Thomas Delattre M1 SETE - IDD N° d’étudiant : 20902041 La compensation carbone volontaire, fonctionnement et questionnement éthique. MSETE211 Ethique économique, sociale et environnementale S2 2012-2013 Jérôme Ballet SOMMAIRE I) La compensation carbone volontaire, fonctionnement et principes II) Les programmes de compensation carbone, justice et efficacité ? III) P. 3 a) La question des « droits carbone » et de la justice environnementale P. 8 b) Un système véritablement efficace ? P. 10 La compensation carbone, réflexion sur ses limites éthiques et morales a) La compensation, moteur ou frein au changement ? P. 14 b) Quelle légitimité morale pour la compensation volontaire P. 17 Bibliographie P. 23 Page 1 La compensation carbone est une solution alternative pour la diminution des gaz à effet de serre, mais est-ce une solution efficace et respectant des principes éthiques ? La déforestation est un problème qui concerne l’ensemble de la population, mais dont les causes et les impacts sont surtout visibles dans les pays en développement. Or, ces pays ne sont pas tenus à des réductions chiffrées de leurs émissions de gaz à effet de serre par le protocole de Kyoto. Ils ne participent à l’effort collectif que par le mécanisme de développement propre (MDP), auquel les projets de plantation d’arbres sont éligibles. Il s’agit de projets de réduction des émissions dont les promoteurs peuvent être rémunérés par des certificats, les « crédits carbone », négociables sur des marchés spécialisés. A ce jour, le MDP « forestier » (boisement et reboisement) est plutôt un échec : seuls 8 projets ont été enregistrés sur près de 1 900. Un autre mécanisme de marché, dont les procédures sont moins longues, coûteuses et contraignantes, s’est mis en place : les projets volontaires de compensation carbone. La compensation carbone est un mécanisme qui permet à une entité (administration, entreprise, particulier) de compenser les émissions de gaz à effet de serre liées à son activité (déplacement, consommation énergétique) afin de lutter contre le réchauffement climatique en acquérant des crédits carbones. A la vue des différents rapports internationaux sur le réchauffement climatique, on observe la nécessité de mobiliser l’ensemble de la population pour réduire l’impact des activités humaines, cependant il reste important de s’interroger sur l’efficacité et l’acceptabilité des moyens mis en place comme celui de la compensation carbone volontaire. Page 2 I) La compensation carbone volontaire, fonctionnement et principes Un consensus scientifique a été atteint sur la réalité du changement climatique, sur la responsabilité de l’Homme dans l’élévation progressive de la température, et sur la nécessité de limiter celle-ci au plus vite, cependant ,le débat sur les moyens a mettre en œuvre pour le faire reste encore intense. La compensation carbone s’inscrit précisément au nombre des instruments qui sont à notre disposition pour tenter de résoudre le problème du réchauffement climatique, ou du moins elle est présentée de cette façon. S’appuyant sur l’idée que des gaz à effet de serre émis en des points différents du globe ont un effet identique sur le réchauffement, ce système propose, à qui désire améliorer son impact climatique, de financer des projets de réduction des émissions, afin de contrebalancer ses propres rejets de GES. Ce système se base sur l’idée que le mode de vie occidental, grand émetteur de GES, ne peut être abandonné si facilement, par le simple fait de la bonne volonté et propose donc une solution alternative permettant de faire cohabiter ce mode de vie et les enjeux écologiques. Les enjeux humains viennent donc se superposer aux enjeux climatiques, faisant du réchauffement une question d’une complexité sans précédent. L’humanité paraît chercher sa voie comme on cherche à sortir d’un labyrinthe, toutes les solutions n’étant pas bonnes et toutes les voies prometteuses ne menant pas à la lumière. La compensation carbone propose une porte de sortie, mais la question se pose de savoir s’il s’agit véritablement de la bonne voie. Il est tout d’abord nécessaire de comprendre le fonctionnement du système et les différentes distinctions au sein même du marché du carbone avant de pouvoir avancer sur les questionnements éthiques. Page 3 Le fonctionnement de la compensation volontaire se base sur le principe que toute personne désireuse de compenser ses émissions pourra faire appel à des sociétés de compensation, et ce, afin de déterminer à l’aide d’un calculateur, la quantité de gaz a effet de serre émise par une activité donnée, les plus courantes étant les trajets en avion ou en voiture et le chauffage domestique, et les possibilités de les compenser. La quantité à compenser est calculée sur la base d’un certain nombre d’information et le prix est ensuite déterminé en fonction