Du salut au savoir © L’HARMATTAN, 2010 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-13860-5 EAN: 9782296138605 Jean-Paul Charrier Du salut au savoir La Philosophie Captive 2 Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Marly BULCÃO, Promenade Brésilienne dans la poétique de Gaston Bachelard, 2010. Martin MOSCHELL, Divertissement et consolation Essai sur la société des spectateurs, 2010. Sylvain TOUSSEUL, Les principes de la pensée ou la philosophie immanentale, 2010. Raphaëlle BEAUDIN-FONTAINHA, L'éthique de Kropotkine, 2010. Arnaud TRIPET, L'éveil et le passage. Variations sur la conscience, 2010. Stanislas R. BALEKE, Ethique, espérance et subjectivité, 2010. Faten KAROUI-BOUCHOUCHA, Spinoza et la question de la puissance, 2010. Arnaud ROSSET, Les Théories de l'Histoire face à la mondialisation, 2010. Jean PIWNICA, L'homme imaginaire. Essai sur l'imagination, 2010. Dominique LEVY-EISENBERG, Le Faune revisité. Figures du souhait dans L'Après-midi d'un faune de Mallarmé, 2010. Céline MORETTI-MAQUA, Bacchus de la civilisation pompéienne au monde médiéval, 2010. Michel FATTAL, Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens, 2010. À Claudine Sommaire Avant-propos Chapitre 1 Humanisme et Réforme Chapitre 2 La révolution galiléenne et la genèse du scientisme Chapitre 3 Le siècle des lumières et la révolution kantienne AVANT-PROPOS1 La Philosophie est un discours critique et souvent subversif qui, dès les débuts du premier millénaire de notre ère, s’est trouvé aux prises avec des tentatives de récupération, d’annexion, d’instrumentalisation, par des puissances religieuses, politiques et idéologiques qui ont inscrit sa réflexion dans des champs et des intentions étrangères à sa vocation primordiale et à son objet. Le discours philosophique, en effet, se distingue du discours religieux et du discours scientifique, car son objet est la quête du sens, celui que peut avoir l’existence humaine, vouée à persévérer dans sa volonté de vivre son aventure fragile, malgré toutes les déconvenues - les souffrances et les illusions qu’elle peut comporter. En cela, elle se distingue du discours religieux dont l’objet est le salut (ses attitudes spirituelles, ses médiations mythiques et rituelles, ses manifestations communautaires). Quant au discours scientifique, il a pour objet la connaissance systématique de l’ordre dans lequel les phénomènes, offerts à notre observation, se déroulent, se conditionnent et se nouent les uns aux autres, dans l’espace et le temps. Religion, philosophie et science sont donc des pratiques discursives dont l’objet, les méthodes, les fins et les langages sont inscrits dans des ordres radicalement différents, même si des interfaces de leurs interventions se sont manifestées, au cours de l’histoire. Or, la lecture, qui est ici faite des philosophes et de leur philosophie, suggère que leur entreprise fut, par deux fois, gravement altérée, dévoyée et contrainte par des forces qui n’étaient pas ou n’étaient plus celles de la philosophie elle-même. Une première fois, lorsque la philosophie fut instrumentalisée, du 4e siècle jusqu’à la Renaissance, par un statut que lui octroyait une communauté étrangère à sa discipline, celui de « servante » de la théologie, (l’ancilla theologiae des scolastiques). Certes, la philosophie « païenne » avait eu affaire avec des phénomènes religieux ; mais ceux-ci n’étaient pas inscrits dans une théologie officielle et universaliste, comme norme de ses pratiques rituelles, en un système des dogmes de la foi, fondés sur un corps de doctrines élaborées par une communauté hiérarchisée de spécialistes, ayant autorité sur tout discours sur le monde et la destinée humaine. Les affinités de l’hellénisme tardif avec le christianisme primitif, de langue grecque, les besoins d’un appareil argumentaire pour combattre les hérésies, le prestige 1 Cet avant-propos est la version abrégée de celle qui figure intégralement, aux premières pages, dans le tome 1 de La philosophie captive (La construction des arrière-mondes). 