Poétique et Politique dans la pensée de Stanislas Breton

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THÈSE
Pour l'obtention du grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS
UFR de sciences humaines et arts
Laboratoire Métaphysiques allemandes et philosophie pratique (Poitiers)
(Diplôme National - Arrêté du 7 août 2006)
École doctorale : Lettres, pensée, arts et histoire - LPAH (Poitiers)
Secteur de recherche : Philosophie
Présentée par :
Gustave Sawadogo
Poétique et Politique dans la pensée de Stanislas Breton
Directeur(s) de Thèse :
Philippe Capelle-Dumont, Philippe Soual
Soutenue le 03 décembre 2014 devant le jury
Jury :
Président
Edvard Kova
Professeur - Institut Catholique de Toulouse
Rapporteur
Edvard Kova
Professeur - Institut Catholique de Toulouse
Rapporteur
Pierre Gire
Professeur - Institut Catholique de Lyon
Membre
Philippe Capelle-Dumont
Professeur - Université Strasbourg 2
Membre
Philippe Soual
Chargé de recherche - Institut Catholique de Toulouse
Membre
Jérôme de Gramont
Professeur - Institut Catholique de Paris
Pour citer cette thèse :
Gustave Sawadogo. Poétique et Politique dans la pensée de Stanislas Breton [En ligne]. Thèse Philosophie. Poitiers
: Université de Poitiers, 2014. Disponible sur Internet <http://theses.univ-poitiers.fr>
INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ DE POITIERS
UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS
Gustave SAWADOGO
POÉTIQUE ET POLITIQUE
DANS LA PENSÉE DE STANISLAS BRETON
Thèse présentée pour l’obtention du doctorat conjoint de Philosophie
à la Faculté de Philosophie de l’Institut Catholique de Paris
et au Département de Philosophie, UFR Sciences Humaines et Arts de l’Université de Poitiers
Directeur de Thèse pour l’Institut Catholique de Paris
Monsieur le Professeur Jérôme de GRAMONT
Directeur de Thèse pour l’Université de Poitiers
Monsieur le Professeur Philippe SOUAL
septembre 2014
GRATITUDE
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? »
(1, Co, 4, 7)
À chacun et à vous tous
chers condisciples
chères secrétaires de la Faculté
et chers bibliothécaires,
chers enseignants de l’ICP,
chers membres du jury de soutenance,
cher professeur Philippe SOUAL,
directeur pour l’Université de Poitiers,
cher professeur Jérôme de GRAMONT,
pour votre accompagnement et proximité,
cher professeur Philippe CAPELLE-DUMONT
qui, avec sagesse, patiemment, et jusqu’au bout,
m’avez accompagné sur le chemin de la pensée,
…
à qui m’a donné à
‘manger, boire, me vêtir, habiter’,
en tous ces lieux où je suis passé et ai demeuré,
à ‘Nemo’
à qui je dédie ce balbutiement,
j’adresse,
tout simplement
mais très sincèrement,
un
MERCI !
jailli du fond du cœur.
Mille gratitudes !
Celui ‘‘à qui nous devons la vie, la croissance et l’être’’ vous le revaudra.
gustave
2
SOMMAIRE
INTRODUCTION GENERALE ……………………………………………………………5
PREMIÈRE PARTIE
DU POÉTIQUE ET DU POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON
CHAPITRE I . ÉMERGENCE D’UNE SENSIBILITÉ POÉTIQUE ET POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON …………………………………έέ…………………………έ 13
CHAPITRE II. L’UNIVERS POÉTIQUE DE STANISLAS BRETON …………έέέέ………έ37
CHAPITRE III. L’UNIVERS POLITIQUE DE STANISLAS BRETON ………έέ…………64
DEUXIÈME PARTIE
ENJEUX
D’UNE CONJONCTION
ENTRE POÉTIQUE ET POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON
CHAPITRE IV. FONCTION-ÊTRE. FONCTION-MÉTA, FONCTION-MÉNIQUE………έ88
CHAPITRE V. PENSER LA RELATION, PENSER PAR RELATION …………έ………123
CHAPITRE VI. MONDE ET HUMANITÉ. LA SENSIBILITÉ FONDAMENTALE ……έέ.153
TROISIÈME PARTIE
POÉTIQUE, POLITIQUE ET MYSTIQUE
DE
L’HABITER
CHAPITRE VII. ÊTRE ou HABITER…………………………………………………έ…έέ188
CHAPITRE VIII. DE L’HABITER DÉMOCRATIQUE …………………………………έέ2ί8
CHAPITRE IX. ‘‘HABITER LE MONDE À PARTIR DE LA CROIX’’ ………………έέέ23λ
CONCLUSION GÉNÉRALE………………………………………………………………έ274
3
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VTC
*
PPR
1
L’autre et l’ailleurs, Paris : Descartes & Cie, 1995.
L’Avenir du christianisme, Paris : Desclée de Brouwer, 1999.
Approches phénoménologiques de l’idée d’être, Paris-Lyon, 1959.
Conscience et intentionnalité, Vitte 1954.
Causalité et projet, Paris : PUF, 2000.
Deux mystiques de l'excès : J.-J. Surin et Maître Eckhart, Paris, Cerf, 1985.
Du principe. Essai sur l'organisation du pensable, Aubier, 1971.
Essence et existence, PUF, 1962.
L’Esse in et l’Esse ad dans la métaphysique de la relation, Rome, 1951.
Esquisses du politique,
Être, monde, imaginaire, Le Seuil, 1976.
Écriture et Révélation, 1979.
Individu et technologie, avec Bernard Baudry, L’Harmattan, 2ίί5έ
Libres commentaires, 1990.
Marxisme et critique, Paris, Desclée (Théorème), 1978.
Matière et dispersion, éd. Jérôme Millon, 1993.
Mystique de la Passion. Étude de la doctrine spirituelle de saint Paul de la
Croix, Paris, Desclée, 1962.
Philosophie buissonnière, éd. Jérôme Millon, 1989.
La Passion du Christ et les philosophies, Teramo, Eco, 1954.
Philosopher sur la côte sauvage, édέ L’Harmattan, 2ίίίέ
Le problème de l'être spirituel dans la philosophie de Nicolas Hartmann , ParisLyon, Vitte, 1962.
Philosophie et mystique, existence et surexistence, éd. Jérôme Millon, 1996.
Philosophie et mathématique chez Proclus, Paris, Beauchesne, 1969.
La Pensée du rien, Kok Pharos, 1992.
Poétique du sensible, Paris : Cerf, 1988.
Politique, religion, écriture chez Spinoza, Lyon : PROFAC, 1973
Rien ou quelque chose, roman de métaphysique, Flammarion, 1987.
Saint Paul, Presses universitaires de France, 1988.
Situation de la philosophie contemporaine, Vitte, 1959.
Saint Thomas d'Aquin, Paris, Seghers, 1965.
Spinoza. Théologie et politique, Paris : Desclée, 1977.
Théorie des idéologies, Paris : Seuil, 1976.
Unicité et Monothéisme, 1981.
L’uomo d’oggi e le sue contraddizioni : invoca o respinge una redenzione ?,
Torino : Editrice Elle Di Ci, 1986.
Le Verbe et la Croix, Paris, Desclée, 1981.
Le Vivant miroir de l’univers, logique d’un travail de philosophie, Paris : Cerf,
2006.
Vers l’originel, Paris : L’Harmattan, 1995.
Vers une théologie de la Croix, Teramo : Eco-Pères passionnistes, 1979.
*
Philosopher par passion et par raison : Stanislas Breton, sous la direction de
Luce Giard, éd. Jérôme Millon, 1990.
Abréviation des titres des ouvrages de Stanislas Breton, et d’un ouvrage collectif sur son œuvreέ
4
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Dans la maison-monde, il y a, comme il fut dit jadis, bien
des demeures qui déterminent autant de manières
spécifiques d’y être, de l’habiter et d’y demeurer. Ces
demeures sont aussi bien des formes de vie que des genres
de discours qui, en théorie, n’ont pas à se combattreέ2
Habiter ! Habiter le monde ! L’habiter ensemble ! Ce que cela signifie pour l’humain, et la
manière dont il peut le réaliser – parce qu’en le réalisant, il se réalise –, tel est le problème qui
nous conduit à interroger l’œuvre de Stanislas Breton3, à travers l’examen et la mise en rapport
des dimensions poétique et politique de sa pensée. Entrer dans la pensée d’un philosophe de la
stature de Stanislas Breton c’est traverser tout un ‘‘esprit’’έ
Qui est donc Stanislas Breton, et en quoi consiste son geste philosophique ? Comment nous
situer par rapport à l’essentiel de cet esprit de sa pensée4 d’une manière qui donne à notre
problématique toute sa raison d’être et tout son sens ? La meilleure « logique d’un travail de
philosophie »5 est sans doute celle que propose son auteur. Aussi convient-il, en ce qui concerne
notre auteur, de se rapporter à sa propre lecture de lui-même6. Philosophe et théologien chrétien,
grand spécialiste du néoplatonisme et de la philosophie médiévale, familier de la mystique
rhénane, ouvert à la pensée et à la mystique du monde oriental, Breton aimait à se décrire par
2
VO , p. 55.
Paul Stanislas BRETON (3 juin 1912 - 2 avril 2005). Cf. Jean GREISCH, « BRETON Stanislas (1912-2005) »,
in : Dictionnaire des Philosophes, Nouvelle édition augmentée, Paris : Encyclopédia Universalis et Albin Michel,
2006, p. 304-305.
4
« Un style philosophique inséparable d’un mode de présence au mondeέ Il s’y mêle l’impatience de la pensée, la
vigueur de l’analyse, la joie de ce qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, l’humilité d’une foi, l’élan d’un rire, la
conscience du tragique de l’histoire et cette connaissance intime des puissances de la nuit sans laquelle
l’intelligence se ferme à tout accès à l’inquiétude ou à l’espérance des hommesέ Ainsi va cette philosophie,
raisonneuse et buissonnière, vigoureuse et poétique, née d’une passion et par elle habitéeέ » (Luce GIARD, « Note
liminaire », in : PPR, p. 6).
5
Sous-titre de son dernier ouvrage : Le vivant miroir de l’univers.
6
Nous renvoyons aux textes mêmes où Breton retrace son itinéraire humain, spirituel et intellectuel : « Postface »
in : Foi et raison logique ; De Rome à Paris ; L’Autre et l’ailleurs ; « Retrospectiva », in : Stauros, 2004, n° 41,
Theologia de la Cruz, p. 105-110 ; Le Vivant miroir de l’univers.
3
5
la périphrase suivante qui révèle d’où il pense et parle : « Je suis un homme du Moyen Age
romain, né dans un faubourg d’Athènes sous un arbre de Judée. »7
Auteur d’une œuvre très considérable8, tant par l’abondance des écrits que par leur
profondeur, il pose ou repose avec pertinence des questions de divers ordres : métaphysique,
phénoménologique, théologique, mystique, poétique, politique, etc. Les diverses dimensions
qui constituent cette œuvre multidirectionnelle correspondent, selon lui, à trois étapes
essentielles9 de son itinéraire intellectuel : une première étape de métaphysique thomasienne et
médiévale, une seconde étape marquée par la phénoménologie husserlienne notamment, et une
troisième étape marquée par un croisement entre néoplatonisme et théologie ou mystique de la
Croix10.
En dépit d’une telle diversité, il est chez Breton une véritable connexion entre les
domaines qu’il étudieέ Et cela constitue précisément le dynamisme qui fonde et doit fonder tout
acte philosophique. La pensée philosophique est une pensée en marche selon un dynamisme
qui est son rythme, son souffle et sa vieέ Dynamisme à l’intérieur d’elle-même, et dynamisme
qu’elle est censée diffuser ou insuffler aux êtres et aux choses sur lesquels elle jette ou projette
7
DRP , p. 48. Comme le fait remarquer Philippe CAPELLE-DUMONT, « cette sentence renvoie
métaphoriquement à la composition des paysages dissemblables que parcourait le Père Breton ».
8
La pensée de Breton constitue, selon GREISCH, « un des itinéraires les plus singuliers de la philosophie française
de la deuxième moitié du XXe siècle.» (Jean GREISCH, « Préface » in : Stanislas BRETON, VMU, p. 7).
9
« À la base, à moins qu’on ne préfère parler d’un ‘‘paléoencéphale’’, il y a le thomisme que j’ai reçu et enseignéέ
J’ai précisé à ce propos les constantes qui se retrouvent en tous mes écrits μ distinction de l’ être-dans et de l’êtrevers, ou métaphysique de la relation ; fascination de la causa sui comme explicitation de l’être en tant qu’acte
d’être ν intérêt d’une ontologie comme réduction de l’anthropomorphisme inévitable qui accompagne la pensée de
Dieuέ La seconde étape, sous le signe de la phénoménologie, husserlienne de préférence, a été marquée par l’intérêt
pour l’intentionnalité (amorcée dans la phase précédente) ; puis par une théorie du monde, fondée sur la fonction
universalisante de l’idée d’être ν enfin, et de plus en plus, par l’attention à une phénoménologie du corps propre,
disséminée elle aussi en divers ouvrages. La troisième étape m’orientait, sous l’influence néo-platonicienne, vers
une plus décisive radicalité qui m’ouvrait, tour à tour, à un approfondissement du concept de principe, à une théorie
de l’agir mystique comme Katharsis de la théologie courante, pour culminer, si je puis dire, dans une théologie de
la Croix, en ses conséquences les plus strictes, sans oublier une ‘‘Pensée du rien’’ dont les versions, sophistique et
bouddhiste, m’ont été si précieuses » (DRP , p. 215).
10
Son ami Henry DUMÉRY dans « Passionisme et philosophie », écrit : « J’appelle passionisme, ici et par
abréviation, pas commodité, une œuvre et un style : ceux qui sont nés de la rencontre, de la conjonction dans une
même partie du ciel, d’une spiritualité théologique et d’un esprit philosophique. Paul de la Croix (1694-1775),
fondateur d’une congrégation missionnaire (les ‘‘Passionistes’’), a propagé cette spiritualitéέ Paul-Stanislas Breton
l’a méditée et repensée : une philosophie en est issue. » (PPR, p. 139).
Une remarque, qui n’est pas simple détail, mérite d’être faite : « Les Passionnistes … font de plus un quatrième
vœu qui les distinguent des autres religieux, celui de faire tous leurs efforts pour exciter dans les cœurs des fidèles
le souvenir de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ » (Dictionnaire des ordres religieux : ou histoire des ordres
monastiques, Pierre HELYOT (dir.), T. IV, Paris : Migne, 1859, p. 1048).
6
sa lumière critiqueέ Et ce qu’elle diffuse ainsi n’est pas avant tout son propre dynamisme mais
celui des êtres et des choses que le sien fait venir au jour.
Le rôle que Breton assigne à la philosophie, ou plutôt ce qui représente pour lui sa
fonction obvie, est précisément « recherche d’unité ».
Comme toute philosophie répète originalement l’acte philosophique l’unité qu’elle se
donne porte la marque du dynamisme qui la fonde […] Même la dispersion apparente d’un
Journal Métaphysique se groupe au tour de quelques thèmes fondamentaux, dont la
connexion est inexplicable par de simples lois d’associationέ11
Ce qu’il affirme des formes d’unité renvoie à ce que sa propre œuvre philosophique fait
apparaître comme recherche de cohérence ou d’unité, au travers d’un vaste champ de thèmes
fondamentaux. Il y a nécessairement une connexion entre les choses et entre les divers champs
ou thèmes par lesquels on les étudie, mais une telle connexion ne se comprend que si l’on sait
aller au-delà des « simples lois d’association ». En effet, selon lui, les liaisons entre les choses
ne sauraient relever, en philosophie, d’une composition artificielleέ « La philosophie est
nécessairement un discours cohérent »12, rappelle-t-il. Mais cette unité du discours
philosophique ne sera réelle et porteuse de sens que si elle rend compte de l’unité des choses
qui se trouve être la mesure même de sa vérité13, de son authenticité.
L’unité n’est pas seulement recherchée entre diverses formes de philosophiesέ La
philosophie a, ou est une « fonction unificatrice » vis-à-vis des « multiples disciplines,
théoriques ou pratiques, sur lesquelles elle s’édifie »14, à condition, peut-on ajouter, qu’elle le
fasse sous le mode d’un dialogue impliquant une certaine posture kénotique. Selon lui, « La
pensée philosophique a trop souvent été identifiée aux ‘‘systèmes’’, et le philosophe au
‘‘Systemdenker’’. Mais les philosophes les plus importants sont ceux qui furent avant tout des
‘‘Problemdenker’’. »15 On pourrait dire, selon l’esprit de la pensée bretonienne, que le
‘‘Problemdenker ’’, est le philosophe qui adopte une posture de pensée telle qu’il puisse
S. BRETON, « L’acte philosophique et sa recherche d’unité », in : L’existence de Dieu, Tournai : Casterman,
1961, p. 258.
12
Ibid.
13
Cf. Ibid.
14
DP , p. 236.
15
« L’acte philosophique et sa recherche d’unité », p. 254.
11
7
entrevoir, percevoir ou discerner ce qui constitue le problème de l’humain dans son rapport
multiple au divin, au monde, à ses semblables et à lui-même.
Tout le geste philosophique de Breton témoigne d’une réelle connexion entre les divers
objets ou sujets auxquels il applique sa raison. On peut parler à juste titre d’une œuvre
abondante et complexe. Abondance et complexité ne font pourtant pas de la pensée de Breton,
une œuvre disperséeέ Bien au contraire, en dépit d’une telle complexité, on est en présence
d’une œuvre une et unifiéeέ La question qui se pose d’emblée est alors de savoir ce qui fait ou
fonde l’unité d’une telle œuvreέ
Au cœur de cette interrogation s’inscrit et se précise la problématique de notre étude.
Problématique
La problématique qui nous intéresse est celle qui conjoint poétique et politique dans une
même visée de l’humain en tant qu’humain et dans son rapport au monde ; ce rapport consiste
en un habiter dans le monde, un habiter-avec et un habiter-ensemble. Les dimensions poétique
et politique de cette grande œuvre de Breton ne sont pas suffisamment questionnées16. En outre,
il n’y a pas encore d’étude portant sur ce rapport entre poétique et politique chez Breton.
Que signifie le fait de dire ‘‘poétique et politique’’ ? En quoi ces réflexions sur le
poétique et le politique constituent-elles des problèmes pouvant solliciter aujourd’hui encore
l’intérêt de la philosophie ou du philosophe ?
Poétique et Politique. Bien entendu, cet intitulé est susceptible de plusieurs
interprétations et de plusieurs développements. Quels rapports peut-on envisager entre poétique
et politique dans la pensée de Stanislas Breton ? Par quelles modalités et configurations qui lui
sont propres, Breton laisse-t-il percevoir ou entrevoir dans son œuvre, l’ordre du poétique et du
politique ? Vers quel horizon de pensée peut nous conduire un tel rapprochement ? Mais en
16
Luce GIARD, dans la « note liminaire » aux actes du « colloque organisé autour de Stanislas Breton en avril
1988 dans les locaux de la revue Esprit », faisait remarquer, au sujet de : « la composition de ce volume où sont
déclinées quelques facettes de l’œuvre de Bretonέ Métaphysique, mystique et théologie sont bien représentées
tandis que logique, politique et poétique sont à peine esquissées ou absentes » (PPR, p. 5).
8
quoi donc est-il pertinent de scruter une telle conjonction ? Comment la penser chez Stanislas
Breton ? Quels en sont les enjeux ? Autant de questions dont la réponse nécessite un vrai
‘‘décryptage’’ de la pensée de Bretonέ
Il s’agit essentiellement de penser la conjonction, non pas comme une simple clé de
lecture, mais comme faisant constitutivement partie de la pensée de Breton, de la puissance et
du mouvement de cette pensée. Dans ce sens, ce qui importe pour nous – et qui se présente
comme hypothèse de départ et de recherche –, c’est avant tout le « et » de la conjonction entre
Poétique et Politique. Le « et » dit en effet le rapport, la relation entre les deux termes. Il faut
espérer que cette conjonction nous ouvre à l’intelligence de ce à quoi elle renvoie
inéluctablement : la métaphysique de la relation qui caractérise la pensée de Breton, et en
constitue comme la ligne directriceέ Tout le travail s’organise à partir et autour de cette
métaphysique de la relation, étant entendu que le rapport entre poétique et politique, comme les
divers types de rapport étudiés par Breton, disent le rapport fondamental de l’humain au monde
et des humains entre eux. L’être se prend ou se comprend en des acceptions multiplesέ De
même, c’est de diverses manières que l’être humain habite le monde et l’habite avec autruiέ Et
nous nous attachons à voir comment, concrètement, l’humain habite le monde et l’habite avec
autrui, aussi bien poétiquement que politiquement. Cette entreprise nécessite une
compréhension préalable de l’acte philosophique tel que le conçoit Bretonέ
Démarche et étapes
A bien des niveaux nous expliquerons, pour ainsi dire, Breton par Breton lui-même ; étant
entendu qu’à divers étapes de sa pensée, lui-même a été amené à approfondir ou élargir des
thèmes qu’il avait déjà traitésέ En outre, il pense dans une posture qui maintient entre tous les
objets de sa pensée un véritable lien. Une telle démarche, même si elle paraît alourdir le
cheminement dans la pensée, promet une certaine clarté et fidélité à la pensée de l’auteur étudiéέ
Notre travail se présente comme une véritable construction à partir de ce qui existe déjà chez
9
Breton, sans que le résultat soit pourtant artificiel, même si ce risque existe dans ce genre de
démarche.
Notre recherche s’articule en trois grandes étapes, constituée chacune de trois chapitresέ
La première étape est celle qui nous familiarise avec le poétique et le politique ainsi que de
ce qui les fonde philosophiquement dans la pensée même. Le premier chapitre est attentif à
l’émergence de la sensibilité poétique et politique de Bretonέ Le chapitre deux étudie l’univers
poétique de Breton, tandis que l’univers politique est étudié au chapitre trois.
Une fois cela posé, on s’interroge dans la deuxième étape, sur les enjeux d’une telle
conjonction entre poétique et politique. Le chapitre quatre porte sur l’étude ce que Breton
appelle la fonction-être, le chapitre cinq donne à comprendre le « et » et à l’entendre au travers
de l’être-dans et de l’être-vers. La compréhension du monde et de l’humain qui l’habite permet,
au chapitre six, de saisir les enjeux cosmologiques et anthropologiques de l’articulation entre
poétique et politique.
L’étape terminale met l’accent sur le problème de l’habiter, considéré sous une triple
dimension : poétique, politique et mystique. Le chapitre sept est une première approche de la
manière dont les hommes ont à habiter le monde. Le chapitre huit est consacré à un exemple
particulier d’être-ensemble politique, qu’on pourrait nommer habiter démocratique. Le
neuvième chapitre montre comment toute cette problématique culmine chez Breton, pour ainsi
dire, en une mystique de l’habiterέ
10
PREMIÈRE PARTIE
DU POÉTIQUE ET DU POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON
11
INTRODUCTION
L’étape initiale de notre étude est consacrée à une première intelligence des dimensions
poétique et politique de l’œuvre de Stanislas Bretonέ Quel en est le fondement ? Qu’est-ce qui
en constitue le lieu, le moment d’émergence et d’ancrage ?
Nous tenterons d’apporter réponse à ces questions en trois étapesέ La première étape est
celle du fondement philosophique aussi bien des dimensions poétique et politique chez Breton,
que de notre propre démarcheέ On tentera aussi d’identifier le lieu d’émergence de la sensibilité
poétique et politique de Breton et qui se présente à lui comme une interrogation, comme ce qui
donne à penser le sens de la vie. La deuxième étape permettra de se familiariser avec l’univers
poétique de Breton. En dernier lieu, on examinera son univers politique.
12
CHAPITRE I
ÉMERGENCE D’UNE SENSIBILITÉ POÉTIQUE ET POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON
« Parle –
Mais sans séparer le non du oui.
Donne aussi le sens à ta parole :
Donne-lui l’ombre
[…]
Regarde tout autour :
Vois comme ce qui t’entoure devient vivant –
Au nom de la mort ! Vivant !
