neutraliser la notion
et la rapprocherait de celle de « présence
coloniale » ou « fait colonial ».
Aujourd’hui comme hier, dans
l’histoire scolaire marocaine, isti’mar est
toujours associé à un vocabulaire de
domination et de violence : ihtilal (occupation),
istighlal (exploitation), un peu moins à
imbiryalia (impérialisme), démodé. Pour
contrer la charge d’humiliation liée à la
colonisation, celle-ci est amincie, recouverte
par les notions de résistance (muqawama), de
nationalisme (haraka al wataniyya), de
révolution (tawra) et de libération ( tahrir). Peu
de changement, à première vue dans ce
contre-champ lexical depuis l’indépendance.
Côté français, les termes de résistance et de
résistants, de libération et de révolution ont
du mal à s’imposer dans l’histoire enseignée
de la colonisation. Certes, il n’est plus
question de « rebelles »
« dissidents »,
« fanatiques » et autres « terroristes ». Mais,
Marie-Christine Baquès nous rappelle :
« Devant la conquête et l’exploitation, le
colonisé apparaît comme dominé et passif. Il
Ces remarques proviennent d’un échange avec Ali
Aït Ahmed, agrégé de traduction et enseignant d’arabe
que je remercie bien chaleureusement pour son aide
précieuse.
14
24
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
peut être un martyr mais pas un résistant » 15.
Au-delà du fait que la résistance à la
colonisation ait été traitée longtemps comme
un phénomène marginal, il semble bien que,
dans l’histoire enseignée française, ce terme
reste exclusivement associé, consciemment ou
inconsciemment aux combats contre
l’occupation nazie et l’Etat de Vichy comme
l’est celui de Libération. Pourtant, ce sont
bien ces combats et ce terme que se sont
appropriés les écoles historiques nationalistes
dans les jeunes Etats décolonisés dans une
lecture de la
résistance
en tant que
phénomène international, qui, issu de la lutte
des peuples européens contre l'occupant nazi,
se prolonge au-delà de 1945 16. Mais le
transfert reste ici presque impossible et
témoigne de hiérarchies symboliques
difficiles à dépasser.
L’autre notion absente du registre de
l’enseignement de la colonisation en français,
celle de Révolution, reste incontournable dans
la terminologie de l’histoire enseignée en
arabe au Maroc, reprenant l’expression
officielle de « Révolution du Roi et du
Peuple » 17. Inutile de rappeler pourquoi les
champs lexicaux de la Révolution et la
Royauté ont tendance à s’exclure en français
alors qu’ils fusionnent par cet événement
institué comme fête nationale. On
comprendra ici les blocages.
Une évolution intéressante bien que
passée largement inaperçue est à lier à la
consigne donnée aux enseignants du MEN
(ministère de l’Education nationale) dans les
années 1990 d’opter pour le terme de himayya
(protectorat) plutôt que celui isti’mar pour le
Marie-Chistine Baquès, « Programmes et manuels
en France, face à l’éclatement des identités : quel
nouvel ethnocentrisme ? » coordonné par Mustapha
Hassani Idrissi, Rencontre de l’histoire et rencontre de l’autre.
L’enseignement de l’histoire comme dialogue interculturel, Revue
scientifique de l’Université Mohammed V- Souissi, vol.
3, numéro 4, octobre 2007.
16
Sébatien Jahan, « Trous de mémoire, silences,
relectures apologétiques et histoire de colonisation : du
bon usage du terme « négationnisme », Cahiers d’histoire
critique, n° 101, 2007.
17 Faisant référence à la déposition du souverain par les
autorités coloniales le 20 août 1953 et au
déclenchement consécutif de la résistance armée.
15
cas du Maroc 18. De fait, aujourd’hui, dans les
manuels et jusque dans les programmes
universitaires, l’expression ‘ahd el himayya s’est
banalisée et renvoie naturellement à l’histoire
du Maroc de 1912 à 1956.
Les raisons de cette orientation
méritent réflexion. S’agit-il d’en ôter la charge
négative, le protectorat étant considéré
comme une forme atténuée de colonisation ?
Ou encore d’insister sur « l’exception
marocaine » en forçant la distinction avec
l’Algérie voisine dans l’héritage Lyautéen 19?
L’exception marocaine est confortée par le
fait - étonnant - que le terme de himayya n’est
pas attesté dans les deux dictionnaires les plus
usités en arabe par les élèves. 20
Cette
nouvelle
orientation
terminologique est allée de pair avec une
baisse du temps consacré à l’enseignement de
cette période qui conforte l’impression d’un
protectorat « accident de l’histoire » et «
parenthèse » ne pesant pas lourd au regard du
temps long de l’histoire marocaine 21. Les
18 Témoignages oraux d’enseignants qu’il faut pouvoir
confirmer par des sources écrites.
19 Rappelons les paroles de Lyautey, en 1916 à la
chambre de commerce de Lyon : « Parlant de l’Algérie,
de la Tunisie et du Maroc, vous avez dit : « nos trois
colonies ». Or, rien ne serait plus inexact et plus
périlleux que de faire de notre Afrique du Nord une
image aussi simplifiée et de considérer la Tunisie,
l’Algérie et le Maroc sous le même aspect. (…). Pas
simple étiquette… Au Maroc, au contraire, nous nous
sommes trouvés en face d’un empire historique et
indépendant, jaloux à l’extrême de son indépendance,
rebelle à toute servitude, qui, jusqu’à ces dernières
années, faisait encore figure d’Etat constitué, avec sa
hiérarchie de fonctionnaires, sa représentation à
l’étranger, ses organismes sociaux dont la plupart
subsistent toujours, malgré la défaillance récente du
pouvoir central. (….). A nul pays ne convenait donc
mieux le régime du protectorat… ». Lyautey, Paroles
d’action, présenté par J. L. Miège, Rabat, éd. de la Porte,
1995.
20 Cité plus haut.
21 Dans la pure veine nationaliste. Rappelons l’article 1
du Manifeste de l’Istiqlal du 11 janvier 1944 :
« 1- Considérant que le Maroc a toujours constitué un
Etat libre et souverain, et qu’il a conservé son
indépendance pendant treize siècles jusqu’au moment
où, dans les circonstances particulières, un régime de
protectorat lui a été imposé. » Sur la baisse du temps
consacré à la période du protectorat, voir Mostafa
Hassani Idrissi, « Les temps du Protectorat et de
l’Indépendance dans les programmes et les manuels
d’histoire de l’enseignement secondaire au Maroc »
25
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
programmes et manuels marocains n’ont pas
attendu les subalterns studies et leur
provincialisation de l’Europe pour insister sur
la fugacité de la colonisation européenne !
Surtout, plus significatif encore, la notion
d’isti’mar et ses dérivés (isti’mari/ mu’amir)
s’applique de fait désormais exclusivement au
contexte palestinien. Donc, si pour les
générations marocaines de l’indépendance, le
mot de colonisation renvoyait à la
colonisation française, pour les plus jeunes
générations, la colonisation est d’abord une
affaire
moyen-orientale
et
les
colons/colonisateurs des Israéliens. Une
bonne illustration de la manière dont
fluctuent et résonnent les mots en fonction
des générations et des contextes.
Pour autant, la réalité de la
colonisation française s’efface-elle au Maroc ?
Pour cette période si sensible de l’histoire,
comme en France, les groupes de mémoire
restent attentifs au poids des mots et à leur
usage.
En témoigne, de manière indirecte, la
polémique très vive autour de l’emploi de
l’appellation « Dahir Berbère » de 1930 dans
les manuels scolaires, qui est allé jusqu’au
procès en 2003. L’enseignement du « Dahir
Berbère » est en effet devenu une question
sensible dans le contexte de l’affirmation de la
revendication identitaire amazigh. Doit-il
toujours être interprété comme cet événement
fondateur du nationalisme marocain ? Ou
n’est-il qu’un épiphénomène instrumentalisé
par les idéologues de l’arabisme ? Ce dernier
point de vue qui a été défendu par le collectif
amazigh qui a déposé plainte pour incitation à
la haine raciale, mensonge et falsification de
l’histoire à l’encontre du Ministre de
l’Education
nationale
rappelant
que
remplacement de « Dahir Berbère » - pouvant
faire passer les Berbères pour des alliés voire
collaborateurs des autorités coloniales - par
« Dahir colonial » défendue par la presse
istiqlalienne
elle-même,
devait
passer
maintenant dans la terminologie scolaire 22.
A travers l’exemple franco-marocain il
apparaît donc que le maniement des mots de
la colonisation, particulièrement dans le
discours scolaire est aujourd’hui encore plus
sensible qu’hier. Comme le montre les deux
procès évoqués, les guerres de mémoires
passent par des guerres de mots. C’est
pourquoi il semble nécessaire que le domaine
bien peu labouré de histoire comparée de
l’usage des mots constitue un champ de
recherche à part entière.
Voir l’ensemble du dossier en ligne :
http://www.amazighworld.org/human_rights/morocc
o/tribunal/index.php et Mustapha El Quadery, «
Paradoxes de l’avenir d’un passé compromis », Du
protectorat à l’indépendance. Problématique du temps présent, op.
cit., p. 182.
22
coordonné par Mohammed Kenbib, Du protectorat à
l’indépendance. Problématique du temps présent, publications
de la Faculté des Lettres et des Sciences humainesRabat, 2006.
26
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
The Historian “Abderrahman Ben Zaydane”: Naqib of ‘Alaoui Shurafa’
(1878-1946) Between French Authorities and the Nationalist Movement
Jillali El Adnani
Professeur d'histoire
Mohammed V University, Agdal Rabat
[email protected]
5TU
This article aims at tracing the path of
Abderrahman Ben Zaydane, a sharif and
historian belonging to the Alaouite family and
a cousin of Sultan Mohamed V. This
character played different roles oscillating
between
historical
writing,
political
propaganda, dealing with the social issues of
the sharifs of Meknes, and finally covert
resistance through poetry and prose in
support of Sultan Mohamed V and the
Nationalist Movement. Ben Zaydane passed
away in 1946, approximately one year before
the sultan’s historic speech delivered in
Tangier, which constituted a major sign and
an important transformation in the
orientation of the Nationalist Movement and
its relationship to the royal palace as well as
the French authorities. This concise study
demonstrates
the
development
of
relationships between the sharifs and various
competing notables of zawiyas as well as the
relationship of these parties to the French
protectorate.
Biography of Ben Zaydane
Abderrahman Ben Zaydane is a
descendent of the Alaouite dynasty and is one
of the grandchildren of Sultan Moulay Ismail,
who ruled over Morocco until 1727 and
maintained a solid relationship with the King
Louis XIV of France. Sharif Abderrahman
Ben Zaydane is the brother-in-law of Sultan
Mohammed V, and together with Abdelhay
El Kettani, is one of the most important
intellectual figures during the colonial era.
Abderrahman Ben Zaydane was initially
interested in teaching before he became a
historian and started writing about Meknes,
which is where he was born in 1878. He was
appointed as Deputy Director at the military
school of Meknes, which was built following
U5T
the fierce resistance in the mountains led by
Moha O’Hamou Zayani and Mohamed Ben
Abdelkrim El Khattabi. He served again as
deputy director after the forced resignation of
General Lyautey, who was against the
excessive use of military force. According to
a French report, the appointment of Sharif
Ben Zaydane as the head of a military school
was against the peaceful nature of the sharif.
Colonial authorities therefore misinterpreted
the role of the sharif, who could make use of
arms with the peaceful character of the saint
as is the case of the Alaouite Sultans.
Ben Zaydan
Authorities
and
the
French
Sharif Ben Zaydane played a
determining role in convincing the notables
and authority figures to establish a military
school in 1926.
According to French
archives, Sharif Ben Zaydane remained
faithful to the protectorate authorities until
1925. In other words, he had benefited from
several material and non-material advantages.
Sharif Ben Zaydane began establishing
relationships with the Nationalist Movement
leaders and Sultan Mohamed V. As a result,
by 1938, the Sultan had increased his wages
from 24.000 to 40.000 F.F 1. During the
period between 1940 and 1946, Ben Zaydane
was in charge of missions abroad, which
strengthened his relationship with American
officials. The social situation of the naqib of
the Alaouite sharifs in Meknes was quasi
stable; his salary did not exceed 350 F.F, while
the wages of the deputy director of the
military school exceeded 2100 F.F. Fearing an
Amzigh return to sharifism, the protectorate
P54F
P
1Diplomatic
Archives of Nantes, dossier nominatif
Abderrahman Ibn Zaydân, n°103.
27
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
authorities prevented the establishment of
sharifian in the rural areas.
In addition to various sharifs, Ben
Zaydane supported 40 individuals. Several
personalities frequented his palace on a
regular basis, a practice that cost him dearly to
the extent that he had to sell jewellery and
gold daggers in order to overcome his
financial crisis.
Ben Zaydane constantly
demanded the Sultan and the protectorate
authorities to increase his grant. The French
protectorate responded positively to his
request in order to ensure his loyalty and to
keep him at a distance from the leaders of the
Nationalist Movement. Consequently, Officer
Benjerba addressed a report noting that Sharif
Ben Zaydane must be reminded of the
existing dire socio-economic situation and
must therefore reasonably manage his
spending. Despite the protest of a number of
disadvantaged Alaouite sharifs who accused
him of forcing their leave from the palace and
withholding their allocations, Sharif Ben
Zaydane did not benefit from his properties
since Sultan Mohamed V seized them.
In spite of the sharifs’ complaints and
objections, Sultan Mohamed V reappointed
Ben Zaydane as a “naqib of the sharifs” in
December 1945. This entitled him to
distribute donations over the sharifs of
Meknes and Zerhoune. He was also in charge
of supervising the marriages of “sharifat”
(female sharifs) as well as overseeing the
behavior of his followers with the exception
of their judicial affairs, which were under the
jurisdiction of the Minister of Justice.
Regardless of his stable social
situation, Ibn Zaydane complained about his
salary, which in his opinion equalled the
wages of a driver or a cook. He continuously
reminded the French authorities, who
nominated him as Minister of Education in
1935, of the missions he carried out in Al
Hejaz, primarily the creation of a dispensary
in Jeddah for Moroccan pilgrims. Other
achievements included his opposition to
Franco’s project and the founding of a
Moroccan cultural institution in Cairo.
French officials considered Ben Zaydane’s
involvement in foreign affairs as evidence of
the regression of the domestic role of the
sharifs. Ben Zaydane was accused of
cooperating with the Nationalist Movement
leaders and of writing poems praising the
Sultan while threatening the treacherous.
It is important to note that Ben
Zaydane established relations with U.S. Air
Force officer Léon Brocks, who spoke Arabic
and consulted Moroccan history books during
his visits to Ben Zaydane in Meknes. In fact,
the American presence in Morocco was
related to circumstances of World War II.
According to a French report, the amounts of
food at ceremonies organized by Ben
Zaydane in honor of U.S. officers could not
convince them of Morocco’s lack of need for
food aid. 2 Worth mentioning, U.S. officials
and the Moroccan Minister of Justice and
historian Mokhtar Assoussi (who later became
Minister of Islamic Affairs in the new
independent government) attended the
ceremony that took place on April 7, 1943.
As was the case for the historian Ben Zaydan,
one might argue that the American presence
in Morocco contributed to dwarfing the
image of France in the view of the
Makhzanian elite.