des tarifs pratiqués par le prestataire. Les prix sur le marché du carbone sont très variables, pouvant aller de 1 à 55$ la tonne de CO2 équivalent. Le paiement de la compensation donne lieu à la remise d’un « certificat de réduction ». Mais pourquoi au juste parler de marché alors qu’il ne s’agit pas ici de produire un bien mais d’éviter un mal, à savoir la production d’un polluant ? La nature est en effet considérée par les théories économiques traditionnelles comme un réservoir inépuisable de ressources, sans pour autant posséder de valeur en soi. Les dégradations infligées à l’environnement par les activités industrielles ne sont considérées dans cette perspective que comme des « externalités négatives », sans importance fondamentale pour le système économique lui même. Le but d’un marché de la pollution est donc de donner un prix aux émissions de GES, et ainsi de provoquer parmi les agents un réflexe de parcimonie, d’orienter le système économique vers une plus grande efficience en la matière. Le marché de la compensation volontaire a vu le jour dans le cadre du secteur privé, de manière presque complètement déconnectée du marché institutionnalisé. Il est donc utile, de s’attarder un peu sur le fonctionnement respectif de ces deux variantes, sur ce qui fonde leur différence mais aussi leur complémentarité. Page 4 Il existe aujourd’hui deux mécanismes au sein du marché de la compensation : un système de plafonnement et d’échange (cap and trade) et un système d’échange de crédit. Dans le second système, l’échange de crédits, les agents peuvent obtenir des crédits de réduction s’ils investissent dans un projet, même extérieur à leur entreprise, dont il est prouvé qu’il entraine des réductions d’émissions. Pour qu’un tel système fonctionne, l’existence d’une autorité régulatrice qui approuve les projets de réduction et se charge d’accorder les crédits est nécessaire. C’est précisément dans l’évaluation de la qualité des projets que se trouve le problème le plus épineux de la compensation volontaire, mais nous reviendrons plus tard sur cette question. Le marché du carbone mis en place par le protocole de Kyoto est un hybride qui combine les deux systèmes, mais dont le socle est un système de marché sous quota. La rigueur des processus de contrôle et des critères de qualité auxquels les projets répondent, en font un système efficace écologiquement, mais la lourdeur administrative qui en est le corollaire, ne le rend malheureusement accessible qu’à des grands projets industriels, en général dans des pays possédant déjà un fort potentiel économique. En mai 2009, on pouvait attribuer aux 1622 projets MDP enregistrés la réduction de 300 Mt CO2eq. par année, ce qui représente à peu près 55% des émissions annuelles de la France. Ce mécanisme à permis une baisse cumulée des émissions de GES équivalent à 2,9 Gt CO2eq. à la fin du protocole en 2012, soit légèrement plus que l’ensemble des émissions prévu de la France durant cette période de 5 ans. La compensation volontaire est quand à elle née d’initiatives individuelles calquées sur les méthodes des projets MDP. La grande majorité des compagnies de compensation sur le marché volontaire sont des entreprises à but lucratif (environ 90% des crédits vendus sur le marché), mais on y trouve également des associations ou fondations à but non lucrative. Page 5 Ces compagnies proposent des certificats de réduction de GES par la mise en place de 4 principaux types de projets : • Projets d’énergies renouvelables • Projets d’efficience énergétique visant à réduire la consommation • Projets de capture et destruction d’autre GES • Projets de foresterie qui incluent le reboisement Contrairement à ce que prétendent les compagnies, ces crédits ne donnent pas toujours lieu à une vérification en bonne et due forme, raison pour laquelle différents labels de qualité sont apparus sur le marché. Le plus connue et le plus strict d’entre eux est le Voluntary Gold Standard mis au point par le WWF. En plus de l’absence de cadre légal contraignant, le marché de la compensation volontaire se distingue du MDP par son manque d’unité au niveau des standards de qualité, par l’absence d’institution régulatrice unique, et surtout par l’illimitation théorique de son usage. Alors que, en raison de la clause de supplémentarité, les protagonistes du protocole de Kyoto ne peuvent tabler sur des réductions effectuées dans les pays en développement que dans une mesure raisonnable, rien n’empêche une entreprise de compenser librement l’intégralité de ses émissions via le marché volontaire. Cela est à l’origine d’un concept clé de la problématique de la compensation : la neutralité carbone. Cependant, un aspect rend les deux structures complémentaires. Si la lourdeur administrative du MDP et les coûts qui en résultent interdisent aux petits projets d’y