Les dimensions cognitives et sociales du comportement économique : l’approche institutionnaliste de J.R. Commons L. Bazzoli et V. Dutraive Résumé : Cet article se propose de présenter le statut et le contenu de la conception des comportements économiques dans le programme de recherche des institutionnalistes américains, à partir de l’analyse qu’en a proposé J.R. Commons. Il vise tant à éclaircir les présupposés philosophiques et les propositions analytiques de la théorie institutionnaliste du comportement que de mettre en évidence l’actualité de ce programme de recherche. Abstract : This paper presents the statute and the content of the conception of economic behaviours in the research program of american institutionalism. It takes the works of J.R. Commons as a crucial contribution to this conception and attemps to make clear the philosophical preconcptions and the analytical propositions of the institutionalist theory of behaviour, as well as to stress the actuality of this research program. 1 L'institutionnalisme américain est une école de pensée importante pour élaborer une analyse économique concernée par l'étude des processus économiques dans un temps historique [Delorme, 1994]. Elle considère en effet que le problème central des sciences sociales est la compréhension de la formation et de l'évolution de l'ordre social fondé sur les institutions du capitalisme. Pour ce faire, ce courant a placé le comportement humain au cœur de l'analyse. De ce point de vue, une des caractéristiques majeures du programme de recherche institutionnaliste est la volonté d'élaborer une alternative à la conception atomiste, rationaliste et optimisatrice du comportement humain, à partir d'une interaction avec les autres sciences sociales, en particulier avec les sciences psychologiques1. Or, on peut montrer que la conception institutionnaliste du comportement humain a anticipé une tendance majeure de l'analyse économique actuelle qui, de manière plus ou moins explicite, examine les insuffisances de l’hypothèse classique de rationalité et les conséquences des limites établies aux choix rationnels2. Comme Denzau et North [1994] l'expriment bien, eu égard aux difficultés auxquelles l'analyse traditionnelle s'est heurtée, il est nécessaire "d'ouvrir la boite noire de la rationalité" ; et cela passe par la reconnaissance du rôle des habitudes et des institutions dans l'action humaine et la formation de l'ordre [Fusfeld, 1989]. "Le retour de l'institutionnalisme" durant cette dernière décennie [Hodgson, 1994] tient selon nous notamment à la viabilité de ses hypothèses comportementales qui impliquent une reformulation de la conception de la rationalité elle-même, de la vision de l’individu comme véritable acteur et du rôle de l’environnement externe à l’agent (selon le terme de Simon). Nous voulons ici présenter la contribution spécifique de Commons figure majeure de l'institutionnalisme dont l'importance a été négligée jusqu'à une réhabilitation relativement récente3 - à l'édification d'une théorie 1 Selon les institutionnalistes, la révision de la théorie des comportements est centrale pour construire une alternative solide à l'économie néo-classique. Comme l'a souligné Mitchell, c'est moins l'analyse de l'évolution des institutions qui distingue l'économie institutionnaliste que l'application d'une nouvelle conception de la nature et des conduites humaines à cette question [Mitchell, 1935]. 2 Pour une revue critique des conceptions économiques de la rationalité, en particulier celle adoptée par le programme de recherche de la "Nouvelle Economie Institutionnelle", voir Hodgson [1996]. 3 Voir notamment les travaux de Ramstad, et particulièrement Ramstad [1996b] pour une réflexion sur cette négligence. 2 institutionnaliste du comportement humain. Cet auteur s'est inspiré de la philosophie pragmatiste de Peirce et Dewey en matière de méthode et de conception de la raison pour élaborer une analyse qui relie une théorie de l'action (individuelle) à une théorie des institutions (action collective), et dont le concept central est celui de "transaction". La première partie du texte présente la posture philosophique qui fonde la conception institutionnaliste du comportement. Sans prétendre explorer l’immensité du continent pragmatiste, nous soulignerons deux points qui éclairent la vision de l'économie comme science des comportements que propose Commons : une théorie de la connaissance qui conduit à militer pour une méthode réaliste pour les sciences (1-1) et une conception novatrice de la raison (1-2). La seconde partie développe le point de vue de Commons dont le projet était de faire "une théorie évolutionniste et transactionnelle" en reconnaissant le rôle essentiel des institutions dans l'analyse économique. Nous présenterons les dimensions cognitives et praxéologiques associées à la notion de transaction forgée par Commons afin d’éclairer les fondements psychologiques de l’économie institutionnaliste (2-1), puis le rôle accordé aux institutions dans la compréhension des comportements "évolutionnistes" (2-2). 