Ben Zaydane, New Sharifs and the
Nationalist Movement
In 1944, the first political party, the
Istiqlal (Independence) Party (which had
sharifs as members), was founded after a
series of discussions between Sultan
Mohamed V and the leaders of the
Nationalist Movement about the future of the
monarchy and the prospects of its future
modernization towards a constitutional
monarchy. This was the main reason why
Sharif El Kettani objected to the rapport that
was being established between the king and
the Istiqlal Party. Sharif El Kettani and El
Glaoui (the Pasha of Marrakech) commented
that the Sultan was no longer representing
Moroccans, but rather representing the Istiqlal
Party.
The division amongst the various
sharifs and their advocacy for the “zawayas”
Letter of Brocks to Ben Zaydane in November 22,
1944 from Italy.
2
28
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
that helped the protectorate left no other
option for Sultan Mohamed V than to align
with the leaders of the National Movement
and the Istiqlal Party. This was made even
more obvious with the deterioration of the
sharifs’ status and authority in urban areas.
The Nationalist Movement saw in the Sultan,
especially after the increasing competition and
conflict between its members, an important
symbol to confront colonizers. In the same
way, the protectorate authorities believed that
the Sultan had the capacity to destroy or at
least to reduce the authority of the Istiqlal
party. Given that the new sharifs could not
achieve their interests in neither tribal nor Sufi
structures, nor in sharifian genealogy for that
matter, one might argue that they found a
new and better outlet for their interests and
ideologies in political life and economic
modernism. These were characterized by
allegiance to the king and homeland.
Ben Zaydane was known for his
writings, particularly for his poetry through
which he defended the legitimacy of the
Alaouite family and praised the qualities of
Sultan Mohamed V. In fact, Ben Zaydane
used the theme of historical relations between
the Alaouite sultans and the French through
the example of Moulay Ismail and Louis XIV
as an opportunity to reference the historical
nature of this legitimacy. However, the poems
and praise he wrote in favor of Sultan
Mohamed V stemmed from a futurist vision
of Morocco's polity and the major evolution
that the Moroccan political scene would
witness a year after the death of Abderrahman
Ben Zaydan. On January 31, 1945, Sultan
Mohamed Ben Youssef, upon request from
Ben Zaydane, issued a decree drafted by the
Grand Vizir Mokri recognizing the need to
respect the sharifs in accordance with old
customs and traditions. This decree coincided
with a background of problems arising from
the election of a naqib of the sharifs in
Meknes and the increasing power of zawiya
and tribal leaders previously allied to the
French protectorate. The protectorate
authorities sent Judge Mhamed Nasiri to deal
with the conflict that erupted between Ben
Zaydane and the competing sharifs and
proponents of various icons of the Nationalist
Movement. However, Sultan Ben Youssef
ended the conflict in favor of his cousin Ben
Zaydane.
The scrutinizing observations of the
secret police as well as journalists tailored Ben
Zaydane’s freedom of expression. In this
regard, the commemoration of the fortieth
anniversary of his death in Meknes is an
especially important event. The ceremony
was organized under the auspices of Prince
Hassan II on December 26, 1946 with the
presence of several Nationalist Movement
leaders. These leaders included Faqih Al
Ghazi, Mohamed El Ghzaoui, Mekouar,
Moulay El Arbi Alaoui and Allal El Fassi.
According to a French political report, the
latter delivered a poem in the spirit of Ben
Zaydane which earned appreciation from the
audience.
The
ceremony
was
also
characterized by giving the floor to a female
voice, nineteen-year-old Belala Fadila, who
was an instructor in the Falah School.
However, what most significantly marked the
event was the absence of Prince Moulay
Hassan (Hassan II), who preferred to have his
meal with his grandmother. This incident
alarmed the French authorities present at the
event. In the conclusion of the secret report
presented to the Resident-General, it
mentioned that the fortieth anniversary of the
death of Ben Zaydane was characterized by
two major elements: the display of power by
the Independence Party and the adoption of
by the Nationalist Movement of the memory
of the historian Ben Zaydane.
Conclusion
This study attempted to identify the
various intersections and differences in
interpretations concerning the life of the
historian Ben Zaydane. If the protectorate
system was based on the protection of
institutions, individuals and space, Ben
Zaydane’s appointment as deputy director of
the military school in Meknes by ResidentGeneral Lyautey came to corroborate the
concept of the protectorate according to the
French perspective. This can be summarized
by the triad of the protectorate: French
authorities, the Sharif and the people. French
29
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
documents and reports demonstrate the
nature of the relationship that existed between
the Alaouite sharifs and the protectorate
authorities. The demands of Ben Zaydane
were usually answered and his calls to acquire
privileges were rarely refused, as was the case
with the demands of the zawiyas’ leaders. The
protectorate authorities maintained the
hierarchy of the Makhzan as follows: Sharifs
and scholars, then Almoravids, and finally the
leaders of the zawiyas.
However, the protectorate would
soon crack down after the Nationalist
Movement was established and particularly
after the Istiqlal Party started developing a
coalition with the palace and its symbols:
Sultan Mohamed V, Prince Moulay Hassan
and Naqib Ben Zaydane. As demonstrated,
there are a number of reports that called for
the augmentation of the grants allocated to
Ben Zaydan in order to prevent him from
being drawn to the Nationalist Movement’s
proposals. These reports confirm that his
stances were characterized by inconsistency
and articulate his sympathies towards the
principles of the Nationalist Movement.
Finally, it can be said that Ben Zaydane, the
sharif and the intellectual, captured the
attention of the French authorities who
always sought the assistance of the
Makhzanian and intellectual elite. One might
also argue that the Nationalist Movement
followed the same strategy in that it
maintained positive relations with Ben
Zaydane and finally adopted his memory and
thought.
Of particular note, he was
considered as one of the symbols of the
Alaouite family whose path was associated
with that of the Nationalist Movement
between 1933 and 1956.
30
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
En quête de la mémoire rifaine
Le Rif face à son histoire
Mimoun Aziza
Enseignat-chercheur
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Meknès
[email protected]
Nous nous proposons, dans ce texte,
de mener une réflexion sur une question qui
traverse la société marocaine depuis plus
d’une décennie. Il s’agit de ce qu’on pourrait
appeler : « retour de mémoire et devoir de
mémoire » 1.
Cette question prend une
importance aigüe dans le Rif marocain, en
raison des circonstances particulières
traversées par la région pendant une bonne
période du XXe siècle. La mémoire des
Rifains est marquée par une série
d’événements violents, qui furent longtemps
refoulés. Le climat politique du Maroc
indépendant, caractérisé essentiellement par la
répression et
le manque de libertés
d’expression, n’offrait pas la possibilité aux
victimes de cette violence de s’exprimer. Le
travail de réconciliation avec le pouvoir
central passe aussi par un travail sur la
mémoire. Ce chantier ouvert depuis des
années permet aux Rifains de s’exprimer, de
dénoncer les atrocités commises par les
pouvoirs publics à plusieurs reprises. En plus
des conséquences catastrophiques des guerres
coloniales dont a souffert la société, il
convient de signaler la violence pratiquée par
le makhzen marocain à plusieurs reprises,
notamment lors du soulèvement de 1958 2 et
1 La notion ou l'expression de « devoir de mémoire »,
telle qu'elle apparaît en France au début des années 90,
désigne un devoir moral attribué à des États afin
d'entretenir le souvenir des souffrances subies dans le
passé par certaines catégories de la population. Voir à
ce propos le texte de Sébastien Ledoux, « Pour une
généalogie du "devoir de mémoire" en France », Centre
Alberto Benveniste, 2009, en ligne, consulté le 3 février
2012 : http://centrealbertobenveniste.org.
2 Juste après l'indépendance du Maroc, les Rifains se
sont soulevés pour protester contre la politique de
marginalisation et de négligence menée par le
gouvernement du Maroc dans le Rif. Au cœur de ce
mécontentement, un des leaders du Parti démocratique
et de l'indépendance, membre de la tribu des Beni
les émeutes de 1984. Après une longue
période
de
silence,
nous
assistons
dernièrement à un retour du refoulé mémoriel
à l’instar de ce qui se passe en France par
rapport à la guerre d’Algérie ou encore en
Espagne par rapport à la guerre civile 3. La
société civile rifaine prend en charge la
question de la révision de l’histoire coloniale
et post-coloniale du Rif. En plus, de la
commémoration des événements marquants
de l’histoire locale, les acteurs de la société
civile prétendent ouvrir un nouveau chantier
afin de réécrire l’histoire du Rif.
Cette
Ouriaghel, s'était
manifesté pour présenter les
doléances des Rifains au gouvernement de Rabat. Le 11
novembre 1958, Sellam Ameziane du Parti
Démocratique Indépendant, et deux autres membres
des Beni Ouriaghel, Abdel Sadaq Khattabi et le fils
d'Abdelkrim al-Khattabi, Rachid, ont présenté, au Roi
Mohammed V, un programme en dix-huit points pour
le Rif. Ce programme rassemble, pêle-mêle, les
préoccupations des Rifains, allant de l'évacuation des
troupes étrangères du Rif, au retour d'Abdelkrim alKhattabi au Maroc, à la création d'emplois, à la
représentation politique et aux réductions d'impôts.
Cependant, avant que ce programme n'ait été présenté
au roi, la révolte du Rif avait déjà commencé depuis
presque trois semaines. Le 25 octobre 1958, les
bureaux du Parti de l'Istiqlal d'Imzoûrene étaient pris
d'assaut et les soldats gouvernementaux ont été
maîtrisés. C'est là, que le soulèvement a pris la forme
d'une révolte réelle. A la fin de janvier 1959, le
soulèvement a été réprimé par une force militaire
commandée par le prince héritier Moulay Hassan et le
général Oufkir.
3 La loi sur la mémoire historique (Ley de Memoria
Histórica), officiellement appelée Loi pour que soient
reconnus et étendus les droits et que soient établis des
moyens en faveur de ceux qui ont souffert de
persécution ou de violence durant la Guerre civile et la
Dictature. La loi vise à reconnaître les victimes du
franquisme. Initié par le président du gouvernement,
José Luis Rodríguez Zapatero, le projet de loi, très
controversé de part et d'autre, a été approuvé en
Conseil des ministres le 28 juillet 2006 et adopté par les
députés du Congrès, le 31 octobre 2007.
31
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
mémoire se construit en rapport au pouvoir
central avec lequel les relations étaient
souvent conflictuelles, mais aussi par rapport
aux deux voisins qui sont l’Algérie et
l’Espagne. De l’ancienne puissance coloniale,
les Rifains gardent de mauvais souvenirs en
raison des conflits violents qui les ont
opposés aux Espagnols et de l’utilisation des
armes chimiques par l’armée espagnole en
1925. Avec les Algériens, les Rifains
entretiennent une relation ambivalente.
L’Algérie de l’époque coloniale fut la terre
d’accueil de dizaines de milliers de migrants
rifains allant travailler dans les fermes des
colons français. Pendant longtemps, l’Oranie
fut considéré comme l’arrière-pays du Rif, où
se refugiaient des milliers de migrants rifains
fuyant les grandes famines qui ont sévi dans le
pays au cours des années quarante du siècle
dernier.
Le Rif de son côté, a également
accueilli les réfugiés algériens pendant la
Guerre de Libération algérienne (1954 -1962).
Les nationalistes de la zone khalifienne ont
prêté aide et soutiens aux combattants de
l’Armée de Libération nationale algérienne.
Cette question constitue un élément
primordial dans les discours des anciens
combattants. C’est aussi
un moyen de
prouver leur « statut d’anciens combattants »
et de bons nationalistes. Lors de
l’indépendance de l’Algérie, les relations entre
les deux pays voisins se détériorèrent
rapidement. Une série de conflits politiques et
territoriaux participèrent à la création de
frictions entre les deux sociétés. Il y eut
d’abord la Guerre des Sables (en octobre
1963), puis la crise du Sahara à partir de 1975.
Suite à ce dernier conflit, les autorités
algériennes procédèrent à l’expulsion de plus
de 45 000 Marocains légalement installés en
Algérie depuis plusieurs décennies. Trentesept après, les victimes de ces expulsions
arbitraires ont créé plusieurs associations dans
les villes de Nador et d’Oujda pour réclamer
auprès des autorités algériennes, une
reconnaissance et des indemnisations pour le
préjudice subi.
1-L’Espagne dans la mémoire des
Rifains
La mémoire locale se construit
également à travers les relations avec
l’Espagne, marquée essentiellement par la
résistance à l’occupation espagnole. Il s’agit d’une
relation assez compliquée. L’ancienne
puissance coloniale est considérée responsable
de la marginalisation économique et politique
dont a souffert le Rif pendant longtemps;
l’Espagne était une puissance coloniale
mineure et ne disposait pas des moyens
financiers pour développer économiquement
la région. La division du Maroc en deux zones
de protectorats est un autre facteur qui a
contribué à la marginalisation du Rif. Cette
division a créé de nombreuses entraves et
contraintes au développement du nord. De ce
passé
historique
surgissent
des
questionnements
liés
notamment
au
mouvement d’Abdelkrim al-Khattabi, à
l’usage des armes chimiques durant la guerre
du Rif et à la participation des Marocains à la
guerre civile espagnole. De nombreux Rifains
pensent que le retard et la marginalisation
dont a souffert leur région pendant longtemps
sont dus en grande partie aux séquelles de la
colonisation. Il est vrai que l’étude de la
période coloniale fournit, dans une certaine
mesure, la clef pour comprendre quelques
aspects de l’histoire actuelle du Rif.
Du côté marocain comme du côté
espagnol, on a souvent recours à l’histoire afin
d’expliquer des événements d’actualité. A titre
d’exemple, quand les relations diplomatiques
avec l’Espagne se détériorent, les Marocains
mobilisent dans le passé colonial les violences
espagnoles : les atrocités commises par
l’armée dans le Rif, l’utilisation des armes
chimiques, le recrutement massif des Rifains
pour participer à la guerre civile espagnole
(1936-1939). Et du côté espagnol, quand il y a
des problèmes à la frontière de Nador-Melilla,
les acteurs de la société civile organisent des
manifestions et exigent le départ des
Espagnols de ces terres marocaines. Les
Espagnols contestent, en ayant également
recours à l’histoire, afin de défendre leur
position. Les responsables et hommes
politiques de la ville occupée déclarent
32
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
souvent que : « Historiquement Melilla était
espagnole avant même la création de la
Nation marocaine ».
2- La confrontation avec le pouvoir
central marocain
L’histoire actuelle du Rif est
considérée principalement sous l’angle de la
réconciliation
avec
le
makhzen.
La
réconciliation est plutôt sollicitée par le
Makhzen, alors que la majorité des Rifains est
encore assez réticente à cet égard, surtout
auprès des partisans de l’autonomie rifaine.
De cette relation conflictuelle, la mémoire
collective a retenu quelques événements
sanglants, présentés comme symboliques.
Ainsi, l’expédition de Bouchta Albaghdadi, un
caïd de Moulay Hassan qui a organisé vers la
fin du XIXe siècle une expédition punitive
contre les tribus du Rif central, ou encore le
soulèvement de 1958 contre les autorités de
Rabat qui fut sévèrement réprimé par les
Forces de l’Armée Royale. Nous avons ici,
certainement, un nouveau champ d’étude
pour l’historiographie marocaine. Localement
l’intérêt pour cette thématique est
considérable et répond à de réelles attentes
mémorielles. Et devant l’absence de
recherches académiques, l’initiative est venue
de la société civile 4. L’intervention armée de
l’Etat marocain contre des populations civiles,
a laissé certainement des séquelles
traumatiques. Pendant plus de quarante ans, il
était interdit d’évoquer cet épisode de
l’histoire nationale. Une fois cet interdit levé,
un certain nombre de militants associatifs se
sont engagés à « réécrire» l’histoire d’un
événement considéré comme élément
fondateur des relations du Rif avec le
Makhzen. La révolte de 1958 est également
Nous citons, à titre d’exemple, une journée d’études
organisée par le Centre du Rif pour la Préservation de
la Mémoire (CRPM), dans la ville de Nador, le 13
novembre 2010 sur la mémoire collective et les
événements des années 1958/1959. Deux points
essentiels sont abordés dans cette rencontre : les usages
et représentations publics de la mémoire des
événements du Rif puis le rôle de la reconstruction de
la mémoire dans la réconciliation avec l'histoire et dans
la vigilance démocratique, dans le présent et pour le
futur.