9 d’une spiritualité qui fait cause commune avec la sagesse inspirée par la réflexion, l’autorité que l’onction du sacré confère aux chefs politiques, produisirent l’amalgame aberrant d’une philosophie au service d’une religion. Or la foi, par définition, se passent de « preuves », d’arguments issus d’un exercice de la raison et nous pensons, avec Émile Bréhier, qu’il ne saurait y avoir de « philosophie chrétienne », pas plus, disait-il, qu’il n’y a de mathématiques ou de chimie chrétiennes. Penser, disait encore Alain, n’est pas croire. Ce n’est pas par l’usage d’arguments philosophiques que le Christ sauve le monde ; c’est par le mystère et l’efficace surnaturel de sa vie et de sa mort que s’opère la rédemption du monde, disent eux-mêmes croyants et théologiens. Et si des chrétiens hautement cultivés, comme saint Augustin, pratiquaient la philosophie, ce qu’ils y cherchaient devait être autre chose que la confirmation de leur foi chrétienne, car celle-ci est d’un ordre radicalement différent de celui de la rationalité philosophique. Pourtant, pendant plus d’un millénaire, la soumission de la philosophie aux dogmes chrétiens va infléchir son cours, en altérant sa nature et sa fin, à travers ce que les théologiens appelèrent « la suprématie de la foi sur la raison », alors que cette hiérarchie n’avait pas de sens, dès lors qu’on s’avisait que la théologie et la philosophie n’avaient ni le même objet, ni la même fonction ou le même statut, au sein de la culture occidentale. Pendant des siècles, ce qu’on appelait encore la philosophie ne fut plus qu’un discours religieux, transfiguré par une écriture platonicienne ou aristotélicienne tourmentée, qui s’empêtrait dans un dogme et des mystères, traités comme des problèmes philosophiques. Mais les articles de la foi étaient des énoncés, non seulement indémontrables, mais encore soustraits à toute critique, alors que tout ce qui est de l’ordre de la philosophie s’inscrit dans le champ d’une argumentation exotérique que chacun peut librement examiner, amender ou contester parce qu’elle reste ouverte sur un dialogue où les arguments d’autorité n’ont pas leur place. La philosophie ne connaît pas d’autre orthodoxie que celle de la cohérence logique et celle de la personnalité du jugement. Le concile de Nicée (325) compléta l’édit de Milan (313), en instituant le credo qui ouvrit l’ère de l’orthodoxie religieuse et de l’hérésie, clôturant ainsi le temps où la philosophie menait une existence heureuse. L’arraisonnement de la philosophie par l’esprit religieux s’est alors étayé sur l’espoir du salut individuel et celui-ci sur la misère spirituelle, morale et sociale qui fermentait dans la décomposition des institutions romaines, sous la poussée dévastatrice des invasions barbares. Pendant des siècles, l’imagination et la recherche philosophiques seront soumises à la censure et au dogmatisme d’une caste sacerdotale qui alla jusqu’à requérir la mort pour ceux qui voulaient librement pratiquer la philosophie, devenue subversive dès lors qu’elle revendiquait un exercice distinct de la foi. Giordano Bruno, brûlé vif sur le Campo dei fiori, en 1600, est le héros exemplaire de cette volonté. 10 Tentera-t-on jamais d’évaluer (ex post ) les dommages infligés à la liberté de la philosophie ? Mais alors que l’Europe de la Renaissance entrait enfin dans des temps plus cléments pour la philosophie, alors que l’embellie des Arts et des Lettres et que la critique du schisme protestant affaiblissaient l’autorité spirituelle de l’Église romaine (sinon la rigueur de ses institutions inquisitoriales), voici qu’une nouvelle captation de l’activité philosophique se préparait dans les avenues du savoir scientifique. Le 17e siècle, verra se propager la fascination exercée par l’efficacité opératoire de la physique galiléenne, bientôt élargie par la synthèse newtonienne. L’engouement qu’elles suscitèrent donnait à nouveau l’assaut à la philosophie, à travers la critique de la métaphysique, exercée par la « philosophie naturelle » des « modernes » qui préparaient l’ère des Lumières. Et, dès la fin du 18e siècle, une attitude scientiste se développe, notamment chez les idéologues (comme Destutt de Tracy ou Cabanis), appuyée sur le bilan millénaire de la métaphysique, dont la stérilité, stigmatisée par la critique kantienne, s’opposait au développement