1/ La philosophie Pragmatiste : fondement de la conception institutionnaliste de l'Economie comme science des comportements. Contrairement à beaucoup d'auteurs néo-classiques et, plus généralement, à la position positiviste, les institutionnalistes ont tous défendu la nécessité d'expliciter les "préconceptions" philosophiques (au sens de Veblen) de l'analyse économique, en particulier concernant les options sur la nature de la réalité (ontologie) et sur les procédures de connaissance de cette réalité (épistémologie et méthodologie des sciences). Les institutionnalistes adoptent les principes de la philosophie pragmatiste4, laquelle est en parfaite opposition avec la tradition 4 Pour un développement plus complet sur les liens entre institutionalisme et pragmatisme consulter Dufourt [1995], Mirowski [1987] et plus principalement sur les influences pragmatistes de Commons, Bazzoli [1994] et Ramstad [1986]. Il faut souligner que ces fondements philosophiques expliquent non seulement la véritable originalité de l'institutionalisme mais aussi sa difficulté à être reconnu au sein d’une discipline économique 3 cartésienne qui a dominé la plupart des sciences "modernes", et est à la base des dimensions atomiste et mécanique de l'économie néo-classique. C’est pourquoi ce fondement philosophique a orienté ces économistes vers une toute autre conception du statut et du contenu des hypothèses concernant l’action et la raison humaines. 1-1/ Eléments d'un débat en faveur du Réalisme dans les sciences contre le Nominalisme. Peirce a fondé une philosophie nouvelle dite pragmatiste, dont le propos central est de défendre une conception réaliste de la pensée et de la connaissance contre la posture nominaliste qui a dominé la philosophie depuis Descartes, posture incompatible, selon lui avec le développement de la méthode expérimentale dans les sciences, la révolution darwinienne et le tournant sémiotique de la philosophie. Le réalisme s'oppose au "culte des entités individuelles" qui caractérise le nominalisme [Tiercelin, 1993] et s'oppose à l'idée que l'on puisse isoler une essence des choses. On ne peut, comme le dit Dewey, qu'appréhender des "existants en interrelation". La science doit s’intéresser à des objets réels, non à un monde hypothétique échappant à tout contrôle par l'expérience. Cependant, ce réalisme n'est pas un empirisme. Le pragmatisme s'avère plutôt une alternative originale aux écueils respectifs du rationalisme et de l'empirisme [Mirowski, 1987] qui apparaissent comme les deux faces du nominalisme dans les sciences modernes [Hodgson, 1993]. Peirce renvoie ainsi dos à dos les tenants des méthodes inductives et déductives, en définissant une méthode dite "abductive" qui désigne un procès herméneutique de formulation d'hypothèse sur et à partir du réel, "le mouvement qui va d’une conceptualisation d’un phénomène à l’élaboration d’une hypothèse à propos des structures potentielles qui le génèrent ou le gouvernent" [Lawson, 1989, p.68]. Commons adopte cette posture épistémologique, rejettant le formalisme et la dimension a priori de l'Economie Pure, où les "hypothèses marquée par la prégnance du positivisme logique. La récente réhabilitation de l'institutionnalisme peut d’ailleurs être rapprochée de la résugence du pragmatisme américain dans les débats philosophiques contemporains [Deledalle [1995]. 4 posées conduisent mathématiquement à une conclusion inévitable", nous dit-il. Il n'est pas pour autant empiriste et considère que la théorie doit être une "abstraction réaliste" d'une réalité qui n'est n'est ni entièrement donnée ni immuable5. Ainsi, l'analyse économique consiste en la compréhension (au sens de Weber) des conduites humaines concrètes et changeantes dans l'activité économique. Pour Commons, cela passe par une étude expérimentale des comportements humains. Or, le principe standard de rationalité possède essentiellement un statut instrumental dans l'analyse économique : il est un axiome essentiel à la construction de modèles déterministes, et par conséquent prédictibles, exprimant les lois économiques. Ceci constitue une différence essentielle par rapport à d'autres sciences sociales : tous les éléments du choix des agents économiques (et en premier lieu, leurs préférences) sont donnés ; les hypothèses associées à la vision de l'homme économique rationnel excluent les dimensions cognitives du champ économique et séparent le contexte de socialisation du contexte de choix [Mirowski, 1981]. Ce qui nous importe de souligner ici est que le conflit