La formation fondamentale, au cœur de la mission collégiale Mémoire du département de philosophie du Collège de Rosemont En dépit des multiples tâches constituant notre enseignement, particulièrement en période de fin de session où il faut à la fois compléter les engagements déjà en cours ainsi que préparer la prochaine rentrée scolaire, il nous semblait non seulement opportun mais nécessaire de se positionner en tant que département sur les valeurs et finalités de l’éducation collégiale. Nous soutenons que la formation générale commune telle que structurée en cours obligatoires pour l’ensemble des étudiants du réseau collégial secteur technique et préuniversitaire, représente une véritable formation fondamentale au cœur de la mission collégiale. Afin de présenter les arguments en faveur d’une formation générale systématique et hiérarchisée, nous allons en un premier temps critiquer la position du Conseil supérieur de l’éducation sur le rôle des collèges et en particulier sur la formation générale. Par la suite, il s’agira de définir la mission de la formation générale telle qu’elle s’intègre à la nouvelle approche programme en répertoriant les valeurs et finalités qui sous-tendent ce projet éducatif. Parce qu’elle figure comme la discipline que nous connaissons le mieux, en regard de nos compétences et propres expériences pédagogiques, nous aborderons le rôle de la philosophie comme discipline de la formation fondamentale. Les recommandations du Conseil supérieur de l'éducation portant sur la formation générale: incohérences et insuffisances de l'argumentation. Dans un avis récent au ministre de l'éducation, le Conseil supérieur de l'éducation recommande d'apporter des changements radicaux à la formation générale dispensée au collégial. Les recommandations du Conseil s'appuient sur des considérations qui souffrent de graves incohérences logiques et qui sont totalement insuffisantes pour justifier des changements d'une telle ampleur. Nous croyons que le ministre serait mal avisé d'entériner des recommandations qui reposent sur des bases aussi fragiles. Parmi les sept recommandations du Conseil au ministre de l'Éducation relatives à la formation générale, la sixième propose "d'assurer une plus grande diversité dans la composition et la mise en œuvre de la formation générale, en faisant appel à un éventail de disciplines plus large qui inclut, par exemple, le domaine des sciences de la nature, des sciences appliquées et des technologies ainsi que le domaine des sciences humaines et sociales". La même recommandation ajoute qu'il faut également assurer "à l'élève des possibilités de choix réels tout en accordant un statut particulier à la langue d'enseignement…" (Avis, p. 117). Le Conseil remet en question "l'exclusivité des disciplines qui définissent, encore aujourd'hui, la formation générale commune" (p. 112). Les modifications proposées pourraient s'actualiser dans différents scénarios. Le Conseil, dans son avis, en présente un qui aurait pour effet de faire pratiquement disparaître les cours de philosophie au collégial et qui semble avoir pour but de reléguer l'enseignement de la littérature et de la philosophie dans un "champ de savoir" défini comme celui des "humanités classiques", qui n'occuperait plus qu'un sixième de la composante de formation générale des programmes. Pour proposer des changements aussi radicaux, il faut disposer de solides raisons. Malheureusement, l'argumentation du Conseil ne résiste pas à l'examen de sa cohérence logique et de sa capacité à fonder en raison les recommandations du Conseil. Les propositions du Conseil semblent essentiellement motivées par deux prémisses, liées l'une à l'autre. (1) La formation générale actuelle, en particulier les premiers cours de français et de philosophie, présenterait des difficultés particulières pour les élèves du secteur technique et constituerait un obstacle important à l'obtention du DEC. (2) Les difficultés éprouvées par les élèves du secteur technique dans les cours de formation générale seraient moins grandes si l'on rendait les apprentissages "plus signifiants" pour les élèves - par exemple en leur offrant des "réelles possibilités de choix". A l'appui de la première prémisse, le Conseil note que les élèves du secteur technique réussissent moins bien leurs cours de formation générale que les élèves du secteur préuniversitaire et qu'ils réussissent moins bien leurs cours de formation générale que leurs cours de formation spécifique. Les membres du Conseil font également