INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE

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INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE
Damien Theillier
www.nicomaque.com
1° La situation de la philosophie aujourd’hui
a) Philosophie et histoire
La philosophie est la moins utile des sciences, contrairement aux autres
connaissances scientifiques et techniques, elle ne comporte pas d’applications
notables, ni de véritable progrès. Les sciences, en tant qu’elles libèrent des nécessités
naturelles paraissent contribuer plus efficacement que la spéculation philosophique à
la libération effective de l’humanité.
De plus, la philosophie se caractérise non seulement par son incapacité au niveau
pratique mais par ses contradictions au niveau spéculatif. Les systèmes
philosophiques sont multiples et discordant, voués à la subjectivité et aux passions.
En revanche les conclusions scientifiques s’imposent à tous les esprits et le modèle
mathématique apparait comme le type même de la connaissance.
La science expérimentale a exercé une telle influence sur la pensée moderne que
certains philosophes depuis Descartes tentent d’intégrer dans leur propre discipline sa
méthode constitutive. Une telle entreprise ne pouvait que dénaturer la philosophie, lui
faire perdre son âme et contribuer à la discréditer, à la rendre obscure et sans intérêt.
On peut donc distinguer deux grandes périodes de l’histoire de la philosophie, qui se
divisent chacune en deux :
- L’Antiquité
La philosophie est née en Grèce au VIème siècle avant Jésus Christ. Toute la tradition
ultérieure voudra se référer à cette origine historique pour retrouver sa pureté.
D’ailleurs toutes les époques de renouveau de la philosophie, sont des époques de
redécouverte de la philosophie grecque. Platon a nourri toute la philosophie jusqu’au
XIIème siècle, puis ce fut Aristote, traduit et commenté qui donna lieu a de grandes
œuvres comme celles des arabes : Maïmonide, Averroès et Avicenne ou des latins:
Boèce, Abélard, saint Albert le Grand et Saint Thomas d’Aquin. La Renaissance, avec
Thomas More, Erasme et Montaigne mais aussi Ronsard et Du Bellay dans les lettres,
sera une période d’intense et fervente étude de l’Antiquité grecque. Au XVIII ème
siècle, le “siècle des Lumières”, les philosophes : Montesquieu, Voltaire, Rousseau,
Diderot seront pétris des grecs. Le grand philosophe du XIXème siècle : Hegel voudra
renouer avec la tradition grecque en construisant une œuvre encyclopédique touchant
à tous les domaines du savoir. Et enfin, faut-il le rappeler, Nietzsche fut un fervent
admirateur de cette tradition qu’il connaissait à fond et à passé toute sa vie à tenter de
saisir la clé du génie grec.
La philosophie grecque, comme son nom l’indique, se caractérise essentiellement par
une quête de la sagesse. On ne peut pas expliquer autrement la naissance de la
philosophie que par le désir de savoir pour savoir, de ne pas se contenter de l’utile et
du besoin ni de la superstition, mais de trouver des raisons.
Les conditions étaient sans doute favorables à une telle innovation intellectuelle. La
beauté des îles grecques et de la méditerranée devaient porter à la contemplation et
c’est pourquoi les grecs furent les premiers à penser que l’univers n’est pas une
énigme indéchiffrable mais qu’il possède un ordre et une harmonie. D’autre part les
grecs étaient des hommes de la mer, contrairement aux Egyptiens ou aux Perses. La
mer exige une certaine audace, un goût du risque, de l’aventure. Enfin les grecs
avaient des esclaves, ce qui leur permettaient de se consacrer à des activités libérales
comme la politique, la science ou la philosophie.
Celle-ci était considérée comme le plus haut degré du savoir, un savoir total c’est-àdire capable de conduire non seulement à la vérité mais aussi au bonheur par une vie
de sagesse. Parmi ces novateurs, retenons surtout trois grandes figures : Socrate,
Platon et Aristote.
