Les polymersomes, des vésicules robustes et

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Les polymersomes,
des vésicules robustes
et stimulables pour la libération
contrôlée des médicaments
L’utilisation récente de molécules telles que des polymères pour former des vésicules a ouvert de nouvelles
perspectives biomédicales. Ces vésicules, appelées polymersomes, sont des sphères creuses constituées d’une
bicouche de polymères. Du fait de leur robustesse, les polymersomes sont utilisés comme nano-transporteurs de
médicaments destinés à être libérés dans les tissus ou organes malades. A ces fins thérapeutiques, une étape
importante consiste à pouvoir déclencher la destruction des vésicules une fois la cible atteinte. Nous rapportons
ici des exemples d’éclatement de polymersomes contrôlé par des stimuli physiques. Nous discutons les
mécanismes sous-jacents et leurs applications potentielles.
D
e nombreux médicaments ne peuvent pas être
administrés directement dans l’organisme, car ils
sont toxiques pour les tissus sains ou rapidement
éliminés par les reins. Encapsuler ces principes actifs
dans des « nano-transporteurs » n’est pas non plus un
gage absolu de protection, car il existe des cellules spécialisées (macrophages) dont la fonction est de capturer et
d’éliminer les particules étrangères et pathogènes. Ce processus de phagocytose est facilité par l’adsorption de
protéines à la surface de la particule, qui sont ensuite
reconnues spécifiquement par les récepteurs membranaires des macrophages. Pour échapper à la phagocytose
par les macrophages, une des principales voies suivies a
été la conception des nano-transporteurs furtifs, le plus
souvent des liposomes décorés par des polymères de
nature polyéthylèneglycol (PEG). Les liposomes sont des
vésicules dont l’enveloppe est constituée d’une bicouche
de lipides amphiphiles, c’est-à-dire dont une extrémité est
hydrophile et une terminaison est hydrophobe. Dans le
cas de liposomes décorés de PEG, la présence de la couche
polymère hydrophile en surface de la vésicule assure une
répulsion d’origine stérique, qui inhibe l’adsorption de
protéines à leur surface. Toutefois, ces liposomes, mécaniquement fragiles, ont une durée de vie réduite sous
l’effet du cisaillement imposé par le flux sanguin notamment. Récemment, l’utilisation de vésicules polymères,
baptisées polymersomes, est apparue comme une alternative permettant d’accroître le temps de circulation des
nano-transporteurs dans l’organisme. Pour former ces
polymersomes, il suffit d’utiliser des polymères synthétiques amphiphiles. Ces macro-amphiphiles s’associent
alors spontanément en bicouches qui se referment sur
elles-mêmes pour donner des vésicules. La robustesse des
polymersomes améliorée par rapport aux liposomes vient
essentiellement du fait que la masse moléculaire des polymères, qui peut être modulée par synthèse chimique, est
10 à 100 fois plus élevée que celle des lipides. L’épaisseur
de la bicouche membranaire peut donc être aussi nettement accrue (voir figure 1A et encadré 1). Cependant,
l’enjeu thérapeutique premier n’est pas uniquement
l’encapsulation de principes actifs dans des nano-transporteurs ultra-résistants. L’objectif ultime est de faire en
sorte que ces réservoirs s’accumulent dans les tissus ou
organes ciblés en demeurant intacts au cours de la circulation dans l’organisme, puis de les détruire ou les perméabiliser pour libérer les médicaments une fois arrivés à
destination. Ce cahier des charges implique donc une formulation apparemment antagoniste, puisque les réservoirs transporteurs doivent à la fois être robustes ou
furtifs vis-à-vis du système immunitaire et pouvoir être
déstabilisés à souhait lorsque la cible est atteinte.
Jusqu’à présent, deux types de stratégies ont été suivies pour réaliser un désassemblage contrôlé de polymersomes. La première voie consiste à exploiter les vastes
possibilités de synthèse chimique pour concevoir des
membranes polymères sensibles à l’environnement
chimique. Par exemple, si le caractère hydrophile du
Article proposé par :
Elyes Mabrouk, [email protected]
Damien Cuvelier, [email protected]
Françoise Brochard-Wyart, [email protected]
Min-Hui Li, [email protected]
Pierre Nassoy, [email protected]
Laboratoire Physico-Chimie Curie, UMR 168, Institut Curie/CNRS/UPMC, Paris
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Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments
Figure 1 – (A) Image d’un nano-polymersome obtenue
par cryo-microscopie électronique à transmission. Barre
d’échelle = 20 nm. L’anneau sombre est le cœur hydrophobe de la bicouche polymère, d’épaisseur 8 nm (extrait
de B.M. Discher et al., Science 284, 1143 (1999)).
