Journées d'études en hommage à Daniel Rivet Rabat, 28-29 novembre 2011 Les Rencontres du CJB, n° 3 Les Rencontres du Centre Jacques Berque N° 3 – Octobre 2012 Rabat (Maroc) Journées d'études en hommage à Daniel Rivet Textes de la rencontre tenue à Rabat les 28 et 29 novembre 2011 à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Rabat, Université Mohammed V Agdal Le CJB n'entend apporter aucune approbation, ni improbation quant au contenu des textes qui relèvent de la seule responsabilité des auteurs. Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales – USR3136 CNRS 35, avenue Tariq Ibn Zyad – 10010 Rabat, Maroc - Tél : +212(0)5 37 76 96 91 - Fax : +212(0)5 37 76 96 85 – mail : [email protected] www.cjb.ma Sommaire Introduction Karima Dirèche ............................................................................................................................................ 1 Retour sur la trajectoire d’un historien du Maroc Daniel Rivet................................................................................................................................................... 3 De l’Université de Rabat à la Sorbonne. Témoignage Mohammed Kenbib ................................................................................................................................... 13 Le Protectorat entre deux époques Abdelahad Sebti .......................................................................................................................................... 17 L’histoire scolaire franco-marocaine du Protectorat au regard de ses enjeux sémantiques Rita Aouad ................................................................................................................................................... 21 The Historian “Abderrahman Ben Zaydane”: Naqib of ‘Alaoui Shurafa’ (1878-1946) Between French Authorities and the Nationalist Movement Jillali El Adnani ........................................................................................................................................... 27 En quête de la mémoire rifaine. Le Rif face à son histoire Mimoun Aziza............................................................................................................................................. 31 Événement et occupation 1541, 1830, 1907 Daniel Nordman......................................................................................................................................... 37 La conversion, gage de pérennité des identités dans un monde changeant Frédéric Abécassis ...................................................................................................................................... 49 Attentes sociales et écritures de l’histoire en Algérie. Quelques pistes de réflexion Karima Dirèche .......................................................................................................................................... 55 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Introduction Karima Dirèche Chargée de recherche, CNRS TELEMME, Aix-en-Provence [email protected] Les journées en hommage à Daniel Rivet ont été organisées à l’initiative du Centre Jacques Berque en partenariat avec la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Rabat. Elles se sont déroulées les 28 et 29 novembre 2011 autour de la personnalité et de l’œuvre de Daniel Rivet, historien du Maroc contemporain. Ces journées n’ont pas été une manifestation d’hommage au sens classique du terme ; d’abord parce que les journées en hommage se déroulent toujours de façon posthume pour le concerné et Daniel Rivet est un historien vivant dont la production écrite est toujours aussi dynamique. Ces journées ont été l’occasion de discuter de son œuvre historienne et de ce qu’elle a apporté aux études sur l’histoire de la colonisation au Maghreb mais également de ce qu’elle a impulsé dans l’historiographie maghrébine récente. Et particulièrement auprès des historiens marocains qui ont apporté, ces dernières années, une contribution appréciable dans le renouvellement des thématiques sur l’histoire contemporaine marocaine et plus généralement maghrébine. Les historiens du Maghreb contemporain sont confrontés aujourd’hui à des défis difficiles car ils assistent et participent à un moment décisif de l’histoire où les relectures et les réécritures historiques s’imposent, presque d’elles-mêmes, avec les évolutions politiques et sociales rapides et parfois déroutantes que connaissent les sociétés du sud de la Méditerranée. Ces évolutions ne peuvent dissimuler aux historiens toutes les difficultés de formation, d’écueils méthodologiques et de documentation rencontrées en permanence dans les pratiques d’enseignement et de recherche au niveau des universités du Maghreb. Des défis difficiles car les historiens sont (trop ?) souvent sollicités par un présent en crise qui exige d’eux des réponses rapides, faciles à comprendre et souvent réparatrices à l’égard d’un passé jugé très souvent douloureux ou injuste. Des défis difficiles également parce que les historiens, travaillant sur le contemporain voire l’histoire du temps présent, voient leurs méthodes et leurs pratiques de travail bousculées par des interférences sérieuses et incontournables liées étroitement à la configuration géopolitique régionale qui favorise les relectures et l’émergence de nouveaux récits historiques. Ces interférences sont alimentées principalement par les injonctions mémorielles qui occupent de plus en plus l’espace de la recherche historique et qui s’opposent aux récits officiels et nationalistes qui dominent encore le savoir historique ; elles sont également alimentées par les concurrences des récits à l’intérieur même de ces sociétés. Les thématiques qui ont été abordées au cours de ces journées d’étude et impulsées en grande partie par les travaux de Daniel Rivet, ont donné quelque peu une idée sur les nouvelles orientations de l’historiographie maghrébine : les questions de la chronologie, des dates et des repères historiques, de l’amazighité, du pouvoir religieux, de la sémantique historique, du couple histoire/mémoire, des enjeux idéologiques, de l’histoire économique ont été abordées et déclinées autour de l’histoire du protectorat mais également autour d’autres temporalités et d’espaces. Elles ont abordé la difficulté à écrire l’histoire post-indépendante des pays du Maghreb ; tâche difficile, ardue car non seulement les archives de l’Etat sont encore quasiment inaccessibles pour un certain nombre de chercheurs mais surtout parce qu’elle impose une démarche distanciée et 1 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 critique qui exige de remettre en question un certain nombre de paramètres historiques et politiques dominant encore le champ des études historiques. Ces difficultés ont été remarquablement décrites par une réflexion de Daniel Rivet accordée à une journaliste d’un quotidien marocain qui lui demandait à quoi servait un historien. Il lui répondait de la façon suivante : « L’historien est dans la pluralité des tâches : cultiver la conscience d'appartenance de ses concitoyens à une nation, corriger les récits falsifiés ou instrumentalisés de cette histoire nationale, aider ses contemporains à s'arracher au tribalo-narcissisme inhérent à toute collectivité restreinte à un peuple et concourir à l'intelligibilité d'un monde qui est à la fois un et multiple » 1. Ces journées ont réuni onze historiens dont neuf issus des universités marocaines. Elles ont permis de faire l’état des lieux de la production du savoir historique marocain à l’aune de l’œuvre de Daniel Rivet. Elles ont enclenché le début d’une réflexion critique plus générale sur l’historiographie maghrébine contemporaine et la possibilité de recourir à des perspectives intermaghrébines pertinentes et fructueuses en termes de renouvellement de savoir historique indispensable à la formation des nouvelles générations. Entretien à L’Economiste, édition n°1444, 24 janvier 2003, http://www.leconomiste.com/article/laprofondeur-historique-du-maroc-ma-immediatementsaisi-et-fascine-entretien-avec-daniel-ri 1 2 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Retour sur la trajectoire d’un historien du Maroc Daniel Rivet Professeur émérite, Paris I [email protected] Mon propos ne sera pas de me livrer à un exercice de biographie intellectuelle, car la cohérence d’un parcours scientifique – sauf exception – se donne à voir rétrospectivement : « La vie se vit à l’état de projet et se comprend après coup » affirmait Kierkegaard. Pas plus, je ne succomberai - du moins je l’espère – à la mode de l’ego-histoire lancée par Pierre Nora dans le courant des années 80 avec coups de projecteur sur l’enfance et les années d’apprentissage (de préférence en khâgne et à Normale-Sup), avec affichage d’un curriculum vitae rectiligne couronné par une flopée de distinctions académiques 1. Je renvoie au double avertissement prodigué par Abd al-Salam alQadiri dans son Maqsad 2 : s’abstenir à tout prix du jah (gloriole) et du paraître (zuhur). Je m’emploierai plutôt à saisir, à travers ma trajectoire individuelle, des glissements d’époque et, comme aimait à dire Marc Bloch, des « atmosphères mentales ». Le lien entre universités française et marocaine ne sera pas toujours évident à établir : non pas seulement du fait de l’émancipation progressive du Maroc par rapport à l’ancienne puissance protectrice, mais parce que je fus écartelé, souvent, par les exigences contradictoires du métier d’enseignant à l’université et de chercheur tourné vers le grand large. Cela me permet de me définir au passage : je fus un enseignant qui a fait de la recherche. J’ai entendu des collègues qui, comparant leur condition d’universitaire à celle des chercheurs domiciliés au CNRS ou à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), assuraient être astreints à 90% à l’enseignement (la préparation des cours, le suivi des étudiants en maîtrise et en thèse) et ne disposer que de 10% de leur temps pour se livrer à la recherche. C’est sans doute vrai littéralement. Mais je crois ce calcul un peu Pierre Nora, Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1986. Cité par Abdelahad Sebti dans Villes et figures du charisme, Rabat, éditions Toubkal, 2003, p. 67. 1 2 vain. L’enseignement et la recherche se fécondent mutuellement en passant à travers des filtres qui opèrent dans le clair-obscur de la pensée en veilleuse. Fin des années 60/courant des seventies : face au tiers-mondisme et au marxisme, « horizon indépassable de notre temps » Après avoir réussi l’agrégation d’histoire en 1966 et enseigné un an au lycée Carnot à Dijon, je fus, à ma grande surprise (je n’envisageais pas alors une carrière universitaire), nommé assistant à la faculté des Lettres de Rabat, alors que j’avais été recruté au Maroc comme volontaire pour le service national. Je m’empressai de lire le Maroc de Vincent Monteil dans la collection « Petite Planète » au Seuil, Le Maroc à l’épreuve de Jean et Simone Lacouture, édité également au Seuil (mon livre de chevet durant mes années « marocaines ») et Le Maroc d’Albert Ayache publié aux éditions sociales avec une préface élogieuse de Jean Dresch, un géographe qui m’en imposait. Mais de quel cadre de pensée disposais-je pour prendre du recul par rapport à la conjoncture dominée par les remous de l’affaire Ben Barka ? A la faculté des Lettres de Lyon, une géographe remarquable – Renée Rochefort – nous avait sensibilisé aux mondes appartenant à l’hémisphère sud en nous enseignant avec passion la question agraire dans les pays tropicaux et en définissant avec rigueur les termes de l’alternative réforme ou révolution agraire. J’avais lu Yves Lacoste et sa géographie du sous-développement, parue aux PUF en 1965. Bref, la réalité encore livresque du Tiers-Monde tel que l’avait défini Alfred Sauvy s’imposait à moi, avec seulement une hésitation quant à la thérapie pour sortir du sous-développement : à la manière indienne ou chinoise ? La voie indienne avait ma préférence : sans doute parce que je lisais plus volontiers la revue Esprit que les Temps 3 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 modernes, Senghor que Fanon et qu’en politique j’étais mendésiste et proche de la CFDT. Je ne reviendrai pas longtemps sur mon expérience de coopérant à Rabat de 1967 à 1970. J’ai tenté ailleurs de définir le climat intellectuel dans lequel nous œuvrions et de dire ce que je devais à cette expérience fondatrice 3. Je mettrai l’accent sur deux points seulement. Ce fut, en premier lieu, de découvrir l’importance du lieu d’où on parle. J’eus à enseigner la civilisation grecque aux étudiants de première année en lettres françaises. Pour seule directive, je reçus la consigne de mettre l’accent sur tout ce qui était susceptible d’éclairer le théâtre en France au XVIIe siècle : les dieux, les héros, la mythologie grecque. J’eus le sentiment de contribuer à déculturer les étudiants et de me mouvoir dans le registre du néo-colonialisme. Or, à ma grande surprise, les étudiants mordirent à ce cours et ne me suspectèrent guère d’être l’agent d’une entreprise de dépossession de leur personnalité de base. Très vite, ils trouvèrent des équivalences entre l’histoire grecque et la leur : par exemple, entre le culte de Dionysos et les pratiques confrériques des Aïssaoua et des Hamadcha. Si bien que ce ne fut plus seulement moi qui enseignait la Grèce antique aux étudiants, mais eux qui m’apprenaient le Maghreb par-dessus, par en dessous et pardelà le monde d’Homère, réfracté à travers les bardes berbères (imdyazen), ou Aristote (confronté à Ibn Sina) ou encore la cité grecque (vue depuis la cité canton du HautAtlas). De même eus-je la chance de suivre le séminaire portant sur les politiques de développement lancé par Abdelkabir Khatibi au CURS. J’y découvris Paul Pascon et son équipe : Nagib Bouderbala, Gregori Lazaref, Abdallah Hammoudi, etc. J’entendais des chercheurs de terrain essayer sur leurs auditeurs leur prochain article dans le BESM 4 ou tester leur papier en gésine pour la revue Lamalif. Ce séminaire fut mon université permanente. Je compris autrement la réalité maghrébine qu’à travers le canevas schématique de Lacoste baignant dans l’économisme ambiant (Rostov, Les étapes de la croissance économique ou Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme). De retour en France, je fus élu assistant à la faculté des Lettres de Lyon. Mai 1968 avait été un trou noir dans mon existence. Je ressentais un peu de dépit de ne pas en avoir été. J’éprouvais aussi quelque irritation à ne pas être entendu. Ce que j’avais vécu au Maroc pesait peu par rapport au débat qui secouait l’université et la société. Au mieux, j’étais reconduit à la case révolution dans le Tiers-Monde et à ses retombées en Europe. La revue Partisans publiée chez Maspero et Régis Debray auréolé d’avoir vu de près Che Guevara en Bolivie, en parlaient mieux que moi et dispensaient les discoureurs du temps d’aller voir sur place. L’ambiance intellectuelle du début des années 70 mérite qu’on s’y arrête un peu. Les intellectuels ont la mémoire courte, eux qui stigmatisent aujourd’hui, à juste titre, l’oubli de la guerre d’Algérie et les méfaits du colonialisme. Les vétérans des sixties s’emploient à récrire une histoire soft de ce moment faustien lissé de ses inquiétantes zones d’ombre 5. Une ligne de démarcation séparait alors ceux qui marchaient au mode de production du toutvenant, volontiers taxé de réactionnaire, quand ce n’est pas d’opportuniste ou de révisionniste, deux termes empruntés au lexique de Lénine. Je planterai quelques jalons pour illustrer ce bouillonnement de fièvre idéologique et cette attente d’un embrasement du continent européen par le Tiers-Monde et son avant-garde de travailleurs immigrés dans les métropoles impérialistes. Mon baptême du feu, ce fut la commémoration du cinquantenaire de la proclamation de la république du Rif à la Maison du Maroc en janvier 1973. Je vis défiler à la tribune Abdallah Laroui et Abderrahman Youssoufi, Régis Blachère et Mélanges en l’honneur de Larbi Mezzine, à paraître en 2012 aux publications de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Rabat. 4 Bulletin économique et social du Maroc. 5 3 « Post-scriptum aux souvenirs des années 19601980 de Catherine Coquery-Vidrovitch » dans Afrique histoire, n° 7, 2009, p. 323-330. 4 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Jacques Berque et, bien sûr, Charles-André Julien, mentor de cette rencontre qui tenait à la fois du colloque scientifique et du meeting politique 6. Je fus impressionné par la force du lien noué dans le militantisme anticolonialiste entre intellectuels des deux rives sous la houlette de l’octogénaire Julien, dont l’autorité morale s’exerçait sur tous par-delà la diversité de leurs engagements en politique. Et je fus durablement marqué par la chaude camaraderie qui soufflait sur ce colloque et faisait fi non seulement des appartenances nationales, mais des grades universitaires et des écarts générationnels. Je dirai un peu plus loin pourquoi je m’éloignerai peu après de la gauche intellectuelle anticolonialiste. Je n’oublie pas que j’y ai rencontré des hommes et des femmes d’une grande générosité et d’un désintéressement à toute épreuve. Arrivé trop tard sur la scène historique pour savoir si j’eusse été anticolonialiste à chaud et non a posteriori, je puis assurer que je me sentais plus en phase avec ces intellectuels militants qu’avec les néo-mandarins qui resurgissaient en force après l’éclipse de mai 68. Sur la lancée de ce colloque et à l’initiative de Ch. A. Julien secondé par René Gallissot et Magali Morsy, fut créé en 1975 un Groupe d’études et de recherches sur le Maghreb (GERM), dont les séances se tinrent d’abord au Centre d’études du syndicalisme en Sorbonne, puis, à partir de 1978, à la toute fraîche EHESS, boulevard Raspail. Résident à Lyon, j’assistais épisodiquement à ses réunions le samedi matin. L’histoire du GERM, dépourvu d’assise institutionnelle et de crédits, mériterait d’être retracée. S’il s’étiola rapidement, ce fut moins par suite des dissensions entre ses membres fondateurs, qui restaient ou sortaient de l’orbe marxiste, que par ce que la recherche expérimentale, buissonnière, diffusée à coups de ronéo et à force de séminaires informels, fut étouffée par le passage à l’institution concrétisée par la multiplication de sigles ésotériques et intimidants : URA, UMR, RCP, etc. Entre temps – et ce fut peut-être le chant du cygne du gaucho-tiers-mondisme en sciences humaines – se tint en 1976 un métaActes du colloque réunis dans Abd el-Krim et la république du Rif, Maspero, 1976. 6 colloque sur les modes de production et les formations sociales afférentes à l’université de Vincennes, sous les auspices de René Gallissot 7. Au tourniquet de fins escrimeurs du concept, défilèrent les modes de production asiatique, africain, tributaire, hydraulique, féodal, voir caïdal. Ce fut un feu d’artifice crépitant de néologismes qui en jetaient. Mais cela tournait à la scolastique et peut-être même à la parodie ou du moins à la fête funèbre. Ouvre-boîte passe-partout, le mode de production ne tarda pas à passer à la trappe, du fait de l’étiolement de la pensée révolutionnaire laissant sur le pavé des demisoldes : les thésards maghrébins embarqués avec une machine à penser obsolète. Au début des années 1980, ils faisaient figure d’orphelins d’un concept ayant fait naufrage. Personne ne leur expliqua, je crois, ce changement du mode de production des idées. Certains d’entre eux, désorientés, passèrent à l’islamisme comme je pus le constater à Lyon. Et moi, si rétif à ce dogmatisme, je vis tout de suite les dégâts que son abandon produisait. Le marxisme orientalisé à la manière de Sultan Galiev, au Congrès des Peuples opprimés à Bakou en 1922, lançait une passerelle entre les deux hémisphères et, sur un mode plus générique, le grand récit de la marche en avant progressiste des anciennes colonies, popularisé par la notion fourre-tout de Tiers-Monde, créait du lien entre intellectuels des deux rives. L’éclipse de cette version de l’histoire allait creuser un fossé grandissant entre « eux » et « nous », une catégorisation qui semblait en voie de dépassement. L’islamisme première manière – celui initié par un Sa’id Qutb – fut une tentative d’islamiser la modernité suspectée d’être une ruse de la pensée occidentale, dont seul le marxisme, ou du moins le progressisme mâtiné de marxisme léninisme, avait représenté une version acceptable, du lendemain de la deuxième guerre mondiale au début des années 1970. Du moins pour Les actes furent publiés ultérieurement chez Anthropos en 1978 et l’ouvrage, nulle part cité, est devenu introuvable. Est-ce pur hasard ? 7 5 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 l’intelligentsia maghrébine quand elle se tournait du côté du quartier latin. Entre temps, je m’étais éloigné de la pensée progressiste, qui m’interpellait lorsqu’elle était portée par des interlocuteurs maghrébins, à qui je prêtais – c’était la marque du romantisme ambiant – le privilège d’être porte-parole de leurs peuples et la capacité d’entretenir une relation plus intime, plus juste avec le réel, c’est-à-dire avec le vrai. Car je croyais alors que les sociétés du sud étaient dépositaires d’un savoir-être, dont nous étions au nord en passe d’être dépossédés par l’imposition d’un ordre techno-bureaucratique déshumanisé. Ce fut, sans doute, d’enseigner en premier cycle l’Europe dans l’entre-deuxguerres, qui me retint d’être plus qu’un compagnon de route hésitant et décalé des progressistes à tout crin. Je dus me confronter au nazisme, au fascisme et au stalinisme. L’explication de ces phénomènes par les avatars du grand capital ou le gel bureaucratique de la révolution des soviets ne me satisfaisait pas. Deux auteurs exercèrent sur moi une influence décisive : Simon Leys, dont Les habits neufs du président Mao me gardèrent de toute complaisance envers la révolution culturelle, et Hannah Arendt, découverte grâce à un compte-rendu de sa trilogie par Pierre Vidal Naquet dans le Monde en 1975 8. En licence, j’eus à assurer en 19751976 les travaux dirigés d’un professeur qui insérait dans son cours magistral, la Russie au XIXe. Je me passionnai pour l’histoire de l’intelligentsia et découvris l’existence des narodniki et de leur marche au peuple. J’y retrouvai l’écho de discussions fiévreuses avec des étudiants à Rabat sur le point de passer à Ilal Amam et de plonger dans la clandestinité. J’avais essayé de les retenir avec un argumentaire auquel ils avaient eu la gentillesse de ne pas m’objecter qu’il était tenu par un étranger à l’abri du tragique de l’histoire. Changement d’époque intellectuel : les années 80 et désarroi Hanna Arendt, Le système totalitaire, Seuil, 1972 (un des trois volets de : Les origines du totalitarisme, publié en anglais en 1951). 8 Je ne décrirai pas ici la modification subreptice du paysage intellectuel qui s’opéra dans la France des années 80 et que précipita en 1989 la chute du mur de Berlin 9. Je la ressentis plutôt que je ne la pensai sur le champ. Mais j’évoquerai quelques-unes de ses retombées sur ma pratique professionnelle. Maître-assistant à partir de 1981, docteur d’Etat en histoire en 1985 10, je n’attendis pas d’être élu professeur dans mon port d’attache lyonnais en 1988 pour contribuer à la gestion de l’institution et préparer les étudiants aux concours de l’enseignement dans le secondaire et le primaire. Ce sont là deux volets du métier d’universitaire qui m’ont beaucoup retenu et où j’ai aimé faire équipe, bref m’extraire de l’exercice solitaire de la thèse auquel je fus astreint quatorze ans durant. Je fus successivement responsable du premier cycle dans ma faculté, puis directeur du département d’histoire. J’ai aimé exercer ces fonctions non rémunérées, ni facilitées par un allégement d’horaire. J’ai été handicapé par l’incompréhension du corps enseignant et de l’institution, dès qu’on prenait des initiatives pour relancer l’élan réformiste acquis lors de mai 1968. Je voulais agir sur les programmes, repenser leur contenu à partir de la demande des étudiants et des besoins des professeurs du secondaire. Je me heurtai à l’inertie du corps des professeurs pour qui l’essentiel, c’était de disposer de son propre DEA et de se rattacher à une formation CNRS distributrice de crédits. J’envisageai, avec le concours de plusieurs collègues, de monter une formation d’archivistes d’entreprise pour trouver un débouché professionnel aux étudiants qui ne se destinaient pas à l’enseignement. Notre projet, qui présupposait la collaboration avec les chefs d’entreprise de la région et l’aval de Paris, fut rejeté par les experts du ministère de l’Education nationale qui nous renvoyèrent notre maquette préparatoire avec quelques annotations François Cusset, La décennie. Le cauchemar des années 1980, La Découverte, 2008 (décapant, mais excessif). 10 Thèse réalisée sous la direction de Charles-Robert Ageron, auteur d’une œuvre scientifique monumentale privilégiant l’Algérie coloniale et les métamorphoses du parti colonial en France. 9 6 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 griffonnées en marge dans un style désinvolte. L’interminable réforme (restructuration technocratique) de l’université en France, je l’ai vécue en petit soldat indocile et impuissant. Les années 80 furent marquées – et ceci nous rapproche du couple scientifique franco-marocain qui se défaisait inéluctablement – par le triomphe des sciences sociales. On avait renoncé à comprendre le monde pour le transformer. Il s’agissait de produire sur un domaine de la connaissance restreint un savoir pointu faisant autorité. Le recours aux chevilles de bois passe-partout du lexique de l’intellectuel expert s’imposa : évaluation, complexité, fragmentation, pouvoir cognitif, interaction, mise en réseau, synergie et, pour couronner le tout, le vocable magique de recomposition pour désigner le changement en cours de « régime d’historicité » (François Hartog). J’avais entrepris mes études sous le sigle fédérateur des sciences humaines marquées, dans ma discipline, par la liaison entre histoire économique et sociale et géographie humaine et la rencontre entre le courant des Annales, première manière (Marc Bloch, Lucien Febre) et la sociologie durkheimienne (Marcel Mauss, Maurice Halbwachs). En quelques années, cette combinatoire retouchée par Braudel et Labrousse se défit. Les sciences sociales (traduction de social sciences) prirent la place. Les Annales jetèrent aux orties leur programme d’étude des civilisations, qui avait été une forme de réponse au défi du structuralisme lancé par Claude Lévi-Straus et à la fixation américaine sur les areal studies. Leur appellation nouvelle (Histoire et sciences sociales) annoncée par le n° spécial de 1989 enregistra ce « tournant critique » 11. Pour moi, cela signifia concrètement que devenait caduc un programme de recherche consistant à baliser le Maroc au temps du protectorat sous l’angle d’une histoire économique, qui devait beaucoup à Marc Bloch et Ernest Labrousse. L’anthropologie, d’abord structurale avec Ernest Gellner, puis interprétative avec Clifford Geertz, nous prenait à revers, « Histoire et sciences sociales : un tournant critique », Annales. E.S.C., novembre-décembre 1989. 