Logistique & Management Situations-Types et Évolutions de la Place de la Logistique dans l’Organisation Nathalie FABBE-COSTES Professeur des Universités, Université de la Méditerranée (Aix-Marseille II) CRET-LOG (Centre de Recherche sur le Transport et la Logistique) E-mail : [email protected] Pierre-Xavier MESCHI Professeur des Universités, Université de Valenciennes CRET-LOG (Centre de Recherche sur le Transport et la Logistique) E-mail : [email protected] Depuis son émergence en France au début des années 1980, la fonction logistique s’est développée et est reconnue comme une fonction-clé pour les sociétés industrielles et commerciales. Mais quelle est la place de la logistique dans les organisations ? Cette question intéresse autant les managers que les chercheurs en Sciences de Gestion. Est-ce une grande fonction opérationnelle plutôt centralisée ou une fonction stratégique de conception/contrôle d’un dispositif global de pilotage des flux (ce qu’on appelle aujourd’hui la supply chain) ? Est-il possible de dégager une typologie des situations actuelles ? Au-delà de la place dans la structure, quelle est la place de la logistique dans l’organisation ? dans la stratégie des firmes ? L’expérience du CRET-LOG et notre connaissance approfondie du milieu de la logistique nous conduisait à formuler certaines hypothèses que nous avons souhaité confronter à la réalité des pratiques. Aussi avons-nous engagé un programme de recherche sur ce sujet impliquant successivement une recherche bibliographique et exploratoire, puis une recherche empirique auprès d’entreprises industrielles et commerciales françaises. L’article présente les principaux résultats de cette recherche qui d’une part confirme le statut “stratégique” de la logistique et d’autre part atteste qu’il n’existe pas “une” place pour la fonction logistique, mais des places possibles. Nous présentons la typologie empirique qui se dégage de notre enquête et la confrontons à la typologie exploratoire initialement envisagée. L’intérêt des entreprises industrielles et commerciales pour la gestion des flux a émergé dès la fin des années 1970. Avec la prise de conscience qu’il devenait nécessaire de développer une réflexion globale sur le pilotage des flux, un nouveau métier s’est affirmé : celui de logisticien. Les années 1980 ont vu se multiplier les services, départements ou direc- Vol. 8 – N°1, 2000 tions « logistique » et la fonction du même nom trouvait progressivement sa place dans les entreprises. La reconnaissance de la logistique ne s’est néanmoins pas faite sans conflits ni sans remises en question régulière. Pour véhiculer le changement proposé, la logistique (et donc les responsables logistiques) devait être en « position » de le faire ; elle 101 Logistique & Management devait être visible dans l’organisation et occuper une place qui lui permettait légitimement de faire état de ses idées, points de vue et propositions. Dans de nombreux cas, la logistique a suscité des réticences, voire une franche hostilité, au sein des organisations, ce qui a ralenti et parfois bloqué son évolution. Elle est longtemps restée dans une position où il lui était difficile, voire impossible de réaliser la nécessaire connexion entre les fonctions-clés de l’organisation : malgré la volonté de ses champions dans les entreprises, la logistique reste parfois un processus brisé (Fabbe-Costes, 1994, p. 3). Mais si la logistique est encore dans certaines entreprises au stade opérationnel « primitif », dans de nombreux cas, les directions générales ont décelé le potentiel stratégique de cette démarche et la logistique est réellement reconnue comme une fonction-clé qui a toute sa place dans l’organisation. Si la démarche logistique a acquis ses lettres de noblesse (il suffit pour s’en convaincre de constater la place aujourd’hui accordée au Supply Chain Management), la fonction logistique reste encore pour beaucoup une énigme. Quelle est « la place » de la logistique dans la structure des entreprises ? Au-delà de la place dans la structure, qui est souvent réduite à sa position dans l’organigramme, quelle est la place de la logistique dans l’organisation ? Est-il possible de déceler des parcours d’évolution du statut de la logistique ? Quelles perspectives futures cela nous permet-il de pronostiquer ? Telles sont les questions que l’évolution de la logistique suscite depuis de nombreuses années dans la communauté universitaire et dans le monde professionnel. Sollicitée par l’ASLOG (principale association française de professionnels de la logistique) pour animer une journée de réflexion sur ces sujets (Fabbe-Costes, 1996) et stimulée par les fructueux échanges avec les professionnels, nous avons engagé une recherche s’intéressant à la place de la logistique dans l’organisation des entreprises industrielles et commerciales. Après une phase bibliographique et exploratoire (Fabbe-Costes & Meschi, 1996), nous avons réalisé une étude empirique auprès d’entreprises industrielles et commerciales implantées en France. Notre article qui présente les résultats de cette recherche, précise (§.2) la problématique de la recherche, puis la méthodologie (§.3) et enfin les résultats obtenus (§.4). La conclusion envisage les prolongements que nous souhaitons donner à cette recherche. 102 Problématique L’énigme de la place d’une fonction transversale telle que la logistique La logistique est une démarche dont l’objectif principal est d’assurer la qualité, fiabilité, réactivité, flexibilité et le moindre coût du processus de circulation physique en vue de satisfaire un ensemble de clients/acheteurs / utilisateurs et/ou consommateurs (le bon produit, au bon endroit, au bon moment et au meilleur coût). Ce processus logistique, qui est très largement visible et tangible, présente la caractéristique de traverser/transgresser les frontières organisationnelles traditionnelles, aussi bien entre fonctions qu’entre entreprises. Car l’idée logistique vise fondamentalement à supprimer les dysfonctionnements résultant d’approches fractionnées des processus de circulation de produits, informations et compétences (Mathe & Tixier, 1987, p. 13). Si le processus est concret, et si les opérations qui le composent ont toujours existé (il a toujours fallu faire circuler les marchandises), les notions de « chaîne logistique », de « maîtrise de la chaîne logistique » (Tixier et al., 1983, pp. 157-163) sont des représentations, des abstractions. La plus moins grande intégration de la chaîne logistique dépend de la volonté d’adopter une approche globale de la circulation physique et d’améliorer la gestion des interfaces tant intra-entreprise qu’inter-entreprises. Ces principales