référence au taux d'échec élevé des premiers cours de français et de philosophie. Mais dans le même avis, le Conseil nous met en garde : il faut éviter d'établir "une relation indue entre la formation générale et l'obtention du DEC au secteur technique" (p. 100). Plusieurs observations permettent en effet d'affirmer que la formation générale, telle qu'elle est actuellement conçue, n'est pas un obstacle particulièrement important à l'obtention du DEC pour les élèves du secteur technique. • Le lien qu'on observerait entre la réussite du premier cours de français ou de philosophie et l'obtention du DEC ne serait pas spécifique aux élèves du secteur technique, puisqu'on observerait le même lien pour les élèves du secteur préuniversitaire. • Aucune étude n'a permis de démontrer que la formation générale était plus responsable qu'un autre facteur du faible taux d'obtention du DEC en formation technique. • Le facteur déterminant de la réussite des cours de formation générale serait la moyenne de l'élève au secondaire, et non son appartenance au secteur technique ou préuniversitaire. • La formation générale n'est pas le seul réservoir de "cours écueils", c'est-à-dire de cours qui représentent des difficultés importantes pour les élèves du secteur technique et qui peuvent avoir une influence sur le taux d'obtention du DEC. On retrouve de tels cours dans la formation spécifique, par exemple les cours de mathématiques - qui ressemblent à ceux de français et de philosophie dans la mesure où ils exigent une capacité similaire d'abstraction et de cohérence logique. • Observation qui invalide la prémisse principale du Conseil: la formation générale n'est pas une cause prépondérante d'abandon, si l'on examine le dossier des élèves du secteur technique qui n'ont pas obtenu leurs DEC. Une enquête menée auprès de ces étudiants montre que les motifs principaux d'abandon résident dans le manque d'intérêt des élèves pour le programme et dans l'obtention d'un emploi (Rheault, 2004). Si ces observations sont véridiques, la première prémisse du Conseil est fausse et ne permet plus de justifier les recommandations plutôt radicales du Conseil. Autrement dit, l'argumentation du Conseil en faveur de ses recommandations souffre d'incohérence logique en établissant une "relation indue entre la formation générale et l'obtention du DEC au secteur technique", tout en conseillant d'éviter d'établir une telle relation. On peut bien relever le "malaise" éprouvé par les membres du Conseil devant les "difficultés" qu'éprouveraient les élèves du secteur technique (il faudrait dire en fait: les élèves ayant une faible moyenne au secondaire) dans les premiers cours de français et de philosophie, mais le ministre comprendra que de telles impressions ne peuvent pas justifier de manière rationnelle des changements de l'ordre de ceux qui sont proposés par le Conseil. Pour résoudre un problème qui, en réalité, n’existe pas, le Conseil estime qu'il faut ouvrir la formation générale aux autres "champs du savoir" et offrir une "possibilité de choix réels" aux élèves pour rendre leurs apprentissages plus "signifiants", c'est-à-dire plus près de leurs "besoins" et de leurs "champs d'intérêt". Mais, premièrement, cette recommandation perd sa raison d'être si la formation générale n'est pas le facteur principal du faible taux d'obtention du DEC dans le secteur technique. La formation générale actuelle ne représente pas de difficultés particulières pour les élèves du secteur technique, mais pour les élèves ayant une faible moyenne au secondaire. (L'avis du Conseil donne "l'impression" que ses membres veulent atténuer les difficultés de la transition du secondaire au collégial vécues par les élèves plus faibles, en poursuivant au collégial une sorte de "formation personnelle et sociale" améliorée. Le résultat sur la motivation des élèves qui espèrent trouver, dans l'enseignement collégial, un niveau d'éducation supérieur au secondaire, serait désastreux. Les membres du Conseil semblent avoir oublié que la motivation et l'engagement cognitif de l'élève ne dépendent pas uniquement de la capacité d'un apprentissage à répondre à leurs besoins et leurs intérêts immédiats. Les élèves seront motivés dans leur apprentissage si celui-ci comporte suffisamment d'exigences et des "possibilités réelles" d'élargir leur horizon - par exemple en leur apprenant à considérer les besoins et les intérêts de l'ensemble de la société.) Deuxièmement, cette recommandation du Conseil est inspirée par un préjugé courant à