11 fussions-nous armés par les travaux de Jacques Berque et Germaine Tillion, voire de Pierre Bourdieu sur la Kabylie (ce qui n’était pas mon cas). La conjoncture sous le signe du « retour de l’Islam » hissait la science politique au premier rang. Les politistes s’emparèrent du poste de commandement et devinrent les exégètes favoris du monde islamoméditerranéen, qu’il s’agisse de commenter l’actualité ou de mettre en perspective le passé des mondes musulmans. A vrai dire, les politistes prirent la place des islamologues plutôt que les historiens qui, excepté CharlesAndré Julien jadis et plus tard Benjamin Stora, s’étaient toujours astreints à un devoir de réserve vis-à-vis du temps présent. Dans cette espèce de collapsus mental, une historienne me parut tenir la rampe, alors que trop de mes collègues se cramponnaient à un néo-positivisme aveugle à mon instar sans doute. Je lus avec admiration, Fellahs tunisiens. L’économie des campagnes tunisiennes aux XVIIeXVIIIe siècles 12: un ouvrage faisant la soudure entre Leroy-Ladurie et ses paysans du Languedoc et Ernest Geller et son inscription de la segmentarité dans une société qui n’ignore pas l’Etat. Je m’abreuvai au numéro spécial sur les sociétés dans le monde musulman, qu’elle orchestra dans les Annales 13. L’histoire du Maghreb ancien me fascinait. Mais je n’avais pas renoncé au récit qui donne du sens à l’histoire immédiate. La colonisation travaillait dans mon dos et me dictait l’exigence de la connecter à l’histoire de mes contemporains et d’affronter le mal de la modernité, qui fut incapable de comprendre les sociétés archaïques et d’envisager avec elles un rapport créateur. L’histoire du politique telle qu’appelaient à l’entreprendre Paul Ricœur 14 et Maurice Merleau-Ponty 15 et que la pratiquait René Rémond resta ma priorité. On voit ma perplexité et mon écartèlement entre des directions de recherche peu compatibles entre elles. J’espère que ces Edité chez Mouton, Paris, La Haye, 1975. Annales. E.S.C., mai-août 1980, « Recherches sur l’Islam : histoire et anthropologie ». 14 Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Seuil, 2e édition, 2001, (« Le paradoxe politique »), p. 248-273. 15 Maurice Merleau Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, (Propos), p. 309-435. 12 13 7 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 apories non éclaircies travaillèrent ma thèse consacrée à Lyautey et à l’institution du protectorat français au Maroc éditée chez l’Harmattan en trois volumes en 1988. Reste à m’expliquer sur la relation de distension que j’ai entretenue avec le Maroc durant ces années où quelque chose se défaisait à l’échelle du monde : la croyance en l’histoire porteuse d’une vision téléologique de l’évolution de l’humanité. Je revins peu souvent au Maroc : en touriste en avril 1975, en lecteur d’archives l’été 1979, en universitaire lors d’un colloque en novembre 1986 à Rabat. Entre temps, la communauté d’expérience partagée avec les Maghrébins par mes prédécesseurs dans le combat anticolonial et par ma génération dans la coopération avait été mise à rude épreuve par la « marche verte », qui nous sommait de prendre parti entre l’Algérie et le Maroc. Ma position ne changea pas d’un iota depuis 1975 : porter une parole d’historien instruite par l’épreuve des trois guerres franco-allemandes et leur bilan désastreux. Quiétisme frileux d’un observateur au-dessus de la mêlée ? Non pas, je crois, mais mesure du temps perdu par suite de ce conflit fratricide, alors que le Maghreb reste l’horizon d’attente indépassable des trois peuples qui l’habitent. Le relâchement des liens antérieurs tissés entre historiens français et marocains provenait également de la conjoncture intérieure du Maroc à laquelle, bien que sollicité de me prononcer par des membres du Comité de lutte contre la répression au Maroc, je me reproche aujourd’hui de ne pas avoir prêté assez d’attention. Tout entier converti au courant de pensée anti-totalitaire, je n’avais pas compris que dans les geôles du néo-makhzen les militants de l’ultra gauche se forgeaient une culture anti-autoritaire, qui en firent les tenants les plus avertis et aguerris de l’inculcation au Maroc d’une culture démocratique dès la fin des années 1990. Je n’ai pas milité contre les dérives du régime hassanien sous prétexte que la répression ne s’y exerçait pas à la même échelle qu’en Syrie ou en Irak, deux régimes sur les exactions desquels trop de militants du Comité de lutte précité fermaient les yeux. Comme eux, en vérité, je fus affecté d’une vue basse. Alléguer que, de l’examen de ces années, personne ne sort indemne, serait de ma part une facilité inconvenante. J’ai manqué en l’occasion de lucidité et de courage intellectuel. Me tint enfin éloigné de la scène historiographique au Maroc le sentiment, à tort ou à raison, d’y être suspecté de sympathie ou du moins d’indulgence pour le régime institué par le protectorat. Prendre pour sujet de thèse Lyautey 16 me désignait d’avance à la sourde réticence de collègues qui n’avaient de cesse d’opposer le kalam wathani au kalam ajnabi. Une école historique marocaine spécifique émergeait. Je comprenais les raisons de sa mise en exergue d’une marocanité. Mais je n’appréciais pas d’être mis à l’index par son chef de file, Germain Ayache. Cet agrégé des lettres de l’université française faisait office de Gabriel Monod (le fondateur de la Revue historique en France à la fin du XIXe) du Maroc en prônant un culte des archives makhzéniennes frisant le fétichisme méthodologique. Années 90/début des années 2000 : fin de partie dans un paysage marqué par le « désenchantement du monde » En 1993, je fus élu professeur d’histoire du monde musulman contemporain à l’Université de Paris 1. Comme pour mon affectation à Rabat en 1967, ce fut un poste auquel je n’avais pas songé, qui me tomba dessus par surprise. A Lyon II, j’étais resté dans la peau d’un professeur du secondaire détaché dans le supérieur. Ici, je disposais d’une chaire qui m’interdisait de voltiger en amateur d’un enseignement l’autre. Mais étaisje suffisamment outillé pour ce faire ? Pour bien marquer que je ne me cantonnais pas au Maghreb, je me transportai à l’est jusqu’à Istanbul (à défaut de Djakarta) avec une question de cours portant sur le Moyen Je me suis expliqué dans l’avant-propos de ma thèse sur ce choix par défaut. Si les archives du Protectorat ouvertes à Nantes en 1988 avaient été disponibles au seuil des années 1970, j’eus choisi un autre angle d’attaque pour aborder le Protectorat : histoire locale (Fès et sa région), thématique (la politique musulmane du Protectorat) ou histoire sociale (colons et indigènes dans l’entre-deux-guerres)… 16 8 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Orient (Egypte incluse) du début du XIXe aux années 1920. Ce fut l’occasion pour moi de découvrir la richesse des travaux en anglais et en français sur le Proche Orient. Je revins plus tard au Maghreb à l’époque coloniale en faisant équipe avec Omar Carlier, un politologue passé à l’histoire sociale, dont l’œuvre ardue, forte et singulière se situe dans le prolongement de Jacques Berque (Le Maghreb entre deux guerres) et de Maurice Agulhon (La république au village), et entre en résonance avec les travaux de l’école anthropologique anglo-saxonne 17. Mais je retournai en cours de licence au Proche Orient au début des années 2000, lorsqu’éclata l’Intifada al-aqsa. Je fis cours sur la Palestine de l’époque ottomane tardive à la première Intifada en 1987 : une manière pour moi de faire exister sur la scène académique un pays occupé, une nation occultée. Enfin, entre mes enseignements et ma recherche pouvait s’établir une concordance thématique. Je pus écrire des livres de synthèse sur le protectorat au Maroc et sur le Maghreb à l’époque coloniale, mais aussi coordonner seul ou en trio - deux numéros de Vingtième siècle. Revue d’histoire, qui débordaient largement du champ du Maghreb à l’époque coloniale 18. Enseigner au-delà du Maghreb, diriger des maîtrises tous azimuts, participer à des jurys de thèses qui m’entraînaient jusqu’en Asie mineure représenta pour moi une ouverture scientifique incomparable. J’ai toujours étouffé dans l’étude d’un seul pays, d’un seul siècle. Aller à l’est correspondait à l’attente de nombre de mes étudiants en licence, hormis ceux dont la famille était d’origine maghrébine. La nouvelle génération s’éloignait du Maghreb et de la décolonisation, qui avait été la grande affaire de leurs parents. La 17 On trouvera un condensé de cette œuvre éclatée en une myriade d’articles dans Entre Nation et Jihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Presses de Sciences Po, 1995. 18 Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 82, avril-juin 2004, (« Islam et politique en Méditerranée au vingtièmesiècle ») et n° 103, juillet-septembre 2009, en collaboration avec Leyla Dakhli et Vincent Lemire, (« Pour une histoire collective et décloisonnée du Proche-Orient »). guerre civile qui ravageait l’Algérie réintroduisait l’imagerie d’un Maghreb archaïque et barbare. Le Moyen-Orient en tant que berceau des civilisations de l’écrit et des monothéismes exerçait une attraction irrésistible. Nombre de nos meilleurs étudiants prirent le chemin des centres de recherches (Cedej, Ifao, Ifead) arrimés au Moyen-Orient, et entreprirent de brillantes thèses en amont de l’ère contemporaine avec des directeurs de thèse médiévistes ou modernistes. Ou carrément bifurquèrent vers le journalisme, voire l’action politique. Je ne m’en offusquai pas. Je me considérai comme un éveilleur d’intérêt pour les mondes forgés par l’Islam plutôt que comme un maître de chapelle scientifique. En somme, je continuai à rester, à ma manière, un généraliste. C’est peut-être ce qui fit ma force, lorsque je fus appelé à prendre la direction de l’Institut d’Etudes de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman (IISMM-EHESS) de 2002 à 2006 : de n’être l’ancien élève d’aucun Institut, du style Ifao ou Ifead, ni affilié à aucune école de pensée historique, même si je ne me cache pas d’avoir été marqué dans le champ des études orientales par l’œuvre de Jacques Berque, Abdallah Laroui, Germaine Tillion et Lucette Valensi pour m’en tenir à un quatuor faisant l’économie d’une phalange de bien d’autres chercheurs plus proches de ma génération. Pour terminer, je voudrais me situer par rapport aux tendances historiographiques du moment et retrouver in fine le Maroc, mon point de départ et d’arrivée au terme de mon parcours scientifique. Depuis plus d’une vingtaine d’années, plus aucun grand récit historique ne fait sens, sinon celui, récent, qui consiste à écrire en remontant en amont du XIXe, l’histoire de la mondialisation. Selon la formule de François Dosse, l’histoire est en miettes 19. L’opération historique s’est pulvérisée en une poussière d’objets érigés en soi et pour soi, sans plus être rattachés à la mise au jour d’un « cours de l’histoire », une formule dépourvue de toute pertinence pour de jeunes historiens inclinant à penser que l’histoire a du sens à défaut d’avoir un sens. On écrit l’histoire des affects François Dosse, L’histoire en miettes, La Découverte, 1987. 19 9 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 et des sens. On s’intéresse à l’histoire de la lenteur et de la vitesse. On privilégie la biographie des gens ordinaires sous l’influence de la microstoria. Le genre triomphe : après l’histoire des femmes, celle de la masculinité. Là où l'on mettait en exergue des héros, on exhume des victimes. A priori, je n’ai rien contre ce changement de focale et cette ouverture de l’éventail des objets de la recherche historique. J’ai moi-même écrit avec mon épouse un ouvrage ayant pour surface réfléchissante le carnet du quotidien parisien le Monde afin de capter les métamorphoses de l’esprit du temps 20. Je m’interroge toutefois. Cette histoire qui a pour axe central l’avènement en Europe d’une société d’individus et privilégie la vie privée sur l’homme en société, passe-t-elle sur l’autre rive ? Où il s’agit pour l’historien de faire advenir la nation là où il y avait des communautés ou des tribus, de dresser un inventaire de formations étatiques ne faisant pas suite à elles-mêmes et de concourir à des apprentissages civiques. Bref, de faire coïncider conscience civique et sentiment d’appartenance nationale. N’y a-t-il pas une distorsion croissante entre les historiens des deux hémisphères, les uns, sur la rive nord, obsédés par le phénomène de l’individuation et les autres, sur la rive sud, cramponnés à l’impératif de donner de la profondeur historique à une communauté politique encore incertaine d’elle-même ? Et je ne vois pas comment le grand récit sur la mondialisation qui s’échafaude à partir de l’histoire globale peut être l’objet d’un récitatif à deux voix ? Je redoute que son unilatérisme n’exacerbe le contre-récit s’inspirant des postcolonial studies, qui convertit les hommes des mondes extra-européens en éternels sujets dépossédés de leur histoire. L’impératif urge d’écrire une histoire polyphonique, qui fasse entendre la diversité des voix provenant de passés dissemblables et de présents désaccordés. Qu’importe les dissonances pourvu qu’on continue à se parler, à s’écouter ! Car la décrédibilisation des vieux récits historiques me préoccupe. Elle ouvre un boulevard aux mythologies fabriquées par les Paru sous le titre : Tu nous as quittés…Paraître et disparaître dans le Carnet du Monde, Armand Colin, 2009. 20 retours du religieux en version intégraliste. En particulier une histoire à la fois hybride, je veux dire à plusieurs voix, civique et critique du Maghreb me paraît urgente à écrire pour faire avancer la prise de conscience d’un soussol anthropologique commun et pour rétablir le Maghreb dans son espace méditerranéen et africain non musulman 21. Me voilà ramené à mon point de départ, qui a pour objet les échanges scientifiques entre chercheurs des deux rives. A la différence de mon collègue et ami Pierre Guichard, qui a piloté un réseau Erasmus, je ne m’adosse pas sur une expérience euromaghrébine, mais seulement francomarocaine des relations inter-universitaires entre nos deux continents. Je n’insisterai pas sur l’ancienneté et la vivacité du lien scientifique qui s’est noué entre chercheurs des deux rives. Je pointerai ici deux points qui font difficulté. Il y a tout d’abord les entraves à la circulation des hommes, des revues et des livres, qui reste hypothéquée par les termes de l’échange inégal. La question des visas reste d’actualité. Elle empoisonnait nos relations à la fin des années 1990, comme j’ai pu le mesurer lorsque je participais à une action intégrée entre l’université Moulay Abdallah à Fès et l’université de Paris III. Faire venir à Paris ou à Nantes des membres juniors de l’université marocaine (en l’occurrence des étudiants doctorants travaillant sur le protectorat français au Maroc) relevait du tour de force. Je me rappelle du nombre de fax envoyés au consul de France à Fès restés sans réponse et de démarches auprès du Quai d’Orsay qui se cognaient contre un mur d’indifférence obtuse. Et puis combien de collègues m’exposèrent le parcours du combattant livré par eux pour obtenir un visa afin de participer à un jury de thèse ou un colloque en France ! La circulation des revues et des ouvrages scientifiques reste aussi 21 Un pas important en ce sens : Pour une histoire francoalgérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, fruit d’un colloque tenu à l’ENS de Lyon en 2006 et publié à La Découverte en 2008 sous la direction de Frédéric Abécassis et Gilbert Meynier. 10 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 problématique. Elle souffre de la dissymétrie du coût des livres. Un livre imprimé en France ou dans le reste du monde demeure presque inaccessible au lecteur marocain du fait de son prix. Ce n’est pas tout : les ouvrages édités au Maroc et écrits en français ne parviennent pas dans les librairies en France, fussent-elles outillées pour se les procurer comme la librairie Avicenne à Jussieu ou la boutique aux livres de l’Institut du Monde Arabe. Ainsi, donc, toute la production en sciences humaines éditée par Afrique Orient, Alizé, Eddif, les éditions de la Porte, Toubkal, reste inaccessible au public cultivé en France. Dès lors, les ouvrages écrits en français par des historiens marocains ne parviennent pas ici. On se les procure au Maroc, puis on se les passe de main en main entre collègues. Ils ne sont pas l’objet de compte-rendus dans les revues en histoire et en sciences sociales. L’assertion vaut d’ailleurs pour le reste du monde arabe, en particulier pour la Tunisie et le Liban, où le français reste une langue étrangère de travail scientifique privilégiée. Il en est de même pour les revues. Il était quasi impossible de se procurer le Bulletin économique et social du Maroc jusqu’à sa disparition ô combien regrettable en 1988. Il en est de même pour la revue Hespéris-Tamuda qui est devenue introuvable dans les librairies spécialisées dans le domaine de l’orientalisme comme dans les bibliothèques universitaires. Le second écran raréfiant les échanges scientifiques inter-universitaires, c’est, bien sûr, la langue. L’option prise en 1973 d’arabiser complètement les départements d’histoire place les interlocuteurs étrangers devant l’alternative suivante, quand ils ne sont pas des arabologues patentés : ou bien assurer leur communication dans leur langue en étant traduit partiellement par un collègue marocain, ou bien simplifier au maximum leurs propos pour être compris par les étudiants, quitte à truffer leur communication de mots en arabe dès qu’ils introduisent une notion, un concept ou osent une métaphore. Les historiens de ma génération ont la chance d’échanger avec des collègues marocains bilingues accomplis. Mais nous serons bientôt les derniers des Mohicans. Il faut donc penser à la relève : en l’occurrence multiplier les traductions dans les deux sens. Versant langue française, j’observe que l’on a privilégié les essais philosophiques et les récits de voyage, mais qu’aucun écrit d’historien n’a fait l’objet d’une traduction. Et pourtant la matière ne manque pas de la thèse consacrée à Inultan au XIXe siècle par Ahmed Tawfiq à l’ouvrage portant sur l’acclimatation des Marocains au thé écrit par Abdelahad Sebti et Abderrahman Lakhsasi. Que seront les échanges entre historiens des deux rives dans un quart de siècle ? Les historiens ayant entrepris leur thèse dans un pays européen ou aux EtatsUnis iront en se raréfiant. Une revue de renommée internationale telle que HespérisTamuda, restera-t-elle ouverte aux langues étrangères ? L’anglais se sera-t-il imposé comme la seule langue de travail scientifique étrangère au Maroc ? L’arabe scientifique et non pas seulement littéraire aura-t-il forgé une koïnè ? L’écriture de l’histoire du Maroc et au Maroc en arabe moderne déplacera-t-elle le centre de gravité de la production historiographique d’un axe nord/sud à un axe ouest/est ? Les historiens « occidentalistes » des années 1960 aux années 1990 feront-ils place à une génération d’ « orientalistes » aimantée par la sphère de l’arabisme renouvelé par une troisième Nahda ? Il ne m’appartient pas de faire un pronostic. En rappelant ces quelques points de repère ayant jalonné mon parcours scientifique, j’ai seulement voulu faire état de ce qu’une longue fréquentation de l’université marocaine a signifié pour moi, comment elle s’est glissée en creux dans mes travaux. Et relier mon parcours à une trajectoire historique dont j’ignore évidemment la suite. « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » aimait à dire le vieux Marx toujours d’actualité. 11 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 De l’Université de Rabat à la Sorbonne Témoignage Mohammed Kenbib Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Rabat Université Mohammed V Agdal [email protected] Dans cette intervention, nécessairement succincte, l’exercice consistera à suspendre momentanément les normes régissant habituellement l’approche de l’historien en principe détaché de son objet d’étude. Il s’agira de laisser à l’auteur de ces lignes la possibilité de s’ériger momentanément en témoin direct d’une phase ayant fait partie de son parcours d’étudiant à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Rabat entre 1965 et 1969. C’était l’époque où y enseignaient de jeunes et moins jeunes professeurs français. Certains d’entre eux ont profondément marqué les esprits, au sens propre et au figuré, de leurs étudiants. Ils ont été, de leur côté, fortement influencés par leur passage au Maroc et lui ont (pour la plupart) consacré une large part de leurs travaux de recherches et de leurs publications. De cet aréopage reste en particulier le souvenir de Pierre Guillen, disciple de Pierre Renouvin, spécialiste des relations internationales et auteur de L’Allemagne et le Maroc (1870-1905); Daniel Nordman qui enseignait l’Afrique romaine ; Jean Brignon qui dispensait des cours sur les Mérinides et la Renaissance ; Bernard Rosenberger, grand connaisseur des sources portugaises et fin analyste des époques wattasside et saadienne; Michel Terrasse, pour qui le patrimoine architectural marocain et l’art hispanomauresque n’avaient pas de secrets, et, par ailleurs, grand organisateur de sorties sur le terrain; et Charles Sallefranque, dont un collègue disait que c’était un érudit d’une « culture exquise et un grand connaisseur de l’âme marocaine ». Les uns et les autres ont séjourné au Maroc au titre de la coopération, parfois en tant que volontaires du service national actif (VSNA). C’était l’alternative au service militaire obligatoire pour ceux qui ne voulaient pas passer dix mois en caserne. Daniel Rivet (un Lyonnais) (et le Parisien, Daniel Nordman, présent parmi nous aujourd’hui) faisaient partie du contingent (si je puis dire) ayant choisi cette option. Comment caractériser la période sur laquelle se focalise ce témoignage ? Rappeler qu’elle couvre les années universitaires 19671968 et 1968-1969, constitue en tant que tel une indication suffisante quant aux particularités du contexte de l’époque. En termes plus clairs, le Maroc traversait alors l’une des phases fatidiques des « années de plomb ». En 1967-1968, le pays était encore sous le choc des sanglants événements de Casablanca de mars 1965 (déclenchés par des lycéens suite à une circulaire du ministère de l’Education relative au Baccalauréat). Le blocage politique créé par la proclamation de l’état d’exception décrété après ces événements n’empêchait cependant pas une intense ébullition. La combativité de l’Union Nationale des Etudiants du Maroc (UNEM), située résolument à gauche, et les grèves à répétition qu’elle menait dans les facultés, les instituts et les grandes écoles en étaient l’une des principales manifestations. Quiconque se projette en aval, ne manquera pas de relever que ce blocage et la dégradation de la situation qui s’en est suivie sont l’une des explications des deux tentatives avortées de Skhirat (1971) et de l’attaque du Boeing royal (1972). L’ambiance qui prévalait, alors, à l’époque au sein de l’Université n’était cependant pas déterminée par la situation et la dynamique proprement internes du pays. Elle se ressentait aussi, bien évidemment, des tensions et des conflits qui secouaient la scène internationale, marquée, entre autres, par la guerre du Vietnam, l’embourbement en Asie des Etats-Unis désireux de « contenir » le 13 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 communisme, l’agitation des campus américains, le passage à une autre ère en France avec Mai 68, l’occupation de la Sorbonne et les affrontements des étudiants avec les CRS, les répercussions de la situation au Moyen-Orient, la catastrophique « guerre des six jours » et les traumatismes provoqués dans l’ensemble du monde arabe par naksa (1967). C’est dans cette ambiance survoltée que, du haut de ses 24 ans, Daniel Rivet dispensait ses cours au sein de cette faculté, à nous autres étudiants de 4e année de Licence, Certificat d’Histoire Moderne et Contemporaine. Son enseignement portait (significativement) sur « La Révolution française » et… « Le Maroc sous le protectorat »… Nous avions donc, d’une part, des heures passionnantes sur la philosophie des Lumières, le régime féodal, l’absolutisme royal, les lettres de cachet, le Tiers-Etat, la montée en puissance de la bourgeoisie, les sans-culottes, la Terreur etc., et, d’autre part, des cours sur la stratégie du général Lyautey, sa « politique indigène », le sens et contre-sens de la « pacification », les étapes de la conquête du pays, les dures réalités coloniales, l’extension des périmètres de colonisation, la dépossession des fellahs, les abus sans nom des caïds et pachas secondant la Résidence Générale, l’administration directe, les débuts du mouvement nationaliste, les bouleversements provoqués par la deuxième guerre mondiale, le projet de co-souveraineté que le général Juin voulait imposer au sultan, etc. Que dire de ces enseignements et de celui qui les dispensait ? Affirmer simplement qu’on a beaucoup appris serait excessivement réducteur. La dimension académique était certes essentielle mais la transmission de connaissances et le savoir stricto sensu n’étaient pas seuls en cause. D’autant que nous avions la chance de n’être que six étudiants en dernière année de Licence d’histoire. Cet effectif réduit favorisait l’apprentissage de l’argumentation, la liberté d’expression et laissait place aux discussions. Il laissait également de la place à des échanges féconds. On peut avoir, aujourd’hui, quelque idée de l’ambiance qui prévalait en classe et en dehors de la classe, en gardant en tête le rapport triangulaire qui s’établissait de facto entre, d’un côté, ce qu’on apprenait sur la Révolution de 1789 et le Maroc à l’époque coloniale, et de l’autre, l’environnement politique proprement marocain de l’époque et la situation internationale. Une initiative de Daniel Rivet a sans doute contribué à hâter notre maturité et à nous sensibiliser, quoique de manière diffuse, à la responsabilité de l’historien : dans le cours concernant le Maroc, il proposait des thèmes spécifiques présentés sous la forme d’exposés. L’enjeu était d’importance pour les étudiants appelés à s’initier à la recherche. Compte tenu du niveau auquel il plaçait ses exigences, et sans qu’il ait à les formuler explicitement, cet exercice représentait, au-delà du choix des références bibliographiques ad hoc, l’occasion d’un véritable apprentissage de la