entre institutionnalisme et économie néo-classique (et ses avatars contemporains) n'est au fond que l'expression de la bataille entre réalisme et nominalisme : pour le premier, les êtres humains "sont des parties du monde naturel et de ce fait font l’expérience de la vie du point de vue de leur matrice spatiale et temporelle particulère ", alors que pour le second, les individus "se placent en dehors de la vie et examinent leur ensemble de possibilités en fonction des circonstances" [Khalil, 1994, p.262]. Du point de vue institutionnaliste, cette conception, justifiée par l’épistémologie standard telle que l’a codifiée Friedman notamment, est incompatible avec l’élaboration d’une théorie réaliste du comportement humain. Cet objectif, qui fut plus tard revendiqué dans les mêmes termes par Simon [1959, 1979, 1992]6, conduit à défendre 5 C'est une erreur que d'affirmer que l'institutionalisme est une tradition "anti théorique". Cette tradition s'attache, au contraire, à spécifier le type et le degré d'abstraction nécessaire à la compréhension des phénomènes complexes et en transformation. 6 Simon, comme Commons, considère que les économistes ont oublié que l'économie est une science compréhensive du comportement, ce qui suppose d’élaborer des hypothèses réalistes fondées sur l’observation : "le micro-économiste normatif n’a objectivement pas besoin d’une théorie du comportement : il veut savoir comment les individus devraient se comporter, pas comment ils se comportent. (…) [Plus généralement] la théorie économique classique des marchés avec concurrence parfaite et agents rationnels est une théorie déductive qui n’a quasiment besoin d’aucun contact avec les données empiriques une fois que ses hypothèses sont acceptées" [Simon, 1959 pp.252-254]. Ainsi, les 5 la nécessité d'articuler L'Economie et la Psychologie pour élaborer une "abstraction réaliste" sur le comportement humain par opposition à une fiction qui non seulement privilégie la simplicité sur la complexité (en vue d'autoriser le traitement mathématique) mais surtout véhicule des hypothèses sur la nature humaine qui ont été invalidées par le développement des sciences psychologiques7. Pour Commons et les institutionnalistes, des hypothèses réalistes sur le comportement sont des variables explicatives cruciales pour la théorie économique et nécessitent tant d'explorer les processus cognitifs (formation des préférences et apprentissage) à la base de l'action que de considérer l'être humain dans son environnement social et culturel. L'ancrage dans la philosophie pragmatisme est de ce point de vue essentiel pour élaborer une nouvelle conception de la raison combinant les dimensions cognitive et institutionnelle de l'action humaine8. 1-2/ Habitudes, raison et ...société Le pragmatisme de Peirce, James et Dewey rompt avec le dualisme cartésien séparant le corps et l'esprit. Il lui substitue une conception de la institutionnalistes et les behavioristes comme Simon partagent l'opinion que les hypothèses traditionnelles sur la rationalité sont plus un acte de foi, sans lien avec le monde réel, qu'un élément empiriquement fondé [Fusfeld, 1989]. 7 Ayres [1936] a très justement souligné que "l’économie a intégré beaucoup de psychologie au 18e siècle mais n’a pratiquement rien appris depuis ". Au contraire, les institutionnalistes ont au début du siècle [Ayres, 1936, Tugwell, 1922, Mitchell, 1914, Commons, 1934] tiré les leçons de la psychologie expérimentale qui se développait alors ; or, ces avancées ont été validée par les développements contemporains en psychologie, notamment par les sciences cognitives [Fulsfed, 1989 ; Hodgson, 1985, 1988 ; Samuels, 1990]. Avec Samuels [1990], on peut souligner que le travail de Hodgson est une contribution majeure à la théorie du comportement humain intégrant les données de la psychologie contemporaine. 8 Dans cette perspective, ils considèrent que l’influence de la psychologie et de l’économie s’opère dans les deux sens. Cette articulation est clairement exprimée par Mitchell : “Les économistes se trouvent dans la position non seulement d’emprunter à la sychologi mais d’y contribuer. Carsi cette science vise à éclairer le comportement humain, alors il semble nécessaire que l’économie devrait faire une partie du travail. La nature humaine est dans une large mesure un produit social, et parmi les activités sociales qui la forment, le plus fondamental est cette partie de l’activité dont l’économie traite” [Mitchell, 1914]. Simon exprime sensiblement la même chose : “Si l’économie est capable de trouver des généralisations vérifiables et vérifiées à propos du comportement économique, alors ces généralisations doivent avoir une place dans les théories plus générales du comportement que sont la psychologie et la sociologie. L’influence doit s’exercer dans les deux sens” [Simon, 1959 p.253]. 