Idéal et normativité dans la philosophie de Kant

UNIVERSITÉ DE POITIERS
U.F.R. SCIENCES HUMAINES ET ARTS
THÈSE
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DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE POITIERS
Discipline : Philosophie
Présentée et soutenue publiquement
par
Laurent Boutot
Le 5 Décembre 2009
Idéal et normativité dans la philosophie pratique de Kant
Directeur de thèse :
M. le Professeur Bernard Mabille
JURY
M. le Professeur Andrea Bellantone (Université de Messine)
M. le Professeur Jean-François Kervégan (Université Paris I)
M. le Professeur Bernard Mabille (Université de Poitiers)
M. le Professeur Jean-François Marquet (Université Paris IV)
M. le Professeur Jean-Louis Vieillard-Baron (Université de Poitiers)
1
Introduction
1. Présentation générale
Il est devenu courant, dans la philosophie contemporaine, de distinguer deux façons
possibles de fonder les principes de la morale. D’un côté, « l’éthique de la vie bonne »,
dont le modèle classique est le modèle aristotélicien, prend pour fil conducteur l’aspiration
humaine tout à la fois naturelle et rationnelle à un état de bonheur. Selon cette conception
« téléologique », l’action humaine doit viser un état d’excellence, d’achèvement et de
perfection dont l’accomplissement constitue proprement le telos. De l’autre côté,
« l’éthique des normes », délaissant l’interrogation au sujet d’une « essence » de l’homme
qu’il s’agirait de déterminer puis de réaliser, s’occupe de savoir quelles sont les actions qui
peuvent être tenues pour justes, et de quelle manière peuvent être établies les normes
gouvernant ces actions. Toute référence à un quelconque idéal transcendant est éliminée.
Les normes de l’action peuvent être élaborées de façon purement immanente sans faire
intervenir de présupposés essentialistes qui, peut-être, ne sont autre chose que des
dogmatismes. Dans cette situation, ainsi que l’écrivait Paul Ricœur, est affirmé « le primat
du point de vue déontologique sur le point de vue téléologique, autrement dit de
l’obligatoire sur le bien, qui culmine chez Kant dans le principe suprême de l’autonomie,
entendu au sens précis d’autolégislation »1 ; « c’est sous l’impulsion de la philosophie
kantienne que la théorie de la justice a basculé du côté déontologique, c’est-à-dire d’une
conception dans laquelle tous les rapports moraux, juridiques et politiques sont placés sous
l’idée de légalité, de conformité à la loi »2.
La philosophie kantienne peut en effet à bon droit être désignée (au moins
historiquement) comme la principale inspiratrice des morales « déontologiques ». Tel est en
particulier le rôle de ce que la Critique de la raison pratique nomme la « loi fondamentale
de la raison pratique pure » et dont le contenu est un principe d’universalisation - ou, plus
précisément : d’ « universalisabilité ». Selon un tel principe, puissamment attractif et
1 « John Rawls : de l’autonomie morale à la fiction du contrat social », Lectures I (Autour du politique), Paris,
Seuil, p. 196.
2 « Le juste entre le légal et le bon », Lectures I, p. 183.
2
moderne dans la mesure où il permet de fonder la morale sur une règle simplement formelle
de la raison, nous dirons qu’est moralement « bon » ce qui se laisse élever à l’universel
sans contradiction. En vertu du renversement opéré dans le chapitre II de l’Analytique de la
raison pratique pure, les concepts du Bien (Gut) et du Mal (Böse) se fondent désormais sur
le principe suprême de la raison. Tout autre cas de figure entraînerait l’hétéronomie.
