Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments L’utilisation récente de molécules telles que des polymères pour former des vésicules a ouvert de nouvelles perspectives biomédicales. Ces vésicules, appelées polymersomes, sont des sphères creuses constituées d’une bicouche de polymères. Du fait de leur robustesse, les polymersomes sont utilisés comme nano-transporteurs de médicaments destinés à être libérés dans les tissus ou organes malades. A ces fins thérapeutiques, une étape importante consiste à pouvoir déclencher la destruction des vésicules une fois la cible atteinte. Nous rapportons ici des exemples d’éclatement de polymersomes contrôlé par des stimuli physiques. Nous discutons les mécanismes sous-jacents et leurs applications potentielles. D e nombreux médicaments ne peuvent pas être administrés directement dans l’organisme, car ils sont toxiques pour les tissus sains ou rapidement éliminés par les reins. Encapsuler ces principes actifs dans des « nano-transporteurs » n’est pas non plus un gage absolu de protection, car il existe des cellules spécialisées (macrophages) dont la fonction est de capturer et d’éliminer les particules étrangères et pathogènes. Ce processus de phagocytose est facilité par l’adsorption de protéines à la surface de la particule, qui sont ensuite reconnues spécifiquement par les récepteurs membranaires des macrophages. Pour échapper à la phagocytose par les macrophages, une des principales voies suivies a été la conception des nano-transporteurs furtifs, le plus souvent des liposomes décorés par des polymères de nature polyéthylèneglycol (PEG). Les liposomes sont des vésicules dont l’enveloppe est constituée d’une bicouche de lipides amphiphiles, c’est-à-dire dont une extrémité est hydrophile et une terminaison est hydrophobe. Dans le cas de liposomes décorés de PEG, la présence de la couche polymère hydrophile en surface de la vésicule assure une répulsion d’origine stérique, qui inhibe l’adsorption de protéines à leur surface. Toutefois, ces liposomes, mécaniquement fragiles, ont une durée de vie réduite sous l’effet du cisaillement imposé par le flux sanguin notamment. Récemment, l’utilisation de vésicules polymères, baptisées polymersomes, est apparue comme une alternative permettant d’accroître le temps de circulation des nano-transporteurs dans l’organisme. Pour former ces polymersomes, il suffit d’utiliser des polymères synthétiques amphiphiles. Ces macro-amphiphiles s’associent alors spontanément en bicouches qui se referment sur elles-mêmes pour donner des vésicules. La robustesse des polymersomes améliorée par rapport aux liposomes vient essentiellement du fait que la masse moléculaire des polymères, qui peut être modulée par synthèse chimique, est 10 à 100 fois plus élevée que celle des lipides. L’épaisseur de la bicouche membranaire peut donc être aussi nettement accrue (voir figure 1A et encadré 1). Cependant, l’enjeu thérapeutique premier n’est pas uniquement l’encapsulation de principes actifs dans des nano-transporteurs ultra-résistants. L’objectif ultime est de faire en sorte que ces réservoirs s’accumulent dans les tissus ou organes ciblés en demeurant intacts au cours de la circulation dans l’organisme, puis de les détruire ou les perméabiliser pour libérer les médicaments une fois arrivés à destination. Ce cahier des charges implique donc une formulation apparemment antagoniste, puisque les réservoirs transporteurs doivent à la fois être robustes ou furtifs vis-à-vis du système immunitaire et pouvoir être déstabilisés à souhait lorsque la cible est atteinte. Jusqu’à présent, deux types de stratégies ont été suivies pour réaliser un désassemblage contrôlé de polymersomes. La première voie consiste à exploiter les vastes possibilités de synthèse chimique pour concevoir des membranes polymères sensibles à l’environnement chimique. Par exemple, si le caractère hydrophile du Article proposé par : Elyes Mabrouk, [email protected] Damien Cuvelier, [email protected] Françoise Brochard-Wyart, [email protected] Min-Hui Li, [email protected] Pierre Nassoy, [email protected] Laboratoire Physico-Chimie Curie, UMR 168, Institut Curie/CNRS/UPMC, Paris 18 Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments Figure 1 – (A) Image d’un nano-polymersome obtenue par cryo-microscopie électronique à transmission. Barre d’échelle = 20 nm. L’anneau sombre est le cœur hydrophobe de la bicouche polymère, d’épaisseur 8 nm (extrait de B.M. Discher et al., Science 284, 1143 (1999)). (B) Images d’un polymersome