Qui parle l’ombre dit vraiέ »17
Est-il, au sein même de la pensée de Stanislas Breton, des éléments significatifs et
identifiables en tant que lieux etήou moments d’émergence de sa sensibilité poétique et
politique ? Telle est la question qui ouvre ce premier chapitre. Ce sur quoi porte notre intérêt,
c’est la manière dont naît chez Breton – dans sa propre pensée et aussi dans sa vie – les questions
du poétique et du politique.
Il n’est pas nécessaire de retracer tout son itinéraire philosophiqueέ Mais il est indispensable,
pour une meilleure intelligence de ce que nous cherchons à montrer dans son œuvre, c’est-àdire la conjonction entre poétique et politique, de poser ce qui constitue la base ou le lieu
d’ancrage de ces deux dimensions de sa penséeέ Une telle démarche permet d’entendre à sa
juste mesure, ce qui sera dit sur le poétique, le politique et sur leur conjonction.
17
Paul CELAN, « Toi aussi, parle », in : De seuil en seuil, Christian Bourgeois, 1991, p. 105.
13
1. PRELIMINAIRES SUR UN ANCRAGE THEOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE
Notre examen des lieux d’ancrage du poétique et du politique chez Breton s’ouvre par deux
points qui se présentent en effet en tant que fondement. Le premier concerne la rencontre chez
Breton de la théologie et de la philosophie ν le second esquisse trois niveaux de l’ontologie
bretonienne. Poétique et politique chez lui y prennent naissance et racines.
1.1. Du théologique au philosophique
Dans ce que Breton écrit est engagée sa foi18 en un Dieu personnel dont le Logos, par la
Voie de l’Incarnation, s’est fait historiquement humainέ De toute évidence, il existe toujours
une tension notamment entre ce qui est cru et le travail herméneutique qui consiste alors non
seulement à une interprétation d’un donné de foi, mais aussi en un vécu concret de cette foi.
Pour dire dans quelle mesure une recherche philosophique peut tenir compte de la foi, Breton
lui-même montre que toutes les images bibliques qu’il sollicite dans ses écrits, ont joué chez
lui « le rôle d’energeia ». Mais il sait qu’il s’y appuie comme on s’abreuve à une source avec
le secret espoir qu’elle ne tarisse pas et surtout qu’elle ne soit la seule sur le long itinéraire d’une
vie et d’une penséeέ
Le chrétien qui travaille en philosophie n’a donc point à dédaigner ces éléments quelque
peu indigents qu’il emprunte aux Ecritures et à la tradition qui constituent son milieu
connaturel. Ses références toutefois ne sont pas sectairesέ Il n’ignore pas qu’il y a, dans un
ailleurs où souvent il se promène d’autres sources du ‘‘poétique’’, plus déliées du
‘‘religieux’’.19
Il y a bien des manières d’entrer en philosophie : Breton dit y être entré par la théologie
chrétienne. Et il est à juste titre considéré comme philosophe et théologien20έ Lorsqu’en 1λ71,
il fait « retour sur son œuvre » – qui s’est considérablement développée par la suite – il reconnaît
en effet un lien étroit entre sa recherche philosophique et sa formation théologique. « Nous ne
18
Barbara CASSIN voyait en lui « la fine pointe tolérable de la foi, c’est-à-dire la fine pointe adorable. Parce que
dès que la foi est tolérable elle est adorable » (Journée d’étude, 2ίί7)έ
19
S. BRETON, « Une recherche philosophique qui tienne compte de la foi », p. 38.
20
« Le 1λ décembre 1λ68, il reçoit le grade de docteur en théologie à l’Institut Catholique de Paris ».
14
nous serions jamais intéressé à la philosophie, écrit-il, si la théologie chrétienne, en son
enseignement catholique, ne nous avait ouvert aux problèmes philosophiques de la
théologie. »21 Une telle affirmation de Breton, même s’il convient de la comprendre dans le
contexte qui était le sien et en fonction de l’itinéraire qui lui est propre, peut poser ou reposer à
nouveaux frais, le problème du rapport entre théologie et philosophie22. Mais nous ne nous
attarderons pas sur ce problème qui a fécondé et continue de féconder les réflexions de tant de
théologiens et de philosophesέ Il est vrai, comme il l’a exprimé lui-même, que sa pensée
philosophique s’est déployée à partir non seulement de sa théologie, mais aussi de sa foi et de
ce qu’il est, ou de ce qu’il avait à êtreέ Et il est évident que la philosophie a été aussi une fonction
critique de sa propre foiέ Il convient alors, si l’on veut mieux comprendre Breton et son œuvre,
de tenir ensemble son être-philosophe et son être-croyant, deux postures qui certainement ne
faisaient qu’une en lui23. Mais, tout en reconnaissant la théologie comme point à partir duquel
il a « pris le chemin de la philosophie », il n’oublie pas que « le passé d’une origine ne décide
en rien de l’avenir que lui réserve l’originalité individuelle de celui qui reçoit. »24 On comprend
donc qu’il a fait plus que recevoirέ Le philosophique qu’il a perçu et reçu du théologique a, en
effet, été pensé, travaillé, de telle manière que de certains de ces ouvrages on aurait de la peine
à dire s’ils sont avant tout de facture théologique ou proprement philosophiqueέ Lorsque par
exemple Paul Ricœur lit Le Verbe et la Croix il observe, à juste titre, que l’ouvrage entier offre
« l’aspect d’un tissu finement travaillé, mi-philosophique, mi-théologique, qui suggère de
placer le travail de la pensée sous la devise de la ‘‘connexion des distincts’’έ »25 La présente
étude ne saurait faire fi d’un tel lien qui n’est pas à établir mais à laisser êtreέ Ce qu’affirme
21
FRL, p. 267.
Cf. La présentation de ce rapport par Jean GREISCH, in : Philosophie et théologie à l’époque contemporaine,
Anthologie, tome IV, p. 219-221.
23
(Cf. « Les philosophes d’aujourd’hui et la pensée de Stanislas Breton », Journée d’études organisée par le
CIEPFC (Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine), l’Association des amis de
Paul-Stanislas Breton et le Centre d’études Stanislas Breton (Institut catholique de Paris)έ Luce Giard explique,
lors de ce colloque, que « Paul Stanislas Breton ne fut pas philosophe bien que croyant, il devint philosophe parce
qu’il était croyant, et il se voulut sans faiblir, tout au long de son travail philosophique philosophe et croyant,
habité de cette double exigence, conduit par cette double interrogation».
24
VMU, p. 34.
25
PPR, p. 125.
22
15
Breton est que la théologie chrétienne pose à l’intérieur même de sa démarche des problèmes
philosophiques qui lui sont spécifiquesέ Et c’est à ces « problèmes philosophiques de la
théologie » qu’il a d’abord été éveilléέ
Un triple aspect de sa philosophie peut être présenté à présent comme constituant un lieu
d’ancrage de sa pensée poétique et politiqueέ
1.2. Ontologie, méontologie, ontomythologie
Une pensée du politique et du poétique, chez Stanislas Breton, ainsi que la pensée de leur
conjonction, nécessitent en effet une compréhension préalable de son ontologie et de son
ontomythologie.
1.2.1. De l’ontologie bretonienne
L’ancrage de la pensée de Breton dans l’ontologie constitue un point majeur à partir duquel
il faut toujours partir dans la lecture et l’interprétation de son œuvre. Et il est possible dans
notre cas, de situer l’émergence de sa pensée politique dès ses premières réflexions sur
l’ontologieέ En quoi consiste cette ontologie et dans quelle mesure elle induit une pensée
politique ou comporte quelque implication politique ?
La pensée de l’être ou sur l’être – et l’œuvre de Breton le donne à voir – est ce point
d’interrogation qui traverse et ne peut pas ne pas traverser toute réflexion philosophique pour
qu’elle soit véritablement philosophique. ‘‘Que penser de l’être ?’’ La réponse à cette question,
estime Breton, définit aujourd’hui la responsabilité du philosopheέ La manière dont lui-même
tente d’y répondre relève de sa volonté de construire, comme il le dit, une ontologie radicale26.
26
FRL, p. 278.
16
« L’ontologie nous a passionné, écrit-il, dans la mesure où elle nous aidait à comprendre
l’ambition d’une mathesis universalis. »27
Il retient comme caractéristique essentielle de l’ontologie thomiste, le relationnel de
l’être ou dans l’êtreέ Egalement dans sa lecture d’Augustin il sera attentif, « sensible à l’être
comme transitivité, à l’être comme relationέ »28 La proposition aristotélicienne selon laquelle
« le mot d’Être peut avoir bien des acceptions »29 va aussi conforter et sous-tendre sa recherche
propre ontologiqueέ Mais il n’oublie pas ce que précise Aristote sur le fait que toutes ces
acceptions de l’Être tendent vers « une certaine unité »έ Cela n’est pas sans lien avec sa
compréhension de la démarche philosophique qui doit être en quelque sorte une pensée à la fois
de la pluralité et de l’unitéέ On peut ajouter ce qu’il reconnaît et admire chez le mystique rhénan
Eckart.
En sa dimension la plus nettement ontologique, l’être, selon sa puissance d’autoaffirmation
ou de ‘causa sui’, semble recéler une richesse infinie, aussi intrinsèque qu’expansive, à tel
point que la ‘bullition interne’ dont parlait Maître Eckart, est, du même mouvement, force
irrésistible d’ébullitionέ30
Tout cela exprime de multiples directions de sens. Et pour espérer en rendre compte, il
faut tenter de descendre à la source sinon de chacune des directions, du moins des principales.
Et Breton a su orienter sa pensée dans le sens de l’idée d’être qui s’ouvraient à luiέ Au cœur de
cette conception de l’être, il faut noter d’emblée sa pensée de l’être-dans et l’être-vers. Cette
« dyade originelle », d’une richesse telle qu’elle ne s’épuise pas chez lui dans un seul discours,
nous accompagnera aussi sans épuiser le sens de l’être et tout en le renouvelant à chaque foisέ
C’est aussi dans cette perspective que nous situons l’émergence de la pensée politique et
poétique de Breton en ce qu’elle concerne l’humain en tant qu’humainέ
En effet, alors qu’il s’intéresse à la distinction entre l’esse ad et l’esse in et réfléchissant
sur la métaphysique de la relation, Breton reconnaît avec Hamelin que « le rapport est assez
souple pour revêtir tous les visages. » Et il souligne à ce moment, sous forme d’incise, un point
27
FRL, p. 271.
« Penser l’histoireέ Entretien avec Breton sur la Cité de Dieu », in : p. 98.
29
Aristote, Métaphysique, Livre Γ CH II, 1ίί3, aέ
30
PR, p. 93.
28
17
qui est au cœur de sa pensée et qui sera au centre de sa réflexion politiqueέ Ce point retient notre
attention, en dépit de sa position qui peut sembler marginale par rapport à l’ensemble du
discours de sa thèse romaine. « Si le ‘‘visage humain’’ est, dans la sphère du réel, ce qui le
plus nous importe, c’est que le microcosme y résume l’universέ »31
On le comprend, s’il faut distinguer plusieurs visages du rapport, ce qui pour Breton importe
le plus c’est le « visage humain » du rapportέ Il ne s’agit sans doute pas d’une simple inciseέ
On peut y voir déjà l’émergence de sa pensée sur l’humain en tant qu’humain et de l’humain
en tant que vivant en relation avec d’autres humainsέ Ce qui se justifie d’autant plus que pour
lui, l’expression « l’être en tant qu’être » est et « demeure l’indicatif majeur d’une pensée
philosophique. »32 Cette idée ancienne de l’homme (microcosme) abrégé du monde
(macrocosme) nous invite donc à penser l’altérité de l’humain non seulement avec autrui mais
aussi avec le monde. Chez Breton, ontologie et méontologie vont de pair. Cette dimension
méontologique se traduit par une pensée du rien, du non-être, du néant.
1.2.2. De la méontologie bretonienne
Penser l’être c’est en même temps penser le non êtreέ « Richesse et pauvreté » de l’être
sont ainsi liées en ontologie ou dans les ontologiesέ Breton montre comment dans l’histoire de
la pensée philosophique les ontologies ont lié, paradoxalement les « propriétés glorieuses » et
« le vide ou le minimum » de l’êtreέ « Le statut minimal devenait ainsi, écrit-il, la condition
sans laquelle l’être ne pouvait entrer dans sa gloireέ »33
La question du non-être ou du rien, chez lui, trouve son jaillissement dans une
perspective
plurielle
:
ontologique,
méontologique,
hénologique,
odologique,
phénoménologique. Tout en nous introduisant à cette énigme du rien, Breton invite à lire dans
31
EIEA, p.63.
CP , p. 98.
33
PR, p. 94.
32
18
le ‘‘rien’’, « l’équivalent tacite d’une excellence»34 ou, ce qui revient au même, à trouver la
‘‘signifiance’’ dans ‘‘l’insignifianceέ’’ Cela est caractéristiqu+e du souci d’une pensée
radicalement critique qui traverse toute son œuvreέ Quelle est donc la visée essentielle de la
théorie bretonienne du rien, peut-on se demander ? C’est de proposer tout aussi bien à la
philosophie qu’au philosophe une manière salutaire d’emprunter ou de se frayer un chemin
toujours nouveau de pensée et d’être-au-monde.
Cette méontologie s’accompagne, nous semble-t-il, d’une phénoménologie du rien, pour
ainsi dire, qui s’inscrit bien dans cette logique où l’on est amené à lire la signifiance dans
l’insignifianceέ C’est une phénoménologie qui se veut radicale, tout comme son ontologieέ Dans
« critique et métacritique », il tire de l’œuvre habermassienne la conclusion suivante :
Il nous manque encore, je crois, une phénoménologie de l’action méta-critique qui, sans se
mesurer aux exploits spéculatifs de la première Phénoménologie, nous en livrerait, dans un
enchaînement méthodique, les figures multiples, disposées, selon une logique de
l’insuffisance, sur un intervalle de variation indéfiniment ouvertέ35
La phénoménologie de Breton, dans ce sens, s’inscrit dans tout un esprit, et fraie un chemin
singulierέ La singularité de ce chemin tient au fait que c’est à une attitude intellectuelle et
humaine qu’il invite à travers le rienέ
Cette méontologie bretonienne, d’inspiration néoplatonicienne, conteste un certain
enfermement du tout ou dans le tout. Il convient donc selon lui, si l’on veut sortir d’un tel
enfermement, de vouloir et savoir prendre quelque ‘‘écart’’ tant dans notre attitude que dans
notre pensée et discours. Il faut, écrit-il, « pour prendre la véritable mesure de ce que nous
faisons et de ce que nous sommes, la distance préalable d’un vide initialέ »36 Il s’agit plus
précisément, pour le philosophe d’assumer une responsabilité face au paradoxe du toutέ Car le
tout, pour être véritablement ce qu’il est, « pour accéder à la plénitude de son être, doit
nécessairement comporter un certain dehors, une marge de non-être et d’émergence, mais un
non-être actif, une fonction-néant indispensable à l’achèvement du toutέ »37
S. BRETON, « Etre et non-être de l’humain », in : Revue de l'Institut Catholique de Paris, n° 1, 1982, p. 25.
S. BRETON, « Critique et métacritique », in : Les Etudes philosophiques, n° 4, 1980, p. 469.
36
RQ , p. 15.
37
PR, p.86.
34
35
19
Cette pensée bretonienne du rien se présente donc comme une critique radicale de tous
types de pensée ou de posture totalitaires. Que nous révèle donc cette critique de Breton ? Elle
rappelle, tout en révélant, l’illusion ou le risque d’illusion des paradigmes d’une transcendance,
ou d’une excellence, qui n’a que faire de son autre dont on semble en philosophie comme
ailleurs ne pas soutenir le regardέ Et cet autre de la transcendance n’est rien d’autre que le rienέ
Pour Breton donc, il importe de comprendre qu’en philosophie l’oubli du rien peut être
autant sinon plus grave que l’oubli de l’êtreέ Une telle illusion conduisant à l’oubli du rien n’est
jamais neutre. De quoi est-elle l’image ? Peut-être d’une philosophie trop sûre d’elle-même,
de son chemin comme de son cheminement, prisonnière de quelque système synonyme d’une
trahison inconsciente de l’esprit philosophiqueέ
Cette critique s’inscrit tout naturellement dans toute son orientation philosophiqueέ Nous
pouvons la lire par exemple dans la distinction qu’il fait des trois puissances de « l’être
authentique » ainsi que dans la fonction qu’il assigne à la philosophieέ La première puissance,
écrit-il, est ‘‘en-soi’’ une « puissance qui se profère dans un ‘‘Je puis’’, qui se comprend comme
spontanéité s’accomplissant à travers ce qu’elle dit, ce qu’elle perçoit et ce qu’elle fait. »38 Mais
comme il l’explique, aucune référence à soi ne saurait se faire sans une certaine distance ; ce
qui se comprend du fait de la causalité de soi par soi, puisque le soi doit se réaliser ν et c’est
dans la mesure où il se situe sous un certain rapport, prenant en compte un nécessaire écart, que
cela est rendu possibleέ La seconde puissance de l’être est comprise « comme opération, comme
mouvement et comme rapport à l’autre en tant qu’autreέ »39 C’est en elle, selon lui, que « les
disciplines du réel et de la nature » trouvent leur fondement.
Dans Sein und Zeit, Martin Heidegger situe la phénoménologie comme « un mouvement
dont la possibilité dépasse l’effectivité40 ». A la lumière de cette approche nous pouvons dire
que le rien est posé par Breton non pas d’abord comme lieu ou moment de quelque effectivité
38
FRL, p. 276.
Ibid., p. 277.
40
M. HEIDEGGER, Être et temps, §7.
39
20
mais comme un vaste champ de possibilitésέ Parce que justement dans le rien, rien n’est encore
joué, rien n’est joué d’avanceέ
Si nous mentionnons ici la méontologie en tant que pensée du Rien, c’est pour la poser
comme constituant un lieu d’émergence d’une pensée poétique etήou politique chez Bretonέ
L’homme, d’une manière intrinsèque, éprouve le besoin d’un Absolu, le besoin du Toutέ Au
cœur de ce besoin du Tout, il fait l’expérience non seulement du Rien mais également de son
rien – si tant est qu’une expérience du rien ou du tout est possible – et, inversement, la prise de
conscience de son rien ou de son néant le conduit à une prise de conscience de la nécessité de
s’ouvrir au Toutέ
Donner sens à l’existence, n’est-ce pas une des fins essentielles de la philosophie ? S’il
en est ainsi, une philosophie du rien peut-elle, elle aussi, concerner véritablement le sens de
l’existence humaine et donner lieu justement à une expérience vécue par-delà toute forme de
spéculation ? Autrement dit, l’expérience éventuelle, ou tout simplement la question du rien,
peut-elle être pensée comme lieu possible où l’homme, se connaissant davantage, comprend
mieux son être et vit plus humainement ? Le surgissement d’une telle interrogation en l’esprit
de tout humain, concourt à une meilleure intelligence de son ‘‘être’’ et de son ‘‘être-aumonde’’έ
1.2.3. De l’ontomythologie
Par ontomythologie Breton entend « un discours sur l’être qui s’inspire librement des
suggestions du mythe et des invitations du poétique, sans renoncer pour autant aux nécessités
imprescriptibles d’un langage propositionnel »41έ L’ontomythologie qui est à construire, selon
lui, relève d’une certaine nécessité à dépasser le logos ; mais paradoxalement, il ne peut se
dispenser de passer par le logos. Une ontomythologie dans laquelle « le rapport être-monde
41
EMI, p. 60.
21
paraît moins obvie, puisque l’être n’est plus centré sur une autoréalisationέ »42 C’est donc
lorsque nous prenons toute la mesure du rapport entre l’ontologie et l’ontomythologie que nous
pouvons voir saillir la véritable poétique dans l’œuvre de Bretonέ Elle naît en effet d’une
« mythique de l’être ».
Parce que le poétique, pour Breton, « est avant tout, une certaine manière d’éprouver le
langage »43, le langage du mythe peut être d’une certaine manière, comme une voie poétique
qui nous introduit à la phénoménologie. « Comment s’orienter dans la pensée du tout ? »44 Telle
est, selon Stanislas Breton la vraie question qui se pose au philosophe ou que le philosophe ne
peut pas ne pas se poserέ Cette question se pose ou s’impose dans la mesure où elle rappelle
non seulement le devoir et la manière de s’orienter dans la pensée du Tout, mais aussi la manière
et la nécessité de s’orienter dans une vieέ Et dans une telle orientation de pensée et de vie, Breton
se demande si le mythe a moins de capacité à dire ce qui est, que le discours rigoureux de la
philosophie. Sans doute l’ontomythologie fait-elle venir au jour la possibilité de penser
autrement l’homme, son être au monde, sa capacité à vivre en société. La méditation
bretonienne sur l’Etre, le Monde et l’Imaginaire constitue un lieu et un moment d’émergence
d’une pensée faisant largement place à une tournure politique et à une tournure poétiqueέ
Tous ces divers aspects permettent de penser ou d’envisager ce qu’implique une telle
philosophie du poétique ou du politique, en termes de « courage d’être », courage d’être ce
qu’on a à être, courage d’être-ensemble… Capacité et courage d’être-dans, aptitude et volonté
d’être toujours vers, et avec en dépit de la difficulté d’être et de vivreέ Une telle difficulté
constitue d’ailleurs chez Breton l’un des lieux d’émergence de sa pensée poétique et politiqueέ
C’est ce qu’on va tâcher de montrer à présentέ
42
EMI, p. 72.
EMI, p. 53.
44
VO , p. 60.
43
22
2. LIEUX ET MOMENTS D’EMERGENCE D’UNE SENSIBILITE POETIQUE ET POLITIQUE
Il est possible de repérer dans l’œuvre de Breton des moments ou des lieux ayant favorisé
l’émergence de sa sensibilité poétique et ήou politiqueέ On peut aussi dire qu’il s’agit de points
auxquels il a su être sensible et que de cette sensibilité est née une réflexion poétique et
politique.
2.1. Environnement de vie et de pensée
Il est un lieu particulier dans la vie de Stanislas qui justifie, d’une manière très
significative, certaines de ses méditations philosophiques sur le politiqueέ Il s’agit de sa
proximité avec des personnes engagées en politique ou s’y intéressant de très prèsέ On peut en
effet souligner, comme il le fait remarquer lui-même, une certaine fibre familiale de la
politique ; ce à quoi il convient d’ajouter son expérience personnelle de l’humaine conditionέ A
cela s’ajoute sa rencontre et son amitié avec le philosophe Louis Althusser45.
Ce que l’humain vit dans son être ou ce qu’il porte en soi comme emprunte du milieu
qui l’a porté peut venir au jour sous bien des formes ou de bien des manières. Ce préalable ayant
trait à un aspect particulier de la vie de Breton n’est donc pas extérieur au problème qui nous
occupe, même s’il faut éviter ici de verser dans quelque interprétation psychologisante de sa
pensée politiqueέ Mais ce qui nous intéresse c’est la pensée qu’éveille, ou la réflexion que peut
susciter ce point concret qui lui a donné une « tournure politique » singulière.
45
Etienne BALIBAR fait remarquer : « la signification et les limites qui concernaient les rapports de la religion,
plus précisément le catholicisme, et de l’engagement politique révolutionnaire et du rapport avec le marxisme […]
Paul, Stanislas, venu d’un milieu extrêmement modeste […] n’en avait pas moins côtoyé toute sa vie jusque dans
sa famille la plus proche, des militants très engagés du même côté qu’Althusser, en particulier son frère aîné qui
était un syndicaliste cégétiste et à qui il a manifestement porté une très grande affection. » (Cf. « Les philosophes
d’aujourd’hui et la pensée de Stanislas Breton », Journée d’études organisée par le Centre International d’Etude
de la Philosophie Française Contemporaine).