Mais la présence d’une théorie du souverain Bien dans la seconde partie3 de la
Critique de la raison pratique (la « Dialectique de la raison pratique pure ») vient
compliquer quelque peu ce schéma. En effet, cette doctrine semble réintroduire dans la
philosophie kantienne le thème des fins ultimes, du « but final » (Endzweck étant le terme
que Kant utilise en général4 pour désigner le souverain Bien) que l’homme doit viser. Cette
situation pourrait paraître déconcertante : quoi de plus classique, de plus traditionnel, voire
de plus archaïque, qu’une doctrine du souverain Bien ? Kant, qui sait à l’occasion insister
sur la profonde modernité de sa propre philosophie, semble être ici, selon le mot de M.
Albrecht, « à la remorque de la tradition (Nachzügler der Tradition) »5. Toutefois, on doit
remarquer que Kant a lui-même fort bien conscience du caractère « obsolète » du concept
de souverain Bien. C’est ainsi qu’au chapitre II de l’Analytique de la Critique de la raison
pratique, critiquant les anciennes théories du souverain Bien, Kant en vient à évoquer « les
modernes, chez lesquels la question du souverain Bien semble être devenue désuète (außer
Gebrauch), ou tout au moins un problème seulement secondaire (Nebensache) »6. Kant
n’ignore donc pas que le concept de souverain Bien semble être désormais, littéralement,
« hors d’usage ». En accueillant le souverain Bien dans sa propre philosophie, Kant se
distingue nettement de ses contemporains – et s’en distingue d’autant plus que chez eux,
ainsi que Kant le souligne, la critique du souverain Bien ne nous fait pas pour autant
accéder au principe de l’autonomie.
3 Plus exactement : au deuxième livre de la Doctrine des éléments (Elementarlehre) de la raison pratique pure
(la deuxième partie de la Critique de la raison pratique étant constituée par la « Méthodologie de la raison
pratique pure »).
4 À l’exception – notable – de la Critique de la raison pratique où le souverain Bien n’est pas appelé, sauf une
seule fois en V, 129, « but final », mais « objet nécessaire » de la raison pratique pure.
5 Kants Antinomie der praktischen vernunft, G. Olms Verlag, Hildesheim · New York, 1978, p. 43. L’auteur
remarque que l’intérêt pour le souverain Bien, déjà bien affaibli au XVIIIe siècle, disparaît à peu près
complètement dans les discussions ultérieures au XIXe.
6 Critique de la raison pratique (par la suite, en abrégé : C2), V, 64 : « Die Neueren, bei denen die Frage über
das höchste Gut außer Gebrauch gekommen, zum wenigsten nur Nebensache geworden zu sein scheint ».
3
Cette cohabitation au sein d’une même pensée entre un point de vue normatif,
« procédural », et un point de vue plus téléologique relatif à un idéal qu’il s’agirait de viser,
ne manque cependant pas de créer une certaine tension, au point que de nombreux lecteurs
et interprètes de Kant, comme nous le verrons, ont pu considérer que la doctrine du
souverain Bien menaçait la cohérence de la philosophie morale de Kant et par conséquent
devait être considérée comme étant au mieux simplement secondaire, au pire contradictoire
avec l’inspiration première et fondatrice.
2. Position du problème
Ce travail s’occupe donc essentiellement du concept du souverain Bien et aborde le
problème du « passage », dans la Critique de la raison pratique, de l’Analytique vers la
Dialectique. Pourquoi la Critique de la raison pratique ne s’arrête-t-elle pas avec
l’Analytique ? Quel besoin y a-t-il d’une Dialectique et de la raison pratique, et d’une
théorie du souverain Bien ?