géant obtenue par microscopie optique, respectivement en fond clair (gauche) et en fluorescence (droite). Un fluorophore hydrophile est encapsulé dans le compartiment interne aqueux du polymersome. Barre d’échelle = 5 µm. Encadré 1 Vésicules lipidiques et polymersomes Un amphiphile est une molécule constituée d’une partie hydrophile et d’une partie hydrophobe. Les détergents classiques (utilisés dans les lessives) ont une forme conique (grosse tête hydrophile et fine queue hydrophobe) et s’organisent en micelles, exposant ainsi la partie hydrophile au milieu aqueux et écrantant le bloc hydrophobe au cœur de la micelle (figure E1A). En revanche, lorsque la forme moléculaire est proche de celle d’un cylindre, les amphiphiles forment spontanément des bicouches, ce qui permet aux parties hydrophobes, orientées vers l’intérieur de la bicouche, d’éviter tout contact avec l’eau. Cette forme d’auto-assemblage est obtenue pour les phospholipides qu’on trouve dans les membranes biologiques et dont la queue hydrophobe est constituée de deux chaînes carbonées (figure E1B). Enfin, lorsqu’une bicouche de molécules amphiphiles se referme sur elle-même, on obtient des vésicules dites unilamellaires. Celles-ci sont imperméables et peuvent être utilisées comme des réservoirs pour encapsuler et protéger des espèces actives. Trois grandes catégories de vésicules sont actuellement utilisées dans le domaine de la libération contrôlée de drogues (figure E1C) : i) les liposomes sont constitués de phospholipides ; ii) les liposomes furtifs sont des liposomes « chevelus », stabilisés stériquement, dans lesquels le phospholipide a été « décoré », au niveau de sa tête hydrophile, par une chaîne de polymère hydrosoluble (PEG, polyéthylène glycol) ; iii) les polymersomes sont des vésicules dans lesquelles l’amphiphile est un polymère, le plus souvent un copolymère dibloc qui contient un bloc hydrophile et un bloc hydrophobe. La possibilité d’utiliser des polymères de grande masse moléculaire (relativement aux phospholipides, et typiquement de quelques 1 000 à 10 000 g/mol) leur confère une plus grande épaisseur de membrane, et donc une imperméabilité, une stabilité et une robustesse accrues vis-à-vis des contraintes mécaniques. Figure E1 – Représentation schématique de : (A) une micelle, formée à partir d’amphiphiles de forme conique ; (B) une vésicule lipidique, constituée d’une bicouche de phospholipides ; (C) différentes familles de bicouches susceptibles de former des vésicules. Dans le cas du polymersome, le bloc hydrophile du polymère joue le rôle de la tête polaire du lipide, et les chaînes lipidiques carbonées sont remplacées par le bloc hydrophobe. copolymère amphiphile est amplifié en milieu acide, les polymères initialement stables dans la bicouche se solubilisent progressivement dans le milieu aqueux environnant, ce qui conduit à une perméabilisation lente du polymersome. La deuxième voie, qui commence à être explorée, vise à utiliser des stimuli physiques (tels que les champs électrique et magnétique, la lumière ou la température) pour détruire à distance ces nano-réservoirs polymères. Dans la suite du texte, nous limiterons notre discussion à cet effet des stimuli physiques sur les 19 Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments vésicules polymères. Nous nous focaliserons sur deux approches distinctes, qui reposent sur des mécanismes physiques radicalement différents. Il y a quelques années, un groupe américain a étudié la réponse de polymersomes à un champ électrique et montré que la destruction de la membrane pouvait résulter d’une augmentation de la tension de surface de la vésicule directement induite par le champ électrique. Plus récemment, au laboratoire de physico-chimie de l’Institut Curie, nous avons proposé une stratégie alternative, qui repose sur un changement de courbure spontanée induit par la lumière dans des bicouches asymétriques de polymères cristaux liquides. Avant d’aller plus loin, notons que, si les applications médicales demandent de travailler avec des nano-liposomes ou polymersomes d’une taille de quelques 100 nm, la plupart des travaux académiques visant à caractériser les paramètres mécaniques de ces membranes sont réalisés sur des vésicules dites géantes d’un diamètre de quelques 10 µm (figure 1B) ; leur visualisation au microscope optique permet leur manipulation et leur déformation à l’échelle de l’objet individuel. Commençons donc par introduire quelques généralités sur la physique des membranes et par résumer les principales