(B) Images d’un polymersome géant obtenue par microscopie optique, respectivement en fond clair (gauche) et
en fluorescence (droite). Un fluorophore hydrophile est
encapsulé dans le compartiment interne aqueux du polymersome. Barre d’échelle = 5 µm.
Encadré 1
Vésicules lipidiques et polymersomes
Un amphiphile est une molécule constituée d’une partie
hydrophile et d’une partie hydrophobe. Les détergents classiques (utilisés dans les lessives) ont une forme conique
(grosse tête hydrophile et fine queue hydrophobe) et s’organisent en micelles, exposant ainsi la partie hydrophile au
milieu aqueux et écrantant le bloc hydrophobe au cœur de la
micelle (figure E1A). En revanche, lorsque la forme moléculaire est proche de celle d’un cylindre, les amphiphiles forment spontanément des bicouches, ce qui permet aux parties
hydrophobes, orientées vers l’intérieur de la bicouche, d’éviter tout contact avec l’eau. Cette forme d’auto-assemblage est
obtenue pour les phospholipides qu’on trouve dans les membranes biologiques et dont la queue hydrophobe est constituée de deux chaînes carbonées (figure E1B). Enfin,
lorsqu’une bicouche de molécules amphiphiles se referme
sur elle-même, on obtient des vésicules dites unilamellaires.
Celles-ci sont imperméables et peuvent être utilisées comme
des réservoirs pour encapsuler et protéger des espèces actives. Trois grandes catégories de vésicules sont actuellement
utilisées dans le domaine de la libération contrôlée de
drogues (figure E1C) : i) les liposomes sont constitués de
phospholipides ; ii) les liposomes furtifs sont des liposomes
« chevelus », stabilisés stériquement, dans lesquels le phospholipide a été « décoré », au niveau de sa tête hydrophile,
par une chaîne de polymère hydrosoluble (PEG, polyéthylène
glycol) ; iii) les polymersomes sont des vésicules dans lesquelles l’amphiphile est un polymère, le plus souvent un
copolymère dibloc qui contient un bloc hydrophile et un bloc
hydrophobe. La possibilité d’utiliser des polymères de grande
masse moléculaire (relativement aux phospholipides, et
typiquement de quelques 1 000 à 10 000 g/mol) leur confère
une plus grande épaisseur de membrane, et donc une imperméabilité, une stabilité et une robustesse accrues vis-à-vis des
contraintes mécaniques.
Figure E1 – Représentation schématique de : (A) une micelle, formée à partir d’amphiphiles de forme conique ; (B) une vésicule lipidique, constituée
d’une bicouche de phospholipides ; (C) différentes familles de bicouches susceptibles de former des vésicules. Dans le cas du polymersome, le bloc
hydrophile du polymère joue le rôle de la tête polaire du lipide, et les chaînes lipidiques carbonées sont remplacées par le bloc hydrophobe.
copolymère amphiphile est amplifié en milieu acide, les
polymères initialement stables dans la bicouche se solubilisent progressivement dans le milieu aqueux environnant, ce qui conduit à une perméabilisation lente du
polymersome. La deuxième voie, qui commence à être
explorée, vise à utiliser des stimuli physiques (tels que les
champs électrique et magnétique, la lumière ou la température) pour détruire à distance ces nano-réservoirs
polymères. Dans la suite du texte, nous limiterons notre
discussion à cet effet des stimuli physiques sur les
19
Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments
vésicules polymères. Nous nous focaliserons sur deux
approches distinctes, qui reposent sur des mécanismes
physiques radicalement différents. Il y a quelques années,
un groupe américain a étudié la réponse de polymersomes à un champ électrique et montré que la destruction
de la membrane pouvait résulter d’une augmentation de
la tension de surface de la vésicule directement induite
par le champ électrique. Plus récemment, au laboratoire
de physico-chimie de l’Institut Curie, nous avons proposé
une stratégie alternative, qui repose sur un changement
de courbure spontanée induit par la lumière dans des
bicouches asymétriques de polymères cristaux liquides.
Avant d’aller plus loin, notons que, si les applications
médicales demandent de travailler avec des nano-liposomes ou polymersomes d’une taille de quelques 100 nm, la
plupart des travaux académiques visant à caractériser les
paramètres mécaniques de ces membranes sont réalisés
sur des vésicules dites géantes d’un diamètre de quelques
10 µm (figure 1B) ; leur visualisation au microscope optique permet leur manipulation et leur déformation à
l’échelle de l’objet individuel. Commençons donc par
introduire quelques généralités sur la physique des membranes et par résumer les principales propriétés mécaniques des vésicules lipidiques et polymères.