aspirer, la compensation volontaire en revanche est bien plus adaptée à ce genre de terrain. Page 6 La simplicité de ses démarches, la taille des projets et le paiement d’une partie des crédits avant leur validation en fait l’outil idéal pour les petites structures bénéficiant d’un flux financier limité, venant ainsi combler les trous laissés béants par les mécanismes de flexibilité du protocole de Kyoto. Ces derniers se concentrent en effet avant tout, sur les grands projets industriels, négligeant certains secteurs provoquant des émissions plus diffuses. On dénombre actuellement plus de 200 compagnies proposant des services de compensation volontaire dans le monde entier. L’absence de marché « officiel » rend cependant les estimations de la place réelle occupée par la compensation volontaire très variables. La croissance constante du marché de la compensation volontaire, portée en grande partie pas le secteur de l’industrie, ne doit cependant pas masquer les différentes limites de ce système. En effet, qu’ils soient techniques ou morales, il est important, voir nécessaire, que les problèmes issus de la compensation volontaire soit visibles et discutés. Page 7 II) Les programmes de compensation carbone, justice et efficacité ? Les deux premières questions que posent les programmes de compensation carbones sont en lien avec le principe de crédits carbone. La première touchant des questions de justice dans le sens où l’on peut se demander de quel droit certains acteurs peuvent obtenir des droits sur des émissions polluantes. La deuxième question étant quand elle basée sur la possible efficacité de ce système et ses limites. a) La question des « droits carbone » et de la justice environnementale La question des « droits carbone » est spécifique à l’approche par les différents projets de la compensation carbone. En effet, elle ne se pose que rarement pour les projets d’énergies renouvelables, d’efficience énergétique ou de captation, mais elle est au centre de la problématique pour les projets de foresterie tel que les projets REDD+. On observe en effet que dans la pratique, les acteurs locaux, en particulier les populations locales ayant des droits fonciers sur les forêts à protéger, et les groupes qui les représentent, soulèvent la question des « droits carbone » dans la mesure où ils pensent que les promoteurs de projets REDD tirent des profits plus ou moins importants de la vente de crédits carbone sur un marché des permis d’émissions ou de la « compensation carbone » sans système de redistribution. La question de la répartition de la « rente carbone » se pose donc et l’argument des droits fonciers peut être invoqué dans le cadre de l’accaparement des terres dans les pays en développement. Page 8 Il est alors question de spoliations foncières, et différents cas peuvent être distingués. Dans un premier cas, les terres convoitées par les investisseurs peuvent êtres déclarées non mises en valeur par les populations, au mépris des usages traditionnels de ces terres (agriculture à jachère longue, élevage, chasse, cueillette, etc.). L’argument peut même être poussé plus loin, les investissements fonciers permettant de restaurer des terres dégradées, menacées par la désertification. Dans les faits, on constate davantage de concurrence que de complémentarité, car les plantations doivent être établies sur des terres fertiles pour obtenir des rendements jugés acceptables par les investisseurs. Dans un deuxième cas, les investisseurs profitent du flou des règles foncières en s’accaparant des terres faisant auparavant l’objet de « simples » droits fonciers coutumiers, droits reconnus par l’État jusqu’au moment où il décide du contraire. Cela permet d’ailleurs parfois aux États de marginaliser des populations jugées hostiles au pouvoir, tels les Anuak en Éthiopie, pays très prisé par les chasseurs de terres. Les conséquences de ces spoliations, pour les populations concernées, sont désormais bien établies et reconnues par la Banque mondiale elle même : pertes de moyens d’existence du fait d’un moindre accès au foncier et à l’eau, appauvrissement et marginalisation, accroissement de la vulnérabilité, notamment alimentaire. De plus, la publicité pour la compensation carbone laisse entendre que le problème du changement climatique résulte des choix des consommateurs individuels, et peut donc être résolu par leur modification. Cependant, elle encourage dans le même temps les consommateurs des pays du Nord à considérer une partie de leurs émissions comme étant tout simplement «inévitables», au lieu d’y voir la conséquence d’un mode d’utilisation de l’énergie qui ne peut être modifié que par une transformation de l’organisation politique et sociale. Page 9 Elle conceptualise le réchauffement global principalement en termes de calculs complexes de la culpabilité des «empreintes carboniques» individuelles, faisant ainsi abstraction, par exemple, de l’étude de la politique internationale du pétrole ou bien de l’histoire des mouvements sociaux ayant réalisé un changement structurel d’une ampleur équivalente à celle que requiert l’action en vue de parer au péril climatique. On observe donc également une possible désincitation à l’action pouvant altérer l’efficacité réelle du système de la compensation volontaire. b) Un système véritablement efficace ? Mais avant de s’intéresser aux questions plus sociales comme la possible désincitation à agir, il est important de revenir sur la méthodologie de calcul afin d’étudier l’efficacité du système. En effet, le calcul, que ce soit des émissions à compenser ou de ceux compensé par les programmes, est la pierre angulaire de la compensation, son fonds de commerce, puisque c’est dans le contrepoids précis des réductions effectuées par les projets, par rapport à un volume de GES émis, que le système trouve sa justification. Difficile, cependant, dans les conditions actuelles de variabilité du prix du CO2 pouvant aller de 1 à 55€ la tonne, de non certification de certain projets et de nombreux autres indicateurs fluctuants de soutenir l’idée de compensation parfaite qui est véhiculée par la plupart des opérateurs. Ce flou laisse la porte ouverte à des déclarations de « neutralité carbone » abusives et nuit à l’information du consommateur. Ces différences de tarif tiennent au fait que le marché ne connaît aucune standardisation, il n’y a donc pas de prix du carbone unifié sur le marché de la compensation volontaire. Page 10 De plus, les crédits donnent ici une valeur à l’évitement, donc à la non existence de certains biens, allant ainsi à l’encontre des schémas économiques traditionnels. Or la non existence ne peut pas être mesurée puisque la mise en œuvre du projet supprime le référent du calcul. Tout au plus les émissions de GES évitées peuvent être évaluées sur la base de l’extrapolation. De nombreux problèmes ont été observés depuis la création du marché de la compensation volontaire, comme le montre l’exemple du groupe de rock Coldplay ayant investi dans la plantation de manguiers dans le sud de l’inde pour compenser les émissions de leur tournée. 40% des arbres n’ont pas survécu en raison du manque en eau de la région choisie, ne générant que la moitié des crédits vendus. Il est extrêmement difficile de prédire qu’elle sera la réussite réelle des projets tant les composantes socioéconomiques et culturelles sont importantes. Les calculs ex post intervenant après la mise en œuvre permettent de limiter les conséquences de ce genre de situation puisqu’ils ne tiennent compte que de la partie du projet qui a vraiment fonctionné mais restent peu utilisés du fait de leurs coûts importants. La question n’est pas ici de savoir si les projets de foresterie sont favorables à l’environnement, mais de déterminer s’il est possible de quantifier avec précision quel est leur impact réel. La réponse à cette dernière question semble pour l’instant négative. L’ampleur des incertitudes liées au calcul des émissions et de la réduction est une question centrale en ce qui concerne la légitimité de la compensation, ce qui fait dire à un groupe de chercheurs anglais, The Corner House que « La prétention d’équivalence (entre les émissions et les réductions) est fondée sur les besoins techniques du marché plutôt que sur la science » Enfin, certains scientifiques estiment que si les crédits carbone acquis par les entreprises et les pays ne proviennent pas d’un projet ayant changé les pratiques, cela revient à créer de la « fausse monnaie climatique » (hot air). Page 11 Si les modèles « prédictifs » peuvent à peu près prévoir où se produiront les prochains déboisements, ils sont incapables de dire quand ils auront lieu : cela dépend notamment des prix agricoles, et accessoirement du prix du bois, qui varient au gré des mouvements spéculatifs mondiaux. La question est donc de déterminer si les réductions d’émissions vendues sur le marché sous forme de crédits sont effectivement réalisées et avec quel degré de précision il est possible de mesurer le volume d’émissions de GES évité par la mise en œuvre des projets. On observe également un problème de la temporalité : les crédits issus du marché de la compensation institutionnalisé ont une durée d’accréditation limitée. En revanche pour les crédits issus du marché volontaire, il n’y a pas de limite légale à la durée d’un projet et il est en ce domaine particulièrement difficile de savoir comment le problème de la temporalité est géré par les prestataires. Une étude suédoise à d’ailleurs amené cette question dans le débat en montrant que les crédits carbone proposés par la compagnie d’aviation British Airways à ses clients doivent attendre jusqu’à un siècle pour que