prestigieux des sciences expérimentales et des techniques, induites à partir du projet saintsimonien d’une société scientifiquement organisée. À travers cet assaut donnée à la métaphysique, assaut dont les forces vives composeront la doctrine positiviste, on commençait à dénier à la philosophie son statut de discipline à part entière : elle n’était plus que l’extension morale et politique de la sociologie de l’ère industrielle. Le succès des sciences physicochimiques et celui des sciences naturelles obnubilaient le questionnement métaphysique d’un sens de l’existence et du vécu subjectif qui le nourrit de ses espoirs ou de ses déconvenues. Pourtant, l’on sait, au moins depuis la révolution galiléenne, que la philosophie n’est pas de l’ordre du savoir scientifique et, dès lors que celui-ci nous apprend que les hommes sont inscrits dans les structures du monde physique, du monde vivant et du monde social, la recherche du sens reprend ses droits sous la forme de la question : « comment vivre et quel est le sens de la vie ? », interrogation mettant en jeu le monde des valeurs qui n’est pas celui de la connaissance scientifique. La philosophie est un effort pour introduire cette inquiétude dans l’espace barricadé du savoir savant, comme dans les certitudes des attitudes religieuses et idéologiques. Elle nous persuade que toute connaissance de soi, du monde et des autres est située, datée, limitée par la fragilité de notre sensibilité, par les divertissements de notre légèreté, par la turbulence de nos passions , par le souci de gagner sa vie, le désir de paraître et de posséder, parce que nous manquons de confiance et de tendresse envers les autres, de sorte que nous en manquons aussi envers nous-mêmes, quand nous réalisons que nous sommes taillés dans la même étoffe. À partir du 17e siècle, les deux composantes de la philosophie grecque, le savoir et l’éthique, reliés par la métaphysique, vont se dissocier. Alors que 11 l’hégémonie du discours théologique commençait à décliner et que la philosophie, vecteur de la contestation de la théocratie et du féodalisme, auraient pu se développer librement, elle va subir les critiques d’une attitude religieuse, vouée à « la Science » (au singulier armé de la majuscule) : Auguste Comte et Renan en seront, en France, les grands prêtres. Annexée et compromise, cette fois, par la fascination qu’exerçaient les sciences expérimentales, la philosophie ne va vivoter que sous la forme d’un commentaire édifiant de l’activité et des prouesses de la connaissance scientifique qui, dans l’imaginaire utopique du nouveau monde (celui que les romans de Jules Verne rendront populaire), va occuper la place, devenue vacante, du pouvoir symbolique, tenue jusque-là par le discours religieux. La vie philosophique fut alors progressivement accaparée par le souci de répondre aux problèmes épistémologiques que soulevait la prétention des sciences d’occuper tout le champ de production de la vérité. Les réactions de Nietzsche et de Bergson, à la fin du 19e siècle, revendiqueront un domaine réservé à la philosophie, mais dont il lui faut disputer l’accès privilégié aux scientifiques et aux religieux qui n’entendent pas se priver d’un capital symbolique qui leur échapperait encore. Libérée du recours à la transcendance religieuse ou métaphysique, la connaissance scientifique établit son hégémonie par une mise hors jeu de la référence à la philosophie, déclarée désuète comme résidu de « la mentalité métaphysique » dans laquelle Auguste Comte ne voyait que la version laïcisée de la « mentalité religieuse » qui nous venait du fond des âges. Est alors écartée ou oubliée l’initiative subjective consistant à s’interroger sur le sens de l’existence, ouvrant ainsi la part de la compréhension que la philosophie apporte à la part de l’explication dans l’ensemble des discours sur le monde. Le scientisme, idéologie spontanée des communautés scientifiques, se profile dans le combat que mèneront bientôt les théoriciens néopositivistes du Cercle de Vienne pour désarmer le discours « insignifiant » de la métaphysique, champ ouvert à toutes les illusions du langage qui n’auraient eu de légitimité qu’au sein d’une