Propriétés mécaniques
des membranes et vésicules fluides
Au premier ordre, une membrane constituée de deux
feuillets (ou monocouches) de lipides ou de polymères
amphiphiles, se comporte, d’un point de vue mécanique,
comme une fine tranche homogène, qui peut être
cisaillée, courbée, et comprimée ou dilatée. A l’équilibre,
la réponse de la membrane à ces déformations est caractérisée par des paramètres tels que le module de cisaillement µ, le module de rigidité de courbure κ, et le module
d’étirement surfacique Ka (qui correspond à la dilatation
ou la compression de la membrane). Les valeurs de ces
modules dépendent de l’état thermodynamique de la
membrane et de sa composition, c’est-à-dire de la nature
chimique des amphiphiles qui la constituent. Dans un
état fluide, une membrane n’offre aucune résistance au
cisaillement, donc µ = 0. Les énergies élastiques de courbure et d’étirement sont classiquement mesurées par
aspiration de vésicules dans une micropipette (voir encadré 2). On définit aussi une tension critique à laquelle la
vésicule éclate : il s’agit de la tension de lyse τc. A une
échelle moléculaire, la stabilité d’une membrane lipidique ou polymère résulte principalement de l’équilibre
entre deux forces antagonistes : les forces attractives de
Van der Waals entre chaînes hydrophobes et les forces
répulsives de cœur dur (et/ou électrostatiques) entre têtes
ou segments de chaînes hydrophiles (voir encadré 1). L’étirement de la membrane tend à éloigner les lipides ou
chaînes de polymères les uns des autres, ce qui expose le
cœur hydrophobe de la bicouche à l’eau, augmente son
énergie, et contribue à la déstabilisation de la membrane.
20
Cependant, pour atteindre une description réaliste et
complète de la physique des membranes, il convient de
prendre explicitement en compte le fait qu’une membrane n’est pas purement un matériau bidimensionnel
élastique et homogène, mais qu’elle est constituée de
deux feuillets partiellement couplés. Notamment, l’existence d’une asymétrie entre les deux monocouches peut
générer une courbure spontanée de la membrane. Cette
asymétrie peut provenir soit d’une différence dans le
nombre de molécules amphiphiles qui composent chaque
feuillet, soit d’une différence au niveau de la forme des
molécules qui constituent chaque monocouche. Pour
mieux comprendre l’origine physique de la courbure
spontanée, envisageons le cas concret d’une membrane
dans laquelle les deux feuillets contiennent un nombre
différent d’amphiphiles. Cela génère une frustration au
sein de la membrane. Plus précisément, si la surface est
plane, le feuillet le plus peuplé se trouve comprimé, tandis
que le feuillet le moins peuplé est dilaté par rapport à son
état d’équilibre stable. Il existe donc un gradient de
pression latérale dans la direction de la normale à la membrane, ce qui crée un moment de flexion. Energétiquement, il est alors plus favorable de courber la
membrane pour relâcher la compression dans le feuillet
le plus peuplé et la tension dans le feuillet le moins peuplé. Cette courbure spontanée de la membrane, C0, est
donc un paramètre intrinsèque de la bicouche, qui
dépend essentiellement de la nature chimique des espèces amphiphiles choisies. C0 est homogène à l’inverse
d’une longueur, et vaut classiquement une fraction de
nm–1 dans le cas de vésicules lipidiques. En d’autres termes, la contribution énergétique associée, de l’ordre de
κC02, est généralement négligeable pour des membranes
lipidiques classiques.
Eclatement de polymersomes
par des impulsions électriques
L’électroporation est un phénomène largement utilisé
en biologie moléculaire pour incorporer un plasmide (ou
morceau d’ADN) dans une cellule qui permettra la fabrication d’une nouvelle protéine, dite exogène, n’existant
pas initialement dans la cellule. Le principe de base
consiste à appliquer un champ électrique bref et intense
sur des cellules. Cette impulsion électrique provoque une
perméabilisation transitoire de la membrane cellulaire et
permet l’entrée dans la cellule de substances externes.
Le phénomène d’électroporation, exploité de manière
empirique par les biologistes, a été étudié en détail par des
physiciens en utilisant des membranes modèles, tels que
des liposomes ou polymersomes. Les membranes lipidiques ou polymères étant essentiellement imperméables
aux ions, l’application d’un champ électrique provoque
l’accumulation des charges de chaque côté de la bicouche.