6 pensée comme procès d'apprentissage médiatisé par l'expérience d'actions et de connaissances antérieures et pour lequel les habitudes sont un élément crucial [Waller, 1988]. Un des aspects de la critique de la conception cartésienne de la raison est que l'esprit est conçu en termes statiques, comme un simple réceptacle des sensations ; le pragmatisme, en s'appuyant sur la psychologie expérimentale, lui oppose un esprit dont les dimensions actives et créatives sont nécessaires dans un environnement caractérisé par l'incertitude et le changement. Le rôle des habitudes est à cet égard fondamental comme manifestation de l'intelligence en action et comme "stratégie cognitive" face à l'ignorance et l'incertitude. Pour Peirce [1878-1879], l'activité intellectuelle vise à lutter contre l’inconfort du doute associé à la condition de l'homme et, de ce fait, la "loi de l'esprit" réside dans la propension à former des habitudes : la pensée est un processus fondé sur des habitudes ou croyances conçues comme des règles de conduites. Une habitude est une règle générale qui guide nos conduites et ce qu'on nomme apprentissage est le procès de formation et de transformation des habitudes au cours de nos expériences9. James a souligné que la propension à former des habitudes pouvait s'interpréter comme une façon d'économiser nos ressources cognitives. Dewey, quant à lui, a insisté sur la dimension sociale des habitudes, marquant ainsi l'idée pragmatiste de continuum entre le monde naturel (ou biologique) et le monde culturel (ou social). L'esprit peut, dans cette perspective, être caractérisé comme un processus cognitif de formation et transformation d'habitudes acquises et développées par la participation des individus à des expériences au sein d'une communauté humaine. Chaque action humaine est, ainsi, appréhendée comme une transaction, c'est -à-dire une interaction entre un individu et son environnement naturel et social. L’idée qui ressort donc de la philosophie pragmatiste est que la cognition et l’action humaines sont étroitement articulées et sont fondamentalement sociales. L’évolution des conduites tient alors au conflit entre les habitudes établies et les expériences nouvelles qui les disqualifient et impulsent les changements 9 "Intellectual power is nothing but facility in taking habits and in following them in cases essentially analogous to, but in non-essentials widely remote from, the normal cases of connections of feelings under which those habits are formed" [Peirce, cité par Waller, 1988, p. 114]. 7 dans les habitudes et les conduites qui leur sont associées. Il n'y a donc pas de nature humaine immuable mais une capacité de l'esprit à former et ajuster des habitudes dans un contexte d'interaction sociale. C'est, nous allons le voir, dans le pragmatisme que Commons a puisé les bases comportementales de son Economie Institutionnaliste. 2/ L'analyse institutionnaliste des comportements l'économie transactionnelle de J.R. Commons. à travers Veblen a été le premier à souligner le paradoxe d'une discipline fondée sur le comportement humain, lequel, paradoxalement, apparaît exogène par rapport à l'analyse et est réduit à des hypothèses très simplifiées. Il initia une tradition analytique convaincue de l'impossibilité de limiter le comportement économique au comportement rationnel et de la nécessité de lui substituer une vision dans laquelle les habitudes et les institutions sont cardinales. S’inscrivant dans cette perspective, l'originalité de la conception des comportements économiques de Commons tient au fait qu’en élaborant une théorie des trans-actions, elle combine des éléments sur les processus cognitifs en œuvre à la dimension sociale des actions et des choix, et, de ce fait, approfondit la logique institutionnaliste de l’articulation entre économie et psychologie comme principe de compréhension des interactions sociales. 2-1/ La psychologie des transactions Commons considère que les interactions entre des individus au sein d'institutions durables (going concern) sont les unités d'analyse des comportements économiques. Selon lui, le problème général de l'économie est de comprendre comment un ordre existe à partir des relations à la fois de dépendance et de conflits entre les individus. Bien antérieurement à Williamson et dans un esprit totalement différent 10, Commons a défendu 10 Alors que Williamson analyse la transaction comme un contrat entre des individus opportunistes concernant le transfert de biens, Commons considère la transaction comme 8 l'idée que l'unité d'analyse économique est la trans-action, c'est-à-dire l'interaction sociale, et non pas la relation de l'individu avec la nature (médiatisée par les biens et le travail). L'individu est bien au cœur de la