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avril 2005
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
Information➛
Témoignage
4avril 2005
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
Information➛
De la Résistance à la déportation
1Voir E. Couratier, A. Bezançon, Boulogne-Billancourt et son histoire, Société historique de Bou-
logne-Billancourt, 1972, p. 250.
2Idem p. 237.
3AM/D 13 Note de la municipalité aux chefs de service le 7 juillet 1943.
4Recensement de 1936.
5AM/DCM Séance du 23 octobre 1944.
6AM/DCM Séance du 29 juin 1942.
7AM/JO du 11 avril 1942, p. 375.
8AM Dossier "Affiches".
Les noms de rues comme les
plaques commémoratives sont
autant de signes qui témoignent
du passé résistant et parfois tragique de
Boulogne-Billancourt. L’histoire locale
inscrite sur ces gardiens de la mémoire
atteste ainsi du prix payé pour la liberté.
Le 19 août 1944, la libération de Bou-
logne-Billancourt commence. La muni-
cipalité mise en place par Vichy n’est
plus. Le 20 août, une colonne partie de
la place Nationale, composée d’ouvriers,
se dirige sur la mairie, drapeau en tête.
Le 21, dans le hall de la mairie, le comité
local de Libération présidé par Alphonse
Le Gallo fait une proclamation alors que
les usines Renault sont aux mains des
FFI. Et le 24, à l’annonce de l’arrivée de
la division Leclerc, des barricades sont
élevées dans Boulogne libérée. 1
Quatre ans auparavant, le 14 juin 1940,
les troupes allemandes entraient dans
Boulogne-Billancourt. Les Allemands
ne s’installent que progressivement. "Il
y aura au total plus de cent bâtiments
réquisitionnés." 2La ville est rattachée
en août à la Kreiskomman-
dantur de Montrouge et ce jus-
qu’au 7 juillet 1943, date à
laquelle elle répond désormais
de la Feldkommandantur de
Neuilly-sur-Seine. 3
Quand éclate la Seconde Guerre
mondiale, Boulogne-Billan-
court est une ville de plus de
97 000 habitants. 4 Leur ville
occupée, un certain nombre de
Boulonnais résistent dans des
actions individuelles ou col-
lectives, refusant de considé-
rer comme définitifs l’effon-
drement et la mise en tutelle
du pays. À la mairie même,
André Morizet, maire socia-
liste depuis 1919, montre
l’exemple. Il sut, devant l’en-
nemi, représenter avec dignité
"Boulogne-Billancourt occupée mais
non soumise" (paroles prononcées par
A. Morizet le 18 juin 1940 face à un offi-
cier supérieur allemand dans son bureau
à la mairie). 5Jusqu’à sa mort, le 30 mars
1942, aucun vœu ne sera émis en l’hon-
neur de Pétain. Le 29 juin 1942, 6une
nouvelle municipalité se met en place
sous la présidence de Robert Colmar
nommé maire le 4 avril 1942 par
un arrêté du ministre de l’Intérieur
Pucheu. 7D’emblée, Robert Colmar
donne le ton par une affiche qu’il fait
apposer le 17 avril 1942. 8
Mes chers concitoyens,
Au moment où j’assume la charge parti-
culièrement lourde d’administrer notre
grande cité, que je connais bien pour y
avoir vécu de longues années parmi mes
camarades ouvriers, je tiens à vous assu-
rer de mon entier dévouement aux inté-
rêts collectifs de la population.
Je vous convie à travailler avec moi dans
un sentiment de mutuelle confiance, sous
l’égide du Grand Français qu’est Mon-
sieur le Maréchal Pétain.
C’est dans cette pensée que je me tourne
avec émotion vers nos morts du 3 mars et
vers leurs familles si cruellement éprou-
vées.
Robert Colmar
Maire de Boulogne-Billancourt
Les lacunes des sources, dues
au caractère clandestin de la
Résistance, limitent notre étude
essentiellement à la Résistance
en général à Boulogne-Billan-
court et plus précisément aux
réseaux implantés en mairie
et à la Résistance communiste.
D’autre part, en ce qui
concerne les entreprises bou-
lonnaises, et toujours pour les
mêmes raisons, nous ne pou-
vons citer que les usines
Renault. C’est d’ailleurs du fait
même de la présence de ces
usines travaillant pour l’armée
allemande, que Boulogne-
Billancourt sera bombardée à plusieurs
reprises par les Alliés : le 3 mars 1942,
le 4 avril 1943 et en septembre de la
même année. Dans ce bastion ouvrier
qu’est alors Boulogne-Billancourt les
"années noires" sont celles d’une Résis-
tance particulièrement active, commu-
niste bien sûr, mais aussi gaulliste. Mais
ces "années noires" furent également
meurtrières, tant pour la Résistance que
pour la communauté juive boulonnaise.
Les chiffres cités dans cet ouvrage par-
lent d’eux-mêmes.
Et je sais qu’il y en a qui disent : ils sont
morts pour peu de choses. Un simple ren-
seignement (pas toujours très précis) ne
valait pas ça, ni un tract, ni même un jour-
nal clandestin (parfois assez mal com-
posé). À ceux-là, il faut répondre : c’est
qu’ils aimaient des choses aussi insigni-
fiantes qu’une chanson, un claquement de
doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta
main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe.
Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué.
C’est peu de choses, dis-tu. Oui, c’est peu
de choses.
Mais si elle ne te piquait pas il y a long-
temps qu’il n’y aurait plus d’abeilles.
Juste
Pseudonyme de Jean Paulhan
Les Cahiers de la Libération
À la mairie même,
André Morizet,
maire socialiste
depuis 1919,
montre l’exemple.