l’égard de la philosophie, selon lequel elle ne parviendrait pas à soulever l’intérêt des élèves. Or une enquête menée par des enseignants du collège de Rosemont, Diane Gendron et Martin Provencher, a démontré « un net intérêt des élèves pour la philosophie, en relation avec leur développement personnel » et que le « degré de difficulté rencontré dans le premier cours de philosophie … est loin de constituer un obstacle aussi résistant » qu’on le laisse entendre trop souvent1. Encore une fois, l’argumentation du Conseil ne réussit pas à démontrer la nécessité des transformations qu’il recommande. Troisièmement, le Conseil recommande d’ouvrir la formation générale à d’autres « champs du savoir » que celui des « humanités classiques », dans lequel il semble confiner la philosophie enseignée au collégial. Certes, le premier cours de philosophie s’appuie sur les grands modèles antiques du traitement rationnel des questions philosophiques, c’est-à-dire sur un contenu qu’on peut cataloguer parmi les « humanités classiques ». Mais l’apprentissage de la pensée critique et de l’argumentation qui se fait à l’intérieur du premier cours constitue une compétence transversale de grande importance, qui traverse tous les champs du savoir. Les conceptions de l’être humain qui sont généralement étudiées dans le second cours ne se limitent pas, non plus, au champ des « humanités classiques », à moins de considérer Marx, Freud, Sartre, Darwin et compagnie comme des « classiques » des « humanités ». Quant au troisième cours, il est axé sur des problèmes éthiques de la société contemporaine – ce qui serait un gage de l’intérêt des étudiants, selon les membres du Conseil, puisque « l’actualité » du contenu semble déterminante à leurs yeux. 1 Gendron, D. et M. Provencher, Philosopher au Collège, Philosophie et rationalité, enquête sur la perception des étudiants, Rapport de recherche produit dans le cadre du Regroupement des collèges PERFORMA, Collège de Rosemont, Janvier 2003, p. 97. Si le Conseil estime que les devis ministériels privent l'enseignement de la philosophie de tout "intérêt" pour les jeunes d'aujourd'hui, pourquoi ne recommande-t-il pas de les rafraîchir? Au Collège de Rosemont, les professeurs du département de philosophie ont déjà démontré leur capacité d’élaborer et d'enseigner des cours qui, tout en respectant les principes de l'approche philosophique, débordent largement le champ des "humanités classiques", tout en s’intégrant de manière harmonieuse dans le nouveau programme "Histoire et civilisation" offert au Collège. L’argumentation du Conseil à l’appui de ses recommandations résiste mal à un examen même superficiel. Les membres du Conseil semblent eux-mêmes avouer leurs lacunes lorsqu’ils écrivent, dans leur avis, que « les raisons qui sous-tendent les changements proposés en formation générale ne sont pas faciles à cerner » (p. 98). Peut-être est-ce parce que ces raisons « ne sont pas toujours clairement exprimées » (p. 98). La moindre des choses, de la part d’un organisme dont le rôle est de conseiller le ministre sur les orientations qu’il doit donner à l’éducation des jeunes québécois, serait d’exprimer clairement les raisons qui justifient leurs recommandations, de trouver des raisons qui soient suffisamment fortes et d’éviter l’incohérence qui prive leur discours de toute valeur pour ceux qui estiment que les choix éducatifs doivent être rationnels. La formation générale, une formation fondamentale Le théoricien Edgar Morin 2 soutient que notre époque, parfois qualifiée de «postmoderne» serait marquée par trois caractéristiques principales : 1) l’absence de vérité fondamentale, 2) l’impossibilité logique d’un fondement premier, car on peut toujours trouver un fondement au fondement, et 3) parce que le réel nécessite de recourir à quelque chose d’autre pour se justifier, il n’est pas fondamentalement réel. Non seulement ébranlée par une méthodologie sceptique, qui naturellement initie toute pensée critique, cette position relativiste rend pratiquement impossible toute constitution positive du savoir, tout enseignement. Or, en suggérant que la formation générale soit dénaturée en l’ouvrant à l’ensemble des disciplines (arts, lettres, sciences pures, sciences humaines…) le Conseil supérieur de l’éducation nous semble adopter d’une certaine façon une thèse relativiste. En effet, la formation générale y apparaît comme un amas disparate de cours optionnels bâti selon les goûts et caprices de l’étudiant-client. Cette forme de relativisme, insidieuse