- Moyen-Âge
La doctrine des grecs concernant les grandes questions de la philosophie : l’origine du
monde, la nature humaine, le sens de sa destinée... fut pendant de longs siècles
reprise et approfondie. La logique, c’est-à-dire l’art de raisonner (ou dialectique) fut
sans doute le point le plus travaillé par les médiévaux. (comme en témoigne la
fameuse “querelle des universaux”.) Mais surtout, cette époque fut dominée par le
soucis d’une grande synthèse entre la pensée grecque et la Révélation chrétienne. Au
XIIIe siècle, Saint Thomas d’Aquin laissa ainsi une œuvre philosophique immense,
émaillée de commentaires des œuvres d’Aristote. Son mérite fut de montrer la
possibilité d’une harmonie entre la raison et la foi, c’est-à-dire de montrer que rien de
ce que la raison peut démontrer n’est en contradiction avec ce que la foi peut révéler.
- Période moderne
Le XIVe siècle fut une époque de décadence du Moyen-Âge et à partir du XVe siècle on
vit naître le grand mouvement culturel de l’humanisme et de la Renaissance. C’est le
début des grands voyages autour du monde avec Colomb, Magellan. Avec les
découvertes scientifiques (Copernic et la révolution de la terre autour du soleil en
1543), au contact des peuples étrangers, des mœurs et des cultures nouvelles, c’est
une véritable crise intellectuelle qui commence à poindre et qui trouvera son apogée
au “Siècle des Lumières”.
Mais c’est au XVIIe siècle que se produit la véritable rupture avec Galilée (1643) puis
avec Newton (1727). Des certitudes qui étaient immuables depuis des siècles volent en
éclats. Galilée déclare que “Le grand livre de l’Univers est écrit en langage
mathématique” et Newton réclame un scepticisme absolu à l’égard de tout ce qui n’est
pas mesurable et quantifiable. La possibilité de connaître la raison dernière des
choses est niée mais c’est aussi le fondement même de la connaissance qui est remis
en question. On substitue à l’imprécision de l’évidence sensible la rigueur de l’analyse
mathématique. Descartes sera le premier à transposer cette petite révolution dans le
domaine de la philosophie et il sera suivi de manière encore plus scrupuleuse par
Hume puis par Kant. Mais désormais la métaphysique, qui constituait le cœur de la
philosophie, devient inexistante. (cf. A. Comte et le positivisme)
- Période contemporaine
Certaines tentatives ont été faites pour rétablir la philosophie dans ses droits, en
particulier Bergson, Husserl ou Merleau-Ponty. Mais en réalité la philosophie semble
aujourd’hui appartenir au passé et notre siècle a été le siècle des sciences humaines :
sociologie, psychologie expérimentale, ethnologie, anthropologie, droit, économie. On
assiste au morcellement du savoir, à la spécialisation à outrance et l’homme, l’objet
privilégié de la philosophie, est étudié à travers des statistiques comme une chose,
sans âme, sans volonté.
b) Philosophie et religion
Prédominance actuelle de la religion
Aujourd’hui, la situation semble changer et on assiste à un retour en force de la
religion (cf. la prolifération des sectes ou l'apparition d'un Nouvel Age qui prédit
l'instauration d’une religion mondiale, fondée sur le passage d’une conscience
individuelle et limitée à une conscience cosmique et infinie par le développement des
potentialités du cerveau), par le biais des spiritualités orientales ou de l’ésotérisme (cf.
Da Vinci Code). La montée d'un islam légaliste et non éclairé, particulièrement dans
les pays d'immigration en est aussi un symptôme. Face aux impasses du rationalisme
et du scientisme, c’est à la religion qu’on demande de répondre aux aspirations de
l’âme à l’infini et à la totalité. Quand la philosophie doute de sa capacité à dépasser le
savoir scientifique, c’est souvent vers la religion qu’elle cherche secours et appui.