23
En premier lieu, Jean, son frère aîné46, a été incontestablement pour lui une figure
exemplaire de ‘‘foi’’ en la chose politiqueέ Dans son itinéraire philosophique, il écrit :
Sur ce point, qui m’est personnel et qui déconcerte, parfois, ceux qui savent mon
appartenance cléricale, je me sens très proche de mon frèreέ La singularité qu’on me
reprocherait est presque un trait de famille, mais c’est à Jean, l’aîné des garçons, que je dois
la tournure politique qu’on me connaîtέ Il n’avait pas vingt et un ans quand il ralliait le
Parti, l’année même où plus jeune de six ans, j’entrai au noviciat passionnisteέ De part et
d’autre, c’est une entrée en religionέ47
Entrée en politique et « entrée en religion » sont ici comparées par Breton, non pas tant
pour la coïncidence des entrées officielles des deux frères qu’en raison de ce que l’un et l’autre
engagement comportent d’ascétique cheminement, de don de soi, de volonté tenace d’être-vers,
d’être-pour ou d’être-avec d’autres humains ν et donc aussi de ce qu’ils ont de désir de solidarité
ou de serviceέ Quelle que soit l’orientation de vie dans laquelle il s’engage, l’homme peut-il
renoncer aux exigences inhérentes à son engagement sans se renier soi-même ?
Ce point ainsi relevé est donc un lieu d’émergence, non plus uniquement de la pensée
politique de Breton ; mais aussi de la nôtre par l’appropriation que nous faisons de cette idée
de service qui ne manque pas d’inviter tout philosophe à répondre à la question de savoir
comment la philosophie peut prendre aujourd’hui en charge la notion de service, dans une
réflexion portant aussi bien sur le poétique que sur le politique.
Stanislas Breton mesurait bien, dans cet environnement, tout l’intérêt de certaines de ses
positions en lien avec ce pour quoi il avait l’audace humaine, chrétienne et philosophique de
s’engager par une telle prise de parole. Mais en même temps il en mesurait le malaise que cela
était en mesure de susciter chez certains de ses proches48. En juin 1984, il note sur un de ses
46
Il lui dédie Esquisses du politique en ces termes : « A la mémoire de mon frère Jean et de son ardeur militante »,
EP , p. 7.
47
DRP , p. 39.
48
Cfέ cette remarque de René NOUAILHAT, s’adressant à BRETON : « Je me souviens que certaines de vos
prises de position, par exemple lorsque vous souteniez la candidature d’Aέ Casanova, candidat du PέCέFέ dans les
Yvelines, vous avaient valu un courrier menaçant et injurieux, tant de la part de la droite que des supporteurs de
M. Rocard. Ainsi votre approche du marxisme a été à la fois populaire et rationnelle. » (Questions vagabondes.
Entretien entre le Père Breton et René Nouailhat », in : Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 28).
Cf. aussi Hubert FAES qui fait observer « que S. Breton était …engagé dans le politique d’une manière sans doute
plus surprenante pour beaucoupέ Il votait régulièrement communiste, mais ne s’est jamais inscrit au Parti
communiste parce que sa doctrine officielle incluait l’athéismeέ »
24
carnets : « J’ai eu depuis quelques années des prises de position qui ont pu étonner plus d’un
collègue, plus d’un amiέ Quel sérieux ai-je mis dans cet ‘‘engagement’’ ? »49
Autocritique ? Quoi qu’il en soit, nous sommes ainsi éveillés à une question qui traverse
toute l’histoire de la philosophie μ celle du rôle du philosophe dans la citéέ C’est la question de
la nécessité pour le philosophe de répondre de quelque chose, d’une situation, de quelqu’un, et
aussi de lui-même et de sa propre réponse. Et pourquoi une telle responsabilité incomberait-elle
au philosophe ? D’abord on doit comprendre qu’elle incombe à tout « humain en tant
qu’humain »έ Mais le philosophe sait qu’il vaut mieux écarter d’emblée toute prétention à
vouloir être ou apporter la solution à quelque problème que ce soitέ S’il ne peut pas ne pas
répondre, c’est qu’il y est irrémédiablement sollicité, et comme traversé par le feu de ce qui
doit être dit ou fait « tout simplement parce qu’il mérite de l’être ».
S’il faut ajouter une nouvelle note, c’est celle dont il a su si bien faire entendre la
mélodie dans la manière de décrire certaines de ses relations aux autres, notamment dans ses
récits autobiographiques50έ Le récit qu’il fait de sa rencontre de certaines personnes atteste
d’une véritable philosophie politique dans le sens d’une certaine vision d’un être-ensemble qui
se veut authentiqueέ Certains de ces exemples qu’il a ainsi évoqués sont à même de nous éveiller
irrésistiblement aux questions de la vie et du vivantέ C’est dans cette perspective que l’évocation
de son amitié intellectuelle avec Althusser prend tout son sens.
Le passage de Breton, entre 1λ65 et 1λ72, à l’École Normale Supérieure, par
l’intermédiaire de Louis Althusser, constitue aussi un moment clé de son itinéraire humain et
intellectuel, notamment en ce qui concerne la dimension politique de sa pensée. De sa relation
à Althusser on peut retenir leur commun intérêt pour des penseurs comme Spinoza et,
notamment Karl Marx, sur lesquels Breton consacrera des ouvrages et articles, qui constituent
une véritable contribution à la réflexion philosophique sur le politique.
49
S. BRETON, « Politique et Politiques », Fond Stanislas Breton, ICP, Fels, Cote : 6.06.84, p. 217. (Sans doute
en préparation à Esquisses du Politique ).
50
Cf. DRP ; VMU.
25
Ce qui, à ses yeux, a été à l’origine de sa « rencontre d’Althusser » c’est ce retournement
qu’il eut en lisant un de ses articlesέ Althusser lui semblait, au travers de cet écrit, incarner la
mutation, le changement de perspective, une sorte de révolution, dans la lecture de Marx et la
compréhension du marxisme51. Lui qui avait déjà enseigné le marxisme à Rome et comptait
aussi parmi ses amis des membres du Parti, venait de voir s’entrouvrir la possibilité d’un
philosopher autre. C’est dire toute l’exigence de rigueur qui caractérise les deux penseurs.
Breton ne manque d’ailleurs pas de le releverέ
Ce souci de rigueur est en effet ce qui m’a conduit à apprécier toute une recherche marxiste
contemporaine, notamment le travail d’Althusser, que j’ai ensuite rencontréέ Il n’y a pas de
doute qu’une même exigence nous anime par rapport à nos ‘‘églises’’ respectives, et que
ce fut à la base de notre amitié.52
Le rapprochement ici entre deux formes de réalité désignées sous l’appellation ‘‘églises’’
mérite notre attention. Au-delà de la précaution de son écriture, on comprend la volonté de
mettre en évidence une certaine parenté d’aspiration de part et d’autreέ Mais le souci de rigueur
dont parle Breton semble être la clef d’une meilleure compréhension de son approche, son
analyse et sa critique du marxisme qu’il a non seulement enseigné mais sur lequel il a publié
un ouvrage et des articles53.
2.2. Enigme d’une double difficulté
On vient de voir que la philosophie de Breton ne se dissocie nullement d’une véritable
sensibilité à ce qu’il nomme l’« indéfinie patibilité » de l’humainέ Une telle sensibilité chez lui
constitue, selon nous, un des lieux d’émergence de sa pensée poétique et politiqueέ Poétique et
politique s’enracinement également dans ce que Breton nomme l’antinomie du principe
caractérisée à la fois par la « difficulté d’être » et la « difficulté de dire ». Ces expressions
« La pendule de la Mule noire sonnait minuit, quand m’apparut l’article, inespéré et prometteur, dont le
titre annonçait la naissance d’un nouveau marxismeέ Je venais de rencontrer Althusserέ J’ai failli croire à
une ‘‘révélation’’ tant me semblait improbable, dans le cadre d’une doctrine aussi rigide, la possibilité
d’une mutation ». (« Rencontre d’Althusser », in : Esprit, janvier 1997, p.32).
52
Culture et Foi, n° 61-62, 1978, p. 29-30.
53
Marxisme et Critique, Paris : Desclée, 1978 ; « Marx et marxisme », in : La pensée, n° 334 avril-juin, 2003, p.
79-84.
51
26
constituent des clés de lecture chez lui, de la situation de la religion – chrétienne en l’occurrence
– et celle de l’être humain lui-même. Nous retenons ces aspects parce que Breton ne dissocie
guère le fait d’être philosophe et celui d’être chrétienέ Et aussi parce qu’il est directement
question de l’humain et que l’humain est au cœur de ses préoccupations philosophiquesέ
2.2.1. Difficulté d’être, difficulté de dire du principe
« Le principe c’est à la fois et la difficulté d’être et de la difficulté de direέ »54 C’est par
une telle affirmation que Breton donne à voir l’antinomie du principeέ Il pense donc cette
antinomie du principe « sur les deux dimensions de l’être et du direέ »55 Et il précise : « La
difficulté d’être et la difficulté de dire, quand il s’agit du principe, ne sont que l’envers et
l’endroit du même problème »56έ De quoi s’agit-il ? Autrement dit, quel est ce problème à
double facette qui affecte le principe, et comment se conçoit-il ?
La double difficulté du principe se pense et se comprend en lien avec ce que Breton
appelle la situation de crise et de critique du principeέ D’où cette question fondamentale : « Ce
qui se vit en notre temps de crise et de critique radicale ne serait-pas, dans l’anonymat qui
convient à sa condition kénotique le destin du principe comme néant de ses dérivés ? »57
Tentons de retenir l’essentiel de cette antinomie du principe, comme le fait Breton,
d’abord par le biais de l’être, ensuite par celui du langage. Il observe et situe la difficulté d’être
du principe au double niveau de l’absolu et de la relationέ Le devenir-principe de l’absolu
constitue, selon lui, un problème ayant trait à l’être même du principe. Disons plus précisément,
avec les termes mêmes de Breton, qu’à ce niveau « l’interrogation porte sur le rapport de l’‘‘ensoi’’ ou quasi ‘‘en-soi’’ à la fonction de principe »58. En outre, ce problème se dédouble, pour
ainsi dire, lorsqu’on considère le rapport existant ou devant exister entre le principe et ce dont
54
DP , p. 137.
DP , p. 137.
56
DP , p. 153.
57
DP, p. 315.
58
DP , p. 139.
55
27
il est principe, c’est-à-dire entre le principe et son dérivé. « La difficulté d’être résume sous un
titre énigmatique le conflit des déterminations par lesquelles nous avons tenté d’expliciter le
concept de principe dans sa fonction d’une part, dans son excellence ontologique d’autre
part. »59 Breton récuse, pour ainsi dire, toute idée d’achèvement du principe ou de l’absolu, et
les conçoit comme devant toujours s’ouvrir à autre choseέ Cette ouverture de l’absolu à autre
chose est une réponse à sa difficulté d’être par soi et pour soi60.
La seconde difficulté, écrit Breton, « se concentre sur l’aporie de l’ineffable qui
regroupe autour d’elle certaines oppositions afférentes au langage. »61 Cet ineffable est-il en soi
une condamnation du discours, quel qu’il soit ? Réduit-il au silence ? Ce qui est certain c’est
que l’aporie qu’il engendre est réelle et permanenteέ D’où cette difficulté de dire qui ne peut
que s’accentuer lorsqu’on est face à l’ineffableέ « L’irruption de l’ineffable » place
nécessairement dans une posture de sans-voix, sans mots ; posture qui peut être à double
ententeέ Là réside justement tout l’enjeu de la difficulté de direέ Selon Breton,
Cette rupture du langage-objet, par l’irruption de l’ineffable, devient plus sensible en
certaines situations paroxystiques où le prophète, et le mystique à sa suite, semblent l’un et
l’autre réduits à la condition d’‘‘enfant’’, c’est-à-dire de celui qui ne parle pas et qui se
contente de l’insistante répétition d’une suite vocalique μ ‘‘a, a, a’’έ La succession de
l’identique dans un ‘‘parler’’ étranger à toute prise de la syntaxe et du vocabulaire, peut se
lire comme un défaut ou un excès.62
La question du néant ou du rien peut aider à comprendre la double entente de cette
« suite vocalique »έ On est en effet dans une situation de rien ou d’un néant, non pas qu’aucune
voix ne s’entende mais parce que ce qui s’entend là dépasse tout entendement, soit par défaut
de sens, soit par un excès de signification que ni le prophète ni le mystique ne sont à même de
saisir.
Le vouloir dire ainsi que la difficulté de dire peuvent s’entendre également en lien avec
la question du connaître chez Bretonν il s’agit du dire de ce qu’on connaît, son expression ; la
59
DP , p. 137.
« L’Absolu, s’il n’était que la nécessité absolue, ne serait plus absolu, c’est-à-dire achevé dans la totalité
heureuse de sa parfaite autarcieέ La cause de soi requiert la vertu purificatrice de l’autre-médiateur pour se réfléchir
en soi et devenir authentique pour soi » (VO, p. 80).
61
DP , p. 137.
62
DP , p. 136.
60
28
discursivité accompagnant le connaitreέ La difficulté de dire ou d’exprimer n’invalide pas pour
autant le connaitre. Dans quel sens ? Peut-être dans la mesure où celui qui cherche à atteindre
la connaissance et à la dire par des mots ou concepts apprend, par là même, à ne plus redouter
le silence ou à entendre le fait d’être sans-parole comme une possibilité inévitable qui n’invalide
en rien la connaissance ou la science.
2.2.2. Difficulté d’être, difficulté de dire de la pensée chrétienne
Cette double difficulté affecte, pourrait-on dire, tous types de penséeέ Mais l’on
s’arrêtera ici, avec Breton, sur le cas de la pensée chrétienne, en suivant l’essentiel de son article
intitulé : « Difficulté d’être et ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne »63έ Le choix est d’autant
plus parlant que la pensée chrétienne comporte une dimension qui la particularise et permet de
penser, dans toute sa radicalité, la difficulté que nous tentons de comprendre. Il faudra aussi
s’interroger sur la situation de l’incroyantέ S’il est donc une chose qui unit croyant et incroyant,
ne serait-ce pas cette situation où la difficulté d’être et de dire invitent à penser et à être
autrement ?
La pensée chrétienne, selon Breton, a « souffert, dès son départ, d’une ‘‘difficulté
d’être’’ et d’une ‘‘difficulté de dire’’ (ou ‘‘dyslogie’’)έ »64 Dans quel sens entendre ce constat
que fait Breton au sujet du christianisme naissant ? Comment se manifeste cette double
difficulté dont il a souffert, et dont il n’a peut-être pas cessé de souffrir ? Elle est étroitement
liée à la nécessité pour le chrétien et le christianisme – qui se voudraient authentiques – de
n’avoir pour fondement que la Croix du Christέ La voie tracée par ce Christ mort sur la croix
est donc nécessairement pour celui qui adhère à sa personne une via Crusis. Et comme le précise
Breton, se référant à Paul, « Evacuer la Croix, la rendre vaine, ce serait donc, ni plus ni moins,
qu’anéantir la signification originelle du mouvement qui prend son nom du Christέ »65
S. BRETON, « Difficulté d’être et ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne », in : Archivo di filosofia, 1985, n° 2-3.
Ibid., p. 357.
65
Ibid., p. 357-358.
63
64
29
Pourquoi ? Parce que la Croix qui, dans son apparaître, n’est que scandale et pure folie,
manifeste, au sens fort du terme manifestation, « l’‘‘essence méontologique’’ de la foi
chrétienne »66έ Et c’est aussi sans doute pour cette raison que le chrétien sait qu’il devra toujours
faire face à la difficulté d’être (chrétien) et de (le) direέ Il lui est difficile d’adopter un langage
qui soit à même de rendre compte de ce scandale et de cette folie.
Mais une chose est fondamentale, qui nourrit et inspire l’être, le penser et l’agir du
chrétien. Il « ne peut oublier qu’il est né juif et grec, même si, pris selon l’acuité de sa différence,
il s’est pensée, au début, comme n’étant ni l’un ni l’autreέ » Autrement dit, selon Breton, le
christianisme pour exister en tant que tel et pour dire le message dont il est porteur se devait,
nécessairement, de prendre racines aussi bien dans le judaïsme que dans l’hellénisme, « deux
traditions qui, diversement, ont joué, à l’égard du christianisme naissant, le rôle de milieu
porteur. »
Cette ‘‘dyslogie’’ de la pensée chrétienne peut s’éclairer d’une autre difficulté que traite
Breton μ celle de la parenté entre le paradoxe du menteur (d’Epiménide) et le problème de
l’indicible dans le domaine de la foiέ L’intérêt de Breton dans cette énigme d’Epiménide porte
sur « le rapport du mystique et du logique. Epiménide, écrit-il, a quelque chose à dire au chrétien
philosophe qui tente de penser sa foi dans les conditions précises qu’elle se fixe pour réaliser
son intentionnalité. »67
La foi et la pensée chrétiennes témoignent d’une logique qui semble s’accommoder du
paradoxe, ou du moins qui prend en charge un paradoxe inscrit dans la foi elle-même. Les
énoncés de la foi, comme le fait remarquer Breton, apparaissent à toute pensée se voulant claire,
méthodique et logique, « comme un non-sens, tout au moins apparent. »68 Cette caractéristique
des énoncés de la foi l’amène à réfléchir sur le statut logique du discours théologique. La
difficulté de dire à ce niveau, n’est-elle pas liée à l’indétermination de l’objet de la foi et de la
théologie ? Nous n’entrons pas ici dans le débat sur cette indéterminationέ Mais ce qui se
66
Ibid., p. 367.
FRL, p. 95.
68
FRL, p. 95.
67
30
présente comme difficulté d’être et de dire tant au sujet du principe qu’au sujet de la foi, révèle
une difficulté que l’on dirait plus concrète, celle de l’humain qui la ressent dans sa chairέ
2.2.3. ‘Difficulté d’être, difficulté de dire de l’humain’
Lorsqu’il fait retour sur son œuvre, Stanislas Breton montre ce qui, en tant qu’expérience
vécue dans tout son être, ne pouvait manquer de l’orienter résolument vers une quête
philosophique spécifiqueέ Après cette expérience cruciale de la guerre, qu’est-il possible de
dire ? Et pour signifier quoi ? Pour donner quel sens ou orienter vers quel sens ? Le fait de se
sentir démuni de mots pour dire les maux de cette terre dans laquelle les humains peinent à
habiter ensemble, reste et restera sans doute l’un des plus grands défis du langage humain dans
toutes ses manifestations, que ce soit en philosophie, en théologie ou en d’autres domainesέ
Mais Breton fait de cette expérience, comme de tout ce qui constitue un mal-être de l’humain,
le point de départ de ses réflexions sur la meilleure manière d’habiter poétiquement et
politiquement notre monde.
Pour ma part, j’incline à penser que l’insistance sur ‘‘le mal d’être’’, en ses formes
quotidiennes les plus dures, telles la douleur, l’usure, la mort, de soi comme des autres, est
un fait assez général qui, assez généralement aussi, a dû susciter la question : Comment
cela est-il possible ?, tout au moins si l’on ne réserve pas au philosophe l’usage du principe
de raison et l’élémentaire lucidité qui consiste à en requérir le ‘‘pour quoi’’έ69
Cette question est incontestablement au cœur de sa sensibilité poétique et politiqueέ Sa
pensée sera alors un constant effort pour apporter une réponse à ce mal-être qui ne cesse de
nous questionner. Mais il est un fait unique dans sa vie70 qu’il est possible d’associer ici à nos
réflexions et d’interpréter en lien avec notre sujetέ Toujours dans la période d’écriture de son
livre Esquisses du politique, Breton ne peut s’empêcher d’interroger la guerre ou se laisser
interroger à nouveau par elle.
69
PM, p. 114.
Il fait l’expérience de la guerre et se constitue « prisonnier au début de juin 1λ4ίέ La captivité qu’on nous
promettait brève a duré cinq ans ». Et là, il fit sa plus belle rencontre comme explique, celle de l’œuvre de Nicolaï
Hartmann auquel il consacrera plus tard sa ‘‘thèse secondaire’’ intitulée : Le problème de l’être spirituel chez N.
Hartmann (Cf. VMU, p. 18-19).
70
31
Dans le projet alléchant qui me vient ce matin, m’abandonnant à la douceur d’être
séduit, ce sont des réflexions politiques qui me séduisent sur la situation présente
sans doute, mais, plus largement je ne puis éviter de prendre conscience de la guerre
[…] qui me rattache au passéέ71
Ce dont Breton prend conscience au moment même où lui viennent à l’idée des
questions d’ordre politique est en partie lié à son histoire personnelle. Mais une telle réalité
nous éveille à une attitude essentielle dans le présent travail : celle de prendre conscience à
notre tour de cet autre de l’être-ensemble qui semble lui être intimement lié et dont on ne saurait
se détourner lorsqu’on pense ou « rêve » une manière heureuse pour les humains d’habiter le
monde. Guerres du passé et non dépassées ou se survivant à elles-mêmes sous de subtiles
formes à peine déguisées. Guerres d’aujourd’hui défiant le plus optimiste des penseurs
politiques. Guerres de demain ? La guerre justifie sans conteste une prise de position du
philosophe. Mais pour dire quoi ? Et à qui ? Comme l’écrit Pierre Manent, « après les guerres
du XXe siècle, plus rien ne peut subsister, garder sa validité, que l’universel »72.
La pensée de Breton, en ses dimensions poétique et politique devrait pouvoir nous
donner de penser cet universel dans sa subsistance et sa validité. Il nous faudrait pour cela
repenser avec lui le contingent et l’imprescriptible. Mais « comment penser ensemble ceci et
cela ? » ou plus radicalement : « supposé qu’il y ait de l’imprescriptible, quelle ‘‘image’’
proposer de l’humain, qui mérite un tel honneur ? » Ces interrogations bretoniennes que nous
faisons nôtres et qui nous accompagneront dans la présente réflexion nous font comprendre ce
qu’il écrit dans Esquisse du Politique de 1991.
L’aiguillon du malheur […] qui nous a éveillés à l’évidence soudaine de l’imprescriptible,
a un nom qu’on n’ose prononcer mais qui s’écrit encore en lettres de sang et de feu.
Événement, ce serait trop peu dire ν et vouloir insérer l’hapax de notre temps dans une suite
où il risque de se perdre.73
Le fruit de cet aiguillon représente la phénoménalité la plus extrême, la mort, sur
laquelle l’homme n’a point de prise et à laquelle il ne peut apporter de réponse, mais qu’on
n’aura de cesse d’interrogerέ Et cette expérience de Breton nous incite donc à interroger non
71
S. BRETON, « Esquisses politiques», in : Manuscrit, n° 786.21.8, p. 54.
Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique , Paris : Gallimard, 2001, p. 140.
73
EP , p. 51.
72
32
seulement la vie mais aussi son contraireέ Cette double interrogation n’est d’ailleurs pas absente
chez Breton. Il nous appartient, tout en la faisant venir au jour, de voir si ne se joue pas dans
cette tension entre deux extrêmes quelque chose d’essentiel à même de nous aider à comprendre
ce qui unit poétique et politiqueέ Il s’agira essentiellement, de penser la possibilité pour la
philosophie et le philosophe de ne pas simplement contester les « angoisses de la terre » et de
ne pas s’échapper « par-dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas »74 ; mais de
proposer à l’humain la disposition qui lui fasse comprendre et accepter « ce commencementintroduction à la philosophie, par la destruction du monde sous la morsure du néant »75.
2.2.4. La morsure de l’absurde
… Nous ne sommes que l’écorce, que la feuille, / mais le fruit qui est au centre de tout
c’est la grande mort que chacun porte en soi […]
Dans ce fruit peut entrer toute la chaleur / des cœurs et l’éclat blanc des pensées76.
On ne peut pas, parlant du problème du mal, ne pas insister sur le fait que, pour Breton, la
difficulté d’être et de dire n’est pas pure spéculation, mais concerne l’existence concrète de
l’humain en son être dans et vers le mondeέ A ses yeux, « Le problème du mal […] aussi
quotidien que dramatique » est et reste en philosophie comme ailleurs quelque chose
d’incontournableέ »77 Il se présente, nous semble-t-il, même si Breton ne l’exprime pas dans
ces termes, comme le lieu où la double difficulté d’être et de dire, atteint chez l’humain une
telle acuité qu’il la ressent dans sa chairέ La question du mal, comme il le souligne si bien, « est,
au ras de l’ordinaire des jours, la morsure de l’absurde ou du non-sens, la croix de l’expérience
et le l’expérience de la croix »78.
Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, p. 19.
MD , p. 148.
76
Rainer Maria RILKE, Le livre de la pauvreté et de la mort, Actes Sud, 1982, p. 20.
77
VO, p.129.