La thèse s’efforce de montrer que nous avons affaire à un devenir nécessaire de la
moralité. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas du tout ici de montrer que le souverain
Bien serait une sorte de présupposé inconscient ou implicite qu’il faudrait faire intervenir
dès le moment normatif de fondation. Comment, cependant, devons-nous apprécier cette
forme de téléologie nécessaire de la raison pratique pure, sachant qu’aucune fin, qu’aucun
idéal extérieur à la loi ne peut en matière morale fournir un quelconque fondement de
détermination (Bestimmungsgrund) pour la volonté ? Nous tenterons de montrer que
l’aspiration au souverain Bien est issue d’une forme de ce qu’on pourrait appeler une
« téléologie aveugle » : cela signifie qu’une volonté moralement déterminée aspire
nécessairement à un objet qu’elle n’a pas choisi mais vers lequel elle est inévitablement
dirigée et orientée par l’expérience de l’obéissance à la loi morale. L’inconditionné qui
exerce à l’égard de la raison une véritable « attraction » (la première Préface de la Critique
de la raison pure décrivait ce phénomène d’une façon dramatique) impose ici son propre
appel. Aussi, surgissant des profondeurs de la conscience morale, l’aspiration au souverain
Bien est comme « extorquée » de l’obéissance à la loi. Ce singulier mouvement est peut-
être suggéré par la tournure - volontiers employée par Kant - selon laquelle l’aspiration au
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souverain Bien est éveillée « par (durch) » la raison pratique pure. Par exemple, le
souverain Bien désigne « cette fin qui est assignée par (durch) la raison à tous les êtres
raisonnables »7, et dans la troisième Critique, Kant prend soin de préciser : « Qu’on ne dise
donc pas : il est nécessaire à (zur) la morale, de supposer le bonheur de tous les êtres
raisonnables conformément à leur moralité, mais plutôt : cela est rendu nécessaire par
(durch) elle »8. Tout se passe comme si, alors même que la loi est l’unique mobile et
fondement d’une volonté moralement déterminée, la représentation d’une fin était
néanmoins éveillée « à travers » l’obéissance morale. Cet enchaînement peut être présenté
et problématisé de la manière suivante :
1. Le sujet moral, lorsqu’il fait son devoir, fait totalement abstraction de la question
du bonheur comme de toute espérance. La première partie de Théorie et Pratique est sans
équivoque possible à ce sujet : « Lorsqu’il est question du principe de la morale, la doctrine
du souverain Bien comme fin dernière d’une volonté déterminée par la morale et par ses
principes, peut être tout à fait passée sous silence et mise de côté (comme étant
épisodique) »9. Pour bien agir, il n’est donc absolument pas besoin de la représentation du
souverain Bien : la raison pratique pure n’a besoin pour déterminer une volonté de ne
présupposer qu’elle-même.
2. Mais comment se fait-il que la détermination morale qui fait complètement
abstraction de la question du bonheur et du souverain Bien débouche finalement et même
nécessairement sur l’horizon du souverain Bien ? C’est bien en effet ce qui se produit : une
fois le devoir accompli, une fin « émerge », ou « se dégage », de la morale (« aus der
Moral geht doch ein Zweck hervor »10). Qu’est-ce qui peut bien justifier ce mouvement
d’émergence, d’aspiration au souverain Bien, alors que la loi et l’obéissance à la loi ne
semblent en elles-mêmes annoncer rien de tel ?
3. Un point de vue critique serait alors de dire que seuls des mobiles empiriques ou
anthropologiques permettent d’expliquer ce phénomène d’émergence et de rendre compte
7 C2, V, 115 : « dieses durch die Vernunft allen vernünftigen Wesen ausgesteckten Ziels »
8 Critique de la faculté de juger (en abrégé : C3), § 87 (V, 425) : « Es soll damit auch nicht gesagt werden : es
ist zur Sittlichkeit notwendig, die Glückseligkeit aller vernunftigen Weltwesen gemäß ihrer Moralität
anzunehemen, sondern : es ist durch sie notwendig ».
9 Théorie et Pratique, VIII , 279 : « Bei der Frage vom Prinzip der Moral kann also die Lehre vom höchsten
Gut, als letzten Zweck eines durch sie bestimmten und ihren Gesetzen angemessenen Willens, (als
episodisch) ganz übergangen und beiseite gesetzt werden ».
10 Religion, VI, 5.
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