pensée préscientifique. On aurait pu espérer, cependant, que la pensée moderne prendrait la mesure de la place que l’homme acquiert du fait de l’exclusion de la religion hors des références du savoir et donc du fait que toute science devient une « science humaine », dès lors que l’homme y exerce le rôle de sujet en tout discours tenu sur le monde et l’histoire. Or le contexte scientiste élimine ce lien entre les sciences et la catégorie de sujet qui est, qu’on le veuille ou non, une catégorie philosophique. L’humanisme, qui est immanent à l’activité du sujet, reconnue comme principe des discours sur le monde et les hommes, n’y est plus que l’expression d’un académisme dépassé. L’activité du sujet reposerait, en effet, sur des ordres sous-jacents qu’il ignore et qui l’ignorent : ceux qui impulsent les forces obscures des évolutions de la nature ou la dynamique des rapports de forces, politiques et économiques, qui agissent en 12 dehors de la conscience et de la volonté des individus : l’histoire est un « procès sans sujet », dira le structuralisme. Il ne restait à la philosophie qu’une sorte de portion congrue : départager entre le langage des sciences et d’autres langages qui appartiennent à l’art, à la poésie, à la glose des mystiques, voire à la philosophie elle-même, quand elle s’abandonne à des spéculations métaphysiques, en des interprétations aléatoires, c’est-à-dire des énoncés « insignifiants », selon les critères du néo-positivisme ou du scientisme neuroscientifique. En définitive, la philosophie « est aujourd’hui comme un ancien empire réduit aux dimensions d’une petite république : on respecte ses monuments, on vénère peut-être son antiquité, mais de sa puissance, il n’est plus question, si ce n’est sur le mode rétrospectif. » (Denis Kambouchner, Présentation des Notions de philosophie, collectif, 3 volumes, Gallimard, 1995). Ces essais voudraient éclairer minutieusement les raisons et les circonstances qui, au cours de deux millénaires, ont tenté de mettre la philosophie sous tutelle, parce que penser philosophiquement, c’est désobéir aux prescriptions qui nous commandent de nous abandonner à la servitude volontaire, celle qui nous livre à la complicité immémoriale du savoir et du pouvoir : « À prendre la place des religions, la science n’a pas changé de voisinage, elle est toujours auprès du sabre, elle tend à devenir le sabre. Une encyclopédie à l’ombre des épées. Le pouvoir veut de l’ordre, le savoir lui en donne. » (Michel Serres, Hermès IV, Éditions de Minuit, p.12). 13 CHAPITRE 1 : Humanisme et Réforme Une notion controversée La notion de « renaissance » (le mot n’apparaît qu’au début du 19e siècle) et celle d’« humanisme », sa voisine, ne font pas l’objet d’un consensus de la part des historiens. Jean Delumeau, par exemple, qui y a consacré un important travail2, ne voit dans cette période, s’écoulant entre le milieu du 15e et le début du 17e siècle, que « la promotion de l’Occident, à l’époque où la civilisation de l’Europe a de façon décisive distancé les civilisations parallèles ». Mais cette promotion ne fut pas seulement celle de l’humanisme, gagnant sur l’obscurantisme prétendu du Moyen Âge, ni seulement celle du rationalisme, s’édifiant désormais aux dépens d’une religion qui confiait le destin des hommes à la toute-puissance d’une providence divine. Ce fut aussi la promotion de l’alchimie, de l’astrologie, de l’hermétisme3, « un océan de contradictions, un concert grinçant d’aspirations divergentes » (Delumeau). Ce fut la période de l’expansion prédatrice de l’Occident vers le Nouveau Monde, théâtre de formidables génocides perpétrés, au nom du Christ-roi, par les capitaines espagnols et portugais, « ivres d’un rêve héroïque et brutal » (dira le poète J.M. de Heredia). Ce fut celle des révolutions économiques, qui inaugurent la montée en puissance de la bourgeoisie capitaliste, aux dépens des libertés artisanales et des traditions corporatistes, mais aussi aux dépens des arrogances subversives de la noblesse féodale. Celle, encore, de la diffusion des doctrines religieuses et politiques, grâce à l’imprimerie, diffusion qui scinde ce qui restait de l’ancienne chrétienté du Moyen Âge en