caractéristiques de la logistique, rapidement résumées, expliquent, selon nous, les difficultés à positionner la fonction logistique, que nous préférons d’ailleurs appeler domaine fonctionnel, dont la mission est de concevoir la chaîne logistique souhaitée par l’entreprise et ses partenaires, de construire le dispositif logistique approprié et d’en garantir le bon fonctionnement. Compte tenu de son métier et de ses missions, la fonction logistique présente deux caractéristiques principales. D’une part, elle procède d’une dialectique permanente entre l’opérationnel (la « bonne » gestion des flux) et le stratégique (la conception des dispositifs logistiques adéquats aux objectifs de la firme, voire la formulation de stratégies fondées sur la logistique). Elle ne peut d’ailleurs réussir qu’en connectant en permanence pensée et action. C’est donc une fonction qui traverse « verticalement » la hiérarchie. D’autre part, pour faire son métier, elle doit s’interfacer avec la plupart des autres fonctions de l’entreprise (notamment le commercial, le marketing, la production, et l’informatique), Vol. 8 – N°1, 2000 Logistique & Management ainsi qu’avec de nombreux partenaires extérieurs (clients, fournisseurs, prestataires logistiques). C’est donc une fonction transversale qui mobilise « horizontalement » de multiples compétences. Compte tenu de ces deux caractéristiques : quelle peut être la place d’un tel domaine fonctionnel dans la structure d’une entreprise et plus largement dans son organisation ? C’est à cette question que notre recherche tente d’apporter quelques éléments de réponse. Les multiples dimensions de la problématique À l’issue d’un travail exploratoire tant bibliographique que de terrain, il nous est rapidement apparu indispensable d’attaquer le problème selon deux perspectives combinées. La première est celle de l’officialisation de la logistique dans la structure de l’entreprise. Or la structure est l’ensemble des fonctions et des relations déterminant formellement les missions que chaque unité de l’organisation doit accomplir, et les modes de collaboration entre ces unités (Stratégor, 1988, p. 210). La place de la logistique dans la structure peut donc effectivement faciliter ou au contraire limiter sa capacité à construire une chaîne cohérente et à piloter globalement la circulation. La présence, ou non, de la logistique dans l’organigramme et, lorsqu’elle existe, sa localisation ont longtemps été considérées révélatrices de sa place dans l’entreprise. Considérer la place dans la structure présente l’avantage d’être facilement observable. Mais compte tenu de l’émergence de nouvelles formes organisationnelles (par exemple les cercles de qualité, les groupes ou unités entreprenantes) qui ne figurent pas toujours sur les organigrammes, cette perspective nous semble très réductrice et mérite selon nous d’être complétée. L’approche par la structure a permis à quelques auteurs, parmi lesquels nous citerons Ballou (1978), Tixier et al. (1983), Mathe & Tixier (1987), Colin & Paché (1988), d’identifier quelques archétypes de configurations. La logistique fragmentée présence de multiples services logistiques subalternes, à vocation strictement opérationnelle, intégrés aux grandes fonctions classiques. La logistique opérationnelle centralisée se traduit par une grande direction logistique chargée d’élaborer le plan logistique et de contrôler les opérations logistiques qu’elle dirige hiérarchiquement. La logistique intégrée combine une division opérationnelle responsable des moyens logistiques et un département fonc- Vol. 8 – N°1, 2000 tionnel chargé d’élaborer les méthodes, règles et procédures. D’autres formes comme la logistique fonctionnelle ou matricielle ont aussi été présentées. Certains (Colin & Paché, 1988, p. 162) n’ont pas hésité à envisager sa disparition : son destin n’est-il pas qu’elle disparaisse justement parce qu’elle a réussi ? La rapide présentation de ces formes structurelles incite à s’interroger d’une part sur l’orientation dominante conférée à la logistique (une orientation plutôt stratégique, plutôt opérationnelle ou « équilibrée »), d’autre part sur le degré de centralisation de la fonction et son niveau de dépendance hiérarchique vis-à-vis d’autres fonctions. L’étude, aussi bien sous l’angle théorique que pratique, des « formes structurelles », leurs insuffisances, les difficultés qu’elles créent aux promoteurs et acteurs de la démarche logistique montrent la limite de l’approche par la structure, surtout si elle est réduite à l’étude de la présence et de la position de la logistique dans l’organigramme des firmes. C’est ce qui nous a incités à compléter la perspective « officialisation » par une seconde perspective qui est celle des « pratiques de gestion logistiques » dans l’entreprise, sa réalité organisationnelle au-delà de la structure « visible ». C’est la dimension coordination soulignée par Paché (1994, pp. 34-40). L’observation de certains cas d’entreprise nous conduit à identifier deux situations extrêmes. En écho à certains auteurs en management stratégique (Mintzberg, 1990 ; Martinet, 1991 ; ou Koenig & Thietart, 1995 ; Avenier et al., 1997 ; pour n’en citer que quelques-uns), nous distinguons coordination logistique émergente, et délibérée. Dans le premier cas, la pratique logistique, l’articulation des compétences, la synchronisation des opérations sont quasi spontanées, se font par ajustement mutuel. Elles résultent d’une volonté « émergeant de l’action » des acteurs impliqués dans le processus à se coordonner, que ce soit par opportunisme, bon sens, par intelligence organisationnelle ou par éducation (le niveau de formation à - ou par - la logistique paraît être un facteur facilitant la coordination émergente). Le succès d’une coordination émergente semble par ailleurs reposer sur la diffusion dans l’entreprise d’une culture logistique, au-delà des seuls logisticiens en titre. Dans le second cas, une démarche intentionnelle, volontaire, consciente, et généralement planifiée d’organisation assure une coordination délibérée. Généralement impulsée par un acteur (souvent qualifié de champion) ou un groupe d’acteurs, elle est 103 Logistique & Management soutenue par un dispositif de coordination qui associe des règles de gestion, des systèmes d’information et de communication, des procédures... Dans un autre registre, le principe de coordination renvoie aussi au niveau d’optimisation adopté (plutôt des optimisations locales ou une volonté d’optimisation globale) ainsi qu’à une idée de ce qu’est, ou doit être, la qualité principale de la logistique : faire respecter les procédures, savoir organiser, ou stimuler l’innovation. Pour