78
« Si le grand art en philosophie consiste à changer les questions traditionnelles, au lieu de leur fournir, les laissant
intactes, de nouvelles solutions, il faut alors accorder que le ‘‘le mal’’ est la question qu’on ne peut changer ou
contourner, si ce n’est pas par la crainte d’en ressentir l’urgence ν la question qui ne cessera de s’imposer en sa
formulation courante, et à laquelle, si subtile que soit l’habilité de ceux qui savent ou de ceux pensent, on ne peut
74
75
33
Mais il ne s’agit pas pour lui de proposer uniquement une philosophie sur le problème
du mal en généralέ Il n’hésite pas à nommer des situations ayant pour ainsi dire marqué au fer
rouge toute l’humanitéέ La réalité historique d’un mal comme celui de la ‘‘shoah’’ 79 parlera
toujours aussi fort à toute conscience humaine ; et les mêmes questions que théologiens et
philosophes se sont posées après ce fait, restent d’une actualité brûlanteέ Peut-on penser,
philosopher, faire théologie… après Auschwitz ? Et/ou comment penser après Auschwitz ?
2.2.5.
‘‘Aller son chemin’’ ou l’énigme du suicide
Une des impasses dans lesquelles peut se trouver l’humain qui fait l’expérience du malêtre, c’est l’intolérable perte du goût de vivreέ Ce mal-être dont on a parlé peut devenir en effet
une impossibilité à être et à exister. Celui qui en fait la redoutable expérience a donc un
sentiment quasi irrémédiable qu’il vaut mieux « aller son chemin » et quitter ce temps et cet
espace ‘humains trop humains’ qui ne semblent plus offrir les conditions d’une ‘‘ample
respiration’’έ L’être humain est, à un tel moment de son existence, dans le désespoirέ C’est
justement la figure du désespéré que Breton choisit, dans Poétique du sensible, pour illustrer
une vie qui perdrait cette harmonie entre nos deux manières d’être au mondeέ
Le désespoir affleure lorsque les deux éléments (en l’acception la plus profonde de ce mot)
se dissocient et brisent par là même l’unité d’un être qui n’existe et ne vit que dans et par
cette unitéέ Ne se posant nulle part, le désespéré n’a plus de quoi appuyer son mouvementέ
Il est donc voué à l’insoutenable alternative μ ou bien s’arc-bouter dans la ‘‘volonté fixe
d’un état fixe’’, […] ou bien, s’agiter dans un mouvement éperdu, incapable de se donner
l’appui de son propre dépassementέ80
Une telle situation, selon Breton, ouvre à quelque intelligence de ce qui arrive lorsqu’un
être humain opte pour cet ultime recours qu’est le suicideέ L’énigme du suicide est pour lui une
question primordiale que le philosophe ne peut pas ne pas se poser. Le suicide lui-même en tant
rien changer, tant elle est, au ras de l’ordinaire des jours, la morsure de l’absurde ou du non-sens, la croix de
l’expérience et le l’expérience de la croix » (VO, p.129).
79
« Il y a eu, c’est vrai, l’horrible ‘‘shoah’’έ Ce qui la rend horrible, c’est sans doute le nombre terrifiant des
victimesέ Mais ce n’est pas seulement une question de nombre ou de quantitéέ L’horreur c’est, ou ce serait, la
diabolique volonté, techniquement instrumenté, d’une extermination du juif en tant que juif, ‘‘en tant que peuple
de Dieu et que témoin de la Transcendance’’ » (DRP , p. 202-203).
80
PS, p. 24.
34
qu’acte déjà accompli par un autre ne peut que nous hanter et nous interroger. Mais ce qui est
insoutenable pour l’humain, comme le montre Breton, c’est d’être placé, à un moment de son
passage sur cette terre qui le porte, devant la possibilité de choisir l’irrévocableέ
Je n’eusse point écrit une poétique du sensible si je n’avais encore sous les yeux le geste
irréversible d’un adolescent qui saluait d’un dernier bonjour dans la poudre blanche du
cyanure la société désertique dont il prenait congé.81
La poétique du sensible naît chez lui d’une sensibilité à tout ce qui a trait à la vie de l’humainέ
Ce geste irréversible que pratiquent bien des humains et dont l’idée hantent tant d’autres, n’en
finira pas de nous interroger.
81
PS, p. 24.
35
CONCLUSION
Tout discours balise un parcours. Le voyage commencera avec l’intention de voyagerέ Un
certain espace s’étend devant vous, dont vous prévoyez, en gros, une première organisationέ
La précision du concept suivra plus tard. En attendant, la boussole est là qui indique le
nord.82
Ce premier chapitre a tenté d’identifier, dans l’œuvre de Breton, des lieux etήou moments
d’ancrage et d’émergence de sa réflexion sur les questions du poétique et du politiqueέ C’est
donc, en quelque sorte, une première introduction sa à la pensée poétique et politique. Ces lieux
et moments d’ancrage et d’émergence de ses idées poétiques et politiques ont, de quelque
manière, balisé le parcours. En même temps, ils constituent indéniablement pour nous ce qui
nous éveille également à la pensée d’une conjonction entre poétique et politique chez Breton.
Il ne s’agissait pas d’identifier des sources précises mais de nous familiariser à un ‘climat’
général de penséeέ C’est dire que ce qui est ainsi identifié requiert l’approfondissement qui doit
le confirmer au fil de notre réflexion. Une telle posture est dictée par la quasi-certitude que le
« poème (de toute pensée) émerge d’une imposition subjective et d’un choix objectif »83. Il
nous faut donc à présent cette précision du concept dont parle Breton, et que nous nous
attacherons à donner dans les lignes qui suivent. Il importe alors de reprendre l’une après l’autre
ces deux pôles de l’existence (le pôle poétique et le pôle politique) et de chercher à en
approfondir ou d’en suivre le sensέ
82
83
AA, p. 8.
René CHAR, Fureur et mystère, Paris : Gallimard, 1962, p. 72, n° XXIX.
36
CHAPITRE II
L’UNIVERS POÉTIQUE DE STANISLAS BRETON
Dans quel sens entendre le terme poétique ? Et à quels traits peut-on reconnaître une certaine
singularité de la conception du poétique chez Breton ? Ce terme est d’une complexité qui
appelle en effet une approche variée.
Pour accéder à l’univers poétique de Breton, nous commencerons par identifier l’essentiel
de son corpus sur la question. Ce qui nous aidera à nous interroger davantage sur le sens et
l’essence du poétique chez luiέ Nous verrons alors en quoi l’expérience poétique, dans la
perspective bretonienne, peut être expérience à la fois de transcendance et d’immanenceέ Enfin,
nous examinerons le rapport entre poétique et philosophie chez Breton.
37
1. CORPUS BRETONIEN DU POETIQUE
« Théologie, Poésie, A-Théologie ». C’est sous ce titre que Breton pose, dans le dernier
chapitre de Foi et raison logique84, la question du poétique. Sa réflexion porte ici
essentiellement sur le lien ou les liens possibles entre théologie et poésie. Plus précisément, il
s’agit pour lui de proposer « un ensemble de considérations sur les rapports entre la poésie
contemporaine et la théologie traditionnelle »85έ Notons que c’est « sous l’angle de leur langage
respectif » que l’une et l’autre instances sont ici abordées ν et dans chacune d’elles il distingue
deux niveaux. Ainsi, on entend par langage de la poésie aussi bien « l’œuvre poétique » que
« la réflexion du poète (ou de son interprète éventuel) sur l’essence de la poésie»έ L’instance
théologique, elle, se nourrit de deux sources indissociables mais qu’on ne saurait confondre non
plus : « l’une dogmatique et confessionnelle, l’autre spirituelle et mystique ».
« Je dois à Maurice Blanchot, écrit Breton, d’avoir été éveillé au nouvel ‘‘espace
littéraire’’ où se meut la poésie aujourd’hui »86. La poésie se meut dans un espace donné. Dans
quel sens faut-il entendre cette « terminologie spatiale » ? Selon Breton elle est étroitement
reliée « aux métamorphoses analogues qui dans les domaines de la science, de l’épistémologie,
de la phénoménologie, de l’ontologie signifient […] l’émergence inédite du champ, du monde,
de l’horizon et, plus abstraitement encore, de l’ouverture en tant que telle »87έ Mais pour qu’il
y ait véritablement émergence d’un monde, ou pour que l’ouverture soit possible, il convient
que chez le poète, comme on peut le constater dans la théologie mystique, « le culte du moi
[…] cède aujourd’hui à une instance impersonnelle qui décentre le sujet et, par cette
décentration, le fait accéder à un nouvel être, qui est aussi bien l’être de l’espace »88. Il
n’empêche, pense-t-il, que même si l’on « se met à l’écoute de la poésie et du poète », on est
toujours confronté au même problème qui s’est posé à Hegel, un peu à Valéry et inévitablement
84
FRL, 1971.
FRL, p. 221.
86
Ibid.
87
Ibid., p. 221-222.
88
Ibid., p. 223.
85
38
à Heidegger : « où se trouve finalement l’essence de la poésie ? Dans le poète qui la fait en
l’immergeant dans l’existence, dans l’‘‘étant de l’œuvre’’ ? »
Cette dernière question sous-tend peut-être le cours, en deux leçons, que Breton a donné
en mars 1975 aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles et qui a ensuite donné lieu à
son article intitulé « Poétique de l’âme : imagination et création »89. Fondamentalement la
question de l’âme, ou du rien de l’âme, telle qu’elle est ici posée par Breton, est une invitation
à faire recours ou retour « en un mouvement qui nourrit sa propre ferveur à ce ‘‘germe de nonêtre’’ ou ‘‘fleur de l’âme’’ ». Selon lui, il y a une affinité ou une connexion entre la pauvreté
absolue – entendue au sens que lui donne la mystique rhénane – et le pouvoir du poétique. Ce
qui ne se donne pas à comprendre de façon évidente.
Mais on peut admettre, selon lui, que « c’est parce que le rien de l’âme, coïncidant avec le
néant par excès qu’actualise l’union mystique, rejoint le pouvoir de l’origine, qu’une production
ex nihilo peut se faire jour en donnant le jour à tout ce qui estέ L’ensemble ordonné de ces
‘‘rien’’ dessine, en esquisse, le rapport de l’âme et du poétique »90. Refusant toute conception
susceptible d’exténuer ou de disqualifier l’imagination, il se rallie « à la thèse généreuse qui lui
confère, dans certaines philosophies, une puissance radicale de production »91.
Breton reprend, dans Poétique du sensible, tout en les approfondissant, un certain nombre
de thèmes abordés en séminaires avec ses étudiants, ou publiés dans les textes que nous venons
de présenter. Poétique du sensible peut être considéré comme l’ouvrage clé de sa poétiqueέ
Breton y pense le poétique dans son rapport au sensibleέ Il précise d’emblée que cette poétique
du sensible « n’est ni un système des beaux-arts ni un traité d’esthétique »92. De quoi est-il alors
question ? Ce qui fait l’objet de sa recherche et de sa pensée c’est plutôt le poétique en tant que
neutre, le poétique comme « en-deçà ». Il le présente d’une manière qui éveille à une meilleure
S. BRETON, « Poétique de l’âme : imagination et création », in : Revue philosophique de Louvain, T. 74, août
1976, p. 411-430.
90
Ibid., p. 415.
91
Ibid., p. 420.
92
PS, p. 8.
89
39
compréhension de l’humainέ Il est important pour bien comprendre l’humain de ne point perdre
de vue le croisement en lui du réel et de l’irréel, de la pensée et de l’imaginaire :
Il y a dans l’humain, et pour qu’il soit humain, un pouvoir d’irréel qui irise toutes choses
et qui, sur chacune d’elles, pose ce point d’Orient, où l’aile de l’ange croise la volonté de
savoir en un même germinal.93
En outre, comme il l’affirme si fortement, « le poids d’être que nous accordons à ce qui est
semble requérir un certain contact avec le rien »94.
En résumant, comme il l’écrit, « la fonction de l’environnement » par l’« être-dans » et
l’être-vers » il montre un aspect essentiel de sa poétique μ l’habiter . « La complémentarité de
ces deux modes d’être constitue ce que j’appelle l’habiter »95. Environnement et monde ont
même fonction. Et le vivant qui est compris comme « système de rapport » habite ou doit habiter
le monde selon ces deux modes d’être complémentairesέ En tant que tel il est « ce qui demeure
en son lieu et se meut vers lui »96έ D’ailleurs la langue (toute langue) en tant que « constitution
du monde » spécifie selon lui, une manière de l’habiter.
L’être-chez-soi a besoin d’une altéritéέ Ce qui, pour Breton n’est rien d’autre qu’une
confirmation de « la nécessaire complémentarité de l’être-dans et de l’être vers »έ On n’habite
son chez-soi que si en même temps on a cette aptitude à sortir de chez-soi pour être vers l’altérité
qui « fait signe »έ L’écriture lui sert d’exemple pour faire mieux comprendre ce pourvoir de
déplacement ou cette métaphore. En quoi ? En ce que, par exemple, le verbe écrire n’est pas
sans lien avec les « verbes de déplacement : aller, venir, advenir, survenir »97.
Cette approche n’est pas sans lui rappeler l’assimilation antique de « l’âme intellective »
à une table d’écriture où tout est encore à écrireέ Pour lui, « la conjonction de ce rien et de ce
tout potentiel définit par une métaphore consubstantielle une des particularités de l’être
humain »98. Sous un même rapport il reconnaît au poète un « pouvoir métaphoral ».
93
Ibid. p. 7.
Ibid. p. 7.
95
PS, p. 13.
96
PS, p. 13.
97
PS, p. 37.
98
PS, p. 37.
94
40
Ensuite Breton analyse le préfixe Méta . Cet « être-vers » peut être bien saisi à travers
l’apparente énigme de « la fonction Méta ». Ce qui, en dernière analyse, paraît « à tort ou à
raison, illustrer […] les différentes puissances de la fonction Méta », c’est le masque, l’aile de
l’ange, le feu, schématisant ou évoquant respectivement la métastase, la méta-phore et la
métamorphose. Le poème est et reste le paradigme « incontesté » de l’être-vers.
Pour faire bien comprendre l’image du masque qu’il convoque ici, Breton estime
nécessaire de passer par une réflexion sur le visage. Faut-il alors penser que cette méditation
sur le masque et sur la métastase est d’abord un lieu où le visage est démasqué et saisi pour ce
qu’il est, dans son expression multiple, échappant à toute réduction à quelque figure « tracé une
fois pour toutes » ? Là se lit aussi un continuel transit du visage. Le visage – celui de la dernière
heure tout comme celui de la première heure – pose la double question du commencement et
de la fin, de l’apparition et de la disparition de la vieέ Mais que peut bien insinuer le visage de
la dernière heure ? « Ce regard qui ne regarde rien mais qu’une lumière invisible éclaire à
l’oblique […] écrit Breton, indique, en-deçà de l’agitation où se divise notre agir, ce lieu indéfini d’un demeurer fondamental dont la mort, dans les songes les plus anciens de notre vieille
humanité, reste la plus singulière manifestation »99.
L’énigme du masque est lié à celui du divin et du devenir. Il suggère en effet « un
pouvoir mystérieux de tout devenir »100. Et cette évocation du divin est faite en lien avec le
non-être. « On peut dès lors se demander, s’interroge Breton sous le mode d’une hypothèse, si
le masque ne serait pas la matrice, secrète et poétique, de toutes les théologies négatives »101.
La deuxième image illustrant la puissance de la fonction Méta est l’aile de l’angeέ « Je
fais de l’ange l’aile porteuse de cette matière lourde, la tournure poétique de ce sensible pesant
qu’est notre corps sentantέ »102 L’ange qui ne manque pas de séduire et qui a séduit bien des
poètes trouve bien sa place selon Breton, dans sa poétique du sensible. On peut se demander
99
PS, p. 58.
P. 63.
101
PS, p.
102
P. 70.
100
41
d’emblée si cette question de l’ange n’est pas une invitation à éviter un certain alourdissement
de la pensée en lui ouvrant l’espace d’une certaine agilitéέ La subtilité de l’ange réside selon lui
dans le fait qu’« il est moins ce qu’il y a que ce qui me donne à penser le ‘‘il y a ’’ dans une
multiplicité de registres, que n’épuisent pas nos nomenclatures du réelέ »103
Les métamorphoses du feu constituent un troisième lieu de manifestation de la Fonction
Méta. Pourquoi le feu ? Peut-être en raison de son pouvoir de transformation. La méditation du
rien se révèle ici d’une grande importanteέ Breton va s’interroger sur la fonction et le schème
du rien : « quelle fonction assume le rien dans un régime de pensée ? Quel en serait le schème
dans notre langage d’aujourd’hui ? » Et en quoi le rien est-il lié à la question du feu. Parce que
« curieusement, […] le feu brûle sur fond de nuit et de rienέ Mais ce rien que nous que nous
cherchons à cerner, il l’a depuis toujours trouvé puisqu’il le porte en lui-même comme sa propre
puissance. »104
C’est dans « une même visée de l’être-dans » que Breton fait appel à trois termes
(saveurs, parfums, couleurs) en les associant ; saveurs et parfums ont droit à une haute
considération au même titre que la couleur. « Je souhaiterais, écrit-il, une promotion des
humbles qui ont droit à plus et à mieux qu’une diaconie d’appoint, qu’on se hâte de reléguer
dans ces recoins obscurs où se garde le manger ». En fait, saveurs, parfums et couleurs sont
considérés en tant qu’ils créent une ambiance ou constituent « un milieu en lequel ‘‘nous vivons,
nous mouvons, en lequel nous sommes’’ ». Autrement dit, ils « libèrent une ambiance qui, au
plus proche du demeurer, en définissent le pouvoir de rayonnement »105. Là se pose une
question importante : « Comment faire passer à l’acte, se demande Breton, une poétique du
sensible qui sensibilise le demeurer ? »106
En effet nous faisons l’expérience à la fois de la force et de l’impuissance du demeurerέ
Mais de quoi s’agit-il au juste ? Est-ce d’une simple question d’habitat ? Cette question de
103
P. 70.
P. 97.
105
P. 121.
106
P. 121-122.
104
42
l’habitat n’est pas exclue de la réflexion ν surtout lorsqu’il évoque « ces parties honteuses de
nos villes […] où la nécessité de vivre côtoie chaque jour l’impossibilité d’exister »107. Mais il
s’agit ici tout simplement mais plus fondamentalement « de savoir où l’on estέ Et cet ubi, ce là
qui nous fonde décide de ce que nous fonderons »108.
La puissance du demeurer peut être suggérée par la méditation sur la figure, l’image et
l’icône, exemples, entre autres, de ce que « cet ubi, ce là » nous rend capable de fonder. C’est
ce qui constitue le dernier moment de la méditation de Breton dans Poétique du sensible. Pour
lui « c’est bien, finalement, vers le visage iconique que tend toute figuration du poétique dans
le sensible quotidien de nos misères et nos bonheurs »109.
On peut dire que sa démarche consiste à interroger le sens et l’essence des chosesέ Il
n’est pas inutile, pour mieux saisir le sens de sa démarche de citer longuement ce qu’il nomme
dans ses manuscrits « l’explicitation du poétique », une sorte de résumé de son ouvrage.
En somme l’explicitation du poétique comporte selon mon projet :
a) l’ouverture d’un monde ;
b) les deux modalités principielles de l’être au monde ;
c) l’être-dans et l’être-vers constituant les deux versants de cet être au monde ;
d) d’où une poétique de l’être-vers et une poétique de l’être-dans ;
e) le radical qui sous-tend ces deux modalités étant ce que j’appelle le ‘‘sentir
fondamental’’ comme ‘‘se sentir’’ ou ‘‘se retrouver’’ ;
f) pour l’être-vers je ne pouvais manquer de l’expliciter par la fonction méta en sa trinité
de méta-stase, de métaphore, de méta-morphose ;
g) d’où la nécessité pour illustrer la métastase de lui donner un répondant (le masque) ;
l’ange sensibilisait la métaphore et le feu la métamorphose ;
h) pour l’être-dans j’ai choisi la maison, la cuisine et le visage iconique. On peut discuter
la pertinence de mes choix. Mais non m’en refuser la liberté110.
En juin 1990, dans un petit article intitulé « Note sur les deux dimensions du
‘‘poétique’’ »111, Breton définit le ‘‘poétique’’, en son acception neutre, comme une puissance :
« la puissance, sous-jacente au poète qu’elle traverse comme à l’acte que déploie le poème, et
qui va plus loin que lui ». Il y a dans le poétique, selon lui, un double mouvement comparable
107
P. 124.
P. 122.
109
P. 163.
108
110
Stanislas BRETON, « Note sur les deux dimensions du ‘‘poétique’’ », in Arpa : cahier de recherche poétique ,
n°44/juin 1990, p. 38-39.
111
43
à celui de la marche, position et élévation : « d’une part, la position (ou thesis) qui inscrit le
‘‘pas’’ sur la terre ferme ν d’autre part, l’élévation (ou arsis) qui se détache du sol (tout en s’y
appuyant) pour en émerger dans une libre respiration »έ Mais il précise aussitôt qu’on ne saurait
réduire le poétique à ce seul mouvementέ Il faut donc prendre ou comprendre ce rythme d’arsis
et de thesis « à titre d’hypothèse, et surtout ‘‘d’invitation’’ à penser ». On y voit notamment
l’idée de « duel indispensable » entre deux dimensions du poétique, déjà évoquées dans les
textes précédents μ d’une part l’habiter ou le demeurer, et d’autre part, l’écart ou la distanceέ
Breton souligne ici aussi la fonction critique du poétique ; et il montre que la philosophie
et la poésie contemporaines semblent se situer « du côté d’une liberté critique et provocante ».
En quoi cela est-il reconnaissable ? Dans le fait que le philosophe est loin du système comme
le poète l’est de l’épopéeέ Contrairement à J.-P. Siméon pour qui « la philosophie limite et
organise le territoire de la pensée », Breton invite plutôt à penser et à comprendre qu’il s’agit
de « bousculer ‘‘l’ordre et la limite’’ et d’ouvrir le champ d’une action possible ».
On comprend que pour Breton, penser le poétique ou la poétique revient à penser le
dynamisme de la vie et du vivant. Dans un manuscrit du même titre que cet article 112 il écrit :
« J’ai cru naïvement que les poètes étaient, par excellence, les hommes de cet ‘‘être-vers’’, qui
savent éveiller ou réveiller une énergie de mouvement, trop souvent assoupie par l’usage ou la
coutume ».
2. SENS ET ESSENCE DU POETIQUE CHEZ BRETON
Nous sommes déjà instruits, d’une certaine manière, du sens et de l’essence du poétique
chez Breton à travers le corpus dont nous venons de faire l’exposéέ Mais il faut en approfondir
la compréhension en reprenant quelques thèmes principaux et en considérant la manière dont
Breton définit le poétique et comprend le poète.
112
Sans doute un texte de préparation de l’articleέ
44
2.1. Le sens du poétique
Quelles sont les questions suscitées par les textes sur le poétique et de quel intérêt sont-elles
pour notre étude ? De la question du poétique telle qu’elle se développe dans la pensée de
Breton nous relevons quelques aspects fondamentauxέ On comprend à travers ces textes qu’il
s’agit chez Breton d’une poétique de l’existence ou de la vie, de l’habiter, de l’engagement, de
l’enfance et de la gratuitéέ
La réflexion de Breton, comme il le dit lui-même, porte sur quelque chose qui « déborde
l’opus poeticum au sens habituel qui occupe les revues de poétique ou de linguistique ou de
littérature »113. Pour lui, « le ‘‘poétique est une manière d’être qui soutient une manière
d’écrire ». Sans renier le fait que les deux plans sont foncièrement liés et homogène, il affirme :
« Je pense que beaucoup de gens qui n’ont pas écrit ont tout de même poétiquement vécu leur
vie »έ On comprend donc qu’il est bien question chez Breton d’une poétique de la vie ou de
l’existenceέ Ce qu’il cherche à définir, à méditer, c’est « cette vie ou cet être ou ce mouvement
poétique immanent à l’être humain »114
En outre l’homme habite ou est appelé à habiter le monde non pas seulement dans le
sens d’une occupation de quelque espace, fût-il vital ν mais dans le sens d’un demeurer qui
comporte une promesse de passage ou dans le sens d’un passage qui n’exclut pas le demeurerέ
Et puisque l’homme n’habite pas seul et qu’il est dans le monde sous le mode de l’altérité, ne
peut-on pas déjà entrevoir ici l’implication politique d’une telle poétique de l’habiter ? En effet
l’habiter tel que le pense Breton dans sa poétique conjugue l’être-dans et l’être-vers.
