CHAPITRE XXVII. — L’ARMÉE.
L’ancienne Égypte, pareille en cela à tous les États antiques, n’avait point
d’armée permanente, si l’on entend par là des troupes toujours groupées et en
armes. Rome seule, pour garder les frontières de son vaste empire, s’est imposé
ce fardeau, qui, alourdi par l’habitude d’une défiance mutuelle, épuise
aujourd’hui les nations modernes et les rend incapables de panser leurs plaies
intérieures. Mais l’Égypte entretenait une milice qui constituait non pas une
caste, mais une classe à tendances héréditaires de guerriers toujours prêts à
répondre à l’appel du roi
1
. Le souverain avait à son service une garde de
mercenaires, étrangers pour la plupart, qui étaient des soldats de profession et
formaient le noyau permanent de l’armée active. Les miliciens ne recevaient
point de solde, mais des lots de terres dont ils avaient l’usufruit. On estimait au
Ve siècle avant notre ère, dit Maspero, que douze aroures de terre labourable
leur suffisaient amplement
2
, et la tradition attribuait au fabuleux Sésostris la loi
qui avait fixé leur dotation à ce taux
3
. Ils ne payaient aucune taxe, et on les
dispensait de la corvée durant le temps qu’ils passaient hors de chez eux en
service actif ; à cela près, ils encouraient les mêmes charges que le reste de la
population. Beaucoup d’entre eux n’avaient rien en dehors de leur fonds et y
menaient la vie précaire du fellah, cultivant, moissonnant, tirant l’eau et paissant
leurs bêtes dans l’intervalle de deux appels
4
. D’autres jouissaient d’une fortune
indépendante ; ils affermaient le fief à prix modéré
5
, et ce qu’ils en tiraient leur
arrivait en surcroît du revenu patrimonial. Comme ils auraient pu oublier les
conditions auxquelles ils tenaient ce domaine militaire et s’en considérer les
1
Sur l'organisation des milices égyptiennes au temps des Pharaons, voyez G. Maspero,
Études égyptiennes, II, pp. 35 sqq., Hist. anc., I, pp. 305-308. Journ. des Savants, 1897,
p. 17. Les miliciens s’appelaient monfitou, puis aouou, âhaoutti, les combattants ; les
hommes en service actif, mâshdou, c’est-à-dire les marcheurs ou piétons. Ahaouïti (de
ahaou, combattre) est l’équivalent exact du mot µαχιµος. Diodore (I, 54) parle de
620.000 fantassins, 24.000 cavaliers et 1.700 chefs au temps de Sésostris : il sait, du
reste, que le système pharaonique s’est continué, les cultivateurs en Égypte fournissant
des soldats (I, 28). D’après Révillout (Précis, pp. 41. 82 sqq.), ce système, essayé par
Ahmès Ier, abandonné par Thoutmès III, aurait été définitivement établi par Ramsès II.
Sur l’assimilation de Sésostris à Ramsès II on à un Ousirtasen ou Senwosret, de la XIIe
dynastie, voyez G. Maspero (La Geste de Sésostris, Journ. des Savants, 1901, pp. 593-
609, 665-683), qui relègue dans la légende Sésostris, fabriqué avec les surnoms (Sstsrï)
de Ramsès II et Ramsès III.
2
Hérodote, II, 141. Le κλήρος contenait donc 3 hectares 1/3. Maspero fait observer que
ces fiefs militaires étaient presque triples, par l'étendue, des abadiehs reconnues
suffisantes, dans l’Égypte moderne, pour nourrir toute une famille de paysans... A
l’effectif de 410.000 hommes, chiffre donné par Hérodote (II, 162-166), les µάχιµοι
auraient possédé près de la moitié du sol.
3
Diodore, I, 51. 73. 93. Cf. Aristote, Polit., VIII, 2, 4.
4
Maspero se réfère ici au papyrus 63 du Louvre, de l’époque ptolémaïque (164 a. C.).
c’est-à-dire qu’il admet la continuité du régime ; postulat discutable, car les Lagides,
défiants à l’égard des Égyptiens, n’ont pas traité les miliciens indigènes comme les
étrangers. Ceux-ci pouvaient obtenir des lots de 100 amures, tandis que les µάχιµοι
égyptiens étaient mis à la portion congrue de 5 à 7 aroures. De même, les Lagides se
sont bien gardés de transplanter annuellement ces soldats, qu’ils voulaient, au contraire,
attacher à la glèbe.
5
Diodore, I, 74.