et si fréquente dans nos sociétés pluralistes sans repères, mène à une sorte de subjectivisme. Sera vrai seulement ce qui est choisi, acheté. Pour paraphraser Descartes, je choisis donc je suis. Or, même si la relation pédagogique doit prendre en compte la nature de l’apprenant, il faut absolument éviter le culte 2 MORIN, Edgar. La méthode 3. La connaissance de la connaissance 1, Paris, Seuil, 1986. Pour une présentation critique des thèses d’Edgar Morin, voir MORIN, Lucien et BRUNET, Louis. Philosophie de l’éducation, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000. subjectiviste de la spontanéité du moi. Comme le souligne le philosophe Luc Ferry, actuel ministre de l’éducation en France, penser par soi-même implique un détour vers autrui, une expérience de l’altérité en côtoyant les grands textes et grands auteurs. Dit autrement, l’autonomie passe nécessairement par l’hétéronomie3. Par ailleurs, la notion même de formation fondamentale exclut l’arbitraire de la personne à former : «En outre, comme une activité se distingue d’une autre par sa fin, principalement, l’entreprise de «former fondamentalement» sera, à l’instar de toute activité humaine, ordonnée, hiérarchisée, excluant d’avance le recours au hasard, l’improvisation de n’importe quoi, n’importe comment. C’est important. Ce n’est pas ce qu’une personne veut et choisit selon le caprice du moment qui est activité de fondement dans sa formation, mais ce qui doit l’être»4. Il semble que la position relativiste soit contre-intuitive et continuellement infirmée dans la pratique pédagogique. En effet, pour qu’un nouvel apprentissage se réalise chez l’étudiant, celuici doit s’appuyer sur des bases certaines. Le développement humain ne saurait s’accomplir de façon totalement aléatoire, chaque étape devant plutôt servir de tremplin, de fondement, à une étape supérieure. Ainsi, l’épistémologie génétique piagétienne, par exemple, en proposant une théorie du développement par stades, ne peut faire l’économie de la notion de fondement. Le perfectionnement des structures cognitives se réalise à partir du plus connu, servant de fondement, vers l’inconnu, la nouveauté. Une formation fondamentale doit donc tenir compte de la progression naturelle de l’apprenant. Le constructivisme, par ailleurs, suppose l’existence de fondements, d’abord au sens de ce qui est premier, chronologiquement ou ontologiquement, ensuite de ce qui sert de soutien nécessaire à la structure, enfin comme une partie à la fois immanente et permanente à ce dont il sert de fondement. Ainsi, la formation fondamentale devrait donc être primordiale et antérieure à la formation spécialisée. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui justifient la progression du cursus scolaire du primaire, en passant par le secondaire, jusqu’au collégial. Dit autrement, on apprend les règles de la grammaire avant de lire Voltaire, tout comme on pratique l’arithmétique préalablement au calcul différentiel et intégral. La métaphore architecturale exprime toute la portée de la notion de fondement. Pour qu’une habitation soit solide, celle-ci doit s’appuyer sur des fondations solides, car les fondements n’ont rien de mouvant. Le fondement est donc premier, comme cet «archê» que les premiers penseurs de la Grèce ancienne tentaient de saisir dans leurs explications de l’univers, ce cosmos «ordonné».. Aristote considérait d’ailleurs que : «Le caractère commun de tous les principes, ou fondements, c’est d’être le premier à partir duquel il y a soit de l’être, soit de la 3 FERRY, Luc et RENAULT, Alain. Philosopher à 18 ans. Faut-il réformer l’enseignement de la philosophie ? Paris, Bernard Grasset, 1999. 4 MORIN, L. et BRUNET, L. op. cit., p. 560. génération, soit de la connaissance.»5 Ainsi, le fondement est premier, parce que sans lui il devient impossible d’établir une formation spécialisée. On pourrait dire, par exemple, qu’à la base de tout discours, de toute pensée, l’étudiant doit admettre le principe de contradiction : «Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet sous le même rapport6». Ce principe mérite l’assentiment immédiat, nul besoin dit Aristote, de le démontrer. Au collégial, la formation au fondement sera par conséquent nécessaire, générale et commune à tous les secteurs. Le fondement doit viser l’universel, le général, à condition de respecter une progression naturelle, dans l’ordre de la connaissance ainsi que dans les capacités de l’apprenant. La formation fondamentale participe au développement d’une personne, car