Il y a aussi chez Breton, en filigrane, une poétique que l’on pourrait qualifiée de
l’engagementέ Dans le sens de l’être-vers, il s’agit d’un engagement auprès d’autruiέ Et il
s’appuie, pour l’expliquer, sur le dit de l’Evangileέ « Le Je, évangélique et mystérieux dans
l’expression ‘‘J’étais nu et vous m’avez revêtu’’ (ou μ ‘‘j’avais faim et vous m’avez donné à
113
114
Cf. « Poétique du sensible », notes manuscrites, Fond Stanislas Breton, ICP, Bibliothèque Fels, Cote :
786.21.16.
45
manger’’) rassemble les deux versants de l’image-inscription et de l’icône-émergence ; ainsi
que les deux moments du poème et de la poésie »115έ Il se demande en quoi ces appels d’« une
voix qui bouscule notre monde et notre manière d’y étaler frénésie et insouciance » non
seulement peut intéresser l’artiste, mais aussi susciter en nous quelque intérêt pour le quotidienέ
On est ici en présence d’une dimension anthropologique et éthique du poétique.
En concluant Poétique du sensible par ce qu’il nomme « la romance de Nadine », Breton
montre comment l’enfant peut être vu comme un « pur ‘‘être-vers’’ » et en quoi son être-aumonde, surtout quand il est accompagné de ce tressaillement sans feinte, apparaît comme
symbole de poétique. « Il m’a semblé, écrit-il à la fin du livre, que ce jeu du monde dans une
main d’enfant pouvait être le clair symbole d’une poétique, jamais achevée, et qui reviendrait
indéfiniment vers ce premier regard qui, un soir d’été, m’avait découvert le matin des
choses »116. Cet être-au-monde à la manière d’un enfant, dans un émerveillement qui nous
« harmonise aux choses » donne à penser et semble être, plus qu’il n’apparaît, un point essentiel
de la pensée poétique de Breton. La question de « l’enfant nouveau-né » ou du « projet humain »
dans Causalité et projet, vient confirmer cette orientation dans sa pensée. Autrement dit, sa
réflexion sur le « naître d’un petit d’homme » fait partie intégrante de sa poétique. Il se pose la
question suivante : « Comment l’infirmité d’un nouveau-né pourrait-elle, à ce point, inquiéter
le philosophe et l’inviter à une véritable conversion ? »117 L’enfant nous donne à penser le
commencement lui-même. Etre-au-monde et mettre-au-monde semble aller de pair chez lui.
« Mettre-au-monde, certes, c’est bien faire être quelqu’un dans le mondeέ C’est aussi faire
advenir le monde dans ce quelqu’unέ »118
Et il nous faut tenir ensemble, chez Breton, sa méditation poétique sur l’enfance, sur le
rien et sur la gratuité. « Ce que nous appelons poétique, serait-il en tant que gratuité, de l’ordre
du don ? »119. La gratuité dont il est question, selon lui, ne se situe pas dans une logique « où
115
PS, p. 162.
PS, p. 166.
117
CP , p. 17-18.
118
CP , p. 25.
119
PCS, p. 117.
116
46
prendre et donner se conditionnent mutuellement comme action et réaction » Partant d’un
proverbe maori cité par Mauss: « Donne autant que tu prends, tout sera très bien» Breton montre
que « le poétique ne s’inscrit pas dans ce processus de la prise et du donέ Il n’a rien a prendre
s’il a quelque chose à donner »120έ Ce qui caractérise le poétique, selon lui, c’est la gratuité ;
s’il a quelque chose à donner il ne le peut qu’en pure gratuitéέ Et ce qu’il donne, c’est « l’être
de la communauté qui est au-delà de toute valeur estimable par un prix »έ C’est ainsi qu’il
entend par poétique, « l’exigence, à l’intérieur d’une communauté, d’un surcroît qui ne
correspond pas à une utilité susceptible de satisfaire un besoin vital. Cette exigence,
communément ressentie, est aussi bien propre à chacun de ses membres. »121
Ce en quoi consiste la poétique ainsi comprise, en son effectivité, n’a pas à répondre à
quelque question « dans l’ordre de l’utile et des besoins ». Dans la communauté, la poétique
serait, selon lui, une instance qui ne sert à rien dans le sens où elle n’a pas à exercer une
quelconque activité.
L’objection serait irréfutable, écrit-il, s’il s’agissait de faire une chose, inscrite de droit au
tableau des activités multiples qui, en raison de la division normale du travail, incombent
aux divers membres de la communauté. Il faut donc concéder que, en rigueur de termes, la
singularité poétique ne fait rien, en l’absence de tâche qui la justifieraitέ On comprend par
là, pour une part du moins, les réticences de Platon, qui craignait que l’inutile ne fût le
masque d’une activité maléfiqueέ Le problème qui surgit de ce non-faire serait alors le
suivant : peut-on concevoir un agir qui ne fait rien ?122
Le poétique se comprend également chez Breton comme quête de l’originel ; voilà
pourquoi son essence se présentera toujours comme un « je ne sais quoi » qu’on poursuit sans
jamais atteindreέ Le poétique est pour ainsi dire tension de l’homme vers l’originel. Et ce dit
Breton à ce propos, lorsqu’il parle de Jean Grosjean, peut lui être aussi appliqué. Breton aspirait
lui aussi, à « trouver cet originel… qui n’est ni l’original, ni le nouveau, mais qui est le neuf
absoluέ C’est ça qui est poétique chez lui en même temps que chrétien ou religieux »123.
120
Ibid.
Ibid.
122
Ibid. p. 117-118.
123
« Le fond araméen », p. 114.
121
47
Cette dimension chrétienne et religieuse donne à la poétique de Breton de s’intéresser
essentiellement à l’homme dans son existence concrèteέ Sans doute est-ce pour cela que
Susanne MEX, lisant le Poétique du sensible de Breton, a pu souligner que « Le poétique, pour
Breton, c’est moins une qualité littéraire que morale qui se réfère à une identité précise ; par là,
Breton rejoint Derrida et d’autres poststructuralistesέ »124
2.1.1. Le poème comme paradigme de l’être-vers
Dans la diversité de ses genres et de ses modes d’expression, ce qui peut être appelé
poème constitue, selon Breton, un paradigme de l’être-vers. Dans quelle mesure cela peut-il se
comprendre ? Peut-être dans le sens où il définit le ‘‘poétique’’, en son acception neutre, comme
une puissanceέ Mais c’est sans doute en lien avec sa compréhension du poète comme homme
de l’être-vers.
Breton qui dit avoir mis tous ses voyages sous le signe de la relation, peut être lui-même
considéré comme l’homme de « cet être-vers ». Il éveille à sa manière, aussi bien dans ses
écrits que dans les voyages dont il a fait quelques récits poético philosophiques, la volonté
d’adopter cette posture permanente qui nous fait toujours être-vers l’autre, vers l’ailleursέ Le
rôle du philosophe métaphysicien, si tant est qu’il a un rôle particulier à jouer sur la scène de la
vie des humains, n’est-ce pas finalement de toujours inciter à la compréhension de cette vérité
selon laquelle rien ne doit nous dispenser d’être ?125 Ce même rôle est aussi d’une certaine
manière dévolu au poète, si tant est qu’il a, comme le suggère Breton, quelque « fonction
poétique » à exercer.
124
Susanne MEX, « Breton (Stanislas). Poétique du sensible », in : Revue belge de philologie et d'histoire , Année
1990, Volume 68, Numéro 3, p. 766.
125
Cf. AA, p. 9.
48
2.1.2. Le Poète ou la ‘‘ fonction poétique’’
« Seule une définition de la poésie par la fonction poétique permet d’intégrer dans l’unité
d’un objet d’études et de recherche la multiplicité des traditions poétiques avec leurs finalités
souvent dissemblables et leurs statuts institutionnels souvent contradictoires »126.
Les mots sont porteurs d’un sens ontologique qu’ils peuvent malheureusement cesser
de manifesterέ C’est pourquoi Breton assigne au poète la responsabilité de donner ou redonner
sens à ces mots. Plus précisément, il est une fonction poétique qui, si elle est exercée, permet
au poète de donner aux mots ce qu’il nomme une « ample respiration de leur sens
ontologique »127.
Analysant la pensée poétique de Lucio Saffaro, Breton pose cette question :
« L’essentiel du ‘‘poétique’’ ne consiste-t-il pas finalement dans une parole qui, par la langue,
donne lieu à l’advenue d’un monde en son éternel commencement ? »128
Ce qu’il ouvre comme compréhension de la poétique « selon l’acception la plus active
du terme » c’est qu’elle est véritablement une « énergie »έ Il y a dans l’acte poétique ou la
fonction poétique quelque puissance qui n’est pas sans faire penser à la magie ou au miracleέ
Breton va même illustrer cette idée par la parole évangélique ‘‘Jeune fille lève-toi’’έ Il faut alors
comprendre à quel point le pouvoir du poétique est vital. En tout premier lieu ce à quoi il redonne
vie ou vitalité ou puissance ce sont les mots de nos langues, qui, à force d’usage, finissent par
être usés ou considérés comme tels.
Le poétique, en tant qu’énergie du poème, remonte la pente thermodynamique de nos
dégradations. Il ressuscite en leur timbre natif les sonorités évanescentes qui servent à la
communication de chaque jourέ Contre la fréquence, qui efface l’admirable dans le
nivellement de l’insignifiant, il tente de faire de tout ce qui est l’hapax legomenon d’une
parole créatrice, d’une naissance indéfiniment réitérée par le ‘‘verbe-Principe’’129.
126
J.-M. SCHAEFFER, « fonction poétique », in Encyclopédie Universelle, Les Notions philosophiques, T. 2, p.
1972-1973.
127
« Poésie et philosophie », p. 172.
128
« L’univers poétique de Lucio Saffaro », p. 108.
129
« L’univers poétique de Lucio Saffaro », p. 108.
49
Une telle affirmation appelle quelques remarquesέ Tout d’abord on peut noter un
véritable paradoxeέ Chaque chose, chaque parole, chaque mot…est uniqueέ Et même s’il
y a répétition, l’énergie poétique, selon lui, serait à même de faire revivre chaque réalité
comme si on la vivait pour la première foisέ Ensuite on comprend que l’évocation de cette
énergie poétique révèle en même temps l’être-poète et sa mission. « Qui est poète ? »130.
se demande Breton, dans Philosopher sur la côte sauvage ν Selon lui, d’une manière
générale et dans une acception quasi universelle, lorsque dans une société on parle de
poète, qu’il soit ainsi appelé ou autrement, on désigne « des hommes et des femmes, qui
ont eu, avec le flair de l’heure qui leur convient, une sorte de mission »131.
Le poète a certainement quelque rôle spécifique à jouer dans la société mais qui ne
saurait être assimilé, dit-il, à celui d’un chamane, ni d’un voyant, ni d’un gouverneur, ni d’un
juge, ni d’un intendantέ Car le poète « n’est ni expert ni ouvrier d’une tache précise » et il ne
convient pas de parler de la poésie aujourd’hui comme d’une fonction132έ Qu’est-il alors au sein
de la communauté humaine ? Le poète est pour Breton « l’homme qui se situe au-delà de toute
détermination, et auquel dans la maison qu’il habite, on ne connaît pas de raison nécessaire
d’agir et donc d’exister »133.
2.2. L’essence du poétique
Se placer dans cet horizon de l’essence du poétique c’est, de quelque manière, suivre la
démarche qu’adopte Breton lui-même. En effet, une des caractéristiques fondamentales de la
pensée de Breton consiste à remonter à la source, au principe des choses. Or nous savons, selon
ce qu’il ne cesse de montrer lui-même, que le principe n’est rien de ce dont il est le principeέ
130
PCS, p. 115.
Ibid.
132
PCS, p. 115.
133
Ibid.
131
50
En conséquence, le principe poétique ou du poétique n’est rien de poétiqueέ Pourquoi alors le
chercher si notre propos veut porter sur le poétique ?
Pour retrouver l’essence du poétique telle que la conçoit Breton, il faut partir de la
manière dont il définit l’objet de sa recherche et de la pensée dans Poétique du sensible. L’objet
de cette étude, explique-t-il, c’est le poétique en tant que « neutre », le poétique comme « endeçà »έ Comment comprendre une telle affirmation dans ce qu’elle a d’essentiel ? On peut se
demander, à juste titre, si penser le neutre n’est pas un pari intenable134. Mais peut-être que si
on a le courage de l’affronter par notre propre interrogation, on comprend qu’il a ce pouvoir
insoupçonné de nous conduire plus loin, en des lieux inespérés. Nous conduit-il à l’essentiel ou
à l’essence des choses ?
Si Stanislas Breton dit devoir à Maurice Blanchot « d’avoir été éveillé au nouvel ‘‘espace
littéraire’’ où se meut la poésie aujourd’hui »135, cela n’est pas sans lien avec cette importance
accordée au neutre par les deux auteurs.
L’élément neutre dans un ensemble muni d’une loi de composition, est tel que tout élément
x de l’ensemble donné, la composition de cet élément avec le neutre restitue inaltéré,
l’élément qui compose avec luiέ C’est ainsi que le zéro, additionné à n’importe quel entier,
donne pour résultat le nombre auquel il s’ajouteέ Même observation pour le un dans un
ensemble numérique muni de la loi de multiplication.136
Vouloir saisir l’essence du poétique à travers le neutre c’est entendre, dans la perspective
bretonienne, que l’essence du poétique tout comme le neutre est ce qui n’altère en rien ce dont
il est principeέ C’est peut-être à ce niveau que s’établit véritablement le lien entre poétique et
philosophie. Ainsi, le poétique peut être compris comme ce qui, dans la vie, nous révèle le sens
- parfois caché - des choses. Mais ne nous faut-il pas au préalable être doués de quelque sens
poétique ? Peut-être alors il nous serait possible non seulement d'avoir une meilleure
intelligence du poétique ou de la poétique, mais aussi d’avoir accès à toutes choses à travers le
poétique.
134
Cf. Marlène ZARADER, L’être et le neutre. A partir de Maurice Blanchot, Lagrasse : Ed. Verdier, 2001, p.
255.
135
FRL, p. 221.
136
Stanislas BRETON, « De l’‘‘élément neutre’’ en philosophie », p. 593.
51
3. TRANSCENDANCE ET IMMANENCE DANS L’EXPERIENCE POETIQUE
Avoir quelque intelligence du poétique, requiert chez l’humain – pour que cette
compréhension elle-même ait un sens – quelque chose de plus originaire, profondément ancré
dans son être.
3.1. Le sens poétique
S’il est un sens du poétique qui nous informe sur ce qu’il est et nous forme à son être même,
il est aussi un sens poétique qui oriente et permet l’être-vers, le transit, le passage vers l’ailleursέ
Il est alors possible de dire que tout ce dont il est question lorsqu’on parle de poétique relève,
sans conteste, d’une réalité fondamentale μ la possession par l’homme d’un sens poétiqueέ
Comment le possède-t-il ? Comment le déploie-t-il ? Pour l’instant, cherchons à savoir
comment un tel sens poétique peut se penser, et qu’est-ce qu’on entend par làέ
Il ne s’agit pas de fixer quelque chose qui aurait l’aspect d’une image prise en captureέ
C’est dire que le sens poétique tel qu’on peut l’entendre constitue tout un esprit ν et c’est dans
ce sens qu’il inspire et traverse toute l’œuvre du philosophe poète Stanislas Bretonέ En outre
l’effort de Breton, comme on l’a vu, pour conjoindre rigueur mathématique et fécondité
poétique accorde sans conteste au poétique un pouvoir qui est celui d’un jugement critiqueέ
Autrement dit, le sens poétique n’est pas seulement cette ‘‘faculté’’ par laquelle l’homme
manifesterait quelque intérêt pour ce qui relève du poétique.
Ce sens poétique ferait-il donc partie de ces choses qui, selon Descartes, « semblent être
nées avec » nous ? « Que j’aie la faculté de concevoir ce que c’est qu’on nomme en général une
chose, ou une vérité, ou une pensée, il me semble que je ne tiens point cela d’ailleurs que de
ma nature propre. »137
137
DESCARTES René, Méditations, in Œuvres philosophiques, T.II, Paris, Garnier Frères, 1967, p. 434.
52
3.2. Le poétique : champ d’une expérience métaphysique ?
Le poétique ou la poétique, selon la perspective bretonnienne, a et garde avec la
métaphysique un lien essentielέ Ce lien est tel qu’on pourrait se poser la question de savoir si le
poétique n’est pas, d’une certaine manière, le champ d’une expérience métaphysiqueέ Mais
alors, dans quel sens faut-il entendre cela ?
3.2.1. Métaphysique du sensible
Pour penser et poser le poétique comme champ d’une expérience métaphysique, sans
trahir la pensée de Breton, il importe de comprendre que chez lui la métaphysique ne saurait
être le domaine du seul intelligibleέ La question d’ailleurs ne se pose pas en terme de conflit ou
d’opposition entre intelligible et sensibleέ Mais il est nécessaire de penser ce besoin de la
métaphysique elle-même, pour être justement plus intelligible, de l’apport indéniable du
sensibleέ Une manière possible de parler de ce champ d’expérience métaphysique c’est de voir
justement comment la métaphysique prend pour ainsi dire en charge la sensibilité.
En outre il convient de tenir compte, entre autres, de cette situation limite qui semble
avoir été à l’origine de ce qui constitue aujourd’hui sa Poétique du sensible. En effet, affirmet-il, « Je n’eusse point écrit une poétique du sensible si je n’avais encore sous les yeux le geste
irréversible d’un adolescent qui saluait d’un dernier bonjour dans la poudre blanche du cyanure
la société désertique dont il prenait congé. »138
Ce fait reste vraiment significatif dans le cheminement de Breton. Pour appuyer sa
réflexion sur la dimension phénoménologique et métaphysique du poétique, et prouver en quoi
la conjonction de l’être-vers et de l’être-dans, dans notre effort quotidien d’habiter notre
monde, relève de la nécessité, il donne à méditer l’exemple du désespéréέ D’où la nécessité
aussi pour le poétique et la métaphysique d’offrir à l’humain des clés qui ouvrent, par la
138
PS, p. 23.
53
réflexion, des espaces de vie où l’on puisse éviter au maximum du possible, que ces deux
modalités de notre être au monde « se dissocient et brisent par là même l’unité d’un être qui
n’existe et ne vit que dans et par cette unitéέ »139
Ce besoin d’unité, Breton sait le montrer et le méditer aussi bien dans le concret de la vie
que dans le travail de l’intellect humainέ Lorsqu’il pense le problème du principe par le biais
du langage, Breton semble attester que « La difficulté d’être et la difficulté de dire, quand il
s’agit du principe, ne sont que l’envers et l’endroit du même problème »140. On pourrait dire
que pour lui il n’y a véritablement pour l’humain en tant qu’humain, qu’une seule parole : la
parole de l’Être, du monde et du toutέ C’est une parole qui selon Breton allie le dire, le faire, le
penserέ Il existe un véritable lien entre ce qu’il appelle « l’univers des choses » et « l’univers
de nos propositions ». En outre, précise-t-il, il est un « lien qui unit dans ces deux univers, tous
ceux qui parlent, ont parlé et parleront. »141
Le lien qui existe entre métaphysique et poétique est bien un lien nécessaire. Ce qui permet
de mieux cerner ou discerner la question c’est sans doute la conscience de l'unité de la nature
du réelέ Toujours tenir compte de cette unité conduirait à s’ouvrir véritablement au poétique,
et comme le suggère Breton, à ouvrir ainsi un espace de transcendance où, parce qu’il a en lui
ce sens poétique, l’homme en serait d’une certaine manière élevé et ‘‘transfiguré’’έ Le poétique
élève donc l'homme vers un ailleurs, vers un au-delà de ce qui est perçu ou senti. Mais vers quel
‘‘ailleurs’’ est-il ainsi conduit par le poétique ?
3.2.2. L’imaginaire
Ce qui chez Breton peut susciter une telle compréhension du poétique sans vouloir non
plus le surdéterminer au point de le rendre méconnaissable, c’est peut-être sa réflexion sur
l’imaginaire-rien.
139
PS, p. 24.
DP , p. 153.
141
DP, p. 153-154.
140
54
L’univers poétique de Breton est univers de l’imaginaireέ L’imaginaire, écrit-il,
« dépasse non seulement le logos mais aussi bien le mythos. »142 Ne serait-ce pas là ce que nous
cherchions à découvrir ou à retrouver μ l’essence du poétique ? Il n’est pas si évident de
répondre à la question ainsi poséeν mais la place qu’accorde Breton à cet imaginaire-rien, la
puissance qu’il lui assigne suscite nécessairement cette interrogationέ En effet, comme il le dit,
l’imaginaire a le pouvoir de nous élever « au-dessus du monde et de l’êtreέ En conséquence, il
ne saurait se résoudre ni dans l’une ou l’autre figuration de l’être, ni même dans la totalité
idéaleέ L’imaginaire brise donc le cercle ontologiqueέ »143
On peut dire que Breton donne à l’imaginaire la place qui lui revient dans toute entreprise
poétique qui prend en compte la création. « De même que le ‘‘poétique’’ donne des ailes à
l’âme, de même l’imagination donne des ailes à la création »144έ Il pose la nécessité d’une bonne
compréhension de l’imaginationέ
3.2.3. L’âme poétique
S’il est une clé qui donne accès à au sens et à l’essence du poétique, et partant à ce champ
d’expérience métaphysique, c’est bien ce que Breton nomme l’âme poétiqueέ Et comme on le
faisait remarquer, Breton confère à l’âme poétique « une puissance radicale de production » en
lien avec le rien.
Et c’est par ce biais que Breton aborde le problème du scriptural en poétiqueέ Ce ‘‘rien’’
d’une « portée nouvelle et inouïe » mérite plus qu’une simple mention ; cette pensée du rien est
sans doute déterminante, en tant que question de base comme a pu le souligner déjà. En effet,
affirme Breton, « l’âme poétique se tient dans ce rien qu’elle habite et où elle demeure comme
cette ‘‘hauteur de noblesse’’ qui est à la fois coïncidence et inaugurale distance »145έ Poser l’âme
142
EMI, p. 142.
EMI, p. 142.
144
« Poétique de l’âme » p. 412.
145
« Poétique de l’âme » p. 418.
143
55
poétique comme centre de dramatisation de l’agir par le monde, c’est poser la question même
de cet agirέ Et de façon concrète, qu’en est-il de la pratique du poète ? Breton lui assigne la
nécessité « d’être […] auprès des choses, comme pour les habiter et se mettre à leur écoute.
Toute innovation, en ce sens, a pour condition une certaine sensibilité aux choses pour les
laisser être ce qu’elles sont »146έ Il va sans dire que cette invitation s’adresse à tout humain qui,
pour être vraiment humain et le devenir davantage, ne doit jamais faire fi de ce séjour auprès
des choses, de ce laisser-être les choses.
Il est vrai qu’on ne saurait mélanger les genres ni confondre des domaines différentsέ
Mais ce qui peut nourrir à la fois philosophes et poètes, ne serait-ce pas leur souci commun de
la remontée vers le principe qui les fait vivre, penser, espérer, « transiter » par bien des choses
et parfois les mêmes choses… avec le secret désir de donner à penser et à vivre autrement et
toujours mieux ? Et s’ils osent cette remontée au principe ou à la source, ils savent qu’ils
peuvent éveiller ainsi chez leurs semblables les humains, le même désir ou le même goût de la
remontée afin d’atteindre ce lieu « de plus ample respiration », selon cette expression
bretonnienne qui dit la liberté.
Prolongeant la réflexion bretonnienne nous sommes amené à comprendre le poétique en
tant qu'expression humaine douée d’une force à même de pousser l’homme à aller au-delà de
soi-même, à sortir de soi, à se dépasser. Savoir et reconnaître l'aptitude du poétique à porter
l'homme vers un dépassement qualitatif de la réalité "brute" est une chose. Pouvoir identifier et
nommer l'horizon vers lequel conduit un tel dépassement en est une autre. Atteignant en nous
ce qu'il y a de plus humain, le poétique semble conduire à la fois à une transcendance-présence
et à une transcendance-absence.