rigueur historique et de la mise en pratique de l’esprit critique. Il s’agissait, en l’occurrence, d’entreprendre des recherches bibliographiques sur des aspects précis de l’évolution du Maroc sous le protectorat et d’en présenter la synthèse. Et ce, face à des condisciples peu portés à la complaisance et, surtout, face à un jeune professeur français attentif au fond et à la forme du propos tenu devant lui. Lui-même disséquait littéralement dans ses cours une phase capitale de l’histoire de son pays, la Révolution de 1789. Et, dans le cas d’espèce, il analysait aussi sans concession aucune, l’évolution de « l’empire chérifien » devenu partie de l’empire colonial français entre 1912 et 1956 et, à certains égards, considéré comme son « joyau » ou, selon une autre formulation, « la plus belle réussite de l’œuvre française en Afrique du Nord ». Que faire dans ces conditions sinon essayer d'adopter la même démarche que lui, en situant la mise en dépendance du Maroc dans le contexte général de l’expansion européenne mais sans occulter pour autant les défaillances du pays, l’anachronisme et les pesanteurs de ses structures traditionnelles, ses hésitations face à la modernité et, pour utiliser une formule d’aujourd’hui, ses problèmes de « gouvernance »? A titre d’exemple, c’est à ce genre d’exercice et avec 14 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 l’esprit méthodique et la minutie qui l’ont toujours distingué que se livra mon ami Larbi Mezzine dans un exposé mémorable et très fouillé consacré aux structures agraires du Maroc pré-colonial. Je garde le souvenir vivace d’un exercice similaire dans lequel j’avais essayé, pour ma part, d’analyser les conditions ayant préludé à l’instauration du protectorat, la signature du traité instituant ce régime et les événements de Fès d’avril 1912. Et ce, en puisant abondamment dans divers ouvrages, notamment celui d’un témoin de l’époque, le docteur Franz Weisgerber auteur de Au seuil du Maroc moderne. Puisqu’on en est, en matière d’historiographie, à « l’ère du témoin » précisément et que « le présentisme » permet toutes sortes de résurgences subjectives, qu’il me soit permis d’ajouter que c’est sans doute en continuant à m’interroger sur le contexte de mise en place du protectorat que j’en suis venu à l’étude (pendant une dizaine d’années) du système des protections diplomatiques et consulaires – considérées comme un puissant moyen de pénétration européenne ayant accéleré la désagrégation des structures traditionnelles du pays et facilité sa mise en dépendance. Daniel Rivet, que j’ai souvent croisé dans l’intervalle aux Archives du Château de Vincennes et du Quai d’Orsay, a d’ailleurs eu l’amabilité, en 1978-1979, de relire le texte de la version initiale du travail réalisé sur ce sujet (sous la co-direction de feu Germain Ayache et René Gallissot et soutenu à Paris en 1980). Il en a rédigé la préface lors de sa publication… 16 ans plus tard !!! J’ai eu également le privilège de compter Daniel Rivet, aux côtés du grand maître qu’était le regretté Jean-Baptiste Durosselle, parmi les membres du jury de soutenance de la thèse d’Etat que j’ai consacrée aux relations entre Juifs et Musulmans au Maroc entre 18591948. C’est aussi grâce à son parrainage que j’ai été invité à enseigner à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne pendant un trimestre (2003) et, quelques années plus tard, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (2011) – institution où il s’était vu confier la direction de l’Institut d’Etude de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman (IISMM). A Paris I, l’on ne pouvait que constater les efforts déployés par Daniel Rivet pour relancer l’intérêt des étudiants pour le Maghreb et le reste du monde arabe et réinsérer cette aire géographique et culturelle dans leur cursus au niveau qu’elle mérite. Et ce, après une phase de (relatif) « décrochage » de l’Université française pour le Maghreb notamment au profit d’autres aires comme l’Europe (en relation, bien évidemment, avec les mutations ayant préludé à la création de l’Union Européenne, et les bouleversements liés à la chute du Mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique). De fait, et témoignant de cette relance et de ce renouveau, des thèses sur le Maroc, l’Algérie et la Tunisie ont été récemment soutenues ou sont en cours à Paris I. Le partenariat liant cette Université à la faculté des Lettres de Rabat en matière de recherches sur l’histoire du Temps présent, d’échanges de professeurs et d’accueil d’étudiants ne peut que contribuer à une telle impulsion. On pourrait dire qu’à l’instar des leçons qu’en ont tirées ses étudiants français au cours de ces quinze ou vingt dernières années, les enseignements de Rivet et ses publications, notamment les 3 impressionnants et denses volumes de sa thèse sur Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc (1912-1925), ont été, dans les années 1970 et 1980 déjà, un modèle du genre. Ils ont contribué à inciter un certain nombre de chercheurs marocains à essayer d’investir la phase du protectorat et à l’appréhender de manière aussi rigoureuse que possible. Le bilan global reste, certes, limité dans la mesure où des pans entiers de cette période échappent encore à l’investigation historique mais cela n’empêche pas que soient déployés des efforts que rend encore plus pressante la nécessité de commencer à explorer la période post-coloniale et le demisiècle (et plus) qu’elle couvre. Témoignent de cet état de fait, le colloque qui a été organisé ici même à la faculté des Lettres d’Agdal, en 1998, et dont l’ambition était de « Repenser le protectorat » (en présence de Daniel Rivet) ainsi que les deux autres colloques consacrés au Temps présent et qui se sont tenus respectivement en 2005 et 2007. 15 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Dans ces tentatives visant à une meilleure compréhension de l’histoire contemporaine du Maroc, de sa dynamique et de son sens, les ouvrages et les textes sur lesquels Daniel Rivet travaillait pour la préparation de ses cours ont été particulièrement « éclairants » pour bon nombre d’entre nous. C’est particulièrement à lui que revient le mérite de nous les avoir fait découvrir en dépit de la complexité de leur mode d’écriture et des concepts manipulés, voire forgés ex-nihilo, par leurs auteurs. Au moins quatre noms, réellement incontournables dans la bibliographie sur le Maroc, pourraient être cités à cet égard : Robert Montagne pour Les Berbères et le Makhzen dans le Sud du Maroc ; son Enquête sur le prolétariat marocain et, accessoirement, Révolution au Maroc ; Louis Massignon pour son Enquête sur les corporations musulmanes au Maroc ; André Adam pour Casablanca. Essai sur la transformation de la société marocaine au contact de l’Occident ; et surtout, à mon sens en tout cas, Jacques Berque, notamment pour Les Structures sociales du Haut-Atlas, Le Maghreb entre les deux guerres et L’intérieur du Maghreb. Notre groupe était fasciné par les écrits de Jacques Berque, sa connaissance intime du Maroc, ses prises de position au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, son style et les formules qu’il trouvait pour exprimer en français l’équivalent de mots en arabe dialectal marocain. En témoigne, exemple entre mille autres, le terme « croûter » qu’il avait trouvé pour rendre l’une des expressions liées à l’injustice, à la voracité et à l’arbitraire des agents du makhzen, ou plus simplement aux rapports entre particuliers, victimes de la rapacité et de la cupidité de tiers : klani. Ce serait un euphémisme de dire que Daniel Rivet n’a pas été, lui aussi, sensible à l’apport de Berque. Au fil des années, il a, bien évidemment, forgé et affiné sa propre approche et développé un style élégant qui porte sa propre empreinte. Mais en lisant, exemple entre autres, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, il est difficile de ne pas se remémorer la tonalité du Maghreb entre les deux guerres, ou celle de L’intérieur du Maghreb ; deux de nos principales références bibliographiques au cours des studieuses et joyeuses années de Licence. Ces années-là et la nostalgie que l’on a à les évoquer, aujourd’hui, sont indissociables de la part que Daniel Rivet y a tenue avec l’érudition, la rigueur, et la générosité dans le partage du savoir qu’on lui connaît. Symbole de la nature des rapports de ce professeur émérite avec ses étudiants : c’est l’un de ceux-ci, ancien de la Sorbonne devenu ministre dans le gouvernement français (et actuellement ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique), qui lui a solennellement remis en novembre 2008, au nom du Président de la République, les insignes de la légion d’honneur au cours d’une cérémonie qui s’est déroulée à Bercy au siège du Ministère de l’Economie et des Finances – cérémonie émouvante à laquelle le « récipiendaire » a tenu à y associer sa famille et des amis. J’ai eu le privilège d’en faire partie. Ce sont donc là les mots avec lesquels j’ai tenu à rendre hommage à Daniel Rivet ; hommage et expression d’amitié fidèle auxquels j’associe, bien évidemment, son épouse, Françoise. 16 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Le Protectorat entre deux époques Abdelahad Sebti Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Rabat Université Mohammed V Agdal [email protected] Je voudrais tout d’abord exprimer un double sentiment. D’un côté le plaisir de rendre hommage à un ami et collègue avec lequel je partage, depuis plus de quatre décennies, un rapport d’amitié, d’estime, de reconnaissance et de mémoire partagée. D’un autre côté, l’insatisfaction due à des contraintes de temps qui expliquent la forme schématique de mon texte qui est, en réalité, plus proche d’un projet de contribution. Préliminaires Je ne suis pas un spécialiste du protectorat, j’ai eu plutôt avec cette période un rapport de mitoyenneté, ayant travaillé sur le 19e siècle et sur les questions d’écriture de l’histoire du temps présent au Maroc ; et c’est sous cet angle que j’inscris ces quelques remarques et propositions. Il me semble tout d’abord que le protectorat se situe entre : - un 19e siècle qui semble saturé de recherche, mais dont les éclairages ont surtout concerné les rapports Maroc-Europe, et les rapports tribus-Makhzen ; - une période postcoloniale qui continue à faire l’objet d’une recherche annoncée et qui n’a pas encore dépassé le stade des rencontres exploratoires (voir les deux ouvrages récents coordonnés par Mohammed Kenbib). Gardons la même perspective de périodisation. Entre le 19e siècle, le protectorat et la période postcoloniale, la vision qui domine postule une évolution linéaire. Je propose d’adopter l’idée de chevauchement. Le protectorat a en même temps opéré des ruptures, et reconduit un certain nombre de structures. L’Etat postcolonial a hérité de l’appareil colonial ; il n’a pas retrouvé l’Etat traditionnel dans sa forme précoloniale ; il a hérité d'un Etat traditionnel, restauré et reconfiguré par l’Etat colonial. L’ouvrage fondamental de Daniel Rivet sur l’époque de Lyautey 1 apporte un certain nombre d’éléments à cette hypothèse. Il a notamment élaboré des développements lumineux sur trois aspects du style politique du premier Résident Général : à savoir les usages des hiérarchies traditionnelles, la patrimonialisation de dimensions comme l’architecture, la médina et l’artisanat, et le concept de « fiction juridique » appliqué au régime du protectorat. Trois aspects qui pourraient aussi bien rendre compte de certaines formes du système politique du Maroc indépendant. Pour étayer l’idée de chevauchement, il serait utile de revisiter de manière critique le statut implicite des trois époques en question et de suggérer quelques pistes alternatives. Le protectorat comme parenthèse Le protectorat comme « parenthèse » ou « accident de parcours » : ce sont des images qui continuent à imprégner bon nombre de travaux, particulièrement marocains, sur cette période. Images nettement identitaires, orientées par une certaine téléologie nationaliste qui tend à obscurcir certains aspects ou épisodes, et à survaloriser d’autres, aux dépens d’une intelligibilité d’ensemble. Il est possible de noter une certaine division du travail entre différents secteurs historiographiques : Daniel Rivet, Le Maroc de Lyautey à Mohamed V, le double visage du protectorat, Paris, Denoël, 1999. 1 17 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 - - - la recherche marocaine centrée sur la résistance armée et le mouvement national. Il est significatif que les quelques travaux marocains sur l’administration coloniale n’ont pas fait l’objet de publications (ex. Mustapha Yakhlef, Hassan Chafaï Alaoui, Abdelhamid Hsayen, Larbi Ouahi); la recherche occidentale qui, dans son ensemble, s’est beaucoup plus intéressée au système colonial; les caractéristiques de la recherche angloaméricaine qui a connu une certaine avance dans l’étude des deux aspects du protectorat (système politique / nationalisme), et dont les acquis n’ont pas encore fait l’objet d’évaluation d’ensemble dans l’espace universitaire franco-marocain; la recherche espagnole, centrée sur la zone du Nord, beaucoup plus ouverte sur l’histoire du nationalisme marocain, et dont les acquis n’ont pas été mis à profit dans le cadre d’études comparatives entre les deux protectorats. Le statut du 19e siècle C’est une période qui va de l’occupation d’Alger (1830) à la signature du traité du protectorat (1912). Il me semble que cette période a été étudiée sous quatre angles : -Prélude On pourrait rappeler ici les approches pionnières de Jean-Louis Miège 2 (sur les modalités de la pénétration européenne, l’échec des réformes et la crise), Edmund Burke III 3, avec l’approfondissement des résistances proto-nationalistes (notamment le mouvement hafidiste) ; et Abdallah Laroui, qui définit « le système marocain », et suggère les origines de certaines caractéristiques du nationalisme ultérieur 4. Signalons aussi que les Jean-Louis Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), Paris, PUF 1963. 3 Edmund Burke III, Prelude to protectorate in Morocco. Precolonial protest and resistance, 1860-1912, The University of Chicago Press, 1976. 4 Abdallah Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain, 1830-1912, doctorat d’Etat, Paris IV, 1976. travaux récents de Khalid Benseghir 5 sur la présence britannique permettent de suggérer une certaine filiation entre Lyautey et le consul John Drummond Hay. - Contournement On oublie souvent que le 19e siècle était pour bon nombre d’historiens marocains, un moyen indirect d’approcher le protectorat qui semblait constituer une période trop proche, avec des enjeux encore « sensibles », des archives difficiles d’accès, et des acteurs- témoins réticents, plus disposés à se livrer au chercheur étranger. - Ambiguïté Le 19e siècle est utilisé pour suivre la transition vers le protectorat, mais aussi pour définir le système socio-politique traditionnel / précolonial, comme si le 19e siècle n’était pas déjà une situation coloniale surtout si l’on élargit la définition du rapport colonial au-delà de la souveraineté formelle. Nombreux sont les auteurs qui ne sentent pas la nécessité de préciser leur attitude par rapport à cette ambiguïté, et certains d’entre eux disent se contenter d’étudier les structures sociales « traditionnelles » et « reporter » l’étude de la pénétration coloniale (ex. M. Aafif dans sa monographie sur le Touat). - Repérage C’est l’approche que j’ai suggérée dans un article qui constitua le noyau de l’ouvrage consacré à la ztâta 6, et plus généralement à la gestion de l’insécurité du voyage au Maroc précolonial. J’écrivais notamment que « l’importance du corpus documentaire (au 19e siècle) permettait de dégager certains aspects de la pratique sociale qui n'étaient pas forcément (ou entièrement) le produit de la pénétration européenne. Déconnectés provisoirement du dossier colonial, ces aspects pourraient être investis dans un effort de conceptualisation de la pratique sociale et du support culturel, dans le cadre de problématiques spécifiques ». Ce qui veut dire, plus concrètement, repérer au 19e siècle 2 Khalid Bensghir, Al Maghrib wa britania aloudma (18861904), doctorat d’Etat en histoire contemporaine, Faculté des Lettres, Rabat, 2001. 6 Abdelahad Sebti, Bayna l-ztâta wa qâta’a altarîq, amn al turuq fî l-maghrîb mâ qabl al-isti’mâr, Csasablanca, Dar al Toubkal, 2009. 5 18 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 des thèmes qui peuvent être étudiés de manière régressive dans le cadre d’une plus longue durée. Entre le postcolonial protectorat et le Il s’agirait ici de niveaux de continuité entre les deux époques. C’est une question d’actualité à plus d’un titre : centenaire du traité de Fès, définition d’un « temps présent » englobant le protectorat, et débat politique sur la double structure monarchie / makhzen. Une question centrale : comment formuler des problématiques historiques qui englobent le Maroc du 20e siècle ? Pour l’instant, il est possible de signaler un certain nombre de travaux qui ont défriché certains aspects : - Du côté des stratégies étatiques : Il y a le rapport avec les élites locales (Rémy Leveau), l’enseignement et la formation des élites (Pierre Vermeren) 7, les pratiques du territoire (Will Swearingen, Mohamed Naciri), et les constantes de la politique religieuse. - Du côté des élites du nationalisme et de l’opposition postcoloniale : Signalons la thèse récente et encore inédite de Mustapha Bouaziz 8 sur « les nationalistes marocains au 20e siècle » qui essaie d’articuler une réflexion sur le rapport entre les formes de contestation politique et la tension modernité / traditionalisme. Revisiter des lieux de contact On pourrait aussi enrichir la connaissance du protectorat à partir de différents lieux de contact : - En termes d’interaction Notons d’abord l’interaction des deux protectorats, par exemple au niveau de la Rémy Leveau, Le fellah marocain, défenseur du trône, Paris, Presses de la Fondation des Sciences Politiques, 1976. Pierre Vermeren, La formation des élites par l’enseignement supérieur au Maroc et en Tunisie au XXe siècle, Université Paris 8, 2001 (sous la direction de René Galissot). 8 Mohamed Bouaziz, Les nationalistes marocains au XXe siècle, doctorat d’histoire contemporaine, Faculté des Lettres de Rabat, 2010. différence entre les politiques culturelles. Dans la zone française, il y a la composante algérienne qui a joué un certain rôle au niveau du Makhzen central (voir Mohamed Amattat 9), de la politique berbère et de la recherche scientifique. Par ailleurs, une certaine demande de mémoire a suscité des travaux sur la présence marocaine dans différents épisodes militaires français ; mais il serait intéressant d’étudier la présence marocaine dans le mouvement syndical français au Maroc, notamment à partir de biographies sociales. - En termes de transition Les phénomènes de transition entre le e 19 siècle et le protectorat apparaissent au niveau de certains événements révélateurs comme l’assassinat du Dr. Mauchamp (voir Jonathan Katz). Il y a aussi des institutions comme l’impôt du tertib (voir Tayeb Bayad), ou la gestion de la sécurité (relevé par Clifford Geertz dans son article sur la « description dense » 10). Dans la même perspective, des groupes sociaux comme celui des protégés qui pourrait être revisité en dehors du rôle de relais, mais plutôt au niveau des diasporas, des valeurs et de la vie quotidienne. Signalons aussi des personnages significatifs comme le caïd Najem Lakhssassi qui a vécu les épisodes de la réforme militaire du 19e siècle, de l’armée coloniale, et de l’Armée de Libération du Sud (travail en cours de Wilfrid Rollman). Je terminerai en rappelant que le dialogue avec le travail novateur de Daniel Rivet invite à resituer le protectorat dans l’ensemble de l’évolution contemporaine du Maroc, dans une histoire comparative des expériences coloniales, et dans différents courants intellectuels qui essaient de repenser le fait colonial. Il invite aussi à décloisonner les historiographies traitant du Maroc colonial, au moyen de synthèses critiques et de traductions entre différentes langues de travail. 7 Mohamed Amattat, Evolution des Algériens au Maroc, 1943-1962, doctorat d’Etat en histoire contemporaine, Faculté des Lettres de Rabat, 2007. 10 Clifford Geertz, « La description dense », Enquête, La description I, 1998, [En ligne], mis en ligne le 27 janvier 2009, http://enquete.revues.org/document1443.html. Consulté le 22 mai 2012. 9 19 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 L’histoire scolaire franco-marocaine du Protectorat au regard de ses enjeux sémantiques Rita Aouad Professeur d'histoire Lycée Descartes, Rabat [email protected] Pour expliquer l’importance du choix des mots dans l’histoire scolaire - cette vulgate qui doit relever le défi de transmettre clairement et simplement la complexité de l’histoire - trois caractéristiques sont souvent mises en avant. Tout d’abord il s’agit d’une discipline de mémoire 1 au sens psychologique du terme. On peut certes arguer que les leçons d’histoire ne sont plus apprises « par cœur » mais des dates, des figures et des mots s’impriment dans les mémoires. Ils ont un poids en ce qu’ils contribuent à forger la conscience historique de générations successives, d’où les enjeux que les « groupes de mémoires » leur attribuent aujourd’hui 2. Ensuite, l’histoire scolaire est une discipline contrôlée par l’Etat qui choisit les programmes, imposent les sujets d’examen, voire intervient dans la production de manuels scolaires. La question de l’usage, de la prise de distance par rapport aux terminologies officielles et par là aux versions dites « autorisées » de l’histoire est 1 Voir Lydia Aït Saadi, « Le passé franco-algérien dans les manuels scolaires d’histoire algériens », in La France et l’Algérie : leçons d’histoire, de l’école en situation coloniale à l’enseignement du fait colonial, Université Claude BernardLyon 1, INRP, Université de Lyon (ENS, Lettres et sciences humaines) sous la direction de F. Abécassis, Gille Boyer, Benoit Falaize, Gilbert Meynier et Michèle Zancarani-Fournel, 2007. 2 Au sujet par exemple, en France, de l’usage scolaire du terme de « shoah », voir les débats dans les archives du Monde d’août et septembre 2011 (les articles de Claude Lanzman, Luc Châtel et Benoît Falaize). Voir également, pour le cas du Chili, Cristina Mayano, « Effacer la dictature des livres d’histoire », Courrier international, le 6 janvier 2012, à propos de la levée de bouclier suscitée par le remplacement du mot dictature par celui de régime militaire : « …remplacer le concept de dictature par celui de régime militaire revient à changer le champ de l’expérience nominale et partant les horizons d’attente des acteurs sociaux ». régulièrement posée en terme de neutralité et d’objectivité 3. Enfin, l’histoire scolaire est une discipline dont le lien - parfois encore trop ténu - avec la recherche historique renvoie aux notions que manient les historiens, aux hypothèses nouvelles qui animent la recherche historique et l’orientent et aux trouvailles linguistiques qui en rendent compte 4. Dans le cas de l’enseignement de l’histoire de la période coloniale, l’importance du choix des mots est redoublée. En effet, cette histoire constitue le cas d’école d’une situation confrontée à l’héritage de deux terminologies antinomiques. La première, en usage à la période coloniale, relève de la propagande colonialiste et de la glorification de l’action de la puissance coloniale. On le sait : la colonisation y est œuvre, pacification, bienfaits. La deuxième, nationaliste s’est imposée avec les indépendances dans les pays anciennement colonisés (mais aussi dans l’ancienne métropole par le biais des milieux anti-colonialistes ou tiers-mondistes), et recèle aussi une forte charge idéologique. La colonisation s’y résume en exploitation, guerre, massacres, discrimination. L’histoire de la période du protectorat français sur le Maroc est par excellence le lieu où vient jouer ce double héritage. Mesurer et illustrer cette influence constitue le but de cette l’analyse qui tente une historicisation des 3 Benoît Falaize et Françoise Lantheaume, « Entre pacification et reconnaissance : les manuels scolaires et la concurrence des mémoires », in Les guerres de mémoires. La France et son histoire, sous la direction de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, Paris, La découverte, 2008. 4 Nous avons à l’esprit les belles trouvailles linguistiques de Daniel Rivet pour qui, la colonisation est une épreuve, le protectorat a un double visage, la traité de Fès un diktat et la pacification du Maroc une « Guerre de trente ans ». 21 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 mots de l’histoire scolaire franco-marocaine du protectorat en mettant en vis à vis l’évolution de l’enseignement de la période coloniale en France et au Maroc, en français et en arabe. Car, au-delà du problème de la « simple » traduction, il s’agit ici de montrer que l’acception des mots et des notions dans chacune des langues, que leur connotation négative ou positive et leur usage évoluent selon les générations et les lieux. Ce substrat est à prendre en compte dans toute tentative de croisement des regards et/ou des traditions historiographiques chère au travail des enseignants d’histoire. I- Le poids des mots : héritages Des terminologies idéologisées et antinomiques L’intervention française et l’instauration du protectorat La présence française Manuels scolaires en français de l’époque du protectorat La France a été obligée d’intervenir au Maroc/ Elle a délivré le sultan qui a ensuite signé le traité de Fès Elle pacifie le pays et y accomplit son œuvre qui conduit à une prospérité jusque-là jamais vue Manuels scolaires marocains en arabe postindépendance La France oblige le sultan à signer le traité de protectorat Marianne » : la France, assumant le fardeau de l’occupation du pays, apporte liberté, paix et prospérité. Un des combats du mouvement nationaliste marocain qui s’affirme après la Seconde Guerre mondiale a été de contrer cette propagande coloniale transmise par l’école. En témoigne un manuel d’histoire – premier du genre, en arabe, destiné aux élèves du primaire - de Mohammed Mahieddine El Machrafi, inspecteur marocain de l’enseignement primaire élaboré à la fin des années 1940. S’il concède la notion de pacification, dans la lignée des rédacteurs du Plan de Réformes marocaines de 1934 5, l’omission volontaire des mots d’ « œuvre » et de « bienfaits » est jugée inacceptable du point de vue de l’Etat colonial 6 qui censure l’ouvrage : un Etat colonial dont l’autoritarisme commence à susciter les critiques d’historiens. Ainsi, Charles-André Julien n’hésite pas à fustiger, dès le lendemain de la guerre, cette vulgate coloniale qui semble ignorer le principe fondamentale du décentrage : « Dans un même volume, on peut lire que la France pacifie tandis que l’Angleterre « conquiert ». Les indigènes qui se révoltent contre nous sont des « dissidents » ou des « fanatiques » évidemment pas des résistants » 7, souligne celui qui deviendra le Premier doyen de l’Université Mohammed V de Rabat à l’indépendance. Une fois l’indépendance acquise, le discours historique scolaire marocain entend Le Plan de réformes marocaines de 1934 présente les revendications du premier parti politique marocain, le Comité d’Action Marocaine. On peut y lire : « Il est vrai que la paix règne finalement sur l’étendue de l’Empire. Les Marocains en éprouvent une satisfaction que peut troubler seul le souvenir d’évènements douloureux et de l’effusion de sang qui les a caractérisés », Comité d’Action Marocaine, Plan de réformes marocaines, élaboré et présenté à S. M. le Sultan, au Gouvernement de la République française et à la Résidence Générale au Maroc, édition française, 1934. 