les réductions correspondantes soient pleinement effectuées. La compensation étant dans ce cas effectuée à l’aide de projet de reboisement, cent ans est le temps nécessaire aux arbres pour arriver à maturité et réaliser l’intégralité des séquestrations carbones planifiés. Une autre faiblesse des projets de plantation par rapport aux projets d’énergies renouvelables est qu’ils se contentent de stocker une fois pour toute une certaine quantité de carbone. Les énergies renouvelables en revanche, en plus d’éviter les émissions elles mêmes, renouvellent leurs bénéfices chaque année. « Plante un arbre et tu compenseras tes émissions un jour, plante une éolienne et tu les éviteras tous les jours ». Page 12 Si la compensation volontaire peut donc exister, c’est bien parce qu’elle utilise cette méthode d’accréditation de la valeur future (future value accounting) dont on observe les fâcheuses conséquences en terme d’efficacité et de précision des calculs. De plus, au lieu de renoncer à prendre l’avion ou de limiter mes trajets en voiture, la compensation me permet, moyennant une visite sur le site internet d’une compagnie de compensation et le paiement d’une certaine somme, d’effacer les dommages climatiques causés par ces activités sans rien changer à ma manière d’agir. Un tel système éveille donc certains soupçons quant à son éventuel effet de frein aux changements de comportement. La possibilité de compenser serait en effet, dans cet ordre d’idées, la porte ouverte au maintien de comportements dispendieux en énergie et en gaz à effet de serre. La compensation, de par la nature même de son fonctionnement, tend donc à passer outre ces asymétries pour ne retenir que l’aspect global de la problématique climatique. Cela entraine donc à réfléchir sur les limites éthiques et sociales de la compensation volontaire. Page 13 III) La compensation carbone, réflexion sur ses limites éthiques et morales a) La compensation volontaire, moteur ou frein au changement ? Nul dans nos sociétés occidentales ne peut plus ignorer la problématique du réchauffement, cependant peut d’action ont été misent en place sans volonté d’obtenir des retombées autre qu’écologique, et l’on est en droit de se demander si la compensation carbone n’est pas simplement une manière de « se donner bonne conscience » ? De se libérer de la nécessité de porter une attention accrue aux impacts environnementaux de son comportement. Or, à la base des émissions de GES se trouvent avant tout les comportements qui impliquent l’utilisation de carburants fossiles. Les individus en but à ce problème auront donc le choix entre agir sur leur comportement ou sur leur structure cognitive pour la réduire. Dans ce sens, la compensation carbone permet d’agir sur la réalité physique du milieu sans que l’individu ait à en supporter les conséquences. Elle est donc un instrument redoutablement efficace pour éliminer les dissonances liées à la problématique des GES, pour rétablir la compatibilité entre comportement et souci de préserver le climat. Ce moyen est d’autant plus efficace que la compensation est, comme nous l’avons vu, prétendue parfaite. Elle ne se contente pas de diminuer la dissonance, elle la fait totalement disparaître, elle la neutralise. Comme nous dis Augustin Fragniere : « Telle qu’on nous la vend, on pourrait comparer la compensation volontaire au bonbon sans sucre ou à la bière sans alcool. Le comportement reste inchangé, mais les effets néfastes ont été neutralisés, finis les carries et l’ivresse. Page 14 En réalité compte tenu des problèmes de calcul qu’elle connaît, elle semble plutôt se rapprocher du filtre sur la cigarette. On peut fumer en se faisant un peu moins de mal qu’avant, mais cela reste malsain et ne résout pas le problème sur le fond. » La compensation carbone volontaire permet donc de préserver les valeurs du monde occidental tout en résolvant les problèmes que ce modèle provoque face au réchauffement climatique. Cependant, il convient de faire une distinction entre les types de projets. Les projets d’énergies renouvelables d’un côté, qui contribuent à instaurer un changement d’ordre comportemental au niveau mondial, puisqu’ils permettent à l’humanité de s’affranchir des énergies fossiles. De l’autre, tous les autres types de projets qui restent basés sur un changement des quantités produites et non sur la production des émissions. Même si il ne faut cependant pas en conclure que ces efforts sont inutiles, on peut regretter le fait que la compensation est une logique de délégation. On paye désormais pour réduire ses émissions comme on paye pour laver sa voiture. On peut alors se demander s’il est acceptable de comparer la terre à un simple bien de consommation nécessitant un entretien ? Mais, même si les changements de comportement ne sont pas directs, la question se pose sur la capacité