La distinction entre raison et foi
Toutefois il faut prendre soin de bien distinguer le domaine religieux du domaine
strictement intellectuel qui est celui de la philosophie. Il n’y a pas de philosophie
chrétienne comme il n’y a pas de philosophie bouddhiste ou new age. Il y a la
Philosophie, c’est-à-dire l’ensemble des vérités que la raison seule (sans l’apport
d’aucune révélation ni d’aucun mythe) est capable de démontrer. Cependant toute
religion comporte un certain nombre de présupposés philosophiques : la croyance en
la réincarnation suppose l’affirmation d’un dualisme entre le corps et l’âme (le corps
n’a pas de valeur et ne participe pas à la dignité de la personne.) Ou bien la croyance à
la résurrection de la chair suppose au contraire l’unité indissociable du corps et de
l’âme. Ces présupposés qui se donnent pour des vérités naturelles doivent être soumis
à une critique philosophique rigoureuse car ils ne peuvent être l’objet d’un acte de foi.
La philosophie est une discipline rationnelle, c’est-à-dire qui se fonde sur la capacité
de la raison à connaître le réel. Elle ne fait donc jamais appel à le foi. La raison peut
aller jusqu’à connaître Dieu comme un être nécessaire et premier dans l’ordre de
l’univers, mais jamais comme la Révélation nous le fait connaître par la foi, c’est-à-dire
Dieu-incarné, Dieu-amour, Dieu-sauveur.
La confusion entre la foi et la raison
L’une des caractéristiques du retour du religieux à l’heure actuelle, c’est qu’il tend à
faire passer ses présupposés philosophiques pour des vérités surnaturelles qui exigent
une adhésion de foi ou bien à faire passer ce qui est du domaine révélé pour des
vérités de raison, mesurables et démontrables.
Une telle confusion est proprement irrationnelle, et ne répond pas à l’exigence de
rigueur indispensable à la philosophie comme à la théologie. A terme, elle conduit
irrémédiablement à faire de la religion comme de la philosophie une vague
indétermination sentimentale et poétique.
c) Philosophie et science
Les contradictions de la science
Par ailleurs la science elle-même n’est pas exempte de contradictions. Le moteur du
développement de la civilisation technique a toujours été l’amélioration des conditions
de vie, le bien-être. Cependant, ce n’est pas tant la menace éventuelle d’une
destruction thermonucléaire que la dégradation permanente et quotidienne de la vie et
de la nature qui pose question. la réalité est en effet accablante : la couche d’ozone
diminue de 0,8% par an, 40 hectares de forêt tropicale sont détruits par minute (en
2040 il n’y aura plus de forêt tropicale or celle-ci fournit 50% de l’oxygène mondial),
entre 400 000 et 1 millions de cancers auront été générés en 2040 par Tchernobyl
(1986).
Dans le domaine de la recherche médicale, on assiste à une escalade des techniques
de procréation assistée (la procréatique) au point que s’ouvre une ère ou l’enfant
pourra être créé sur mesure grâce à la sélection des embryons et la modification des
chromosomes. Mais dès à présent, quel avenir peut-on espérer pour un enfant conçus
dans une éprouvette, avec les gamètes d’un donneur et né de l’utérus d’une femme qui
n’est pas sa mère (parfois sa propre grand-mère) ?
Le plus souvent la compétition des savoirs et le prestige des innovations ont pris le
pas sur le souci du bien de l’homme et le progrès a valeur d’obligation. Ce qui est
possible techniquement, pourquoi ne pas le faire ?
Une réflexion philosophique sur le statut de la science, sur les conditions de son
exercice est nécessaire. Mais plus encore, c’est une réflexion sur l’homme, sur sa
dignité et sur le sens de sa vie qui manque de nos jours. Il y a beaucoup de savants
mais il manque de sages. C’est précisément le rôle de la philosophie que de dévoiler les
vérités impérissables et essentielles pour l’intelligence humaine.
2° Nécessité de la philosophie
a) Une fausse alternative
- Il est clair que la science ne répond pas à toutes les questions que l’homme se pose
et toute pensée qui voudrait ramener la réalité à ce que la science peut en dire serait
réductrice.
- Mais inversement la recherche exclusive de réponses à ces questions dans le
domaine du surnaturel et du merveilleux, témoigne d’un profond mépris pour la
raison humaine.
