Agora 9 Quelle culture commune pour une transformation

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Agora 9
Quelle culture commune pour une transformation
démocratique de l'École ?
Jean-Yves Rochex,
Je voudrais vous proposer quelques réflexions et interrogations, voire quelques propositions
principielles quant aux rapports entre la visée de démocratisation de l'École et de l'accès au
savoir et à son exercice critique, et la question posée par la (re)définition d'une culture
commune garantie à tous. Je le ferai en partant de la situation française et des débats, des
préconisations mais aussi des indécisions que cette question y suscite.
1.1. Raisons, pièges et embûches d'une question récurrente
Tout d'abord, il convient de se demander pourquoi cette question ne cesse, telle un serpent de
mer, de resurgir périodiquement dans le débat éducatif en France, par exemple dans chacun des
multiples rapports consacrés ces dernières décennies à l'état des lieux de tel ou tel segment de
notre système éducatif, voire pourquoi elle ne cesse cependant de faire l'objet d'évitements
frileux ou prudents par les divers décideurs politiques. On peut distinguer au moins trois
domaines de raisons à cette résurgence périodique de la question de la culture commune.
Premièrement, cette question est évidemment liée à la prolongation des scolarités qui voit
aujourd'hui 85 % des nouvelles générations scolarisées au-delà de 18 ans, et à l'accès
désormais généralisé de quasiment tous les élèves à l'ensemble du premier cycle de
l'enseignement secondaire (le collège, qu'on nomme école moyenne en d'autres pays). L'école
primaire et le collège (école moyenne) sont ainsi devenus le parcours commun de tous les
élèves actuellement scolarisés, ce qui ne manque pas d'interroger les contenus enseignés tant à
l'école primaire qu'au collège, ainsi que leurs modes et procédures de sélection, d'élaboration et
de transmission, ainsi que de poser cette autre question délicate des rapports entre, d'une part,
cette base et ce parcours communs à tous et, de l'autre, les différenciations ultérieures des
cursus.
Deuxièmement, la question de la culture commune est également liée à celle des inégalités
sociales et sexuées face aux savoirs, à la formation, et à l'orientation, et à celle dite de "l'échec
scolaire". La généralisation de l'accès au premier cycle et la massification de l'accès au second
cycle de l'enseignement secondaire (60 à 65 % d'une classe d'âge obtient aujourd'hui un
baccalauréat d'enseignement général ou technologique) n'ont en effet pas fait disparaître les
inégalités ; si l'échec scolaire "absolu" (la sortie du système éducatif sans qualification
reconnue) a diminué, il n'a pas disparu pour autant, pas plus que les logiques et processus de
sélection-différenciation socio-scolaire ou les sentiments d'échec et de disqualification dont ils
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s'accompagnent et qui font de "l'échec scolaire", absolu ou relatif, plus qu'un simple
"apprentissage inachevé". Tous les élèves sont donc loin de s'approprier les contenus définis
par les programmes et objectifs des classes qui sont constitutives du cursus commun. Constat
qui n'est certes pas nouveau mais qui oblige à réinterroger ces contenus et objectifs, autrement
que dans l'optique simpliste et convenue de la surcharge et de l'allégement qui domine
actuellement le débat. Déjà mis en cause par la culture critique des années 1960-70, les
contenus du curriculum, de la culture scolaire l'ont été à nouveau par la transformation des
publics scolaires et de leurs rapports au savoir, par les problèmes, réels ou supposés, liés à la
scolarisation prolongée d'élèves issus des milieux populaires et/ou des différents processus
migratoires. Les multiples débats et polémiques sur la culture scolaire et les contenus
d'enseignement témoignent ainsi d'une perte d'évidence et d'une remise en cause des réponses à
apporter – depuis le Ministère et les processus de décision politico-administratifs jusqu'à
l'exercice quotidien des métiers enseignants à l'intérieur des classes – aux questions « Que doit-
on, que peut-on enseigner, et comment ? » Ces questions ne se posent évidemment pas
seulement quant à la définition des curriculums prescrits, des programmes officiels, mais aussi
concernant l'activité enseignante, laquelle est toujours travail d'interprétation des curriculums
prescrits et de transposition (bien souvent insue) de ceux-ci en curriculums réellement
enseignés ; il est en effet avéré que les modes d'adaptation les plus courants aux spécificités,
réelles ou supposées, des élèves que mettent en œuvre les enseignants qui exercent dans les
quartiers, les contextes et les établissements socialement les plus difficiles, vont très souvent
dans le sens d'une minoration des exigences en termes de contenus et d'activité intellectuelle.