de la compensation volontaire à favoriser des changements de comportement par d’éventuelles vertus de sensibilisation et d’éducation à la problématique environnementale ? Certain désigne en effet la compensation volontaire comme une première étape vers des changements de comportement plus amples et plus concrets, via une sorte d’effet d’entrainement. Le premier pas de l’adoption d’un nouveau comportement, contraire au confort, au désir ou à ce dont l’individu est persuadé d’avoir besoin. Page 15 En effet, la résistance au changement dans le domaine du climat est en partie liée à un effet de dilution des efforts individuels dans la masse des émissions mondiales, les rendant au bas mot insignifiants. Ce pouvoir d’action en apparence très limité peut avoir des effets négatifs sur la détermination des individus à agir, or la compensation volontaire, en leur permettant de participer à des projets de plus grande envergure permettrait d’ouvrir la porte à des futurs changements plus individualisés. De plus, d’après l’étude IFOP de 2007, 85% des français considéraient qu’il était important de lutter contre les changements climatiques. On peut ainsi considérer que le passage du pré contemplation à la contemplation est donc déjà effectué dans notre pays, mais cela ne doit pas faire oublier que les individus peuvent rester très longtemps en phase de contemplation avant d’agir. Et même si la compensation est déjà une action, dans le sens où elle suppose une volonté de minimiser son impact climatique et l’engagement de moyens financiers, elle ne correspond pas cependant à un véritable changement de comportement, dans le sens où elle n’a aucun impact sur les faits et gestes quotidiens de l’individu. Son mécanisme de délégation lui donne un statut hybride qui pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une petite action préparatoire à la mise en place de véritable action, mécanisme typique de la roue du changement de Prochaska. Cependant les études montres que 98% des gens ayant effectué une compensation étaient préalablement informé des problèmes liés au GES. Ceci réduit donc l’hypothèse d’un effet sensibilisateur du marché volontaire de compensation. De plus, en ce qui concerne les compensations volontaires des entreprises, selon Ecosystem MarketPlace, les relations publiques et le souci de leur image de marque ont plus d’importance dans la motivation des entreprises à compenser que la responsabilité sociale de l’entreprise. On observe donc que l’utilisation du marché volontaire n’est pas fait de façon éthique par rapport à l’environnement et à la société mais souvent plus dans une optique de retombé économique. Page 16 Les compagnies de compensation encouragent leurs clients à réduire toutes les émissions possibles d’abord et à ne compenser qu’ensuite celles qui sont inévitables. Cela fait donc de la compensation volontaire une solution de dernier recours. On observe donc un paradoxe, car comment ce système pourrait-il être à la fois un premier pas et un dernier recours ? Avec la compensation carbone, les entreprises peuvent donc se « laver de leurs impacts climatiques » en portant l’accent sur la communication de la neutralité carbone et non sur une action authentique. Ce phénomène de communication abusive des entreprises à propos de valeurs environnementales qu’elles ne partagent pas toujours est désigné par le terme « greenwashing ». Même si de nombreuses entreprises essayent de réduire un maximum de leurs émissions avant de recourir à la compensation, en l’absence de définition claire de ce qu’est la « neutralité carbone », on peut se poser la question de ce qui est réellement réductible et de qui ne l’est pas. De ce fait, il y a peu de chances dans ces conditions d’obtenir un résultat optimal écologiquement et socialement. On voit donc que les effets de la compensation sont loin d’aller dans le sens attendu d’une société moins carbonée. Mais outre cet aspect de frein au changement, il est important de s’interroger sur la légitimité des crédits carbones fournis par les entreprises de compensation. b) Quelle légitimité pour la compensation volontaire ? En premier lieu, c’est par sa nature commerciale que le système prend part à une vaste opération de « mise à distance ». Le marché de la compensation repose sur une économie de service dont le principe fondamental est l’échange d’une somme d’argent, non contre un bien mais contre l’élimination d’un certain bien. Or cette élimination n’est que virtuelle et supposée, non seulement parce qu’elle concerne des émissions qui n’auront jamais lieu si les termes du contrat sont respectés, mais Page 17 aussi parce qu’elle interviendra dans certains cas avec un temps de retard assez variable sur la conclusion de l’accord commercial. Comment dans ces conditions lui donner la crédibilité et la réalité auxquelles elle