Il faut donc récuser l’alternative, véhiculée sans cesse par les médias comme la seule
vérité, entre un scientisme périmé et une vague religiosité. Plus que jamais
aujourd’hui la philosophie se présente comme la discipline capable de mettre un ordre
dans ce flux anarchique des doctrines et des idées nouvelles qui se présentent à nous
en cette fin de siècle.
Pour Aristote, “le propre du sage est d’ordonner”, c’est-à-dire de structurer ses
connaissances et son intelligence. De même Hegel affirmait que “la scission est à
l’origine du besoin de la philosophie.” (Foi et savoir) La scission c’est cette situation
historique de morcellement du savoir dans les sciences humaines, c’est ce dualisme
entre la science et la religion, mais c’est aussi la confusion qui règne dans nos
intelligences. On ne peut pas se satisfaire de croyances vagues et indéterminées, ni de
courbes, de chiffres et de mesures.
Le mot philosophie vient du grec : amour de la sagesse. La sophia désignait en Grèce
une habileté d’abord manuelle puis intellectuelle, avec un caractère d’excellence. En
latin, sagesse se dit sapientia qui vient de sapere c’est-à-dire avoir du goût, donc plus
largement être connaisseur, bien juger en tout domaine. On rejoint ainsi l’idée grecque
de sagesse : un savoir supérieur à la moyenne.
C’est pourquoi chacun doit se sentir concerné par la philosophie. Acquérir une
capacité de jugement, un esprit critique et apprendre à raisonner n’est pas un luxe
mais une nécessité pour tout homme.
b) Toute intelligence désire posséder la vérité
D’abord, il faut remarquer que tout le monde fait de la philosophie, consciemment ou
pas. La raison en est que l’homme est par nature un animal qui raisonne qui se pose
des questions et qui cherche des réponses. Or philosopher c’est poser les questions
fondamentales et tenter d’y répondre. Pour Leibniz, l’interrogation fondamentale de la
philosophie c’est : “Pourquoi y a t il quelque chose plutôt que rien ?” Personne ne peut
dire qu’il ne s’est jamais posé cette question ou qu’il n’a pas une quelconque idée,
même confuse ou douteuse, de ce qu’est l’homme et de ce qu’il fait sur terre. Dire que
l’homme n’est qu’un mécanisme et que l’esprit n’existe pas, c’est faire de la
philosophie et postuler un matérialisme absolu. Dire qu’on ne peut rien connaître de
l’homme et du sens de son existence, c’est aussi faire de la philosophie en postulant
un scepticisme agnostique. Et ne pas faire de philosophie, remarquait Pascal, c’est
encore faire de la philosophie.
Aussi la philosophie est-elle au cœur de toute activité humaine car toute intelligence
aspire au vrai.
- si je vous annonce que tout ce que je vous dis est faux, vous protesterez, non pour le
bac mais pour vous-même. L’erreur est une sorte de viol de l’intelligence.
“L’homme ne peut se passer de faire de la philosophie. Aussi est-elle présente partout et
toujours (...) La seule question qui se pose est de savoir si elle consciente ou non, bonne
ou mauvaise.”
(Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, p.10)
c) La vérité est un bien pour l’intelligence
Si la connaissance du vrai est la finalité de l’intelligence, alors cette connaissance est
aussi un bien, c’est-à-dire une perfection pour l’intelligence. En effet, si la finalité d’un
couteau c’est de couper, un bon couteau est un couteau qui coupe bien. De même une
intelligence est parfaite et bonne si elle pense bien, c’est-à-dire si ce qu’elle connaît est
vrai.
L’intelligence est dans le vrai lorsque la relation qu’elle établit dans ses jugements
(affirmation ou négation) correspond à ce qui est réellement. Elle se trompe quand elle
dit que quelque chose est alors que dans la réalité, cela n’est pas. Saint Augustin
définit la vérité à la suite de Platon comme “la manifestation de ce qui est”. Platon
disait aussi : “il faut aller à la vérité avec l’âme toute entière”.