4
considérée comme une date symbolique
marquant la relation avec le Makhzen du
Maroc indépendant. Les causes de cette
révolte sont directement liées aux conditions
socio-économiques difficiles que connaissait
la région. Le mouvement de contestation a
commencé lors du processus d’intégration des
deux anciennes zones du protectorat. Il
s’agissait en fait d’intégrer la région du Rif au
reste du Maroc à travers l’unification
monétaire, la libre circulation des personnes et
l’unification linguistique (le français remplace
l’espagnol à l’école et dans l’administration).
Par conséquent, l’élite locale hispanophone a
été marginalisée au profit des administrateurs
francophones venus des autres régions.
L’indépendance a mis en évidence la situation
de cette zone en soulignant les disparités
économiques et sociales entre les deux zones.
Le discours tenu par les acteurs du
mouvement associatif insiste beaucoup sur la
récupération de la mémoire collective à
propos du soulèvement de 1958.
Dans le cadre du programme de
réparation communautaire du Conseil
Consultatif des Droits de l’Homme CCDH
(l’actuel CNDH) qui vise à impliquer les
acteurs locaux dans la mise en œuvre du
programme et après de nombreuses
concertations avec les associations de droits
de l’Homme, avec les associations culturelles
et les associations de développement,
l’Association culturelle « Aussen » a proposé
(en 2009) le projet « Centre du Rif pour la
Préservation de la Mémoire ». Il s’agit, selon
son président Mohamed Hamouchi, d’un
centre scientifique chargé de collecter les
documents et les archives et d’enregistrer les
récits et les témoignages oraux concernant les
évènements dramatiques survenus au cours
des années 1958/1959. Mohamed Hamouchi
définit les objectifs de ce projet de la façon
suivante : « la sensibilisation et l’information
des jeunes générations à l’histoire des
violations graves des droits de l’Homme. Le
premier pari de ce projet c’est la préservation
de la mémoire des évènements de 1958/1959
menacée par l’oubli, surtout pour la région du
Rif caractérisée par la tradition orale comme
moyen de protéger et de préserver sa
mémoire. Dans ce cadre, plusieurs activités
33
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
seront organisées : tables rondes, séminaires
scientifiques et publications, à travers
lesquelles le Centre du Rif créera les
dynamiques, débats et échanges contribuant
ainsi à la construction et à la préservation de
la mémoire collective pour consolider la
réconciliation au niveau nationale et
démocratique » 5.
Dans les discours tenus par les acteurs
associatifs, l’histoire, la mémoire et le
politique se mêlent : « la vision de l’avenir du
Rif dépend particulièrement de son passé ».
Omar Lamaâllem président de l’Association
Mémoire du Rif écrit : « Notre passé à nous
est un élément essentiel pour aller de l’avant
et ancrer l’identité rifaine auprès de nos
prochaines générations ».
3- Les acteurs de la société civile
face à la question de la mémoire
intéressés par la préservation de l’histoire, de
la culture et des traditions du Rif, décidions de
créer cette association (…) Nous exigeons la
réécriture
de
l’histoire
du
Maroc,
particulièrement
celle
du
Rif,
la
reconnaissance de la résistance rifaine et son
rôle dans l’indépendance du pays ».
- Centre de la Mémoire Commune et l’Avenir (actif
à Al-Hoceima et à Rabat)
Ce centre exige de la part de l’Etat espagnol,
une reconnaissance des erreurs commises à
l’égard des Marocains qui ont participé à la
guerre civile espagnole aux côtés des
franquistes, l’engagement des enfants mineurs
considéré comme un crime commis par
l’armée espagnol. Il demande aussi une
reconnaissance de l’Etat espagnol de
l’utilisation des armes chimiques pendant la
guerre du Rif.
- Groupe de Recherche Mohamed Abdelkrim alKhattabi (basé à Rabat)
Groupe indépendant, il ne dépend d’aucune
institution universitaire. Il n’y a aucun
historien parmi ses membres, et pourtant, les
médias y font souvent appel. Ses membres
interviennent sur les chaînes de télévision en
qualité d’experts ou d’historiens spécialistes
en la matière. Le responsable du groupe
déclare : « Au sein du GRMAK, nous
rajoutons que le préalable à toute
réconciliation avec notre histoire est certes sa
réécriture, en débarrassant le bon grain de
l’ivraie, en accordant aux martyrs la place et
les honneurs qui leur reviennent dans
l’histoire de leur pays ».
- Association «Dahaya», ADMEA : Association de
Défense des Marocains Expulsés d’Algérie en 1975.
Le mouvement associatif dans la
région est assez dynamique et ses activités se
focalisent essentiellement sur des thèmes
identitaires tels que la défense de la langue et
de la culture amazighes et la préservation du
patrimoine local. Dans ce combat, la référence
à l’histoire et à la mémoire est fréquente. Afin
d’illustrer nos propos, nous avons choisi
quelques exemples :
- Association Mémoire du Rif (située à AlHoceima) : ‫ﺟﻤﻌﻴﺔ ﺫﺍﻛﺮﺓ ﺍﻟﺮﻳﻒ‬
Considérée parmi les associations les plus
dynamiques, ses activités sont diverses. Elle
organise des visites guidées vers les lieux et les
monuments historiques du Rif. Elle
commémore également la bataille d’Anoual le
21 juillet de chaque année. Elle contribue
régulièrement à l’organisation des colloques et
des journées d’études consacrées à plusieurs
aspects de l’histoire locale. L’intérêt pour
l’histoire du Rif indépendant commence à
occuper une place importante dans ses
activités (la révolte de 1958, et les émeutes de
1984). Dans une interview publiée dans
L’Observateur du Maroc (21-27 octobre 2011), le
président de cette association déclare : « Le 6
février 2005, nous, un groupe de militants, de
chercheurs et de gens de la société civile
5
3T
‫ﺟﻣﻌﻳﺔ ﺍﻟﺩﻓﺎﻉ ﻋﻥ ﺍﻟﻣﻐﺎﺭﺑﺔ ﺿﺣﺎﻳﺎ ﺍﻟﺗﺭﺣﻳﻝ ﺍﻟﺗﻌﺳﻔﻲ ﻣﻥ‬
‫ﺍﻟﺟﺯﺍﺋﺭ‬
3T
Fondée en 2005, le siège principal se trouve
dans la ville de Nador. Elle a des bureaux et
des annexes dans plusieurs villes marocaines
et à l’étranger, notamment en France et en
Belgique. Elle exige des excuses officielles de
la part du président algérien, Abdelaziz
Bouteflika, témoin et acteur politique de cette
opération de déportation. Parmi ses objectifs :
« Porter au grand jour une page noire de
l’histoire du Maghreb gardée trop longtemps
dans l’ombre. Le travail de l’association
consiste à prendre contact avec les déportés,
http://www.ccdh.org.ma
34
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
rassembler et confronter les témoignages pour
la reconstitution des faits et les porter devant
un tribunal ».
- Association des Marocains d’Algérie, pour la
sauvegarde de notre mémoire contre l’oubli.
Son siège se situe à Oujda. Elle lutte
essentiellement pour la sauvegarde de la
mémoire de ces Marocains qui ont vécu en
Algérie ; elle milite, par ailleurs, pour
l’ouverture des frontières entre les deux pays.
Ce dynamisme associatif lié à la
récupération et à la sauvegarde de la mémoire
du Rif, est accompagnée d’une série de
publications ayant le même objectif. Je
citerais deux exemples qui traitent des thèmes
occupant une place importante dans la
mémoire du Rif actuel. L’ouvrage de
Mustapha Aârab 6 traite de la situation dans le
Rif au cours des premières années de
l’indépendance. Il analyse longuement le
contexte historique du soulèvement de 19581959 en soulignant la responsabilité du Parti
Istiqlal. Il considère que ce parti est
responsable de la crise politique et
économique des années 1956-1959. Malgré
son approche très polémique, il a le mérite
d’être le premier ouvrage à traiter de cette
période critique de l’histoire du Rif.
Le second ouvrage s’inscrit dans une
autre thématique de l’histoire du temps
présent du Rif. Il s’agit du Sang du mort de
Selem Moqran 7. Il aborde la question de
l’expulsion des Marocains de l’Algérie. Le
livre, selon son auteur, est une contribution
aux efforts de « reconstitution de cette mémoire
oubliée, menacée par le temps et les hommes » ; la
mémoire d'hommes et de femmes dépouillés
de leurs biens et livrés aux morsures du froid
et aux rigueurs de l'hiver. Bien que le livre
s'assimile à une autobiographie, l’auteur
affirme que Le sang du mort est un simple
témoignage sur un crime impardonnable.
Conclusion
La réconciliation des Rifains avec leur
histoire se fait à travers un va et vient
permanent entre le passé et le présent. Ce
sont souvent les thèmes d’actualité qui
renvoient à l’histoire. Dans ce cas, l’histoire
sert à affirmer et
à revendiquer des
particularités par rapport aux autres régions
du Maroc et à l’égard du makhzen. Dans ce
rapport au passé, l’histoire et la mémoire sont
souvent confondues. Ce que retient la
mémoire collective, ne correspond pas
toujours à la réalité historique. Nous sommes
devant deux réalités
Les résultats de la recherche
historique, dans certains cas, sont mal reçus
par les « Centres et les Associations » de la
mémoire du Rif. Quand les historiens parlent
de la période de la collaboration d'Abdelkrim
al-Khattabi avec les autorités espagnoles, les
défenseurs de la mémoire se mettent en
colère. Pour la simple raison, c’est que la
mémoire collective n’a pas retenu ce détail
dans le parcours politique du héros rifain. On
pourrait même parler du conflit entre
l’histoire et la mémoire et on pourrait parler
du Rif actuel, comme une région où il y a « un
trop-plein de mémoires » (Benjamin Stora 8). Il
y a très peu d’histoire et d’historiens
« professionnels ». Alors, c’est le contraire
qu’il nous faut pour avancer dans la recherche
et la connaissance historiques du cette partie
du Maroc.
Bibliographie
Aârab M., Le Rif entre le Palais, l'Armée de
Libération et le Parti Istiqlal (Rif bayn al-kasr,
jaysha at-tahrir wa hizb al Istiqlal), Manshourat
Ikhtilaf, 2000.
Bédarida F., L'Histoire et le métier d'historien en
France 1945-1995, Paris, MSH, 1995.
Kenbib M. (dir.), Temps présent et fonctions de
l’historien, Rabat, Publications de la Faculté
L’ouvrage s’intitule, Le Rif entre le Palais, l'Armée de
Libération et le Parti Istiqlal (Rif bayn al-kasr, jaysha at-tahrir
wa hizb al Istiqlal), Manshourat Ikhtilaf, 2000.
7 Le livre a été publié à compte d'auteur à l'imprimerie
Al Jossour (Oujda), en 2010.
6
« Algérie : un trop-plein de mémoires », entretien avec
Benjamin Stora, publié dans Sciences Humaines, n° 36,
2002.
8
35
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
des Lettres et des Sciences humaines de
Rabat, 2009.
Kenbib M., Du protectorat à l’indépendance.
Problématique du temps présent, Rabat,
Publications de la Faculté des Lettres et des
Sciences humaines de Rabat, 2006.
Ledoux S., « Pour une généalogie du "devoir
de mémoire" en France », Centre Alberto
Benveniste, 2009, en ligne, consulté le 3
février 2012 :
http://centrealbertobenveniste.org
Moqran S., Le sang du mort, Oujda, imprimerie
Al Jossour, 2010.
36
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Événement et occupation
1541, 1830, 1907
Daniel Nordman
Directeur de recherches émérite CNRS
[email protected]
Il convient tout d’abord de remercier
Karima Direche et le Centre Jacques Berque,
la faculté des Lettres et des Sciences humaines
de Rabat et son doyen, Abderrahim
Benhadda, de m’avoir associé à cette
rencontre. Chacun peut retirer d’un colloque
un grand profit scientifique. En ce qui me
concerne, il y a aussi un peu plus, car je suis
persuadé que les relations intellectuelles et
personnelles sont liées. J’ai rencontré Daniel
Rivet pour la première fois à l’entrée du
secrétariat de la Faculté, lorsque lui et moi
étions, autrefois, coopérants. La proximité ne
s’est pas démentie pendant de longues années.
Cependant, malgré des entrecroisements dus
aux charges institutionnelles (colloques, jurys
de thèses, etc.), nous avons suivi des
itinéraires différents. Je ne suis en rien
vingtiémiste et ne me classe pas exactement
parmi les historiens du Maghreb et du Maroc.
Il m’a fallu trouver un sujet. J’ai
finalement essayé d’assembler un travail
personnel dont j’émerge à peine, et des
éléments trouvés dans le livre de Daniel Rivet
où il cite le capitaine Grasset, historiographe
de la conquête de la Chaouïa 1. À l’arrière-plan,
j’ai gardé l’expédition, catastrophique pour
Charles Quint, d’un empereur tentant en
octobre 1541 de prendre Alger (il s’est heurté
à la résistance opiniâtre des Algérois et à la
fureur d’une tempête) 2 et inséré, à titre
subsidiaire, le débarquement de 1830. En fait,
l’entrée en Chaouïa est devenue au fil de mes
lectures récentes (dans la bibliothèque du
Centre Jacques Berque, qui contient un
magnifique fonds sur ces derniers
événements) l’objet principal de cet exposé.
Les deux précédentes invasions sont évoquées
comme des références ponctuelles, des
1 D. Rivet, Lyautey et l'institution du protectorat français au
Maroc, 1912-1925, Paris, L'Harmattan, tome 1, p. 55,
99.
2 D. Nordman, Tempête sur Alger. L'expédition de Charles
Quint en 1541, [Saint-Denis], Bouchène, 2011.
parenthèses. Je le note d’emblée : sans souci
de comparatisme rétrospectif sommaire.
Pour
quelle
recherche ?
Pour
reconnaître ce qu’est un événement. La
notion est bien présente, quoi qu’on en ait dit,
dans La Méditerranée… de Braudel, et j’ai
voulu, à ma manière, aller jusqu’à la théorie de
l’événement, à partir de l’événement. Je
m’appuie ici sur des sources militaires. Mais si
je reprends quelque chose qui ressemblerait
de très loin, en récusant l’acception classique,
à l’histoire bataille, je dois considérer que le
fait militaire n’est jamais seulement un fait
militaire ; que l’histoire politique commence
souvent par des conquêtes ; que ce propos est
un moyen d’observer la chronologie et son
passage dans le récit. Non pas le récit des
événements, mais les façons du récit, à partir
du cas le plus simple : le combat.
I- La Chaouïa : temps et lieux
1- Quelques sources et quelques
témoignages tout d’abord. Certains textes
introduisent, il est vrai, des comparaisons. Le
précédent de 1830 mettrait en valeur le soldat
de 1907-1913, mieux préparé à la guerre
d’Afrique 3. Ce souci de comparaison exprimé
par un officier peut être rappelé, même s’il
n’échappe pas tout à fait à la convention. Mais
plus qu’à ce recueil d’articles de SainteChapelle, sans grand intérêt du reste, c’est à
deux relations qu’il est possible de se reporter.