Le cœur hydrophobe de la membrane, d’épaisseur dh et de
constante diélectrique ε (faible par rapport à celle du
Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments
Encadré 2
Sonder les propriétés mécaniques de vésicules avec des micropipettes
Les propriétés mécaniques des vésicules sont caractérisées par plusieurs paramètres associés aux déformations
appliquées à la bicouche. La figure E2 représente ces différents modes de déformation, à savoir le cisaillement, la courbure et la dilatation. Parmi d’autres, une technique courante
qui permet de mesurer certains de ces paramètres est la technique d’aspiration par micropipette. Le principe consiste à
aspirer une vésicule individuelle dans une micropipette (de
rayon Rp) en créant une dépression à l’aide d’un réservoir
d’eau connecté à la pipette qui se déplace verticalement
(selon le principe des vases communicants). Comme on le
voit sur la figure E3A, la vésicule aspirée forme une
« langue » dans la pipette tandis que la portion extérieure
demeure sphérique, de rayon Rv. Ainsi, la tension de la
membrane τ, qui est homogène à une énergie par unité de
surface, est directement fixée par la dépression appliquée
ΔP : selon la loi de Laplace, on a τ ≈ R p · ΔP . L’avantage de
cette géométrie réside dans le fait que la longueur de la langue, L, donne directement l’augmentation relative d’aire
membranaire ΔA / A 0 ≈ 2πR pL 4 πR 2v pour une tension
donnée. En faisant varier τ, nous obtenons une relation de
type contrainte-déformation, ou plus précisément tensionaire de membrane. Généralement, deux régimes sont observés (figure E3B). Aux faibles tensions, le régime est dit entropique et l’excès d’aire récupéré dans la pipette provient des
fluctuations de la membrane. Celles-ci sont directement
reliées au module de rigidité de courbure κ de la membrane,
typiquement de l’ordre de quelques dizaines de fois l’énergie
thermique (10–19 J). Augmenter l’aire de la vésicule (ΔA) a
un coût énergétique similaire à une tension de surface, que
Figure E2 – Modes de déformation d’une membrane.
l’on peut quantifier à l’aide de la relation de Helfrich :
 8πκ ΔA 
τ = τ0 exp 
 . Aux tensions plus élevées, la mem k BT A 0 
brane est étirée élastiquement et caractérisée par un module
d’étirement surfacique Ka. Ce module caractérise la
compressibilité de la bicouche, et son ordre de grandeur est
de 100 mN/m. Une relation linéaire entre tension et déforΔA
mation est alors attendue : τ = K a
. Enfin, aux tensions
A0
encore plus élevées, la vésicule éclate. Cette tension maximale de lyse τc, de l’ordre de 20 mN/m pour les polymersomes, est intimement liée à l’épaisseur de la membrane et à
son amincissement sous l’effet d’une déformation dans le
plan de la membrane. C’est un paramètre qui peut être utilisé pour caractériser la robustesse de la vésicule.
Figure E3 – (A) Polymersome géant aspiré dans une micropipette. (B) Courbe de la tension de membrane en fonction de la déformation relative obtenue
par la technique de micropipette. En inséré, la courbe complète permettant de visualiser la tension de lyse.
milieu aqueux environnant) se comporte donc comme
une capacitance Cm (typiquement de l’ordre du µF/cm2).
Le temps de charge de la membrane dépend de la conductivité des milieux interne et externe à la vésicule, mais dure
typiquement de l’ordre de la fraction de µs en milieu salin
(5 millimoles par litre). Par suite, si la durée de l’impulsion
électrique est bien plus grande que le temps de charge de
la capacitance, le potentiel transmembranaire Vm ainsi
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Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments
généré peut être considéré comme constant et uniquement dépendant du champ électrique E appliqué, du rayon
R de la vésicule et de l’angle θ entre la direction du champ
et la normale à la membrane : Vm ≈ R.E·cosθ. Ce potentiel crée une contrainte électro-compressive perpendiculaire au plan de la membrane, couplée à une tension
1
2 . Cet effet, qui ne modifie pas la
latérale σ el = Cm Vm
2
composition des deux feuillets, donne lieu à une tension
membranaire nette : τ net = τ + σ el, comme cela avait été
introduit par Lippmann il y a plus d’un siècle sous une
forme différentielle. Pour une vésicule polymère initialement au repos, l’augmentation du champ électrique appliqué se traduit par une augmentation de la tension nette de
la membrane. Il existe donc a priori un potentiel électrique
seuil, Vc, pour lequel la tension de la vésicule atteint sa
valeur de lyse τc. Le groupe de D. Discher, à l’Université de
Pennsylvanie, a testé cette prédiction expérimentalement.
Comme on le voit sur la figure 2, l’application d’un champ
électrique crée deux pores aux pôles de la vésicule, là où le
potentiel transmembranaire est maximal (θ = 0 et π).