pourrait légitimement prétendre ? La compensation par la mise à distance qu’elle opère, est une manière de rejeter le problème ailleurs, à un autre moment, une manière de fermer les yeux sur ce qui est avant tout un problème de l’occident. Dans un second temps, la question qui se pose est la question de la temporalité, en raison du temps de latence existant entre la vente des crédits et la réduction des émissions issue de certains projets. Il y a là deux types de problème. Un problème portant sur la différence entre ce que les opérateurs prétendent vendre et ce qui est réellement vendu et un problème relatif aux générations à venir. Le premier se réduit à un problème d’éthique commerciale et de transparence. L’ONG FERN relève que le rapport 2005 de la compagnie ClimateCare fait état de 90000 crédits vendus, soit autant de tonnes de CO2, alors que les projets censés leurs correspondre ne couvriront, selon des estimations optimistes, que 70000 crédits. Comment et quand les 20000 restants seront ils validés ? Le décalage temporel qui existe entre la vente des crédits et les réductions correspondantes pose donc des questions au niveau du calcul des réductions, des responsabilités en cas d’échec des projets et du fait que les GES émis participent malgré tout à l’effet de serre en attendant leur compensation D’autre part, de quel droit puis-je me proclamer neutre en carbone alors que les réductions compensatrices ne sont pas encore effectuées ? La responsabilité de réduire les émissions appartient alors au prestataire de compensation qui se porte garant de leur réduction effective. Il y a donc dissociation entre la personne morale ou physique qui prétend à la neutralité et celle qui est chargée de faire de celle ci une réalité. Page 18 Le second problème est que la compensation est un report de l’action et tout report de l’action suppose des dommages accrus, et surtout une surcharge d’action dans le futur. Dans la logique de l’accréditation de la valeur future, la génération suivante aurait donc à prendre en charge ses propres actions de réduction plus celles que nous avons reportées par la compensation. Le troisième problème que pose la compensation volontaire est celui de son impossible universalisation. En effet, l’absence de limite permet à un individu ou à un collectif de compenser l’intégralité de ses émissions et de se prétendre « climatiquement neutre ». Cependant, la compensation de toutes les émissions au niveau mondial est bien évidemment impossible puisqu’elle supposerait la réduction de la totalité des émissions mondiales qui justement ne sont pas réduites mais compensées. En d’autres termes, pour compenser il faut pouvoir réduire quelque part, ce qui est impossible si tout le monde veut compenser au lieu de réduire. La compensation n’est donc pas un système universalisable et ne répond donc pas à l’idée de E. Kant ou l’universalisation d’une action est un critère éthique. De plus, en raison des limites physiques du système, la neutralité carbone, avec les bénéfices en termes d’image et de comportement qu’elle suppose, est une prétention inéquitable. Etre neutre en carbone est possible à la seule condition que d’autres ne le soient pas, il s’agit donc d’un privilège. Enfin, on observe également une problématique éthique au sein du système de la compensation carbone qui est liée à la responsabilité des pays du Nord et à leur dette écologique. En effet, quel est l’argument principal en faveur de la compensation à l’étranger ? Il est précisément économique. La réduction d’une tonne de CO2 coute en effet moins cher à l’étranger en raison des infrastructures plus vétustes et plus faciles à rénover, ainsi qu’en raison du prix de la main d’œuvre. Page 19 A titre de comparaison la compensation d’une tonne de CO2 auprès de la compagnie MyClimate coute 25€ si l’on utilise des projets à l’étranger et 75€ si on utilise une option garantissant qu’au moins 50% des crédits sont effectués en Suisse. On peut donc penser que réduire là où c’est le plus avantageux signifie effectivement pouvoir réduire plus, donc agir au mieux pour le bien du plus grand nombre. Mais vouloir justifier la compensation par un argument économique fait preuve d’un utilitarisme de courte vue, limité à une seule dimension des rapports humains. Il ignore notamment la responsabilité historique des pays du Nord vis à vis de la concentration des GES, la distribution irrégulière des richesses et des quantités de GES émises à la surface du globe et les conséquences à long terme d’une telle politique. Il y a donc un double devoir des pays du Nord, l’un de réduire ses propres émissions, issu d’une logique répartitive, et l’autre de soutenir les pays du Sud dans leur tache, issu de la responsabilité morale. Or la compensation à l’étranger comporte un risque de voir ces deux devoirs confondus pour