6 Voir le travail de Jérémie Jarousse, Les manuels d’histoire du Maroc sous le protectorat français, mémoire de maîtrise d’histoire, Université de Bourgogne, 2005, fondé sur l’analyse de l’ouvrage de Mohammed Mahieddine el Machrafi, Histoire du Maroc, de l’Antiquité à nos jours, 1948 in Archives de la Direction de l’Intérieur (DI 634), Centre des Archives Diplomatiques de Nantes. 7 Idem citant C. A. Julien, « L’enseignement dans la société coloniale », in Essais et Etudes universitaires (II), Paris, La Nouvelle édition, 1946, p. 139. 5 La France occupe (ihtilal) et conquiert le pays, puis entreprend son exploitation (istighlal) Peu de surprise accompagne la lecture des manuels scolaires français de l’époque du protectorat concernant cette période de l’histoire du Maroc. Même les plus tardifs n’échappent pas à la terminologie associée au mythe de la « mission civilisatrice de 22 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 « décoloniser l’histoire » et « cesser de se souvenir par la mémoire d’autrui » 8. Ses maîtres mots deviennent exploitation (istighlal), résistance (muqawama) « révolution du roi et du peuple » (tawratu el malik wa echchaab), mouvement du fida (harakatou el fida) et indépendance (istiqlal). La focalisation se fait ici sur les vainqueurs des indépendances sans que le désenchantement et le virage autoritaire qui a suivi transparaissent. II- Le sens des mots, le choix des mots : la colonisation et ses dérivés au filtre des discours scolaires français et marocain Qu’en est-il un siècle après la signature du diktat de Fès, plus d’un demi- siècle après l’istiqlal ? Dans les années 1980-1990, l’appel, au Maroc même, à « un regard froid sur la colonisation » par Negib Bouderbala 9 et « l’éloignement par rapport au fait colonial » analysé par Daniel Rivet en France pouvaient laisser croire que la distance à l’égard de l’épisode colonial conduiraient à une neutralisation de part et d’autre des terminologies et peut-être, pour les plus optimistes, à une convergence de celles-ci. N’a-t-on pas, au contraire, assisté dans un contexte de concurrence des mémoires, de repli identitaire et d’abandon du bilinguisme à une instrumentalisation encore plus sensible des mots rendant les deux discours scolaires hermétiques l’un à l’autre ? - Vue de France : Aujourd’hui, dans l’ancienne métropole, un courant de recherche en histoire de 8 Mostapha Hassani-Idrissi, « La didactique de l’histoire au Maroc. Genèse d’une discipline éducative », Historiens et Géographes, n° 396, Paris, 2006, p. 235-242. 9 Negib Bouderbala, « Pour un regard froid sur la colonisation. La perception de la colonisation dans le champ de la pensée décolonisée. Le cas du Maroc » in Connaissances du Maghreb. Sciences sociales et colonisation, Paris, éd. CNRS, 1984. Daniel Rivet, « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement », Vingtième siècle, volume 33, 1992. l’éducation passe au peigne fin le traitement scolaire de la période coloniale notamment à travers les manuels. De ces nombreuses études ressort un premier constat. Le terme de colonisation n’est certes plus associé à ceux de « pacification », « bienfaits », « œuvre » et « prospérité ». Il semble en effet acquis que ces associations appartiennent au passé, à la propagande coloniale. Ces termes sont employés entre guillemets pour analyser les ressorts du discours colonial, étudié maintenant comme une idéologie. Mais, dans le même temps, on a pu clairement mettre en évidence un processus d’euphémisation de la colonisation par son association à un champ lexical sans connotation négative et sans charge de violence. La colonisation est expansion, partage du monde, course, aventure, présence 10. Longtemps contenu dans ce champ lexical, l’expression de « mise en valeur » a été employée d’autant plus naturellement qu’elle renvoie à la définition du dictionnaire le Petit Robert pour qui la colonisation est : « Une mise en valeur, une exploitation des pays devenus des colonies » Pourtant inchangée depuis 1967, cette définition a valu au prestigieux dictionnaire une attaque en règle en 2006. Dans le contexte tendu de la loi du 23 février 2005, il a en effet été accusé de cautionner la colonisation, de la glorifier, d’en faire l’apologie. Cette action a été menée par des « groupes de mémoires » à la tête desquels se trouvaient le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) et le MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples) montés au créneau pour dénoncer « des définitions méprisantes, porteuses d’un certain racisme et justifiant la colonisation », un représentant du MRAP étant allé jusqu’à dénoncer « la crampe 10 Voir, notamment, Valérie Lanier, « Les colonisations et décolonisations dans les manuels d’histoire de collège : une histoire partielle et partiale », septembre 2008, http://www.reseau-terra.eu/article823.html 23 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 mentale qui atteint ceux qui pensent que le colonialisme est un bienfait… » 11. Pour sa défense, le Petit Robert a d’abord argué que le terme de « valeur » était, dans cette définition, pris au sens économique et non moral, sans connotation positive ou négative. Il a surtout insisté sur la distinction entre colonisation et colonialisme en français, la polémique tenant, selon les rédacteurs de l’article, au fait que la nuance entre les deux termes n’était pas prise en considération 12. Or, la colonisation rappelons-le est un processus historique tandis que le colonialisme, une doctrine qui soutient la colonisation, terme péjoratif qui renvoie à une vision critique du phénomène colonial en usage en français dès le début du vingtième siècle. Il est évident que cette affaire, ainsi que les débats médiatisés qui l’ont accompagnée ont eu des conséquences chez les rédacteurs de manuels d’histoire désormais plus attentifs à l’usage et aux nuances des termes de colonisation et colonialisme dans un contexte éditorial marqué par de nombreuses publications de dictionnaire historique, lexique et abécédaire de la colonisation 13. L’adoption prudente de la notion de « fait colonial » a pu ainsi apparaître comme un glissement vers une terminologie « politiquement correcte », voir un choix délibéré de ne pas heurter un public catégoriel : le risque d’une communautarisation des manuels d’histoire a été soulevé, dans un contexte de malaise. - Vue du Maroc 11 Bertrand Bissuel, « Le MRAP et le CRAN accusent Le Petit Robert de faire " l’apologie " du temps des colonies », Le Monde, septembre 2006; « Colonisation : Alain Rey contre " l’inculture économique " », Libération, 6 septembre 2006. 12 Alain Rey : « Un dictionnaire ne fait pas d’idéologie», interview au Figaro, le 6 septembre 2006. http://www.lefigaro.fr/france/20060908.FIG0000000 39_alain_rey_un_dictionnaire_ne_fait_pas_d_ideologie .html 13 Dictionnaire de la France coloniale, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Flammarion, 2007 ; Dictionnaire de la colonisation française, sous la direction de Claude Liauzu, Larousse, 2007 ; Les mots de la colonisation, sous la direction de Sophie Dulucq, Jean-François Klein et Benjamin Stora, Presse Universitaire du Mirail, 2008. Là, où le français décline et nuance, l’arabe tranche. Au Maroc, le terme d’ isti’mar, tantôt traduit par colonialisme tantôt par colonisation est toujours connoté péjorativement et ne suscite pas de polémique 14. Dans deux des dictionnaires les plus couramment utilisés par les enseignants et les élèves, c’est par le verbe ista’mara que la notion est définie. Al Mounjid fi al loughati wal a'lam donne la définition suivante : « le fait qu'un pays entre en possession d’un autre pays (ou une partie de ce pays) qui ne lui appartient pas » tandis que dans Al Wassit : « un pays a colonisé un autre pays quand il lui a imposé sa souveraineté et l'a exploité ». De fait, lors du cours d’histoire en arabe, les nuances entre colonisation et colonialisme sont très ténues voire inexistantes. L’emploi de fikr isti’mari pour colonialisme dans le sens de doctrine coloniale est peu usité de même que wojoud ou houdour isti’mari, expression qui serait la plus à même de neutraliser la notion et la rapprocherait de celle de « présence coloniale » ou « fait colonial ». Aujourd’hui comme hier, dans l’histoire scolaire marocaine, isti’mar est toujours associé à un vocabulaire de domination et de violence : ihtilal (occupation), istighlal (exploitation), un peu moins à imbiryalia (impérialisme), démodé. Pour contrer la charge d’humiliation liée à la colonisation, celle-ci est amincie, recouverte par les notions de résistance (muqawama), de nationalisme (haraka al wataniyya), de révolution (tawra) et de libération ( tahrir). Peu de changement, à première vue dans ce contre-champ lexical depuis l’indépendance. Côté français, les termes de résistance et de résistants, de libération et de révolution ont du mal à s’imposer dans l’histoire enseignée de la colonisation. Certes, il n’est plus question de « rebelles » « dissidents », « fanatiques » et autres « terroristes ». Mais, Marie-Christine Baquès nous rappelle : « Devant la conquête et l’exploitation, le colonisé apparaît comme dominé et passif. Il Ces remarques proviennent d’un échange avec Ali Aït Ahmed, agrégé de traduction et enseignant d’arabe que je remercie bien chaleureusement pour son aide précieuse. 14 24 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 peut être un martyr mais pas un résistant » 15. Au-delà du fait que la résistance à la colonisation ait été traitée longtemps comme un phénomène marginal, il semble bien que, dans l’histoire enseignée française, ce terme reste exclusivement associé, consciemment ou inconsciemment aux combats contre l’occupation nazie et l’Etat de Vichy comme l’est celui de Libération. Pourtant, ce sont bien ces combats et ce terme que se sont appropriés les écoles historiques nationalistes dans les jeunes Etats décolonisés dans une lecture de la résistance en tant que phénomène international, qui, issu de la lutte des peuples européens contre l'occupant nazi, se prolonge au-delà de 1945 16. Mais le transfert reste ici presque impossible et témoigne de hiérarchies symboliques difficiles à dépasser. L’autre notion absente du registre de l’enseignement de la colonisation en français, celle de Révolution, reste incontournable dans la terminologie de l’histoire enseignée en arabe au Maroc, reprenant l’expression officielle de « Révolution du Roi et du Peuple » 17. Inutile de rappeler pourquoi les champs lexicaux de la Révolution et la Royauté ont tendance à s’exclure en français alors qu’ils fusionnent par cet événement institué comme fête nationale. On comprendra ici les blocages. Une évolution intéressante bien que passée largement inaperçue est à lier à la consigne donnée aux enseignants du MEN (ministère de l’Education nationale) dans les années 1990 d’opter pour le terme de himayya (protectorat) plutôt que celui isti’mar pour le Marie-Chistine Baquès, « Programmes et manuels en France, face à l’éclatement des identités : quel nouvel ethnocentrisme ? » coordonné par Mustapha Hassani Idrissi, Rencontre de l’histoire et rencontre de l’autre. L’enseignement de l’histoire comme dialogue interculturel, Revue scientifique de l’Université Mohammed V- Souissi, vol. 3, numéro 4, octobre 2007. 16 Sébatien Jahan, « Trous de mémoire, silences, relectures apologétiques et histoire de colonisation : du bon usage du terme « négationnisme », Cahiers d’histoire critique, n° 101, 2007. 17 Faisant référence à la déposition du souverain par les autorités coloniales le 20 août 1953 et au déclenchement consécutif de la résistance armée. 15 cas du Maroc 18. De fait, aujourd’hui, dans les manuels et jusque dans les programmes universitaires, l’expression ‘ahd el himayya s’est banalisée et renvoie naturellement à l’histoire du Maroc de 1912 à 1956. Les raisons de cette orientation méritent réflexion. S’agit-il d’en ôter la charge négative, le protectorat étant considéré comme une forme atténuée de colonisation ? Ou encore d’insister sur « l’exception marocaine » en forçant la distinction avec l’Algérie voisine dans l’héritage Lyautéen 19? L’exception marocaine est confortée par le fait - étonnant - que le terme de himayya n’est pas attesté dans les deux dictionnaires les plus usités en arabe par les élèves. 20 Cette nouvelle orientation terminologique est allée de pair avec une baisse du temps consacré à l’enseignement de cette période qui conforte l’impression d’un protectorat « accident de l’histoire » et « parenthèse » ne pesant pas lourd au regard du temps long de l’histoire marocaine 21. Les 18 Témoignages oraux d’enseignants qu’il faut pouvoir confirmer par des sources écrites. 19 Rappelons les paroles de Lyautey, en 1916 à la chambre de commerce de Lyon : « Parlant de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc, vous avez dit : « nos trois colonies ». Or, rien ne serait plus inexact et plus périlleux que de faire de notre Afrique du Nord une image aussi simplifiée et de considérer la Tunisie, l’Algérie et le Maroc sous le même aspect. (…). Pas simple étiquette… Au Maroc, au contraire, nous nous sommes trouvés en face d’un empire historique et indépendant, jaloux à l’extrême de son indépendance, rebelle à toute servitude, qui, jusqu’à ces dernières années, faisait encore figure d’Etat constitué, avec sa hiérarchie de fonctionnaires, sa représentation à l’étranger, ses organismes sociaux dont la plupart subsistent toujours, malgré la défaillance récente du pouvoir central. (….). A nul pays ne convenait donc mieux le régime du protectorat… ». Lyautey, Paroles d’action, présenté par J. L. Miège, Rabat, éd. de la Porte, 1995. 20 Cité plus haut. 21 Dans la pure veine nationaliste. Rappelons l’article 1 du Manifeste de l’Istiqlal du 11 janvier 1944 : « 1- Considérant que le Maroc a toujours constitué un Etat libre et souverain, et qu’il a conservé son indépendance pendant treize siècles jusqu’au moment où, dans les circonstances particulières, un régime de protectorat lui a été imposé. » Sur la baisse du temps consacré à la période du protectorat, voir Mostafa Hassani Idrissi, « Les temps du Protectorat et de l’Indépendance dans les programmes et les manuels d’histoire de l’enseignement secondaire au Maroc » 25 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 programmes et manuels marocains n’ont pas attendu les subalterns studies et leur provincialisation de l’Europe pour insister sur la fugacité de la colonisation européenne ! Surtout, plus significatif encore, la notion d’isti’mar et ses dérivés (isti’mari/ mu’amir) s’applique de fait désormais exclusivement au contexte palestinien. Donc, si pour les générations marocaines de l’indépendance, le mot de colonisation renvoyait à la colonisation française, pour les plus jeunes générations, la colonisation est d’abord une affaire moyen-orientale et les colons/colonisateurs des Israéliens. Une bonne illustration de la manière dont fluctuent et résonnent les mots en fonction des générations et des contextes. Pour autant, la réalité de la colonisation française s’efface-elle au Maroc ? Pour cette période si sensible de l’histoire, comme en France, les groupes de mémoire restent attentifs au poids des mots et à leur usage. En témoigne, de manière indirecte, la polémique très vive autour de l’emploi de l’appellation « Dahir Berbère » de 1930 dans les manuels scolaires, qui est allé jusqu’au procès en 2003. L’enseignement du « Dahir Berbère » est en effet devenu une question sensible dans le contexte de l’affirmation de la revendication identitaire amazigh. Doit-il toujours être interprété comme cet événement fondateur du nationalisme marocain ? Ou n’est-il qu’un épiphénomène instrumentalisé par les idéologues de l’arabisme ? Ce dernier point de vue qui a été défendu par le collectif amazigh qui a déposé plainte pour incitation à la haine raciale, mensonge et falsification de l’histoire à l’encontre du Ministre de l’Education nationale rappelant que remplacement de « Dahir Berbère » - pouvant faire passer les Berbères pour des alliés voire collaborateurs des autorités coloniales - par « Dahir colonial » défendue par la presse istiqlalienne elle-même, devait passer maintenant dans la terminologie scolaire 22. A travers l’exemple franco-marocain il apparaît donc que le maniement des mots de la colonisation, particulièrement dans le discours scolaire est aujourd’hui encore plus sensible qu’hier. Comme le montre les deux procès évoqués, les guerres de mémoires passent par des guerres de mots. C’est pourquoi il semble nécessaire que le domaine bien peu labouré de histoire comparée de l’usage des mots constitue un champ de recherche à part entière. Voir l’ensemble du dossier en ligne : http://www.amazighworld.org/human_rights/morocc o/tribunal/index.php et Mustapha El Quadery, « Paradoxes de l’avenir d’un passé compromis », Du protectorat à l’indépendance. Problématique du temps présent, op. cit., p. 182. 22 coordonné par Mohammed Kenbib, Du protectorat à l’indépendance. Problématique du temps présent, publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humainesRabat, 2006. 26 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 The Historian “Abderrahman Ben Zaydane”: Naqib of ‘Alaoui Shurafa’ (1878-1946) Between French Authorities and the Nationalist Movement Jillali El Adnani Professeur d'histoire Mohammed V University, Agdal Rabat [email protected] 5TU This article aims at tracing the path of Abderrahman Ben Zaydane, a sharif and historian belonging to the Alaouite family and a cousin of Sultan Mohamed V. This character played different roles oscillating between historical writing, political propaganda, dealing with the social issues of the sharifs of Meknes, and finally covert resistance through poetry and prose in support of Sultan Mohamed V and the Nationalist Movement. Ben Zaydane passed away in 1946, approximately one year before the sultan’s historic speech delivered in Tangier, which constituted a major sign and an important transformation in the orientation of the Nationalist Movement and its relationship to the royal palace as well as the French authorities. This concise study demonstrates the development of relationships between the sharifs and various competing notables of zawiyas as well as the relationship of these parties to the French protectorate. Biography of Ben Zaydane Abderrahman Ben Zaydane is a descendent of the Alaouite dynasty and is one of the grandchildren of Sultan Moulay Ismail, who ruled over Morocco until 1727 and maintained a solid relationship with the King Louis XIV of France. Sharif Abderrahman Ben Zaydane is the brother-in-law of Sultan Mohammed V, and together with Abdelhay El Kettani, is one of the most important intellectual figures during the colonial era. Abderrahman Ben Zaydane was initially interested in teaching before he became a historian and started writing about Meknes, which is where he was born in 1878. He was appointed as Deputy Director at the military school of Meknes, which was built following U5T the fierce resistance in the mountains led by Moha O’Hamou Zayani and Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi. He served again as deputy director after the forced resignation of General Lyautey, who was against the excessive use of military force. According to a French report, the appointment of Sharif Ben Zaydane as the head of a military school was against the peaceful nature of the sharif. Colonial authorities therefore misinterpreted the role of the sharif, who could make use of arms with the peaceful character of the saint as is the case of the Alaouite Sultans. Ben Zaydan Authorities and the French Sharif Ben Zaydane played a determining role in convincing the notables and authority figures to establish a military school in 1926. According to French archives, Sharif Ben Zaydane remained faithful to the protectorate authorities until 1925. In other words, he had benefited from several material and non-material advantages. Sharif Ben Zaydane began establishing relationships with the Nationalist Movement leaders and Sultan Mohamed V. As a result, by 1938, the Sultan had increased his wages from 24.000 to 40.000 F.F 1. During the period between 1940 and 1946, Ben Zaydane was in charge of missions abroad, which strengthened his relationship with American officials. The social situation of the naqib of the Alaouite sharifs in Meknes was quasi stable; his salary did not exceed 350 F.F, while the wages of the deputy director of the military school exceeded 2100 F.F. Fearing an Amzigh return to sharifism, the protectorate P54F P 1Diplomatic Archives of Nantes, dossier nominatif Abderrahman Ibn Zaydân, n°103. 27 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 authorities prevented the establishment of sharifian in the rural areas. In addition to various sharifs, Ben Zaydane supported 40 individuals. Several personalities frequented his palace on a regular basis, a practice that cost him dearly to the extent that he had to sell jewellery and gold daggers in order to overcome his financial crisis. Ben Zaydane constantly demanded the Sultan and the protectorate authorities to increase his grant. The French protectorate responded positively to his request in order to ensure his loyalty and to keep him at a distance from the leaders of the Nationalist Movement. Consequently, Officer Benjerba addressed a report noting that Sharif Ben Zaydane must be reminded of the existing dire socio-economic situation and must therefore reasonably manage his spending. Despite the protest of a number of disadvantaged Alaouite sharifs who accused him of forcing their leave from the palace and withholding their allocations, Sharif Ben Zaydane did not benefit from his properties since Sultan Mohamed V seized them. In spite of the sharifs’ complaints and objections, Sultan Mohamed V reappointed Ben Zaydane as a “naqib of the sharifs” in December 1945. This entitled him to distribute donations over the sharifs of Meknes and Zerhoune. He was also in charge of supervising the marriages of “sharifat” (female sharifs) as well as overseeing the behavior of his followers with the exception of their judicial affairs, which were under the jurisdiction of the Minister of Justice. Regardless of his stable social situation, Ibn Zaydane complained about his salary, which in his opinion equalled the wages of a driver or a cook. He continuously reminded the French authorities, who nominated him as Minister of Education in 1935, of the missions he carried out in Al Hejaz, primarily the creation of a dispensary in Jeddah for Moroccan pilgrims. Other achievements included his opposition to Franco’s project and the founding of a Moroccan cultural institution in Cairo. French officials considered Ben Zaydane’s involvement in foreign affairs as evidence of the regression of the domestic role of the sharifs. Ben Zaydane was accused of cooperating with the Nationalist Movement leaders and of writing poems praising the Sultan while threatening the treacherous. It is important to note that Ben Zaydane established relations with U.S. Air Force officer Léon Brocks, who spoke Arabic and consulted Moroccan history books during his visits to Ben Zaydane in Meknes. In fact, the American presence in Morocco was related to circumstances of World War II. According to a French report, the amounts of food at ceremonies organized by Ben Zaydane in honor of U.S. officers could not convince them of Morocco’s lack of need for food aid. 2 Worth mentioning, U.S. officials and the Moroccan Minister of Justice and historian Mokhtar Assoussi (who later became Minister of Islamic Affairs in the new independent government) attended the ceremony that took place on April 7, 1943. As was the case for the historian Ben Zaydan, one might argue that the American presence in Morocco contributed to dwarfing the image of France in the view of the Makhzanian elite. Ben Zaydane, New Sharifs and the Nationalist Movement In 1944, the first political party, the Istiqlal (Independence) Party (which had sharifs as members), was founded after a series of discussions between Sultan Mohamed V and the leaders of the Nationalist Movement about the future of the monarchy and the prospects of its future modernization towards a constitutional monarchy. This was the main reason why Sharif El Kettani objected to the rapport that was being established between the king and the Istiqlal Party. Sharif El Kettani and El Glaoui (the Pasha of Marrakech) commented that the Sultan was no longer representing Moroccans, but rather representing the Istiqlal Party. The division amongst the various sharifs and their advocacy for the “zawayas” Letter of Brocks to Ben Zaydane in November 22, 1944 from Italy. 