146
Ibid., p. 419.
56
4. POETIQUE ET PHILOSOPHIE CHEZ BRETON
Philosophie et poétique ont sans doute, depuis le ‘‘premier matin’’ qui les a vu naître,
cet air de famille qui permet ou non de les rapprocher ou, à tout à le moins, de penser et de
repenser sans cesse la nature de leur rapport.
4.1. Usage poétique et philosophique du langage
Nous avons vu que Breton envisage le rapport entre « la poésie contemporaine et la
théologie traditionnelle », dans Foi et raison logique, sous l’angle de leur langage respectifέ
C’est aussi sous cet angle que nous envisageons à notre tour le rapport entre poétique et
philosophie chez Breton. Les aspects fondamentaux de la question poétique telle qu’elle se
développe dans la pensée de Breton, et que nous avons relevés, concernent l’existence ou la
vie, l’habiter, l’engagement, l’enfance et de la gratuitéέ Et pour en parler, le poète comme le
philosophe recourent aux mots et, chose paradoxale selon Breton, ils sont intéressés par l’usure
des mots dans le souci de leur redonner vie ou sens. Cela est rendu possible grâce à la densité
d’existence des mots, à leur poids d’êtreέ En ce sens, poésie et philosophie n’ont-elles pas en
commun de « faire se lever de nouveau le premier matin des choses »147 ?
Réfléchissant sur la « Fonction de la philosophie dans la cité des hommes », Breton
écrit : « Seul peut-être le poète, Hölderlin par exemple, aiderait le philosophe à le ‘‘pressentir’’έ
La poésie, la pensée, ‘‘l’action de grâces’’ émergent, dans la langue allemande, d’une même
racine. Cette trinité consonante trahit non seulement un voisinage bénéfique mais une
accordance de fond à la Chose qui se donne dans une ‘‘donation’’ anonyme que traduit mal,
que trahirait plutôt notre anonyme ‘‘il y a’’έ »148
147
148
S. BRETON, « Poésie et Philosophie », p. 163.
S. BRETON, « Fonction de la philosophie dans la cité des hommes », p. 62-63.
57
Ce qui permet de saisir la relation entre poétique et philosophie chez Breton c’est sa
réflexion sur « l’âme scripturale »έ S’il a voulu partir de cette « âme scripturale », de cette
« table rase » ou de ce « rien », c’est « pour saisir l’originalité du connaissant »149
Un texte ne sera dit ‘‘poétique’’ que s’il fait advenir, en un mouvement que nourrit sa
propre ferveur, l’improbable que rien n’exige dans le vide du commencementέ Mais, en
deçà du poème second qui la fait à nouveau retentir, c’est l’âme poétique du premier matin
que le philosophe perçoit dans l’univers des formes où elle se ‘‘produit’’ et s’effaceέ 150
L’homme est un être qui penseέ Et il est possible de rappeler ici le « je pense, je suis »
cartésien. Les Grecs le définissaient plutôt comme un être qui parleέ Parler c’est avoir quelque
chose à dire à quelqu’unέ La pensée est un langage intérieur ; le langage est une pensée
extériorisée ν les deux vont ensembleέ Ce qu’il faut retenir si nous nous rapportant à la pensée
de Breton, c’est que la conceptualisation philosophique n’est pas la seule forme de langageέ
Nous admettons qu’il y a un langage gestuel, imagé, imaginaire, etc.
Dans le même moment, il faut reconnaître que le fait de se sentir démuni de mots pour
dire les maux de cette terre dans laquelle les humains peinent à habiter ensemble, reste et restera
sans doute l’un des plus grand défi du langage humain dans toutes ses manifestationsέ Quand
on manque du mot juste, ne vaut-il pas mieux se taire ? Et lorsque, croyant le posséder, on se
retrouve confronté à l’injustifié ou à l’injustifiable, que l’on soit poète ou métaphysicien, ne
perd-t-on pas toute possibilité du dire, même si au fond de soi on est comme poussé par un
« vouloir dire » irrésistible ?
Une des questions principales qui se posent toujours dans le rapport de la poésie à la
philosophie est celle du lien entre pensée et poème. Sous quelle forme ou dans quel sens ce lien
entre poétique et philosophie est-il envisagé ? Serait-ce sous la forme d’une rencontre ? Chaque
domaine a ou fait son chemin ν mais de part et d’autre on sait qu’on ne peut pas ou qu’on ne
doit pas éviter la rencontre.
Il faut aussi pour comprendre le poétique dans son rapport à la philosophie chez Breton
tenir compte de l’imaginaire dont nous avons parlé, et qui peut parfois apparaître comme le
149
150
« Poétique de l’âme : imagination et création », p. 413.
Ibid., p. 413-414.
58
langage de l’impossibleέ Le langage poétique sans prétendre faire échec au langage de la
logique se pose aussi à ce niveau comme critiqueέ Comme l’explique Breton, il est un souci de
cohérence logique. Le poétique peut parler le langage du « peut-être oui, peut-être non » sans
craindre quelque contradiction. « L’impression se fait jour alors que notre imagination se moque
du principe de contradiction, car elle nous montre, sans avoir à le démontrer, que l’impossible
au sens le plus rigoureux est le pain quotidien de notre fantaisie »151
Nous pensons alors qu’on peut affirmer, suivant ce raisonnement de Breton, que le
poétique tel qu’il le conçoit, ouvre justement à cette possibilité non pas d’un dépassement de la
philosophie, mais d’une manière autre de penser, de dire, et qui peut et doit toujours
accompagner le dire philosophique. « Le centaure joueur de flûte […] symbolise une méthode
dont souhaiterait que la pratique fît plus répandue. Vu que la fantaisie ne se lasse pas de fournir,
il semble que l’avenir de la phénoménologie dépende désormais de ces fervents qui en
exerceront les capacités d’inventionέ »152
Lorsque, dans un compte-rendu intitulé « Qui est Paul Celan », Breton analyse le
Commentaire de Cristaux de souffle que fait Hans Georg Gadamer, sa sensibilité philosophique
lui fait écrire : « J’avoue avoir été, au cours de ma lecture du commentaire, fort impressionné
par cette insistance célanienne sur le couple : Rien-Personne. » En outre il est frappé par
certaines affinités décelables dans certains passages des poèmes de Celan « avec l’expression,
si étonnante, de Proclus « germe de non-être » (sperma mè ontos) »153
Faut-il alors conclure que « ce germe de non être » qu’on peut retrouver aussi bien chez le
poète que chez le philosophe serait le lieu de rapprochement ou de leur rencontre ?
151
« Le Centaure Joueur de Flûte », p. 9.
« Le Centaure Joueur de Flûte », p. 15.
153
« Qui est Paul Celan », p. 168.
152
59
4.2. Poétique et métaphysique selon Breton
Lorsqu’en 1λ5λ, Breton réfléchit à la Situation de la philosophie contemporaine154, il
insiste sur le fait que la philosophie « est un présent, en tous les sens du mot, qui nous concerne,
qui nous englobe et nous met en question. »155 C’est justement parce qu’elle nous met en
question, que la philosophie nous permet de faire face au défi dont nous parlions et qui n’est
jamais définitivement relevéέ Et puisque ce défi est constamment là, tel un aiguillon, il n’aura
de cesse d’éveiller, d’inciter, de provoquer à la pensée, à la parole ou au silenceέ La situation
concrète de l’humain dans son être au monde, comme on l’a vu, demeure le lieu privilégié d’un
tel défi, bien qu’il ne faille pas durcir ce point en exemple absoluέ Comme l’écrit Breton, « la
vie quotidienne d’un homme aussi quotidien qu’on le suppose vaut la peine d’être vécue dans
la mesure où elle conjoint, en une harmonie effectivement éprouvée, l’être-dans et l’être vers
de notre conditions d’habitants de ce monde »156.
Pour bien entendre ce qui se dit et ce qui se vit dans l’univers bretonien du poétique ou de
la poétique, il importe, nous semble-t-il, de placer cet univers sous le signe de la rigueur et de
la fécondité. Ce qui peut se justifier par le fait que rigueur et fécondité, selon Breton lui-même,
l’ont « fasciné autant l’une que l’autre μ d’une part, la rigueur mathématique […] et la création
imaginaireέ Mettre ensemble le maximum de rigueur dans le maximum de féconditéέ C’est ce
dont j’ai rêvé toute ma vieέ »157 Conjoindre la rigueur du mathématicien ou du logicien et
l’imaginaire du poète ou du mystique, n’est-ce pas faire œuvre aporétique ?
Mais tel est justement l’une des caractéristiques du lieu de sa pensée, du sol où il s’enracine
pour donner à sa pensée le plus de chance possible de produire du sens. Cette conjonction chez
lui de la rigueur et de la fécondité poétique va au-delà du poétique pour embrasser toutes les
154
Stanislas BRETON, Situation de la philosophie contemporaine , Paris : E. Vitte, 1959.
Ibid., p. 196.
156
PS, p. 23-24.
157
« La vieillesse, âge de la métaphysique », entretien avec Stanislas Breton, p. 89.
155
60
autres dimensions de son œuvre, mais il est d’autant plus éclairant au moment où nous
cherchons à pénétrer le sens du poétique.
Tel est pourrait-on dire, en reprenant sa propre expression, son là musical. Ce là musical
est aussi bien celui du philosophe que du poète. Il importe de souligner – ce qui l’a d’ailleurs
été par certains commentateurs –, la poéticité de la langue de Breton. Sans entrer dans des
spécifications strictement littéraires ou dans quelque étude sémantique, il faut dire que Breton
nous donne à lire et à penser le philosophique au travers d’une langue qui sait allier avec
bonheur le rythme et la tonalité musicale ; une langue qui ne dédaigne pas non plus le passage
par une terre nue dans le sens où il n’hésite pas à nous décrire, chemin faisant, cette nature qui
abrite l’humain, et où l’humain s’abrite ou habiteέ La poéticité d’un texte, comme on le sait,
bien que ça relève pas de l’évidence encore aujourd’hui dans bien des esprits, n’obéit pas qu’à
la seule versification.
En revanche Stanislas Breton a aussi son ‘‘vers’’ qu’il diversifie au fil de sa pensée dans
la thématisation de l’être-versέ Ce qu’il faut comprendre par là, c’est qu’il est possible
d’entendre l’être chez notre auteur dans un langage poétiquement harmonisé qui sait rythmer,
tel un chant, toute la logique de sa penséeέ Ce langage choisi, ou qui l’a saisi dans ce qu’il
nomme « la fulgurance de l’être-vers » ne l’a plus jamais quittéέ La raison en est qu’il s’agit
d’un langage qui fait véritablement sens et qui touche à quelque chose d’essentielέ
La rigueur comme la fécondité, dans cet l’univers poétique de Breton peuvent s’éclairer
d’une lumière particulière, celle qui jaillit de ce signe particulier qui indique, oriente, traverse
toute l’œuvre : Le signe de la Croix. Il vient comme pour croiser le dire poétique du philosophe
et, tout en confirmant sa pensée du rien, ouvre à une dimension ascétique et mystique. De là
aussi monte un chant, de là peut se vivre :
Un spectacle bien mérité ! une ‘‘Theoria’’ où poésie et métaphysique se confondent !
‘‘Faire, et en faisant, se faire’’έ Oui, mais c’est insuffisantέ Le vœu de l’âme humaine –
cette épouse des essences, a dit je ne sais qui – est bien d’être toutes chosesέ Et de l’être
d’en haut, dans un regard qui serait consentement au regard créateur158.
158
CPP , p. 113.
61
Ce que Breton cherche à montrer tant dans les textes directement consacrés à la Croix
ou dans d’autres écrits où plane l’ombre de la Croix, c’est « comment actualiser aujourd’hui la
Croix du Christ en tant que Parole et Puissance de Dieu ? »159 En effet, comme le fait remarquer
avec justesse Jean Greisch, « Le Verbe et la Croix et La poétique du sensible s’impliquent
réciproquement, nous interdisant toute interprétation morbide de la folie de la Croix. »160 La
Croix chez Breton, qu’on l’envisage sous l’angle poétique, mystique ou métaphysique, demeure
un point d’interrogation, un point critique, qui renouvelle notre regard sur le mondeέ
Tout cela, Breton le décrit dans ses ouvrages, et tous les éléments qui constituent son
discours sont comme saisis au vif de l’éclair d’un regard qui nous dit cette heureuse conjonction
entre le récit et son contenu poético philosophique.
Ce bref aperçu, malgré les limites que nous lui avons assignées, a tenté de nous situer dans
un climat assez général de pensée où peut s’inscrire celle de Breton, notamment en ce qui
concerne la question du poétique dans son rapport à la philosophie. On le voit, la prise de parole
est portée par toute une histoire de pensée. Mais alors, quelle réflexion est-il possible d’élaborer
autour de ce qui peut être nommé la catégorie de poétique chez Stanislas Breton ?
159
Culture et Foi, p. 13.
Jean GREISCH, « Penser l’impensable : le philosophe au pied de la Croix », in Le verbe et la Croix, Nouvelle
édition augmentée de la relecture de Jean Greisch, Paris : Mame-Desclée, p. 212.
160
62
CONCLUSION
Au-delà des différences de vues ou même des convergences, ces approches nous
enseignent une chose essentielle : la quête du réel peut emprunter le chemin du poétique. La
quête permanente du réel chez tout être humain, est aussi sa quête de savoir, sa soif de
connaissanceέ Il fait aussi l’expérience, parfois décevante, que la réalité du réel lui échappeέ Le
poétique participerait donc d’une manière particulière à l’appropriation ou à l’apprivoisement
par l’homme du réelέ Une telle appropriation, de quelque nature qu'elle soit, fait appel aussi
bien à la sensibilité qu'à la raison de l'homme. Elle fait appel à son imagination ainsi qu'à son
intuition. Autant dire que le poétique constitue un domaine dans lequel l'humain en tant
qu’humain fait l'expérience de l'unité de son êtreέ Mais il nous faut, poursuivant notre
investigation, approfondir cette dernière affirmation. Chercher à comprendre le sens du
poétique conduit finalement à faire chemin par le sens, c’est-à-dire la direction, qu’il suggèreέ
Chercher à atteindre son essence revient à s’engager résolument sur un chemin de
questionnements où les réponses ne seront jamais assurées. Mais le poétique tout comme le
philosophique sont faits moins de réponses que de chemins.
63
CHAPITRE III
L’UNIVERS POLITIQUE DE STANISLAS BRETON
Puisque « personne n’échappe à son emprise », écrit Breton, la politique mérite d’être
pensée, et sans cesse repensée ν non pas seulement parce qu’elle nous fascine et nous échappe
à la fois, mais parce que tout simplement « l’être humain en tant qu’humain » ne saurait être ce
qu’il est, ni se comprendre sans cette composante politique de son être. Car elle détermine le
lieu de son habiter , les conditions de son être-avec, et nos raisons d’habiter au mieux notre
monde. L’être-ensemble constitue ainsi une réalité humaine fondamentale et suscite
inlassablement les remarques, réflexions et hypothèses les plus diverses.
Ce chapitre est une présentation de quelques points essentiels de l’univers politique de
Breton, du sens du politique qui en émerge.
64
1. QUELQUES THEMES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE POLITIQUE DE BRETON
Lorsqu’on parcourt le corpus de Breton sur la question du politique161, on est frappé par la
diversité des sujets abordés. Les points fondamentaux que nous retenons de son univers
politique162 sont essentiellement le marxisme, le rapport entre le théologique et le politique,
entre histoire et politique, la démocratie et les droits de l’hommeέ Ces divers points nous ouvrent
à ce qui constitue son intérêt pour la question du politique. On y perçoit aussi sa sensibilité à la
manière concrète dont l’humain habite le monde, aux conditions d’un meilleur habiterensemble, ainsi qu’à tout ce qui entrave une telle possibilitéέ Le philosophe, parce qu’il est avant
tout humain, sait que l’exercice de la raison ne se dissocie guère d’une réelle sensibilité à tout
ce qui arrive163.
161
Livres : Politique, religion, écriture chez Spinoza (1973) ; Théorie des idéologies (1976) ; Spinoza- Théologie
et politique (1977) ; Marxisme et critique (1979) ; Esquisses du politique (1991). Quelques articles : « Le
philosophe dans la cité chrétienne », in : Nouvelles de l’Institut catholique de Paris, n°2, avril 1980 intitulé : Le
centenaire de l’Encyclique Aeterni Patris, p. 51-68 ; « Une théorie de l’action philosophique et politique μ [compterendu de l’ouvrage] Jacques Poulin, L’âge pragmatique ou l’expérimentation totale », in : Critique, n°536-537 /
janvier-février 1992, p. 119-126 ; « Politique et phénoménologie », in : Revue des sciences philosophiques et
théologiques, juillet 1996, p. 415-424 ; « Rencontre d’Althusser », in : Esprit, janvier 1997, p. 31-36 ; « Marx et
marxisme », in : La pensée, n° 334, avril-juin 2003, p. 79-84 ; « Esclavage, Libération, Démocratie », p. 257-274 ;
« Fonction de la philosophie dans la cité des hommes », p. 55-68.
Outre ces livres et les nombreux articles, il importe de souligner – comme le à juste titre FAES – que chez Breton,
« la question du politique, loin d’être mineure, abordée à l’occasion ou cantonnée à un ouvrage, est abordée dans
de nombreux ouvrages où son engagement est souvent manifeste » (Hubert FAES, « Mystique et politique chez
Stanislas Breton », Cerisy, été 2011)
162
Hubert FAES fait remarquer que son « orientation vers le fondamental ou même vers l’au-delà de tout
fondement ne l’empêche pas de s’intéresser toujours davantage à l’anthropologie et au politiqueέ Peut-être même
est-ce la radicalité de sa pensée relative au fondement ou au principe qui rend compte d’une ouverture de plus en
plus marquée aux questions anthropologiques et politiques. » (in : Revue d’éthique et de théologie morale, n° 272,
2012, p. 50)
163
Même si les contextes diffèrent, on ne peut s’empêcher au moment où nous faisons ces réflexions de souligner
l’actualité saisissante de ces propos écrits par Breton en 1λ76 : « Les événements récents marquent peut-être, dans
une revendication insurrectionnelle, le retour de l’oublié ou du refouléέ Il est difficile, certes, de le lire, dans ce qui
se passe sous nos yeux, le texte clair d’une nouvelle charte du sujetέ Ce qui est certain, c’est que la protestation
généralisée, à laquelle nous assistons, fait émerger de nouveau à la lumière un je ne sais quoi, analogue à
l’opérateur nul […] qui supporte mal les chapes de plomb sous lesquelles, scientifiquement ou non, on voudrait
l’écraser » (TI, p. 123).
65
1.1. Marxisme et crise des idéologies
En 1976, Breton publie dans Théorie des idéologies ce qui avait fait l’objet de cours à
l’Institut Catholique de Parisέ Il y analyse la crise des idéologies, la crise des fondements,
s’interrogeant sur leur validité et leurs puissancesέ Cette analyse s’inscrit dans un thème plus
vaste, « celui des rapport entre Idéologie et Philosophie »164. Pour bien discerner ce « et » entre
Idéologie et Politique, Breton insiste surtout sur ce qui fait l’être de l’une et de l’autreέ
Lorsqu’en 1λ78, il publie Marxisme et critique, Breton a déjà enseigné une certaine
lecture du marxisme. Son intention dans cet ouvrage est alors, selon lui, de « remonter vers la
source »έ C’est là d’ailleurs un des traits caractéristiques de sa pensée philosophiqueέ La
remontée est signifiée dans le titre même par le terme critique. Une volonté critique qui traverse
l’ouvrage dans lequel il commente à nouveaux frais la Deutsche Ideologie de Marx et Engels.
Avec une telle démarche il espère se démarquer de ce qu’il appelle « la philosophie des
idéologues »165. Il n’est pas non plus question d’une « économie des idéologies ». Son intérêt
porte davantage sur l’origine, les conditions ou les prolégomènes, car c’est de la racine qu’il est
possible d’avoir une posture critique.
En 1991, il publie Esquisses du politique. Dans cet ouvrage, il reprend bien des thèmes
déjà traités. L’être humain est au cœur de ses analyses ainsi que le rapport existant ou devant
exister entre l’individu et la société. Là aussi il pense l’être même du politique, essayant de
comprendre dans son rapport à la philosophie. Sa pensée demeure une pensée critique, critique
des doctrines et des partis.
Rappelant que « Matérialisme était pour Marx un terme essentiellement polémique,
qu’il oppose à idéalisme »166, Breton situe la force du marxisme et du « matérialisme
historique » dans l’engagement de Marx, à affirmer le primat de la réalité objective afin que
164
TI, p. 7.
MC, p. 5.
166
Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 28.
165
66
convictions de vie ne restent pures théories. Pour lui, on ne reconnaît le vrai sens du marxisme
que grâce à une lecture critique.
Le marxisme n’est pas d’abord une théorieέ Une simple dysfonction (entre forces
productrices et rapports de production) ne fait pas la révolution. Il y a une exigence éthique
qui se traduit en effectivité, une prise de parti pour les pauvres, pour le prolétariat, contre
l’exploitationέ167
Cette « exigence éthique » qui doit être traduite en actes concrets, parce que cela mérite
de l’être trouve chez Breton un véritable échoέ Selon lui, on a affaire, dans le marxisme, à une
« éthique de de la lucidité. Car Marx se donne en même temps les moyens de prendre une
certaine distance à partir de laquelle on peut commencer à y voir clair »168. La remarque de
René Nouailhat sur l’approche populaire et rationnelle du marxisme par Breton169, aide à
comprendre. On verra comment il rapproche le souci des pauvres prôné par le marxisme et
l’appel évangélique à rencontrer, aimer et servir le divin et Dieu dans la personne d’autruiέ
Il tente un rapprochement entre marxisme et christianisme dans leur intérêt commun
pour l’homme dans sa situation concrète d’esclavage ou d’exploitation, ayant besoin de
libération. Mais il reconnait aussi que l’un comme l’autre ont aussi en commun un certain échec
dans cette entreprise de libération de l’homme170. « Le marxisme, sans nul doute, écrit-il, eut le
tort de trop séparer ‘‘droits réels’’ et ‘‘droits formels’’ »171 Le christianisme et le marxisme ont
connu des périodes de vicissitudes. Mais pour Breton, ce qui importe dans une analyse du
politique et de la politique, c’est de monter en quoi ces deux instances peuvent encore éveiller
les humains à un meilleur être-ensemble.172 Christianisme et marxisme ont-ils encore quelque
chose à dire à l’homme d’aujourd’hui ?
167
Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 26.
Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 26.
169
Cf. Chapitre I.
170
Cf. EP , p. 168.
171
EP , p. 37.
172
Dans Esquisses du politique, Breton écrit : « J’ai la naïveté de croire que, si lourd soit-il, leur passé n’est ni une
fatalité insurmontable ni, à l’encontre des traditionnalistes, un soi-disant essentiel. Ils peuvent être encore, en dépit
d’une solide défaveur, la voix qui crie dans le désertέ Or le désert ne cesse d’avancer, comme en témoignent l’atonie
généralisée qui enveloppe, de nos jours, de sa tiède nuée, le politique et la politique » (EP , p. 182).
168
67
1.2. Spinoza et le nexus théologico-politique
Quand il écrit Spinoza -Théologie et politique, Breton entend, entre autres, « préciser
les conditions d’un nouvel entendement du nexus théologico-politique »173 et montrer
« comment le nexus théologico-politique, en sa nouvelle version moderne, se subordonne luimême au nexus politico-théorique. »174 Il convient de souligner d’une manière particulière
l’intérêt de Breton pour le nexus175 théologico-politique, et pour la question de la liberté,
notamment dans son commentaire du Traité théologico-politique de Spinoza. Selon lui, en
établissant ce lien entre le théologique et le politique, Spinoza pense « une double libération :
libération, à la fois, de l’instance croyante et de l’instance politique à l’égard du despotisme des
idéologies d’Egliseέ Restituées à leur authenticité, la foi et la politique pourront alors nouer
entre elles des rapports qui ne seront plus factices ou forcés »176.