propriétés mécaniques des vésicules lipidiques et polymères. Propriétés mécaniques des membranes et vésicules fluides Au premier ordre, une membrane constituée de deux feuillets (ou monocouches) de lipides ou de polymères amphiphiles, se comporte, d’un point de vue mécanique, comme une fine tranche homogène, qui peut être cisaillée, courbée, et comprimée ou dilatée. A l’équilibre, la réponse de la membrane à ces déformations est caractérisée par des paramètres tels que le module de cisaillement µ, le module de rigidité de courbure κ, et le module d’étirement surfacique Ka (qui correspond à la dilatation ou la compression de la membrane). Les valeurs de ces modules dépendent de l’état thermodynamique de la membrane et de sa composition, c’est-à-dire de la nature chimique des amphiphiles qui la constituent. Dans un état fluide, une membrane n’offre aucune résistance au cisaillement, donc µ = 0. Les énergies élastiques de courbure et d’étirement sont classiquement mesurées par aspiration de vésicules dans une micropipette (voir encadré 2). On définit aussi une tension critique à laquelle la vésicule éclate : il s’agit de la tension de lyse τc. A une échelle moléculaire, la stabilité d’une membrane lipidique ou polymère résulte principalement de l’équilibre entre deux forces antagonistes : les forces attractives de Van der Waals entre chaînes hydrophobes et les forces répulsives de cœur dur (et/ou électrostatiques) entre têtes ou segments de chaînes hydrophiles (voir encadré 1). L’étirement de la membrane tend à éloigner les lipides ou chaînes de polymères les uns des autres, ce qui expose le cœur hydrophobe de la bicouche à l’eau, augmente son énergie, et contribue à la déstabilisation de la membrane. 20 Cependant, pour atteindre une description réaliste et complète de la physique des membranes, il convient de prendre explicitement en compte le fait qu’une membrane n’est pas purement un matériau bidimensionnel élastique et homogène, mais qu’elle est constituée de deux feuillets partiellement couplés. Notamment, l’existence d’une asymétrie entre les deux monocouches peut générer une courbure spontanée de la membrane. Cette asymétrie peut provenir soit d’une différence dans le nombre de molécules amphiphiles qui composent chaque feuillet, soit d’une différence au niveau de la forme des molécules qui constituent chaque monocouche. Pour mieux comprendre l’origine physique de la courbure spontanée, envisageons le cas concret d’une membrane dans laquelle les deux feuillets contiennent un nombre différent d’amphiphiles. Cela génère une frustration au sein de la membrane. Plus précisément, si la surface est plane, le feuillet le plus peuplé se trouve comprimé, tandis que le feuillet le moins peuplé est dilaté par rapport à son état d’équilibre stable. Il existe donc un gradient de pression latérale dans la direction de la normale à la membrane, ce qui crée un moment de flexion. Energétiquement, il est alors plus favorable de courber la membrane pour relâcher la compression dans le feuillet le plus peuplé et la tension dans le feuillet le moins peuplé. Cette courbure spontanée de la membrane, C0, est donc un paramètre intrinsèque de la bicouche, qui dépend essentiellement de la nature chimique des espèces amphiphiles choisies. C0 est homogène à l’inverse d’une longueur, et vaut classiquement une fraction de nm–1 dans le cas de vésicules lipidiques. En d’autres termes, la contribution énergétique associée, de l’ordre de κC02, est généralement négligeable pour des membranes lipidiques classiques. Eclatement de polymersomes par des impulsions électriques L’électroporation est un phénomène largement utilisé en biologie moléculaire pour incorporer un plasmide (ou morceau d’ADN) dans une cellule qui permettra la fabrication d’une nouvelle protéine, dite exogène, n’existant pas initialement dans la cellule. Le principe de base consiste à appliquer un champ électrique bref et intense sur des cellules. Cette impulsion électrique provoque une perméabilisation transitoire de la membrane cellulaire et permet l’entrée dans la cellule de substances externes. Le phénomène d’électroporation, exploité de manière empirique par les biologistes, a été étudié en détail par des physiciens en utilisant des membranes modèles, tels que des liposomes ou polymersomes. Les membranes lipidiques ou polymères étant essentiellement imperméables aux ions, l’application d’un champ électrique provoque l’accumulation des charges de chaque côté de la bicouche. Le cœur hydrophobe de la membrane, d’épaisseur