théorie des phénomènes sociaux non comme un objet de la nature mais comme un participant aux transactions où les volontés individuelles se confrontent et où l'action collective (ou institution) contrôle l'action individuelle. Pour Commons, la notion de transaction a un double sens : elle renvoie au cadre institutionnel de toute action (les différents niveaux de règles) et désigne simultanément la dynamique même des interactions ; en termes méthodologiques, c'est un médium entre le tout et les parties [Ramstad, 1986 ; Renault, 1995]. En tant que partie de l’ensemble social, la transaction est limitée par un ensemble de règles (juridiques, économiques, morales) qui déterminent ce qui est autorisé ou interdit, les droits et les devoirs des participants, les libertés et les risques associés à la liberté d'autrui. Les règles spécifient donc les relations et préviennent le risque que les conflits d'intérêts ne dégénèrent en guerre hobbesienne. Ainsi, les règles institutionnelles (que Commons comprend comme l'émanation de l'action collective) si elles limitent l'action individuelle, constituent simultanément "par l’acte de contrôle (…) une libération de l’action individuelle par rapport à la coercition, la discrimination, ou la concurrence déloyale, à partir des limites placées sur l’action des autres individus " [Commons, 1934, p.73]. En tant que "tout", c’est-à-dire en tant qu’unité d’analyse, une transaction est aussi une situation de négociation entre individus où les règles sont interprétées et ajustées et où les volontés et préférences individuelles sont altérées. Ainsi, les individus, comme les règles collectives sont des constructions sociales continuellement modifiées par le procès des interactions entre individus. Cette conception des transactions est directement empruntée à Dewey : l'unité d'analyse est celle de l'activité des individus dans leur environnement social et se comprend comme un processus d'adaptation mutuelle. Or, pour Commons, ce point de vue transactionnel nécessite une conception nouvelle de la psychologie qui appréhende les processus cognitifs précédant l'action dans le cadre de transactions qui articulent conflits, dépendance et ordre collectif. Il utilise le terme de "psychologie une unité d’activité impliquant un transfert de contrôle juridique et régulé par l’action collective ; sur cette différence, voir Dutraive [1993], Hodgson [1994], Ramstad [1996a]. 9 négociationnelle" pour étudier les bases du comportement, à partir de l'image pragmatiste de l'homme comme "être humain pragmatique"11. Dans sa terminologie si spécifique, Commons envisage deux dimensions de cette "psychologie negociationnelle" : c'est, dit-il, une "psychologie volitionnelle" qui tient compte de la spécificité des sciences sociales en traitant des objectifs et volontés des individus dans un contexte d'incertitude radicale ; il s'agit en même temps d'une "psychologie sociale" parce que les individus sont des êtres sociaux et que leurs actions sont toujours des transactions avec d'autres. Autrement dit, Commons cherche a articuler certains processus mentaux avec les forces institutionnelles "qui opèrent sur eux et interagissent avec eux" [Samuels, 1990, p.223]. Cela participe d'une vision nouvelle de la rationalité qui anticipe les analyses plus récentes en termes de rationalité procédurale ou contextualisée. Commons considère que "la qualité particulière de la volonté humaine dans toutes ses activités, distinguant l’économie des sciences physiques, est celle de la capacité de choix entre alternatives (…) [étant entendu que] le choix s’appréhende comme l’esprit et le corps en action" [1931, p.654]. Pour les institutionnalistes, la rationalité pure est incompatible avec l'idée d'individus actifs et volontaires. Empruntant la conception pragmatiste Commons désigne la pensée comme "une agence créative tournée vers le futur et manipulant le monde extérieur et les autres individus en vue de conséquences anticipées" [1934, p.17]. L'objectif de toute action humaine est le contrôle ou l'influence des événements futurs et du comportement des autres, à partir d'anticipations en contexte d'incertitude et de complexité des interactions sociales. La "loi fondamentale de la nature humaine" est alors pour Commons, comme pour Dewey et Peirce, la recherche de la sécurité de ces anticipations, car "dans le contexte de complexités changeantes et d’un futur incertain, [les participants aux transactions] doivent agir au présent" [Commons, 1934, p.683]. Cette sécurité repose sur des habitudes acquises par les individus au cours de leurs expériences des transactions passées. Ainsi, la plupart des transactions sont plutôt des "affaires simples" parceque les individus suivent des règles de conduites qui structurent leurs anticipations mutuelles. Ce cas de figure renvoie à ce que Commons désigne comme des "transactions routinières" qui n'impliquent 11Sur les fondements psychologiques de Commons, voir notamment Biddle [1990], Alber & Ramstad [1997], et Ramstad [1990, 1996a], dont nous partageons les thèses. 