DOULEUR EN RÉANIMATION J-F. Payen, J-M. Pellat, C. Broux, C. Jacquot. Département d’Anesthésie-Réanimation, Hôpital Michallon, BP 217, 38043 Grenoble. INTRODUCTION Des progrès notables ont été réalisés ces 10 dernières années dans la prise en charge de la douleur, qu’elle soit aiguë ou chronique, postopératoire, traumatique ou médicale, chez l’enfant comme chez l’adulte. Il reste néanmoins des terrains peu explorés, en particulier celui de la douleur en réanimation. Or, la douleur en réanimation est fréquente, souvent intense, d’évaluation difficile chez le patient sédaté et ventilé. 1. ÉTAT DES LIEUX Il est connu depuis longtemps que de nombreux patients gardent des souvenirs désagréables de leur séjour en réanimation malgré les efforts importants des équipes soignantes pour humaniser les soins. Cinq jours après leur sortie de réanimation post-chirurgicale, 63% des patients ont décrit leur douleur comme modérée à sévère [1]. Près de la moitié d’une cohorte de 5 000 patients a rapporté avoir eu une expérience douloureuse pendant son séjour en réanimation, et pour 15 % des patients, cette douleur était qualifiée de sévère [2]. La douleur, mais aussi le manque de sommeil, l’anxiété, des cauchemars et des hallucinations sont les souvenirs les plus désagréables, évoqués par près de 70 % des patients [3]. Les causes de douleur sont nombreuses en réanimation (Tableau I). L’aspiration trachéale, l’ablation des drains thoraciques et la mobilisation du patient sont les gestes les plus douloureux, avec des valeurs d’EVA comprises entre 30 et 100 mm [4, 5]. Comme en période postopératoire, la douleur en réanimation a un fond continu auquel s’ajoutent des pics douloureux lors de procédures douloureuses. Quelle que soit sa cause et son mécanisme (excès de nociception, douleur neuropathique), la douleur en réanimation peut être dangereuse, puisqu’elle peut conduire à des états d’agitation extrême, source d’extubations accidentelles ou d’ablations inopinées de cathéters et de sondes [6]. Afin de limiter au maximum ces souvenirs désagréables et situations à risque, et aussi de faciliter certains gestes, le recours aux médicaments hypnotiques et analgésiques est devenu la règle en réanimation. Sous l’impulsion des sociétés savantes, des recommandations ont été récemment éditées concernant l’emploi des agents sédatifs, analgésiques 434 MAPAR 2003 et myorelaxants. Les enquêtes les plus récentes font état de plus de 50 % des patients sous sédation et analgésie en Europe et jusqu’à 90 % aux USA. Tableau I Principales causes de douleur en réanimation. Liées à la pathologie initiale Sans acte chirurgical • Foyers de fractures non stabilisés. • Lésions de parties molles (œdème, brûlure). • Para-ostéo-arthropathies neurogènes (POAN). Avec acte chirurgical • Chirurgie thoracique, abdominale, ostéoarticulaire. Liées aux soins • • • • • • • Soins des plaies et des incisions chirurgicales. Pose de cathéter artériel. Pose de sonde urinaire et nasogastrique. Pose et ablation de drain thoracique. Aspiration trachéale, ventilation mécanique. Kinésithérapie, mobilisation, toilette. Posture, immobilisation prolongée. Liées au patient • Angoisse, sensation d’impuissance. • Milieu socio-culturel. • Expérience antérieure de la douleur. La sédation et l’analgésie comprennent habituellement l’association d’un hypnotique (midazolam ou propofol) et d’un morphinique (morphine, fentanyl ou sufentanil), en administration intraveineuse continue. Cependant, les posologies de ces agents sont déterminées le plus souvent de manière empirique, à la demande du personnel soignant [7], ce qui expose le patient à un risque de surdosage. En réanimation, un surdosage peut conduire à un allongement de la durée de ventilation mécanique et de la durée de séjour. Aussi, l’enjeu actuel est d’adapter la posologie des analgésiques (et des hypnotiques) aux besoins réels du patient. Pour cela, il faut disposer d’outils objectifs permettant de mesurer le niveau adéquat d’analgésie chez le patient et améliorer notre connaissance de la pharmacologie de ces agents en réanimation. 