2 28 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 that helped the protectorate left no other option for Sultan Mohamed V than to align with the leaders of the National Movement and the Istiqlal Party. This was made even more obvious with the deterioration of the sharifs’ status and authority in urban areas. The Nationalist Movement saw in the Sultan, especially after the increasing competition and conflict between its members, an important symbol to confront colonizers. In the same way, the protectorate authorities believed that the Sultan had the capacity to destroy or at least to reduce the authority of the Istiqlal party. Given that the new sharifs could not achieve their interests in neither tribal nor Sufi structures, nor in sharifian genealogy for that matter, one might argue that they found a new and better outlet for their interests and ideologies in political life and economic modernism. These were characterized by allegiance to the king and homeland. Ben Zaydane was known for his writings, particularly for his poetry through which he defended the legitimacy of the Alaouite family and praised the qualities of Sultan Mohamed V. In fact, Ben Zaydane used the theme of historical relations between the Alaouite sultans and the French through the example of Moulay Ismail and Louis XIV as an opportunity to reference the historical nature of this legitimacy. However, the poems and praise he wrote in favor of Sultan Mohamed V stemmed from a futurist vision of Morocco's polity and the major evolution that the Moroccan political scene would witness a year after the death of Abderrahman Ben Zaydan. On January 31, 1945, Sultan Mohamed Ben Youssef, upon request from Ben Zaydane, issued a decree drafted by the Grand Vizir Mokri recognizing the need to respect the sharifs in accordance with old customs and traditions. This decree coincided with a background of problems arising from the election of a naqib of the sharifs in Meknes and the increasing power of zawiya and tribal leaders previously allied to the French protectorate. The protectorate authorities sent Judge Mhamed Nasiri to deal with the conflict that erupted between Ben Zaydane and the competing sharifs and proponents of various icons of the Nationalist Movement. However, Sultan Ben Youssef ended the conflict in favor of his cousin Ben Zaydane. The scrutinizing observations of the secret police as well as journalists tailored Ben Zaydane’s freedom of expression. In this regard, the commemoration of the fortieth anniversary of his death in Meknes is an especially important event. The ceremony was organized under the auspices of Prince Hassan II on December 26, 1946 with the presence of several Nationalist Movement leaders. These leaders included Faqih Al Ghazi, Mohamed El Ghzaoui, Mekouar, Moulay El Arbi Alaoui and Allal El Fassi. According to a French political report, the latter delivered a poem in the spirit of Ben Zaydane which earned appreciation from the audience. The ceremony was also characterized by giving the floor to a female voice, nineteen-year-old Belala Fadila, who was an instructor in the Falah School. However, what most significantly marked the event was the absence of Prince Moulay Hassan (Hassan II), who preferred to have his meal with his grandmother. This incident alarmed the French authorities present at the event. In the conclusion of the secret report presented to the Resident-General, it mentioned that the fortieth anniversary of the death of Ben Zaydane was characterized by two major elements: the display of power by the Independence Party and the adoption of by the Nationalist Movement of the memory of the historian Ben Zaydane. Conclusion This study attempted to identify the various intersections and differences in interpretations concerning the life of the historian Ben Zaydane. If the protectorate system was based on the protection of institutions, individuals and space, Ben Zaydane’s appointment as deputy director of the military school in Meknes by ResidentGeneral Lyautey came to corroborate the concept of the protectorate according to the French perspective. This can be summarized by the triad of the protectorate: French authorities, the Sharif and the people. French 29 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 documents and reports demonstrate the nature of the relationship that existed between the Alaouite sharifs and the protectorate authorities. The demands of Ben Zaydane were usually answered and his calls to acquire privileges were rarely refused, as was the case with the demands of the zawiyas’ leaders. The protectorate authorities maintained the hierarchy of the Makhzan as follows: Sharifs and scholars, then Almoravids, and finally the leaders of the zawiyas. However, the protectorate would soon crack down after the Nationalist Movement was established and particularly after the Istiqlal Party started developing a coalition with the palace and its symbols: Sultan Mohamed V, Prince Moulay Hassan and Naqib Ben Zaydane. As demonstrated, there are a number of reports that called for the augmentation of the grants allocated to Ben Zaydan in order to prevent him from being drawn to the Nationalist Movement’s proposals. These reports confirm that his stances were characterized by inconsistency and articulate his sympathies towards the principles of the Nationalist Movement. Finally, it can be said that Ben Zaydane, the sharif and the intellectual, captured the attention of the French authorities who always sought the assistance of the Makhzanian and intellectual elite. One might also argue that the Nationalist Movement followed the same strategy in that it maintained positive relations with Ben Zaydane and finally adopted his memory and thought. Of particular note, he was considered as one of the symbols of the Alaouite family whose path was associated with that of the Nationalist Movement between 1933 and 1956. 30 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 En quête de la mémoire rifaine Le Rif face à son histoire Mimoun Aziza Enseignat-chercheur Faculté des Lettres et Sciences humaines, Meknès [email protected] Nous nous proposons, dans ce texte, de mener une réflexion sur une question qui traverse la société marocaine depuis plus d’une décennie. Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler : « retour de mémoire et devoir de mémoire » 1. Cette question prend une importance aigüe dans le Rif marocain, en raison des circonstances particulières traversées par la région pendant une bonne période du XXe siècle. La mémoire des Rifains est marquée par une série d’événements violents, qui furent longtemps refoulés. Le climat politique du Maroc indépendant, caractérisé essentiellement par la répression et le manque de libertés d’expression, n’offrait pas la possibilité aux victimes de cette violence de s’exprimer. Le travail de réconciliation avec le pouvoir central passe aussi par un travail sur la mémoire. Ce chantier ouvert depuis des années permet aux Rifains de s’exprimer, de dénoncer les atrocités commises par les pouvoirs publics à plusieurs reprises. En plus des conséquences catastrophiques des guerres coloniales dont a souffert la société, il convient de signaler la violence pratiquée par le makhzen marocain à plusieurs reprises, notamment lors du soulèvement de 1958 2 et 1 La notion ou l'expression de « devoir de mémoire », telle qu'elle apparaît en France au début des années 90, désigne un devoir moral attribué à des États afin d'entretenir le souvenir des souffrances subies dans le passé par certaines catégories de la population. Voir à ce propos le texte de Sébastien Ledoux, « Pour une généalogie du "devoir de mémoire" en France », Centre Alberto Benveniste, 2009, en ligne, consulté le 3 février 2012 : http://centrealbertobenveniste.org. 2 Juste après l'indépendance du Maroc, les Rifains se sont soulevés pour protester contre la politique de marginalisation et de négligence menée par le gouvernement du Maroc dans le Rif. Au cœur de ce mécontentement, un des leaders du Parti démocratique et de l'indépendance, membre de la tribu des Beni les émeutes de 1984. Après une longue période de silence, nous assistons dernièrement à un retour du refoulé mémoriel à l’instar de ce qui se passe en France par rapport à la guerre d’Algérie ou encore en Espagne par rapport à la guerre civile 3. La société civile rifaine prend en charge la question de la révision de l’histoire coloniale et post-coloniale du Rif. En plus, de la commémoration des événements marquants de l’histoire locale, les acteurs de la société civile prétendent ouvrir un nouveau chantier afin de réécrire l’histoire du Rif. Cette Ouriaghel, s'était manifesté pour présenter les doléances des Rifains au gouvernement de Rabat. Le 11 novembre 1958, Sellam Ameziane du Parti Démocratique Indépendant, et deux autres membres des Beni Ouriaghel, Abdel Sadaq Khattabi et le fils d'Abdelkrim al-Khattabi, Rachid, ont présenté, au Roi Mohammed V, un programme en dix-huit points pour le Rif. Ce programme rassemble, pêle-mêle, les préoccupations des Rifains, allant de l'évacuation des troupes étrangères du Rif, au retour d'Abdelkrim alKhattabi au Maroc, à la création d'emplois, à la représentation politique et aux réductions d'impôts. Cependant, avant que ce programme n'ait été présenté au roi, la révolte du Rif avait déjà commencé depuis presque trois semaines. Le 25 octobre 1958, les bureaux du Parti de l'Istiqlal d'Imzoûrene étaient pris d'assaut et les soldats gouvernementaux ont été maîtrisés. C'est là, que le soulèvement a pris la forme d'une révolte réelle. A la fin de janvier 1959, le soulèvement a été réprimé par une force militaire commandée par le prince héritier Moulay Hassan et le général Oufkir. 3 La loi sur la mémoire historique (Ley de Memoria Histórica), officiellement appelée Loi pour que soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la Dictature. La loi vise à reconnaître les victimes du franquisme. Initié par le président du gouvernement, José Luis Rodríguez Zapatero, le projet de loi, très controversé de part et d'autre, a été approuvé en Conseil des ministres le 28 juillet 2006 et adopté par les députés du Congrès, le 31 octobre 2007. 31 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 mémoire se construit en rapport au pouvoir central avec lequel les relations étaient souvent conflictuelles, mais aussi par rapport aux deux voisins qui sont l’Algérie et l’Espagne. De l’ancienne puissance coloniale, les Rifains gardent de mauvais souvenirs en raison des conflits violents qui les ont opposés aux Espagnols et de l’utilisation des armes chimiques par l’armée espagnole en 1925. Avec les Algériens, les Rifains entretiennent une relation ambivalente. L’Algérie de l’époque coloniale fut la terre d’accueil de dizaines de milliers de migrants rifains allant travailler dans les fermes des colons français. Pendant longtemps, l’Oranie fut considéré comme l’arrière-pays du Rif, où se refugiaient des milliers de migrants rifains fuyant les grandes famines qui ont sévi dans le pays au cours des années quarante du siècle dernier. Le Rif de son côté, a également accueilli les réfugiés algériens pendant la Guerre de Libération algérienne (1954 -1962). Les nationalistes de la zone khalifienne ont prêté aide et soutiens aux combattants de l’Armée de Libération nationale algérienne. Cette question constitue un élément primordial dans les discours des anciens combattants. C’est aussi un moyen de prouver leur « statut d’anciens combattants » et de bons nationalistes. Lors de l’indépendance de l’Algérie, les relations entre les deux pays voisins se détériorèrent rapidement. Une série de conflits politiques et territoriaux participèrent à la création de frictions entre les deux sociétés. Il y eut d’abord la Guerre des Sables (en octobre 1963), puis la crise du Sahara à partir de 1975. Suite à ce dernier conflit, les autorités algériennes procédèrent à l’expulsion de plus de 45 000 Marocains légalement installés en Algérie depuis plusieurs décennies. Trentesept après, les victimes de ces expulsions arbitraires ont créé plusieurs associations dans les villes de Nador et d’Oujda pour réclamer auprès des autorités algériennes, une reconnaissance et des indemnisations pour le préjudice subi. 1-L’Espagne dans la mémoire des Rifains La mémoire locale se construit également à travers les relations avec l’Espagne, marquée essentiellement par la résistance à l’occupation espagnole. Il s’agit d’une relation assez compliquée. L’ancienne puissance coloniale est considérée responsable de la marginalisation économique et politique dont a souffert le Rif pendant longtemps; l’Espagne était une puissance coloniale mineure et ne disposait pas des moyens financiers pour développer économiquement la région. La division du Maroc en deux zones de protectorats est un autre facteur qui a contribué à la marginalisation du Rif. Cette division a créé de nombreuses entraves et contraintes au développement du nord. De ce passé historique surgissent des questionnements liés notamment au mouvement d’Abdelkrim al-Khattabi, à l’usage des armes chimiques durant la guerre du Rif et à la participation des Marocains à la guerre civile espagnole. De nombreux Rifains pensent que le retard et la marginalisation dont a souffert leur région pendant longtemps sont dus en grande partie aux séquelles de la colonisation. Il est vrai que l’étude de la période coloniale fournit, dans une certaine mesure, la clef pour comprendre quelques aspects de l’histoire actuelle du Rif. Du côté marocain comme du côté espagnol, on a souvent recours à l’histoire afin d’expliquer des événements d’actualité. A titre d’exemple, quand les relations diplomatiques avec l’Espagne se détériorent, les Marocains mobilisent dans le passé colonial les violences espagnoles : les atrocités commises par l’armée dans le Rif, l’utilisation des armes chimiques, le recrutement massif des Rifains pour participer à la guerre civile espagnole (1936-1939). Et du côté espagnol, quand il y a des problèmes à la frontière de Nador-Melilla, les acteurs de la société civile organisent des manifestions et exigent le départ des Espagnols de ces terres marocaines. Les Espagnols contestent, en ayant également recours à l’histoire, afin de défendre leur position. Les responsables et hommes politiques de la ville occupée déclarent 32 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 souvent que : « Historiquement Melilla était espagnole avant même la création de la Nation marocaine ». 2- La confrontation avec le pouvoir central marocain L’histoire actuelle du Rif est considérée principalement sous l’angle de la réconciliation avec le makhzen. La réconciliation est plutôt sollicitée par le Makhzen, alors que la majorité des Rifains est encore assez réticente à cet égard, surtout auprès des partisans de l’autonomie rifaine. De cette relation conflictuelle, la mémoire collective a retenu quelques événements sanglants, présentés comme symboliques. Ainsi, l’expédition de Bouchta Albaghdadi, un caïd de Moulay Hassan qui a organisé vers la fin du XIXe siècle une expédition punitive contre les tribus du Rif central, ou encore le soulèvement de 1958 contre les autorités de Rabat qui fut sévèrement réprimé par les Forces de l’Armée Royale. Nous avons ici, certainement, un nouveau champ d’étude pour l’historiographie marocaine. Localement l’intérêt pour cette thématique est considérable et répond à de réelles attentes mémorielles. Et devant l’absence de recherches académiques, l’initiative est venue de la société civile 4. L’intervention armée de l’Etat marocain contre des populations civiles, a laissé certainement des séquelles traumatiques. Pendant plus de quarante ans, il était interdit d’évoquer cet épisode de l’histoire nationale. Une fois cet interdit levé, un certain nombre de militants associatifs se sont engagés à « réécrire» l’histoire d’un événement considéré comme élément fondateur des relations du Rif avec le Makhzen. La révolte de 1958 est également Nous citons, à titre d’exemple, une journée d’études organisée par le Centre du Rif pour la Préservation de la Mémoire (CRPM), dans la ville de Nador, le 13 novembre 2010 sur la mémoire collective et les événements des années 1958/1959. Deux points essentiels sont abordés dans cette rencontre : les usages et représentations publics de la mémoire des événements du Rif puis le rôle de la reconstruction de la mémoire dans la réconciliation avec l'histoire et dans la vigilance démocratique, dans le présent et pour le futur. 4 considérée comme une date symbolique marquant la relation avec le Makhzen du Maroc indépendant. Les causes de cette révolte sont directement liées aux conditions socio-économiques difficiles que connaissait la région. Le mouvement de contestation a commencé lors du processus d’intégration des deux anciennes zones du protectorat. Il s’agissait en fait d’intégrer la région du Rif au reste du Maroc à travers l’unification monétaire, la libre circulation des personnes et l’unification linguistique (le français remplace l’espagnol à l’école et dans l’administration). Par conséquent, l’élite locale hispanophone a été marginalisée au profit des administrateurs francophones venus des autres régions. L’indépendance a mis en évidence la situation de cette zone en soulignant les disparités économiques et sociales entre les deux zones. Le discours tenu par les acteurs du mouvement associatif insiste beaucoup sur la récupération de la mémoire collective à propos du soulèvement de 1958. Dans le cadre du programme de réparation communautaire du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme CCDH (l’actuel CNDH) qui vise à impliquer les acteurs locaux dans la mise en œuvre du programme et après de nombreuses concertations avec les associations de droits de l’Homme, avec les associations culturelles et les associations de développement, l’Association culturelle « Aussen » a proposé (en 2009) le projet « Centre du Rif pour la Préservation de la Mémoire ». Il s’agit, selon son président Mohamed Hamouchi, d’un centre scientifique chargé de collecter les documents et les archives et d’enregistrer les récits et les témoignages oraux concernant les évènements dramatiques survenus au cours des années 1958/1959. Mohamed Hamouchi définit les objectifs de ce projet de la façon suivante : « la sensibilisation et l’information des jeunes générations à l’histoire des violations graves des droits de l’Homme. Le premier pari de ce projet c’est la préservation de la mémoire des évènements de 1958/1959 menacée par l’oubli, surtout pour la région du Rif caractérisée par la tradition orale comme moyen de protéger et de préserver sa mémoire. Dans ce cadre, plusieurs activités 33 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 seront organisées : tables rondes, séminaires scientifiques et publications, à travers lesquelles le Centre du Rif créera les dynamiques, débats et échanges contribuant ainsi à la construction et à la préservation de la mémoire collective pour consolider la réconciliation au niveau nationale et démocratique » 5. Dans les discours tenus par les acteurs associatifs, l’histoire, la mémoire et le politique se mêlent : « la vision de l’avenir du Rif dépend particulièrement de son passé ». Omar Lamaâllem président de l’Association Mémoire du Rif écrit : « Notre passé à nous est un élément essentiel pour aller de l’avant et ancrer l’identité rifaine auprès de nos prochaines générations ». 3- Les acteurs de la société civile face à la question de la mémoire intéressés par la préservation de l’histoire, de la culture et des traditions du Rif, décidions de créer cette association (…) Nous exigeons la réécriture de l’histoire du Maroc, particulièrement celle du Rif, la reconnaissance de la résistance rifaine et son rôle dans l’indépendance du pays ». - Centre de la Mémoire Commune et l’Avenir (actif à Al-Hoceima et à Rabat) Ce centre exige de la part de l’Etat espagnol, une reconnaissance des erreurs commises à l’égard des Marocains qui ont participé à la guerre civile espagnole aux côtés des franquistes, l’engagement des enfants mineurs considéré comme un crime commis par l’armée espagnol. Il demande aussi une reconnaissance de l’Etat espagnol de l’utilisation des armes chimiques pendant la guerre du Rif. - Groupe de Recherche Mohamed Abdelkrim alKhattabi (basé à Rabat) Groupe indépendant, il ne dépend d’aucune institution universitaire. Il n’y a aucun historien parmi ses membres, et pourtant, les médias y font souvent appel. Ses membres interviennent sur les chaînes de télévision en qualité d’experts ou d’historiens spécialistes en la matière. Le responsable du groupe déclare : « Au sein du GRMAK, nous rajoutons que le préalable à toute réconciliation avec notre histoire est certes sa réécriture, en débarrassant le bon grain de l’ivraie, en accordant aux martyrs la place et les honneurs qui leur reviennent dans l’histoire de leur pays ». - Association «Dahaya», ADMEA : Association de Défense des Marocains Expulsés d’Algérie en 1975. Le mouvement associatif dans la région est assez dynamique et ses activités se focalisent essentiellement sur des thèmes identitaires tels que la défense de la langue et de la culture amazighes et la préservation du patrimoine local. Dans ce combat, la référence à l’histoire et à la mémoire est fréquente. Afin d’illustrer nos propos, nous avons choisi quelques exemples : - Association Mémoire du Rif (située à AlHoceima) : ﺟﻤﻌﻴﺔ ﺫﺍﻛﺮﺓ ﺍﻟﺮﻳﻒ Considérée parmi les associations les plus dynamiques, ses activités sont diverses. Elle organise des visites guidées vers les lieux et les monuments historiques du Rif. Elle commémore également la bataille d’Anoual le 21 juillet de chaque année. Elle contribue régulièrement à l’organisation des colloques et des journées d’études consacrées à plusieurs aspects de l’histoire locale. L’intérêt pour l’histoire du Rif indépendant commence à occuper une place importante dans ses activités (la révolte de 1958, et les émeutes de 1984). Dans une interview publiée dans L’Observateur du Maroc (21-27 octobre 2011), le président de cette association déclare : « Le 6 février 2005, nous, un groupe de militants, de chercheurs et de gens de la société civile 5 3T ﺟﻣﻌﻳﺔ ﺍﻟﺩﻓﺎﻉ ﻋﻥ ﺍﻟﻣﻐﺎﺭﺑﺔ ﺿﺣﺎﻳﺎ ﺍﻟﺗﺭﺣﻳﻝ ﺍﻟﺗﻌﺳﻔﻲ ﻣﻥ ﺍﻟﺟﺯﺍﺋﺭ 3T Fondée en 2005, le siège principal se trouve dans la ville de Nador. Elle a des bureaux et des annexes dans plusieurs villes marocaines et à l’étranger, notamment en France et en Belgique. Elle exige des excuses officielles de la part du président algérien, Abdelaziz Bouteflika, témoin et acteur politique de cette opération de déportation. Parmi ses objectifs : « Porter au grand jour une page noire de l’histoire du Maghreb gardée trop longtemps dans l’ombre. Le travail de l’association consiste à prendre contact avec les déportés, http://www.ccdh.org.ma 34 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 rassembler et confronter les témoignages pour la reconstitution des faits et les porter devant un tribunal ». - Association des Marocains d’Algérie, pour la sauvegarde de notre mémoire contre l’oubli. Son siège se situe à Oujda. Elle lutte essentiellement pour la sauvegarde de la mémoire de ces Marocains qui ont vécu en Algérie ; elle milite, par ailleurs, pour l’ouverture des frontières entre les deux pays. Ce dynamisme associatif lié à la récupération et à la sauvegarde de la mémoire du Rif, est accompagnée d’une série de publications ayant le même objectif. Je citerais deux exemples qui traitent des thèmes occupant une place importante dans la mémoire du Rif actuel. L’ouvrage de Mustapha Aârab 6 traite de la situation dans le Rif au cours des premières années de l’indépendance. Il analyse longuement le contexte historique du soulèvement de 19581959 en soulignant la responsabilité du Parti Istiqlal. Il considère que ce parti est responsable de la crise politique et économique des années 1956-1959. Malgré son approche très polémique, il a le mérite d’être le premier ouvrage à traiter de cette période critique de l’histoire du Rif. Le second ouvrage s’inscrit dans une autre thématique de l’histoire du temps présent du Rif. Il s’agit du Sang du mort de Selem Moqran 7. Il aborde la question de l’expulsion des Marocains de l’Algérie. Le livre, selon son auteur, est une contribution aux efforts de « reconstitution de cette mémoire oubliée, menacée par le temps et les hommes » ; la mémoire d'hommes et de femmes dépouillés de leurs biens et livrés aux morsures du froid et aux rigueurs de l'hiver. Bien que le livre s'assimile à une autobiographie, l’auteur affirme que Le sang du mort est un simple témoignage sur un crime impardonnable. Conclusion La réconciliation des Rifains avec leur histoire se fait à travers un va et vient permanent entre le passé et le présent. Ce sont souvent les thèmes d’actualité qui renvoient à l’histoire. Dans ce cas, l’histoire sert à affirmer et à revendiquer des particularités par rapport aux autres régions du Maroc et à l’égard du makhzen. Dans ce rapport au passé, l’histoire et la mémoire sont souvent confondues. Ce que retient la mémoire collective, ne correspond pas toujours à la réalité historique. Nous sommes devant deux réalités Les résultats de la recherche historique, dans certains cas, sont mal reçus par les « Centres et les Associations » de la mémoire du Rif. Quand les historiens parlent de la période de la collaboration d'Abdelkrim al-Khattabi avec les autorités espagnoles, les défenseurs de la mémoire se mettent en colère. Pour la simple raison, c’est que la mémoire collective n’a pas retenu ce détail dans le parcours politique du héros rifain. On pourrait même parler du conflit entre l’histoire et la mémoire et on pourrait parler du Rif actuel, comme une région où il y a « un trop-plein de mémoires » (Benjamin Stora 8). Il y a très peu d’histoire et d’historiens « professionnels ». Alors, c’est le contraire qu’il nous faut pour avancer dans la recherche et la connaissance historiques du cette partie du Maroc. Bibliographie Aârab M., Le Rif entre le Palais, l'Armée de Libération et le Parti Istiqlal (Rif bayn al-kasr, jaysha at-tahrir wa hizb al Istiqlal), Manshourat Ikhtilaf, 2000. Bédarida F., L'Histoire et le métier d'historien en France 1945-1995, Paris, MSH, 1995. Kenbib M. (dir.), Temps présent et fonctions de l’historien, Rabat, Publications de la Faculté L’ouvrage s’intitule, Le Rif entre le Palais, l'Armée de Libération et le Parti Istiqlal (Rif bayn al-kasr, jaysha at-tahrir wa hizb al Istiqlal), Manshourat Ikhtilaf, 2000. 7 Le livre a été publié à compte d'auteur à l'imprimerie Al Jossour (Oujda), en 2010. 6 « Algérie : un trop-plein de mémoires », entretien avec Benjamin Stora, publié dans Sciences Humaines, n° 36, 2002. 8 35 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 des Lettres et des Sciences humaines de Rabat, 2009. Kenbib M., Du protectorat à l’indépendance. Problématique du temps présent, Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Rabat, 2006. Ledoux S., « Pour une généalogie du "devoir de mémoire" en France », Centre Alberto Benveniste, 2009, en ligne, consulté le 3 février 2012 : http://centrealbertobenveniste.org Moqran S., Le sang du mort, Oujda, imprimerie Al Jossour, 2010. 