deux partis, théologiquement et politiquement hostiles. À la rivalité du Sacerdoce et de l’Empire, succède peu à peu celle des souverains catholiques et des princes électeurs, comme Frédéric de Saxe, dont certains se rallieront au protestantisme. Mais, partout en Europe, on réclame une « réforme », aussi bien chez les réformés que chez ceux qui restent fidèles à la doctrine romaine. Ce fut la période qui voit se prolonger la longue dépression des 15e et 16e siècles, dans un climat d’apocalypse, marqué par la pandémie récidivante de la Peste noire, par la syphilis et la tuberculose endémiques, par les famines, le massacre des Juifs, la mise à sac des villages par la soldatesque. Partout, la guerre, la faim et la mort dominent l’Europe et les plus grands artistes de cette époque, comme Albrecht Dürer et Jérôme Bosch, en illustrent la misère et la violence, comme Jacques Callot le fera au début du 17e siècle. Ce fut aussi 2 Voir Jean Delumeau, La civilisation de la Renaissance, Arthaud, 1984. Voir Alexandre Koyré, Mystiques, spirituels, alchimistes du 16e siècle allemand, Gallimard, 1971. 3 15 celle qui voit s’élargir, aux dépens du Sacerdoce et de l’Empire, l’ère monarchique des Nations et des États qui cadastrent l’Europe, selon les passions religieuses et communautaires de leurs peuples divers. Ce fut surtout l’ère bouleversée des guerres religieuses, le plus souvent guerres civiles, avec leurs fièvres fanatiques, leurs tribunaux et leurs bûchers, l’aveuglement des foules dont la piété populaire était transie par la névrose de la pénitence. Mais cette image, relativement négative, de la Renaissance fut bientôt recouverte par celle que l’historiographie d’un 19e siècle cherchait dans la philosophie universaliste de l’humanisme, pour y trouver les racines d’une idéologie du Progrès que le positivisme et le scientisme mettront à l’ordre du jour. Et il est vrai que la fin de la guerre de Cent Ans, la croissance démographique, l’enrichissement d’une fraction de la population urbaine, les progrès des techniques de navigation, la grande aventure américaine, la lente approche de l’Extrême-Orient, l’intensification des échanges commerciaux, le développement des investissements dans les circuits intercontinentaux, renforcèrent les cycles de croissance de l’« économie-monde »4. En résultait une dynamique cohérente, centrée sur des zones urbaines privilégiées (Bruges et Anvers, puis Gênes et Venise, avant Londres) qui deviendront les moteurs d’une suprématie politico-économique de l’Occident. « La Terre n’est plus peuplée de monstres effrayants et de dragons cracheurs de feu au-delà du monde connu, cet au-delà effrayant qui ferait basculer les hommes aventureux dans les profondeurs de l’abîme. La Terre peut alors devenir un vaste marché où l’or, l’argent et les épices croisent les caravelles puis les galions des conquistadors, des missionnaires et des marchands. » (Joël Cornette, L’Europe à la conquête du monde, L’Histoire, Janvier-Mars 2008). Ce qui interroge encore les flâneurs cultivés qui essaient de se plonger dans « l’air du temps » de cette période, c’est son anarchie, sa diversité désordonnée, ses contradictions foisonnantes, la disparité de ses « aspirations divergentes ». Quand on y observe les hommes qui l’ont marquée par leurs passions et leurs œuvres - les spéculatifs, comme Nicolas de Cues, Marsile Ficin, et Pic de la Mirandole, les occultistes, comme Paracelse, Agrippa de Nettesheim et Nostradamus, les utopistes, comme Tommaso Campanella, Thomas More, Pietro Pomponazzi ou Giordano Bruno, les mystiques, comme Jacob Boehme, Sébastien Franck et Valentin Weigel, les théologiens, comme Savonarole, Luther et Calvin ou Thomas Münzer, les découvreurs, comme Jérôme Cardan, Andreas Vesale, Ambroise Paré, Andrea Cesalpino, Jérôme Fracastor ou François Viète, les politiques, comme Machiavel et Jean Bodin, les moralistes, comme Érasme et Montaigne - on est frappé par l’étrangeté de leur destinée, plus singulière encore que celle des protagonistes d’autres 4 Voir F.Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, 3 tomes, A.Colin, 1979. 