course aux annexions : l’un des problèmes majeurs de la gestion républicaine de l’Algérie à
compter de 1875 réside très précisément dans la difficulté d’assumer une guerre de conquête
menée par l’Ancien régime. De même, l’hostilité initiale des Républicains de gouvernement à
l’encontre du Général Boulanger en 1888-1889 s’explique, pour partie, par leur méfiance à
l’égard d’un homme issu de la turbulente Armée d’Afrique, et jugé à ce titre porteur des
valeurs martiales d’Ancien régime32. Il faut ainsi aux Républicains expansionnistes, rangés à
compter de 1885 derrière Ferry « le Tonkinois », inventer un discours spécifique de
justification de l’« œuvre coloniale » pour se démarquer d’une rhétorique de souveraineté
impériale à consonances monarchistes33. La mise au point du langage de la « mission
civilisatrice », qui puise autant au fonds du radicalisme jacobin qu’à celui du discours
missionnaire, est le fruit de ce processus d’imagination34.
En second lieu, l’adoption du projet de reprise de l’expansion impériale n’alla pas, loin
s’en faut, sans débats : les Républicains furent profondément divisés sur cette question. Non
pas tant en vertu de considérations d’ordre « humanitaire » (le terme est anachronique) qu’en
raison de guerres de position idéologiques internes à l’espace républicain des années 1875-
1914. Cette période est également celle des grands scandales liés soit à des projets délirants de
mainmise française sur le « commerce interocéanique » (« scandale de Panama » en 189335),
soit au dévoilement médiatique de la face cachée de l’implantation coloniale (« affaire
Yukanthor » de 1899-190036, qui révèle au grand public la réalité sordide du « protectorat »
imposé au souverain cambodgien Norodom). L’idée s’impose alors, dans certains cénacles
républicains, que la « mission civilisatrice » n’est rien d’autre que l’alibi de la spéculation des
« grands financiers », et que les « affaires coloniales » sont par nature matière à scandales. La
thématique anti-parlementaire de la « République des affaires » a ainsi été forgée aussi dans le
creuset des scandales coloniaux. Par ailleurs, chaque débat parlementaire concernant la reprise
de l’expansion impériale (en Indochine à compter de 1885, en Afrique subsaharienne dans les
32 Mathieu Providence, « Boulanger avant le boulangisme : un officier colonial tombé en République », Politix,
vol. 18, n° 72, 2005, pp. 155-179.
33 Pour une analyse à nouveaux frais des discours de J. Ferry de 1884-1885, lors de ses passes d’armes oratoires
avec Clémenceau, cf. Pierre-Jean Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in
Pierre-Jean Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en
terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp.
34 Alice Conklin, A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930,
Stanford, Stanford University Press, 2000. A. Conklin reconnaît elle-même qu’elle aurait dû plus tenir compte de
la matrice missionnaire dans son analyse de la généalogie du théorème de la « mission civilisatrice » (conférence
au CERI, Paris, 14 décembre 2006).
35 Jean-Yves Mollier, Le scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991.
36 Pierre Lamant, L’affaire Yukanthor. Autopsie d’un scandale colonial, Paris, Editions SFHOM, 1989.