10 pas de délibération consciente et d'attention permanente. L'idée importante à ce point est que l'existence de ces routines est une condition nécessaire à l'exercice actif de la pensée. Suivant Dewey, Commons considère que "l’esprit [l’activité de réflexion] n’est consciemment employé uniquement lorsque le comportement habituel échoue" [Ramstad, 1996a, p.417]. Commons souligne que l'être humain a la capacité particulière de concentrer sa volonté et sa réflexion sur un élément parmi un ensemble complexe lorsqu’il cherche à obtenir un résultat. Ce cas renvoie à ce que Commons appelle les "transactions stratégiques" qui correspondent aux situations nouvelles (ou porteuses d’opportunités spécifiques) et pour lesquelles les règles et les habitudes existantes se révèlent inappropriées. Ainsi, quand une transaction est routinière "peu de délibération est requise avant l’action parce que l’individu peut se reposer sur des formes habituelles de comportement qui ont été éprouvées par le passé" ; mais quand une transaction devient stratégique, "plutôt que de se reposer sur des habitudes, l’individu va penser et répondre créativement à la situation telle qu’il l’évalue" [Biddle, 1990, p.5]. La conception institutionaliste du comportement humain associé à la dimension "volitionnelle" de la "psychologie négociationnelle" défend, comme le remarque Fusfeld [1989], que l'action humaine se déroule dans un temps réel - l'action présente est le résultat d'anticipations et d'un procès d'apprentissage à partir d'expériences passées - et dans un contexte d'incertitude radicale qui rend impossible la connaissance parfaite des conséquences des actions alternatives. Deuxièmement, cette conception de l'action offre une vision de la rationalité radicalement différente de celle associée à l'optimisation et la délibération continuelle. Comme Hodgson [1996] l'a montré, il y a, dans cette conception, une primauté ontologique des habitudes dans l'action humaine car celles-ci sont la condition nécessaire pour qu'une pensée d'ordre supérieur puisse s'exercer ; en effet, l’esprit humain n’a pas la capacité cognitive à gérer toutes les transactions comme des transactions stratégiques. Ainsi, on ne doit pas considérer les habitudes comme le résultat d’un calcul rationnel, comme certaines analyses d'inspiration néo-classique ont tendance à le faire, mais au contraire la rationalité comme conditionnée par des habitudes. La conception institutionnaliste brise le lien entre rationalité et optimisation pour lui substituer un lien entre l'action intentionnelle intelligente et le 11 comportement routinier, ce dernier étant vu comme une solution aux limites cognitives des individus et une condition de l'activité créative de l'esprit humain concentré sur les transactions stratégiques et les innovations. Ainsi, habitudes et rationalité sont deux formes fraternelles de l'intelligence humaine qui ne peuvent être ni assimilées ni opposées. Simon a rendu plusieurs hommages à Commons pour sa contribution à une conception réaliste du comportement. En particulier, il a montré, selon lui, que le comportement rationnel consiste à se polariser sur "le facteur" limite d'un problème en vue d'un résultat satisfaisant (ou dans les termes de Commons, un contrôle relatif de l'avenir) ; les transactions stratégiques sont alors au cœur de la dynamique d'adaptation des habitudes et de la création de nouvelles règles de conduite. On peut dire aujourd’hui que la conception de Commons articulant habitudes et rationalité dans une hiérarchie cognitive du processus de décision, est validée par les résultats contemporains de travaux de psychologie cognitive qui montrent que "c’est précisément cette routinisation des processus cognitifs et le manque d’une totale conscience qui rendent possibles les calculs complexes " [Hodgson, 1985, p.74]. Mais cette routinisation ne peut s’analyser sans insérer le comportement dans le contexte social de sa formation. 