Constat qui rend évidemment problématique le rapport entre scolarisation et acculturation,
entre cursus suivis et appropriation réelle de savoirs et de techniques intellectuelles.
Enfin, ce contexte sans précédent d'élévation considérable et extrêmement rapide du niveau de
formation des jeunes générations conduit nécessairement à une plus grande différenciation et
une plus grande spécialisation des cursus, alors que dans le même temps se produit un
renouvellement accéléré des savoirs et des techniques et de leurs modes de diffusion et de
communication. Aujourd'hui moins qu'hier encore, tout ne peut donc être enseigné, tout ne
peut pas être partagé par tous, tout ne peut pas faire partie de la culture commune qu'il faudrait
pouvoir garantir à tous, de ce qu'il n'est pas permis d'ignorer ou de ne pouvoir pratiquer à
l'issue du cursus scolaire obligatoire. La nécessité de penser les rapports entre cursus commun
et différenciations ultérieures désigne l'insuffisance d'une approche de la culture commune en
termes de viatique, de "kit de survie" ou d'ensemble limité, circonscrit et censé être
autosuffisant de compétences étroitement instrumentales et comportementales, conception qui
était celle de Jules Ferry concernant l'école primaire et qui est aujourd'hui remise au goût du
jour par certains experts tels que Roger Fauroux. À l'encontre d'une telle conception, il
convient de penser la culture commune à redéfinir et promouvoir comme devant avoir une
visée et un effet propédeutiques, afin de permettre aux sujets d'affronter les évolutions en cours
et à venir des procès de travail et des modes de vie, et de faire que les spécialisations
nécessaires ne s'accompagnent pas de barrières infranchissables entre les différents genres
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d'activité spécialisée (1). La culture commune ainsi considérée doit viser à garantir, à construire
chez tous les élèves les conditions de possibilité (en termes de savoirs, de pratiques et de
dispositions) d'accès à ce qui ne peut pas être partagé par tous. Elle ne doit pas seulement viser
et inclure ce qui serait une base minimale commune aux spécialisations ultérieures, mais
également ce qui est de nature à permettre et favoriser l'échange, le dialogue et la circulation
entre les différentes formes de culture et d'inculture que représente chacune des diverses
spécialisations. C'est dire l'importance, sociale et personnelle, de la formation et de la culture
communes, que la prise en considération et la mise en œuvre d'une politique d'éducation-
formation tout au long de la vie ne doit pas conduire à réviser à la baisse ou à définir au
minimum, mais bien au contraire à repenser de manière ambitieuse et démocratique. Ambition
de savoir et de culture et exigence de démocratisation ne sont ici pas dissociables.
D'autres pièges et embûches existent néanmoins sur la voie ainsi esquissée. L'un des plus
importants est le risque réel que ce qui est plancher, c'est à dire objectifs minima réellement
acquis, pour les uns, ne devienne, dans les faits, plafond pour les autres, c'est à dire horizon
considéré comme maximum difficilement atteignable, voire inatteignable et par rapport auquel
on ne pourrait faire qu'évaluer les manques et réviser à la baisse le champ des possibles et des
exigences. La prise en considération de ce risque, attesté de manière récurrente dans l'histoire
de notre système éducatif, requiert à mon sens de sortir de la seule logique de prescription,
voire d'accumulation de contenus de connaissances et de compétences pour penser de manière
indissociable la question de leurs modes de transposition et de transmission, celle des obstacles
épistémologiques et socio-didactiques sur lesquels butent celles-ci,. Perspective élargie qui ne
saurait se satisfaire d'une logique d'experts disciplinaires sans mettre au cœur de la réflexion
tout à la fois les acquis de l'expérience enseignante et ceux de la recherche en éducation.