il ne s’agit nullement de l’envisager comme une transmission de connaissances choisies arbitrairement par l’éducateur, mais plutôt une activité constructive alliant à l’appropriation de certains savoirs véritablement premiers, la maîtrise d’habiletés, oserions-nous dire de compétences. Mais, nous verrons-nous objecter, la formation fondamentale ne débouche pas sur des compétences directement mesurables et sur des qualités directement appréciables par les principaux débiteurs des fonds sociaux que sont les employeurs actuels. Tout étroite qu'elle soit, la vision qui tend à réduire le rôle de l'enseignement à celui de former un technicien opérant qui ne se questionne aucunement sur les présupposés de son action et surtout n'intègre pas le rôle de cette action professionnelle dans le cadre d'une vision plus globale de la société dans laquelle il évolue, cette vision, dirons-nous, repose sur une profonde méconnaissance de la valeur humaine en tant qu'elle apporte à la vie professionnelle la dynamique dont elle a absolument besoin. C'est que la rentabilité —critère d'évaluation on ne peut plus étroit mais faisant actuellement foi de valeur absolue dans les décisions politiques— ne peut s'atteindre en tablant sur le présupposé d'une éducation épurée de son contenu général et vouée à la confection de l'epsilon type. En effet, les qualités qui font d'un employé un individu efficace, c'est-à-dire fiable et débrouillard ne dépendent pas de la formation que dispensent actuellement les programmes qui, imprégnés qu'ils sont de compétitivité et de valeur de survie, accordent le plus souvent la diplômation à tout étudiant inscrit. Dans ce cirque où le mensonge devient une question de pérennité, la formation fondamentale est actuellement la seule qui évalue sur des critères communs l'ensemble des individus considérés comme futurs moteurs de l'économie active. Réduire la formation fondamentale à une composante des programmes aurait donc pour effet immédiat de rendre caduque l'évaluation au niveau collégial puisque, au nom de la concurrence entre les programmes et entre les institutions —ce qui est souhaité par plusieurs—, tout étudiant obtiendrait son diplôme, lequel n'offrirait plus aucune garantie quant à la valeur de l'individu coté. Actuellement, la formation générale garantit encore un minimum de cette valeur au savoir parce 5 6 ARISTOTE, Métaphysique, Θ, 1, 1013 a 17. ARISTOTE, Métaphysique, Θ, 3, 1005, b 20. que l'individu formé a su répondre à une évaluation réelle, laquelle l'identifie comme apte à un certain seuil de rendement. Priver le Québec de ce mode de contrôle sur la qualité du travailleur de demain, c'est ruiner tout espoir de compétitivité de notre main d'œuvre au niveau international et rendre notre industrie locale dépendante des faits et gestes d'une génération d'étourdis qui vivront leur vie professionnelle comme leur vie étudiante, sachant pertinemment que tout appartient à celui qui sait attendre assez longtemps, diplôme, emploi, retraite! La formation fondamentale vise à transformer l’individu, à l’atteindre en tant que personne dans ses principales dimensions : corps, affectivité et intelligence. Profitons d’ailleurs de cette tribune pour insister sur toute l’importance de l’éducation physique, non seulement pour ses bienfaits sur la santé physique, mais aussi pour celle de l’esprit. Par l’entremise de cette formation fondamentale, plusieurs finalités seront recherchées, essentiellement amener l’étudiant en côtoyant les grands auteurs, à se définir comme un être humain. En effet, on peut faire nôtres ces paroles de Pierre Talbot sur la spécificité de la philosophie : «Je pense, pour ma part, qu’à défaut de reconnaître en l’Humain un sujet véritable et de reconnaître dans la philosophie la discipline vouée réflexivement à sa connaissance, son enseignement ne saurait prétendre à un statut privilégié dans le curriculum collégial et au titre de discipline fondamentale dans la formation des étudiants des cégeps7». La formation fondamentale, dans son articulation au niveau collégial, demeure résolument ancrée sur la question du sens. Ainsi, l’étudiant doit à tout prix y réaliser, malgré la puissance des idéologies qui veulent le confiner dans un rôle de futur travailleur, que son essence et son bonheur débordent de cet aspect utilitaire et limité. La demande en thérapeutes sera grande le jour où, privés d’outils rationnels pour réfléchir à leur quête de sens, ces futurs étudiants qui, mal assurés dans leur formation fondamentale et