finir, le niveau de coordination et d’optimisation traduit le niveau de maîtrise de la chaîne logistique, mais n’indique en rien qui exécute les opérations logistiques. Celles-ci peuvent en effet être réalisées en interne (soit par des personnes officiellement rattachées à la logistique, soit par d’autres services) ou en externe par des prestataires. Tel est l’ensemble des dimensions auxquelles nous nous sommes intéressés dans notre recherche. La confrontation à des situations réelles nous a conduits, à l’issue de la phase exploratoire, à formuler l’hypothèse qu’il n’existe pas « une place » pour la logistique, mais « des » places possibles. En nous appuyant aussi sur l’expérience de l’équipe du CRET-LOG qui travaille sur la logistique depuis la fin des années 1970, nous avons proposé une première typologie et avons tracé des parcours d’évolution de la logistique (observés ou possibles). Typologie exploratoire et questions de recherche La typologie exploratoire proposée (voir figure 1) croise les deux principales perspectives précédemment évoquées : officialisation de la fonction et démarche de coordination. Elle appelle quelques commentaires rapides que nous ferons dans les encadrés suivants en retraçant ce qui nous semble a posteriori le parcours-type d’évolution de la logistique. Figure 1. Situations-types et évolutions de la place de la logistique. Situation 1 : Personne n’est officiellement responsable de la logistique qui n’est pas officiellement reconnue. La circulation physique « se fait », mais avec des optimisations locales, une vision technicienne des opérations, des améliorations partielles des processus. Une certaine coordination existe, par nécessité. Passage de 1 à 2 : Dans certains cas, une personne s’est (a été) sensibilisée à la problématique de la gestion des flux et s’en est faite le « champion ». Il peut s’agir d’un responsable industriel, commercial, export ou même du PDG lui-même dans des structures de taille réduite. Bien que la logistique ne soit pas officialisée dans la structure, le champion parvient à construire une cohérence de pilotage logistique dans l’entreprise et en devient le leader, souvent charismatique. Les situations 1 et 2 sont deux cas très différents de logistique fragmentée. Passage de 2 à 3 : Selon les difficultés rencontrées, notamment vis-à-vis d’autres fonctions, le champion de la logistique a souvent milité pour que soit « construite » une fonction logistique visible dans la structure et ayant une position lui permettant de négocier avec les acteurs concernés par le pilotage logistique. Passage de 1 à 3 : Il représente une voie plus courte que 1->2, puis 2->3. Il traduit généralement une prise de conscience plus rapide de la direction générale qui ressent le besoin d’officialiser la logistique dont elle reconnaît ainsi l’importance stratégique. Situation 3 : Elle correspond à la logistique centralisée. Elle a été la situation logistique la plus classique jusqu’au milieu des années 1990, mais les dysfonctionnements sont nombreux. Faire de la logistique une grande « fonction », c’est la placer dans une situation « naturelle » de conflit, alors que la logistique est une fonction d’interface. De plus elle l’incite à une grande hégémonie au plan opérationnel... tout est logistique, dès qu’on touche aux flux ! Cette situation est en fait contradictoire avec le concept même de démarche logistique. Elle ne fait que reproduire / renforcer les cloisonnements. Mais le passage par cette situation était (est) probablement nécessaire dans de nombreux cas pour contrebalancer le pouvoir de certaines fonctions dont les objectifs sont parfois contradictoires avec ceux de la logistique et qui refusent de coopérer tant qu’on ne leur impose pas. Deux grandes options qui permettent de réduire les dysfonctionnements de la situation 3 ont, souvent successivement, été tentées : intensifier la situation 3, la logistique devenant la grande fonction opérationnelle, ou passer à une situation type 4 ou 5, où la logistique est surtout identifiée comme une fonction stratégique de conception, de contrôle / évaluation et de veille stratégique, les aspects opérationnels étant distribués, et la cohérence des opérations étant assurée entre autre par le SICLE (Système d’Information et de Communication Logistique d’Entreprise), qui serait conçu, maintenu par les « logisticiens ». Ces deux options traduisent deux visions assez radicalement différentes : la logistique forte, « grand chef d’orchestre » des rythmes de l’ensemble de la circulation physique (courant en vogue fin des années 80, et métaphore abondamment utilisée dans la presse professionnelle de l’époque), et la logistique « intelligence de la firme » (courant des années 90). Quelques entreprises qui ont intensifié la situation 3 vivent actuellement, ou viennent de vivre, le passage à la situation 4. Ce passage de 3 à 4 n’est pas sans inquiéter les logisticiens qui craignent, outre une perte de pouvoir, une dilution de leur fonction et donc une régression. 104 Vol. 8 – N°1, 2000 Logistique & Management Situation 4 : Dans cette situation qui semble se généraliser, un organe logistique est clairement identifié (que ce soit une direction, un comité, une cellule...). Il a une vocation fonctionnelle, avec peu ou sans responsabilité opérationnelle directe. C’est une logistique de conception et de coordination, une instance de communication et de négociation qui vise à favoriser l’échange de points de vue qui s’accompagnent d’autant de perceptions différentes de ce qu’est la logistique, ou de ce qu’elle devrait être. C’est néanmoins une instance qui formule le principe de pilotage et en construit les règles de gestion. Elle a donc aussi une vocation normative. La configuration de la logistique peut être fonctionnelle pure, intégrée, ou matricielle (pour reprendre des configurations précédemment citées). Deux évolutions « originales » nous semblent pouvoir être avancées pour un avenir proche. Situation 5 : La turbulence des marchés, leur instabilité, le rythme des évolutions pourrait inciter à réduire la dimension prescriptive de la logistique, son aspect « normé » en particulier. Dans une situation 5, un organe logistique officiel maintiendrait « l’esprit » de la démarche logistique, mais ne présiderait pas (que ce soit directement ou indirectement) à la coordination. Il serait plutôt chargé de former les acteurs (tous) à cette démarche, de leur fournir des outils « support de délibération / négociation », puis les laisserait inventer la circulation adéquate en fonction du contexte. Cette proposition est notons-le assez contradictoire avec la tendance « certification » des années 1990. S’inscrivant