Le travail de redéfinition d'une culture scolaire commune garantie à tous confronte également
au double risque, au double écueil du légitimisme et de ses tentations élitistes et ethnocentristes
(ethnocentrisme social et/ou ethnique) d'une part, et du relativisme radical de l'autre. Il nous
faut pour engager ce travail savoir entendre les constats opérés et les questions posées par la
sociologie critique de la culture et de l'éducation, sans pour autant adopter une posture de
dénonciation de toute culture ou de tout contenu de culture scolaire comme arbitraire et
dissimulant l'arbitraire d'une domination sociale, posture qui dans ses versions profanes va
souvent de pair avec une tendance à la substantialisation, à la naturalisation ou réification des
cultures et des identités, au risque de nourrir une logique d'assignation à résidence culturelle ou
identitaire des individus ou des groupes sociaux (2). Ce qui demande sans doute de penser
(1)Sur le débat entre conception viatique et propédeutique de la culture commune, on se reportera avec profit
à Claude Lelièvre, L'École "à la française" en danger ?, Paris, Nathan, 1996.
(2)Rappelons, de ce point de vue, l'avertissement salutaire que nous adressait il y a déjà plus de 60 ans le
psychologue Henri Wallon : « « Autrefois, lorsqu'un peuple européen arrivait dans un pays nouveau, il
mettait tout à feu et à sang pour convertir les indigènes à ses idées, à sa civilisation. Maintenant, nous
faisons exactement le contraire. Nous lui construisons des temples, nous favorisons ses prêtres, ses
monarques, tout ce qui représente la tradition, tout ce qui peut rattacher ce peuple à son passé et tout ce qui
peut l'empêcher de nous faire concurrence dans le domaine de la technique, de la puissance matérielle.
Cette culture des peuples chez lesquels nous allons coloniser, nous la respectons pour mieux les faire
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moins en termes de cultures – supposées unifiées et homogènes, qu'elles soient "ethniques",
nationales ou "de classe" – ou d'objets culturels, qu'en termes de pratiques : techniques,
corporelles, langagières, discursives, esthétiques, etc.
1.2. Former l'esprit dans l'ordre des raisons
Je voudrais maintenant vous proposer quelques principes qui me semblent être de nature à
guider et encadrer la réflexion, théorique et pragmatique, sur la question qui nous occupe.
Le premier de ces principes a été formulé par Condorcet lorsqu'il affirmait que la tâche de
l'éducation est de « former l'esprit dans l'ordre des raisons ». Il est important ici d'entendre le
pluriel du mot raisons, qui signifie que celles-ci ne sauraient se réduire à la seule raison
conceptuelle ou discursive, qu'elles débordent le champ de la rationalité telle que classiquement
définie. D'où la nécessité d'inventorier les différents ordres de raisons dont l'École doit viser
l'élaboration et l'exercice pour la formation des esprits (3).
Le second de ces principes est de considérer que, dans chacun de ces ordres de raisons, le
patrimoine est pluriel. Il est fait d'œuvres, de concepts et d'outils, matériels et symboliques, de
techniques et d'expériences, qui ont certes été produits et élaborés dans des conditions
culturelles et socio-historiques déterminées, mais qui peuvent circuler et valoir bien au-delà de
ces conditions qui les ont vu naître. Perspective que dressait déjà Marx, à l'encontre du
relativisme historiciste ou économiste que lui ont abusivement prêté bien des prétendus
marxistes, lorsqu'il écrivait en 1859 dans sa Contribution à la critique de l'économie politique,
que « la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes
de développement. La difficulté réside dans le fait qu'ils nous procurent encore une jouissance
esthétique et qu'ils gardent pour nous, à certains égards, la valeur de normes et de modèles
inaccessibles ». À l'encontre tant de la tentation ethnocentriste que de son inverse relativiste,
qui l'une et l'autre conduisent à une conception de la culture qui divise, il nous faut travailler à
articuler culture commune et patrimoine pluriel, ce qui requiert de mieux élucider en quoi
chaque culture participe de la culture, et donc de ne pas choisir entre le singulier et le pluriel du
mot culture. Là encore, penser les choses en termes de pratiques culturelles, techniques,
corporelles, langagières, discursives, esthétiques, etc., peut non aider à sortir des apories et
fausses oppositions.
différents de nous. C'est donc encore une culture qui divise » (Henri Wallon, « Culture générale et
orientation professionnelle », Conférence prononcée au congrès de 1932 de la Ligue pour l'Éducation
nouvelle, repris in Hélène Gratiot-Alphandéry, Lecture d'Henri Wallon. Choix de textes, Paris, Éd.
sociales, 1976).