se définissant seulement par leur capacité de production, feront les frais des mises à pied de semblables chantres néolibéraux d’une éducation «économique» et rentable. Rechercher l’utilité immédiate d’un enseignement représentera toujours une perspective bien étroite de ce qu’il peut apporter, trop étroite même pour assurer que l’employé sera lui-même utile à quoi que ce soit. Considérons aussi qu’il n’appartient pas à un employeur de s’assurer que celui qui est formé par le système de l’éducation possède des qualités minimales qui font de lui quelqu’un de socialement responsable. De même, si l’école se désengage de l’aspect formateur lié à la quête de sens, d’autres organisations parfois mal intentionnées, telles les sectes, se chargeront de combler le vide existentiel de ces êtres sans balises. La formation fondamentale repose sur des finalités humanistes par le rejet du totalitarisme et du sectarisme par ses balises que sont l’héritage 7 TALBOT, Pierre. «Philosophie et formation fondamentale au collégial», in : La formation fondamentale. Tête bien faite ou tête bien pleine ? Collectif sous la direction de Christiane Gohier, Montréal, Les Éditions Logiques, 1990, p. 297. culturel et les habiletés de l’esprit critique. De même, cette formation assure un développement à la fois sur un plan intellectuel, mais aussi et surtout moral. Dit autrement, ce type de formation vise à guider la conduite des étudiants dans leur vie de tous les jours. Loin d’être théorique ou spéculative, celle-ci débouche sur la pratique. Or, si l’étudiant ne se réduit pas à sa seule dimension de producteur économique, l’éthique, cette discipline en plein essor de popularité, ne saurait se limiter comme certains courants nous y poussent à la seule dimension de l’éthique appliquée. Il serait très réducteur de proposer à l’étudiant du collégial seulement une éthique propre à son programme d’étude sous prétexte qu’il en saisirait davantage les tenants et aboutissants. L’importance que la formation fondamentale soit commune à l’ensemble des étudiants se mesure sur plusieurs plans. Tout d’abord, historiquement la construction de l’institution collégiale s’est établie sur un principe démocratique de rassembler les étudiants de tous horizons, technique comme préuniversitaire. Cette formation, pour être productive et remplir adéquatement son rôle, doit suivre une ligne directrice et viser des finalités (intellectuelles, morales), dans un objectif intégrateur de proposer aux étudiants une base commune. En effet, l’un des défis de notre société pluraliste est politique, c’est-à-dire bâtir, dans la diversité, une identité nationale, une culture à partager. Sur ce point, la dérive individualiste d’une formation générale sur mesure tel un amalgame personnalisé de cours optionnels constituant cette dite formation, semble ébranler cette finalité politique d’une identité québécoise collective. Suivant cet argument, on écartera d’emblée la proposition basée sur des perspectives strictement économiques et de surcroît non vérifiées, d’abolir cette spécificité québécoise de nos collèges sous prétexte d’harmoniser nos pratiques avec ce qui se fait ailleurs sur le reste du continent. Ces visées économiques qui alimentent le débat sur le statut collégial se dirigent presque inévitablement sur la formation fondamentale, si souvent attaquée. «Et les prétextes les plus souvent invoqués en guise d’arguments sont : la formation fondamentale n’est pas immédiatement utile et rentable ; elle fait perdre un temps précieux ; elle s’intéresse trop à des matières et à des approches «théoriques» ; elle exige des efforts intellectuels trop étendus et trop difficiles8». Ce type d’arguments répertoriés par Morin et Brunet ressemble étrangement à ceux du Conseil supérieur de l’éducation qui «se demande si le niveau d’exigence des premiers cours (i.e. littérature et philosophie) n’est pas trop élevé9». De même, on entretient le préjugé selon lequel les étudiants du secteur technique réussissent moins bien leurs cours de formation générale, par manque d’intérêt et «une formation spécifique déjà très exigeante10». Il serait ainsi très tentant de remettre en question cette formation fondamentale pour les étudiants du secteur technique. Suivant cette logique, la triple finalité de la formation fondamentale telle qu’énoncée par le MEQ, ne 8 MORIN, L. et BRUNET, L. op. cit., p. 575. CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’ÉDUCATION, Avis, mars 2004, p. 112. 