Ainsi le risque d’une philosophie non consciente d’elle-même c’est que non seulement
elle n’évolue pas par manque de confrontation avec la réalité, mais c’est aussi qu’elle
parasite nos actes à cause des préjugés et idées confuses, voir fausses. C’est pourquoi
il y a une responsabilité à exercer vis-à-vis de notre intelligence car l’ignorance et
l’erreur peuvent tuer l’intelligence, c’est-à-dire la marquer et l’orienter de telle manière
qu’elle ne puisse plus reconnaître la vérité.
Les habitudes intellectuelles sont les plus puissantes et les plus difficiles à déraciner.
Mais comment faire de la philosophie d’une façon méthodique étant donné la
multiplicité des systèmes de pensée qui ont une certaine cohérence interne mais qui
se contredisent la plupart du temps. La philosophie n’est-elle pas l’expression de la
subjectivité et du particularisme culturel de celui qui s’y applique ? Au fond cette
vérité que l’intelligence recherche est-elle seulement accessible ?
3° Objection : les contradictions de la philosophie ne sont elles pas
insurmontables ?
a) Le nécessaire conditionnement de l’intelligence
Il résulte des dons naturels et des habitudes culturelles prises dès la naissance qui
orientent l’intelligence dans sa perception de la vérité.(cf. Montaigne) L’habitude joue
un rôle extrêmement puissant, à tel point que l’on parle de “seconde nature”. On peut
distinguer au moins trois niveaux de conditionnement :
-Les traits culturels propres à l’individu (caractère, goûts, expériences personnelles)
-Les traits particuliers propres à un groupe (Le génie grec, allemand ou français,
intelligence spéculative ou pratique)
-Et enfin les caractéristiques générales, c’est-à-dire partagées par tous les hommes
(l’intelligence, la nature humaine, le langage...)
Or si notre patrimoine génétique et culturel conditionne notre intelligence, il n’est pas
moins certain que le fait d’être un animal intelligent ou une bête est aussi un
conditionnement. L’intelligence est d’abord conditionnée c’est-à-dire limitée par les
caractéristiques propres qu’elle possède du fait de sa nature. Il serait donc intéressant
de se pencher sur la nature de l’intelligence pour comprendre quel est son mode de
fonctionnement. La manière dont l’intelligence est faite pour accéder à la vérité est la
clé qui peut nous aider à dépasser nos propres conditionnements individuels et
particuliers. Car le fait que ces conditionnements existent ne doit pas nous faire
oublier l’existence d’un donné naturel, supérieur aux autres conditionnements parce
que valable pour tout homme. Il est en quelque sorte la condition de tout
conditionnement.
b) L’ouverture de l’intelligence à l’universel
Le passage du singulier à l’universel
Ce qui caractérise essentiellement l’intelligence humaine, c’est son désir de connaître.
Elle veut connaître ce que sont les choses et plus encore, pourquoi elles sont ainsi. On
le constate de façon flagrante chez l’enfant qui demande sans arrêt pourquoi ceci
pourquoi cela. En termes philosophiques, on dit que ce que l’intelligence désire
connaître c’est l’essence des choses, c’est-à-dire ce qu’elles sont véritablement.
L’intelligence humaine est donc naturellement orientée vers l’universel, c’est-à-dire
vers ce qui est commun dans les choses qu’elle connaît. Par exemple l’intelligence ne
se contente pas d’appréhender une multitude de pommes sans avoir une notion
abstraite de ce qu’est une pomme. Or toutes les pommes singulières sont comprises
dans la notion pomme. Cependant pour connaître ce qu’est une pomme, il fait d’abord
avoir fait l’expérience indispensable de pommes singulières. De même qu’avant de
connaître l’espèce canine, il faut avoir fait l’expérience de Mirza et de Médor.
De manière générale, l’intelligence passe du singulier de l’expérience sensible jusqu’à
l’universel abstrait qui est son objet propre. Or le point de départ de la philosophie
consiste dans ce passage et le fait qu’il y ait des particularismes culturels n’empêche
pas que cet objet soit le même pour tous et que toutes les intelligences y soient
inclinées de la même façon.