(3)Je reviendrai plus loin sur cette question, mais disons immédiatement combien il est important que la
raison technique et fabricatrice ait toute sa place, égale en dignité avec celle des autres, dans cet ordre des
raisons. Ce qui requiert de rompre avec le fonctionnement de notre système éducatif et les représentations
sur lesquelles il repose qui, de fait, présentent la technique et l'activité fabricatrice comme moins dignes de
valeur et de considération que les autres activité, voire comme plus ou moins dégradantes, réservées à ceux
et à celles qui échoueraient dans les domaines considérés comme étant plus "nobles".
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Le troisième principe fait écho au débat entre conception viatique ou propédeutique de la
culture commune que j'évoquais précédemment. Il nous demande de savoir élaborer une
élémentation de ces différents ordres de raisons, travail qui ne peut que s'inscrire à l'encontre
des logiques de l'abrégé ou du rudiment (Lakanal disait déjà que « l'abrégé, c'est l'opposé de
l'élémentaire »). Le terme élémentation doit être entendu ici en ayant en tête le double sens du
mot élément en français, lequel désigne à la fois une composante, une unité de base, et la
spécificité d'un domaine ou d'un ordre (cf. l'élément marin). Les éléments de la culture
commune doivent donc valoir au-delà d'eux-mêmes, et introduire à un ordre de raison qui les
déborde. D'où l'importance de mettre au centre de la réflexion la question : quels sont les
œuvres humaines, les connaissances et concepts, les outils, instruments et techniques
intellectuelles dont l'appropriation et l'exercice sont les plus susceptibles d'ouvrir et de former
les esprits à autre chose qu'à eux-mêmes, et qui, par là même, sont les plus susceptibles de
solliciter les sujets au-delà d'eux-mêmes et de leur expérience, de les inscrire dans des
grammaires d'activité qui puissent les mener là où ils ne se savaient pas vouloir ou pouvoir aller
? D'où également la nécessité de rompre avec une tradition et un héritage dogmatiques et
muséographiques de ces œuvres et instruments qui sépare les conditions de leur transmission
des problématiques dans lesquelles ils prennent sens, dans lesquelles ils montrent leurs raisons
d'être et la fécondité de leur usage.
Plus généralement peut-être, il me semble qu'il convient de fonder notre réflexion sur le fait
anthropologique selon lequel l'École (la skolé) a intrinsèquement partie liée avec l'écriture,
avec la raison graphique au sens de la literacy des anglo-saxons, qui est à l'œuvre dans chacun
des ordres de raisons dans lesquels il s'agit de former les esprits. « L'écriture instaure une
différence non seulement dans l'expression de la pensée, mais en premier lieu dans la façon
même dont celle-ci s'élabore », écrit ainsi Jack Goody (4). L'écriture, parce qu'objectivation-
externalisation du langage, oblige le sujet écrivant – ou apprenti-écrivant – à constituer le
langage qui était jusque là outil d'action, pour une large part insu parce que pouvant s'oublier
et s'ignorer dans son usage, en objet de questionnement, de réflexion et de pensée, dont le
fonctionnement et la grammaire doivent être explicités, mis à distance et faire l'objet d'un
travail d'élucidation spécifique. Ce faisant, un tel processus oblige également le sujet à se
constituer lui-même comme foyer de ce travail de pensée qui requiert et permet tout à la fois
la réflexivité de l'activité langagière. L'entrée en literacy, dans l'univers de l'écrit, ne peut donc
se faire sans rupture avec ce qui peut être rapport d'évidence, d'immédiateté, voire de
transparence au monde, aux objets du monde et à l'expérience que l'on en a, sans
transformation donc de son rapport au monde, au langage et à soi-même. Or c'est sur cette
transformation, qui n'est évidemment pas opérée une fois pour toutes et qui déborde largement
les conceptions étroites de l'alphabétisation, que butent, à chacune des étapes de la
scolarisation, les élèves les plus en difficulté. On trouve très souvent chez ceux-ci une illusion
(4)Jack Goody, Entre l'oralité et l'écriture, 1993, trad. fr., Paris, PUF, 1994. Sur cette question, on pourra
également consulter Jack Goody, La raison graphique. 1977, trad. fr., Paris, Minuit, 1979, et David R.
Olson, The world on paper : the conceptual and cognitive implications of writing and reading, Cambridge
University Press, 1994, trad. fr. L'univers de l'écrit, Paris, Retz, 1998.
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