36 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Événement et occupation 1541, 1830, 1907 Daniel Nordman Directeur de recherches émérite CNRS [email protected] Il convient tout d’abord de remercier Karima Direche et le Centre Jacques Berque, la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Rabat et son doyen, Abderrahim Benhadda, de m’avoir associé à cette rencontre. Chacun peut retirer d’un colloque un grand profit scientifique. En ce qui me concerne, il y a aussi un peu plus, car je suis persuadé que les relations intellectuelles et personnelles sont liées. J’ai rencontré Daniel Rivet pour la première fois à l’entrée du secrétariat de la Faculté, lorsque lui et moi étions, autrefois, coopérants. La proximité ne s’est pas démentie pendant de longues années. Cependant, malgré des entrecroisements dus aux charges institutionnelles (colloques, jurys de thèses, etc.), nous avons suivi des itinéraires différents. Je ne suis en rien vingtiémiste et ne me classe pas exactement parmi les historiens du Maghreb et du Maroc. Il m’a fallu trouver un sujet. J’ai finalement essayé d’assembler un travail personnel dont j’émerge à peine, et des éléments trouvés dans le livre de Daniel Rivet où il cite le capitaine Grasset, historiographe de la conquête de la Chaouïa 1. À l’arrière-plan, j’ai gardé l’expédition, catastrophique pour Charles Quint, d’un empereur tentant en octobre 1541 de prendre Alger (il s’est heurté à la résistance opiniâtre des Algérois et à la fureur d’une tempête) 2 et inséré, à titre subsidiaire, le débarquement de 1830. En fait, l’entrée en Chaouïa est devenue au fil de mes lectures récentes (dans la bibliothèque du Centre Jacques Berque, qui contient un magnifique fonds sur ces derniers événements) l’objet principal de cet exposé. Les deux précédentes invasions sont évoquées comme des références ponctuelles, des 1 D. Rivet, Lyautey et l'institution du protectorat français au Maroc, 1912-1925, Paris, L'Harmattan, tome 1, p. 55, 99. 2 D. Nordman, Tempête sur Alger. L'expédition de Charles Quint en 1541, [Saint-Denis], Bouchène, 2011. parenthèses. Je le note d’emblée : sans souci de comparatisme rétrospectif sommaire. Pour quelle recherche ? Pour reconnaître ce qu’est un événement. La notion est bien présente, quoi qu’on en ait dit, dans La Méditerranée… de Braudel, et j’ai voulu, à ma manière, aller jusqu’à la théorie de l’événement, à partir de l’événement. Je m’appuie ici sur des sources militaires. Mais si je reprends quelque chose qui ressemblerait de très loin, en récusant l’acception classique, à l’histoire bataille, je dois considérer que le fait militaire n’est jamais seulement un fait militaire ; que l’histoire politique commence souvent par des conquêtes ; que ce propos est un moyen d’observer la chronologie et son passage dans le récit. Non pas le récit des événements, mais les façons du récit, à partir du cas le plus simple : le combat. I- La Chaouïa : temps et lieux 1- Quelques sources et quelques témoignages tout d’abord. Certains textes introduisent, il est vrai, des comparaisons. Le précédent de 1830 mettrait en valeur le soldat de 1907-1913, mieux préparé à la guerre d’Afrique 3. Ce souci de comparaison exprimé par un officier peut être rappelé, même s’il n’échappe pas tout à fait à la convention. Mais plus qu’à ce recueil d’articles de SainteChapelle, sans grand intérêt du reste, c’est à deux relations qu’il est possible de se reporter. L’une d’elles est constituée par un très volumineux rapport du général d’Amade qui fournit beaucoup de précisions. Il risque quelques expressions, traitant de la période de « répression et de pacification » (jusqu’à la prise d’Azemmour, 30 juin » et évoquant plus G. Sainte-Chapelle (colonel), La conquête du Maroc (mai 1911-mars 1913), Paris, 1913 [recueil d’articles, Revue de Cavalerie, juin 1911-févr. 1913], p. VI. Cf. ibid. p. 37-38. 3 37 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 loin « l’invasion française » 4. Les mots ne correspondent peut-être pas au sentiment du rédacteur, et ce dernier n’est pas insensible au courage des combattants marocains, à leur savoir-faire. Le second texte est un Journal dû à un capitaine Grasset, du 118e régiment d’infanterie 5, dont l’intérêt n’a pas échappé à Daniel Rivet. Le premier de ces deux textes est un rapport officiel, dont l’auteur, sans doute aidé par des rédacteurs, est un chef d’expédition. Le second est celui d’un témoin et acteur plus obscur. La perspective est, on s’en doute, celle du seul conquérant. Peuventils, l’un et l’autre, contribuer à faire comprendre ce qu’a été l’événement de la conquête, étant entendu qu’ils ne sont que des descriptions ordinaires, dépourvues de sens critique, quand elles ne sont pas, chez Grasset et tant d’autres, violentes ? Ces aspects mis à part, bien des témoignages de technique guerrière sont loin d’être insignifiants. Je ne retiendrai que ce qui est action militaire dans le temps et dans l’espace. Autre remarque, s’agissant de la relation de Grasset : elle a été publiée en plusieurs livraisons 6. Cette forme éditoriale renforce le genre du journal, le fractionne dans le temps, et elle est reprise dans le livre en six chapitres successifs : L’intervention française à Casablanca ; Opérations sous Casablanca jusqu’au 11 septembre 1907 ; Autour de Casablanca. Premières opérations du général d’Amade ; Opérations autour de Ber Rechid et contre les M’dakra ; Opérations contre les M’dakra, la mehalla haffidienne et les tribus de l’ouest ; Opérations contre les M’dakra. Azemmour. Les chapitres, hormis le premier, largement introductif, donnent le récit de combats. On retrouve l’histoire de batailles, longtemps décriée, et reprise aujourd’hui, précisément parce qu’elle instruit sur ce qui n’est pas la bataille stricto sensu. Un autre exemple pourrait encore être celui du capitaine Cornet, qui a Campagne de 1908-1909 en Chaouïa. Rapport du général d’Amade, commandant le corps de débarquement de Casablanca, Paris, 1911, p. V, 293. 5 H. J. Grasset (capitaine), À travers la Chaouïa avec le corps de débarquement de Casablanca (1907-1908), Paris, 1911. Deux autres éditions en 1912. 6 Le Tour du monde. Journal des voyages et des voyageurs, 1911(16-21), p. 181-252. Je garderai les noms et les transcriptions des textes. suivi, ailleurs, le colonel Mangin : ce sont des notes prises au jour le jour, en d’autres termes, selon l’expression de l’auteur, celles d’un « journal » qui commence en août 1912 à Mazagan7. On ne sait trop comment ont été reproduites, réorganisées, de simples notes. La date, en tout cas, commande le lieu. 2- Le moment : les historiens n’ont peut-être pas toujours montré, à quel point, a compté le moment d’une expédition, inscrit dans le prévisible et l’imprévisible. La saison, c’est ce que les gouvernements, les chefs militaires, les révolutionnaires et les insurgés doivent subir. Malgré les conseils des politiques et des marins, Charles Quint s’est obstiné dans une décision qui lui a été reprochée pendant des siècles : il est parti au mauvais moment, croyant surprendre les adversaires, et il a été victime d’une terrible tempête. Lors des nombreuses expéditions qui ont suivi, les chefs ont eu conscience de l’alternative : la tempête d’octobre ou la fournaise de l’été. Ils ont choisi l’été. Mais voici que la saison n’existe pas, car elle ébranle les meilleures options. a) Le 12 juin 1830, on voit Alger à quatre ou cinq lieues. Le mauvais temps interdit cependant l’accostage. Il faut encore attendre, jusqu’au 14 juin au matin : le temps est maintenant superbe, la mer tranquille 8. Le débarquement peut commencer. Mais le 16, c’est la tempête : « La mer est très grosse […]. La flotte est compromise ; elle roule et tangue, d’une manière très forte… C’est un spectacle terrible. La mer brise à terre avec fureur. » 9 Les navires, malmenés, chassent sur leurs ancres, et l’on craint un moment, le sort de Charles Quint. Le désastre aurait été d’autant plus grave que le déchargement était à ce moment peu avancé (vivres et matériel auraient été en grande partie perdus). Le calme se rétablit cependant à midi. La tempête a eu des conséquences imprévues et, curieusement, favorables au débarquement 4 Ch. J. A. Cornet (capitaine), À la conquête du Maroc Sud avec la colonne Mangin, 1912-1913, lettre-préface du général Charles Mangin, Paris, 4e éd., 1914, p. VII-VIII. 7 A. T. Matterer (capitaine de frégate), Journal de la prise d’Alger par le capitaine de frégate (…) 1830, présenté et commenté par P. Jullien, Paris, 1960, p. 70, 83-84. 9 Ibid., p. 92. 8 38 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 puisque ont été jetés à la hâte vers le rivage, pour plus de sécurité, les sacs d’orge et d’avoine, les biscuits, les tonneaux d’eau et de vin et le matériel. b) Lors des opérations de 1907, le climat n’a pas eu cependant d’incidence décisive. Il reste que la chaleur a eu ses effets. Grasset raconte ce qui a été maintes fois observé, montré sur des photos et des cartes postales (rappelé et reproduit dans la presse, en août 2007, centième anniversaire) : « Entre temps, des corvées vont déblayer la ville qui n'est plus qu'un vaste désert. L'immense charnier, que les tueries du bombardement ont fait, disparaît peu à peu, mais l'odeur persiste encore ! Au camp, il faut également songer à améliorer la situation des troupes qui vivent sous la tente, exposées au soleil brûlant des chaudes journées du mois d'août. Chacun s'ingénie de son mieux, abrite sa tente de branchages, construit même des paillotes en utilisant les roseaux et la verdure que des corvées en armes vont chercher dans les jardins de la ville. » 10 c) Le 12 août 1912, écrit Cornet, le soleil d’août transforme la région en « fournaise » précisément. Le 21, après une journée horrible dans des tourbillons de poussière, la nuit est plus atroce encore, et le sommeil impossible. Le 29, l’air vibre sur la plaine brûlante, blesse les yeux, rend les objets indistincts. Hommes et bêtes, épuisés, souffrent de la soif. Le 6 septembre, c’est toujours la sueur qui trempe les vêtements et brûle les yeux, la poussière aveuglante s’élève du camp, la fatigue endolorit les corps 11. 3- Le terrain et la surprise : de là encore, une autre constatation, précisant celle qui précède. Un affrontement peut être décrit isolément, qualifié de combat, d’attaque, de reconnaissance, d’alerte. C’est l’objet du chapitre II de Grasset. On se rappelle ici ce que sont des journées, de guerre, de révolte, de révolution, qui se dérouleraient, simple comparaison, selon la règle du temps (quelques heures, un jour), du lieu (un palais), de l’action principale, comme si la tragédie classique indiquait, par 10 11 Grasset, op. cit., p. 39. Cornet, op. cit., p., 3, 12, 24, 41-42. une prescience inattendue, la voie au récit d’une bataille ou d’une journée d’émeute. Fiction sans doute qu’un tel rapprochement. Il n’empêche. La tragédie classique était, si l’on veut, un combat. « Dans les jours qui précédèrent le 18 août, le général Drude apprit que les tribus réunies autour de Casablanca se rassemblaient sur la gauche du camp, au nord-est de la ville et préparaient une attaque. Dans la nuit du 17 au 18, vers trois heures du matin, la fusillade commença aux avant-postes [...]. D'un pli de terrain débusquèrent soudain trois à quatre cents cavaliers arabes qui chargèrent furieusement les spahis et enfoncèrent d'abord la petite troupe ; celle-ci ayant reçu du renfort reprit vigoureusement l'offensive ; malheureusement, le terrain était peu propice à nos cavaliers qui se trouvaient entraînés à travers les dunes et les carrières, le long de la mer, sur la piste de Rabat. Ils étaient en mauvaise posture, luttaient opiniâtrement contre d'intrépides adversaires et l'on voyait distinctement du camp français des centaines de cavaliers arabes venir de toutes parts au secours des leurs. Les cavaliers français furent repoussés jusque sous les murs de la ville […]. Entre temps, l'agitation était grande dans le camp français, dont les tranchées se garnirent rapidement de tirailleurs. Les Marocains faisaient, en effet, autour du camp, une attaque enveloppante, leur but évident était de se glisser entre Casablanca et le camp pour se jeter ensuite sur la ville ; leurs cavaliers se maintenaient sur la crête des collines, tiraient, puis disparaissaient, cherchant à absorber l'attention de notre infanterie, tandis que leurs efforts se portaient sur les spahis. Dédaignant la mitraille et le feu de notre artillerie de terre et de mer, ils galopaient à découvert le long des crêtes et des plis de terrain […]. Ce combat fut la première rencontre sérieuse mettant aux prises les tribus Chaouïa et le corps de débarquement. » 12 Voilà une rencontre donc, marquée par un terrain (des plis, des crêtes, une colline, des dunes et la mer, la route de Rabat), des affrontements qui composent le combat décisif, une chronologie courte. L’espace, tant 12 Grasset, op. cit., p. 31-34. 39 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 sur le terrain que dans le temps, est suffisamment strié, mobile, pour que le récit se développe en une combinaison de manœuvres, les Marocains effectuant, autour du camp, une « attaque enveloppante ». Les rapports de campagne sont prolixes, s’agissant de ce contact avec le terrain, dont les militaires ont le secret. Ils ont le coup d’œil. Il leur faut en effet, peut-on lire, tenir compte du terrain qui, en dehors de la forêt des Beni Oura et de la zone boisée des M’dakra, est absolument découvert, sans arbres ni broussailles à part quelques vergers de figuiers enserrés par des haies de cactus, sans points d’appui et sans aucune gêne ni pour l’utilisation des armes ni pour l’observation. Dans la plaine cependant, de faibles mouvements de terrain peuvent masquer de vastes espaces proches. Mais les fantassins utilisent les moindres abris. Ces hommes de la Chaouïa combattent pour la plupart à cheval, prenant parfois des piétons en croupe pour les déposer dans les lieux à défendre. Simulant la retraite, les cavaliers jettent dans les hautes cultures les fantassins transportés qui fusillent à courte distance les cavaliers français. Quand l’action se poursuit, les cavaliers marocains circulent sur les crêtes, s’arrêtent pour tirer, cèdent devant une attaque résolue, puis reviennent, accourent de toutes parts. Leur tactique consiste à déborder le front des adversaires, à reculer sous la pression, puis à se reporter en avant avec une vitesse extrême 13 - comme les cavaliers numides de Jugurtha et les combattants marocains au temps des Portugais. Mais, en terrain montagneux et boisé, hors de la zone décrite, les conditions changent : la conquête rapide des colonnes doit être remplacée par l’infiltration prudente de postes provisoires. Il faut reconnaître la configuration du sol, les ressources en eau et en bois, l’état des pistes et - comme partout - étudier l’organisation politique, exploiter les rivalités 14. Rien de nouveau de ce point de vue. Le Rapport d’Amade souligne l’importance de la surprise, que les Marocains exploitent à leur profit et qui est un élément du succès chez les Français. Les marches sont entamées 13 14 Campagne de 1908-1909…, op. cit., p. 291-296. Ibid., p. 381. dans une direction différente de l’objectif définitif, les camps établis la nuit à proximité des zones d’attaque du lendemain ; le ballon, qui révèle de loin l’approche, est supprimé, le secret rigoureusement observé. La formation en carré est condamnée par la nécessité d’une progression rapide, dans la mesure où elle fatigue et retarde les troupes, maintient deux faces inutilisées et vulnérables, et présente une cible compacte. Acceptable dans des terrains couverts et accidentés lors de la conquête de l’Algérie, lorsque l’armement était peu supérieur à celui de l’adversaire, cette formation ne s’impose plus dans des plaines déboisées parcourues par des troupes françaises disposant d’armes à tir rapide et à trajectoire tendue 15. 4- L’autre distance est l’effet évident de l’arme à feu. Elle suppose à la fois des cheminements, hors de la vue, et le recours à la vue selon un champ imposé par le paysage et par les capacités du combattant. Tous les sens sont mis à l’épreuve, tactile, visuel, auditif, olfactif, sans compter peut-être le goût de la poudre et, comme disent les textes, de la mort. Tous, comme le sens tactile auquel les bonnes encyclopédies classiques attribuent une fonction majeure dans le contact avec l’environnement, renseignent sur la dangerosité proche. Les rapports signalent des singularités, pour l’un ou l’autre sens. Mais tous s’exercent en symbiose, et l’arme à feu les condense en des sensations paroxystiques. Le lieutenant Segonds décrit la tactique. Des groupes compacts cheminent hors de portée des canons, s’éparpillent, cherchent à gagner les flancs des Français, puis se replient pour recharger leurs armes. Pendant ce temps, des fantassins peu nombreux, mais connaissant le terrain, se glissent de crête en crête jusqu’à bonne portée de fusil 16. De telles précisions, que tout lecteur qualifierait de banales, mettent en réalité en confrontation le terrain, l’instrument et le corps. 5- Enfin, le corps au combat. Les récits pulvérisent les lignes d’ensemble, mettent Ibid., p. 300. M. F. A. A. Segonds (lieutenant), La Chaouïa et sa pacification. Étude sommaire de l’action française dans la région de Casablanca jusqu’au 1er janvier 1909, Paris, (extrait de la Revue d’Infanterie), [1910], p . 45-46. 15 16 40 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 l’accent sur le détail qui, après d’interminables relations lisibles seulement par des soldats ou par les chantres de la colonisation, a cessé d’intéresser, sauf notables exceptions. C’est pourtant à cette histoire secrète de la bataille que des spécialistes sont revenus. Loin de rassembler seulement les faits d’armes en conclusions générales sur la tactique, ils se penchent sur les particularités, les gestes violents ou imperceptibles, les sentiments obscurs, parcellisant toujours davantage jusqu’à ce que soit saisi le corps même du combattant, du projet au réflexe. Un témoin de l’expédition de Charles Quint, Villegagnon, a fourni un récit où ne manquent pas les remarques sur la nature du terrain ou la tactique des adversaires l’embuscade et la rapidité de la manœuvre, la fuite simulée, le retour, le corps à corps, la pluie de projectiles - sur le courage et la terreur, les faiblesses de certains. Mais tout n’est pas explicitement mentionné : la force psychologique, le sentiment de l’isolement au cœur même de la mêlée, la proximité physique de l’ennemi, les coups et les gestes, la perception de ce qui se passe aux alentours, les blessures - les fractures de la colonne vertébrale dues aux chutes de cheval l’épuisement compensé par les décharges d’adrénaline, le bruit des armes et les hurlements. On a pu rappeler l’exemple de Marathon, dont l’analyse supposerait un morcellement indéfini, remontant à l’expérience vécue de chaque combattant et à son passé, identifiant ses gestes, les chocs et les coups accidentels qui défient toute rationalité 17, mettant en évidence des turbulences chaotiques et aléatoires, et faisant appel, autant et plus que la marche du piéton dans une ville paisible et encombrée, aux sciences physiques, sociales et cognitives 18. L’atomisation rétrospective du Cf. G. Simmel, commenté par R. Aron, La philosophie critique de l’histoire. Essai sur une théorie allemande de l’histoire, nouvelle éd. revue et annotée par S. Mesure, Paris, 1987, p. 175-176, 204-205 ; Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique, nouvelle éd. revue et annotée par S. Mesure, [Paris], 1986, p. 138-141. 18 M. Moussaid, « Marcher, ce n’est pas seulement mettre un pied devant l’autre. Éthologie "Étude et 17 combat peut conduire à affaiblir les plans et l’exécution des ordres venus d’en haut, à ruiner la notion de récit. La bataille est intelligible, et elle est aussi incompréhensible comme le seraient le choc de pierres ou des combats de bêtes. Sans doute, les chroniqueurs ne peuvent-ils tout dire. Mais certains restent plus proches, toutes proportions gardées, de Thucydide, chez lequel les combattants sont individualisés, animés de sentiments, les comportements au combat s’expliquant par des volontés et des traits singuliers; ou bien de César, général et auteur qui ramène tout à lui, ses soldats n’agissant que comme des automates qui obéissent à leur chef selon des conduites stéréotypées 19 et subissent, jusque dans le récit, un contrôle rigide et centralisé. Un de ces moments de violence extrême est celui du 29 février 2008 : « Les pelotons mirent pied à terre et tinrent l'ennemi en respect, mais les cartouches commencèrent à s'épuiser et, lorsque les fantassins ennemis eurent dépassé le rideau de leurs cavaliers se rapprochant en utilisant les moindres replis du sol, il ne resta plus aux chasseurs d'autre ressource que de charger. La charge s'exécuta par échelons et en fourrageurs. Elle dégagea momentanément la crête, mais ce répit dura peu ; il fallut recommencer à plusieurs reprises, car la ligne de l'adversaire se reformait sans cesse ; la lutte était acharnée de part et d'autre, la situation devenait critique ; de nombreux morts et blessés jonchaient le sol après chaque charge ; et il fallait charger de nouveau pour les empêcher de tomber entre les mains d'ennemis qui les martyrisaient. » 20 Et plus loin, lors des opérations contre les M’dakra, le 7 mars suivant, après un combat « pied à pied » qui s’est engagé dans les cactus et les rochers : « Toute l'artillerie, deux batteries de 75, une batterie de montagne, se mit en œuvre et ouvrit un feu rapide, auquel se joignit celui modélisation du comportement collectif des piétons et des mouvements de foule" », Le Monde, 3 nov. 2011. 19 Distinction de J. Keegan, Anatomie de la bataille. Azincourt 1415, Waterloo 1815, La Somme 1916, trad. de l’anglais par J. Colonna, Paris, 1993, p. 39-42. 20 Grasset, op. cit., p. 115. 41 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 de deux sections de mitrailleuses et les salves des compagnies d'infanterie les plus avancées. Les projectiles tombèrent sur la masse des fuyards, couvrant de cadavres le sentier et les pentes du défilé que les Marocains tentèrent vainement d'escalader sous les rafales des feux d'artillerie et d'infanterie. Le bruit était terrifiant, le carnage atroce. Les pièces tiraient aussi vite qu'elles pouvaient et, répercutées par les mille échos de la vallée, les décharges se succédaient comme un coup de tonnerre sans fin. Pendant ce temps, un bataillon de tirailleurs descendait les pentes du ravin et détruisait les douars qui s'y trouvaient, tandis que deux compagnies et une section de mitrailleuses, se portant en aval, arrêtaient par leurs feux les fuyards de ce côté. Après une demi-heure de canonnade, vers trois heures quarante-cinq du soir, le général, ayant jugé l'exécution suffisante, fit cesser le feu, disant : "On en a assez tué aujourd'hui ! " » 21 Le lecteur saisit, d’un point de vue unique et partiel, là, une charge désespérée, la violence des assauts répétés; ici, le vacarme, la férocité destructrice, la volonté obstinée, souvent remarquée dans des cas analogues, de s’en prendre aux fuyards quand bien même cette persévérance est devenue superflue. Et c’est aussi, pour donner un sens et une cohésion à l’ensemble, lorsque l’action militaire se ramifie, se démultiplie dans les corps, dans les coups et dans les ravines, la parole du chef, au sommet, façon Jules César. La dimension héroïque, quasi épique, éclate lors de la marche sur Marrakech, à la date du 6 septembre 1912, dans un combat où la violence physique et l’angoisse tiennent les premiers rôles. Mangin, impassible, a confirmé l’ordre de ne pas ouvrir le feu, si bien que deux troupes s’avancent l’une contre l’autre, en silence, dans un spectacle impressionnant, comme dans un récit classique de tragédie. « Il semble qu’elles vont, sans tirer un coup de feu, en venir au corps à corps. Et la même crainte d’un dangereux abordage nous étreint et s’accroît à mesure que la distance diminue. » Soudain, les premiers coups de feu partent des lignes ennemies. C’est l’émotion chez les adversaires, croit comprendre Cornet, et le soulagement chez les Français, après l’attente inquiète. Les Marocains, « faisant preuve d’un extraordinaire courage » ramassent leurs blessés et leurs morts. Le combat dure depuis deux heures, mais l’adversaire n’abandonne pas. Une longue description s’ensuit : devant l’attaque, les troupes françaises ont mis baïonnette au canon, « des unités énervées » se portent en avant à l’arme blanche contre des cavaliers qui tourbillonnent et tirent à courte distance. L’artillerie des Français a, dans la plaine nue, « un merveilleux champ de tir », et ce tir rapide sème la mort, la terreur et la débandade parmi les adversaires marocains. Puis une cavalerie de quatre cents chevaux s’abat comme une trombe au milieu des tentes. Les adversaires, en colonnes épaisses, s’enfoncent dans les Jebilet, disparaissent 22. Quel témoignage individualisé, quelle confidence pourraient-ils contribuer à réduire ces actions de masse aux gestes et aux sensations d’un combattant pris dans l’élan d’ensemble ? II- Récit historique et occupation En Chaouïa s’est posée la question de l’occupation et de l’évacuation. Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères, dans son discours du 27 janvier 1908 à la Chambre des députés, déclare que la France n’a assumé à Casablanca qu’une responsabilité temporaire. Les instructions adressées le 19 mai au général d’Amade précisent cette volonté du gouvernement de conserver à l’occupation un caractère provisoire. Leur objectif est l’établissement de la sécurité par les pouvoirs locaux, la constitution de goums. Communiquées à Berlin, ces explications produisent, écrit Segonds, un excellent effet, propre à calmer la presse allemande. L’officier se fait l’écho de ces dispositions, peut-être avec quelque regret : il admet qu’il y aura une période de difficile transition 23. 22 21 Ibid, p. 122-124. 23 Cornet, op. cit., p. 38-41. Segonds, op. cit., p. 108-110. 42 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Un ouvrage collectif, dont la tonalité générale est sans surprise, offre la voie à une autre réflexion. 1- Sur le temps, tout d’abord. Vingtsept années auront suffi, lit-on sous la plume du général H. Simon, de 1907 à 1934, avec « la manœuvre finale » 24. L’impression est au contraire, pour le lecteur, que, comme ce fut le cas en Algérie, l’histoire des opérations a été longue 25. Elle est d’autant plus longue qu’une liste chronologique d’événements militaires, établie pour la première fois d’une façon aussi complète que possible, fait l’inventaire méticuleux - numérotation à l’appui, sur la base de celles des « combats classés » publiées à différentes dates au B. O. du ministère de la Guerre, revues et complétées, dans une perspective historique et sans « aucun caractère officiel », car c’est l’historien seul qui veut parler - des combats, engagements, attaques, affaires, opérations, démonstrations, actions de défense, de resserrement, contre-djichs, reconnaissances, ou mouvements divers sous d’autres appellations (assaut, embuscade, marche), toponymes sans précisions, voire simple cote. L’auteur reconnaît que certains combats peuvent se prêter à diverses désignations. Soit : I- 90 événements items (au moins) pour 1907-1912 ; II- 48 (au moins) pour 1913 et 1914 (jusqu’au 2 août 1914) ; III- 103 (au moins) pour la période qui suit (2 août 1914 11 novembre 1918) ; IV- 87 pour les années suivantes (de l’armistice à la guerre du Rif, 1919-1925) ; V- 72 pour la guerre du Rif, 1925-1926 (ici, une note surabondante attire l’attention sur la question des désignations) ; VI- 20 pour la tache de Taza (1926) ; VII- 15 pour la région d’Ouezzane (1926-1927) ; VIII78 pour les Atlas (1928-1932) ; IX - 47 pour une dernière liste, la neuvième donc (Sagho Dra - Anti-Atlas, 1933-1934). Récapitulons : 9 tranches chronologiques, mêlées, le cas échéant, de géographie, 560 combats ou davantage (car il faudrait ajouter nombre de bis). Cette addition de dates et d’événements en miettes traverse des configurations de moyenne durée, des espaces inégaux, répartis selon des ensembles 24 25 La pacification du Maroc 1907-1934, Paris, 1936, p. 83. Ibid., liste chronologique, p. 48-73. spécifiques (du Maroc) ou non (la guerre mondiale). Comput vain et dérisoire ? Il a pourtant un sens, militaire et, en ces occurrences, politique. Il met l’accent sur une difficulté extrême qu’affronte l’auteur, mais aussi tout historien du fait militaire, du fait politique, du fait économique, du fait culturel, du fait religieux, du fait artistique 26, et qui est signalée, avec du bon sens, par un chroniqueur tenace, épris d’exactitude. 