Il sut,
devant l’ennemi,
représenter avec
dignité "Boulogne-
Billancourt occupée
mais non soumise"
■
Retiens bien, à droite la mort, à gauche, la
vie. Isabelle Choko a 15 ans. Sur le quai
d’Auschwitz, un déporté préposé à l’arri-
vée des convois, lui souffle ces quelques
mots. Ils resteront gravés dans sa mémoire.
Avec cette image des SS hésitant lors de la
sélection sur le sort de sa mère. Gauche,
droite ? La mort est là, à quelques pas dans
les yeux de ces femmes en tenue rayée,
amaigries, décharnées. C’est la première
vision que nous avons eue en sortant des
wagons à bestiaux dans lesquels nous avions
voyagé, entassés, raconte Isabelle Choko.
Des barbelés et derrière, des êtres bizarres, en
haillons, l’air hagard, la tête rasée. Pour
nous rassurer, on nous a dit que c'était des
malades mentaux, et que nous, nous irions
travailler. C’est en août 1944. Les déportés
arrivent en masse à Auschwitz. L’adoles-
cente vient du ghetto de Lodz, une grande
ville textile du centre du pays. Cela fait
déjà presque cinq ans que le cauchemar a
commencé. Depuis que les Allemands sont
entrés en Pologne en septembre 1939, juste
avant mon anniversaire. Rapidement, mes
parents, un couple de pharmaciens, sont expro-
priés. Nous devons porter l’étoile jaune sur
la poitrine et dans le dos. La petite fille jus-
qu’ici protégée par le noyau familial découvre
l’antisémitisme, l’humiliation quotidienne
avant l’enfermement, le ghetto, antichambre
de l’insondable barbarie. Début 40, nous
nous sommes retrouvés coupés du reste de la
ville, prisonniers derrière des miradors, des
barbelés. Le processus de déshumanisation
est en route. Au fil des mois, la nourriture est
devenue une denrée de plus en plus rare : il
fallait lutter pour survivre. Les premières
rafles sont organisées. Méthodiquement,
les nazis multiplient les convois. Nous finis-
sons avec ma mère, cachées sous le plancher
d’une pièce. Les Allemands sont en train de
liquider le ghetto. Mon père est mort peu de
temps avant, épuisé. À ce moment-là, je ne
pleure déjà plus : j’ai déjà vu tellement de
cadavres autour de moi. Et puis, il y a ce
coup de crosse sur les lamelles en bois, le
parquet défoncé et le voyage au bout de
l’enfer. Après dix jours passés à Auschwitz,
les deux femmes sont envoyées en kom-
mando de travail dans le nord du pays, à
Celle, près d’Hanovre. Nous devions construire
des abris et poser des rails de chemin de fer.
Avec pour toute nourriture, un morceau de
pain, une soupe à midi et une soupe le soir.
Avec comme quotidien, la brutalité des
gardiens, le froid glacial, les camarades qui
meurent d’épuisement. Un jour, le com-
mandant SS, un homme très violent, est venu
nous dire que nous partions vers Bergen-
Belsen et que nous allions regretter le com-
mando. Nous ne pouvions pas le croire ; et
pourtant, il avait raison. Bergen-Belsen :
l’horreur abyssale, la douleur extrême de la
déchéance humaine comme l’écrit l’éditeur
du livre de témoignage qu’Isabelle Choko
vient de publier. Peu de tant après son arri-
vée au camp de concentration en février
1945, la jeune fille attrape le typhus. Ses yeux
se ferment sur un monde jonché de cadavres,
d’êtres entre la vie et la mort. Quand je les
ai rouverts, après des jours de fièvre, d’in-
conscience, j’ai vu ma mère en très mauvaise
santé. Elle qui jusqu’à présent s’était tou-
jours battue pour vivre, pour préserver sa
fille, ne tiendra pas jusqu’à la libération du
camp par les Anglais. J’étais à bout de forces,
je ne sortais plus de la baraque quand ils
nous ont libérés. Un médecin s’est approché.
Il m’a auscultée, demandé s’il pouvait m’opé-
rer sans anesthésie. Il l’a fait sur la porte de
la baraque ; je n’ai même pas senti la dou-
leur. La suite, ce sera ce que cette femme
énergique de 76 ans qui exerce encore
comme expert en art appelle sa deuxième
vie : après une convalescence de neuf mois
en Suède, elle part pour Paris où elle se
marie, a trois enfants. Championne de
France d’échecs en 1956, elle entame une
carrière comme directrice commerciale.
Une deuxième vie pleine d’expériences,
de courage, de générosité. Mais aussi une
vie passée sous silence. Je ne pouvais rien
entendre, rien lire sur la déportation. J’en
parlais très peu. Cela fait dix ans que j’ai
commencé à témoigner, explique Isabelle
Choko qui aujourd’hui va à la rencontre
des jeunes dans les écoles, s’inquiète des
vieux relents antisémites. Un jour que je
parlais avec mon fils aîné de mes réticences
à parler de la guerre, il m’a dit : tu sais, tes
silences étaient plus éloquents que tes paroles.
Début 1940, école du ghetto de Lodz.
En 1939, Isabelle Choko se retrouve projetée dans la spirale de la barbarie.
Après quatre années au ghetto juif de Lodz en Pologne, elle est déportée :
ce sera Auschwitz, puis le Kommando de Celle et enfin Bergen-Belsen.
Depuis une dizaine d’années, cette femme de 76 ans qui habite Boulogne-
Billancourt, raconte, témoigne, écrit pour se libérer de cet insurmontable
secret mais aussi prévenir tout retour de la bête immonde.
Isabelle Choko
"Projetée dans
la barbarie"