L’une d’elles est constituée par un très
volumineux rapport du général d’Amade qui
fournit beaucoup de précisions. Il risque
quelques expressions, traitant de la période de
« répression et de pacification » (jusqu’à la
prise d’Azemmour, 30 juin » et évoquant plus
G. Sainte-Chapelle (colonel), La conquête du Maroc (mai
1911-mars 1913), Paris, 1913 [recueil d’articles, Revue de
Cavalerie, juin 1911-févr. 1913], p. VI. Cf. ibid. p. 37-38.
3
37
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
loin « l’invasion française » 4. Les mots ne
correspondent peut-être pas au sentiment du
rédacteur, et ce dernier n’est pas insensible au
courage des combattants marocains, à leur
savoir-faire. Le second texte est un Journal dû
à un capitaine Grasset, du 118e régiment
d’infanterie 5, dont l’intérêt n’a pas échappé à
Daniel Rivet. Le premier de ces deux textes
est un rapport officiel, dont l’auteur, sans
doute aidé par des rédacteurs, est un chef
d’expédition. Le second est celui d’un témoin
et acteur plus obscur. La perspective est, on
s’en doute, celle du seul conquérant. Peuventils, l’un et l’autre, contribuer à faire
comprendre ce qu’a été l’événement de la
conquête, étant entendu qu’ils ne sont que des
descriptions ordinaires, dépourvues de sens
critique, quand elles ne sont pas, chez Grasset
et tant d’autres, violentes ? Ces aspects mis à
part, bien des témoignages de technique
guerrière sont loin d’être insignifiants. Je ne
retiendrai que ce qui est action militaire dans
le temps et dans l’espace.
Autre remarque, s’agissant de la
relation de Grasset : elle a été publiée en
plusieurs livraisons 6. Cette forme éditoriale
renforce le genre du journal, le fractionne
dans le temps, et elle est reprise dans le livre
en six chapitres successifs : L’intervention
française à Casablanca ; Opérations sous Casablanca
jusqu’au 11 septembre 1907 ; Autour de
Casablanca. Premières opérations du général
d’Amade ; Opérations autour de Ber Rechid et contre
les M’dakra ; Opérations contre les M’dakra, la
mehalla haffidienne et les tribus de l’ouest ;
Opérations contre les M’dakra. Azemmour. Les
chapitres, hormis le premier, largement
introductif, donnent le récit de combats. On
retrouve l’histoire de batailles, longtemps
décriée, et reprise aujourd’hui, précisément
parce qu’elle instruit sur ce qui n’est pas la
bataille stricto sensu. Un autre exemple pourrait
encore être celui du capitaine Cornet, qui a
Campagne de 1908-1909 en Chaouïa. Rapport du général
d’Amade, commandant le corps de débarquement de
Casablanca, Paris, 1911, p. V, 293.
5 H. J. Grasset (capitaine), À travers la Chaouïa avec le
corps de débarquement de Casablanca (1907-1908), Paris,
1911. Deux autres éditions en 1912.
6 Le Tour du monde. Journal des voyages et des voyageurs,
1911(16-21), p. 181-252. Je garderai les noms et les
transcriptions des textes.
suivi, ailleurs, le colonel Mangin : ce sont des
notes prises au jour le jour, en d’autres
termes, selon l’expression de l’auteur, celles
d’un « journal » qui commence en août 1912 à
Mazagan7. On ne sait trop comment ont été
reproduites, réorganisées, de simples notes. La
date, en tout cas, commande le lieu.
2- Le moment : les historiens n’ont
peut-être pas toujours montré, à quel point, a
compté le moment d’une expédition, inscrit
dans le prévisible et l’imprévisible. La saison,
c’est ce que les gouvernements, les chefs
militaires, les révolutionnaires et les insurgés
doivent subir. Malgré les conseils des
politiques et des marins, Charles Quint s’est
obstiné dans une décision qui lui a été
reprochée pendant des siècles : il est parti au
mauvais moment, croyant surprendre les
adversaires, et il a été victime d’une terrible
tempête. Lors des nombreuses expéditions
qui ont suivi, les chefs ont eu conscience de
l’alternative : la tempête d’octobre ou la
fournaise de l’été. Ils ont choisi l’été. Mais
voici que la saison n’existe pas, car elle ébranle
les meilleures options.
a) Le 12 juin 1830, on voit Alger à
quatre ou cinq lieues. Le mauvais temps
interdit cependant l’accostage. Il faut encore
attendre, jusqu’au 14 juin au matin : le temps
est maintenant superbe, la mer tranquille 8. Le
débarquement peut commencer. Mais le 16,
c’est la tempête : « La mer est très grosse […].
La flotte est compromise ; elle roule et tangue,
d’une manière très forte… C’est un spectacle
terrible. La mer brise à terre avec fureur. » 9
Les navires, malmenés, chassent sur leurs
ancres, et l’on craint un moment, le sort de
Charles Quint. Le désastre aurait été d’autant
plus grave que le déchargement était à ce
moment peu avancé (vivres et matériel
auraient été en grande partie perdus). Le
calme se rétablit cependant à midi. La tempête
a eu des conséquences imprévues et,
curieusement, favorables au débarquement
4
Ch. J. A. Cornet (capitaine), À la conquête du Maroc Sud
avec la colonne Mangin, 1912-1913, lettre-préface du
général Charles Mangin, Paris, 4e éd., 1914, p. VII-VIII.
7
A. T. Matterer (capitaine de frégate), Journal de la prise
d’Alger par le capitaine de frégate (…) 1830, présenté et
commenté par P. Jullien, Paris, 1960, p. 70, 83-84.
9 Ibid., p. 92.
8
38
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
puisque ont été jetés à la hâte vers le rivage,
pour plus de sécurité, les sacs d’orge et
d’avoine, les biscuits, les tonneaux d’eau et de
vin et le matériel.
b) Lors des opérations de 1907, le
climat n’a pas eu cependant d’incidence
décisive. Il reste que la chaleur a eu ses effets.
Grasset raconte ce qui a été maintes fois
observé, montré sur des photos et des cartes
postales (rappelé et reproduit dans la presse,
en août 2007, centième anniversaire) :
« Entre temps, des corvées vont
déblayer la ville qui n'est plus qu'un vaste
désert. L'immense charnier, que les tueries du
bombardement ont fait, disparaît peu à peu,
mais l'odeur persiste encore !
Au camp, il faut également songer à améliorer
la situation des troupes qui vivent sous la
tente, exposées au soleil brûlant des chaudes
journées du mois d'août. Chacun s'ingénie de
son mieux, abrite sa tente de branchages,
construit même des paillotes en utilisant les
roseaux et la verdure que des corvées en
armes vont chercher dans les jardins de la
ville. » 10
c) Le 12 août 1912, écrit Cornet, le
soleil d’août transforme la région en
« fournaise » précisément. Le 21, après une
journée horrible dans des tourbillons de
poussière, la nuit est plus atroce encore, et le
sommeil impossible. Le 29, l’air vibre sur la
plaine brûlante, blesse les yeux, rend les objets
indistincts. Hommes et bêtes, épuisés,
souffrent de la soif. Le 6 septembre, c’est
toujours la sueur qui trempe les vêtements et
brûle les yeux, la poussière aveuglante s’élève
du camp, la fatigue endolorit les corps 11.
3- Le terrain et la surprise : de là
encore, une autre constatation, précisant celle
qui précède. Un affrontement peut être décrit
isolément, qualifié de combat, d’attaque, de
reconnaissance, d’alerte. C’est l’objet du
chapitre II de Grasset.
On se rappelle ici ce que sont des
journées, de guerre, de révolte, de révolution,
qui se dérouleraient, simple comparaison,
selon la règle du temps (quelques heures, un
jour), du lieu (un palais), de l’action principale,
comme si la tragédie classique indiquait, par
10
11
Grasset, op. cit., p. 39.
Cornet, op. cit., p., 3, 12, 24, 41-42.
une prescience inattendue, la voie au récit
d’une bataille ou d’une journée d’émeute.
Fiction sans doute qu’un tel rapprochement.
Il n’empêche. La tragédie classique était, si
l’on veut, un combat.
« Dans les jours qui précédèrent le 18
août, le général Drude apprit que les tribus
réunies autour de Casablanca se rassemblaient
sur la gauche du camp, au nord-est de la ville
et préparaient une attaque. Dans la nuit du 17
au 18, vers trois heures du matin, la fusillade
commença aux avant-postes [...]. D'un pli de
terrain débusquèrent soudain trois à quatre
cents cavaliers arabes qui chargèrent
furieusement les spahis et enfoncèrent
d'abord la petite troupe ; celle-ci ayant reçu du
renfort reprit vigoureusement l'offensive ;
malheureusement, le terrain était peu propice
à nos cavaliers qui se trouvaient entraînés à
travers les dunes et les carrières, le long de la
mer, sur la piste de Rabat. Ils étaient en
mauvaise posture, luttaient opiniâtrement
contre d'intrépides adversaires et l'on voyait
distinctement du camp français des centaines
de cavaliers arabes venir de toutes parts au
secours des leurs. Les cavaliers français furent
repoussés jusque sous les murs de la ville […].
Entre temps, l'agitation était grande dans le
camp français, dont les tranchées se garnirent
rapidement de tirailleurs. Les Marocains
faisaient, en effet, autour du camp, une
attaque enveloppante, leur but évident était de
se glisser entre Casablanca et le camp pour se
jeter ensuite sur la ville ; leurs cavaliers se
maintenaient sur la crête des collines, tiraient,
puis disparaissaient, cherchant à absorber
l'attention de notre infanterie, tandis que leurs
efforts se portaient sur les spahis. Dédaignant
la mitraille et le feu de notre artillerie de terre
et de mer, ils galopaient à découvert le long
des crêtes et des plis de terrain […].
Ce combat fut la première rencontre sérieuse
mettant aux prises les tribus Chaouïa et le
corps de débarquement. » 12
Voilà une rencontre donc, marquée par un
terrain (des plis, des crêtes, une colline, des
dunes et la mer, la route de Rabat), des
affrontements qui composent le combat
décisif, une chronologie courte. L’espace, tant
12
Grasset, op. cit., p. 31-34.
39
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
sur le terrain que dans le temps, est
suffisamment strié, mobile, pour que le récit
se développe en une combinaison de
manœuvres, les Marocains effectuant, autour
du camp, une « attaque enveloppante ».
Les rapports de campagne sont prolixes,
s’agissant de ce contact avec le terrain, dont
les militaires ont le secret. Ils ont le coup
d’œil. Il leur faut en effet, peut-on lire, tenir
compte du terrain qui, en dehors de la forêt
des Beni Oura et de la zone boisée des
M’dakra, est absolument découvert, sans
arbres ni broussailles à part quelques vergers
de figuiers enserrés par des haies de cactus,
sans points d’appui et sans aucune gêne ni
pour l’utilisation des armes ni pour
l’observation. Dans la plaine cependant, de
faibles mouvements de terrain peuvent
masquer de vastes espaces proches. Mais les
fantassins utilisent les moindres abris. Ces
hommes de la Chaouïa combattent pour la
plupart à cheval, prenant parfois des piétons
en croupe pour les déposer dans les lieux à
défendre. Simulant la retraite, les cavaliers
jettent dans les hautes cultures les fantassins
transportés qui fusillent à courte distance les
cavaliers français. Quand l’action se poursuit,
les cavaliers marocains circulent sur les crêtes,
s’arrêtent pour tirer, cèdent devant une
attaque résolue, puis reviennent, accourent de
toutes parts. Leur tactique consiste à déborder
le front des adversaires, à reculer sous la
pression, puis à se reporter en avant avec une
vitesse extrême 13 - comme les cavaliers
numides de Jugurtha et les combattants
marocains au temps des Portugais. Mais, en
terrain montagneux et boisé, hors de la zone
décrite, les conditions changent : la conquête
rapide des colonnes doit être remplacée par
l’infiltration prudente de postes provisoires. Il
faut reconnaître la configuration du sol, les
ressources en eau et en bois, l’état des pistes
et - comme partout - étudier l’organisation
politique, exploiter les rivalités 14. Rien de
nouveau de ce point de vue.
Le Rapport d’Amade souligne l’importance
de la surprise, que les Marocains exploitent à
leur profit et qui est un élément du succès
chez les Français. Les marches sont entamées
13
14
Campagne de 1908-1909…, op. cit., p. 291-296.
Ibid., p. 381.
dans une direction différente de l’objectif
définitif, les camps établis la nuit à proximité
des zones d’attaque du lendemain ; le ballon,
qui révèle de loin l’approche, est supprimé, le
secret rigoureusement observé. La formation
en carré est condamnée par la nécessité d’une
progression rapide, dans la mesure où elle
fatigue et retarde les troupes, maintient deux
faces inutilisées et vulnérables, et présente une
cible compacte. Acceptable dans des terrains
couverts et accidentés lors de la conquête de
l’Algérie, lorsque l’armement était peu
supérieur à celui de l’adversaire, cette
formation ne s’impose plus dans des plaines
déboisées parcourues par des troupes
françaises disposant d’armes à tir rapide et à
trajectoire tendue 15.
4- L’autre distance est l’effet évident de
l’arme à feu. Elle suppose à la fois des
cheminements, hors de la vue, et le recours à
la vue selon un champ imposé par le paysage
et par les capacités du combattant. Tous les
sens sont mis à l’épreuve, tactile, visuel,
auditif, olfactif, sans compter peut-être le goût
de la poudre et, comme disent les textes, de la
mort. Tous, comme le sens tactile auquel les
bonnes encyclopédies classiques attribuent
une fonction majeure dans le contact avec
l’environnement,
renseignent
sur
la
dangerosité proche. Les rapports signalent des
singularités, pour l’un ou l’autre sens. Mais
tous s’exercent en symbiose, et l’arme à feu
les condense en des sensations paroxystiques.
Le lieutenant Segonds décrit la tactique. Des
groupes compacts cheminent hors de portée
des canons, s’éparpillent, cherchent à gagner
les flancs des Français, puis se replient pour
recharger leurs armes. Pendant ce temps, des
fantassins peu nombreux, mais connaissant le
terrain, se glissent de crête en crête jusqu’à
bonne portée de fusil 16. De telles précisions,
que tout lecteur qualifierait de banales,
mettent en réalité en confrontation le terrain,
l’instrument et le corps.
5- Enfin, le corps au combat. Les récits
pulvérisent les lignes d’ensemble, mettent
Ibid., p. 300.
M. F. A. A. Segonds (lieutenant), La Chaouïa et sa
pacification. Étude sommaire de l’action française dans la région
de Casablanca jusqu’au 1er janvier 1909, Paris, (extrait de la
Revue d’Infanterie), [1910], p . 45-46.
15
16
40
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
l’accent sur le détail qui, après d’interminables
relations lisibles seulement par des soldats ou
par les chantres de la colonisation, a cessé
d’intéresser, sauf notables exceptions. C’est
pourtant à cette histoire secrète de la bataille
que des spécialistes sont revenus. Loin de
rassembler seulement les faits d’armes en
conclusions générales sur la tactique, ils se
penchent sur les particularités, les gestes
violents ou imperceptibles, les sentiments
obscurs, parcellisant toujours davantage
jusqu’à ce que soit saisi le corps même du
combattant, du projet au réflexe.