2- On a dit à propos du Maroc - écrit l’un des coauteurs, mais il ne précise pas qui que la déclaration de guerre a éclaté « trois mois trop tôt ou trois mois trop tard » : trois mois trop tard parce que l’on était engagé dans des opérations qui n’auraient pas été entreprises en de telles circonstances ; trois mois trop tôt parce qu’il était devenu impossible d’exploiter des succès militaires au Maroc 27. À sa manière, il fait état d’interférences dans les chronologies. C’est la question sensible des écarts, dans la datation et le récit qui date. Que de fois, la relation historique mêle les échelles, les niveaux, c’est-à-dire l’histoire générale, régionale, locale, sans analyser les déplacements, les intersections et les glissements, les effets spécifiques de l’observation. Un agriculteur à Ber-Rechid a écrit une histoire militaire de la Chaouïa depuis 1894. Sans doute Moulay Hassan est-il mort, en cours d’expédition, le 6 juin de cette année. Sa dépouille a été transportée en secret, et le camp dressé, dit-il, le 9 juin près de Settat. Mais l’essentiel du livre retrace, dans le détail, des événements postérieurs, pour la Chaouïa, chronologie des opérations à l’appui (à partir de 1907) 28. Dans ce retour à l’histoire générale, s’exprime un point de vue particulier : celui du fils d’Henri Conjeaud, celui-ci colon, ancien engagé pour la durée de la guerre au 1er bataillon territorial de la Chaouïa et témoin. 26 Cf. La périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, actes des tables rondes de mai et septembre 2005 Marrakech - Tunis, textes réunis par F. Ben Slimane et H. Abdessamad, laboratoire Diraset, Université de Tunis / Rabat, faculté des Lettres et des Sciences humaines, Tunis, 2010. 27 M. Bernard (lieutenant-colonel), ibid., p 22-23. 28 H. G. Conjeaud, Histoire militaire de la Chaouïa depuis 1894, préface du général L. François, Casablanca, [ca 1938], p. 16, 23-24. 43 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Ce sont, même oubliés, les embarras du récit. Où est alors l’événement, comment l’isoler, dans quelle série l’intégrer ? On se rappelle les longs et beaux débats, sur les conjonctures et sur les cycles, qui ont hanté publications savantes, lectures, examens et concours, il y a quelques décennies. Que faut-il écrire, et comment décrire, trier, classer, si l’on ne veut pas s’en tenir aux seules discussions développées par d’illustres auteurs - sur les multiples théories possibles de l’événement ? Comment exposer (raconter 1541, 1830, 1907, 1934), c’est-à-dire introduire la théorie dans le récit, en faisant être ce récit ? Où et quand commencer (un livre, une thèse) ? 3- À cet opuscule a collaboré un autre auteur, nourri d’enseignements techniques et militaires bien adaptés au terrain. Un soustitre neutre porte loin : « En regardant une carte ». Il s’en prend, avec tact et prudence, mais assez clairement, à un modèle qui ne convient plus. L’achèvement de la conquête il faut un certain recul - permet de faire figurer les étapes d’une façon différente de celle qui a été utilisée jusqu’à présent, déclare l’auteur. Pendant un quart de siècle, la nécessité a prévalu dans les récits de la conquête de « découper le pays par tranches plus ou moins épaisses dont le coloris marquait les progressions annuelles ». Le procédé exprimait une continuité de dessein (ajoutons, de dessin), la persévérance dans l’action, se prêtant parfois « à quelque publicité individuelle » (liée aux prouesses, au goût du risque, au frôlement de la mort, etc.). Le façonnage s’imposait eu égard aux circonstances, aux hasards, aux « réalités successives de l’histoire qui s’écrivait ». En fait, l’histoire ne s’écrit pas : c’est le témoin ou l’historien, notons-le, qui l’écrivent. Et ils doivent, me semble-il, éviter ce qui est un mauvais passage du temps à la géographie visuelle, de la chronologie à l’espace occupé ou à occuper, sous la forme d’une représentation en bandes hachurées ou coloriées, homogènes et continues, sagement disposées, de l’extérieur au centre, de l’est à l’ouest ou du nord au sud, d’une région à une autre, pour la satisfaction de l’œil et de l’esprit. La réalité est tout autre, et c’est bien à une nouvelle expression cartographique du Maroc que cet officier téméraire et intelligent (fût-il prisonnier des enjeux militaires et politiques), invite son lecteur. Il faut reconsidérer les moments, localiser les instants : l’emplacement des combats reproduisant les lignes de l’orographie ; la progression des troupes qui s’effectue dans une succession de flux et de reflux, comme dans une « espèce de marée » ; la coexistence des inévitables bled makhzen et bled siba ; les composantes qu’il dit ethniques ; l’importance des sites historiques, des villes ; les lignes de communication entre le Nord et le Sahara, les débouchés de la montagne ; les traces de migrations ; l’accumulation des combats dans le temps et dans l’espace ; la politique, enfin, de Lyautey et des autres. En somme, des explications multiples, convergentes ou non - dont chacune ne vaut que ce qu’elle vaut -, mais qui constituent un ensemble de moments et de nœuds, de pleins et de vides, de données géographiques et de séquences historiques, qui recomposent non une trame superficielle, unie et lisse, mais un pays en profondeur, loin des seuls accidents visibles en teintes plates 29. III- S’il fallait conclure 1- C’est d’abord la question des temps de l’histoire, des temporalités braudéliennes, classiques malgré les critiques. Elle entraîne celle de la temporalité dans la décision et dans sa mise en œuvre. Les historiens ont aimé emboîter les phases les unes dans les autres, les moyennes dans les plus longues, les plus courtes dans les moyennes, sous des noms divers, suivant des articulations différentes selon qu’il s’agissait d’histoire économique, démographique, sociale, culturelle. On peut dégager plusieurs temporalités. Celle de la plus profonde des temporalités, d’un temps immobile, ou quasi immobile, marqué par les relations de l’homme avec l’environnement. Tous reconnaissent ici la leçon de Braudel, développant les contraintes et les possibilités offertes par le milieu. Mais la Méditerranée comme plaine liquide, les îles et les isthmes ne constituent souvent que l’habituel tableau statique antérieur à l’objet de l’analyse, à 29 J. L. L., La pacification…, op. cit., p. 74-82. 44 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 quelques exceptions près dont la moindre n’est pas celle du climat (était-il différent, plus ou moins irrégulier en Afrique du Nord au XVIe siècle, au XIXe, etc. ?). Brusquement, la part du milieu devient la plus actuelle. L’interrogation, plus aiguë, se charge de sens. Et si la tempête avait été, à Alger, plus brutale, plus meurtrière que jamais ? Il faudrait évaluer la place de 1541 dans un cycle méditerranéen, tout en évitant de poser la plus mauvaise question : que ce serait-il passé si l’empereur était parti en 1538, en 1540, en 1545 ? Ou bien si les Français étaient entrés à Alger sous Napoléon, ou en 1840 ? 2- À l’opposé, le temps court de l’événement 30, ponctuel, fugace, celui des oscillations brèves, nerveuses, est à l’échelle de l’homme. Braudel use d’un arsenal de métaphores maritimes (les vagues soulevées par la marée) ou autres (une poussière d’actes, des lucioles phosphorescentes, etc.). Les variations sont difficiles à percevoir, mais nullement insaisissables pour les contemporains qui les ressentent, les vivent, les décrivent. Les chroniques de Villegagnon et des autres sont précieuses. Mais l’événement peut mal se détacher. L’expédition de 1541 a un début et une fin, visibles dans le cloisonnement des chapitres d’une histoire universelle. Des récits hésitent. Celui d’un contemporain anonyme est légèrement décentré : il introduit, avant l’expédition, les pérégrinations de l’empereur en Allemagne. Villegagnon est plus net, plus conventionnel : le récit débute avec les ultimes préparatifs et s’achève par le retour d’Afrique, et l’événement est identifiable, par le moment - octobre -, par le lieu - Alger. 3- S’agissant de la structure et de l’événement, tout récit s’organise à l’intérieur d’un cadre 31, qui lui donne un sens. Mais ce sens incite à regarder aussi en amont, en aval, ou sur les bas-côtés. Il reste possible malgré tout de faire précéder le récit d’une sorte de vaste tableau, car il n’est pas aisé de 30 J. Boutier, « Fernand Braudel als Historiker des Ereignisses », in Struktur und Ereignis, herausgegeben von Andreas Suter und Manfred Hettling », Göttingen, 2001, p. 138-157. 31 A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, 345 p., ici p. 243. s’affranchir de Braudel. À quelques différences près : plus que la Méditerranée dans ses lourdes structures, c’est l’événement d’Alger qui a pu être l’objet ; les structures géographiques, économiques, mentales - n’ont pas pour effet de commander la mise en intrigue, qui serait en elles emboîtée : le récit est présent dans la Méditerranée au temps de Charles Quint, différente de celle de Philippe II - par la recherche d’un équilibre méditerranéen et européen, la montée en puissance, déjà, d’Alger et de Khayr al-Dîn, etc. Il existe des formes d’intrusion du temps long dans le temps court. a) Par le milieu, l’environnement : le récit de l’expédition de 1541 se ralentit par moments. Les structures longues de la panique lors de la tempête, l’explication, par Villegagnon, d’après des sources orales, des mouvements de la mer, la coexistence de différents armements, les séquelles séculaires de la catastrophe font entrer de force le temps étale, les régularités, dans le temps court. Une digression du chroniqueur faisant appel à ses lectures quand il décrit la Méditerranée n’est au fond que l’irruption, moins surprenante qu’il ne paraît, du milieu dans le temps, d’un temps dans le temps. La tempête opère la jonction. Structure et événements, au lieu de se distinguer, s’interpénètrent, se combinent en configurations fluctuantes. C’est parce qu’il n’a pas tenu compte des données élémentaires du climat méditerranéen, suffisamment stables pour avoir été enregistrées par les récits des marins, les textes géographiques, les règlements de navigation, que Charles Quint a échoué. Et en 1830 ? La part du milieu, sous les espèces du climat, de l’environnement, menace. Une constante s’insinue. Non pas d’ailleurs la constante d’une géographie immobile, car il faut faire la part des surprises, des coups de vent, si fréquents en Méditerranée (et peut-être de variations climatiques ?). « Deux heures de tempête de plus pouvaient anéantir toutes nos espérances », écrit l’un des acteurs pour la date du 16 juin 32. « Si le temps se fût prolongé A. J. Bartillat (colonel, marquis de), Relation de la campagne d’Afrique en 1830 et des négociations qui l’ont 32 45 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 deux heures de plus, la flotte était menacée d’une destruction peut-être totale (…), la leçon a été effrayante pour tout le monde à terre comme à la mer », déclare l’amiral Duperré lui-même, qui commande l’armée navale. Le sous-intendant Raynal raconte que « les faibles se souvenaient de l’expédition de Charles-Quint et de l’orage qui détruisit son armée. Des regards sinistres s’échangeaient, de sinistres paroles se prononçaient. » 33 Le coup de vent s’apaise. Les contemporains ont eu conscience de ces jeux du hasard. En Chaouïa et dans le Sud, dans ces deux cas, la chaleur extrême, impitoyable, a rendu les opérations plus terribles encore, mais la volonté de domination l’a emporté. Il n’y eut pas d’interruption fatale, et le cours de l’invasion n’a pas été menacé. On est resté très loin de la pitoyable aventure de Charles Quint. b) Aussi et surtout par les déterminations et les pentes politiques de longue durée : la politique méditerranéenne de l’Espagne, sous Charles Quint, sous Philippe II, celle de la France et d’autres États européens ont multiplié les interventions maritimes. Alger s’est inscrite dans l’histoire et la mémoire, et aussi dans la discontinuité. Les relations françaises avec la Régence d’Alger ont été marquées, on le sait, par une affaire embrouillée de créances anciennes pour des ravitaillements de 1793 à 1798 et sa gestion douteuse, par la Reconnaissance… de Boutin en 1808, par un incident diplomatique, par le blocus d’Alger, tout cela en toile de fond. Une opération est décidée pour des raisons de prestige, du point de vue extérieur et intérieur. L’intervention a gonflé comme un épisode faisant irruption dans une longue série. Mais, en 1830, quelles sont la part de l’accident et celle de la logique ? L’événement coup de force a créé du long terme, jusque dans la violence. Ce sont le triomphe et l’effet du politique, irrationnel et rationnel à la fois. Notons à quel point un écart est décisif : 1830 appartient encore à l’ère des antagonismes précédée, avec les pièces officielles, dont la moitié était inédite, Paris, 2e éd., 1833, p. 68. 33 P. Chaudru de Raynal, L’expédition d’Alger (1830). Lettres d’un témoin, publiées… par A. Bernard, Paris, 1930, Sidi-Ferruch, 16 juin 1830, p. 80-81. méditerranéens du temps de la course, et en 1840, après l’occupation dite restreinte, l’Algérie fonde un nouvel empire. Les enchaînements - économiques, politiques, idéologiques - sont en revanche plus nets en 1900-1912 : tout ce qui a été écrit sur les rapports entre l’Europe et le Maroc au XIXe siècle l’a amplement démontré. 4- L’événement comme durée, dans la durée : on en revient, sans véritable détour, à l’événement. L’expédition d’Alger s’inscrit, en apparence, sur une scène, sur une scène de théâtre au figuré. Ricœur faisait observer qu’il est impossible de mettre bout à bout, comme des cartes de géographie, des romans ou des pièces de théâtre 34, alors qu’il est légitime de raccorder une période à l’histoire d’une autre période - entendons l’expédition d’Alger à l’histoire de la course, de l’Empire ottoman, de l’Espagne, de la Méditerranée. Une chronique unique est par essence insuffisante et imparfaite, tandis que d’autres, quand bien même elles se répètent, apportent des échelles différentes, complètent la première, la corrigent. L’historien au terme de ses enquêtes « croise » ses sources, selon l’expression en usage. Est-ce la raison pour laquelle les emboîtements chronologiques, les incertitudes quant au début et à la fin de l’événement, incitent à allonger celui-ci dans le temps, à saisir les premiers indices d’un projet et à inclure d’ultimes rebondissements qui font craquer le calendrier ? L’événement est le contraire de ce qui est momentané. Il s’étale, se charge de temporalités antérieures. Il est dans le temps intermédiaire. À moins de laisser les événements se succéder selon les rythmes tout faits de chroniques découpées en années et en jours, de ne se référer qu’à la comptabilité abstraite du calendrier, il n’est pas possible de réduire un événement à un point. Il dure. Ricœur remarquait que Jacques Le Goff considérait l’évolution dans la perception du temps comme un événement majeur 35. En ce sens, la guerre de Trente Ans, la Révolution, l’Indépendance de l’Algérie sont aussi des événements. Ce trait permet de moduler, de P. Ricœur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, éd. 1991, p. 313. 35 Ibid., p. 197. 34 46 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 nuancer des présuppositions attribuant à l’événement une singularité non répétable et une survenue contingente 36. Un événement ne se délimite pas comme un objet ou comme une chose. Il n’est jamais, même par le récit, confiné dans l’isolement. 36 Ibid., p. 174. 47 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 La conversion, gage de pérennité des identités dans un monde changeant Frédéric Abécassis Maître de conférences en histoire contemporaine ENS de Lyon [email protected] La conversion désigne « l’éventail de processus par lesquels des individus ou des groupes viennent s’engager dans des croyances, des rituels, mais également des pratiques sociales et matérielles différentes de ceux de leur naissance ». La définition proposée par Mercedes García-Arenal (2001, p. 7) élargit considérablement le sens usuel de passage d’une religion à l’autre. C’est en effet l’appartenance dans son ensemble, et pas seulement le religieux, qui est en cause dans les conversions. Peut-être faudrait-il ajouter à cette définition le fait que le terme possède, ou a accumulé au cours du temps une charge affective forte. La conversion peut être célébrée comme le moment fondateur d’une religion, d’une spiritualité ou de temps nouveaux. Mais le terme semble tout autant, sinon davantage, chargé d’une connotation négative. Son étymologie renvoie à une idée de retournement, de changement brusque, le préfixe soulignant la dimension accompagnée – ou collective – de l’acte. Aux figures historiques de convertis reste attaché un certain opprobre, et les termes péjoratifs ne manquent pas pour les désigner : renégats, m’tourni – littéralement, retourné – incarnent deux figures symétriques de transgression lorsque la Méditerranée est devenue frontière entre le monde chrétien et le monde musulman. Et si les renégats ont pu constituer au Maghreb à l’époque moderne une véritable caste au rôle militaire et politique important, assez comparable à celui des janissaires ou des mamelouks en Orient, le terme a été forgé en Occident au XVe siècle autour de l’idée de reniement de sa religion et demeure voisin de l’idée de trahison. De quelque côté qu’on se tourne, la conversion a mauvaise presse, peut-être parce que toute assertion à son sujet demeure réversible. On pourrait ainsi penser que c’est du côté de la religion quittée que la stigmatisation est la plus forte ; mais la religion qui accueille n’est parfois pas moins soupçonneuse envers les nouveaux convertis, qui peuvent longtemps, avec leurs descendants, être considérés comme un groupe à part. Il est tout aussi difficile de dégager une typologie stricte des conversions, et les deux couples, conversions individuelles vs conversions collectives ou conversions forcées vs conversions volontaires constituent plutôt des pôles idéal-typiques entre lesquels peuvent se décliner une infinie variété de situations. La validité de conversions obtenues de force a toujours été sujette à caution. Face à un islam qui proclame : « pas de contrainte en matière de religion » (Coran, 2, 256), à un monde chrétien qui voit le pouvoir temporel prendre ses distances avec le pouvoir spirituel, et à un monde juif qui a depuis le IVe siècle perdu toute dimension prosélyte, la conversion tend à minimiser le rôle de la pression sociale et se donne le plus souvent, notamment à l’époque contemporaine, l’apparence d’un engagement volontaire et individuel. C’est d’ailleurs ce qui autorise à en singulariser et à en stigmatiser le parcours. Peut-être même pourrait-on avancer qu’elle est ce qui permet d’énoncer en termes audibles, par la société du moment, des processus d’individuation. Il en va ainsi du topos de l’enlèvement et de la conversion forcée des jeunes filles qui traverse l’histoire de la Méditerranée. De tels actes peuvent évidemment conduire au martyre : le judaïsme marocain a conservé la mémoire de Sol Hatchuel, décapitée à Fès en 1834 à l’âge de 17 ans pour avoir abjuré une foi musulmane qu’elle niait avoir embrassée. Mais ces enlèvements ont pu parfois masquer des unions volontaires délibérément soustraites à l’autorité paternelle. La conversion forcée ou le rapt qui s’accompagnaient d’une rupture avec la 49 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 famille, parfois même d’une prise de deuil, permettaient de justifier par un ordre politique supérieur ou un rapport de force social défavorable, la mise en défaut de l’ordre patriarcal. L’examen des parcours individuels complexifie le faisceau de causes auxquelles on peut imputer une conversion. Au-delà des justifications d’une littérature polémique ou apologétique, on peut souvent inférer un intérêt matériel ou symbolique, un profit tiré de la conversion. Reste que celle-ci conserve toujours une part de mystère, parce qu’elle engage une dimension relevant de l’intime, un pari sur l’avenir, pas toujours formulé ni même conscient. Dans la théologie catholique, une conversion reste l’œuvre du Saint-Esprit et ne saurait être réduite à des causes rationnelles. Sans verser dans une démarche psychologisante ni évacuer la dimension sociale d’une conversion, on peut au contraire à partir de ce constat enrichir la typologie proposée plus haut d’une autre variable : celle qui distinguerait les conversions « froides » de conversions « chaudes » ou, selon la formule plus heureuse de Paul Veyne (2007, p. 202), situer celles-ci sur une échelle qui ferait succéder « l’attachement conjugal » à « la passion amoureuse ». Envisagée dans la chaleur de la passion, dans la tension entre une avantgarde éclairée et des masses dociles, mais plus lentes à mettre en mouvement, la conversion est un moment fondateur interdisant tout retour en arrière. Mais le temps et l’activisme ne sont pas seuls en cause dans cette échelle de température. Il est des conversions qui s’effectuent dans le silence – et dans la mutité des sources – ; d’autres qui font scandale, suscitent polémique, recours et justifications et laissent autour d’elles des traces archivistiques ou mémorielles abondantes et parfois polyphoniques. C’est le cas de la conversion de deux jeunes filles juives au catholicisme dans l’Égypte « libérale » de 1930. L’affaire a été racontée en détail dans un précédent article (Abécassis in Arenal, 2001). On voudrait essayer d’y revenir ici afin d’en dégager ce qui pourrait être un véritable modèle. Le dossier concernant ces jeunes filles a pu être réuni à partir des archives diplomatiques du Quai d’Orsay, où il est fait mention, entre le ministre de France en Égypte et la direction des Affaires religieuses du ministère des Affaires étrangères, d’une affaire embarrassante. Mais ce sont surtout les archives de Nantes, qui offrent le matériau le plus riche. Elles ont en effet conservé les plaintes recueillies par le poste diplomatique, les coupures de presse et les correspondances entre les différents protagonistes de cette affaire, qui montrent l’extension de la polémique et le positionnement de chacun de ses acteurs. L’enquête, menée dans les années 90 auprès de la congrégation encore active au Caire, s’est conclue par un entretien avec l’une de ces deux sœurs devenue religieuse et retirée en France, très émue de voir ce passé remonter en surface et interroger au soir de sa vie, son destin individuel et celui de sa famille. On voudrait montrer ici que les polémiques liées aux conversions sont un mode de construction et de réactualisation des identités : autant qu’une transgression, ces conversions apparaissent, dans le développement du débat, comme un signe de ralliement permettant de recomposer les appartenances lorsque les frontières tendent à s’estomper. Par son aspect transgressif, une conversion ébranle des autorités instituées, qu’elle relègue séance tenante vers « la tradition ». En l’occurrence, dans le cas évoqué, c’est le père de famille qui est remis en cause, dans sa capacité à transmettre « la religion de ses pères » et dans l’orientation scolaire – une école catholique de langue française – qu’il a choisie pour ses enfants. Mais c’est aussi le rabbinat dans sa capacité à encadrer ses fidèles : de fait, le grand rabbin du Caire ne peut que suggérer d’envoyer l’une des deux sœurs dans une école juive en France, avouant en quelque sorte son impuissance à la convaincre de son erreur. Au-delà, c’est le Conseil de la communauté israélite du Caire qui est invalidé et vertement critiqué pour son incapacité à mobiliser des financements et à construire des écoles juives, susceptibles d’éviter aux familles de la communauté de telles mésaventures. Ces autorités devenues « traditionnelles » n’ont 50 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 d’autre recours que de réclamer un arbitrage auprès du représentant d’une France s’affichant volontiers « protectrice des chrétiens d’Orient ». Celui-ci était seul habilité à demander aux autorités égyptiennes un éloignement du pays de la religieuse considérée comme responsable de la conversion d’une enfant mineure à l’insu de ses parents. Le ministre de France, sensible aux risques que l’accusation de prosélytisme faisait courir aux œuvres françaises, aurait volontiers donné gain de cause aux plaignants, mais il devait composer avec des instances rivales du catholicisme ayant prétention à intervenir dans le champ égyptien : l’évêque grec-catholique du Caire, qui avait fait venir en 1909 la congrégation française pour s’occuper des œuvres éducatives de sa communauté ; l’archevêque de Besançon, dont cette congrégation dépendait ; la Délégation apostolique, en voie de devenir nonciature, les consulats d’Italie soutenant encore plus fermement depuis les accords du Latran (1929) le souhait du SaintSiège d’avoir une diplomatie autonome en Orient, détachée de celle de la France. La concurrence entre ces instances les conduit à parler haut et fort, parce qu’elles sont ellesmêmes menacées par de nouvelles expressions du catholicisme. Au-delà de ces autorités instituées, qui prétendaient toutes avoir voix légitime au débat, il faut mentionner l’irruption dans la polémique de journalistes, publicistes et juristes agissant pour les uns au nom d’un judaïsme offensé et pour les autres au nom d’une « Union catholique », outrée de voir une religieuse ainsi menacée par un représentant de la France laïque. Les premiers firent appel à l’opinion publique locale, les seconds à la direction des Affaires religieuses du Quai d’Orsay. L’affaire atterrit au cabinet d’Aristide Briand, qui fut bien en peine de trancher entre des communautés considérées comme les plus fidèles clientes de la France en Orient. La religieuse, dûment mise en garde, ne fut pas expulsée, et le Grand rabbin du Caire fut décoré de la Légion d’honneur