16 époques5. De sorte qu’on serait tenté de ramener la Renaissance à un panorama de leur biographie, souvent mouvementée, et de leurs aventures intellectuelles, chacun réalisant un exemplaire de l’affirmation de l’individu, chère à l’humanisme, chacun incarnant un aspect des bouleversements de ces temps baroques. Il nous faut, cependant, essayer d’apercevoir quelques thèmes fédérateurs qui ordonnent « l’esprit » de cette époque à travers les oppositions qui l’ont animée : le dynamisme des alchimistes et le mécanisme des ingénieurs, l’empirisme des praticiens et l’imagination visionnaire des utopistes, l’hermétisme, qui place une divinité latente en toute chose, et le paganisme dont l’immanence confine à l’athéisme et au matérialisme. Ces oppositions correspondent effectivement à une rupture dans la façon de penser les rapports de l’homme au monde et ceux de l’homme à l’homme. Jusque-là, la plupart des clercs pensait que le savoir était essentiellement spéculatif et délaissait l’expérience au nom d’une théorie de la connaissance affirmant qu’il n’y a de science que des prototypes éternels, théorie découlant elle-même de la prédication morale qui, de Platon aux stoïciens et au christianisme, conseillait aux hommes de se détacher du spectacle des apparences et des biens périssables pour se tourner vers l’Éternel. Le naturalisme qui domine l’esprit de la Renaissance suscite, au contraire, un enthousiasme pour le concret, une insatiable curiosité pour les données du monde sensible. L’humanisme, c’est d’abord la réaction du naturalisme païen contre la primauté éthique et religieuse du surnaturel chrétien. C’est la nature qui dit Dieu et même, quelquefois, c’est la nature qui est Dieu. Une vision traverse l’époque de la Renaissance qui prête à la Nature, au Cosmos, les attributs que le spiritualisme chrétien prêtait à Dieu. Ce panthéisme naturaliste, d’ailleurs, peut être exceptionnellement sous-tendu par une métaphysique matérialiste dont les implications peuvent aller jusqu’à l’athéisme ; mais il peut aussi se prêter à une interprétation religieuse et déiste : toutes ces options se retrouveront chez tel ou tel philosophe de la Renaissance. Chez G.Bruno, par exemple, se trouvent des accents proches de la première attitude, tandis que, chez Paracelse, l’hermétisme évoque la latence d’une divinité immanente à chaque chose. Mais la métaphysique de la transcendance, qui situe l’absolu hors du monde, le céderait plutôt à celle de l’immanence, qui le situe comme présent au monde, dans sa totalité et sa puissance créatrice. La Nature, considérée comme un tout, est animée d’une poussée vitale, elle possède une âme cosmique qui vivifie la dynamique des cycles astraux et saisonniers, des évolutions géophysiques, des germinations 5 Maurice de Gandillac remarque que les auteurs de cette période vécurent des existences traversées d’aventures romanesques et périlleuses qui font de certains (Paracelse, Bruno, Vanini, Servet…) de véritables héros, frères des personnages de L’œuvre au noir de Margueritte de Yourcenar. Voir l’introduction à La philosophie de la Renaissance , Histoire de la Philosophie 2, sous la dir. d’Y.Belaval, La Pléiade, Gallimard, 1973, ouvrage de référence que nous avons souvent consulté. 17 végétales et des instincts animaux. Ce panthéisme, on le conçoit, allait réactiver les vieux thèmes animistes et magiques de l’alchimie et de l’astrologie. Disons que les hommes de la Renaissance ont passionnément aimé la Nature, qu’ils lui ont voué une curiosité gourmande, encore que, pour approcher ses secrets, ils aient pris le détour des livres savants dans lesquels ils l’observèrent comme en un miroir. Toutefois, s’ils ont rompu avec les modèles que la Scolastique en avait construits, ils n’en proposèrent pas d’autres qui eussent été plus cohérents. Leur amour de la nature impulsa un art et une littérature magnifiques, mais il fut incapable de donner naissance à une science : « La nature, ils l’ont aimée, ils ne l’ont pas connue. » (R. Lenoble, Histoire de l’idée de nature, Albin Michel, 1969, p. 280). La Renaissance est aussi le temps qui assuma la transition d’un monde clos à l’univers infini6. Le monde, tel que le concevaient les communautés savantes du Moyen Âge, était un monde clos, uniformément