Un témoin de l’expédition de Charles
Quint, Villegagnon, a fourni un récit où ne
manquent pas les remarques sur la nature du
terrain ou la tactique des adversaires l’embuscade et la rapidité de la manœuvre, la
fuite simulée, le retour, le corps à corps, la
pluie de projectiles - sur le courage et la
terreur, les faiblesses de certains. Mais tout
n’est pas explicitement mentionné : la force
psychologique, le sentiment de l’isolement au
cœur même de la mêlée, la proximité physique
de l’ennemi, les coups et les gestes, la
perception de ce qui se passe aux alentours,
les blessures - les fractures de la colonne
vertébrale dues aux chutes de cheval l’épuisement compensé par les décharges
d’adrénaline, le bruit des armes et les
hurlements.
On a pu rappeler l’exemple de Marathon,
dont l’analyse supposerait un morcellement
indéfini, remontant à l’expérience vécue de
chaque combattant et à son passé, identifiant
ses gestes, les chocs et les coups accidentels
qui défient toute rationalité 17, mettant en
évidence des turbulences chaotiques et
aléatoires, et faisant appel, autant et plus que
la marche du piéton dans une ville paisible et
encombrée, aux sciences physiques, sociales et
cognitives 18. L’atomisation rétrospective du
Cf. G. Simmel, commenté par R. Aron, La philosophie
critique de l’histoire. Essai sur une théorie allemande de
l’histoire, nouvelle éd. revue et annotée par S. Mesure,
Paris, 1987, p. 175-176, 204-205 ; Introduction à la
philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité
historique, nouvelle éd. revue et annotée par S. Mesure,
[Paris], 1986, p. 138-141.
18 M. Moussaid, « Marcher, ce n’est pas seulement
mettre un pied devant l’autre. Éthologie "Étude et
17
combat peut conduire à affaiblir les plans et
l’exécution des ordres venus d’en haut, à
ruiner la notion de récit. La bataille est
intelligible, et elle est aussi incompréhensible
comme le seraient le choc de pierres ou des
combats de bêtes. Sans doute, les
chroniqueurs ne peuvent-ils tout dire. Mais
certains restent plus proches, toutes
proportions gardées, de Thucydide, chez
lequel les combattants sont individualisés,
animés de sentiments, les comportements au
combat s’expliquant par des volontés et des
traits singuliers; ou bien de César, général et
auteur qui ramène tout à lui, ses soldats
n’agissant que comme des automates qui
obéissent à leur chef selon des conduites
stéréotypées 19 et subissent, jusque dans le
récit, un contrôle rigide et centralisé.
Un de ces moments de violence extrême est
celui du 29 février 2008 :
« Les pelotons mirent pied à terre et
tinrent l'ennemi en respect, mais les
cartouches commencèrent à s'épuiser et,
lorsque les fantassins ennemis eurent dépassé
le rideau de leurs cavaliers se rapprochant en
utilisant les moindres replis du sol, il ne resta
plus aux chasseurs d'autre ressource que de
charger. La charge s'exécuta par échelons et
en fourrageurs. Elle dégagea momentanément
la crête, mais ce répit dura peu ; il fallut
recommencer à plusieurs reprises, car la ligne
de l'adversaire se reformait sans cesse ; la lutte
était acharnée de part et d'autre, la situation
devenait critique ; de nombreux morts et
blessés jonchaient le sol après chaque charge ;
et il fallait charger de nouveau pour les
empêcher de tomber entre les mains
d'ennemis qui les martyrisaient. » 20
Et plus loin, lors des opérations
contre les M’dakra, le 7 mars suivant, après un
combat « pied à pied » qui s’est engagé dans
les cactus et les rochers :
« Toute l'artillerie, deux batteries de
75, une batterie de montagne, se mit en œuvre
et ouvrit un feu rapide, auquel se joignit celui
modélisation du comportement collectif des piétons et
des mouvements de foule" », Le Monde, 3 nov. 2011.
19 Distinction de J. Keegan, Anatomie de la bataille.
Azincourt 1415, Waterloo 1815, La Somme 1916, trad. de
l’anglais par J. Colonna, Paris, 1993, p. 39-42.
20 Grasset, op. cit., p. 115.
41
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
de deux sections de mitrailleuses et les salves
des compagnies d'infanterie les plus avancées.
Les projectiles tombèrent sur la masse des
fuyards, couvrant de cadavres le sentier et les
pentes du défilé que les Marocains tentèrent
vainement d'escalader sous les rafales des feux
d'artillerie et d'infanterie.
Le bruit était terrifiant, le carnage atroce. Les
pièces tiraient aussi vite qu'elles pouvaient et,
répercutées par les mille échos de la vallée, les
décharges se succédaient comme un coup de
tonnerre sans fin. Pendant ce temps, un
bataillon de tirailleurs descendait les pentes du
ravin et détruisait les douars qui s'y trouvaient,
tandis que deux compagnies et une section de
mitrailleuses, se portant en aval, arrêtaient par
leurs feux les fuyards de ce côté. Après une
demi-heure de canonnade, vers trois heures
quarante-cinq du soir, le général, ayant jugé
l'exécution suffisante, fit cesser le feu, disant :
"On en a assez tué aujourd'hui ! " » 21
Le lecteur saisit, d’un point de vue
unique et partiel, là, une charge désespérée, la
violence des assauts répétés; ici, le vacarme, la
férocité destructrice, la volonté obstinée,
souvent remarquée dans des cas analogues, de
s’en prendre aux fuyards quand bien même
cette persévérance est devenue superflue. Et
c’est aussi, pour donner un sens et une
cohésion à l’ensemble, lorsque l’action
militaire se ramifie, se démultiplie dans les
corps, dans les coups et dans les ravines, la
parole du chef, au sommet, façon Jules César.
La dimension héroïque, quasi épique, éclate
lors de la marche sur Marrakech, à la date du
6 septembre 1912, dans un combat où la
violence physique et l’angoisse tiennent les
premiers rôles. Mangin, impassible, a
confirmé l’ordre de ne pas ouvrir le feu, si
bien que deux troupes s’avancent l’une contre
l’autre, en silence, dans un spectacle
impressionnant, comme dans un récit
classique de tragédie.
« Il semble qu’elles vont, sans tirer un
coup de feu, en venir au corps à corps. Et la
même crainte d’un dangereux abordage nous
étreint et s’accroît à mesure que la distance
diminue. »
Soudain, les premiers coups de feu
partent des lignes ennemies. C’est l’émotion
chez les adversaires, croit comprendre Cornet,
et le soulagement chez les Français, après
l’attente inquiète. Les Marocains, « faisant
preuve
d’un
extraordinaire
courage »
ramassent leurs blessés et leurs morts. Le
combat dure depuis deux heures, mais
l’adversaire n’abandonne pas. Une longue
description s’ensuit : devant l’attaque, les
troupes françaises ont mis baïonnette au
canon, « des unités énervées » se portent en
avant à l’arme blanche contre des cavaliers qui
tourbillonnent et tirent à courte distance.
L’artillerie des Français a, dans la plaine nue,
« un merveilleux champ de tir », et ce tir
rapide sème la mort, la terreur et la débandade
parmi les adversaires marocains. Puis une
cavalerie de quatre cents chevaux s’abat
comme une trombe au milieu des tentes. Les
adversaires, en colonnes épaisses, s’enfoncent
dans les Jebilet, disparaissent 22.
Quel témoignage individualisé, quelle
confidence pourraient-ils contribuer à réduire
ces actions de masse aux gestes et aux
sensations d’un combattant pris dans l’élan
d’ensemble ?
II- Récit historique et occupation
En Chaouïa s’est posée la question de
l’occupation et de l’évacuation. Stephen
Pichon, ministre des Affaires étrangères, dans
son discours du 27 janvier 1908 à la Chambre
des députés, déclare que la France n’a assumé
à
Casablanca
qu’une
responsabilité
temporaire. Les instructions adressées le 19
mai au général d’Amade précisent cette
volonté du gouvernement de conserver à
l’occupation un caractère provisoire. Leur
objectif est l’établissement de la sécurité par
les pouvoirs locaux, la constitution de goums.
Communiquées à Berlin, ces explications
produisent, écrit Segonds, un excellent effet,
propre à calmer la presse allemande. L’officier
se fait l’écho de ces dispositions, peut-être
avec quelque regret : il admet qu’il y aura une
période de difficile transition 23.
22
21
Ibid, p. 122-124.
23
Cornet, op. cit., p. 38-41.
Segonds, op. cit., p. 108-110.
42
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Un ouvrage collectif, dont la tonalité générale
est sans surprise, offre la voie à une autre
réflexion.
1- Sur le temps, tout d’abord. Vingtsept années auront suffi, lit-on sous la plume
du général H. Simon, de 1907 à 1934, avec « la
manœuvre finale » 24. L’impression est au
contraire, pour le lecteur, que, comme ce fut
le cas en Algérie, l’histoire des opérations a
été longue 25. Elle est d’autant plus longue
qu’une liste chronologique d’événements
militaires, établie pour la première fois d’une
façon aussi complète que possible, fait
l’inventaire méticuleux - numérotation à
l’appui, sur la base de celles des « combats
classés » publiées à différentes dates au B. O.
du ministère de la Guerre, revues et
complétées, dans une perspective historique
et sans « aucun caractère officiel », car c’est
l’historien seul qui veut parler - des combats,
engagements, attaques, affaires, opérations,
démonstrations, actions de défense, de
resserrement, contre-djichs, reconnaissances,
ou mouvements divers sous d’autres
appellations (assaut, embuscade, marche),
toponymes sans précisions, voire simple cote.
L’auteur reconnaît que certains combats
peuvent se prêter à diverses désignations.
Soit : I- 90 événements items (au moins) pour
1907-1912 ; II- 48 (au moins) pour 1913 et
1914 (jusqu’au 2 août 1914) ; III- 103 (au
moins) pour la période qui suit (2 août 1914 11 novembre 1918) ; IV- 87 pour les années
suivantes (de l’armistice à la guerre du Rif,
1919-1925) ; V- 72 pour la guerre du Rif,
1925-1926 (ici, une note surabondante attire
l’attention sur la question des désignations) ;
VI- 20 pour la tache de Taza (1926) ; VII- 15
pour la région d’Ouezzane (1926-1927) ; VIII78 pour les Atlas (1928-1932) ; IX - 47 pour
une dernière liste, la neuvième donc (Sagho Dra - Anti-Atlas, 1933-1934).
Récapitulons : 9 tranches chronologiques,
mêlées, le cas échéant, de géographie, 560
combats ou davantage (car il faudrait ajouter
nombre de bis). Cette addition de dates et
d’événements en miettes traverse des
configurations de moyenne durée, des espaces
inégaux, répartis selon des ensembles
24
25
La pacification du Maroc 1907-1934, Paris, 1936, p. 83.
Ibid., liste chronologique, p. 48-73.
spécifiques (du Maroc) ou non (la guerre
mondiale). Comput vain et dérisoire ? Il a
pourtant un sens, militaire et, en ces
occurrences, politique. Il met l’accent sur une
difficulté extrême qu’affronte l’auteur, mais
aussi tout historien du fait militaire, du fait
politique, du fait économique, du fait culturel,
du fait religieux, du fait artistique 26, et qui est
signalée, avec du bon sens, par un
chroniqueur tenace, épris d’exactitude.
2- On a dit à propos du Maroc - écrit
l’un des coauteurs, mais il ne précise pas qui que la déclaration de guerre a éclaté « trois
mois trop tôt ou trois mois trop tard » : trois
mois trop tard parce que l’on était engagé
dans des opérations qui n’auraient pas été
entreprises en de telles circonstances ; trois
mois trop tôt parce qu’il était devenu
impossible d’exploiter des succès militaires au
Maroc 27. À sa manière, il fait état
d’interférences dans les chronologies. C’est la
question sensible des écarts, dans la datation
et le récit qui date.
Que de fois, la relation historique mêle
les échelles, les niveaux, c’est-à-dire l’histoire
générale, régionale, locale, sans analyser les
déplacements, les intersections et les
glissements, les effets spécifiques de
l’observation. Un agriculteur à Ber-Rechid a
écrit une histoire militaire de la Chaouïa
depuis 1894. Sans doute Moulay Hassan est-il
mort, en cours d’expédition, le 6 juin de cette
année. Sa dépouille a été transportée en secret,
et le camp dressé, dit-il, le 9 juin près de
Settat. Mais l’essentiel du livre retrace, dans le
détail, des événements postérieurs, pour la
Chaouïa, chronologie des opérations à l’appui
(à partir de 1907) 28. Dans ce retour à l’histoire
générale, s’exprime un point de vue particulier
: celui du fils d’Henri Conjeaud, celui-ci colon,
ancien engagé pour la durée de la guerre au 1er
bataillon territorial de la Chaouïa et témoin.
26 Cf. La périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb,
actes des tables rondes de mai et septembre 2005
Marrakech - Tunis, textes réunis par F. Ben Slimane et
H. Abdessamad, laboratoire Diraset, Université de
Tunis / Rabat, faculté des Lettres et des Sciences
humaines, Tunis, 2010.
27 M. Bernard (lieutenant-colonel), ibid., p 22-23.
28 H. G. Conjeaud, Histoire militaire de la Chaouïa depuis
1894, préface du général L. François, Casablanca, [ca
1938], p. 16, 23-24.
43
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Ce sont, même oubliés, les embarras du récit.
Où est alors l’événement, comment l’isoler,
dans quelle série l’intégrer ? On se rappelle les
longs et beaux débats, sur les conjonctures et
sur les cycles, qui ont hanté publications
savantes, lectures, examens et concours, il y a
quelques décennies. Que faut-il écrire, et
comment décrire, trier, classer, si l’on ne veut
pas s’en tenir aux seules discussions développées par d’illustres auteurs - sur les
multiples théories possibles de l’événement ?
Comment exposer (raconter 1541, 1830,
1907, 1934), c’est-à-dire introduire la théorie
dans le récit, en faisant être ce récit ? Où et
quand commencer (un livre, une thèse) ?
3- À cet opuscule a collaboré un autre
auteur, nourri d’enseignements techniques et
militaires bien adaptés au terrain. Un soustitre neutre porte loin : « En regardant une
carte ». Il s’en prend, avec tact et prudence,
mais assez clairement, à un modèle qui ne
convient plus. L’achèvement de la conquête il faut un certain recul - permet de faire
figurer les étapes d’une façon différente de
celle qui a été utilisée jusqu’à présent, déclare
l’auteur. Pendant un quart de siècle, la
nécessité a prévalu dans les récits de la
conquête de « découper le pays par tranches
plus ou moins épaisses dont le coloris
marquait les progressions annuelles ». Le
procédé exprimait une continuité de dessein
(ajoutons, de dessin), la persévérance dans
l’action, se prêtant parfois « à quelque
publicité individuelle » (liée aux prouesses, au
goût du risque, au frôlement de la mort, etc.).
Le façonnage s’imposait eu égard aux
circonstances, aux hasards, aux « réalités
successives de l’histoire qui s’écrivait ». En
fait, l’histoire ne s’écrit pas : c’est le témoin ou
l’historien, notons-le, qui l’écrivent. Et ils
doivent, me semble-il, éviter ce qui est un
mauvais passage du temps à la géographie
visuelle, de la chronologie à l’espace occupé
ou à occuper, sous la forme d’une
représentation en bandes hachurées ou
coloriées, homogènes et continues, sagement
disposées, de l’extérieur au centre, de l’est à
l’ouest ou du nord au sud, d’une région à une
autre, pour la satisfaction de l’œil et de l’esprit.