10 CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’ÉDUCATION, Avis, mars 2004, p. 98. 9 s’accomplirait pas de la même façon selon le genre de programme d’études de l’étudiant ou pire, sa nécessité serait variable selon le type de cheminement choisi. Or, il faut réaffirmer dans toute son intégralité cette triple finalité : « (…) soit l’acquisition d’un fonds culturel commun, l’acquisition et le développement d’habiletés génériques et l’appropriation d’attitudes souhaitables. Ces trois aspects visent à former la personne en elle-même, à la préparer à vivre en société de façon responsable et à lui faire partager les acquis de la culture11 ». Nous souhaitons que se poursuive l’application de la nouvelle approche programme à l’intérieur d’un système d’enseignement collégial national, structuré et intégrateur. Ainsi, la voie de l’autonomie des collèges apparaît risquée, ouvrant la porte à des missions collégiales strictement tributaires du marché de l’emploi et au manque de cohérence entre les programmes déterminés par les établissements. L’écart entre les collèges pourrait se creuser, tant au niveau de la fréquentation que de la qualité de l’enseignement offert. Cet écueil semble particulièrement grand pour les collèges des régions. De plus, la formation fondamentale doit être maintenue à l’intérieur de cette approche programme sur un plan national parce qu’elle constitue non pas une horrible épreuve à soumettre aux étudiants ou un quelconque artifice de l’esprit, mais bien le cœur de l’enseignement collégial. Ainsi, le pluralisme doit s’exprimer, non pas exclusivement dans une diversité de l’offre de cours, mais en s’appuyant sur des finalités de solidarité sociale que représente une formation fondamentale commune. Sur le plan des différents cours composant cette formation, il ne saurait être question de canoniser en une liste d’auteurs ou de thèmes les contenus de cours, mais seulement de préciser les objectifs visés qui guideront les enseignements. Sur ce point, il importe de valoriser le professionnalisme des professeurs, l’attitude critique qu’ils développent chez l’étudiant, afin d’éviter de considérer les contenus de cours dans une perspective d’endoctrinement. Enfin, cette valorisation de la formation fondamentale doit aussi être compatible avec la redéfinition de ses composantes, c’est-à-dire ses disciplines constitutives : littérature, philosophie, éducation physique et anglais. Parce qu’il est un professionnel, l’enseignant demeure un acteur privilégié pour repenser la valeur des contenus et les méthodes pédagogiques à employer afin d’améliorer son enseignement. Sur ce point, on ne peut qu’encourager les différents séminaires de perfectionnement pédagogique offerts et suivis par un nombre grandissant de professeurs au collégial. Par ailleurs, soulignons que tels que les plan cadres des cours sont envisagés, une certaine latitude rend possible la réappropriation personnelle de l’enseignement par chaque professeur. Par exemple, à l’intérieur même des limites du premier cours de philosophie, le professeur peut insister sur la méthodologie de 11 DEVIS MINISTÉRIEL, tel que cité par l’avis du CSE, p. 106. l’argumentation12, les grands auteurs de la période ancienne ou même suggérer une introduction thématique à la philosophie. À ce titre, on pourrait souligner l’approche de certains des professeurs du Collège de Rosemont qui adoptent déjà une perspective thématique conciliable avec les recommandations de la Commission d’évaluation de l’enseignement collégial (CEEC, 2001) par l’étude de sujets tels la liberté, le bien, la mort et le sens de la vie13. Bien entendu, l’on ne peut qu’encourager le fait que les divers départements des disciplines constitutives de la formation fondamentale suggèrent certains cours optionnels pouvant compléter le cursus obligatoire de la formation ou développent diverses initiatives s’appuyant sur l’interdisciplinarité. La philosophie et la formation fondamentale La question est donc de savoir si la finalité du système d'éducation est de former des êtres capables de pensée et de liberté, capables d'assumer le legs culturel dont ils seront les héritiers ou bien d'en faire des esclaves (des «outils animés», comme disait Aristote) et des débiteurs inconscients. En ne tablant que sur les aspects visant à la formation de «bons citoyens» ou de «bons travailleurs» nous réduisons le champ philosophique au développement de certaines habiletés cognitives alors que la philosophie est une quête de sens et de valeur qui implique la richesse subjective des individus