En tout cas il y a en philosophie un critère d’objectivité de la connaissance qui est le
réel, c’est-à-dire l’être même des choses, ce qu’elles sont et c’est vers cette objectivité
que l’intelligence doit tendre.
Alors pourquoi ces contradiction au sein même de la philosophie ?
Le passage du confus au distinct
Précisément parce que les limites qu’imposent ces conditionnement individuels ou
particuliers de même que les limites de l’expérience sensible ne permettent pas
toujours à l’intelligence de saisir adéquatement son objet. Bien que la démarche de la
philosophie soit rigoureuse il n’est pas donné à tout le monde d’aller jusqu’au bout de
cette démarche
En effet, l’intelligence reste très confuse dans sa première saisie de l’essence. Car plus
une connaissance est universelle, plus elle est confuse. Prenons une analogie dans le
domaine de la connaissance sensible : vous êtes sur un chemin et soudain vous
apercevez quelque chose au bout de ce chemin. Vous dites : “c’est quelque chose”.
Puis en vous approchant vous vous rendez compte que la chose bouge : “c’est un être
vivant”. Continuant à vous approcher vous vous apercevez que l’animal est
quadrupède et a l’allure d’un chien. Et en vous rapprochant encore, vous progresserez
dans la précision de votre connaissance : “c’est Mirza”. De même quand vous regardez
un tableau ou un paysage, vous ne percevez pas d’emblée le détail de chaque partie
mais après une visée globale vous distinguez des aspects qui vous avaient d’abord
échappés.
On voit donc que la démarche de la connaissance c’est de passer du plus confus au
plus distinct et c’est ainsi qu’au niveau de l’intelligence, nous savons tous ce qu’est un
homme par exemple mais cette notion reste bien imprécise et nous ne voyons pas
toutes les implications qu’elle suppose. Cette démarche nécessite une réflexion
rationnelle et c’est précisément le travail de la philosophie. Il faut savoir que la
majorité des erreurs en philosophie sont des erreurs de raisonnement et de logique. Il
ne suffit pas d’avoir une intuition, le plus important est la façon dont cette intuition va
être systématisée c’est-à-dire mise en relation avec d’autres intuitions selon un certain
ordre (l’ordre du réel)
Or l’inachèvement de la philosophie vient de ce travail de distinction et de précision
qui s’incarne dans le temps et selon les époques passe par des hauts et des bas. Nul
ne peut prétendre posséder la vérité entière et absolue de sorte que la philosophie sera
toujours une recherche patiente qui exige une constante soumission de l’intelligence à
la réalité qui comme telle est inépuisable.
D’autre part les particularismes culturels sont plutôt à prendre comme une richesse
dans la mesure ou ils permettent la saisie d’aspects complémentaires et diversifiés de
la réalité. La sagesse du philosophe consiste précisément à retenir et à intégrer les
intuitions les plus fécondes de ses prédécesseurs. Sur l’ensemble d’une œuvre
philosophique, tout n’est pas à retenir et les philosophes ont parfois concentré leurs
recherches sur des points particuliers. Mais même dans les erreurs il y a toujours une
part de vérité.
Conclusion : Héraclite et Parménide
Les conditionnements de l’intelligence sont source de contradictions dans la
philosophie. Ainsi Héraclite pensait que dans le monde tout est mouvement tandis que
pour Parménide tout n’est qu’être immuable. Chacun d’eux avaient saisi en fonction
de leur expérience et des circonstances quelque chose qui existe dans la nature : la
présence du devenir et la présence de l’être.
Or l’affirmation du devenir n’est pas une affirmation purement subjective, bien qu’il
s’agisse d’une expérience, mais il s’agit de quelque chose de commun à tous les êtres.
De même Parménide a saisi dans les êtres leur capacité à demeurer malgré le
changement, ce qui est une détermination objective de la réalité. L’intelligence est
donc capable de connaître une vérité par son ouverture à l’universel qui est au-delà de
tout conditionnement.