La réalité est tout autre, et c’est bien à une
nouvelle expression cartographique du Maroc
que cet officier téméraire et intelligent (fût-il
prisonnier des enjeux militaires et politiques),
invite son lecteur. Il faut reconsidérer les
moments,
localiser
les
instants :
l’emplacement des combats reproduisant les
lignes de l’orographie ; la progression des
troupes qui s’effectue dans une succession de
flux et de reflux, comme dans une « espèce de
marée » ; la coexistence des inévitables bled
makhzen et bled siba ; les composantes qu’il dit
ethniques ; l’importance des sites historiques,
des villes ; les lignes de communication entre
le Nord et le Sahara, les débouchés de la
montagne ; les traces de migrations ;
l’accumulation des combats dans le temps et
dans l’espace ; la politique, enfin, de Lyautey
et des autres. En somme, des explications
multiples, convergentes ou non - dont
chacune ne vaut que ce qu’elle vaut -, mais qui
constituent un ensemble de moments et de
nœuds, de pleins et de vides, de données
géographiques et de séquences historiques,
qui recomposent non une trame superficielle,
unie et lisse, mais un pays en profondeur, loin
des seuls accidents visibles en teintes plates 29.
III- S’il fallait conclure
1- C’est d’abord la question des temps de
l’histoire, des temporalités braudéliennes,
classiques malgré les critiques. Elle entraîne
celle de la temporalité dans la décision et dans
sa mise en œuvre. Les historiens ont aimé
emboîter les phases les unes dans les autres,
les moyennes dans les plus longues, les plus
courtes dans les moyennes, sous des noms
divers, suivant des articulations différentes
selon qu’il s’agissait d’histoire économique,
démographique, sociale, culturelle. On peut
dégager plusieurs temporalités. Celle de la
plus profonde des temporalités, d’un temps
immobile, ou quasi immobile, marqué par les
relations de l’homme avec l’environnement.
Tous reconnaissent ici la leçon de Braudel,
développant les contraintes et les possibilités
offertes par le milieu. Mais la Méditerranée
comme plaine liquide, les îles et les isthmes ne
constituent souvent que l’habituel tableau
statique antérieur à l’objet de l’analyse, à
29
J. L. L., La pacification…, op. cit., p. 74-82.
44
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
quelques exceptions près dont la moindre
n’est pas celle du climat (était-il différent, plus
ou moins irrégulier en Afrique du Nord au
XVIe siècle, au XIXe, etc. ?). Brusquement, la
part du milieu devient la plus actuelle.
L’interrogation, plus aiguë, se charge de sens.
Et si la tempête avait été, à Alger, plus brutale,
plus meurtrière que jamais ? Il faudrait évaluer
la place de 1541 dans un cycle méditerranéen,
tout en évitant de poser la plus mauvaise
question : que ce serait-il passé si l’empereur
était parti en 1538, en 1540, en 1545 ? Ou
bien si les Français étaient entrés à Alger sous
Napoléon, ou en 1840 ?
2- À l’opposé, le temps court de
l’événement 30, ponctuel, fugace, celui des
oscillations brèves, nerveuses, est à l’échelle
de l’homme. Braudel use d’un arsenal de
métaphores maritimes (les vagues soulevées
par la marée) ou autres (une poussière d’actes,
des lucioles phosphorescentes, etc.). Les
variations sont difficiles à percevoir, mais
nullement
insaisissables
pour
les
contemporains qui les ressentent, les vivent,
les décrivent. Les chroniques de Villegagnon
et des autres sont précieuses. Mais
l’événement peut mal se détacher.
L’expédition de 1541 a un début et une fin,
visibles dans le cloisonnement des chapitres
d’une histoire universelle. Des récits hésitent.
Celui d’un contemporain anonyme est
légèrement décentré : il introduit, avant
l’expédition, les pérégrinations de l’empereur
en Allemagne. Villegagnon est plus net, plus
conventionnel : le récit débute avec les
ultimes préparatifs et s’achève par le retour
d’Afrique, et l’événement est identifiable, par
le moment - octobre -, par le lieu - Alger.
3- S’agissant de la structure et de
l’événement, tout récit s’organise à l’intérieur
d’un cadre 31, qui lui donne un sens. Mais ce
sens incite à regarder aussi en amont, en aval,
ou sur les bas-côtés. Il reste possible malgré
tout de faire précéder le récit d’une sorte de
vaste tableau, car il n’est pas aisé de
30 J. Boutier, « Fernand Braudel als Historiker des
Ereignisses », in Struktur und Ereignis, herausgegeben
von Andreas Suter und Manfred Hettling », Göttingen,
2001, p. 138-157.
31 A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, 345 p.,
ici p. 243.
s’affranchir de Braudel. À quelques
différences près : plus que la Méditerranée
dans ses lourdes structures, c’est l’événement
d’Alger qui a pu être l’objet ; les structures géographiques, économiques, mentales - n’ont
pas pour effet de commander la mise en
intrigue, qui serait en elles emboîtée : le récit
est présent dans la Méditerranée au temps de
Charles Quint, différente de celle de Philippe
II - par la recherche d’un équilibre
méditerranéen et européen, la montée en
puissance, déjà, d’Alger et de Khayr al-Dîn,
etc.
Il existe des formes d’intrusion du temps long
dans le temps court.
a) Par le milieu, l’environnement : le
récit de l’expédition de 1541 se ralentit par
moments. Les structures longues de la
panique lors de la tempête, l’explication, par
Villegagnon, d’après des sources orales, des
mouvements de la mer, la coexistence de
différents armements, les séquelles séculaires
de la catastrophe font entrer de force le temps
étale, les régularités, dans le temps court. Une
digression du chroniqueur faisant appel à ses
lectures quand il décrit la Méditerranée n’est
au fond que l’irruption, moins surprenante
qu’il ne paraît, du milieu dans le temps, d’un
temps dans le temps. La tempête opère la
jonction. Structure et événements, au lieu de
se distinguer, s’interpénètrent, se combinent
en configurations fluctuantes. C’est parce qu’il
n’a pas tenu compte des données élémentaires
du climat méditerranéen, suffisamment stables
pour avoir été enregistrées par les récits des
marins, les textes géographiques, les
règlements de navigation, que Charles Quint a
échoué.
Et en 1830 ? La part du milieu, sous
les espèces du climat, de l’environnement,
menace. Une constante s’insinue. Non pas
d’ailleurs la constante d’une géographie
immobile, car il faut faire la part des surprises,
des coups de vent, si fréquents en
Méditerranée (et peut-être de variations
climatiques ?). « Deux heures de tempête de
plus pouvaient anéantir toutes nos
espérances », écrit l’un des acteurs pour la
date du 16 juin 32. « Si le temps se fût prolongé
A. J. Bartillat (colonel, marquis de), Relation de la
campagne d’Afrique en 1830 et des négociations qui l’ont
32
45
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
deux heures de plus, la flotte était menacée
d’une destruction peut-être totale (…), la
leçon a été effrayante pour tout le monde à
terre comme à la mer », déclare l’amiral
Duperré lui-même, qui commande l’armée
navale. Le sous-intendant Raynal raconte que
« les faibles se souvenaient de l’expédition de
Charles-Quint et de l’orage qui détruisit son
armée. Des regards sinistres s’échangeaient,
de sinistres paroles se prononçaient. » 33 Le
coup de vent s’apaise. Les contemporains ont
eu conscience de ces jeux du hasard. En
Chaouïa et dans le Sud, dans ces deux cas, la
chaleur extrême, impitoyable, a rendu les
opérations plus terribles encore, mais la
volonté de domination l’a emporté. Il n’y eut
pas d’interruption fatale, et le cours de
l’invasion n’a pas été menacé. On est resté
très loin de la pitoyable aventure de Charles
Quint.
b) Aussi et surtout par les
déterminations et les pentes politiques de
longue durée : la politique méditerranéenne de
l’Espagne, sous Charles Quint, sous Philippe
II, celle de la France et d’autres États
européens ont multiplié les interventions
maritimes. Alger s’est inscrite dans l’histoire et
la mémoire, et aussi dans la discontinuité. Les
relations françaises avec la Régence
d’Alger ont été marquées, on le sait, par une
affaire embrouillée de créances anciennes
pour des ravitaillements de 1793 à 1798 et sa
gestion douteuse, par la Reconnaissance… de
Boutin en 1808, par un incident diplomatique,
par le blocus d’Alger, tout cela en toile de
fond. Une opération est décidée pour des
raisons de prestige, du point de vue extérieur
et intérieur. L’intervention a gonflé comme un
épisode faisant irruption dans une longue
série. Mais, en 1830, quelles sont la part de
l’accident et celle de la logique ? L’événement
coup de force a créé du long terme, jusque
dans la violence. Ce sont le triomphe et l’effet
du politique, irrationnel et rationnel à la fois.
Notons à quel point un écart est décisif : 1830
appartient encore à l’ère des antagonismes
précédée, avec les pièces officielles, dont la moitié était inédite,
Paris, 2e éd., 1833, p. 68.
33 P. Chaudru de Raynal, L’expédition d’Alger (1830).
Lettres d’un témoin, publiées… par A. Bernard, Paris,
1930, Sidi-Ferruch, 16 juin 1830, p. 80-81.
méditerranéens du temps de la course, et en
1840, après l’occupation dite restreinte,
l’Algérie fonde un nouvel empire. Les
enchaînements - économiques, politiques,
idéologiques - sont en revanche plus nets en
1900-1912 : tout ce qui a été écrit sur les
rapports entre l’Europe et le Maroc au XIXe
siècle l’a amplement démontré.
4- L’événement comme durée, dans la
durée : on en revient, sans véritable détour, à
l’événement. L’expédition d’Alger s’inscrit, en
apparence, sur une scène, sur une scène de
théâtre au figuré. Ricœur faisait observer qu’il
est impossible de mettre bout à bout, comme
des cartes de géographie, des romans ou des
pièces de théâtre 34, alors qu’il est légitime de
raccorder une période à l’histoire d’une autre
période - entendons l’expédition d’Alger à
l’histoire de la course, de l’Empire ottoman,
de l’Espagne, de la Méditerranée. Une
chronique unique est par essence insuffisante
et imparfaite, tandis que d’autres, quand bien
même elles se répètent, apportent des échelles
différentes, complètent la première, la
corrigent. L’historien au terme de ses
enquêtes « croise » ses sources, selon
l’expression en usage. Est-ce la raison pour
laquelle les emboîtements chronologiques, les
incertitudes quant au début et à la fin de
l’événement, incitent à allonger celui-ci dans le
temps, à saisir les premiers indices d’un projet
et à inclure d’ultimes rebondissements qui
font craquer le calendrier ?
L’événement est le contraire de ce qui
est momentané. Il s’étale, se charge de
temporalités antérieures. Il est dans le temps
intermédiaire. À moins de laisser les
événements se succéder selon les rythmes tout
faits de chroniques découpées en années et en
jours, de ne se référer qu’à la comptabilité
abstraite du calendrier, il n’est pas possible de
réduire un événement à un point. Il dure.
Ricœur remarquait que Jacques Le Goff
considérait l’évolution dans la perception du
temps comme un événement majeur 35. En ce
sens, la guerre de Trente Ans, la Révolution,
l’Indépendance de l’Algérie sont aussi des
événements. Ce trait permet de moduler, de
P. Ricœur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique,
Paris, Seuil, éd. 1991, p. 313.
35 Ibid., p. 197.
34
46
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
nuancer des présuppositions attribuant à
l’événement une singularité non répétable et
une survenue contingente 36. Un événement ne
se délimite pas comme un objet ou comme
une chose. Il n’est jamais, même par le récit,
confiné dans l’isolement.
36
Ibid., p. 174.
47
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
La conversion, gage de pérennité
des identités dans un monde changeant
Frédéric Abécassis
Maître de conférences en histoire contemporaine
ENS de Lyon
[email protected]
La conversion désigne « l’éventail de
processus par lesquels des individus ou des
groupes viennent s’engager dans des
croyances, des rituels, mais également des
pratiques sociales et matérielles différentes de
ceux de leur naissance ». La définition
proposée par Mercedes García-Arenal (2001,
p. 7) élargit considérablement le sens usuel de
passage d’une religion à l’autre. C’est en effet
l’appartenance dans son ensemble, et pas
seulement le religieux, qui est en cause dans
les conversions. Peut-être faudrait-il ajouter à
cette définition le fait que le terme possède,
ou a accumulé au cours du temps une charge
affective forte. La conversion peut être
célébrée comme le moment fondateur d’une
religion, d’une spiritualité ou de temps
nouveaux. Mais le terme semble tout autant,
sinon davantage, chargé d’une connotation
négative. Son étymologie renvoie à une idée
de retournement, de changement brusque, le
préfixe soulignant la dimension accompagnée
– ou collective – de l’acte. Aux figures
historiques de convertis reste attaché un
certain opprobre, et les termes péjoratifs ne
manquent pas pour les désigner : renégats,
m’tourni – littéralement, retourné – incarnent
deux figures symétriques de transgression
lorsque la Méditerranée est devenue frontière
entre le monde chrétien et le monde
musulman. Et si les renégats ont pu constituer
au Maghreb à l’époque moderne une véritable
caste au rôle militaire et politique important,
assez comparable à celui des janissaires ou des
mamelouks en Orient, le terme a été forgé en
Occident au XVe siècle autour de l’idée de
reniement de sa religion et demeure voisin de
l’idée de trahison.
De quelque côté qu’on se tourne, la
conversion a mauvaise presse, peut-être parce
que toute assertion à son sujet demeure
réversible. On pourrait ainsi penser que c’est
du côté de la religion quittée que la
stigmatisation est la plus forte ; mais la
religion qui accueille n’est parfois pas moins
soupçonneuse envers les nouveaux convertis,
qui peuvent longtemps, avec leurs
descendants, être considérés comme un
groupe à part. Il est tout aussi difficile de
dégager une typologie stricte des conversions,
et les deux couples, conversions individuelles
vs conversions collectives ou conversions
forcées vs conversions volontaires constituent
plutôt des pôles idéal-typiques entre lesquels
peuvent se décliner une infinie variété de
situations. La validité de conversions
obtenues de force a toujours été sujette à
caution. Face à un islam qui proclame : « pas
de contrainte en matière de religion » (Coran,
2, 256), à un monde chrétien qui voit le
pouvoir temporel prendre ses distances avec
le pouvoir spirituel, et à un monde juif qui a
depuis le IVe siècle perdu toute dimension
prosélyte, la conversion tend à minimiser le
rôle de la pression sociale et se donne le plus
souvent,
notamment
à
l’époque
contemporaine, l’apparence d’un engagement
volontaire et individuel. C’est d’ailleurs ce qui
autorise à en singulariser et à en stigmatiser le
parcours. Peut-être même pourrait-on
avancer qu’elle est ce qui permet d’énoncer
en termes audibles, par la société du moment,
des processus d’individuation. Il en va ainsi
du topos de l’enlèvement et de la conversion
forcée des jeunes filles qui traverse l’histoire
de la Méditerranée. De tels actes peuvent
évidemment conduire au martyre : le
judaïsme marocain a conservé la mémoire de
Sol Hatchuel, décapitée à Fès en 1834 à l’âge
de 17 ans pour avoir abjuré une foi
musulmane qu’elle niait avoir embrassée.
Mais ces enlèvements ont pu parfois masquer
des
unions
volontaires
délibérément
soustraites à l’autorité paternelle. La
conversion forcée ou le rapt qui
s’accompagnaient d’une rupture avec la
49
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
famille, parfois même d’une prise de deuil,
permettaient de justifier par un ordre
politique supérieur ou un rapport de force
social défavorable, la mise en défaut de
l’ordre patriarcal.