L’éclaircissement du milieu interne de la vésicule vient du
fait que l’agent de contraste initialement encapsulé (ici, du
sucre) est expulsé au cours de l’éclatement de la membrane. Par ailleurs, le mécanisme proposé d’augmentation
de tension induite par le champ électrique a été confirmé
quantitativement. En contrôlant la tension latérale τ initiale (c’est-à-dire en l’absence de champ) par une micropipette, il a en effet été vérifié que le potentiel de lyse Vc
variait bien comme
Lippmann.
τ c − τ , en accord avec l’équation de
Alors que l’électroporation est couramment utilisée
pour former des pores transitoires dans des cellules sans
que cela ne remette en cause leur viabilité, il peut être surprenant d’observer, comme sur les photographies de la
figure 2, que l’application d’un champ électrique sur une
vésicule polymère conduit à sa désintégration complète.
Cette différence de comportement peut s’expliquer semiquantitativement en regardant de plus près le mécanisme
physique associé à la nucléation d’un pore et à sa dynamique de croissance. En adaptant à deux dimensions la théorie classique de la nucléation de cristaux qui repose sur
l’existence de germes en solution, la variation d’énergie
d’un pore de rayon r est donnée par la somme de deux
contributions énergétiques antagonistes : d’une part, un
gain en énergie ~ – r2τnet, associé à la réduction de surface
membranaire, ce qui tend donc à agrandir le pore ; d’autre
part un coût énergétique ~ + rλ, où λ est la tension de
ligne de la membrane (voir encadré 2), qui correspond à
l’énergie nécessaire pour créer l’interface qui définit le
périmètre du trou, ce qui tend à rétrécir le pore. L’énergie
globale du pore présente donc un maximum pour un
rayon critique r * ≈ λ τ net , typiquement de l’ordre de quelques nanomètres dans les membranes lipidiques ou polymères. Ainsi, la théorie de la nucléation prévoit que tous
les pores de taille supérieure à ce rayon critique sont susceptibles de croître. Mais la suite du processus d’ouverture est un peu plus complexe. Au cours de l’expansion du
pore, la tension de membrane relaxe et du fluide interne
est expulsé, car la pression interne, donnée par la loi de
Laplace, est supérieure à la pression externe à la vésicule.
Deux cas peuvent ensuite se présenter : i) si le temps de
fuite du liquide, qui dépend de la viscosité du fluide
interne, est plus petit que le temps caractéristique
d’ouverture du pore (limité par la viscosité de la membrane), alors la tension de membrane pourra être relaxée
avant destruction complète ; cela permettra une fermeture du pore ; ii) à l’inverse, si le fluide interne est visqueux, l’expulsion du liquide sera ralentie, et le rayon du
pore ne cessera d’augmenter, jusqu’à désintégration
totale de la vésicule. De ce fait, l’électroporation est une
technique qui conduit à des résultats très différents dans
le cas des cellules et des polymersomes : des pores autocicatrisants sont observés dans les cellules, sans doute
parce que les membranes sont sous-tendues par une
« armature » visqueuse (le cytosquelette), et l’électroporation est jugée relativement douce chez les biologistes. Au
contraire dans le cas de polymersomes en milieu aqueux,
l’application d’impulsions électriques détruit la vésicule
de façon irréversible et permet une soudaine libération à
distance des drogues encapsulées. Il faut toutefois réaliser
que l’ordre de grandeur du champ électrique à appliquer
pour atteindre la lyse est le kV/cm. Appliquer de tels
champs au travers du corps humain serait vraisemblablement accompagné de sévères effets secondaires…
Eclatement de polymersomes
par la lumière
Figure 2 – Séquence d’images par microscopie à contraste de phase de l’éclatement d’un polymersome sous l’effet d’un champ électrique appliqué dans
la direction verticale. Les flèches sur la 2e photographie montrent la formation de deux pores aux deux pôles de la vésicule. Les autres doubles flèches
mettent en évidence la croissance de ces pores. Barre d’échelle = 10 µm
(extrait de H. Bermudez et al., Europhys. Lett. 64, 550 (2003)).