Mais ces deux vérités ne sont contradictoires que si l’une est affirmée à l’exclusion de
l’autre. C’est donc le raisonnement par lequel l’intelligence tente de donner un statut
précis à sa vérité qui est faux. Il était nécessaire de distinguer la place que tient le
devenir dans la nature mais pas au détriment de l’être.
4° Objection : la philosophie n'est-elle pas une pure abstraction ?
a) La philosophie est la science de l’universel et toute connaissance
universelle est abstraite
Aristote avait prévenu ses disciples qu’on ne pouvait devenir un bon philosophe avant
quarante ans. Rien n’est plus dur que la spéculation philosophique car elle demande
un effort de réflexion et d’abstraction extrêmement ardu. En effet, si le point de départ
de la philosophie est l’expérience sensible, les images et les impressions ne suffisent
pas pour définir avec rigueur et établir la démonstration d’une vérité. Le travail
spéculatif consiste donc à dépasser le domaine des sentiments pour atteindre le
domaine de l’universel.
L’essence est ce que conçoit l’intelligence de manière universelle
Ce que l’intelligence désire connaître c’est l’essence des choses et nous avons vu que
cette essence est universelle car elle est commune à une multitude de singuliers et elle
définit la nature intime de ces singuliers. En sachant ce qu’est une pomme je connais
toutes les pommes. L’intelligence n’est pas faite pour rester dans la multiplicité mais
pour atteindre l’unité dans l’essence (sinon elle ne pourrait rien connaître de façon
stable). La réalité est perçue au travers de l’expérience, elle est reçue de l’extérieur
mais pour exister dans l’intelligence elle doit y être représentée car elle ne peut pas se
trouver dans l’intelligence avec son existence concrète. Elle est donc représentée dans
ses traits essentiels, c’est-à-dire dépouillée de toute matière et cette représentation
s’appelle un concept.
Par exemple tous les chiens singuliers ont une essence et cette essence est
représentée dans l’intelligence par le concept chien. Mais le chien n’existe que dans
l’intelligence, on ne le rencontre pas dans la rue, on ne rencontre que Mirza. Si je
n’avais pas cette notion universelle du chien il faudrait que je renouvelle ma
connaissance intellectuelle à chaque fois que je rencontre Mirza.
Aucune science n’est possible sans concepts universels. Il faut un concept d’astre
pour faire une astronomie et un concept d’animal pour faire une zoologie. En
mathématique aucun théorème ni aucune démonstration n’est possible s’ils ne
reposent sur des concepts universels.
De même en philosophie la capacité de définir un concept repose sur son universalité.
Si le concept d’homme peut être défini et connu, il est impossible de définir Mr
Dupont.
essence = définition d’une chose
concept = connaissance de l’essence
Le domaine de l’intelligence n’est pas celui du réel
L’universalité de l’essence ou du concept tient à la capacité d’abstraction de
l’intelligence. En effet l’intelligence sépare ce qui relève des traits essentiels (pour le
chien : l’animalité, la domestication, l’aboiement) de ce qui relève des traits individuels
de l’existence concrète (race, pelage, taille) Ainsi, sous le rapport de l’essence, les
chiens sont tous les mêmes et sous le rapport de l’individualité ils sont tous différents.
Dans un seul concept de chien, l’intelligence connaît ce que sont tous les chiens.
Le chien peut donc exister de deux manières : d’une manière matérielle, concrète et
individuelle : c’est Mirza. Ou d’une manière abstraite et universelle : c’est le concept de
chien. L’intelligence impose en quelque sorte ses propres conditions à l’objet qu’elle
connaît.
Dès lors la philosophie n’est-elle pas une fuite hors du monde ?
On peut se demander si une telle connaissance est légitime, si elle est en mesure de
garder un lien avec la réalité ou si elle n’est pas vide et sans contenu. Faire de la
philosophie, n’est-ce pas une manière de jouer avec les concepts ? Quelles certitudes
pour notre vie peut-on attendre de la philosophie étant donné son abstraction ? La
philosophie n’est-elle pas une fuite hors du monde pour se réfugier dans le monde
idéal des concepts ?
b) La philosophie s’enracine dans la vie
(à suivre…)
Damien Theillier
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