sphérique, lové par le géocentrisme ptoléméen autour d’un lieu central, comme un fruit autour de son noyau. Sa structure circulaire était la métaphore spatiale d’un temps cyclique, d’un éternel retour du spectacle de la création divine, un cosmos, une totalité esthétique, un tout fini et hiérarchiquement ordonné, qualitativement arrêté dans ses différences, parce qu’elles évoquaient la perfection, l’harmonie et la finalité même de la création : mettre en gloire la transcendance de son créateur qui en était l’ingénieur et le législateur, telle était la tâche de la pensée. Si l’on ne pouvait la dominer pour la transformer, on pouvait la contempler et y insérer sa prière. Mais on ne s’y sentait point délaissé ni englouti dans l’indifférence des espaces infinis et silencieux. Cette harmonie, dans l’unité de sa finitude, va céder la place à des liens si complexes et si lointains entre les phénomènes de la nature que les renaissants durent réactiver la notion d’infini pour en concevoir les dimensions nouvelles. - L’homme qui inaugure l’ère de ce retour de l’infini dans la vision du monde est un dignitaire de l’Église, Nicolas Krebs, cardinal de Cues (14011464). Malgré ses nombreuses et lourdes missions dans l’Eglise, il se voue à l’humanisme et consacre une partie de son temps à philosopher sur les rapports de l’infini au fini et de Dieu au monde. D’abord, il développe dans son œuvre majeure, De la docte ignorance (1440), le thème de la finitude humaine. Ce qui limite le savoir humain, limite qui confine à l’ignorance, c’est paradoxalement l’intuition de l’infini, celle de la transcendance divine, celle de l’immensité de l’univers, ces deux expériences évoquées constamment par la pensée théologique et par la pensée mathématique, à laquelle Nicolas de Cues avait été initié par le mathématicien Toscanelli. Mais l’ignorance, consciente de ses limites, est une ignorance savante qui implique une extrapolation où se devine la coïncidence ou l’identité des contraires, 6 Voir Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad.fr. Gallimard, 1973. 18 nous permettant d’appréhender l’infini, au moins par analogie, c’est-à-dire approximativement. Ainsi, par division infinitésimale, le polygone inscrit devient cercle et la courbe devient droite. Transposé dans le domaine métaphysique, cela signifie que « le maximum absolu et le minimum absolu coïncident ». La coïncidence des contraires porte en elle le principe du passage à la limite par dépassement des oppositions. Affrontée à la notion d’infini, la pensée congédie le principe de non-contradiction. Dans chaque unité, aussi petite soit-elle, du multiple, un maximum, un infini est présent, ce qui peut analogiquement se traduire par la pensée que tout est en tout : « Dire que tout est en tout, c’est dire que Dieu, à travers tout, est en tout et, qu’à travers tout, tout est en Dieu » (Docte ignorance, II, V). C’est l’unité infinie de Dieu, l’unité absolument simple qui permet d’inscrire la pluralité des êtres finis dans le monisme de l’infini. La conséquence cosmologique d’un tel raisonnement est que l’univers se manifeste comme une somme incommensurable des êtres finis, autrement dit, comme infiniment indéfini. Dans l’univers illimité, il ne peut exister de centre défini, ni de sphères hiérarchisées et la Terre n’est plus au centre du monde. Les vieux repères de la cosmologie traditionnelle, ptoléméenne et aristotélicienne, disparaissent. Le haut et le bas deviennent des positions relatives à l’observateur, la distinction aristotélicienne entre le monde sublunaire et le monde supralunaire devient désuète et la Terre est un astre comme les autres, sphérique et animé d’un mouvement circulaire ; mais, dans l’infini, le mouvement et le repos se confondent. Toutes ces anticipations sur la cosmologie galiléenne seront, pour l’essentiel, reprises dans l’hypothèse infinitiste de G.Bruno qui décrit un univers illimité et privé de centre, dans lequel l’homme n’occupe plus une position privilégiée. Pour Nicolas de Cues, c’est toute la théorie de la connaissance qui en est affectée : quand la pensée détermine, mesure et limite la représentation des choses, elle ne fait que marquer