2-2/ Institutions et comportements Pour Commons, comme pour tous les institutionnalistes, le comportement humain ne peut être appréhendé uniquement en termes de psychologie individuelle. Ce qui est en jeu, c’est une psychologie sociale telle que Dewey l’a dessinée, parce qu’il s’agit de tenir compte du fait que "l’environnement externe qui donne sens à nos actions et auquel on ajuste notre comportement est essentiellement un contexte social " [Biddle, 1990, p.12]. Les individus sont toujours immergés dans des réseaux sociaux, ils sont "citoyens d’institutions (…) qui existaient avant eux et continueront à exister après eux " [Commons, 1934, p.74]. Ainsi beaucoup d’éléments de leurs choix et leurs actions sont socialement formés et affectés par le comportement des autres. Cela conduit à reconnaître le rôle des institutions et des règles collectives dans la formations des habitudes de conduite, 12 c’est-à-dire dans les processus cognitifs. Il n’y a pas d’extériorité des institutions par rapport aux individus [Hodgson, 1996]. Les institutions sont comme l’a dit Veblen des "habitudes de epnsées communes à la majorité des personnes" et la base du procès de socialisation des individus et de l’internalisation des normes sociales assurées par des sanctions sociales. D’un point de vue épistémologique, la recherche des uniformités à travers la diversité des comportements est pour Commons une condition essentielle pour l’étude scientifique de la société. Ces uniformités dérivent de l’expérience des transactions répétées. Ainsi, ce sont les règles collectives (qui caractérisent les institutions) qui délimitent et donnent du sens aux actions individuelles. Les institutions sont ainsi la condition ultime de la connaissance dans les sciences sociales. En effet, "parce qu’il n’existe aucune règle innée de comportement rationnel, la seule base à de tels comportements réside dans la communauté (…). L’unité épistémologique pertinente est l’institution (…) qui donne à l’acteur économique individuel la capacité d’appréhender l’interprétation des actions et le changement" [Mirowski, 1987, p.1020]12. D’un point de vue analytique, l’agent rationnel de la théorie économique est supplanté - dans la mesure où l’économie est bien une science sociale - par ce que Commons appelle "l’homme institutionnel" (bien avant l’homo institutionalis de Bourdieu) ou encore "the institutionalized mind"13. Selon la formule de Commons, "les individus commencent par être des bébés" et apprennent, à travers leur participation aux transactions, les coutumes de leur communauté, les coutumes "de subordination aux règles des nombreuses institutions dont ils sont les membres" [1934, p.74]. C’est ce processus de socialisation qui fait d’eux de véritables individus. "Ainsi, Commons considère les aspirations « économiques » d’un individu et les modes de réponse habituels aux stimuli « économiques » comme étant 12 Mirowski a évoqué une idée intéressante qui mériterait d’être développée : l’économie institutionnelle est "une théorie de la sémiotique de l’échange, de la production et de la consommation, qui sert à expliquer comment les acteurs interprètent la signfication des transactions (…). La théorie des transactions de Commons dérive directement de son acceptation de l’herméneutique de Peirce, dans la mesure où il cherche à fournir une théorie qui explique les interprétations des acteurs à propos du sens des transactions légitimes" [1987, p.1027]. 13 Ramstad [1996a] souligne que cette notion reflète exactement l’idée de Dewey que les gens sont habitudes. Sur les liens entre Commons et Dewey, voir Albert et Ramstad [1997] 13 une conséquence de sa participation aux activités économiques de la communauté, et non l’inverse" [Ramstad, 1996a, p.418]. Tant les actions habituelles que rationnelles dérivent de ce que Commons nomme "habitual assumptions", c’est-à-dire les modèles et les représentations mentales qui forment les perceptions individuelles. Mais, suivant Dewey, Commons montre que les habitudes individuelles dérivent des coutumes qu’il définit comme "l’opinion collective dans le contrôle de l’opinion individuelle (…) [opinion collective] à laquelle les habitudes individuelles doivent se conformer si les individus doivent travailler ensemble" [1934, p.698]. Ainsi, ces opinions collectives, qui se différencient en général selon les groupes sociaux, produisent les modèles mentaux partagés et les habitudes qui mènent à l’internalisation des règles sociales. Selon Hodgson [1985, 1988, 1996], les sciences cognitives mettent aujourd’hui en évidence la dimension sociale des processus cognitifs, la nature sociale de l’action individuelle que les anciens institutionnalistes américains n’ont eu de cesse de souligner. Les institutions participent aux processus cognitifs par lesquels les sensations sont perçues et rendues intelligibles pour les agents, les connaissances acquises et les préférences élaborées. Mais dire que les individus ont "un esprit institutionnalisé" ne signifie pas qu’il soient passifs et déterminés14. Les institutionnalistes, avant même Hayek, Schackle et Loasby, ont au contraire souligné le "dilemme du rationalisme" selon lequel les individus sont complètement déterminés par leurs préférences exogènes, dans un monde où il n’y pas de place pour la moindre créativité et pour un choix réel. La thèse institutionnaliste peut s’énoncer ainsi : si