L’examen des parcours individuels
complexifie le faisceau de causes auxquelles
on peut imputer une conversion. Au-delà des
justifications d’une littérature polémique ou
apologétique, on peut souvent inférer un
intérêt matériel ou symbolique, un profit tiré
de la conversion. Reste que celle-ci conserve
toujours une part de mystère, parce qu’elle
engage une dimension relevant de l’intime, un
pari sur l’avenir, pas toujours formulé ni
même conscient. Dans la théologie
catholique, une conversion reste l’œuvre du
Saint-Esprit et ne saurait être réduite à des
causes rationnelles. Sans verser dans une
démarche psychologisante ni évacuer la
dimension sociale d’une conversion, on peut
au contraire à partir de ce constat enrichir la
typologie proposée plus haut d’une autre
variable : celle qui distinguerait les
conversions « froides » de conversions
« chaudes » ou, selon la formule plus
heureuse de Paul Veyne (2007, p. 202), situer
celles-ci sur une échelle qui ferait succéder
« l’attachement conjugal » à « la passion
amoureuse ». Envisagée dans la chaleur de la
passion, dans la tension entre une avantgarde éclairée et des masses dociles, mais plus
lentes à mettre en mouvement, la conversion
est un moment fondateur interdisant tout
retour en arrière. Mais le temps et l’activisme
ne sont pas seuls en cause dans cette échelle
de température. Il est des conversions qui
s’effectuent dans le silence – et dans la mutité
des sources – ; d’autres qui font scandale,
suscitent polémique, recours et justifications
et laissent autour d’elles des traces
archivistiques ou mémorielles abondantes et
parfois polyphoniques.
C’est le cas de la conversion de deux
jeunes filles juives au catholicisme dans
l’Égypte « libérale » de 1930. L’affaire a été
racontée en détail dans un précédent article
(Abécassis in Arenal, 2001). On voudrait
essayer d’y revenir ici afin d’en dégager ce qui
pourrait être un véritable modèle. Le dossier
concernant ces jeunes filles a pu être réuni à
partir des archives diplomatiques du Quai
d’Orsay, où il est fait mention, entre le
ministre de France en Égypte et la direction
des Affaires religieuses du ministère des
Affaires
étrangères,
d’une
affaire
embarrassante. Mais ce sont surtout les
archives de Nantes, qui offrent le matériau le
plus riche. Elles ont en effet conservé les
plaintes recueillies par le poste diplomatique,
les coupures de presse et les correspondances
entre les différents protagonistes de cette
affaire, qui montrent l’extension de la
polémique et le positionnement de chacun de
ses acteurs. L’enquête, menée dans les années
90 auprès de la congrégation encore active au
Caire, s’est conclue par un entretien avec
l’une de ces deux sœurs devenue religieuse et
retirée en France, très émue de voir ce passé
remonter en surface et interroger au soir de
sa vie, son destin individuel et celui de sa
famille. On voudrait montrer ici que les
polémiques liées aux conversions sont un
mode de construction et de réactualisation
des identités : autant qu’une transgression,
ces conversions apparaissent, dans le
développement du débat, comme un signe de
ralliement permettant de recomposer les
appartenances lorsque les frontières tendent à
s’estomper.
Par son aspect transgressif, une
conversion ébranle des autorités instituées,
qu’elle relègue séance tenante vers « la
tradition ». En l’occurrence, dans le cas
évoqué, c’est le père de famille qui est remis
en cause, dans sa capacité à transmettre « la
religion de ses pères » et dans l’orientation
scolaire – une école catholique de langue
française – qu’il a choisie pour ses enfants.
Mais c’est aussi le rabbinat dans sa capacité à
encadrer ses fidèles : de fait, le grand rabbin
du Caire ne peut que suggérer d’envoyer l’une
des deux sœurs dans une école juive en
France, avouant en quelque sorte son
impuissance à la convaincre de son erreur.
Au-delà, c’est le Conseil de la communauté
israélite du Caire qui est invalidé et vertement
critiqué pour son incapacité à mobiliser des
financements et à construire des écoles
juives, susceptibles d’éviter aux familles de la
communauté de telles mésaventures. Ces
autorités devenues « traditionnelles » n’ont
50
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
d’autre recours que de réclamer un arbitrage
auprès du représentant d’une France
s’affichant volontiers « protectrice des
chrétiens d’Orient ». Celui-ci était seul
habilité à demander aux autorités égyptiennes
un éloignement du pays de la religieuse
considérée comme responsable de la
conversion d’une enfant mineure à l’insu de
ses parents. Le ministre de France, sensible
aux risques que l’accusation de prosélytisme
faisait courir aux œuvres françaises, aurait
volontiers donné gain de cause aux
plaignants, mais il devait composer avec des
instances rivales du catholicisme ayant
prétention à intervenir dans le champ
égyptien : l’évêque grec-catholique du Caire,
qui avait fait venir en 1909 la congrégation
française pour s’occuper des œuvres
éducatives de sa communauté ; l’archevêque
de Besançon, dont cette congrégation
dépendait ; la Délégation apostolique, en voie
de devenir nonciature, les consulats d’Italie
soutenant encore plus fermement depuis les
accords du Latran (1929) le souhait du SaintSiège d’avoir une diplomatie autonome en
Orient, détachée de celle de la France. La
concurrence entre ces instances les conduit à
parler haut et fort, parce qu’elles sont ellesmêmes menacées par de nouvelles
expressions du catholicisme.
Au-delà de ces autorités instituées, qui
prétendaient toutes avoir voix légitime au
débat, il faut mentionner l’irruption dans la
polémique de journalistes, publicistes et
juristes agissant pour les uns au nom d’un
judaïsme offensé et pour les autres au nom
d’une « Union catholique », outrée de voir
une religieuse ainsi menacée par un
représentant de la France laïque. Les premiers
firent appel à l’opinion publique locale, les
seconds à la direction des Affaires religieuses
du Quai d’Orsay. L’affaire atterrit au cabinet
d’Aristide Briand, qui fut bien en peine de
trancher entre des communautés considérées
comme les plus fidèles clientes de la France
en Orient. La religieuse, dûment mise en
garde, ne fut pas expulsée, et le Grand rabbin
du Caire fut décoré de la Légion d’honneur
l’année suivante.
Ce que montre une telle affaire, c’est
qu’une conversion, aussi anodine et intime
soit-elle, peut très vite revêtir un enjeu
politique, et que la polémique dessine un
champ dont les contours se tracent au fil de
l’intervention des acteurs. A ce titre, il est
significatif que cette affaire, impliquant des
relations entre « minoritaires » ait été jugée
hors du champ politique par les autorités
égyptiennes. Deux ans plus tard, il en alla
tout autrement lorsqu’une accusation d’avoir
converti au christianisme des élèves
musulmans pesa sur l’université américaine
du Caire : la subvention du ministère de
l’Instruction publique lui fut retirée et, là
encore, une campagne d’opinion menaça
jusqu’à l’existence de l’institution.
La polémique fournit aussi l’occasion
d’exprimer
l’unanimisme
de
deux
« communautés » fortement clivées entre des
autorités concurrentes, dont les membres
pouvaient balancer entre de multiples
allégeances. Mais elle tend surtout à changer
les modalités d’appartenance à ces
communautés. On n’en est plus membre
parce que la tradition ou le statut personnel le
supposent ou le prédéterminent, mais par un
acte volontaire d’engagement. D’une certaine
manière, la conversion de ces jeunes filles fait
apparaître deux nations symétriques en
construction dans cette Égypte libérale, l’une
et l’autre exclues du champ politique par
l’émergence de l’État-nation égyptien. Les
communautés juive et catholique qui se
donnent à voir au fil de la polémique ne
peuvent pas se réduire aux communautés
israélites du Caire ou d’Alexandrie et à leurs
instances reconnues par l’État, et pas
davantage aux différentes Églises de rites
orientaux unies à Rome. Elles sont clairement
l’expression de dynamiques nationales en
gestation, dans des classes moyennes que,
précisément, la langue, le type de métiers
exercés, les quartiers de résidence
permettaient de moins en moins de
différencier.
La
polémique
autour
d’une
conversion réinstaure et réactive une
démarcation là, où celle-ci, n’était plus
forcément apparente. Et c’est seulement à
l’aune de cette fonction que l’on peut
comprendre la conversion elle-même comme
un parcours isolé, qui dit le changement du
51
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
monde, un signe à la croisée des politiques de
la valeur, indiquant la diversité des univers
sociaux et des systèmes normatifs. Paul
Veyne a souligné, concernant Constantin, le
rôle de l’innovation dans le processus de
conversion. Le christianisme apportait, par
rapport aux religions païennes, des
nouveautés radicales. Il va de soi qu’on peut
en dire autant de l’école missionnaire en ce
premier tiers du XXe siècle. La
correspondance de ces jeunes filles,
interceptée par leur père, montre qu’une
nouvelle forme de socialisation, l’attrait d’une
société de pairs partageant les mêmes secrets,
une nouvelle spiritualité intériorisée et
matérialisée par la dévotion à l’Eucharistie
rendaient bien désuètes les pratiques
ritualisées à l’extrême de la religion familiale.
Il a aussi souligné que cette innovation ne
trouvait son sens, qu’adossée à « un
organisme complet, une Église prosélyte » ;
ou plus exactement, que l’institution ellemême forgeait la conviction de l’élection du
converti et de sa mission particulière au sein
de cette structure trans-nationale. En ce sens,
la conversion des deux jeunes filles se
rapproche de celle d’un Mohammed ‘Abd el
Jalil dont elle est presque contemporaine ; elle
se distingue en revanche de celles de
paroisses coptes de la génération précédente
où l’on considérait la conversion du village
accomplie dès lors que son prêtre avait
rejoint le catholicisme.
Le parcours du converti est
potentiellement celui d’un révolutionnaire,
convaincu qu’il peut changer la face du
monde. À ses yeux, ce n’est pas d’un
retournement qu’il s’agit, mais au contraire de
l’émergence d’une vérité qui articule de façon
nouvelle, passé, présent et avenir, et qu’il
convient de faire partager. Les conversions
renvoient à toute une palette de situations
constitutives de ce qu’on a coutume
d’appeler, entrée dans la modernité ou
changement de régime d’historicité. La
conversion peut ainsi désigner ce moment
précis où l’horizon d’attente se déconnecte de
l’espace de l’expérience, où le passé ne
constitue plus le seul réservoir de leçons pour
l’avenir, mais où c’est le futur qui devient une
boussole pour le présent et est censé guider
et orienter les actions humaines. Ainsi, pour
celles qui furent désignées tout au long de
leur vie de religieuse dans leur congrégation
comme « les sœurs juives », le judaïsme
originel n’était en rien renié, au contraire : le
passage au catholicisme n’était qu’une
manière de l’assumer et de le transmettre
dans un monde dont l’économie politique
était en pleine mutation.
De fait, les choses avaient changé
dans l’Égypte des années 1930, et cette affaire
de conversion ne peut se comprendre sans
référence à la segmentation du marché de
l’enseignement de la langue française qui
s’opère à ce moment-là, elle-même liée à la
formation de nouveaux espaces politiques.
L’expansion politique et missionnaire de
l’Europe avait créé depuis le milieu du XIXe
siècle en Méditerranée orientale et en Afrique
du Nord un espace francophone et un espace
commercial en partie régulé par un droit
international qui fonctionnait en français.
C’est en tout cas celui auquel s’étaient
massivement ralliées les « communautés »
juives et catholiques. Mais l’époque où les
rabbins d’Algérie emmenaient eux-mêmes les
petites filles juives à l’école de la mission
catholique voisine était révolue. Depuis le
milieu des années 1920, des affaires de
conversion
avaient
accompagné
la
diversification de l’offre, chaque instance
communautaire légitimant son rôle et son
autorité par le fait qu’elle offrait à ses
membres (notamment les plus modestes) la
possibilité d’accéder à un enseignement en
français. C’est ce qui explique le changement
de périmètre de ces « communautés »,
véritables nations en devenir : la scolarisation
des plus démunis supposait l’adhésion sans
faille des élites et des classes moyennes de la
communauté. D’une certaine manière, les
communautés juives et catholiques s’étaient
toutes « converties » aux nouvelles conditions
d’un marché unifié sous bannière française ;
mais la traversée de la frontière d’un segment
du marché à l’autre était devenue une
transgression. La conversion exprime dans ce
contexte toutes les contradictions et les
difficultés de l’incorporation de ces
appartenances. Elle exprime, en ce début des
années 1930, la difficulté à rester citoyen-ne
52
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
du monde dans le cadre, devenu rigide
comme un carcan, des États-nations.
Ainsi posée, la conversion peut
apparaître comme un lieu d’observation
privilégié
de
phénomènes engageant
l’avènement de la modernité et les processus
de construction identitaires en Méditerranée.
Des épisodes aussi divers que des
mouvements messianiques ou mystiques,
ceux que l’on désigne habituellement par ces
processus d’acculturation, et ces moments si
particuliers
de
« retournement »
des
« acculturés », contre ce à quoi ils ont pu
adhérer avec ferveur : le retournement de
protégés français contre la mise en place du
protectorat au Maroc en 1912, le refus
d’églises dites uniates de voir se poursuivre la
latinisation de leurs fidèles ; les phénomènes
d’avant-garde, d’engagement militant ou de
dynamiques révolutionnaires destinées à faire
émerger un « homme nouveau »… tous ces
événements peuvent être analysés comme
autant de modalités particulières de
conversions.
De façon peut-être paradoxale, on
soutiendra l’idée que la conversion ne doit
pas être vue comme un simple retournement
ou un changement d’identité, mais qu’elle
peut être au contraire vécue et qu’elle doit
être lue comme une forme de préservation de
celle-ci ; et que cette reconfiguration
identitaire, dont la conversion est la
manifestation, concerne autant le/la convertie lui/elle-même – elle lui sauve parfois la vie
– que les « communautés » impliquées dans
les réticences, les condamnations, voire les
polémiques que la conversion suscite. Mises
au défi d’expliciter les fondements de leur
pouvoir, les prises de parole auxquelles elle
donne lieu sont autant d’opérations
d’ajustement cognitif exprimant la conviction
qu’il faut que « tout change pour que rien ne
change », selon la belle formule du Guépard.
Ainsi considérées, les conversions scandent
l’histoire parce qu’elles permettent d’en
apprécier les ruptures. Un peu comme ces
fichiers informatiques que l’on est obligé de
convertir lorsqu’on passe d’un ordinateur à
l’autre pour préserver l’accès au sens, on
pourra aller jusqu’à soutenir qu’elles
constituent
l’opération
même
de
réactualisation
des
appartenances
communautaires et la pérennité de ces
communautés, dans des environnements
dont elles expriment le changement. En
d’autres termes, pour en revenir à la part de
mystère à laquelle renvoie le Saint-Esprit,
elles sont peut-être, comme la girouette, le
signe même de l’intuition, visible et accessible
à tous par la construction d’un nouveau
clocher, que le vent a tourné et que « l’esprit
du temps » vient de changer.
Bibliographie
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chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007.
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1996.
53
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
Attentes sociales et écritures de l’histoire en Algérie.
