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moderne dans la mesure où il permet de fonder la morale sur une règle simplement formelle
de la raison, nous dirons qu’est moralement « bon » ce qui se laisse élever à l’universel
sans contradiction. En vertu du renversement opéré dans le chapitre II de l’Analytique de la
raison pratique pure, les concepts du Bien (Gut) et du Mal (Böse) se fondent désormais sur
le principe suprême de la raison. Tout autre cas de figure entraînerait l’hétéronomie.
Mais la présence d’une théorie du souverain Bien dans la seconde partie3 de la
Critique de la raison pratique (la « Dialectique de la raison pratique pure ») vient
compliquer quelque peu ce schéma. En effet, cette doctrine semble réintroduire dans la
philosophie kantienne le thème des fins ultimes, du « but final » (Endzweck étant le terme
que Kant utilise en général4 pour désigner le souverain Bien) que l’homme doit viser. Cette
situation pourrait paraître déconcertante : quoi de plus classique, de plus traditionnel, voire
de plus archaïque, qu’une doctrine du souverain Bien ? Kant, qui sait à l’occasion insister
sur la profonde modernité de sa propre philosophie, semble être ici, selon le mot de M.
Albrecht, « à la remorque de la tradition (Nachzügler der Tradition) »5. Toutefois, on doit
remarquer que Kant a lui-même fort bien conscience du caractère « obsolète » du concept
de souverain Bien. C’est ainsi qu’au chapitre II de l’Analytique de la Critique de la raison
pratique, critiquant les anciennes théories du souverain Bien, Kant en vient à évoquer « les
modernes, chez lesquels la question du souverain Bien semble être devenue désuète (außer
Gebrauch), ou tout au moins un problème seulement secondaire (Nebensache) »6. Kant
n’ignore donc pas que le concept de souverain Bien semble être désormais, littéralement,
« hors d’usage ». En accueillant le souverain Bien dans sa propre philosophie, Kant se
distingue nettement de ses contemporains – et s’en distingue d’autant plus que chez eux,
ainsi que Kant le souligne, la critique du souverain Bien ne nous fait pas pour autant
accéder au principe de l’autonomie.
3 Plus exactement : au deuxième livre de la Doctrine des éléments (Elementarlehre) de la raison pratique pure
(la deuxième partie de la Critique de la raison pratique étant constituée par la « Méthodologie de la raison
pratique pure »).
4 À l’exception – notable – de la Critique de la raison pratique où le souverain Bien n’est pas appelé, sauf une
seule fois en V, 129, « but final », mais « objet nécessaire » de la raison pratique pure.
5 Kants Antinomie der praktischen vernunft, G. Olms Verlag, Hildesheim · New York, 1978, p. 43. L’auteur
remarque que l’intérêt pour le souverain Bien, déjà bien affaibli au XVIIIe siècle, disparaît à peu près
complètement dans les discussions ultérieures au XIXe.
6 Critique de la raison pratique (par la suite, en abrégé : C2), V, 64 : « Die Neueren, bei denen die Frage über
das höchste Gut außer Gebrauch gekommen, zum wenigsten nur Nebensache geworden zu sein scheint ».