22
Récemment, nous avons développé une approche radicalement différente qui permet d’induire, par un stimulus
physique plus doux, l’éclatement de polymersomes. Pour
ce faire, nous avons conçu des polymersomes sur mesure,
Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments
Encadré 3
Instabilité des cheveux bouclés
A une échelle macroscopique, l’instabilité que nous
avons baptisée « des cheveux bouclés » est illustrée par la
série de photographies de la figure E4. Le phénomène que
nous observons au cours de l’éclatement de polymersomes
asymétriques éclairés sous UV est très similaire à une
échelle microscopique (figure E5). Sous illumination, les
molécules du feuillet intérieur du polymersome subissent
un changement de conformation qui se traduit par une augmentation de l’aire moléculaire projetée dans le plan moyen
de la membrane. En conséquence, l’asymétrie d’aire entre
les deux feuillets augmente. De la même façon, la face d’un
papier calque qui s’imprègne d’eau gonfle et se dilate, tandis
que la face supérieure n’est initialement pas affectée par le
contact avec l’eau. Dans les deux cas, le stimulus externe
(lumière ou contact avec de l’eau) transforme un matériau
initialement homogène en un bilame. En réalité, les deux
systèmes ne diffèrent que par le fait que la vésicule est un
système fermé. Il faut donc qu’elle acquière une énergie suffisante pour nucléer un pore.
Décrivons en détail le mécanisme d’ouverture d’un pore.
Pour simplifier, on considère la vésicule, de rayon grand
devant celui du pore, comme une membrane plane et fine.
L’énergie d’un pore de rayon r est alors donnée par :
F = 2πr λ − πr 2S ; λ est la tension de ligne et traduit le coût
énergétique causé par l’augmentation du périmètre du trou.
S est l’énergie élastique par unité d’aire qui est associée à
l’augmentation d’asymétrie surfacique. Au moment où le
pore apparaît, cette énergie élastique initiale correspond à
l’énergie de rigidité de courbure spontanée C0 induite par le
1
rayonnement UV : S0 = κ C02 , où κ est le module de rigidité
2
de courbure de la membrane. Si le pore créé est de taille
supérieure au rayon de nucléation r * = λ / S0 , l’ouverture se
poursuit, ce qui correspond à l’éclatement de la vésicule. Au
cours de la croissance du pore, l’énergie élastique S est dissipée par friction du cylindre qui s’enroule dans le fluide
environnant :
 4π 
2πrSr[ ≈ 2πr   ηr[ 2
 ~n 
(1),
dr
, η est la viscosité du milieu environnant et 4π / ~ n
dt
est le coefficient de friction d’un cylindre rigide se déplaçant
dans un fluide perpendiculairement à son grand axe. L’énergie élastique S, qui vaut initialement S0, relaxe au fur et à
mesure que la membrane s’incurve et s’enroule autour
d’elle-même. En écrivant une équation de conservation de
1
1
e
masse, on montre qu’au temps t :
=
+
r( t ) , où e est
S( t ) S0 πκ
l’épaisseur de la membrane.
Finalement, l’équation (1) devient :
où r[ =
r 2 + 2rrc = Dt
(2),
κ~
πκ
et D = n , respectivement un rayon critique
eS0
2eη
et un coefficient de diffusion apparent. L’équation (2) indique que le pore s’ouvre initialement à vitesse constante (de
avec rc =
l’ordre du µm/s) puis la croissance ralentit comme
temps plus longs.
t aux
Figure 3 – Expérience du papier calque à la surface de l’eau (voir le film de l’expérience sur le site web http://www.cnrs.fr/publications/imagesdelaphysique/).
Figure E4 – Structure du bourrelet d’un polymersome asymétrique qui éclate sous UV. Les différents paramètres physiques importants sont : r, le rayon
du pore ; η la viscosité du milieu environnant ; L est le rayon du cylindre (ou bourrelet) qui se forme ; C0 est la courbure spontanée induite par rayonnement UV. Le trait vert symbolise le feuillet de polymère inerte aux UV. Le trait violet représente le feuillet de polymère sensible aux UV.
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Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments
Figure 3 – Représentation schématique du polymersome asymétrique avant et après éclairage sous UV. Le feuillet externe de la membrane est constitué d’un
copolymère non photosensible, dont le bloc hydrophile est le polyéthylène glycol (PEG, illustré en bleu) et le bloc hydrophobe est le polybutadiène (en vert). Le
feuillet interne est composé d’un copolymère cristal liquide photosensible, dont le bloc hydrophile reste le PEG et le bloc hydrophobe est un polymère nématique
de type azobenzène (en violet). En absence de lumière UV, ce polymère nématique azobenzène adopte une conformation étirée, tandis que sous l’éclairage UV
l’isomérisation du groupe azobenzène détruit l’ordre nématique et induit un changement de conformation de la chaîne de polymère en une forme de pelote
aléatoire. Par conséquent, l’épaisseur du bloc cristal liquide diminue et sa section augmente. L’aire du feuillet externe reste inchangée sous UV. Un changement
de courbure spontanée est ainsi créé dans la bicouche de la membrane, ce qui provoque son éclatement.