dans le cadre d’une approche de gestion plus globale, fondée sur l’autonomie des acteurs et conforme à une tendance actuelle de la Gestion des Ressources Humaines qui accorde une place prépondérante à la gestion et à l’organisation des compétences (Lawler & Ledford, 1992 ; Zarifian, 1994 ; Meschi & Roger, 1996), elle nous semble intéressante pour préserver l’adaptabilité du dispositif logistique et encourager la capacité d’innovation aujourd’hui reconnue nécessaire. Cette situation permettrait d’établir une réelle dialectique délibérée / émergent. Situation 6 : Le « retour » à une situation 2, voire 1, peut apparaître comme une provocation. Certains logisticiens redoutent une telle évolution. Compte tenu de l’actuelle reconnaissance de la logistique, ce ne serait a priori pas un retour en arrière, mais plutôt une évolution qui traduirait le fait (probablement illusoire) que chacun est pleinement conscient de son rôle logistique, que la culture logistique est acquise par tous, et donc que l’identification de la fonction n’est plus nécessaire. Elle pourrait aussi traduire un passage à une quasi-formal structure (Schoonhoven & Jelinek, 1990, pp.107-109) plus adaptée aux incessantes adaptations et innovations logistiques. Cet état de nos réflexions nous a incités d’une part à confronter notre typologie exploratoire à une approche empirique des situations actuelles, et d’autre part à affiner notre connaissance du comment la logistique trouve sa place dans l’organisation : rôle dans la formulation de la stratégie, dispositifs de pilotage, modes de coordination, compétences activées... Entre une institutionnalisation sclérosante et le possible « échec » d’une dilution, les possibilités d’avenir pour la logistique sont multiples, notamment compte tenu Vol. 8 – N°1, 2000 des nouvelles formes organisationnelles en cours d’expérimentation dans les entreprises et compte tenu des technologies de l’information et de la communication qui autorisent une « main mise virtuelle » des logisticiens en titre sur le pilotage logistique, même si la réalisation des opérations est répartie entre plusieurs acteurs. Méthodologie de la Recherche Modalités de Recherche Étudier la place de la logistique dans les organisations nécessite au préalable de définir des modalités d’action par lesquelles un chercheur en sciences de gestion formalise et tente de résoudre la problématique qu’il s’est posé (Avenier, 1986, p. 6). En d’autres termes, il s’agit de déterminer une méthodologie de recherche pertinente en regard des questions posées. Notre choix s’est porté sur des modalités quantitatives d’observation et de description du phénomène étudié plutôt que sur des modalités qualitatives d’exploration. Comme l’ont expliqué Pras & Tarondeau (1979), la recherche exploratoire se prête davantage à l’éclaircissement d’un problème mal défini ou trop vaste. Elle s’envisage naturellement lorsque le problème posé est très ouvert et que les chercheurs en gestion sont incapables de formuler des questions de recherche précises. Ce n’est pas le cas de cette recherche pour deux raisons ; il est important tout d’abord de noter que la logistique est aujourd’hui considérée comme un champ de recherche et d’investigation relativement « ancien ». Puis, en relation plus étroite avec notre recherche, les contours et les hypothèses sous-jacentes de notre problématique ont été précisés et détaillés dans des observations et réflexions préliminaires (Fabbe-Costes, 1996 ; Fabbe-Costes & Meschi, 1996). Respectant ainsi la séquence méthodologique de Lambin (1990, p. 69) pour qui une étude exploratoire est un préalable indispensable à toute étude quantitative, les questions de recherche proposées découlent d’une recherche exploratoire et ont été traitées à partir d’informations issues d’un questionnaire. Population de Recherche Comme indiqué § 1, notre population de recherche ne comprend que des entreprises industrielles ou commerciales (distributeurs) pour lesquelles la logistique est une fonction support. Un questionnaire qui reprend l’ensemble des dimensions soulignées § 2 a 105 Logistique & Management été élaboré et pré-testé auprès d’une dizaine d’experts et de responsables de services ou de départements logistiques afin d’améliorer la qualité et la précision des différentes questions. Le questionnaire, légèrement modifié, a été adressé en avril 1998 par voie postale à des responsables logistiques d’entreprises françaises ou étrangères installées en France. Le nom et l’adresse de cette personne-cible proviennent des annuaires de l’ASLOG (ASsociation française pour la LOGistique), de la SOLE (antenne française de la SOciety of Logistics Engineers) ou d’informations et contacts personnels. Le questionnaire a été ainsi envoyé à 800 personnes. À l’issue de cette procédure de recueil des données, 111 questionnaires ont pu être exploités (soit un taux de retour de 13,8 %). Si nous prenons en considération les risques inhérents à l’utilisation d’un questionnaire postal (faible retour) et la difficulté de cibler le « bon interlocuteur » qui n’a pas nécessairement le titre de logisticien au sein de l’entreprise, ce taux de réponse (supérieur à 10 %) nous a semblé satisfaisant. Même s’il n’est pas possible de faire des observations sur l’ensemble des responsables logistiques, certaines généralisations pourront se faire sous certaines conditions. Résultats Caractéristiques générales et profil-type des entreprises, des individus et des « logistiques » La répartition par secteur d’activité de l’échantillon est légèrement déséquilibrée au profit des entreprises industrielles : celles-ci sont au nombre de 67 (soit 60 % de l’échantillon) alors que les entreprises de distribution ne sont que 44 (soit 40 % de l’échantillon). L’exploitation d’un certain nombre de questions relatives à l’identification globale des entreprises, des logisticiens interrogés et de la fonction dans laquelle ils travaillent nous ont permis de dégager un profil-type des entreprises et des répondants. Ainsi, les entreprises de notre échantillon apparaissent plutôt prospères et semblent confrontées à une forte intensité de la concurrence. Cette situation de prospérité s’accompagne d’ailleurs d’une hausse des effectifs et d’un développement de la taille des entreprises (l’analyse de variance est statistiquement significative à p<0,01). Il est possible également de dresser un portrait du logisticien interrogé. Même s’il apparaît que celui-ci est dans la plupart des cas un 106 homme (84 % des répondants), le croisement des informations relatives au sexe et à l’âge atteste néanmoins d’une féminisation progressive de la profession de logisticien. En se référant à l’âge