du sceau de sa finitude l’incommensurabilité entre le pouvoir limité de notre entendement et la référence métaphysique de son « ignorance » à l’infini : la coïncidence des contraires vient alors se loger au cœur même de notre condition. Cette notion d’infini était suffisamment ambiguë, cependant, pour convenir au flou esthétique des pensées en gestation dans les amalgames panthéistes qui venaient d’éclore. Malgré sa racine privative (absence de détermination), elle désignait la démesure de l’absolu, de tout ce qui transcende ce qu’on peut raisonnablement concevoir comme déterminé en grandeur, en qualité et en intensité. L’infini, dans son affinité avec la perfection, devenait ainsi un attribut de la divinité, une notion théologique. Mais il convenait aussi à la pensée mathématique où il désigne une entité géométrique, arithmétique ou mécanique telle que, si grand que soit le nombre qui la mesure, on puisse toujours y ajouter une unité. Ces deux acceptions fusionnèrent souvent dans la pensée des renaissants, chez J.Cardan, par exemple, ou plus nettement encore 19 chez G.Bruno. E. Cassirer7a pu ainsi distinguer, dans le discours de la Renaissance, deux tendances complices : une philosophie de la nature, panthéiste et ésotérique, où l’on trouverait Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, Campanella, Giordano Bruno ; une pensée fascinée par la rigueur des mathématiques où se formeront un Copernic et un Kepler, maîtres de Galilée. Mais cette pensée même n’est pas étrangère à un mysticisme mathématique, résurgence du pythagorisme : Léonard de Vinci fut, à la fois, ingénieur et mystique ; Jérôme Cardan, mathématicien éclairé, fut aussi un astrologue égaré et Copernic, par certains de ses propos, reste un alchimiste. Plus prosaïquement, l’infinitisme signifiait que le monde et l’humanité étaient plus vastes qu’on ne les avait imaginés jusque-là. La dilatation des terres habitées, la présence des peuples et des civilisations, primitives ou raffinées, retentirent sur les dimensions de l’univers : à une conception « verticale » de la nature succéda une conception « horizontale » dont la profondeur était sans limite, indéfinie plutôt qu’infinie, précisait Nicolas de Cues. Mais l’unité d’une construction, qui monte vers Dieu et s’y soumet, s’effaça au profit de l’infinie diversité de formes innombrables et imprévisibles et la certitude d’un ordre rassurant en sa cohérence, céda la place à l’émotion d’un étonnement sans réponse. À ce sentiment océanique répondit la notion d’infini que Giordano Bruno osera transposer de la théologie au sein d’une nature qui comprenait en son empire une infinité de mondes, dont la matière était éternelle et la fécondité inépuisable. La nature devenait un immense vivant, rebelle aux formes fixes que les Écritures lui avaient données. Tout y était mouvant et il paraissait difficile d’assujettir cette « branloire pérenne » (Montaigne) à des lois rationnelles et immuables. De là, la difficulté pour des hommes, emportés par l’émerveillement, de penser avec quelque rigueur la Nature douée d’une énergie anarchique. La description de Campanella, par exemple, ne va pas au-delà d’une analogie entre les images : la Terre est un être vivant dont nous voyons les poils que sont les plantes et les arbres ; elle parle, à travers les voix souterraines des gouffres et, comme un vivant, elle engendre, comme un esprit, elle pense. L'astrologie connaît une renaissance singulière, car ce n’est pas seulement un visionnaire, comme Paracelse, qui y adhère, mais un Kepler qui affirme que la Terre et les cieux sont dociles aux mathématiques, lesquelles sont les âmes de ces divinités que sont les astres. Les pierres mêmes possèdent une vie, puisque les filons rocheux et métalliques, qu’on trouve dans les mines, sont les branches d’un arbre gigantesque dont le tronc est enfoui au centre de la Terre et dont nous utilisons, sous forme de filons, les menues branches. L’âme obscure des pierres sera l’origine de leurs vertus thérapeutiques ou de leurs pouvoirs, bénéfiques ou maléfiques. L’alchimie connaît un regain de crédit 7 Voir Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, trad. fr. Minuit, 1983. 20