tant au niveau de l’entité chimique élémentaire, c’est-à-dire
la chaîne de polymère amphiphile, qu’au niveau de la
structure de la vésicule. Nous avons tout d’abord sélectionné des polymères cristaux liquides, constitués d’une
chaîne polymère à laquelle sont accrochées des molécules
en forme de bâtonnets (appelées groupes mésogènes). Ces
bâtonnets confèrent au polymère une sensibilité intrinsèque à la lumière, à la température ou au champ magnétique. Plus particulièrement, pour démontrer la faisabilité
de notre approche, nous nous sommes focalisés sur un
polymère dont le segment hydrophobe porte des groupes
pendants mésogènes de type azobenzène. Ce polymère
cristal liquide est sensible à la lumière UV. Comme représenté sur le schéma de la figure 3, dans leur état natif, les
groupements azobenzène sont en conformation trans ce
qui impose un étirement des chaînes polymères sous la
forme de bâtonnets qui se répartissent en moyenne parallèlement les uns aux autres au sein de la bicouche. Cet
ordre qu’on appelle nématique du cristal liquide au sein de
la bicouche est détruit sous illumination UV. En effet les
groupements azobenzène subissent une isomérisation
trans → cis, qui induit un changement conformationnel de
la chaîne polymère en un état de pelote aléatoire. Globale24
ment, cette transition conformationnelle, qui s’effectue à
volume constant, se traduit par une diminution de l’épaisseur du bloc cristal liquide et, de manière concomitante,
par l’augmentation de l’aire projetée du bloc cristal liquide.
Pour convertir la sensibilité moléculaire du polymère cristal liquide à la lumière en une réponse globale à l’échelle
d’une vésicule micrométrique, nous avons préparé des
polymersomes asymétriques. Par définition, dans un polymersome asymétrique, les compositions des deux feuillets
sont différentes. Dans le cas d’intérêt discuté ici, le feuillet
interne est composé du polymère cristal liquide précédent,
sensible aux UV, tandis que le feuillet externe est constitué
de polymère inerte aux UV (figure 3). Ces polymersomes
hybrides ont été fabriqués par la méthode dite d’émulsion
inverse décrite sur le schéma de la figure 4. L’objectif était
de créer une bicouche qui, une fois stimulée par la lumière,
subirait un changement de courbure spontanée. En effet,
partant d’une vésicule de courbure spontanée nulle ou faible, le changement conformationnel des chaînes sous
lumière UV induit une augmentation d’aire du feuillet
interne, et crée ainsi une frustration au sein de la bicouche.
La situation est analogue à celle que nous avons considérée
précédemment pour introduire la notion de courbure
Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments
Figure 4 – Technique de fabrication de polymersomes asymétriques par la méthode d’émulsion inverse (adaptée du protocole de Pautot et al. PNAS 100, 10718
(2003)). (A) Une interface plane huile-eau est stabilisée par le copolymère amphiphile destiné à former le feuillet externe. L’huile (ici le toluène) est plus légère
que l’eau. Une émulsion inverse eau-huile, stabilisée par le copolymère amphiphile destiné à former le feuillet interne, est introduite dans la phase d’huile en
haut. (B) Les polymersomes sont formés en forçant le passage des gouttelettes d’émulsion à travers l’interface plane par centrifugation.
spontanée : l’accroissement d’aire d’un des feuillets peut
en effet être atteint soit par ajout de molécules, soit par augmentation de l’aire moléculaire moyenne.
Nous avons observé que toutes nos vésicules asymétriques éclatent et se désintégrent en moins de 300 ms
lorsqu’elles sont éclairées par la lampe à vapeur de mercure d’un microscope avec un filtre passe-bande centré
autour de 360 nm. Si la même expérience est répétée avec
des polymersomes symétriques ne contenant que du polymère cristal liquide sensible à la lumière, seul un froissage de la vésicule est observé, ce qui signifie que l’aire
globale de la membrane augmente sous éclairement,
puisque le volume interne ne varie pas. Or, pour un
volume donné, une vésicule est d’autant plus détendue
que son aire de membrane disponible est grande. L’éclairement d’une membrane symétrique s’accompagne donc
d’une diminution de tension de la vésicule. Autrement
dit, le changement de conformation du polymère cristal
liquide ne génère pas une augmentation de tension au
niveau des deux surfaces de la membrane. Par suite,
l’éclatement observé sur les polymersomes asymétriques
n’est pas dû, comme pour la stimulation électrique, à une
augmentation de tension membranaire, mais bien à une
tension de courbure.
L’explication théorique détaillée du mécanisme a été
trouvée par analogie directe avec une expérience de coin de
table qui illustre ce que l’on appelle « l’instabilité des cheveux bouclés » (voir encadré 3). Cette expérience consiste à
déposer une bandelette de papier calque (ou plus généralement toute sorte de papier fin glacé) à la surface de l’eau.