dh et de constante diélectrique ε (faible par rapport à celle du Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments Encadré 2 Sonder les propriétés mécaniques de vésicules avec des micropipettes Les propriétés mécaniques des vésicules sont caractérisées par plusieurs paramètres associés aux déformations appliquées à la bicouche. La figure E2 représente ces différents modes de déformation, à savoir le cisaillement, la courbure et la dilatation. Parmi d’autres, une technique courante qui permet de mesurer certains de ces paramètres est la technique d’aspiration par micropipette. Le principe consiste à aspirer une vésicule individuelle dans une micropipette (de rayon Rp) en créant une dépression à l’aide d’un réservoir d’eau connecté à la pipette qui se déplace verticalement (selon le principe des vases communicants). Comme on le voit sur la figure E3A, la vésicule aspirée forme une « langue » dans la pipette tandis que la portion extérieure demeure sphérique, de rayon Rv. Ainsi, la tension de la membrane τ, qui est homogène à une énergie par unité de surface, est directement fixée par la dépression appliquée ΔP : selon la loi de Laplace, on a τ ≈ R p · ΔP . L’avantage de cette géométrie réside dans le fait que la longueur de la langue, L, donne directement l’augmentation relative d’aire membranaire ΔA / A 0 ≈ 2πR pL 4 πR 2v pour une tension donnée. En faisant varier τ, nous obtenons une relation de type contrainte-déformation, ou plus précisément tensionaire de membrane. Généralement, deux régimes sont observés (figure E3B). Aux faibles tensions, le régime est dit entropique et l’excès d’aire récupéré dans la pipette provient des fluctuations de la membrane. Celles-ci sont directement reliées au module de rigidité de courbure κ de la membrane, typiquement de l’ordre de quelques dizaines de fois l’énergie thermique (10–19 J). Augmenter l’aire de la vésicule (ΔA) a un coût énergétique similaire à une tension de surface, que Figure E2 – Modes de déformation d’une membrane. l’on peut quantifier à l’aide de la relation de Helfrich : 8πκ ΔA τ = τ0 exp . Aux tensions plus élevées, la mem k BT A 0 brane est étirée élastiquement et caractérisée par un module d’étirement surfacique Ka. Ce module caractérise la compressibilité de la bicouche, et son ordre de grandeur est de 100 mN/m. Une relation linéaire entre tension et déforΔA mation est alors attendue : τ = K a . Enfin, aux tensions A0 encore plus élevées, la vésicule éclate. Cette tension maximale de lyse τc, de l’ordre de 20 mN/m pour les polymersomes, est intimement liée à l’épaisseur de la membrane et à son amincissement sous l’effet d’une déformation dans le plan de la membrane. C’est un paramètre qui peut être utilisé pour caractériser la robustesse de la vésicule. Figure E3 – (A) Polymersome géant aspiré dans une micropipette. (B) Courbe de la tension de membrane en fonction de la déformation relative obtenue par la technique de micropipette. En inséré, la courbe complète permettant de visualiser la tension de lyse. milieu aqueux environnant) se comporte donc comme une capacitance Cm (typiquement de l’ordre du µF/cm2). Le temps de charge de la membrane dépend de la conductivité des milieux interne et externe à la vésicule, mais dure typiquement de l’ordre de la fraction de µs en milieu salin (5 millimoles par litre). Par suite, si la durée de l’impulsion électrique est bien plus grande que le temps de charge de la capacitance, le potentiel transmembranaire Vm ainsi 21 Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments généré peut être considéré comme constant et uniquement dépendant du champ électrique E appliqué, du rayon R de la vésicule et de l’angle θ entre la direction du champ et la normale à la membrane : Vm ≈ R.E·cosθ. Ce potentiel crée une contrainte électro-compressive perpendiculaire au plan de la membrane, couplée à une tension 1 2 . Cet effet, qui ne modifie pas la latérale σ el = Cm Vm 2 composition des deux feuillets, donne lieu à une tension membranaire nette : τ net = τ + σ el, comme cela avait été introduit par Lippmann il y a plus d’un siècle sous une forme différentielle. Pour une vésicule polymère initialement au repos, l’augmentation du champ électrique appliqué se traduit par une augmentation de la tension nette de la membrane. Il existe donc a priori un potentiel électrique seuil, Vc, pour lequel la tension de la vésicule atteint sa valeur de lyse τc. Le groupe de D. Discher, à l’Université de Pennsylvanie, a testé cette prédiction expérimentalement. Comme on