Quelques pistes de réflexion
Karima Dirèche
Chargée de recherche, CNRS
TELEMME, Aix-en-Provence
[email protected]
A l’exception de quelques historiens
contemporanéistes (Daho Djerbal, Fouad
Soufi, Mohamed El Korso, Remaoun, Ouarda
Siari-Tengour…), peu d’intellectuels algériens
se sont engagés dans l’entreprise de
déconstruction de l’histoire du nationalisme
algérien. Sans être forcément contraints à une
soumission révérencieuse à l’égard du grand
récit national, ils ne parviennent pas à se
dégager de la contrainte idéologique qui pèse
sur la pratique historienne. Et surtout, leurs
publications sont peu nombreuses et très mal
diffusées auprès d’un public d’étudiants et de
jeunes chercheurs. Le travail critique du récit
historique et la rigueur des méthodes
historiennes ont décidément du mal à
s’imposer face à un présent surdéterminé par
les prismes du politique et de la mémoire
malmenée, et déterminé également par le
traitement médiatique, rapide et superficiel de
l’information. Le travail lent et critique de
l’historien est difficilement compatible avec
des attentes sociales marquées par le
présentisme et avides de solutions à court
terme. La demande pressante faite aux
historiens de juger le passé et ses acteurs
exacerbe les mémoires collectives trop
souvent conflictuelles. Alors que le récit
historique n’est ni une leçon de morale ni une
sommation politique, il ne distribue ni de
bons ni de mauvais points. Dans ce cas, la
réponse de l’historien, souvent prudente, est
décevante et n’assouvit pas la demande de
réparation.
Le savoir historien ne bénéficie pas de
la considération sociale car il ne répond pas à
l’injonction du présent en crise et surtout il ne
s’inscrit pas dans un modèle interprétatif
politique monopolisé par les sciences
politiques, depuis la guerre civile des années
1990. Une place de l’historien qui n’est pas
forcément discréditée mais plutôt ignorée ou
alors objet d’indifférence.
On a pu le constater lors de
l’émergence de l’islamisme dans la société
algérienne ; phénomène massif et brutal qui a
investi la scène publique, à la fin des années
1980, et qui a désorienté plus d’un
observateur. En effet, les historiens algériens
avaient délaissé le champ des études
islamiques 1 en faveur d’une histoire politique
du Mouvement national 2. La configuration du
champ intellectuel algérien, tel qu’il se
présentait alors à ce moment-là, ne permettait
pas d’apporter des réponses rationnelles et
argumentatives face au raz-de-marée islamiste
et a été très vite dépassé par la violence
dogmatique des leaders islamistes et par la
violence répressive du pouvoir d’Etat.
Le temps de la réflexion, la recherche
de sens et la distanciation que suppose la
recherche historique ne répond plus à
l’accélération des demandes d’apaisement et
surtout à celle du temps de l’information
d’aujourd’hui.
Le récit historique, avec ses modalités
de production, et la prise de distance imposée
par rapport aux urgences du présent demeure
secondaire et souvent boudé. Dans ce
contexte, les journalistes deviennent les
chroniqueurs du temps immédiat et
s’improvisent historiens pour répondre à
l’immédiateté de la demande. Une histoire à
portée de main qu’on investit d’autant plus
facilement que la discipline historique ne
1 Peu de travaux historiques ont produit du savoir sur
cette question. Voir Ali Mérad, Le réformisme musulman
algérien de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale
(Mouton, 1967) ; Ahmed Rouadjia, Les frères et la
mosquée. Enquête sur le mouvement islamiste en Algérie,
(Karthala, 1990).
2 Omar Carlier a été, avant son installation en France,
un des très rares enseignants de l’Université algérienne
à écrire une histoire sociale du nationalisme algérien à
partir d’un riche travail d’enquêtes orales. Entre nation et
djihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris,
Presses des Sciences Po, 1995.
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Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
bénéficie d’aucune valeur ajoutée auprès des
institutions étatiques ; alors chacun peut y
aller de son récit sur l’histoire. Si le récit de
l’origine qui viendra combler la frustration
identitaire est toujours autant attendu, il
devient secondaire par rapport aux attentes
générées par le présent. La demande
d’apaisement, la revendication d’un projet de
société fédérant les Algériens, les difficultés à
vivre et le ressentiment à l’égard d’un Etat qui
s’entête à traiter son peuple comme un
analphabète exacerbent les incertitudes mais
également les contestations.
Entre une histoire idéologique et
pesante et une mémoire verrouillée, le
dolorisme historique et social affleure à
chaque niveau de la société algérienne. Jamais
le sentiment du malheur n’a été aussi vif
qu’aujourd’hui. L’accumulation des douleurs
d’une guerre à l’autre, l’indépendance
confisquée, les espérances déçues, le nombre
de victimes et de sacrifiés, le rapt de la rente
pétrolière reviennent comme un leitmotiv dans
les discours et les représentations populaires.
La mystique religieuse (comme un dérivé de la
mystique révolutionnaire), longtemps perçue
par certains Algériens, comme une forme de
sublimation des souffrances, n’arrive plus à
apaiser ni la rancœur ni la tristesse. Alimenter
le discours victimaire, s’enfermer dans une
mémoire doloriste, c’est également ne pas
trouver sa place dans un avenir à moyen
terme et surtout ne plus faire confiance à un
Etat qui multiplie les actions législatives pour
ne pas rendre la Justice. Le référendum
concernant la Charte de la paix pour la
réconciliation nationale en 2005 a débouché
sur une loi d’amnistie quasi-générale qui a
sans doute mis fin (bien que difficilement) à la
guerre civile mais n’a pas obtenu l’unanimité
souhaitée. Car comment pardonner à ceux qui
n’ont jamais demandé pardon ? Comment
légiférer sur le pardon sans qu’on identifie
préalablement les responsables ? Une
réconciliation arc-boutée sur le silence et le
non-dit et qui fait l’économie du travail de
justice et de réparation. Un Etat qui impose
un droit à l’amnésie et à l’oubli forcé, participe
grandement au refoulement et à la névrose
collective en réactivant tous les traumatismes
de l’histoire.
Contrairement à l’Algérie, le Maroc
voisin s’était lancé, aux débuts des années
2000, dans l’expérience de la justice
transitionnelle
avec
l’Instance
Equité
Réconciliation (IER). Une opération politique
conjuguée à un travail de mémoire qui a
donné la parole à certaines victimes des années
de plomb 3; mise en scène filmée de la libération
de la parole et de la mémoire sous les portraits
du roi Hassan II et du roi Mohamed VI.
Présences tutélaires pour bien montrer
également les limites de la contestation ou de
la mise en accusation de l’Etat en question. Le
dévoilement des vérités de l’histoire
appartient encore au bon vouloir des
gouvernants et les limites du travail de
mémoire se révèlent de façon exacerbée. Sans
doute le prix à payer pour la mise en place
d’une
transition
démocratique
même
inachevée ?
L’entreprise de l’IER constitue une
mise en archives de la parole mais ne procède
pas à une accusation directe des responsables
et encore moins à une judiciarisation ou à des
procès. Elle agit comme une catharsis à
l’échelle de la société marocaine tout en
marquant le passage à d’autres formes de
gouvernance. L’Algérie, quant à elle, a choisi
l’oubli forcé : li fat mat (ce qui est passé est
mort) est l’expression populaire qui revient
souvent dans les propos de l’actuel président
quand on lui rappelle les souffrances passées
et les demandes de justice. Cette attitude à
l’égard du passé récent justifie assez bien le
peu de volonté à instaurer des cadres
politiques et méthodologiques de la
production du savoir historique.
Scénarisation de la parole au Maroc,
silences soumis à une législation en Algérie ;
dans les deux cas, les responsables ne sont
jamais désignés et encore moins poursuivis.
Mais la mise en mots est-elle la panacée ?
Faut-il tout dire ? Tout exprimer ? Tout
rappeler ? Reconnaître le préjudice subi et
l’état de victime, est-ce forcément la condition
pour mieux accepter les souffrances et les
violences passées ? La fonction sociale de
Expression qui désigne les années de répression et de
violences exercées sous le règne d'Hassan II, de la fin
des années 1960 à la fin des années 1980, contre les
opposants politiques.
3
56
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
l’oubli est bien connue et l’occultation et
l’oubli sont parfois les conditions essentielles
à la vie. Un Etat peut-il institutionnaliser une
amnésie collective et la faire cautionner par
une société toute entière ? Quelles
conséquences, à moyen terme, sur la
crédibilité des récits historiques ?
Le caractère délétère de la vie
politique algérienne et l’absence de libéralisme
indispensable à la recherche scientifique et à
l’enseignement sont, certes, des raisons
suffisamment fortes pour expliquer la
médiocrité des politiques mémorielles et la
situation sinistrée du champ des études
historiques. Mais s’arrêter à ce constat ne
permet pas d’engager un débat sur les
dynamiques historiographiques à impulser.
Cette réflexion participe au débat mais
s’engage également à proposer et à partager
des pistes de travail.
Les narrations multiples : un travail de
restitution patient et laborieux
Dans la confusion du débat entre
histoire nationale et mémoires collectives, il
semble important de prendre la mesure des
différentes échelles de la narration et de la
mémoire; celles de l’individu, du groupe, de
l’Etat. L’historien doit passer par une série de
prismes narratifs et prendre en considération
une polyphonie mémorielle qui devra s’insérer
dans un récit écrit qui restituera au mieux une
réalité passée. C’est tout le travail en microhistoire (quasiment inconnu en Algérie) qui
remet, au centre du récit historique, les
pratiques et les expériences individuelles.
Pluralité des voix, pluralité des méthodes,
transdisciplinarité pour la mise en forme d’un
ou de récits historiques dont la trame serait
constituée de brisements, de fractures
multiples et surtout de la transgression des
non-dits et des interdits. Sans doute la seule
voie pour produire un savoir multiforme 4 et
apporter du sens à des réalités passées 5.
Michel Foucauld avait déjà posé la question du stade
de la connaissance académique et légitime : « Qu’est-ce
qu’un texte ? Comment diversifier les niveaux auxquels
on peut se placer et dont chacun comporte ses
scansions et sa forme d’analyse : quel est le niveau
4
Dépasser le contentieux colonial
Le temps de la colonisation agit
comme une frontière mémorielle (un avant
(1830) et un après (1962), empêchant un
imaginaire historique de prendre sa place et de
se déployer dans les récits du passé (alors que,
paradoxalement les différentes Chartes
nationales ont toutes insisté sur le temps long
de l’histoire algérienne). L’historicité de la
société algérienne est lourdement marquée par
le colonialisme, et l’héritage de ce dernier est
l’objet de très forts ressentiments et de rejets.
Les études postcoloniales, malgré les réserves
que certains chercheurs peuvent émettre 6,
proposent de s’extraire du paradigme colonial
et de la prégnance de son système de
domination. Elles invitent à réaliser un projet
de connaissances et d’écrire d’autres récits
avec d’autres paradigmes qui permettraient
enfin de sortir de cette relation aliénante et
stérile entre le « Eux » et le « Nous ». Des
récits qui permettraient enfin de mettre au
centre la multiplicité des identités, la diversité
des expériences historiques, les minorités, les
hybridités et le mouvement qui est le concept-clé
de l’analyse postcoloniale qui révèle ces «
terrains d’élaboration des stratégies du soi » 7.
Sortir du contentieux colonial, c’est mieux
appréhender une histoire très longue
constituée d’une multiplicité de temporalités,
d’événements. L’histoire de l’Algérie ne se
réduit pas à l’histoire de la colonisation. Sortir
de la « longue nuit coloniale » 8, en investissant
d’autres périodes historiques, c’est aussi une
autre façon de s’extraire de son statut d’excolonisé
beaucoup
trop
présent
malheureusement dans les ouvrages d’histoire
légitime de la formalisation ? », in L’archéologie du savoir,
Paris, Gallimard, 1969, p. 13.
5« Ecrire la vie reste un horizon inaccessible, et
pourtant il anime depuis toujours le désir de raconter et
de comprendre », in François Dosse, Le Pari
biographique. Ecrire une vie, La Découverte, 2005
(première phrase d’introduction).
6 J. F. Bayart, Les études postcoloniales, un carnaval
académique, Paris, Karthala, 2010.
7 H. K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.
8 En référence à l’ouvrage de Ferhat Abbas, La nuit
coloniale écrit en 1962 et publié chez Julliard.
57
Les Rencontres du CJB, n°3, 2012
contemporaine algérienne. Un certain nombre
de magisters et quelques doctorats (en langue
arabe) ont été soutenus sur des sujets portant
sur la période ottomane. Mais l’histoire
médiévale et l’histoire antique restent
l’apanage de quelques spécialistes et
demeurent des périodes très peu accessibles
avec une connaissance limitée. Ce projet de
connaissances,
s’il
vient
à
jour,
s’accompagnera forcément d’un projet
politique qui permettra de sortir des
historicités et des identités figées.
La périodisation
Sortir d’une histoire coloniale, c’est
forcément remettre en question les
chronologies et la périodisation héritées de
l’histoire coloniale française. Les historiens
algériens ont intériorisé des cadres
chronologiques élaborés, au cours du XIXe
siècle, aussi bien par des historiens français
que par un ensemble d’amateurs férus
d’histoire constitué par des administrateurs et
des officiers des bureaux arabes. Fouad Soufi 9
a bien montré comment les deux dates-clés
fixées par les historiens coloniaux, à savoir
1516 (débuts de l’occupation ottomane avec
l’entrée de ‘Arrûdj et de Khayr-Eddine à
Alger) et 1830 (le débarquement de SidiFerruch) ont été nationalisées par les
historiens algériens tout en figeant les
dynamiques historiques propres aux sociétés
locales.
Ces temporalités renvoient à une mise
en scène problématique de l’histoire et leur
maintien, sans lecture critique, dans
l’historiographie nationaliste, montre les
difficultés à renverser les perspectives
chronologiques et à identifier et s’approprier
les réalités, les rythmes et les évènements
endogènes qui produiraient un autre sens. Un
sens qui s’éloignerait de celui produit par les
historiens français qui ont envisagé l’histoire
algérienne sous le paradigme de la conquête
(« les autres selon nous » ou « alors nous chez
9 Fouad Soufi, « En Algérie : l’histoire et sa pratique »,
in S. Bergaoui et H. Remaoun (dir.), Savoirs historiques au
Maghreb. Constructions et usages, Oran, éditions du
CRASC, 2006.
les autres ») et qui contribuerait à éclairer ce
passé qui se dérobe en permanence.
Ecrire l’histoire après 1962
Dépasser le contentieux colonial, c’est
s’affronter à l’après-colonial. L’Algérie est
aujourd’hui face à des défis redoutables dont
l’un des plus ambitieux est celui de se lancer
dans l’écriture de son histoire depuis 1962.
Pour cela, il faudrait qu’une partie des
archives de l’Etat puissent être accessibles aux
chercheurs. Entreprendre cette histoire est
sans doute la seule façon adulte et active pour
sortir des mensonges et des discours illusoires
et surtout de lever le voile des conditions
politiques et idéologiques de la naissance et
des pratiques de l’Etat algérien. Une histoire
du temps présent nécessaire et salutaire.
Concernant l’évolution de ces
pratiques de l’histoire, on s’inscrira dans la
réflexion de Mamadou Diouf à propos de ces
usages par les Etats africains :
« Si la mémoire nationaliste fut exclusive et
unitaire
ne
s’encombrant
d’aucune
contestation, recourant à une violence aveugle
et injuste, son impotence économique, sa mise
sous ajustement économique et sa timide et
complexe libéralisation politique entraînant
l’ouverture des friches et l’abandon de
territoire pris d’assaut par d’autres mémoires,
de nouvelles fabrications et réactivations du
passé, donc de visions alternatives du futur.
Ils deviennent les lieux d’une nouvelle
géographie mouvante dont les contours
varient au gré d’une compétition de plus en
plus rude » 10.
Dans ces parallèles avec l’histoire
africaine, il y a certainement une réflexion à
poursuivre et à alimenter autour des enjeux
actuels des sciences du passé et de leurs
incidences sur les pratiques politiques en
Algérie
Mamadou Diouf (dir.), L’historiographie indienne en
débats : colonialisme, nationalisme et sociétés post-coloniales,
Karthala-Séphis, 1999.
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