moyen des répondants (77 % des répondants ont moins de 40 ans), nous pouvons considérer que la logistique est une fonction dont les responsables sont plutôt jeunes. L’analyse croisée de l’ancienneté dans la fonction logistique (5 années en moyenne) et dans l’entreprise (7 années en moyenne) met en lumière une forte corrélation entre le temps dans la fonction et le temps dans l’entreprise (coefficient de corrélation égal à 0,65). Ce constat accrédite l’idée qu’il se fait des carrières dans la fonction logistique. Cependant, au-delà de l’existence de parcours professionnels au sein de la logistique, cette forte corrélation soulève des questions sur les raisons qui justifient l’existence de tels parcours : la logistique est-elle une fonction qui « enferme » et dont il est difficile de s’extraire ? Les logisticiens se sentent-ils si « bien » au sein de cette fonction, qu’ils y restent et y font carrière ? En ce qui concerne la fonction logistique elle-même, deux grandes tendances ont été mises en lumière : la « surface » accrue et la reconnaissance du rôle stratégique de la logistique. Pour un peu moins de la moitié des entreprises interrogées (46 entreprises, soit 43 % de l’échantillon), l’évolution des effectifs de la fonction logistique est depuis 5 ans en hausse. Seulement 21 entreprises (20 % de l’échantillon) ont connu une réduction des effectifs dans cette fonction. De plus, le constat d’une forte association (Chi2=33,04 avec p<0,0001) entre la variation des effectifs totaux et celle des effectifs de la fonction logistique montre que cette dernière bénéficie (ou pâtit) d’une progression (ou d’une réduction) de taille au moins équivalente à celle de l’entreprise dans son ensemble. L’accroissement des effectifs de la fonction logistique va de pair avec la reconnaissance de son rôle stratégique au sein de l’entreprise (l’analyse de la variance est significative à p<0,05). Deux résultats enregistrés mettent en évidence la réalité stratégique de la logistique : dans 71 entreprises (65 % de l’échantillon), le responsable logistique est membre à part entière du comité de direction et une grande majorité d’entreprises (81 entreprises, soit 75 % de l’échantillon) a inscrit une rubrique « logistique » dans son plan stratégique. Le croisement de ces deux informations (voir tableau 1) précise d’ailleurs la nature de cette réalité stratégique. Vol. 8 – N°1, 2000 Logistique & Management 57 % des entreprises considèrent pleinement la logistique et les logisticiens dans leur management stratégique, 27 % des entreprises lui accordent une place stratégique (par le biais de l’existence d’une rubrique dans le plan stratégique ou en faisant participer le responsable logistique au comité de direction), mais pour 16 % d’entre-elles la logistique n’est visiblement pas (ou pas encore) considérée comme « stratégique ». Concernant la participation du responsable logistique aux décisions stratégiques, les répondants apportent des éléments qui confirment cette tendance « stratégique ». On peut ainsi observer dans le tableau 2 que les responsables logistiques sont largement associés aux décisions concernant de nouveaux investissements et de nouveaux marchés, les restructurations et le choix de nouveaux partenaires. Même si ces décisions s’éloignent des décisions purement « logistiques », il est intéressant de noter que ce sont néanmoins des décisions souvent liées à la définition du dispositif global de pilotage des flux (autrement dit le design de la supply chain). Plus largement, la participation du responsable logistique au processus de planification stratégique confirme la reconnaissance stratégique de la logistique. Les résultats du tableau 3 montrent que dans 68 % des entreprises de notre échantillon, le responsable logistique est directement associé à la formulation et/ou la mise en œuvre du plan stratégique de l’entreprise. Dans 57 % des cas, la voix de la logistique compte dès la conception du plan. Il reste néanmoins 16 % des entreprises qui ne tiennent pas compte de l’avis du responsable logistique. Un dernier résultat apporte une information importante qui, sans infirmer ou contredire les deux constats précédents, appelle néanmoins certaines remarques et questions. Ainsi, l’hypothèse d’un parcours professionnel menant de la direction de la fonction logistique à la direction générale est perçue comme peu plausible ou peu réaliste par les logisticiens (contrairement à ce qu’affirme l’article Le supply chain manager un homme-orchestre du Figaro Economie du 01/02/99, p. 51). Seulement 13 d’entre eux (12 % des répondants) considèrent que la fonction logistique est un passage obligé pour accéder à la direction générale de l’entreprise (alors que 88 % des répondants pensent le contraire). En d’autres termes, la carrière de logisticien ne semble déboucher que rarement sur des postes de direction générale. Une pre- Vol. 8 – N°1, 2000 Tableau 1. Logistique, comité de direction et plan stratégique Directeur logistique membre du comité de direction et/ou rubrique logistique dans le plan stratégique Nombre d’entreprises % de notre échantillon Membre du comité et présence d’une rubrique 61 57% Membre du comité mais pas de rubrique 9 8% Présence d’une rubrique mais pas de participation au comité 20 19% Pas de rubrique ni de participation au comité 17 16% Tableau 2. Logistique et participation aux décisions stratégiques Participation Pas de participation Développement de nouveaux investissements 75 (70%) 32 (30%) Restructurations 72 (69%) 32 (31%) Choix de nouveaux partenaires 72 (69%) 32 (31%) Développement de nouveaux marchés 56 (54%) 48 (46%) Développement de nouveaux produits 52 (49%) 54 (51%) Fusions/acquisitions 28 (28%) 73 (72%) Décisions Stratégiques Tableau 3. Logistique, participation à l’élaboration et la mise en œuvre de plans stratégiques Le responsable logistique participe oui A l’élaboration et la mise en oeuvre 32 (29%) A l’élaboration uniquement 30 (28%) A la mise en œuvre uniquement 12 (11%) A été associé à titre consultatif 17 (16%) N’a été ni associé, ni consulté 17 (16%) 68% au total 32% mière explication de ce résultat tiendrait à la « jeunesse » de la fonction et des logisticiens eux-mêmes, qui ne sont pas encore « reconnus » comme des cadres généralistes et qui n’ont pas, pour la plupart, l’âge d’accéder à de telles responsabilités. Une autre explication possible accréditerait l’idée d’une hyperspécialisation des cadres de la logistique (i.e. une carrière exclusivement réalisée au sein de la fonction logistique) qui les gênerait dans leur évolution vers des fonctions de management général. En synthèse de ces grandes caractéristiques de la logistique, il nous est apparu