le voit sur la figure 2, l’application d’un champ électrique crée deux pores aux pôles de la vésicule, là où le potentiel transmembranaire est maximal (θ = 0 et π). L’éclaircissement du milieu interne de la vésicule vient du fait que l’agent de contraste initialement encapsulé (ici, du sucre) est expulsé au cours de l’éclatement de la membrane. Par ailleurs, le mécanisme proposé d’augmentation de tension induite par le champ électrique a été confirmé quantitativement. En contrôlant la tension latérale τ initiale (c’est-à-dire en l’absence de champ) par une micropipette, il a en effet été vérifié que le potentiel de lyse Vc variait bien comme Lippmann. τ c − τ , en accord avec l’équation de Alors que l’électroporation est couramment utilisée pour former des pores transitoires dans des cellules sans que cela ne remette en cause leur viabilité, il peut être surprenant d’observer, comme sur les photographies de la figure 2, que l’application d’un champ électrique sur une vésicule polymère conduit à sa désintégration complète. Cette différence de comportement peut s’expliquer semiquantitativement en regardant de plus près le mécanisme physique associé à la nucléation d’un pore et à sa dynamique de croissance. En adaptant à deux dimensions la théorie classique de la nucléation de cristaux qui repose sur l’existence de germes en solution, la variation d’énergie d’un pore de rayon r est donnée par la somme de deux contributions énergétiques antagonistes : d’une part, un gain en énergie ~ – r2τnet, associé à la réduction de surface membranaire, ce qui tend donc à agrandir le pore ; d’autre part un coût énergétique ~ + rλ, où λ est la tension de ligne de la membrane (voir encadré 2), qui correspond à l’énergie nécessaire pour créer l’interface qui définit le périmètre du trou, ce qui tend à rétrécir le pore. L’énergie globale du pore présente donc un maximum pour un rayon critique r * ≈ λ τ net , typiquement de l’ordre de quelques nanomètres dans les membranes lipidiques ou polymères. Ainsi, la théorie de la nucléation prévoit que tous les pores de taille supérieure à ce rayon critique sont susceptibles de croître. Mais la suite du processus d’ouverture est un peu plus complexe. Au cours de l’expansion du pore, la tension de membrane relaxe et du fluide interne est expulsé, car la pression interne, donnée par la loi de Laplace, est supérieure à la pression externe à la vésicule. Deux cas peuvent ensuite se présenter : i) si le temps de fuite du liquide, qui dépend de la viscosité du fluide interne, est plus petit que le temps caractéristique d’ouverture du pore (limité par la viscosité de la membrane), alors la tension de membrane pourra être relaxée avant destruction complète ; cela permettra une fermeture du pore ; ii) à l’inverse, si le fluide interne est visqueux, l’expulsion du liquide sera ralentie, et le rayon du pore ne cessera d’augmenter, jusqu’à désintégration totale de la vésicule. De ce fait, l’électroporation est une technique qui conduit à des résultats très différents dans le cas des cellules et des polymersomes : des pores autocicatrisants sont observés dans les cellules, sans doute parce que les membranes sont sous-tendues par une « armature » visqueuse (le cytosquelette), et l’électroporation est jugée relativement douce chez les biologistes. Au contraire dans le cas de polymersomes en milieu aqueux, l’application d’impulsions électriques détruit la vésicule de façon irréversible et permet une soudaine libération à distance des drogues encapsulées. Il faut toutefois réaliser que l’ordre de grandeur du champ électrique à appliquer pour atteindre la lyse est le kV/cm. Appliquer de tels champs au travers du corps humain serait vraisemblablement accompagné de sévères effets secondaires… Eclatement de polymersomes par la lumière Figure 2 – Séquence d’images par microscopie à contraste de phase de l’éclatement d’un polymersome sous l’effet d’un champ électrique appliqué dans la direction verticale. Les flèches sur la 2e photographie montrent la formation de deux pores aux deux pôles de la vésicule. Les autres doubles flèches mettent en évidence la croissance de ces pores. Barre d’échelle = 10 µm (extrait de H. Bermudez et al., Europhys. Lett. 64, 550 (2003)). 