2. ÉVALUATION DE LA DOULEUR EN RÉANIMATION Il est impératif de distinguer douleur et agitation, et pour cela, d’utiliser des outils d’évaluation bien distincts. De nombreuses échelles de mesure du niveau de sédation existent, la plus connue et la plus ancienne étant l’échelle de Ramsay. D’autres échelles de sédation ont été proposées, dont la pertinence a été récemment analysée [8]. Cependant, la sédation n’est pas l’analgésie, et l’évaluation de la sédation ou de l’agitation ne comporte pas habituellement de stimulus douloureux. A l’heure actuelle, il n’y a pas de méthode unique pour évaluer la douleur en réanimation chez l’adulte. Cependant, des outils existent, qui peuvent être classés en 3 catégories : auto-évaluation, hétéro-évaluation, et mesure de paramètres physiologiques. Questions pour un champion en réanimation 435 2.1. AUTOÉVALUATION Chez le patient coopérant et communiquant, l’évaluation de sa douleur par auto-évaluation est évidemment la méthode la plus fiable (EVA, échelle verbale simple, échelle numérique simple), sans spécificité propre à la réanimation. Cependant, la possibilité d’y avoir recours est très rare en réanimation, en raison de la présence de troubles de conscience, induits par la pathologie (traumatisme crânien) ou par la prescription d’hypnotiques. Enfin, demander au patient de chiffrer sa douleur à la sortie de réanimation n’offre que peu d’intérêt, car il s’agit dans ce cas d’une mesure globale et rétrospective. 2.2. HÉTÉROÉVALUATION La situation fréquente de patients sédatés et ventilés, incapables de verbaliser leur douleur, rend nécessaire une évaluation par un tiers. Une première approche est de confier la mesure de la douleur aux soignants et/ou aux proches du patient par l’intermédiaire d’un questionnaire. Or, il est bien montré que la douleur est systématiquement sous-évaluée par 35 à 55 % des soignants [9]. De même, l’estimation de la douleur par les proches du patient est correcte dans 50 % des cas seulement [10]. Une autre approche consiste à utiliser des échelles comportementales de douleur, basée sur l’expression corporelle à l’état de repos ou en réponse à un stimulus douloureux. Pour être utilisables, ces échelles doivent répondre à des critères de qualité bien précis : sensible, fiable et valide. Parmi toutes les échelles disponibles en pédiatrie, il faut citer l’échelle de Comfort, spécialement conçue pour les enfants admis en réanimation [11]. Chez l’adulte, il avait été montré que des critères comportementaux (mouvements du corps, expression du visage, posture) pouvaient être correctement mesurés par des infirmières, et présentaient une bonne corrélation avec des mesures d’auto-évaluation [12]. C’est sur la base de ce travail et d’échelles pédiatriques que nous avons élaboré une échelle de douleur pour le patient adulte, sédaté et ventilé [13]. L’échelle comporte l’observation de 3 critères : l’expression du visage, le tonus des membres supérieurs, et l’adaptation au ventilateur (Tableau II). Tableau II Echelle comportementale de douleur (d’après [13]) Critères Aspects Score Expression du visage • Détendu 1 • Plissement du front 2 • Fermeture des yeux 3 • Grimace 4 Tonus des membres supérieurs • Aucun 1 • Flexion partielle 2 • Flexion complète 3 • Rétraction 4 Adaptation au respirateur • Adapté 1 • Déclenchement ponctuel 2 • Lutte contre ventilateur 3 • Non ventilable 4 Nous avons ainsi montré que, chez des patients profondément sédatés (score de Ramsay entre 4 et 6), des procédures douloureuses (aspiration trachéale, mobilisation pour pansement) ont provoqué une augmentation significative du score de douleur par rapport à la situation de repos, 4 fois plus importante que les variations entraînées par les soins non douloureux (pansement de voie veineuse centrale, pose de bas de conten- 436 MAPAR 2003 tion). De plus, la mesure du score s’est avérée fiable, avec un coefficient de concordance kappa égal à 0,74. Enfin, la variation du score à la douleur a été fonction du type de sédation/analgésie que les patients recevaient (sédation légère, modérée ou lourde). Autrement dit, l’échelle a rempli les critères requis en termes de validité, de sensibilité et de reproductibilité. Il n’y a pas pour le moment d’autres échelles pour quantifier la douleur chez l’adulte en réanimation. L’intérêt principal de cette échelle est de mesurer l’intensité d’une réponse à un stimulus douloureux standardisé (aspiration trachéale). A partir de cette mesure, il est possible de faire un ajustement des posologies antalgiques pour des procédures douloureuses ultérieures selon un algorithme simple. 