dans un sens créateur et législateur. La critique suppose cette liberté créatrice qui est absente des disciplines où l'acquisition des connaissances est orientée et légitimée par une idéologie essentiellement empirique et instrumentale. À la différence des autres disciplines qui ramènent l'inconnu au connu, qui cherchent à simplifier la vie dans une optique pratique et mercantile, la philosophie cherche à libérer un fonds qui n'est jamais questionné, qui n'est jamais pensé, elle cherche à dégager une vue d'ensemble, claire et réfléchie, sur la totalité de l'expérience humaine. La responsabilité que nous développons est la capacité de maîtriser des instruments (la logique en est un) qui permettront aux étudiants de commencer une réflexion sur le sens et les valeurs qui pourront, non pas leur être imposés, mais guider leur vie. La philosophie marque une coupure radicale dans leur développement en ce qu'elle s'adresse à des individus adultes et responsables (ou en voie de l'être) qui sont en mesure de remettre en question leurs acquis (cognitifs, moraux, etc.) afin d'en examiner les fondements. Que ceux-ci soient solides ou non. L'étudiant de niveau collégial entreprend ainsi de chercher à légitimer les idées et les comportements qu'il a reçus en héritage. Cette remise en question ne signifie pas qu'il en vienne nécessairement à «rejeter» de tels acquis (on peut remettre en question l'amour qu'on a pour quelqu'un sans pour autant le quitter, tout comme on peut remettre en question la valeur que l'on accorde à une activité sans pour autant cesser de la 12 Dans cette perspective qui privilégie la méthode plutôt que le contenu, voir BLACKBURN, Pierre. Logique de l’argumentation, Saint-Laurent, ERPI, 1989, 2e édition 1994 ; TOZZI, Michel. Penser par soimême. Initiation à la philosophie, Lyon, Chronique sociale, 4e édition, 1999. 13 À titre d’exemple, un ouvrage qui peut très bien s’intégrer à une approche thématique du cours PHI 340103 Philosophie et rationalité : NAGEL, Thomas. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Une très brève introduction à la philosophie, traduit de l’anglais (USA) par Ruwen Ogien, France, 1993, 3e édition 2000. pratiquer), mais à les prendre en charge en tant qu'individu autonome, responsable et conscient. Alors que les cours de morale ou de religion cherchaient à inculquer des valeurs et des comportements aux jeunes étudiants, celui de philosophie a pour objectif de remettre en question ces mêmes valeurs et comportements, c'est-à -dire d'en faire maintenant l'objet d'une réflexion critique. Remettre en question signifie avant tout de reconsidérer les raisons pour lesquelles nous faisons ou pensons quelque chose. Ici s'effectue le relais, la passation, le legs de l'héritage. Il s'agit là du premier acte véritablement responsable de cet individu qui sera bientôt laissé à luimême et devra faire des choix. Or, seul un individu libre peut ainsi «répondre» de ses actes en cherchant, afin de les éclairer, les mobiles et les valeurs qui les légitiment ou non. Jusqu'ici, on aura déterminé à sa place ce dont il avait besoin, ce qu'il devait savoir, ce qu'il devait faire et, en quelque sorte, ce qu'il devait penser. Le but de l'éducation étant de former un individu capable d'autonomie et d'autodétermination, il est nécessaire d'entreprendre une réflexion critique sur les motifs derrière ses pensées et ses actes pour qu'il puisse véritablement prendre en charge ce qui lui a été légué. Introduire une réflexion est donc ici synonyme de liberté, car c'est la réflexion critique, indépendamment de son orientation (faire de «bons» citoyens, de «bons» démocrates, de «bons» travailleurs...), qui fait la différence entre l'automate et l'humain. Seule la philosophie porte un questionnement sur le sens et les valeurs d'une existence envisagée dans sa totalité, le questionnement d'un être capable de répondre de ses idées et de ses actes. Encore faut-il qu'il y ait un lieu pour le faire. Or, les cours de philosophie du niveau collégial offrent ce lieu unique. Voulons-nous former des êtres humains libres, alors il faut aménager un espace de réflexion indépendant et neutre où l'exercice de cette liberté soit possible. Il ne s'agit même pas d'une formation fondamentale, d'une base, il s'agit de la finalité elle-même de tout l'édifice. Priver les étudiants de la réflexion philosophique abordant les champs logique, éthique, esthétique, ontologique et épistémologique, revient à fabriquer des hommes et des femmes sans tête, voire même sans cœur.