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Le troisième principe fait écho au débat entre conception viatique ou propédeutique de la
culture commune que j'évoquais précédemment. Il nous demande de savoir élaborer une
élémentation de ces différents ordres de raisons, travail qui ne peut que s'inscrire à l'encontre
des logiques de l'abrégé ou du rudiment (Lakanal disait déjà que « l'abrégé, c'est l'opposé de
l'élémentaire »). Le terme élémentation doit être entendu ici en ayant en tête le double sens du
mot élément en français, lequel désigne à la fois une composante, une unité de base, et la
spécificité d'un domaine ou d'un ordre (cf. l'élément marin). Les éléments de la culture
commune doivent donc valoir au-delà d'eux-mêmes, et introduire à un ordre de raison qui les
déborde. D'où l'importance de mettre au centre de la réflexion la question : quels sont les
œuvres humaines, les connaissances et concepts, les outils, instruments et techniques
intellectuelles dont l'appropriation et l'exercice sont les plus susceptibles d'ouvrir et de former
les esprits à autre chose qu'à eux-mêmes, et qui, par là même, sont les plus susceptibles de
solliciter les sujets au-delà d'eux-mêmes et de leur expérience, de les inscrire dans des
grammaires d'activité qui puissent les mener là où ils ne se savaient pas vouloir ou pouvoir aller
? D'où également la nécessité de rompre avec une tradition et un héritage dogmatiques et
muséographiques de ces œuvres et instruments qui sépare les conditions de leur transmission
des problématiques dans lesquelles ils prennent sens, dans lesquelles ils montrent leurs raisons
d'être et la fécondité de leur usage.
Plus généralement peut-être, il me semble qu'il convient de fonder notre réflexion sur le fait
anthropologique selon lequel l'École (la skolé) a intrinsèquement partie liée avec l'écriture,
avec la raison graphique au sens de la literacy des anglo-saxons, qui est à l'œuvre dans chacun
des ordres de raisons dans lesquels il s'agit de former les esprits. « L'écriture instaure une
différence non seulement dans l'expression de la pensée, mais en premier lieu dans la façon
même dont celle-ci s'élabore », écrit ainsi Jack Goody (4). L'écriture, parce qu'objectivation-
externalisation du langage, oblige le sujet écrivant – ou apprenti-écrivant – à constituer le
langage qui était jusque là outil d'action, pour une large part insu parce que pouvant s'oublier
et s'ignorer dans son usage, en objet de questionnement, de réflexion et de pensée, dont le
fonctionnement et la grammaire doivent être explicités, mis à distance et faire l'objet d'un
travail d'élucidation spécifique. Ce faisant, un tel processus oblige également le sujet à se
constituer lui-même comme foyer de ce travail de pensée qui requiert et permet tout à la fois
la réflexivité de l'activité langagière. L'entrée en literacy, dans l'univers de l'écrit, ne peut donc
se faire sans rupture avec ce qui peut être rapport d'évidence, d'immédiateté, voire de
transparence au monde, aux objets du monde et à l'expérience que l'on en a, sans
transformation donc de son rapport au monde, au langage et à soi-même. Or c'est sur cette
transformation, qui n'est évidemment pas opérée une fois pour toutes et qui déborde largement
les conceptions étroites de l'alphabétisation, que butent, à chacune des étapes de la
scolarisation, les élèves les plus en difficulté. On trouve très souvent chez ceux-ci une illusion
(4)Jack Goody, Entre l'oralité et l'écriture, 1993, trad. fr., Paris, PUF, 1994. Sur cette question, on pourra
également consulter Jack Goody, La raison graphique. 1977, trad. fr., Paris, Minuit, 1979, et David R.
Olson, The world on paper : the conceptual and cognitive implications of writing and reading, Cambridge
University Press, 1994, trad. fr. L'univers de l'écrit, Paris, Retz, 1998.