22 Récemment, nous avons développé une approche radicalement différente qui permet d’induire, par un stimulus physique plus doux, l’éclatement de polymersomes. Pour ce faire, nous avons conçu des polymersomes sur mesure, Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments Encadré 3 Instabilité des cheveux bouclés A une échelle macroscopique, l’instabilité que nous avons baptisée « des cheveux bouclés » est illustrée par la série de photographies de la figure E4. Le phénomène que nous observons au cours de l’éclatement de polymersomes asymétriques éclairés sous UV est très similaire à une échelle microscopique (figure E5). Sous illumination, les molécules du feuillet intérieur du polymersome subissent un changement de conformation qui se traduit par une augmentation de l’aire moléculaire projetée dans le plan moyen de la membrane. En conséquence, l’asymétrie d’aire entre les deux feuillets augmente. De la même façon, la face d’un papier calque qui s’imprègne d’eau gonfle et se dilate, tandis que la face supérieure n’est initialement pas affectée par le contact avec l’eau. Dans les deux cas, le stimulus externe (lumière ou contact avec de l’eau) transforme un matériau initialement homogène en un bilame. En réalité, les deux systèmes ne diffèrent que par le fait que la vésicule est un système fermé. Il faut donc qu’elle acquière une énergie suffisante pour nucléer un pore. Décrivons en détail le mécanisme d’ouverture d’un pore. Pour simplifier, on considère la vésicule, de rayon grand devant celui du pore, comme une membrane plane et fine. L’énergie d’un pore de rayon r est alors donnée par : F = 2πr λ − πr 2S ; λ est la tension de ligne et traduit le coût énergétique causé par l’augmentation du périmètre du trou. S est l’énergie élastique par unité d’aire qui est associée à l’augmentation d’asymétrie surfacique. Au moment où le pore apparaît, cette énergie élastique initiale correspond à l’énergie de rigidité de courbure spontanée C0 induite par le 1 rayonnement UV : S0 = κ C02 , où κ est le module de rigidité 2 de courbure de la membrane. Si le pore créé est de taille supérieure au rayon de nucléation r * = λ / S0 , l’ouverture se poursuit, ce qui correspond à l’éclatement de la vésicule. Au cours de la croissance du pore, l’énergie élastique S est dissipée par friction du cylindre qui s’enroule dans le fluide environnant : 4π 2πrSr[ ≈ 2πr ηr[ 2 ~n (1), dr , η est la viscosité du milieu environnant et 4π / ~ n dt est le coefficient de friction d’un cylindre rigide se déplaçant dans un fluide perpendiculairement à son grand axe. L’énergie élastique S, qui vaut initialement S0, relaxe au fur et à mesure que la membrane s’incurve et s’enroule autour d’elle-même. En écrivant une équation de conservation de 1 1 e masse, on montre qu’au temps t : = + r( t ) , où e est S( t ) S0 πκ l’épaisseur de la membrane. Finalement, l’équation (1) devient : où r[ = r 2 + 2rrc = Dt (2), κ~ πκ et D = n , respectivement un rayon critique eS0 2eη et un coefficient de diffusion apparent. L’équation (2) indique que le pore s’ouvre initialement à vitesse constante (de avec rc = l’ordre du µm/s) puis la croissance ralentit comme temps plus longs. t aux Figure 3 – Expérience du papier calque à la surface de l’eau (voir le film de l’expérience sur le site web http://www.cnrs.fr/publications/imagesdelaphysique/). Figure E4 – Structure du bourrelet d’un polymersome asymétrique qui éclate sous UV. Les différents paramètres physiques importants sont : r, le rayon du pore ; η la viscosité du milieu environnant ; L est le rayon du cylindre (ou bourrelet) qui se forme ; C0 est la courbure spontanée induite par rayonnement UV. Le trait vert symbolise le feuillet de polymère inerte aux UV. Le trait violet représente le feuillet de polymère sensible aux UV. 23 Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments Figure 3 – Représentation schématique du polymersome asymétrique avant et après éclairage sous UV. Le feuillet externe de la membrane est constitué d’un copolymère non photosensible, dont le bloc hydrophile est le polyéthylène glycol (PEG, illustré en bleu) et le bloc hydrophobe est le polybutadiène (en vert). Le feuillet interne est composé d’un copolymère cristal liquide photosensible, dont le bloc hydrophile reste le PEG et le bloc hydrophobe est un polymère nématique de type azobenzène (en violet). En absence de lumière UV, ce polymère nématique azobenzène adopte une conformation étirée, tandis que sous l’éclairage UV l’isomérisation du groupe azobenzène détruit l’ordre nématique et induit un changement de conformation de la chaîne de polymère en une forme de pelote aléatoire. Par conséquent, l’épaisseur du bloc cristal liquide diminue et sa section augmente. L’aire du feuillet externe reste inchangée sous UV. Un changement de courbure spontanée est ainsi créé