2.3. PARAMÈTRES PHYSIOLOGIQUES La variation de données physiologiques simples (fréquence cardiaque, pression artérielle, pression intracrânienne) peut refléter indirectement la réponse de l’organisme à l’agression douloureuse. Mais de nombreux facteurs confondants existent en réanimation (agents vaso-actifs, fièvre, état hémodynamique instable), rendant ces paramètres peu spécifiques. Les techniques de quantification de la profondeur de l’anesthésie ont aussi été testées en réanimation : variabilité de la fréquence cardiaque, analyse quantitative de l’EEG (spectre de puissance), potentiels évoqués auditifs, indice bispectral (BIS). De toutes ces méthodes, la mesure du BIS en réanimation a été la plus explorée. Les études initiales avaient montré que cette mesure était un bon reflet de la sédation en réanimation [14]. En fait, la valeur de BIS est très variable d’un patient à l’autre (de 20 à 100), sans être bien corrélée avec le niveau clinique de sédation [15, 16]. Ceci peut s’expliquer par la présence de nombreux facteurs confondants (lésion cérébrale, analgésie, barbituriques, mouvements musculaires,...), et de l’origine encore mal connue des variations du BIS (sédation et/ou analgésie). A l’évidence, d’autres travaux sont nécessaires pour mieux définir la place de ces méthodes dans l’évaluation de la profondeur de la sédation et/ou de l’analgésie en réanimation. 3. PRINCIPES THÉRAPEUTIQUES Tout d’abord, quelques points sont essentiels : • De la même façon qu’il faut évaluer séparément la sédation et l’analgésie, il faut administrer de manière séparée les agents de la sédation et les agents analgésiques. • La pharmacologie classique ne s’applique pas en réanimation. La notion de demi-vie contextuelle, déterminée en anesthésie après quelques heures d’administration, n’est pas valable en réanimation en raison d’une durée d’administration des produits sur plusieurs jours. De plus, les sources de variations de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamie sont très nombreuses : hypovolémie, dénutrition, troubles métaboliques, syndrome inflammatoire, sepsis, atteinte hépatique et rénale, hypothermie, interactions médicamenteuses, épuration extra-rénale... Ces éléments imposent des études pharmacologiques propres à la réanimation. 3.1. QUELS PRODUITS CHOISIR ? Les morphiniques (morphine, fentanyl, sufentanil, rémifentanil) représentent l’essentiel du traitement analgésique. Parmi ces produits, on serait tenté de retenir le rémifentanil comme agent de choix en raison de ces propriétés pharmacologiques. Deux arguments incitent à nuancer l’emploi à titre systématique de ce morphinique en réanimation : Questions pour un champion en réanimation 437 1-Des études récentes en postopératoire de chirurgie cardiaque n’ont pas permis de montrer que le rémifentanil était supérieur au fentanyl en termes de durée d’intubation, de score de douleur, de durée de séjour en soins intensifs et à l’hôpital [17]. 2- L’administration peropératoire de rémifentanil peut induire un état de tolérance et d’hyperalgésie postopératoire, dose-dépendant, marqué par des scores plus élevés de douleur et par une augmentation de la consommation de morphine [18]. L’hypothèse est celle d’une activation des récepteurs N-méthyl-D-aspartate (NMDA) induite par le traumatisme chirurgical, amplifiée par l’emploi peropératoire des dérivés morphiniques liposolubles, et prévenu par la kétamine à faible dose [19]. Il n’existe pas de données à l’heure actuelle en faveur d’un état d’hyperalgésie en réanimation induit par les morphiniques. Cependant, une tachyphylaxie au fentanyl et au sufentanil est fréquemment observée [20]. Il est probable que le rémifentanil n’échappe pas à cette règle. En somme, ces résultats soulignent que le choix du dérivé morphinique n’est pas en soi déterminant, mais qu’il faudra privilégier l’adaptation permanente de l’analgésie aux besoins du patient : évaluation régulière du niveau d’analgésie au repos et au cours de stimuli