nous voulons comprendre le comportement d’hommes avec de véritables objectifs et cherchant activement à changer leur condition, et non des "automates calculateurs", nous devons explorer la construction sociale de la réalité, autrement dit, l’influence des institutions sur les individus ; car c’est à partir de possibilités socialement définies que la volonté s’exerce réellement et c’est sur la base des habitudes passées que les nouvelles habitudes 14Une des idées cruciales de Commons est que "quand les coutumes sont internalisées comme habitudes, les individus vont « volontairement » se comporter d’une façon mutuellement cohérente (…). Alors que les patterns comportementaux sont répétés (…), l’action individuelle, bien que menée « volontairement » et subjectivement expérimentée comme un « choix libre », est peut être essentiellemnent une manifestation des règles sociales" [Ramstad, 1990, p.67]. 14 émergent. Mais, encore une fois, cette influence sociale n’est pas un déterminisme. Les institutions sont en même temps des contraintes et des ressources pour l’action. Les institutions donnent de la cohérence et de la stabilité aux activités humaines en produisant et reproduisant les habitudes de pensée et d’action, en définissant des règles du jeu stables pour les transactions qui sont toujours conflictuelles. Elles sont aussi, comme l’a montré Veblen, le lieu du processus de sélection qui transforme les individus et leur environnement. Deux conclusions majeures émergent de la théorie institutionnaliste du comportement. Les déterminants du comportement ne sont pas donnés. On ne peut prendre comme point de départ d’une théorie économique positive et évolutionniste "une raison éternelle définissant les hommes sans changement" [Commons, 1934]. Nous devons étudier le processus d’adaptation des habitudes et des institutions qui changent les individus eux-mêmes. Ce processus est de long terme et met en œuvre la dynamique des "transactions stratégiques". Les individus ne sont pas passifs, ils sont rationnels au sens où, en cherchant à poursuivre leurs intérêts, ils sont les acteurs de la transformation de leur situation. Seconde conclusion. La dimension sociale ne constitue pas un paramètre mais le cœur d’une analyse de l’action individuelle. Les choix et les comportements individuels relèvent d’un processus social d’apprentissage qui forme et transforme les anticipations, les préférences et les objectifs (les bornes de la rationalité limitée, selon l’expression de Hodgson [1985]), et qui replace les individus dans leurs rôles sociaux et donc leurs relations de pouvoir [Atkinson et Reed, 1992]. Ceci permet de comprendre le processus de transformation de l’environnement par les individus institutionnalisés, c’est-à-dire la dynamique évolutionniste comme produit de l’interaction de l’action individuelle et de l’action collective. Dans ce cadre, la conception institutionnaliste des comportements offre une vision de l’homme qui ne recherche pas seulement son intérêt mais aussi la sécurité, l’équité et la coopération, ce que Commons appelle l’instinct de justice [Ramstad, 1990]. Ainsi, l’homme rationnel devient un homme "raisonnable" immergé dans une communauté qui à la fois le contraint et le libère. La 15 notion de raisonnabilité renvoie ici à l’idée que l’action individuelle est médiatisée par la nécessité de négocier avec les autres. Terminons en soulignant l’actualité de la conception de Commons ici brièvement exposée. Il est clair que de plus en plus de figures dominantes de l’analyse économique, tels Arrow, Hahn ou North, reconnaissent qu’il est temps de déconstruire l’image standard de la rationalité et de l’acteur économique, notamment en intégrant le rôle des institutions dans l’explication des phénomènes. En ce qui concerne la conception du comportement, qui fonde toute théorie en sciences sociales, nous pensons, avec Hodgson [1996], que l’économie actuelle ne peut raisonnablement éviter les questions clés posées par les anciens institutionnalistes pour appréhender la spécificité de la raison et de l’action humaine en société. Mais, la radicale révision de la conception de l’acteur et des comportements à la base de l’analyse économique que la position institutionnaliste implique, conduit dans le même temps à remettre en cause tant le formalisme que l’individualisme méthodologique, pour, à la suite de la philosophie pragmatiste, adopter une via media capable de fonder une théorisation réaliste des interactions entre l’individuel et le collectif qui spécifient les phénomènes sociaux [Bazzoli, Dutraive, 1996]. Références Albert A., Ramstad Y., 1997, "Social Psychological Underpinnings of Commons’s Institutional Economics", Journal of Economic Issues, Vol 31, n°4, December. 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