dans la bicouche de la membrane, ce qui provoque son éclatement. tant au niveau de l’entité chimique élémentaire, c’est-à-dire la chaîne de polymère amphiphile, qu’au niveau de la structure de la vésicule. Nous avons tout d’abord sélectionné des polymères cristaux liquides, constitués d’une chaîne polymère à laquelle sont accrochées des molécules en forme de bâtonnets (appelées groupes mésogènes). Ces bâtonnets confèrent au polymère une sensibilité intrinsèque à la lumière, à la température ou au champ magnétique. Plus particulièrement, pour démontrer la faisabilité de notre approche, nous nous sommes focalisés sur un polymère dont le segment hydrophobe porte des groupes pendants mésogènes de type azobenzène. Ce polymère cristal liquide est sensible à la lumière UV. Comme représenté sur le schéma de la figure 3, dans leur état natif, les groupements azobenzène sont en conformation trans ce qui impose un étirement des chaînes polymères sous la forme de bâtonnets qui se répartissent en moyenne parallèlement les uns aux autres au sein de la bicouche. Cet ordre qu’on appelle nématique du cristal liquide au sein de la bicouche est détruit sous illumination UV. En effet les groupements azobenzène subissent une isomérisation trans → cis, qui induit un changement conformationnel de la chaîne polymère en un état de pelote aléatoire. Globale24 ment, cette transition conformationnelle, qui s’effectue à volume constant, se traduit par une diminution de l’épaisseur du bloc cristal liquide et, de manière concomitante, par l’augmentation de l’aire projetée du bloc cristal liquide. Pour convertir la sensibilité moléculaire du polymère cristal liquide à la lumière en une réponse globale à l’échelle d’une vésicule micrométrique, nous avons préparé des polymersomes asymétriques. Par définition, dans un polymersome asymétrique, les compositions des deux feuillets sont différentes. Dans le cas d’intérêt discuté ici, le feuillet interne est composé du polymère cristal liquide précédent, sensible aux UV, tandis que le feuillet externe est constitué de polymère inerte aux UV (figure 3). Ces polymersomes hybrides ont été fabriqués par la méthode dite d’émulsion inverse décrite sur le schéma de la figure 4. L’objectif était de créer une bicouche qui, une fois stimulée par la lumière, subirait un changement de courbure spontanée. En effet, partant d’une vésicule de courbure spontanée nulle ou faible, le changement conformationnel des chaînes sous lumière UV induit une augmentation d’aire du feuillet interne, et crée ainsi une frustration au sein de la bicouche. La situation est analogue à celle que nous avons considérée précédemment pour introduire la notion de courbure Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments Figure 4 – Technique de fabrication de polymersomes asymétriques par la méthode d’émulsion inverse (adaptée du protocole de Pautot et al. PNAS 100, 10718 (2003)). (A) Une interface plane huile-eau est stabilisée par le copolymère amphiphile destiné à former le feuillet externe. L’huile (ici le toluène) est plus légère que l’eau. Une émulsion inverse eau-huile, stabilisée par le copolymère amphiphile destiné à former le feuillet interne, est introduite dans la phase d’huile en haut. (B) Les polymersomes sont formés en forçant le passage des gouttelettes d’émulsion à travers l’interface plane par centrifugation. spontanée : l’accroissement d’aire d’un des feuillets peut en effet être atteint soit par ajout de molécules, soit par augmentation de l’aire moléculaire moyenne. Nous avons observé que toutes nos vésicules asymétriques éclatent et se désintégrent en moins de 300 ms lorsqu’elles sont éclairées par la lampe à vapeur de mercure d’un microscope avec un filtre passe-bande centré autour de 360 nm. Si la même expérience est répétée avec des polymersomes symétriques ne contenant que du polymère cristal liquide sensible à la lumière, seul un froissage de la vésicule est observé, ce qui signifie que l’aire globale de la membrane augmente sous éclairement, puisque le volume interne ne varie pas. Or, pour un volume donné, une vésicule est d’autant plus détendue que son aire de membrane disponible est grande. L’éclairement d’une membrane symétrique s’accompagne donc d’une diminution de tension de la vésicule. Autrement dit, le changement de conformation du polymère cristal liquide ne génère pas une augmentation de tension au niveau des deux surfaces de la membrane. Par suite, l’éclatement observé sur les polymersomes asymétriques n’est pas dû, comme pour la