1
Les dimensions cognitives et sociales du
comportement économique : l’approche institutionnaliste
de J.R. Commons
L. Bazzoli et V. Dutraive
Résumé : Cet article se propose de présenter le statut et le contenu
de la conception des comportements économiques dans le programme de
recherche des institutionnalistes américains, à partir de l’analyse qu’en a
proposé J.R. Commons. Il vise tant à éclaircir les présupposés
philosophiques et les propositions analytiques de la théorie institutionnaliste
du comportement que de mettre en évidence l’actualité de ce programme de
recherche.
Abstract : This paper presents the statute and the content of the
conception of economic behaviours in the research program of american
institutionalism. It takes the works of J.R. Commons as a crucial contribution
to this conception and attemps to make clear the philosophical
preconcptions and the analytical propositions of the institutionalist theory of
behaviour, as well as to stress the actuality of this research program.
2
L'institutionnalisme américain est une école de pensée importante
pour élaborer une analyse économique concernée par l'étude des
processus économiques dans un temps historique [Delorme, 1994]. Elle
considère en effet que le problème central des sciences sociales est la
compréhension de la formation et de l'évolution de l'ordre social fondé sur les
institutions du capitalisme. Pour ce faire, ce courant a placé le
comportement humain au cœur de l'analyse. De ce point de vue, une des
caractéristiques majeures du programme de recherche institutionnaliste est
la volonté d'élaborer une alternative à la conception atomiste, rationaliste et
optimisatrice du comportement humain, à partir d'une interaction avec les
autres sciences sociales, en particulier avec les sciences psychologiques1.
Or, on peut montrer que la conception institutionnaliste du
comportement humain a anticipé une tendance majeure de l'analyse
économique actuelle qui, de manière plus ou moins explicite, examine les
insuffisances de l’hypothèse classique de rationalité et les conséquences
des limites établies aux choix rationnels2. Comme Denzau et North [1994]
l'expriment bien, eu égard aux difficultés auxquelles l'analyse traditionnelle
s'est heurtée, il est nécessaire "d'ouvrir la boite noire de la rationalité" ; et
cela passe par la reconnaissance du rôle des habitudes et des institutions
dans l'action humaine et la formation de l'ordre [Fusfeld, 1989]. "Le retour de
l'institutionnalisme" durant cette dernière décennie [Hodgson, 1994] tient
selon nous notamment à la viabilité de ses hypothèses comportementales
qui impliquent une reformulation de la conception de la rationalité elle-même,
de la vision de l’individu comme véritable acteur et du rôle de
l’environnement externe à l’agent (selon le terme de Simon).
Nous voulons ici présenter la contribution spécifique de Commons -
figure majeure de l'institutionnalisme dont l'importance a été négligée jusqu'à
une réhabilitation relativement récente3 - à l'édification d'une théorie
1 Selon les institutionnalistes, la révision de la théorie des comportements est centrale pour
construire une alternative solide à l'économie néo-classique. Comme l'a souligné Mitchell,
c'est moins l'analyse de l'évolution des institutions qui distingue l'économie institutionnaliste
que l'application d'une nouvelle conception de la nature et des conduites humaines à cette
question [Mitchell, 1935].
2 Pour une revue critique des conceptions économiques de la rationalité, en particulier celle
adoptée par le programme de recherche de la "Nouvelle Economie Institutionnelle", voir
Hodgson [1996].
3 Voir notamment les travaux de Ramstad, et particulièrement Ramstad [1996b] pour une
réflexion sur cette négligence.
3
institutionnaliste du comportement humain. Cet auteur s'est inspiré de la
philosophie pragmatiste de Peirce et Dewey en matière de méthode et de
conception de la raison pour élaborer une analyse qui relie une théorie de
l'action (individuelle) à une théorie des institutions (action collective), et dont
le concept central est celui de "transaction".
La première partie du texte présente la posture philosophique qui
fonde la conception institutionnaliste du comportement. Sans prétendre
explorer l’immensité du continent pragmatiste, nous soulignerons deux
points qui éclairent la vision de l'économie comme science des
comportements que propose Commons : une théorie de la connaissance
qui conduit à militer pour une méthode réaliste pour les sciences (1-1) et une
conception novatrice de la raison (1-2). La seconde partie développe le
point de vue de Commons dont le projet était de faire "une théorie
évolutionniste et transactionnelle" en reconnaissant le rôle essentiel des
institutions dans l'analyse économique. Nous présenterons les dimensions
cognitives et praxéologiques associées à la notion de transaction forgée
par Commons afin d’éclairer les fondements psychologiques de l’économie
institutionnaliste (2-1), puis le rôle accordé aux institutions dans la
compréhension des comportements "évolutionnistes" (2-2).
1/ La philosophie Pragmatiste : fondement de la conception
institutionnaliste de l'Economie comme science des comportements.
Contrairement à beaucoup d'auteurs néo-classiques et, plus
généralement, à la position positiviste, les institutionnalistes ont tous
défendu la nécessité d'expliciter les "préconceptions" philosophiques (au
sens de Veblen) de l'analyse économique, en particulier concernant les
options sur la nature de la réalité (ontologie) et sur les procédures de
connaissance de cette réalité (épistémologie et méthodologie des sciences).