douloureux (par exemple, aspiration trachéale), emploi d’algorithmes de prescription des analgésiques. En optimisant l’analgésie (et la sédation), le bénéfice attendu sera un meilleur confort pour le patient, et une éventuelle réduction de la durée de ventilation mécanique et de la durée de séjour [21]. Cela dit, le rémifentanil conserve une place de choix, par exemple dans l’évaluation neurologique après agression cérébrale. Quant aux antalgiques non morphiniques, on peut utiliser le paracétamol, le néfopam, et les agonistes alpha2 centraux (clonidine, dexmedetomidine). Ces derniers offrent l’avantage d’avoir un effet sédatif associé et de réduire la consommation des morphiniques, mais peuvent être mal tolérés sur le plan hémodynamique. La place des anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) est réduite en raison des troubles de l’hémostase fréquents chez le polytraumatisé. Pour des raisons semblables, l’analgésie locorégionale est peu développée en réanimation. Les blocs périphériques sont toujours possibles, à condition dinstaller un cathéter pour permettre une administration continue d’anesthésiques locaux et/ou de produits morphiniques. Quant aux blocs centraux, ils sont utiles pour les traumatismes thoraciques peu sévères, responsables d’une atteinte unilatérale ou peu étendue [22]. 3.2. QUELS MODES D’ADMINISTRATION ? La plupart du temps, l’analgésie est administrée de manière continue, par voie systémique, à l’aide d’une seringue auto-pousseuse. Comme évoqué ci-dessus, ceci ne correspond pas forcément à la réalité (pics de douleur déclenchés par les soins) et peut conduire à un risque de surdosage. Il faut pouvoir titrer l’analgésie ; pour cela, on peut proposer deux approches : 1- La manière la plus simple est de réaliser une analgésie continue minimale à laquelle on ajoute des bolus d’un morphinique (de préférence d’action courte) au moment des gestes douloureux. 2- La manière la plus élégante sera d’appliquer le concept d’analgésie à objectif de concentration. Ce concept commence à être étudié pour la sédation en réanimation (propofol, midazolam) [23]. Il s’agit de décrire pour chaque produit un modèle liant la pharmacocinétique et la pharmacodynamie (PK/PD) en fonction de la profondeur de la sédation et de sa durée d’administration. Choisir une gamme de concentration plasmatique d’un agent sédatif, responsable d’un effet clinique recherché (par exemple, score de Ramsay à 2 ou à 5), devient alors possible à l’aide d’une seringue autopousseuse munie du modèle pharmacocinétique. Pour l’analgésie, tout reste à faire puisqu’il n’existe pas de modèle pharmacologique pour les morphiniques en réanimation. 438 MAPAR 2003 3.3. PROTOCOLES DE SÉDATION/ANALGÉSIE Quel que soit le produit choisi et son mode d’administration, l’essentiel de la prise en charge de la douleur en réanimation repose sur l’élaboration et le respect de protocoles écrits pour l’équipe soignante [24]. Un exemple de protocole de sédation/analgésie est illustré par la Figure 1. Il faut bien noter que la recherche d’une insuffisance d’analgésie et sa correction est première dans la décision thérapeutique. PATIENT INCONFORTABLE ? NON OUI Réévaluer régulièrement Douleur ? OUI NON Protocole antalgique Cause d'agitation/anxiété connue NON OUI Nécessité de sédation Traiter la cause OUI NON Protocole sédation Protocole anxiolyse Figure 1 : Protocole de sédation/analgésie en réanimation (d’après [24]). CONCLUSION En conclusion, la prise en charge de la douleur en réanimation commence par une évaluation régulière de l’analgésie, véritable mesure du 5e signe vital. L’objectif de cette évaluation est de reconnaître les pathologies et les soins les plus douloureux, d’adapter en conséquence la thérapeutique antalgique, et à terme, d’améliorer le confort du patient et peut-être de diminuer la durée de séjour en réanimation. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] Puntillo KA. Pain experiences of intensive care unit patients. Heart Lung 1990;19:526-33 [2] Desbiens NA, Wu AW, Broste SK, et al. Pain and satisfaction with pain control in seriously ill hospitalized adults: findings from the SUPPORT research investigations. 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