que cette fonction avait obtenu (ou était en passe d’obtenir) 107 Logistique & Management ses lettres de noblesse « organisationnelle ». Qu’il s’agisse du constat de l’accroissement de la taille de ses effectifs ou de la reconnaissance de son rôle stratégique, il ne fait plus de doute que la logistique est aujourd’hui une fonction incontournable des entreprises industrielles et commerciales, de plus en plus sollicitée pour réfléchir et intervenir dans des domaines dépassant son périmètre traditionnel de compétences (par exemple les restructurations, les choix de nouveaux investissements…). Les « places» de la logistique dans l’organisation des entreprises L’existence de différentes « places » de la fonction logistique au sein des entreprises françaises constituait l’une de nos principales hypothèses de recherche. Afin de tester cette hypothèse, une analyse typologique « hiérarchique » nous a permis de partitionner, puis de regrouper les 111 entreprises de notre échantillon (sans nous être fixé a priori de nombre de groupes à obtenir). Il s’agissait ici de classer les 111 entreprises de l’échantillon selon leur positionnement vis-à-vis d’un certain nombre de dimensions (15 dimensions au total, qui sont celles soulignées § 2) relatives à la nature (5 dimensions), à la structuration (3 dimensions), au partage (3 dimensions) et à l’identité (4 dimensions) de la fonction logistique. À l’issue de cette analyse typologique, nous avons retenu une partition de notre échantillon en quatre groupes d’entreprises, car ce choix de partition était celui qui présentait la meilleure « qualité » statistique (faible variance intra-groupe et forte variance inter-groupe). À partir des 15 dimensions utilisées, il a été possible de définir le type de logistique qui correspondait à chacun des quatre groupes d’entreprises identifiés. Quatre types ou « places » de la logistique au sein de l’organisation ont ainsi pu être observés dans notre échantillon. Afin de décrire ces groupes d’entreprises, une analyse de la variance multivariée a été effectuée. Dans cette optique, nous avons considéré comme variable à expliquer, la typologie émergente obtenue, et comme variables explicatives les 15 dimensions caractérisant le type de logistique mise en place par les entreprises de notre échantillon. Le tableau 4 résume les résultats de cette analyse et présente le profil-type de la logistique pour chaque groupe d’entreprises. Les quatre logistiques identifiées ont été qualifiées : logistique en phase de reconnaissance (groupe 1), logistique grande fonction centralisée (groupe 2), logistique mûre et institution- 108 nalisée (groupe 3) et logistique archaïque ou diluée (groupe 4). Explicitons chacune d’entre elles. Le groupe 1 (réunissant 25 entreprises, soit 23 % de l’échantillon) présente des caractéristiques intermédiaires entre la situation 1 et 2 de notre typologie exploratoire. Les éléments les plus caractéristiques de ce groupe sont les suivants : la logistique n’est pas pleinement reconnue comme une fonction stratégique, elle reste à dominante opérationnelle et les opérations logistiques sont quasi-exclusivement réalisées par le service logistique de l’entreprise. La logistique ne bénéficie pas d’une conception globale de gestion des flux et elle se construit plutôt par optimisations locales. De plus, il n’existe pas de véritable culture logistique dans l’entreprise en dehors des logisticiens. Deux éléments caractéristiques de ce groupe ne correspondent pas aux situations 1 et 2 de la typologie exploratoire. Tout d’abord, le caractère officiel de la fonction logistique tel qu’il est affirmé par les entreprises du groupe 1 se démarque des situations exploratoires 1 et 2 où la logistique n’a a priori pas de reconnaissance officielle. Dans ce premier cas de divergence entre résultats empiriques et situations théoriques, il nous semble que le caractère officiel de la fonction logistique des entreprises du groupe 1 relève davantage de l’effet d’annonce ou d’affichage que de la reconnaissance d’une réalité organisationnelle de la logistique. Ensuite, le caractère « plutôt indépendant » de la fonction au sein de l’organigramme ne reflète pas ici aussi les situations exploratoires 1 et 2 où celle-ci apparaît largement « inféodée » à d’autres fonctions telles que la production ou le commercial. Ce décalage traduit, à notre avis, un phénomène de « transition » ou d’évolution de la situation 1 à la situation 3 de notre typologie exploratoire. En synthèse, ce groupe 1 rassemble des entreprises qui, pour certaines, ont pris conscience de l’importance de la logistique et affichent une volonté de faire évoluer leur gestion et leur organisation dans ce domaine. Mais si la circulation physique se « fait », c’est encore sur la base d’optimisations locales, une vision technicienne des opérations et des améliorations partielles des process : c’est une logistique en phase de reconnaissance et de développement. Le groupe 2 (réunissant 37 entreprises, soit 34 % de l’échantillon) correspond très exactement à la situation 3 de notre typologie exploratoire. On retrouve ici toutes les caractéristiques de la logistique « grande fonction Vol. 8 – N°1, 2000 Logistique & Management Tableau 4. Description de la Typologie des « Places » de la Logistique. Dimensions de la fonction logistique Groupe 1 Groupe 2 Groupe 3 Groupe 4 Nature de la logistique La logistique, fonction officialisée ?* Officialisée Fortement officialisée Fortement officialisée Moyennement officialisée La logistique, fonction stratégique ?* Moyennement stratégique Stratégique Stratégique Moyennement stratégique La logistique, fonction opérationnelle ?* Moyennement opérationnelle Très opérationnelle Opérationnelle Moyennement opérationnelle Mixte Délibérée Délibérée + Plutôt émergente Plutôt locale Mixte Globale Locale La démarche logistique est ?* La logistique procède par optimisation ?* Structuration de la logistique Existence d’un « champion » de la logistique ?* Parfois Oui Non Plutôt non Nécéssité de construire une logistique « visible » ?* Parfois Oui Non Plutôt non Plutôt indépendante Très indépendante Plutôt dépendante Plutôt dépendante Indépendance de la logistique dans l’organigramme ?* Partage de la logistique Existence d’une « culture » logistique dans l’entreprise ?* La logistique, fonction répartie ?* Les opérations logistiques sont réalisées par ?* Non Plutôt non Plutôt non Plutôt non Plutôt centralisée Centralisée Plutôt centralisée Répartie Service logistique Service logistique et autres acteurs Plutôt service logistique Autres acteurs (intra et prestataires) Identité de la logistique Le logisticien est perçu comme un organisateur ?