stimulation électrique, à une augmentation de tension membranaire, mais bien à une tension de courbure. L’explication théorique détaillée du mécanisme a été trouvée par analogie directe avec une expérience de coin de table qui illustre ce que l’on appelle « l’instabilité des cheveux bouclés » (voir encadré 3). Cette expérience consiste à déposer une bandelette de papier calque (ou plus généralement toute sorte de papier fin glacé) à la surface de l’eau. Presque instantanément, le papier calque s’incurve à ses extrémités, puis forme deux cylindres de papier roulé. Cette instabilité résulte d’un effet bimorphe causé par le gonflement de la face du papier en contact avec l’eau, alors que la face supérieure de la bandelette demeure sèche pendant les premières secondes car le glaçage du papier calque réduit la vitesse d’imbibition par l’eau. Dans le cas de la membrane polymère, l’augmentation de l’asymétrie surfacique provoquée par l’illumination correspond à une énergie élastique par unité d’aire ~ κC02 (où C0 est la courbure spontanée). Cette énergie élastique joue un rôle similaire à celui de la tension de membrane dans la théorie de la nucléation d’un pore. Une fois nucléé sur un défaut ou une impureté de la membrane, le pore ne va cesser de croître. La dynamique de croissance du pore peut être simplement comprise en considérant que l’énergie élastique associée à la courbure spontanée est transférée en dissipation visqueuse du « rouleau » de membrane qui se déplace dans le liquide environnant (voir encadré 3 pour plus de détails). Pour tester expérimentalement ce modèle théorique, nous avons utilisé une caméra rapide qui fonctionne à une cadence de 10 000 images/s. Tout d’abord, qualitativement, nous avons pu observer ces bourrelets en forme de cylindres qui s’enroulent vers l’extérieur au cours de la croissance du pore (figure 5A). Ensuite, plus quantitativement, nous avons vérifié la dynamique d’ouverture prédite par le 25 Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments modèle théorique et montré que la viscosité du fluide dans lequel la membrane s’enroule (le fluide externe) a effectivement un effet majeur sur la vitesse d’éclatement (figure 5B). Finalement, ces travaux montrent comment la connaissance des propriétés mécaniques des membranes, combinée parfois à une synthèse chimique judicieuse des polymères constitutifs, permet d’exploiter ou d’imaginer des concepts physiques qui conduisent à une destruction à distance de polymersomes par des stimuli physiques. Cette approche est encore bien loin de pouvoir être utilisée à des fins thérapeutiques, mais elle pourrait être un premier pas important vers une stratégie aboutie de délivrance contrôlée de principes actifs, notamment dans les tissus suffisamment transparents au stimulus optique. En particulier, en travaillant la chimie des polymères utilisés pour les rendre biocompatibles, notre technique pourrait être avantageusement utilisée en photo-thérapie dynamique pour soigner des cancers superficiels (de la peau par exemple). POUR EN SAVOIR PLUS Discher B.-M., Won Y.-Y., Ege D.S., Lee J.C.-M., Bates F.S., Discher D.E., Hammer D.A., « Polymersomes: tough vesicles made from diblock copolymers », Science, 284, 11431146 (1999). Aranda-Espinoza H., Bermudez H., Bates F.S., Discher D.E., « Electromechanical limits of polymersomes », Phys. Rev. Lett., 87, 208301 (2001). Sandre O., Moreaux L., Brochard-Wyart F., « Dynamics of transient pores in stretched vesicles », Proc. Natl. Acad. Sci. USA, 96, 10591-10596 (1999). Mabrouk E., Cuvelier D., Brochard-Wyart F., Nassoy P., Li M.-H., « Bursting of sensitive polymersomes induced by curling », Proc. Natl. Acad. Sci. USA, 106, 7294-7298 (2009). 26 Figure 5 – (A) Séquence de vidéomicrographies d’un polymersome éclatant sous illumination UV. Barre d’échelle = 5 µm. La flèche sur la 2e photographie pointe l’expulsion du liquide interne, permettant de détecter l’instant initial de formation d’un pore. On note la formation d’un « rouleau » de membrane vers l’extérieur. (B) Dynamique de croissance d’un pore : courbe du temps en fonction du rayon du pore pour des polymersomes baignant dans des solutions de viscosité différente (ronds : 2,5 × 10–3 N.s.m–2, carrés : 7,5 × 10–3 N.s.m–2, triangles : 37,5 × 10–3 N.s.m–2). Plus le milieu est visqueux, plus la cinétique est lente. Les courbes expérimentales ont été ajustées par l’équation théorique décrite dans l’encadré 2 (voir le film de l’expérience sur le site web http://www.cnrs.fr/publications/imagesdelaphysique/).