l’année suivante. Ce que montre une telle affaire, c’est qu’une conversion, aussi anodine et intime soit-elle, peut très vite revêtir un enjeu politique, et que la polémique dessine un champ dont les contours se tracent au fil de l’intervention des acteurs. A ce titre, il est significatif que cette affaire, impliquant des relations entre « minoritaires » ait été jugée hors du champ politique par les autorités égyptiennes. Deux ans plus tard, il en alla tout autrement lorsqu’une accusation d’avoir converti au christianisme des élèves musulmans pesa sur l’université américaine du Caire : la subvention du ministère de l’Instruction publique lui fut retirée et, là encore, une campagne d’opinion menaça jusqu’à l’existence de l’institution. La polémique fournit aussi l’occasion d’exprimer l’unanimisme de deux « communautés » fortement clivées entre des autorités concurrentes, dont les membres pouvaient balancer entre de multiples allégeances. Mais elle tend surtout à changer les modalités d’appartenance à ces communautés. On n’en est plus membre parce que la tradition ou le statut personnel le supposent ou le prédéterminent, mais par un acte volontaire d’engagement. D’une certaine manière, la conversion de ces jeunes filles fait apparaître deux nations symétriques en construction dans cette Égypte libérale, l’une et l’autre exclues du champ politique par l’émergence de l’État-nation égyptien. Les communautés juive et catholique qui se donnent à voir au fil de la polémique ne peuvent pas se réduire aux communautés israélites du Caire ou d’Alexandrie et à leurs instances reconnues par l’État, et pas davantage aux différentes Églises de rites orientaux unies à Rome. Elles sont clairement l’expression de dynamiques nationales en gestation, dans des classes moyennes que, précisément, la langue, le type de métiers exercés, les quartiers de résidence permettaient de moins en moins de différencier. La polémique autour d’une conversion réinstaure et réactive une démarcation là, où celle-ci, n’était plus forcément apparente. Et c’est seulement à l’aune de cette fonction que l’on peut comprendre la conversion elle-même comme un parcours isolé, qui dit le changement du 51 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 monde, un signe à la croisée des politiques de la valeur, indiquant la diversité des univers sociaux et des systèmes normatifs. Paul Veyne a souligné, concernant Constantin, le rôle de l’innovation dans le processus de conversion. Le christianisme apportait, par rapport aux religions païennes, des nouveautés radicales. Il va de soi qu’on peut en dire autant de l’école missionnaire en ce premier tiers du XXe siècle. La correspondance de ces jeunes filles, interceptée par leur père, montre qu’une nouvelle forme de socialisation, l’attrait d’une société de pairs partageant les mêmes secrets, une nouvelle spiritualité intériorisée et matérialisée par la dévotion à l’Eucharistie rendaient bien désuètes les pratiques ritualisées à l’extrême de la religion familiale. Il a aussi souligné que cette innovation ne trouvait son sens, qu’adossée à « un organisme complet, une Église prosélyte » ; ou plus exactement, que l’institution ellemême forgeait la conviction de l’élection du converti et de sa mission particulière au sein de cette structure trans-nationale. En ce sens, la conversion des deux jeunes filles se rapproche de celle d’un Mohammed ‘Abd el Jalil dont elle est presque contemporaine ; elle se distingue en revanche de celles de paroisses coptes de la génération précédente où l’on considérait la conversion du village accomplie dès lors que son prêtre avait rejoint le catholicisme. Le parcours du converti est potentiellement celui d’un révolutionnaire, convaincu qu’il peut changer la face du monde. À ses yeux, ce n’est pas d’un retournement qu’il s’agit, mais au contraire de l’émergence d’une vérité qui articule de façon nouvelle, passé, présent et avenir, et qu’il convient de faire partager. Les conversions renvoient à toute une palette de situations constitutives de ce qu’on a coutume d’appeler, entrée dans la modernité ou changement de régime d’historicité. La conversion peut ainsi désigner ce moment précis où l’horizon d’attente se déconnecte de l’espace de l’expérience, où le passé ne constitue plus le seul réservoir de leçons pour l’avenir, mais où c’est le futur qui devient une boussole pour le présent et est censé guider et orienter les actions humaines. Ainsi, pour celles qui furent désignées tout au long de leur vie de religieuse dans leur congrégation comme « les sœurs juives », le judaïsme originel n’était en rien renié, au contraire : le passage au catholicisme n’était qu’une manière de l’assumer et de le transmettre dans un monde dont l’économie politique était en pleine mutation. De fait, les choses avaient changé dans l’Égypte des années 1930, et cette affaire de conversion ne peut se comprendre sans référence à la segmentation du marché de l’enseignement de la langue française qui s’opère à ce moment-là, elle-même liée à la formation de nouveaux espaces politiques. L’expansion politique et missionnaire de l’Europe avait créé depuis le milieu du XIXe siècle en Méditerranée orientale et en Afrique du Nord un espace francophone et un espace commercial en partie régulé par un droit international qui fonctionnait en français. C’est en tout cas celui auquel s’étaient massivement ralliées les « communautés » juives et catholiques. Mais l’époque où les rabbins d’Algérie emmenaient eux-mêmes les petites filles juives à l’école de la mission catholique voisine était révolue. Depuis le milieu des années 1920, des affaires de conversion avaient accompagné la diversification de l’offre, chaque instance communautaire légitimant son rôle et son autorité par le fait qu’elle offrait à ses membres (notamment les plus modestes) la possibilité d’accéder à un enseignement en français. C’est ce qui explique le changement de périmètre de ces « communautés », véritables nations en devenir : la scolarisation des plus démunis supposait l’adhésion sans faille des élites et des classes moyennes de la communauté. D’une certaine manière, les communautés juives et catholiques s’étaient toutes « converties » aux nouvelles conditions d’un marché unifié sous bannière française ; mais la traversée de la frontière d’un segment du marché à l’autre était devenue une transgression. La conversion exprime dans ce contexte toutes les contradictions et les difficultés de l’incorporation de ces appartenances. Elle exprime, en ce début des années 1930, la difficulté à rester citoyen-ne 52 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 du monde dans le cadre, devenu rigide comme un carcan, des États-nations. Ainsi posée, la conversion peut apparaître comme un lieu d’observation privilégié de phénomènes engageant l’avènement de la modernité et les processus de construction identitaires en Méditerranée. Des épisodes aussi divers que des mouvements messianiques ou mystiques, ceux que l’on désigne habituellement par ces processus d’acculturation, et ces moments si particuliers de « retournement » des « acculturés », contre ce à quoi ils ont pu adhérer avec ferveur : le retournement de protégés français contre la mise en place du protectorat au Maroc en 1912, le refus d’églises dites uniates de voir se poursuivre la latinisation de leurs fidèles ; les phénomènes d’avant-garde, d’engagement militant ou de dynamiques révolutionnaires destinées à faire émerger un « homme nouveau »… tous ces événements peuvent être analysés comme autant de modalités particulières de conversions. De façon peut-être paradoxale, on soutiendra l’idée que la conversion ne doit pas être vue comme un simple retournement ou un changement d’identité, mais qu’elle peut être au contraire vécue et qu’elle doit être lue comme une forme de préservation de celle-ci ; et que cette reconfiguration identitaire, dont la conversion est la manifestation, concerne autant le/la convertie lui/elle-même – elle lui sauve parfois la vie – que les « communautés » impliquées dans les réticences, les condamnations, voire les polémiques que la conversion suscite. Mises au défi d’expliciter les fondements de leur pouvoir, les prises de parole auxquelles elle donne lieu sont autant d’opérations d’ajustement cognitif exprimant la conviction qu’il faut que « tout change pour que rien ne change », selon la belle formule du Guépard. Ainsi considérées, les conversions scandent l’histoire parce qu’elles permettent d’en apprécier les ruptures. Un peu comme ces fichiers informatiques que l’on est obligé de convertir lorsqu’on passe d’un ordinateur à l’autre pour préserver l’accès au sens, on pourra aller jusqu’à soutenir qu’elles constituent l’opération même de réactualisation des appartenances communautaires et la pérennité de ces communautés, dans des environnements dont elles expriment le changement. En d’autres termes, pour en revenir à la part de mystère à laquelle renvoie le Saint-Esprit, elles sont peut-être, comme la girouette, le signe même de l’intuition, visible et accessible à tous par la construction d’un nouveau clocher, que le vent a tourné et que « l’esprit du temps » vient de changer. Bibliographie Veyne, Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007. Bianquis, Thierry, Guichard, Pierre et Tillier, Mathieu (dir.), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle), de Muhammad aux dynasties autonomes, Paris, PUF, 2012. Décobert, Christian (dir.), Valeurs et distance, identités et sociétés en Égypte, Paris, Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme / Maisonneuve et Larose, 2000. Dirèche, Karima, « Dolorisme religieux et reconstructions identitaires. Les conversions néo-évangéliques dans l’Algérie contemporaine », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2009/5 64e année, p. 1137-1162. García-Arenal, Mercedes (dir.), Conversions islamiques, Identités religieuses en Islam méditerranéen, Islamic Conversions, Religious Identities in Mediterranean Islam, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. Heyberger, Bernard, Hindiyya, mystique et criminelle (1720-1798), Paris, Aubier, 2001. Kenbib, Mohammed, Les protégés, contribution à l’histoire contemporaine du Maroc, Rabat, Faculté des lettres et des sciences humaines, 1996. 53 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 Attentes sociales et écritures de l’histoire en Algérie. Quelques pistes de réflexion Karima Dirèche Chargée de recherche, CNRS TELEMME, Aix-en-Provence [email protected] A l’exception de quelques historiens contemporanéistes (Daho Djerbal, Fouad Soufi, Mohamed El Korso, Remaoun, Ouarda Siari-Tengour…), peu d’intellectuels algériens se sont engagés dans l’entreprise de déconstruction de l’histoire du nationalisme algérien. Sans être forcément contraints à une soumission révérencieuse à l’égard du grand récit national, ils ne parviennent pas à se dégager de la contrainte idéologique qui pèse sur la pratique historienne. Et surtout, leurs publications sont peu nombreuses et très mal diffusées auprès d’un public d’étudiants et de jeunes chercheurs. Le travail critique du récit historique et la rigueur des méthodes historiennes ont décidément du mal à s’imposer face à un présent surdéterminé par les prismes du politique et de la mémoire malmenée, et déterminé également par le traitement médiatique, rapide et superficiel de l’information. Le travail lent et critique de l’historien est difficilement compatible avec des attentes sociales marquées par le présentisme et avides de solutions à court terme. La demande pressante faite aux historiens de juger le passé et ses acteurs exacerbe les mémoires collectives trop souvent conflictuelles. Alors que le récit historique n’est ni une leçon de morale ni une sommation politique, il ne distribue ni de bons ni de mauvais points. Dans ce cas, la réponse de l’historien, souvent prudente, est décevante et n’assouvit pas la demande de réparation. Le savoir historien ne bénéficie pas de la considération sociale car il ne répond pas à l’injonction du présent en crise et surtout il ne s’inscrit pas dans un modèle interprétatif politique monopolisé par les sciences politiques, depuis la guerre civile des années 1990. Une place de l’historien qui n’est pas forcément discréditée mais plutôt ignorée ou alors objet d’indifférence. On a pu le constater lors de l’émergence de l’islamisme dans la société algérienne ; phénomène massif et brutal qui a investi la scène publique, à la fin des années 1980, et qui a désorienté plus d’un observateur. En effet, les historiens algériens avaient délaissé le champ des études islamiques 1 en faveur d’une histoire politique du Mouvement national 2. La configuration du champ intellectuel algérien, tel qu’il se présentait alors à ce moment-là, ne permettait pas d’apporter des réponses rationnelles et argumentatives face au raz-de-marée islamiste et a été très vite dépassé par la violence dogmatique des leaders islamistes et par la violence répressive du pouvoir d’Etat. Le temps de la réflexion, la recherche de sens et la distanciation que suppose la recherche historique ne répond plus à l’accélération des demandes d’apaisement et surtout à celle du temps de l’information d’aujourd’hui. Le récit historique, avec ses modalités de production, et la prise de distance imposée par rapport aux urgences du présent demeure secondaire et souvent boudé. Dans ce contexte, les journalistes deviennent les chroniqueurs du temps immédiat et s’improvisent historiens pour répondre à l’immédiateté de la demande. Une histoire à portée de main qu’on investit d’autant plus facilement que la discipline historique ne 1 Peu de travaux historiques ont produit du savoir sur cette question. Voir Ali Mérad, Le réformisme musulman algérien de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale (Mouton, 1967) ; Ahmed Rouadjia, Les frères et la mosquée. Enquête sur le mouvement islamiste en Algérie, (Karthala, 1990). 2 Omar Carlier a été, avant son installation en France, un des très rares enseignants de l’Université algérienne à écrire une histoire sociale du nationalisme algérien à partir d’un riche travail d’enquêtes orales. Entre nation et djihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses des Sciences Po, 1995. 55 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 bénéficie d’aucune valeur ajoutée auprès des institutions étatiques ; alors chacun peut y aller de son récit sur l’histoire. Si le récit de l’origine qui viendra combler la frustration identitaire est toujours autant attendu, il devient secondaire par rapport aux attentes générées par le présent. La demande d’apaisement, la revendication d’un projet de société fédérant les Algériens, les difficultés à vivre et le ressentiment à l’égard d’un Etat qui s’entête à traiter son peuple comme un analphabète exacerbent les incertitudes mais également les contestations. Entre une histoire idéologique et pesante et une mémoire verrouillée, le dolorisme historique et social affleure à chaque niveau de la société algérienne. Jamais le sentiment du malheur n’a été aussi vif qu’aujourd’hui. L’accumulation des douleurs d’une guerre à l’autre, l’indépendance confisquée, les espérances déçues, le nombre de victimes et de sacrifiés, le rapt de la rente pétrolière reviennent comme un leitmotiv dans les discours et les représentations populaires. La mystique religieuse (comme un dérivé de la mystique révolutionnaire), longtemps perçue par certains Algériens, comme une forme de sublimation des souffrances, n’arrive plus à apaiser ni la rancœur ni la tristesse. Alimenter le discours victimaire, s’enfermer dans une mémoire doloriste, c’est également ne pas trouver sa place dans un avenir à moyen terme et surtout ne plus faire confiance à un Etat qui multiplie les actions législatives pour ne pas rendre la Justice. Le référendum concernant la Charte de la paix pour la réconciliation nationale en 2005 a débouché sur une loi d’amnistie quasi-générale qui a sans doute mis fin (bien que difficilement) à la guerre civile mais n’a pas obtenu l’unanimité souhaitée. Car comment pardonner à ceux qui n’ont jamais demandé pardon ? Comment légiférer sur le pardon sans qu’on identifie préalablement les responsables ? Une réconciliation arc-boutée sur le silence et le non-dit et qui fait l’économie du travail de justice et de réparation. Un Etat qui impose un droit à l’amnésie et à l’oubli forcé, participe grandement au refoulement et à la névrose collective en réactivant tous les traumatismes de l’histoire. Contrairement à l’Algérie, le Maroc voisin s’était lancé, aux débuts des années 2000, dans l’expérience de la justice transitionnelle avec l’Instance Equité Réconciliation (IER). Une opération politique conjuguée à un travail de mémoire qui a donné la parole à certaines victimes des années de plomb 3; mise en scène filmée de la libération de la parole et de la mémoire sous les portraits du roi Hassan II et du roi Mohamed VI. Présences tutélaires pour bien montrer également les limites de la contestation ou de la mise en accusation de l’Etat en question. Le dévoilement des vérités de l’histoire appartient encore au bon vouloir des gouvernants et les limites du travail de mémoire se révèlent de façon exacerbée. Sans doute le prix à payer pour la mise en place d’une transition démocratique même inachevée ? L’entreprise de l’IER constitue une mise en archives de la parole mais ne procède pas à une accusation directe des responsables et encore moins à une judiciarisation ou à des procès. Elle agit comme une catharsis à l’échelle de la société marocaine tout en marquant le passage à d’autres formes de gouvernance. L’Algérie, quant à elle, a choisi l’oubli forcé : li fat mat (ce qui est passé est mort) est l’expression populaire qui revient souvent dans les propos de l’actuel président quand on lui rappelle les souffrances passées et les demandes de justice. Cette attitude à l’égard du passé récent justifie assez bien le peu de volonté à instaurer des cadres politiques et méthodologiques de la production du savoir historique. Scénarisation de la parole au Maroc, silences soumis à une législation en Algérie ; dans les deux cas, les responsables ne sont jamais désignés et encore moins poursuivis. Mais la mise en mots est-elle la panacée ? Faut-il tout dire ? Tout exprimer ? Tout rappeler ? Reconnaître le préjudice subi et l’état de victime, est-ce forcément la condition pour mieux accepter les souffrances et les violences passées ? La fonction sociale de Expression qui désigne les années de répression et de violences exercées sous le règne d'Hassan II, de la fin des années 1960 à la fin des années 1980, contre les opposants politiques. 3 56 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 l’oubli est bien connue et l’occultation et l’oubli sont parfois les conditions essentielles à la vie. Un Etat peut-il institutionnaliser une amnésie collective et la faire cautionner par une société toute entière ? Quelles conséquences, à moyen terme, sur la crédibilité des récits historiques ? Le caractère délétère de la vie politique algérienne et l’absence de libéralisme indispensable à la recherche scientifique et à l’enseignement sont, certes, des raisons suffisamment fortes pour expliquer la médiocrité des politiques mémorielles et la situation sinistrée du champ des études historiques. Mais s’arrêter à ce constat ne permet pas d’engager un débat sur les dynamiques historiographiques à impulser. Cette réflexion participe au débat mais s’engage également à proposer et à partager des pistes de travail. Les narrations multiples : un travail de restitution patient et laborieux Dans la confusion du débat entre histoire nationale et mémoires collectives, il semble important de prendre la mesure des différentes échelles de la narration et de la mémoire; celles de l’individu, du groupe, de l’Etat. L’historien doit passer par une série de prismes narratifs et prendre en considération une polyphonie mémorielle qui devra s’insérer dans un récit écrit qui restituera au mieux une réalité passée. C’est tout le travail en microhistoire (quasiment inconnu en Algérie) qui remet, au centre du récit historique, les pratiques et les expériences individuelles. Pluralité des voix, pluralité des méthodes, transdisciplinarité pour la mise en forme d’un ou de récits historiques dont la trame serait constituée de brisements, de fractures multiples et surtout de la transgression des non-dits et des interdits. Sans doute la seule voie pour produire un savoir multiforme 4 et apporter du sens à des réalités passées 5. Michel Foucauld avait déjà posé la question du stade de la connaissance académique et légitime : « Qu’est-ce qu’un texte ? Comment diversifier les niveaux auxquels on peut se placer et dont chacun comporte ses scansions et sa forme d’analyse : quel est le niveau 4 Dépasser le contentieux colonial Le temps de la colonisation agit comme une frontière mémorielle (un avant (1830) et un après (1962), empêchant un imaginaire historique de prendre sa place et de se déployer dans les récits du passé (alors que, paradoxalement les différentes Chartes nationales ont toutes insisté sur le temps long de l’histoire algérienne). L’historicité de la société algérienne est lourdement marquée par le colonialisme, et l’héritage de ce dernier est l’objet de très forts ressentiments et de rejets. Les études postcoloniales, malgré les réserves que certains chercheurs peuvent émettre 6, proposent de s’extraire du paradigme colonial et de la prégnance de son système de domination. Elles invitent à réaliser un projet de connaissances et d’écrire d’autres récits avec d’autres paradigmes qui permettraient enfin de sortir de cette relation aliénante et stérile entre le « Eux » et le « Nous ». Des récits qui permettraient enfin de mettre au centre la multiplicité des identités, la diversité des expériences historiques, les minorités, les hybridités et le mouvement qui est le concept-clé de l’analyse postcoloniale qui révèle ces « terrains d’élaboration des stratégies du soi » 7. Sortir du contentieux colonial, c’est mieux appréhender une histoire très longue constituée d’une multiplicité de temporalités, d’événements. L’histoire de l’Algérie ne se réduit pas à l’histoire de la colonisation. Sortir de la « longue nuit coloniale » 8, en investissant d’autres périodes historiques, c’est aussi une autre façon de s’extraire de son statut d’excolonisé beaucoup trop présent malheureusement dans les ouvrages d’histoire légitime de la formalisation ? », in L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 13. 5« Ecrire la vie reste un horizon inaccessible, et pourtant il anime depuis toujours le désir de raconter et de comprendre », in François Dosse, Le Pari biographique. Ecrire une vie, La Découverte, 2005 (première phrase d’introduction). 6 J. F. Bayart, Les études postcoloniales, un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010. 7 H. K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007. 8 En référence à l’ouvrage de Ferhat Abbas, La nuit coloniale écrit en 1962 et publié chez Julliard. 57 Les Rencontres du CJB, n°3, 2012 contemporaine algérienne. Un certain nombre de magisters et quelques doctorats (en langue arabe) ont été soutenus sur des sujets portant sur la période ottomane. Mais l’histoire médiévale et l’histoire antique restent l’apanage de quelques spécialistes et demeurent des périodes très peu accessibles avec une connaissance limitée. Ce projet de connaissances, s’il vient à jour, s’accompagnera forcément d’un projet politique qui permettra de sortir des historicités et des identités figées. La périodisation Sortir d’une histoire coloniale, c’est forcément remettre en question les chronologies et la périodisation héritées de l’histoire coloniale française. Les historiens algériens ont intériorisé des cadres chronologiques élaborés, au cours du XIXe siècle, aussi bien par des historiens français que par un ensemble d’amateurs férus d’histoire constitué par des administrateurs et des officiers des bureaux arabes. Fouad Soufi 9 a bien montré comment les deux dates-clés fixées par les historiens coloniaux, à savoir 1516 (débuts de l’occupation ottomane avec l’entrée de ‘Arrûdj et de Khayr-Eddine à Alger) et 1830 (le débarquement de SidiFerruch) ont été nationalisées par les historiens algériens tout en figeant les dynamiques historiques propres aux sociétés locales. Ces temporalités renvoient à une mise en scène problématique de l’histoire et leur maintien, sans lecture critique, dans l’historiographie nationaliste, montre les difficultés à renverser les perspectives chronologiques et à identifier et s’approprier les réalités, les rythmes et les évènements endogènes qui produiraient un autre sens. Un sens qui s’éloignerait de celui produit par les historiens français qui ont envisagé l’histoire algérienne sous le paradigme de la conquête (« les autres selon nous » ou « alors nous chez 9 Fouad Soufi, « En Algérie : l’histoire et sa pratique », in S. Bergaoui et H. Remaoun (dir.), Savoirs historiques au Maghreb. Constructions et usages, Oran, éditions du CRASC, 2006. les autres ») et qui contribuerait à éclairer ce passé qui se dérobe en permanence. Ecrire l’histoire après 1962 Dépasser le contentieux colonial, c’est s’affronter à l’après-colonial. L’Algérie est aujourd’hui face à des défis redoutables dont l’un des plus ambitieux est celui de se lancer dans l’écriture de son histoire depuis 1962. Pour cela, il faudrait qu’une partie des archives de l’Etat puissent être accessibles aux chercheurs. Entreprendre cette histoire est sans doute la seule façon adulte et active pour sortir des mensonges et des discours illusoires et surtout de lever le voile des conditions politiques et idéologiques de la naissance et des pratiques de l’Etat algérien. Une histoire du temps présent nécessaire et salutaire. Concernant l’évolution de ces pratiques de l’histoire, on s’inscrira dans la réflexion de Mamadou Diouf à propos de ces usages par les Etats africains : « Si la mémoire nationaliste fut exclusive et unitaire ne s’encombrant d’aucune contestation, recourant à une violence aveugle et injuste, son impotence économique, sa mise sous ajustement économique et sa timide et complexe libéralisation politique entraînant l’ouverture des friches et l’abandon de territoire pris d’assaut par d’autres mémoires, de nouvelles fabrications et réactivations du passé, donc de visions alternatives du futur. Ils deviennent les lieux d’une nouvelle géographie mouvante dont les contours varient au gré d’une compétition de plus en plus rude » 10. Dans ces parallèles avec l’histoire africaine, il y a certainement une réflexion à poursuivre et à alimenter autour des enjeux actuels des sciences du passé et de leurs incidences sur les pratiques politiques en Algérie Mamadou Diouf (dir.), L’historiographie indienne en débats : colonialisme, nationalisme et sociétés post-coloniales, Karthala-Séphis, 1999. 10 58