*** Plutôt oui Oui Oui Plutôt oui La logistique repose sur des règles et des procédures ?** Plutôt oui Oui + Oui Plutôt oui La logistique repose sur la réalisation des tâches et des objectifs ?*** Plutôt oui Oui Oui Oui La logistique repose sur une forte capacité d’innovation ?** Plutôt oui Oui Oui Plutôt non * P < 0,0001 ** p < 0,001 *** p < 0,01 centralisée », placée en situation de pouvoir négocier avec les autres fonctions, et identifiée comme le grand « chef d’orchestre » des rythmes de l’ensemble de la circulation physique. Elle a une vocation opérationnelle marquée (elle « fait » la logistique), avec même une nette tendance hégémonique au plan opérationnel. Le caractère délibéré de la gestion des flux physiques se retrouve dans l’importance du respect des règles et des procédures et l’idée que la logistique est une fonction stratégique de conception, de contrôle, d’évaluation et de veille stratégique. Dans ce deuxième groupe, seuls les logisti- Vol. 8 – N°1, 2000 ciens, qui sont clairement les experts de la gestion des flux, ont une culture logistique qui n’est donc pas « diffusée » dans l’ensemble de l’entreprise. La logistique est probablement pour les entreprises de ce groupe une compétence « centrale », considérée comme cruciale, donc développée en interne et capitalisée par des « experts ». Le fait de « faire », plutôt que de « faire faire » la logistique, semble être important pour ces entreprises. La logistique mise en place par les entreprises du groupe 2 est militante et conquérante : elle s’affirme au sein de l’organisation et centralise l’ensemble des 109 Logistique & Management opérations logistiques. Elle prend cependant le risque de s’enfermer et d’ériger des frontières aussi imperméables que les cloisonnements organisationnels contre lesquels se sont battus ses champions. Ce statut de « grande fonction centralisée » représente probablement pour certaines entreprises plus un passage nécessaire qu’une situation organisationnelle définitive. Le groupe 3 (réunissant 32 entreprises, soit 29 % de notre échantillon) est proche du groupe 2, mais il s’en distingue par plusieurs éléments qui nous font envisager une plus grande maturité de la fonction. Comme pour le groupe 2, celui-ci possède une logistique officialisée dont le rôle stratégique est reconnu, mais le caractère de grande fonction centralisée et opérationnelle est ici nettement moins marqué. Contrairement à la logistique mise en place au sein des entreprises du groupe 2, celle-ci n’est pas automatiquement indépendante au sein de l’organisation, elle n’a pas besoin de l’appui d’un champion, et n’a pas besoin d’être plus « visible ». Deux hypothèses peuvent être formulées pour expliquer ces éléments de divergence entre les groupes 2 et 3. Tout d’abord, il serait envisageable que dans les entreprises du groupe 3 la logistique, après une phase de militantisme et de conquête organisationnelle (phase caractéristique du groupe 2), se soit « institutionnalisée ». Cette institutionnalisation a ainsi pu contribuer à rendre la fonction moins agressive dans sa volonté d’exister, de s’affirmer et d’être reconnue par la direction générale et les autres fonctions de l’entreprise. La logistique a peut-être aussi perçu le risque d’enfermement et de cloisonnement auquel peut conduire la logistique telle qu’elle a été développée au sein des entreprises du groupe 2. En ce sens, celle-ci cherche à mieux s’articuler avec les autres fonctions dans une optique de pilotage global et transversal des flux : il semble d’ailleurs que la démarche logistique y soit plus délibérée et consciente, avec une logique d’optimisation globale et d’innovation plus accentuée que dans les entreprises du groupe 2. L’absence d’un champion est intéressante car si celui-ci a existé et a joué un rôle important dans le passé, il apparaît aujourd’hui soit qu’il a été oublié, soit qu’il est parti, soit qu’il ne se reconnaît plus dans ce rôle. Une deuxième hypothèse explicative de cette divergence entre les groupes 2 et 3 renvoie à une situation organisationnelle où la logistique s’est imposée d’elle-même et la direction générale lui a « naturellement » donné les moyens de son 110 développement et de son institutionnalisation. Dans ce cas, il n’a jamais été vraiment nécessaire de lutter pour faire reconnaître la logistique car chacun, au sein de l’entreprise, a eu conscience de sa valeur ajoutée et de la nécessité de gérer les flux. Des entretiens approfondis permettraient probablement de montrer que ces deux cas de figure cohabitent au sein des entreprises du groupe 3. Le groupe 4 (réunissant 15 entreprises, soit 13 % de notre échantillon) est celui qui est le plus difficile à interpréter. Certains éléments nous incitent à le rapprocher de la situation 1 de la typologie exploratoire, d’autres nous suggèrent de le rapprocher des situations 4 et 5. Les éléments militant en faveur d’un rapprochement avec la situation 1 sont les suivants : de tous les groupes identifiés, la logistique du groupe 4 apparaît comme la moins officialisée, comme la démarche la plus émergente et celle qui procède le plus par des optimisations locales. Le plus frappant des éléments est, comme pour la logistique du groupe 1, la faiblesse du rôle stratégique accordé à la logistique. Les éléments militant en faveur d’un rapprochement avec les situations 4 et 5 sont les suivants : c’est une fonction très répartie au sein de l’organisation et la logistique opérationnelle n’est pas l’exclusive des logisticiens de l’entreprise ; les opérations logistiques sont déléguées à d’autres acteurs intra-organisationnels (par exemple production ou commercial) et/ou externes (comme les prestataires logistiques) dans le cadre d’une politique de sous-traitance et d’externalisation. Une telle politique expliquerait pourquoi la logistique dans ces entreprises n’est pas perçue comme une grande fonction opérationnelle. Le constat de la distribution ou de la répartition de la logistique dans ces entreprises appelle deux hypothèses. La première (qui renvoie aux situations exploratoires 4 et 5) est que la logistique a été délibérément distribuée. Cela suppose d’avoir étudié le rapport coûts/avantages de « faire » ou « faire faire » la logistique et surtout d’avoir réfléchi à une répartition judicieuse des opérations logistiques et des responsabilités entre les acteurs internes et externes de l’entreprise. La seconde hypothèse (qui renvoie à la situation 1) est que ces entreprises ont fait faire la logistique faute de savoir la faire ou parce que c’est la solution économique et organisationnelle la plus simple aujourd’hui. Dans ce cas, nous sommes en présence d’une logistique d’intendance, plus subie