Les institutionnalistes adoptent les principes de la philosophie
pragmatiste4, laquelle est en parfaite opposition avec la tradition
4 Pour un développement plus complet sur les liens entre institutionalisme et pragmatisme
consulter Dufourt [1995], Mirowski [1987] et plus principalement sur les influences
pragmatistes de Commons, Bazzoli [1994] et Ramstad [1986]. Il faut souligner que ces
fondements philosophiques expliquent non seulement la véritable originalité de
l'institutionalisme mais aussi sa difficulté à être reconnu au sein d’une discipline économique
4
cartésienne qui a dominé la plupart des sciences "modernes", et est à la
base des dimensions atomiste et mécanique de l'économie néo-classique.
C’est pourquoi ce fondement philosophique a orienté ces économistes vers
une toute autre conception du statut et du contenu des hypothèses
concernant l’action et la raison humaines.
1-1/ Eléments d'un débat en faveur du Réalisme dans les sciences contre
le Nominalisme.
Peirce a fondé une philosophie nouvelle dite pragmatiste, dont le
propos central est de défendre une conception réaliste de la pensée et de
la connaissance contre la posture nominaliste qui a dominé la philosophie
depuis Descartes, posture incompatible, selon lui avec le développement
de la méthode expérimentale dans les sciences, la révolution darwinienne
et le tournant sémiotique de la philosophie.
Le réalisme s'oppose au "culte des entités individuelles" qui
caractérise le nominalisme [Tiercelin, 1993] et s'oppose à l'idée que l'on
puisse isoler une essence des choses. On ne peut, comme le dit Dewey,
qu'appréhender des "existants en interrelation". La science doit s’intéresser
à des objets réels, non à un monde hypothétique échappant à tout contrôle
par l'expérience. Cependant, ce réalisme n'est pas un empirisme. Le
pragmatisme s'avère plutôt une alternative originale aux écueils respectifs
du rationalisme et de l'empirisme [Mirowski, 1987] qui apparaissent comme
les deux faces du nominalisme dans les sciences modernes [Hodgson,
1993]. Peirce renvoie ainsi dos à dos les tenants des méthodes inductives
et déductives, en définissant une méthode dite "abductive" qui désigne un
procès herméneutique de formulation d'hypothèse sur et à partir du réel, "le
mouvement qui va d’une conceptualisation d’un phénomène à l’élaboration
d’une hypothèse à propos des structures potentielles qui le génèrent ou le
gouvernent" [Lawson, 1989, p.68].
Commons adopte cette posture épistémologique, rejettant le
formalisme et la dimension a priori de l'Economie Pure, où les "hypothèses
marquée par la prégnance du positivisme logique. La récente réhabilitation de
l'institutionnalisme peut d’ailleurs être rapprochée de la résugence du pragmatisme américain
dans les débats philosophiques contemporains [Deledalle [1995].
5
posées conduisent mathématiquement à une conclusion inévitable", nous
dit-il. Il n'est pas pour autant empiriste et considère que la théorie doit être
une "abstraction réaliste" d'une réalité qui n'est n'est ni entièrement donnée
ni immuable5. Ainsi, l'analyse économique consiste en la compréhension
(au sens de Weber) des conduites humaines concrètes et changeantes
dans l'activité économique. Pour Commons, cela passe par une étude
expérimentale des comportements humains. Or, le principe standard de
rationalité possède essentiellement un statut instrumental dans l'analyse
économique : il est un axiome essentiel à la construction de modèles
déterministes, et par conséquent prédictibles, exprimant les lois
économiques. Ceci constitue une différence essentielle par rapport à
d'autres sciences sociales : tous les éléments du choix des agents
économiques (et en premier lieu, leurs préférences) sont donnés ; les
hypothèses associées à la vision de l'homme économique rationnel
excluent les dimensions cognitives du champ économique et séparent le
contexte de socialisation du contexte de choix [Mirowski, 1981]. Ce qui
nous importe de souligner ici est que le conflit entre institutionnalisme et
économie néo-classique (et ses avatars contemporains) n'est au fond que
l'expression de la bataille entre réalisme et nominalisme : pour le premier,
les êtres humains "sont des parties du monde naturel et de ce fait font
l’expérience de la vie du point de vue de leur matrice spatiale et temporelle
particulère ", alors que pour le second, les individus "se placent en dehors
de la vie et examinent leur ensemble de possibilités en fonction des
circonstances" [Khalil, 1994, p.262]. Du point de vue institutionnaliste, cette
conception, justifiée par l’épistémologie standard telle que l’a codifiée
Friedman notamment, est incompatible avec l’élaboration d’une théorie
réaliste du comportement humain. Cet objectif, qui fut plus tard revendiqué
dans les mêmes termes par Simon [1959, 1979, 1992]6, conduit à défendre
5 C'est une erreur que d'affirmer que l'institutionalisme est une tradition "anti théorique".
Cette tradition s'attache, au contraire, à spécifier le type et le degré d'abstraction nécessaire
à la compréhension des phénomènes complexes et en transformation.
6 Simon, comme Commons, considère que les économistes ont oublié que l'économie est
une science compréhensive du comportement, ce qui suppose d’élaborer des hypothèses
réalistes fondées sur l’observation : "le micro-économiste normatif n’a objectivement pas
besoin d’une théorie du comportement : il veut savoir comment les individus devraient se
comporter, pas comment ils se comportent. (…) [Plus généralement] la théorie économique
classique des marchés avec concurrence parfaite et agents rationnels est une théorie
déductive qui n’a quasiment besoin d’aucun contact avec les données empiriques une fois
que ses hypothèses sont acceptées" [Simon, 1959 pp.252-254]. Ainsi, les
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