Presque instantanément, le papier calque s’incurve à ses
extrémités, puis forme deux cylindres de papier roulé. Cette
instabilité résulte d’un effet bimorphe causé par le gonflement de la face du papier en contact avec l’eau, alors que la
face supérieure de la bandelette demeure sèche pendant les
premières secondes car le glaçage du papier calque réduit la
vitesse d’imbibition par l’eau. Dans le cas de la membrane
polymère, l’augmentation de l’asymétrie surfacique provoquée par l’illumination correspond à une énergie élastique
par unité d’aire ~ κC02 (où C0 est la courbure spontanée).
Cette énergie élastique joue un rôle similaire à celui de la
tension de membrane dans la théorie de la nucléation d’un
pore. Une fois nucléé sur un défaut ou une impureté de la
membrane, le pore ne va cesser de croître. La dynamique
de croissance du pore peut être simplement comprise en
considérant que l’énergie élastique associée à la courbure
spontanée est transférée en dissipation visqueuse du
« rouleau » de membrane qui se déplace dans le liquide
environnant (voir encadré 3 pour plus de détails). Pour tester expérimentalement ce modèle théorique, nous avons
utilisé une caméra rapide qui fonctionne à une cadence de
10 000 images/s. Tout d’abord, qualitativement, nous avons
pu observer ces bourrelets en forme de cylindres qui
s’enroulent vers l’extérieur au cours de la croissance du
pore (figure 5A). Ensuite, plus quantitativement, nous
avons vérifié la dynamique d’ouverture prédite par le
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Les polymersomes, des vésicules robustes et stimulables pour la libération contrôlée des médicaments
modèle théorique et montré que la viscosité du fluide dans
lequel la membrane s’enroule (le fluide externe) a effectivement un effet majeur sur la vitesse d’éclatement (figure 5B).
Finalement, ces travaux montrent comment la
connaissance des propriétés mécaniques des membranes,
combinée parfois à une synthèse chimique judicieuse des
polymères constitutifs, permet d’exploiter ou d’imaginer
des concepts physiques qui conduisent à une destruction à
distance de polymersomes par des stimuli physiques. Cette
approche est encore bien loin de pouvoir être utilisée à des
fins thérapeutiques, mais elle pourrait être un premier pas
important vers une stratégie aboutie de délivrance contrôlée
de principes actifs, notamment dans les tissus suffisamment transparents au stimulus optique. En particulier, en
travaillant la chimie des polymères utilisés pour les rendre
biocompatibles, notre technique pourrait être avantageusement utilisée en photo-thérapie dynamique pour soigner
des cancers superficiels (de la peau par exemple).
POUR EN SAVOIR PLUS
Discher B.-M., Won Y.-Y., Ege D.S., Lee J.C.-M., Bates F.S.,
Discher D.E., Hammer D.A., « Polymersomes: tough vesicles made from diblock copolymers », Science, 284, 11431146 (1999).
Aranda-Espinoza H., Bermudez H., Bates F.S., Discher D.E.,
« Electromechanical limits of polymersomes », Phys. Rev.
Lett., 87, 208301 (2001).
Sandre O., Moreaux L., Brochard-Wyart F., « Dynamics of
transient pores in stretched vesicles », Proc. Natl. Acad. Sci.
USA, 96, 10591-10596 (1999).
Mabrouk E., Cuvelier D., Brochard-Wyart F., Nassoy P.,
Li M.-H., « Bursting of sensitive polymersomes induced by
curling », Proc. Natl. Acad. Sci. USA, 106, 7294-7298 (2009).
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Figure 5 – (A) Séquence de vidéomicrographies d’un polymersome éclatant
sous illumination UV. Barre d’échelle = 5 µm. La flèche sur la 2e photographie pointe l’expulsion du liquide interne, permettant de détecter l’instant initial de formation d’un pore. On note la formation d’un « rouleau » de
membrane vers l’extérieur. (B) Dynamique de croissance d’un pore : courbe
du temps en fonction du rayon du pore pour des polymersomes baignant
dans des solutions de viscosité différente (ronds : 2,5 × 10–3 N.s.m–2, carrés :
7,5 × 10–3 N.s.m–2, triangles : 37,5 × 10–3 N.s.m–2). Plus le milieu est
visqueux, plus la cinétique est lente. Les courbes expérimentales ont été ajustées par l’équation théorique décrite dans l’encadré 2 (voir le film de l’expérience sur le site web http://www.cnrs.fr/publications/imagesdelaphysique/).
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