que véritablement gérée. En reprenant les résultats du tableau 1, Vol. 8 – N°1, 2000 Logistique & Management nous pouvons constater que les entreprises du groupe 4 se retrouvent massivement (pour 73 % des entreprises) dans les 16 % d’entreprises pour lesquelles le responsable logistique ne participe pas au comité de direction et le plan stratégique ne comporte pas de rubrique logistique. Le groupe 4 est aussi celui pour lequel la capacité d’innovation est jugée la moins importante. En synthèse, il nous semble que ce groupe associe deux populations radicalement différentes mais qui se « manifestent » dans le cadre de notre enquête par des comportements proches : une population d’entreprises avec une logistique « archaïque » (proche de la situation 1 de la typologie exploratoire) et une autre avec une logistique relativement développée mais diluée (proche des situations exploratoires 4 et 5), la seconde étant probablement moins nombreuse que la première. Remarquons, en conclusion de ces résultats concernant les places de la logistique dans les organisations, qu’il est logique que notre recherche empirique, qui ne montre que des phénomènes statistiquement observables, ne révèle pas les situations 5 et 6 de notre typologie exploratoire qui étaient plus prospectives qu’observées. De même, la situation 4 n’est probablement pas suffisamment généralisée pour « exister statistiquement » et former un groupe à part entière. Le groupe 3 de notre recherche empirique peut néanmoins apparaître comme une évolution de la situation 3 vers la situation 4. Ceci nous incite à renouveler la recherche dans un ou deux ans pour mesurer l’évolution. Conclusion Cet article a présenté les principaux résultats d’une recherche empirique s’intéressant à la place de la fonction logistique dans les organisations. Elle nous a permis, après une phase bibliographique et exploratoire, de produire, grâce à une large enquête auprès d’entreprises industrielles et commerciales, un premier état des lieux des situations actuelles. Cette recherche confirme d’une part que la logistique est désormais largement reconnue comme « stratégique » et que les responsables logistiques sont pleinement associés à des décisions stratégiques qui dépassent le strict cadre de la logistique. Elle confirme d’autre part qu’il n’existe pas « une place » pour la logistique mais bien « des » places puisque quatre types de logistique ont émergé de l’analyse des réponses à notre questionnaire. Bien que la méthodologie retenue ne nous Vol. 8 – N°1, 2000 permette pas de conclure sur ce point, il nous semble que ces places correspondent à des niveaux différents de maturité logistique. Ces résultats nous encouragent à poursuivre notre programme de recherche. Quatre voies d’approfondissement nous semblent envisageables. La première consisterait à renouveler cette enquête pour analyser empiriquement l’évolution de la fonction. En effet, la méthodologie retenue pour cette première phase ne permet que d’établir un état des lieux au moment de l’enquête, pas de déceler les parcours d’évolution passés, ni de prédire leur évolution avenir. Renouveler l’opération ne permettrait cependant pas d’étudier l’évolution entreprise par entreprise, ce que seules des études de cas longitudinales permettent de faire, mais d’un point de vue global : quels nouveaux types de situations se dégagent 2 ou 3 ans plus tard. La deuxième voie de recherche consisterait à s’intéresser aux facteurs explicatifs de ces situations logistiques. Pourquoi les entreprises ont telle ou telle logistique ? Telle serait la question de recherche. Quels sont les déterminants de la place de la logistique : la recherche de performances particulières (à définir et mesurer), la structure du secteur d’activité (la pression des partenaires amont et/ou aval), l’ancienneté de la fonction dans l’entreprise, les contraintes associées au marché (nature de la « demande », l’exigence des donneurs d’ordre…) voire des facteurs culturels ? Cette deuxième voie pourrait aussi déboucher sur des résultats à caractère prescriptif si l’on s’intéresse plus au lien entre la place de la logistique dans l’organisation et les performances de la logistique mais aussi de l’entreprise dans son ensemble. La troisième voie consisterait à rapprocher nos résultats et les comparer aux résultats obtenus dans le cadre d’autres recherches empiriques récentes (notamment Dröge et Germain, 1998) ainsi qu’en élargissant la réflexion à d’autres fonctions transversales (telles que la qualité, la veille technologique et stratégique, les systèmes d’information…) qui présentent des similitudes organisationnelles intéressantes. Ces comparatifs permettraient de déboucher sur des résultats d’une portée plus générale. Enfin, il nous semble indispensable de compléter cette recherche par des études de cas approfondies. Le choix d’une méthodologie quantitative, qui nous a permis d’établir un état des lieux, ne permet pas de saisir toute la complexité de la problématique et constitue 111 Logistique & Management une limite à notre analyse. Nous souhaiterions en particulier mieux étudier les aspects formels et surtout informels caractérisant la place de la logistique dans les organisations, la nature des interfaces avec les autres fonctions de l’entreprise ainsi qu’avec les partenaires extérieurs, les principes de coordination et de prise de décision. Nous souhaiterions aussi mieux étudier les phénomènes de hiérarchies croisées et inversées mises en évidence par Thomas (1999) ainsi que la piste de la quasi-formal structure évoquée § 2 dans l’encadré décrivant la situation 6 de notre typologie exploratoire. Malgré les limites soulevées, l’éclairage empirique qu’apporte cette première phase de la recherche constitue selon nous une solide base de travail pour poursuivre les recherches. La logistique est un domaine fonctionnel relativement jeune, en plein développement et vivant un changement permanent, il nous semble utile d’accompagner ce développement par des recherches aidant à prendre du recul par rapport à l’actualité et à l’activité au quotidien. Bibliographie Avenier, M.J. (1986). Complémentarité et fragilité des méthodes de recherche en gestion, Note de Recherche 86-01, GRASCE, Aix-en-Provence. Avenier, A. Coord. (1997). La stratégie « chemin faisant », Economica Paris. Ballou, R.H. (1978). Basic Business Logistics, Prentice Hall. Colin, J. & Paché, G. (1988). La Logistique de Distribution, Paris, Chotard et associés. Dröge, C., Germain, R. (1998). « The design of logistics organizations », Logistics and Transportation Review, vol.34, n°1, pp. 25-37. Fabbe-Costes, N. (1994). 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