ne faire plus qu’un. En effet, le marché volontaire de la compensation ne peut répondre aux deux en même temps. Là ou les pays occidentaux devraient à la fois baisser leurs émissions et aider les pays en développement à baisser les leurs, la compensation ne s’occupe en réalité que de l’un ou de l’autre de ces buts. La compensation ne peut donc pas être considérée comme éthique et légitime dans le sens ou elle consent à investir dans les pays les plus pauvres à condition que cela dédouane ses usagers du devoir de changer leur comportement. De plus, la Fondation « The Corner House » met en évidence le fait que les projets de compensation impliquent souvent un renoncement des populations locales à leur droit d’usage futur du terrain. Certains auteurs affectent le terme de « Colonialisme du Carbone » à cette problématique. Page 20 Les compagnies ont tendance à donner à la compensation des airs de solidarité et d’altruisme là où il n’y en a pas, du moins pas en ce qui concerne le but principal des projets. Car en effet, même s’il convient de reconnaître l’utilité des bénéfices économiques et sociaux de certains projets, permettant la création d’emplois ou la rationalisation de l’usage des ressources dans certains pays en développement, ces derniers tendent à camoufler le fait que la compensation est une démarche intéressée, dont le but principal est la rentabilité économique. En effet, même si les mécanismes de la compensation se basent sur une logique globale, les préoccupations auxquelles elle répond sont en revanche très locales et l’on peut considérer que la compensation volontaire est représentative du nombrilisme occidental. Page 21 En conclusion, on peut dire que si la neutralité carbone se heurte à un problème de définition c’est en fait qu’elle répond actuellement à une logique de marketing et non à la logique du sens véritable qu’elle véhicule. Son problème est qu’elle permet à certains acteurs de bénéficier à bon compte d’une image verte qui n’est pas pleinement fondée et dont tous les acteurs ne pourront bénéficier aussi facilement. La neutralité carbone ne peut être que le privilège de certains. De plus, dans un scénario de croissance généralisée des émissions, ce qui est le cas actuellement, la compensation ne permet qu’un léger ralentissement de leur croissance. Le fait donc de pouvoir continuer à augmenter ses émissions tout en jouissant d’une image verte à bas prix donnera un avantage compétitif aux entreprises souscrivant à ce système. Ces principaux problèmes sont liés au peu de règlementation sur le marché de la compensation volontaire, mais c’est précisément en raison de cette méthodologie simplifiée et de l’absence de démarches trop contraignantes que le marché volontaire est intéressant. Il peut en effet occuper de cette façon une niche laissée vacante par les grandes structures du MDP, en intéressant de plus petits projets situés dans les pays économiquement les moins avancés. Les avantages du marché volontaire sont donc liés à ce qu’on lui reproche : sa souplesse d’exécution. De plus, dans l’effort pour relever le défi climatique qui nous attend, la compensation volontaire à tendance à nous détourner du problème centrale, celui du changement de mode de vie, reconnu insoutenable. La recherche de méthode de délocalisation ou de report dans le temps doit donc cesser, afin de mettre en place des mesures de diminution des émissions, directes, concrètes et rapides et de permettre à la compensation volontaire de rester comme la point de départ de la lutte contre le changement climatique. Page 22 Bibliographie : • Larry Lohmann, « Commerce du carbone, justice et ignorance », Ecologie et Politique, 2010 • Pierre-Yves Néron, « Penser la justice climatique », Ethique publique, 2012 • Benoit Lallau, « Land grabbing versus investissements fonciers à grande échelle. Vers un accaparement responsable ? », L’homme et la société, 2012 • H. Lovell, H. Bulkeley, D. Liverman, « Carbon offsetting : sustaining consumption ? », Environment and Planning, 2009 • Augustin Fragnière, « La compensation carbone : illusion ou solution ? », PUF, 2009 • JP. Céron et G. Dubois, « Compensation volontaire des gaz à effet de serre, enjeux et limites », Revues Espaces, 2008 • Cécile Bidaud, « REDD+, un mécanisme novateur ? », Revue Tiers Monde, 2012 • Alain Karsenty, « Ce que le marché carbone ne peut faire… », Perspective, 2009 • V. Bellassen, R. Crassous, L. Dietzsch, « Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts : Quelle contribution de la part des marchés du carbone ? », Etude Climat, 2008 • Alexandre Borde et Haitham Joumni, « Le recours au marché dans la lutte contre le changement climatique », Revue Internationale et Stratégique, 2007 • David Blanchon et al. , « Comprendre environnementale », Annales de géographie, 2009 Page 23 et construite la justice