Ainsi la fin de cette connexion entre théologique et politique ou entre religion et
politique est essentiellement la liberté. Non pas seulement la liberté des instances mis en
rapport, mais la liberté de l’homme qui est concerné par l’une et l’autre instanceέ
Breton montre en quoi Spinoza « intéresse les mouvements les plus divergents de la cité
pensante aujourd’hui […] Toute la philosophie spinoziste, qu’elle concerne la nature ou la
société est certes une pensée relationnelle, mais elle tient, jalousement, à restituer à cet ‘‘effort’’
qui nous constitue dans l’être la ‘‘part’’ imprescriptible qui interdit la réduction totale de
l’individualité au seul système des rapports. »177
Commentant son Tractatus theologico-politicus, il relève la référence biblique que
Spinoza, selon lui a le courage de mettre en exergue de son traité : « nous sommes sûrs d’être
en Dieu si nous recevons de son Esprit ». Et il fait remarquer que lui-même a toujours été séduit
173
SPT, p. 127.
SPT, p. 151.
175
« Nexus, traduit faiblement par ‘‘lien’’ ou ‘‘connexion’’ est un terme latin, repris par les philosophes, qui
signifie, en référence au verbe necto, un entrelacement qui noue ensemble, en raison de leurs différences mêmes,
des fils de diverses couleurs. Il se peut que les instances, apparemment les plus éloignées les unes des autres, soient
aussi, en profondeur, les plus proches » (EP , p. 183, note 2).
176
STP , p. 14.
177
STP, p. 165.
174
68
par cet « être-dans », qui est aussi capital pour Spinoza. En effet, comme on le verra tout au
long de ce travail, « l’être-dans » et « l’être-vers » sont sans cesse conjuguer pour ainsi dire
chez Breton comme deux modalités d’être essentielles.
Analysant chez Spinoza « la vie politique et ses fondements »178, Breton met en lumière
la manière dont Spinoza « opère la distinction entre l’essence dogmatique et l’essence
anthropologique ou morale de la religion ». Il montre en quoi Spinoza
« intéresse les mouvements les plus divergents de la cité pensante aujourd’hui […] Toute
la philosophie spinoziste, qu’elle concerne la nature ou la société est certes une pensée
relationnelle, mais elle tient, jalousement, à restituer à cet ‘‘effort’’ qui nous constitue dans
l’être la ‘‘part’’ imprescriptible qui interdit la réduction totale de l’individualité au seul
système des rapports. »179
Si nous insistons sur la question du théologique ou sur celle du Dieu personnel des
chrétiens, c’est que dans l’approche de Breton, philosophe chrétien, marqué par la mystique de
la Croix, la question du statut de Dieu dans la polis se pose nécessairement. On est aujourd’hui
confronté non pas seulement à cette difficulté inhérente à l’humaine condition de dire Dieu ou
le divin, mais aussi à une certaine peur de l’exprimer au nom de conventions dûment établies
dans diverses sociétés.
Mais en toute société, quelle que soit son option politique pour un meilleur vivreensemble, peut-on être vraiment s’exonérer de cette question du statut de Dieu dans ce qui nous
fait être-ensemble ? Breton ne craint donc pas à philosopher à partir de sa foi et des données
théologiques. Son univers politique nous ouvre ainsi à la réflexion sur le rapport existant ou
devant exister entre religion et politique.
Dans son article « Communion, Communauté, Eglise(s), Institution », il axe sa réflexion
sur la question de l’institution. Selon lui « cet aspect est celui qui, le plus, à polariser l'attention,
soit pour en motiver la critique, soit pour mesurer l’influence sur des mouvements ou
formations historiques, fort éloignés, de soi, de ce qu’il est convenu, selon l’acception courante,
178
179
Cf. S Breton, Spinoza Théologie et politique, Ch 5, p. 99 ss.
Spinoza. Théologie et politique, p. 165.
69
d’appeler religion »180. Ce qui lui paraît le plus pertinent c’est le rapport « de la religion au
politique » et inversement le rapport « du politique à la religion ». Ce rapport est essentiellement
fonction du sens que l’on accorde au terme politiqueέ
Dans Le verbe et la croix, Breton pose une interrogation radicale portant sur la nécessité
de ce qui doit être parce qu’il mérite d’être. Breton l’appliquant à l’être du politique.
De par une sûre intelligence des liens ‘‘théologico-politiques’’, une société qui se réclame
du divin, ne peut que partager l’apodicticité de son dieuέ Elle ne saurait se contenter d’être :
elle implique nécessairement un devoir-être qui exige sa propre réalisation. La cité de Dieu,
par ce qu'elle est la cité du bien au pays ainsi à une sorte d’argument ontologique μ n’est-il
pas normal que ce qui mérite d’être et pour toujours la sanction de l’effectivité ?181
1.3. De la démocratie
‘‘Athènes’’182 et ‘‘Rome’’ ont inspiré et continuent d’alimenter la réflexion sur la
démocratieέ On a, dans l’histoire de la pensée, longuement disserté sur cette forme de politiqueέ
Si, aujourd’hui, il est encore besoin d’en parler, c’est moins pour dire du nouveau que pour
souligner précisément qu’au besoin d’en parler est étroitement lié l’ardent désir d’en voir la
concrète réalisationέ Mais qu’est-ce donc que la démocratie ? Convient-il de parler de la
démocratie ou des démocraties ? On devine que la réponse à des questions aussi simples peut
être d’une grande complexitéέ
Partons d’une compréhension communément acceptée, et que Lalande présente de façon
concise en désignant par démocratie un « État politique dans lequel la souveraineté appartient
à la totalité des citoyens, sans distinction de naissance, de fortune ou de capacité. »183 Mais dans
quel sens entendre une telle définition de la démocratie ? Tout d’abord, l’espace de l’être-
180
S. BRETON, « Communion, Communauté, Eglise(s), Institution ». p. 95.
VC, p. 85.
182
Certaines études, comme celle de BAECHLER, montrent que des formes d’organisation de la vie en société
pouvant être dites démocratiques ont existé bien avant la démocratie athénienne. Cf. Jean BAECHLER,
Démocraties, Paris : Calmann-Lévy, 1985, notamment la Quatrième Partie traitant des origines de la démocratie,
pέ 42λ sqέ Mais il n’empêche que, selon FINLEY, « ce sont les grecs, somme toute, qui ont découvert non
seulement la démocratie, mais aussi la politique » : Moses FINLEY, Démocratie antique et démocratie moderne ,
p. 78 ; Cf. aussi, sur ce sujet, les notes de Boniface KABORÉ, L’idéal démocratique entre l’universel et le
particulier. Essai de philosophie politique , Les presses de l’université Laval ή L’Harmattan, 2001, p. 26-27.
183
André LALANDE, « Démocratie », in : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : PUF, p.
215.
181
70
ensemble est déterminé : un État politique. Ensuite est désigné ce qui constitue la visée
fondamentale de cet État politique : la souveraineté. Enfin il est question de ce qui lui confère
véritablement le nom de démocratie μ le peuple, l’ensemble des citoyens de cet État, ce fameux
demos.
Mais que recouvre l’appellation « État politique », si tant est que le concept d’État luimême implique ipso facto la notion de politique dans le sens où il est un « mode d’organisation
du pouvoir politique » ? Et si, prenant le risque d’un élargissement de signification, on entendait
aussi le terme état dans le sens de posture, position ou manière de se tenir, peut-être aurait-on
une vision moins étroite de la politique et de la démocratie. Elle pourrait alors être entendue
comme une posture inhérente à tout humain, condition sans laquelle toute prétention à une
gestion commune de la chose publique est rendue difficile, voire vaineέ Ce qu’on veut signifier
par là c’est que ça n’est pas seulement d’un espace physique qu’il s’agit lorsqu’il est question
d’état démocratique, mais avant tout d’une disposition intérieure que chaque humain est censé
pouvoir adopterέ Une telle disposition concerne chaque citoyen, quel qu’il soit μ qu’il ait eu la
confiance du peuple – du moins de sa majeure partie – pour être à la tête de « l’institution des
institutions », ou qu’il soit ‘‘simple citoyen’’ ayant placé ou non sa confiance en celui ou ceux
qui – comme on le dit, non sans raison – président à la destinée du peuple.
Il convient toutefois de donner une approche introductive à la conception bretonienne
de la démocratie et de l’homme démocrateέ Pour ce faire, on partira d’un texte inédit184 dans
lequel Breton critique ce qu’il appelle l’intolérance du rationalisme des Lumières, et où,
réfléchissant sur « l’état présent de la démocratie ou plutôt des démocraties », il invite à « passer
de l’idée exemplaire au concept de démocratie ». Dans une telle perspective, de quel individu
peut-on dire qu’il est démocrate ou d’esprit démocratique ? Et qu’en est-il du « régime politique
communément dénommé démocratie » ?
184
Stanislas BRETON, « Dernier jour d’hôpital », in : Fonds Stanislas Breton, n° 786.30.1.d.
71
Selon Breton, « L’homme démocrate ou d’esprit démocratique est celui qui réalise, au
mieux de ses forces, l’utopie de la cause de soi sur le modèle de l’Absolu néoplatonicienέ Il se
définit comme étant par-delà la naissance, le statut ou la condition, par-delà le hasard et les
circonstances. »185 Une telle compréhension déborde le simple individu démocrate. On saisit
d’emblée qu’être démocrate exige d’avoir un esprit de liberté et d’égalitéέ A cela Breton
ajoutera aussi un esprit de service et une ferme volonté permettant de cultiver cet esprit toujours
en devenir186έ Cela déborde l’individu, pensons-nous, car cet esprit démocratique dont il est
question ne lui appartient pas ; il en est capable dans son devenir-citoyen, mais c’est dans la
mesure où les autres se rendront aussi capables d’un tel esprit qui appartient à tous, qu’un
véritable processus démocratique peut prendre formeέ En outre, cette manière qu’a Breton de
concevoir l’individu démocrate, définit déjà la démocratie elle-même.
Ce qu’il en dit n’est cependant pas qu’un simple complémentέ Il écrit en effet dans le
même texte :
Le substantif démocratie est le plus souvent réservé à un régime politique où sont respectées
les libertés de chacun, définies elles-mêmes par une convention de validité universelle, et
dont les ressortissants en tant que citoyens ont, par leur vote, des droits d’élection ou
d’intervention dans la conduite du pouvoir et dans la définition actualisée du bien
commun.187
Sont ici énoncés, peut-on dire, des critères de reconnaissance du régime démocratique.
Ce que vise Breton, c’est le fondement sur lequel l’édification de la démocratie devient possibleέ
On peut identifier dans cette définition les éléments constituant justement ce critère ou, si l’on
préfère, des conditions de possibilité de la démocratie μ l’universalité des libertés reconnues à
chacun ; le respect de ces libertés individuelles ; le devenir-citoyens de ces individus libres ;
l’exercice d’un de leurs droits les plus fondamentaux au travers des votesέ Dans l’exercice de
ce droit, il convient de souligner le fait que le bien commun au service duquel doit être l’homme
démocrate n’est pas une réalité vague, mais plutôt une réalité concrète et toujours à déterminer,
Stanislas BRETON, « Dernier jour d’hôpital », in : Fonds Stanislas Breton, n° 786.30.1.d, p. 10-11.
« La parfaite réalisation d’un tel idéal est humainement impossibleέ Est possible, toutefois, la volonté ferme de
s’en approcher et de devenir ainsi, à la mesure de ses moyens, le citoyen compétent et dévoué au service du bien
commun, à l’intérieur d’un régime politique donné », in : Ibid.
187
Stanislas Breton, « Dernier jour d’hôpital », in : Fonds Breton, n° 786.30.1.d, p. 11.
185
186
72
à définir, à actualiser. Cette actualisation du bien commun donne à l’exercice du service
démocratique tout un dynamisme, signe que la démocratie est toujours en devenir.
Reste encore à nous demander ce qu’on exprime lorsqu’on parle des démocraties ? Qu’il
soit possible de parler de démocratie au pluriel est révélateur d’un fait μ pour atteindre l’idéal
démocratique il n’est pas de chemin uniqueέ Peut-être faut-il parler, dans ce cas, de la
démocratie et de la pluralité des voies susceptibles d’y conduireέ Mais en même temps, on
comprend que cette multiplicité de chemins ne doit pas être synonyme de dispersion ou
occasion d’éloignement de l’idéal ; il faut espérer plutôt qu’on soit en présence de chemins
convergents, de telle manière que ceux qui les empruntent différemment puissent espérer,
malgré tout, parler le même langage lorsqu’ils parlent de démocratieέ Même s’il est vrai que la
démocratie est à multiple entente, selon le lieu et le temps, peut-être aussi faut-il ajouter qu’elle
varie selon ceux qui la vivent, selon aussi l’histoire même de la démocratie dans tel espace.
Sans doute est-ce pour cela que Stanislas Breton peut affirmer : « Si grande que soit
notre dette à son égard, la démocratie grecque n’est pas la nôtreέ »188 Inévitablement donc – et
il est heureux qu’il en soit ainsi – il y a diverses manières d’entendre la démocratie et de la
pratiquer.
Cette affirmation de Breton met en lumière le fait que le vécu politique, qu’il soit
démocratique ou non, n’est pas réductible au régional ; ses enjeux ou conséquences fortifient
ou ébranlent, suivant le cas, sa prétention à l’universelέ Mais lorsqu’on qu’on fait le choix de la
démocratie, se pose en même temps, et inévitablement, la question de sa justification. Même si
elle est déjà contenue dans la tentative de définition de la démocratie, un approfondissement est
nécessaire.
188
CP , p. 140.
73
2. SENS ET ESSENCE DU POLITIQUE CHEZ STANISLAS BRETON
S’il est vrai que nul n’échappe à la réalité politique, il ne s’ensuit pas nécessairement
que l’on tous se soucient du sens que recouvre une telle réalitéέ Mais s’il est une « essence du
politique »189, il nous faut chercher à la connaître si tant est que le politique – ou la politique –
détermine notre manière d’être et d’agirέ
2.1. Le ou la politique
Selon Breton, « Il importe, de ne point confondre le politique et la politique ». En quel
sens faut-il entendre une cette distinction ? Qu’est-ce donc que le politique ou la politique ?
Nous nous référons à la définition qu’il propose dans Esquisses du politique et dans « La crise
du politique », un texte inédit. Dans la « La crise du politique », il écrit :
En réalité, il ne s’agit pas d’un problème grammatical, masculin ou fémininέ Je regrette que
le français ignore le neutre, car le neutre conviendrait à ce qui est signifié lorsque je dis : le
politique. Le politique, au neutre, grecque ou germanique : to politikon, das politiche, c’est
la chose publique, bien commun de tous qui s’impose à chacun et dont chacun suivant la
place qui lui revient dans la cité, est censé avoir souci, parce que cela, de par son essence,
est toujours à être, non seulement comme devoir être mais comme ce qui mérite d’être sans
autre raison que sa propre excellence190.
Ce neutre auquel se réfère Breton définit à la fois un être et un agir. Le politique, dans
ce sens, est à la fois ce qui mérite d’être et dont l’advenue incombe à tous et chacun dans la
cité. Chacun y contribue, note-t-il, « suivant la place qui lui revient ». Il importe de remarquer
que ce qui mérite d’être, « bien commun de tous », se présente comme un impératif au-delà du
devoirέ Et s’il s’impose ce n’est pas seulement parce que c’est un devoir auquel on ne se dérobe
pas, mais parce que ce bien commun est nécessairement au-dessus de tout devoirέ Si on l’entend
« Il y a une essence du politiqueέ Il faut entendre par là que l’on trouve dans toute collectivité politique, quelle
qu’elle soit et sans en excepter aucune, des constantes et des réalités immuables qui tiennent à sa nature même et
font qu’elle politique ». (J. FREUD, L’essence du politique, Paris : Ed. Sirey, (3e éd) 1981, p. 1).
190
S. BRETON, « La crise du politique », inédit, 2001, Fond Stanislas Breton, ICP, Côte : 786.28.1.f, p. 1 ; Cf.
aussi EP , p. 13.
189
74
ainsi, il faut alors comprendre que cet au-delà du devoir s’impose parce, en tant que bien
commun de tous, il réalise le bien de chacunέ Et qu’en est-il de la politique ?
La politique, puisqu’il faut enfin y venir, c’est la manière dont, dans la cité, on fait advenir
à l’existence cette essence du politique qui devrait mouvoir en tant que chose aimée et
désirée. La chose en question est aussi la cause à laquelle on se dévoue, et qui justifie ellemême l’appellation antique de cause de soi (causa sui) parce qu’il n’y a pas d’autres raisons
qu’elle-même de l’aimerέ191
La distinction n’est pas une séparation. Car le politique en tant que « ce qui mérite
d’être », passe par la politique en tant que « manière » de le faire advenir. Pour faire advenir le
politique, il n’est pas une manière uniqueέ Et la multiplicité des voies n’altère en rien cet être
du politique, en raison même de son caractère neutre. Chacun selon ce qui lui revient contribue
donc non seulement à réaliser le bien de tous, mais à se réaliser soi-mêmeέ En effet, si l’on se
dévoue pour une cause, qui est une cause commune, méritant d’être aimée, on peut voir dans
ce dévouement une voie de réalisation de soi.
Revenons toutefois sur la nécessaire distinction entre le politique et la politique. Nous
pensons qu’elle n’est pas une séparation netteέ Mais il importe d’examiner de plus près la
démarche de Breton. Selon lui en effet, « entre ce qui doit être et ce qu’il devient en fait, l’écart
ne saurait être minimisé »192. Même si la politique est la manière par laquelle on fait advenir le
politique, « Le politique commande la politique »193. Il en va ainsi parce le politique est « le
principe » qui régule, juge, critique, rectifie, oriente194.
La définition que propose Breton met surtout l’accent sur l’être du politiqueέ Il faut donc
s’y arrêter si l’on veut entendre davantage le sens du politique dans sa penséeέ
191
S. BRETON, « La crise du politique », inédit, 2001, Fond Stanislas Breton, ICP, Côte : 786.28.1.f, p. 1
EP , p. 14.
193
EP , p. 14.
194
EP , Cf. p. 14.
192
75
2.2. L’être du politique
Partant du principe selon lequel « ce qui mérite d’être doit être »195, et l’appliquant au
domaine politique, Breton pense une ontologie du politique ou de l’agir politiqueέ Il s’agit pour
lui, pour mieux cerner l’agir, de penser l’être du politiqueέ Poser la question de l’être du
politique c’est aussi se demander en quoi cet être du politique « n’en finit pas de faire
problème »196. L’être du politique serait modelé sur une forme originale par « l’image en
l’homme du Dieu trinitaire, ainsi que la présence du Christ en ses fidèles »197έ C’est ainsi que
Breton pense la flexibilité et les variations de l’être politiqueέ
En outre, c’est par un certain ascétisme, en obéissant à un impératif de retrait, que l’on
peut atteindre l’essence (ou l’être) du politiqueέ Dans Esquisses du Politique, Breton illustre la
manière radicale dont un certain anarchisme conteste l’être du politiqueέ Il s’agit de l’image
d’une rencontre que nous intitulons la métaphore du philosophe et du vigneron :
J’ai connu, dans l’Entre-deux mers, un solide vigneron, fort indépendant de caractère, qui
m’invitait, aux jours dorés de septembre, à goûter les premiers fruits de la ‘‘vigne du
seigneur’’έ J’y allais gaiement, savourant sans scrupule des grappes entières jusqu’au
dernier raisin. Quant à lui, il procédait, me disait-il, d’un cep à l’autre pour y prélever
chaque fois un seul grainέ Je le croyais ascète ou gourmetέ Il était philosopheέ Il m’expliqua
sa retenue par l’horreur qu’il éprouvait pour ces grains ‘‘blottis les uns contre les autres,
tels les gens dans nos cités, comme s’ils avaient peur d’exister seuls’’έ Je comprenais malέ
Portant à mes lèvres un grain qu’il venait de cueillir, il me dit simplement, pour dissiper
ma surprise μ ‘‘Ayez le courage d’être’’έ L’apologue était clairέ L’être du politique serait
une astuce qui masque la crainte d’êtreέ 198
Il y évoque une rencontre avec un vigneron, qu’il qualifie de philosophe et d’anarchisteέ
S’agit-il d’une rencontre historique et personnelle ? La possibilité n’est pas à exclureέ Mais
l’intérêt de la métaphore est ailleursέ Dans Vers l’originel, la même image est reprise pour
exprimer la même idéeέ Pour illustrer de nouveau l’anarchisme, Breton y évoque cet individu
original qui « avait horreur des grappes bien serrées et pleines à craquer. Il cherchait, quant à
195
EP , p. 13-14.
EP , p. 15.
197
EP , p. 17.
198
EP , p. 19.
196
76
lui, la grappe bénie qui n’eût comporté qu’un seul grainέ Faute de mieux, disait-il, la
juxtaposition des plusieurs sans rencontre possible serait le meilleur parti »199.
Que peut signifier cette image ? Quel sens Breton lui donne-t-il dans l’approche de l’être
du politique ? Serait-ce un clin d’œil sans grande conséquence à une histoire – celle de
l’anarchisme – qui a fortement marqué aussi bien la pensée philosophique que l’agir politique ?
En contestant radicalement l’être même du politique qu’il entend comme « une astuce qui
masque la crainte d’être », l’anarchiste de Breton invite à sa manière au « courage d’être ». Peuton alors croire que ce courage se situe dans cette radicalité de l’anarchisme ou du solipsisme ?
La réponse de Breton est sans conteste négative. Il ne propose donc cet exemple que pour mieux
en souligner la limite, et opérer le dépassement nécessaire susceptible de donner lieu à la pensée
d’un être-ensemble où le projet humain s’épanouirait en tant que cause de soiέ Le véritable
« courage d’être » est donc, selon Breton, celui qui « excède le solipsisme de l’individu et
s’insère dans une communauté puisque chacun de nous exige la pluralité innombrable des autres
singuliers. »200
Un exemple, en raison de ses limites indéniables, ne prétend pas tout dire. Mais cette
parabole du philosophe et du vigneron permet, par la mise en lumière d’un ‘‘individualisme
extrême’’ de mieux appréhender les enjeux d’une posture de neutralité démocratique chère à
Breton. Comme l’écrit précisément Breton, « Le paradoxe de la condition solipsiste, c’est donc
que, pour exclure, il faut avoir, continuellement auprès de soi, l’obsédante présence dont on a
décidé de se séparer »201.
Le politique […], écrit-il, si on l’envisage comme principe organisateur de la cité, n’a cessé,
depuis des siècles, de provoquer et de tourmenter ceux qui se sont efforcés de le penser.
Comme l’être des métaphysiciens, et comme l’être humain lui-même, il a quelque chose
d’infiniment aporétiqueέ202
199
VO , p. 113.
CP , p. 138.
201
PCS, p. 57.
202
EP, p. 14.
200
77
3. PHILOSOPHIE, POLITIQUE, HISTOIRE
Considérons à présent le rapport qu’établit Breton entre philosophie et politique d’une part,
et d’autre part entre, entre politique et histoireέ La pensée philosophie et l’histoire déterminent
sans doute le politique ν le politique, à son tour, n’est pas sans influencer le cours de l’histoire
et la manière de penser ou repenser notre être-ensemble.
3.1. Philosophie et politique
Comment se présente chez Breton « L’épineux problème du rapport de la philosophie
au politique »203 ? Quel lien envisager ? Est-ce un lien organique ? Comme il dit lui-même, ce
problème est à la fois épineux et délicatέ Mais en même temps il note qu’il est des cas où ce
lien se manifeste d’une manière plus subtile. Alors la question pourrait se poser autrement : « la
philosophie ne serait-elle pas, en l’homogénéité apparente de son discours, déterminée par une
tendance politique dont elle serait, en dépit de toutes ses dénégations, la constante
justification ? »204
Ce rapport peut être doubleέ Le politique peut être l’objet d’une réflexion philosophique, et
cela ne fait guère question. Mais le politique peut être aussi le milieu ou s’insère la
philosophie elle-mêmeέ Et là c’est plus délicatέ Car le philosophe se croit spontanément audessus de la mêlée. Il y aurait alors un véritable divorce entre ceux dont parle le philosophe
(les grandes idées, la métaphysique est donc le métapolitique) et ce qu’il dit en réalité (une
certaine politique, qui s’exprime par lui, à son insu).205
« N’est-ce pas par la médiation du discours philosophique que la poésie, la religion, la science,
etc., se réfère aux politiques ? »206
S’il est une tâche spécifique assignable à la philosophie et au philosophe, c’est certainement
et avant tout celle de chercher et de montrer l’être de toute choseέ Et lorsqu’il prend la
203
Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 25.
Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 25.
205
Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 25.
206
Cultures et foi, n° 61-62, été 1978, p. 25.
204
78
responsabilité d’une réponse à quelque problème que ce soit, le philosophe n’ignore point un
tel fondement de sa réflexionέ Il ne peut y manquer sans manquer à l’essentielέ A cela s’ajoute
la nécessité pour lui de cultiver une sensibilité philosophique à ce qui a lieu, à ce qui advient
dans le quotidien de l’homme et de l’humain, au présentέ La manière dont Breton exprime ces
exigences philosophiques est particulièrement éclairante pour une meilleure intelligence de son
rapport au poétique et au politique que nous étudions.
Invité en 1986 à un colloque ayant pour thème « Philosophie africaine : paix-justicetravail », Stanislas Breton ouvre l’ensemble des travaux par une communication portant sur les
« Tâches d’une philosophie de nos jours »207έ Ce qu’il propose se présente pour ainsi dire
comme la base d’une prise de parole philosophique, en l’occurrence sur des questions concrètes
concernant la vie des humains : paix, justice, travail. Breton insiste alors sur le fait que « le
philosophe interroge l’être de ce qui est » et il montre en quoi « tout philosophe, d’hier ou
d’aujourd’hui, est fils de la tradition et des écritures philosophiques »208έ C’est alors qu’il
envisage la question des « tâches présentes de la philosophie », c’est-à-dire de la « recherche
de ‘‘l’être de ce qui est’’έ » Cette recherche de l’être de ce qui est n’est rien d’autre que la
recherche du principe ou du principiel, le retour ou la remontée au principe. Cela nécessite de
la part du philosophe « la lucidité d’un pas en arrière qui demande des comptes à ce qui est, en
l’interrogeant sur son être »209. Une telle lucidité donne à l’acte philosophique d’être
proprement philosophique, c’est-à-dire procédant d’une réelle marge de liberté pour une
exigeante contestation des évidences, dans le sens d’une déconstruction qui n’a rien d’une
destruction.
Après avoir établi cela, Breton souligne la manière dont cette recherche de l’être de ce qui
est se présente, selon que le philosophe habite un espace de liberté ou un espace de non-liberté.
Stanislas BRETON, « Tâches d’une philosophie de nos jours », in : Philosophie africaine : paix-justice-travail,
Actes de la 10 e Semaine Philosophique de Kinshasa du 30 novembre au 6 décembre 1986 , « Recherches
philosophiques africaines », n° 13, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1988, p.19-23.
208
Ibid., p. 22.
209
Ibid., p. 21.
207
79
Il distingue d’une part « les pays où la philosophie est suspecte, parce qu’elle est dangereuse
aux pouvoirs qui la persécutent » et d’autre part, les « pays privilégiés, où la parole est libre »έ
Un enjeu politique est ici discernable, qui concerne directement la liberté ; liberté de tous,
et par conséquent celle du philosophe qui fait partie de cet ensemble de citoyens. Et selon
Breton, même s’il faut observer et reconnaître les différences de posture et peut-être même des
sujets traités dans les deux cas, ce qui sera dit visera toujours l’être de ce qui est, de ce qui doit
être parce qu’il mérite de l’êtreέ Voilà pourquoi il assigne au philosophe se trouvant dans le
premier cas – estimant que dans ce cas « la philosophie est d’autant plus agissante qu’elle est
moins existante officiellement » – une tâche singulièrement politique :
Rappeler aux pouvoirs en place qu’il y a en l’homme, en cet étant qui pense l’être, un
pouvoir de distance qu’aucune puissance ne saurait prescrireέ En ce sens, conclut-il, la
philosophie continue sa vocation : pas en arrière, vers l’être de l’étant, que nul pouvoir ne
saurait atteindre.210
Stanislas Breton partage la conviction selon laquelle la tâche de la philosophie est de
« ‘‘diagnostiquer le présent, de dire en quoi souffre notre présent’’ »211. Mais que recouvre chez
lui cette expression de Michel Foucault à laquelle il se réfère ? Elle souligne précisément la
nécessité pour la philosophie de s’enraciner pour ainsi dire dans la vie concrète de l’homme
concret. La philosophie est à la fois « prise de terre » qui donne à penser, et pensée qui prend
racine dans l’immanence du quotidienέ Pour lui, en effet,
Une philosophie qui s’occuperait uniquement de l’homme en soi manquerait de cette prise
de terre sans laquelle la pensée risque de s’évaporerέ Inversement, une casuistique du
présent sans une certaine idée de l’humain, serait tout aussi inopéranteέ L’expérience se dit
de multiples manières et à différents niveaux. Il importe de les conjuguer212.
Breton souligne donc la nécessité pour la philosophie de dire l’être de ce qui est, et d’être,
dans cette même perspective, une pensée incarnéeέ Et c’est précisément à l’intérieur d’une telle
conviction de Breton qu’il est possible de mesurer tout l’enjeu des dimensions poétique et
politique de son œuvreέ Ce que nous appelons conviction de Breton se présente même comme
une insistance sur la place en philosophie d’une « certaine sensibilité » face à l’« infinie
210
Ibid., p.23.
PCS, p. 193-194 : Breton dit citer de mémoire Foucault, et il souligne en note que « ses dernières œuvres
témoignent d’une ardente compassion » (PCS, p. 134, note 34).
212
PCS, p. 194.
211
80
patibilité de l’homme ». Car selon lui, on ne saurait analyser ce qui est, analyser le présent, sans
se rendre sensible, sans que soit mise en œuvre dans le penseur « une certaine sensibilité qui ne
relève ni d’une esthétique du sensoriel ni d’une philosophie de l’art »213, et qui se présente
comme un véritable défi au penser philosophique. S’il parle ainsi, en terme de défi pour la
philosophie et pour le philosophe, c’est parce que, comme il l’explique, « La sensibilité de
compassion, ce pouvoir que l’on croirait purement passif d’être affecté par la détresse d’autrui,
ne se résout pas en l’une ou l’autre des formes de sympathieέ
Il conviendrait de la situer en deçà ou au-delà de l’intentionnalité et de l’existenceέ »214 Et
sa propre pensée – soucieuse de cohérence et aussi de radicalité – a été un incessant effort en
vue de relever un tel défi. Sa volonté d’aller toujours à la racine ou à la source des choses qu’il
étudie relève de la responsabilité qui incombe à tout philosophe. Selon lui, « Sous les
terminologies les plus variées : principe, conditions de possibilité, présupposés, la philosophie
[…] décèle en tout savoir comme en toute religion et en toute politique, cet arrière-plan qui,
dans la ferveur du vécu, cache son anonymat. »215 Il s’agit là d’une opération de toute
philosophie dans sa tentative de radicaliser le principe pour « en restituer la nudité ». Car le
principe ne s’accommode d’aucun revêtement.
En dernière analyse, disons que pour lui, ce problème relève du « nexus épistémopolitique »216. Dans Marxisme et critique, il pose la question suivante : « Comment conjoindre
dans un dynamisme savoir et transformation sociale ? »217. Savoir et politique, dans leur
connexion, doivent viser quelque chose de concret. Au-delà des « discussions sur le ‘‘que faire’’
quotidien », écrit-il, cette connexion doit nécessairement se refléter « dans une
dramatisation »218. Que faut-il entendre par cette nécessité d’une dramatisation dans laquelle se
refléterait la conjonction entre savoir et politique ?
La dramatisation schématise le nexus, elle lui donne sa résonnance humaine totale, sa
dimension proprement anthropologiqueέ Je m’expliqueέ La dramatisation sensibilise ce qui
213
PCS, p. 194.
PCS, p. 194.
215
DP , p. 235.
216
MC, p. 138.
217
Ibid.
218
Ibid.
214
81
est à faire à travers ce qui ne peut plus êtreέ C’est un théâtre qui s’adresse à tousέ C’est un
théâtre du peuple (et j’insiste ici sur ce terme ‘‘peuple’’), par et pour lui, dans la mesure où
il fait retentir en chacun la responsabilité d’une réponse219.
3.2. Politique et histoire
Dans Vers l’originel, Breton établit un rapport entre politique et histoire, en tant qu’elles
constituent des modalités connexes ou complémentaires à travers lesquelles l’homme se réalise
lui-même.
Nous n’hésitons pas à lier, au titre de l’Éthique, politique et histoire parce que, inséparables
l’une de l’autre, elles sont l’une et l’autre, et l’une par l’autre, les modalités d’actualisation,
sur une plus large échelle de la causalité de soi par soi.220
L’interrogation sur le sens du politique nous avait déjà ouvert à cette idée de la causalité
de soi ou de la réalisation de soiέ L’homme se réalise à travers le politique et en étant engagé
dans une histoireέ Le politique s’inscrit dans l’épaisseur de l’histoire humaine et ne se comprend
que dans cette histoire. En outre, nous retenons du rapport entre histoire et politique, chez
Breton, la nécessité de répondre à l’appel du présent en s’appuyant sur les leçons du passé, tout
en étant ouvert à l’imprévisible du futur.
Comme le souligne Breton, même si l’histoire est édifiante, il faut toujours savoir « de
quel intérêt relève l’attention qu’on lui prête »221. Mais ce lien au passé ne serait-il pas
simplement le signe de la peur du futur, la « peur du nouveau » ?
Le passé, tel qu’il se montre en axe de rétrospection, est ce sur quoi repose notre présent,
le substrat de sommeil réparateur, plus inconscient, dont l’épaisseur de durée, en arrière
d’une chétive créature, confère à notre être la solidité d’une préexistence222.
Dans ce rapport, selon Breton, on ne peut pas, évoquant la question de préexistence, de
temps, sans faire appel à la religion. Cela nous fait comprendre le lien qui existe entre les divers
domainesέ Et la nécessité de ne point s’exonérer de la lumière ou des « lumières de la
219
Ibid.
VO , p. 107.
221
VO , p. 123.
222
VO , p. 123-124.
220
82
religion »223 n’est pas sans lien avec le théologico-politique dont nous avons parlé, et qui, chez
Breton ne relève pas seulement de son commentaire de Spinoza, mais fait partie de sa propre
pensée politique
223
Cf. Jean-Marc FERRY, Les lumières de la religion. Entretien avec Elodie Maurot, Montrouge : Bayard, 2013.
83
CONCLUSION
L’univers politique de Breton nous fait traverser plusieurs périodes de l’histoire de la
pensée philosophique et politiqueέ Diverses idées et théories s’y rencontrentέ Mais son regard
sur chacune se veut critique, et donc lucide. La responsabilité d’une réponse sur
l’habiter compris comme « mode d’être », et sur un meilleur habiter-ensemble incombe à tous.
Si dans cet univers politique nous avons posé la question de la démocratie c’est
notamment parce que chez Breton, elle est une des meilleures manières pour les humains
d’habiter le monde et de l’habiter ensembleέ Nous n’avons pris en compte que quelques points
dans ce chapitreέ Mais cette importante question de la démocratie fera l’objet d’un
développement ultérieur. Il nous faut en effet y revenir pour voir comment, selon Breton, un
habiter démocratique est possible.
84
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
Cette esquisse sur la dimension poétique et politique de la pensée de Breton et ses
fondements nous a donné de nous engager sur cette voie philosophique de Breton, où
intelligibilité et affect conditionnent ensemble la démarche. En guise de conclusion, nous
ouvrons une de ses pages qui non seulement nous fait sentir le rythme poétique de sa parole
philosophique, mais nous maintient dans et nous oriente vers le cœur de notre recherche.
J’ai aimé pour son beau nom une petite rivière de Vendée qui s’appelle la ‘‘Vie’’έ Un beau
nom en effetέ Et qu’elle porte fort bien, par sa spontanéité qui va droit au but, je veux dire
à la mer, sans se distraire pour babiller de-ci de-là comme les commères de village. La Vie
a épousé la ligne droite, la plus ennuyeuse pour certains ν la plus belle pour d’autres, parce
qu’elle rappelle le rayon de lumière, le trait du javelot, et cette flèche par quoi les logiciens
marquent la direction ou le sens d’une relationέ La Vie et cette flèche liquide, pure relation
dans la main du très haut, sur les caprices d’une géographieέ Elle s’en va, un peu comme le
seigneur dans l’Évangile, quand on lui jetait des pierres μ ‘‘et lui passant au milieu d’eux,
il allait’’έ La Vie s’en va elle aussi, depuis toujours croirait-on. Elle ne demande à personne
le droit d’être ce qu’elle estέ Elle va vers la mer, seule avec le seulέ Magnifique petite rivière
qui pourrait être, pourquoi pas, un modèle de philosophie.224
La suite de notre étude consistera aussi, dans une certaine mesure, à suivre le cours d’un
itinéraire intellectuel qui ne se distingue pas du cours de la vie de celui qui a tenté de le tracer
en pensant et en vivant telle « cette flèche par quoi les logiciens marquent la direction ou le
sens d’une relationέ » C’est ce qui se donne à voir dans le double univers poétique et politique
de Breton qui fait l’objet de notre rechercheέ En tâchant donc de suivre, autant que faire se peut,
cette magnifique rivière, on se doit de rester éveillé par une vigilance phénoménologique qui
donnera de soupçonner, de montrer – en lui donnant d’apparaître – l’interaction ou la connexion
entre poétique et politique, ces deux eaux d’une même rivièreέ
224
PB, p. 221.
85
DEUXIÈME PARTIE
ENJEUX D’UNE CONJONCTION
ENTRE POÉTIQUE ET POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON
86
INTRODUCTION
Comment discerner le rapport existant entre poétique et politique dans la pensée de
Stanislas Breton ? C’est à répondre à ce problème qu’est consacrée cette deuxième étape ; une
réponse susceptible d’ouvrir à une première intelligence de la conjonction entre poétique et
politique. Si nous nous attachons à déterminer la relation entre poétique et politique, il s’agit
moins de montrer ce qui d’un côté ou de l’autre serait des points de convergence ou de
divergence que de discerner ce qui rend possible et fructueuse la rencontre, la conjonction. On
peut affirmer, en empruntant les termes même de Breton, que la fécondité du rapport entre
poétique et politique « se mesure […] à l’écart qui les distingue et qui interdit de les séparer »225.
Pour examiner les enjeux de l’articulation entre poétique et politique chez Breton, nous
analysons dans un premier temps ce qu’il nomme la fonction-être, dans sa double manifestation
en fonction-méta et fonction-ménique. Ensuite, les questions suscitées par cette analyse sont
étudiées métaphysique relation que Toutes interrogations et analyses.
EMI, p. 9 : Il nous semble en effet possible d’appliquer ce mot de Breton à propos de la triade être, monde,
imaginaire, à la relation entre poétique et politique.
225
87
CHAPITRE IV
FONCTION-ÊTRE . FONCTION-MÉTA, FONCTION-MÉNIQUE
Ce que Breton appelle la « fonction être » est, dans toute son œuvre, une réponse à cette
double difficulté qui affecte et la pensée et la vie. Et on peut déjà y déceler un moment ou un
milieu possible où s’opère la conjonction entre poétique et politiqueέ S’il est prudent de parler
ainsi en termes de possibilité, c’est avant tout parce que la « fonction-être » que nous examinons
n’est pas réductible à ce que l’on peut en direέ La richesse dont elle est porteuse déborde
largement le domaine purement philosophique. Elle est, chez Breton, à double entente et se
décline en « fonction méta » et « fonction ménique ».
S’il est entendu que cette fonction, tout en débordant la sphère du philosophique,
n’appartient à personne en propre, n’est-ce pas parce qu’elle se présente comme milieu, source
où tous peuvent sans cesse remonter, s’abreuver, afin de penser et vivre, ou d’étancher quelque
soif de connaître et d’être, à partir d’un même fond ou d’un même principe ? Empruntant
l’image d’une pratique qui se raréfie, on peut dire que notre démarche a une certaine parenté
avec celle du sourcierέ Mais on sait qu’il n’est pas exclu qu’un sourcier annonce par méprise
l’existence d’une source là où il n’y a qu’une rocheέ Ce que nous identifions chez Breton comme
pouvant être au fondement du rapport poétique/politique peut sembler se situer, aux yeux de
certains, plus du côté de la roche que de la sourceέ Mais il faut espérer qu’ici, comme en un
certain désert, cette roche soit tout de même grosse d’une source inespéréeέ
Après des propos liminaires sur la question de la relation et sur la « fonction-être », on
analysera tour à tour les deux fonctions « méta » et « ménique » qui sont à la fois comme
l’extension de la fonction-être et les voies par lesquelles on y remonte sans cesse.
88
1. PRELIMINAIRES SUR LA « FONCTION-ETRE »
L’expression « fonction-être » n’est pas explicitement rattachée par Breton aux deux
fonctions que nous reconnaissons comme pouvant être sa double expression. Mais une telle
hypothèse se vérifie facilement à travers une explication, pour ainsi dire, de Breton par luimêmeέ Ces premiers mots ont pour fin d’éclairer, tant soit peu, la piste qui s’ouvreέ D’abord le
terme « fonction » mérite notre attention ν ensuite on s’interrogera sur le sens de la « fonctionêtre » en son acception générale.
1.1. La notion de fonction
Quelle signification renferme la notion de fonction qui accompagne chez Breton le terme
être, le préfixe « méta » ou la particule « ménique » ? Cet emploi du mot fonction renvoie-t-il
à quelque activité devant être accomplie ? Ou bien, est-ce pour souligner l’étroitesse du lien
entre ce qu’est la métaphysique et la tâche qui lui est essentiellement assignée ? Si en
mathématique, la fonction peut exprimer la relation ou la correspondance, en va-t-il de même
lorsqu’il s’agit de l’espace métaphysique ? L’histoire de la notion de fonction n’est pas sans
nous éclairer sur l’utilisation qu’en fait notre auteurέ Mais il suffira, pour notre analyse, de partir
de quelques emplois du terme par Breton lui-même.
Il importe, en premier lieu, de chercher à saisir la signification de la notion de fonction en
lien avec la « sphère de l’humain ». En effet, nous pensons que la « fonction-être » et ses deux
expressions possibles qu’on peut lui reconnaitre ne sont pas intelligibles en dehors du vouloirdire et du vouloir-être de l’humainέ Car c’est avant tout de l’humain et de l’humaine condition
qu’il s’agit dans le déploiement de cette « fonction-être ». Cette humaine condition pouvant
être marquée entre autres par une difficulté à dire et à être, la fonction dont il s’agit est
assimilable à l’effort consenti ou fourni pour combler un vide, un manqueέ Mais on devine assez
89
aisément que, tout comme lorsqu’il faut apaiser une faim ou étancher une soif, cette fonction
se remplit sans aucune prétention naïve de s’exercer une fois pour toutesέ
Lorsqu’il propose ses « Réflexions sur la fonction Méta », Breton lui-même prend le soin
de préciser ce qu’il entend par fonctionέ L’éclairage qu’il en donne excède, nous semble-t-il, la
seule fonction méta, et peut servir aussi pour les autres usages du terme « fonction », même si,
à chaque fois, il y a comme une mise en œuvre spécifiqueέ L’emploi du terme « fonction »,
écrit-il, est généralement « réservé au langage du logicien et du biologiste. » On a alors affaire,
d’une part à une fonction prépositionnelle abstraite, et d’autre part à une fonction biologique
ou psychologique, plus concrèteέ Si l’on se demande alors pourquoi la notion de fonction est
convoquée dans un domaine comme la Poétique du sensible, on trouve la justification, selon
lui, dans l’audace du poète « qui ne craint aucun rapprochement »226.
Dans la fonction logique ou mathématique, l’accent porte sur « une loi de structuration ».
Cette fonction n’est pas sans rappeler l’image de la faim à combler ou de la soif à étancher ; et
c’est justement cet aspect des choses qui importe le plus aux yeux de notre philosophe qui ne
peut penser le plein sans penser en même temps le vide. « Ce qui m’intéresse dans la fonction
logique, écrit-il, c’est sa capacité, de par les ‘‘creux’’ ou ‘‘vides’’ qu’elle comporte, de se
donner, si je puis dire, une infinité de visages ou de corps. »227 Dans la fonction biologique il y
a l'implication essentielle d’une « énergie structurante »έ L’intérêt de Breton pour cette fonction
se justifie donc par le fait qu’elle « accentue plus particulièrement l’énergie du vivant qui par
elle se fait ce qu’il est en se donnant sa ‘‘forme’’ ».
Breton n’opère pas de choix entre les deux fonctions, logique et biologique, en apparence
disparates. Il les prend tous en compte, les fait tenir ensemble, se basant notamment sur le fait
qu’elles « ont en commun de n’être point saturées par l’une ou l’autre de leurs
concrétisations »228.
226
PS. 45.
« Réflexions sur la Fonction Méta », p. 90.
228
« Réflexions sur la Fonction Méta », p.
227
90
Encore une fois, nous inclinons à penser que le sens du terme fonction dans « fonction
méta » ne devrait pas être différent de celui qui émerge dans « fonction ménique ». Et, puisque
ces deux fonctions sont des expressions de la fonction-être, il faut aussi conclure que ce qu’on
leur attribue est d’abord attribué à la fonction-êtreέ C’est dans cette mesure que, pour donner à
la notion de fonction chez Breton la même charge de signification, on peut dire de la fonctionêtre ce qui est dit de la fonction-méta . Nous dirions donc que la fonction-être « rassemble […]
les traits distinctifs de la fonction logique et de la fonction biologique. De celle-ci elle recueille
l’énergie transformante et le dynamisme ; de celle-là, les possibilités de substitution »229.
Si cette manière de conjoindre l’essentiel des fonctions logique et biologique, vaut à la fois
pour la fonction-être et pour les fonctions qui l’expriment, cela ne veut pourtant pas dire que la
fonction-être soit réductible à l’une ou l’autre de ses expressionsέ En outre, il n’est pas
impossible, nous semble-t-il, de penser un rapprochement entre ce que renferme la notion de
fonction chez Breton et ce que signifie la notion d’ενεργεια en contexte aristotélicien. Mais il
s’agit d’un rapprochement qui suggère aussitôt un dépassement et non pas une assimilationέ Il
y a, en effet, dans l’usage bretonien du terme fonction l’idée d’une énergie qui est une
puissance-acte. La fonction serait alors cet « acte-énergie ou acte-d’être »230. Toute la charge
que transporte ce mot énergie permet d’évoquer aussi le fait qu’il est comme ce qui s’oppose
au doute ou ce qui le dissipeέ L’énergie est mouvement mais pas un mouvement d’agitation en
tous sensέ Elle oriente vers une finέ Elle concerne à la fois la pensée et l’êtreέ
On n’hésiterait pas non plus à évoquer un autre terme grec : ειτουργ α, dans notre tentative
de compréhension de la notion de fonction chez Bretonέ Si nous faisons ce rapprochement c’est
que ειτουργ α, en son orientation publique, peut aider à discerner la dimension politique de la
notion de fonction. Ce qui vient d’être sommairement dit sur la notion de fonction laisse déjà
entendre ce que signifie la fonction-être d’une manière généraleέ Mais on doit encore s’y arrêterέ
229
230
« Réflexions sur la Fonction Méta », p. 90.
CP , p. 34.
91
1.2. Lieu et conditions d’exercice de la « fonction être »
Le premier ouvrage de Breton : L’‘‘esse in’’ et l’‘‘esse ad’’ dans la métaphysique de la
Relation, apparaît comme point de départ ou point d’orient d’une philosophie qui allait être
rythmée par cet « être-dans » et cet « être-vers » jusque dans ses dernières notes. Et dans son
dernier ouvrage : Le vivant miroir de l’univers, il ne manque pas de rappeler sa « ferveur pour
ce couple bien-aimé »231. Ce « couple bien-aimé », « dyade originelle » de sa métaphysique,
« fut le commencement »232 même ou le principe de toute son œuvreέ
« Etre-vers » et « être-dans » sont donc en ce sens le double fondement harmonique de
la métaphysique bretonienne de la relationέ L’humain, selon Breton, est, et a toujours à être,
dans et vers le mondeέ C’est ainsi qu’il pense et vit la relation non seulement au monde, mais
aussi à autrui, à la transcendance, et à lui-même, dans le sens d’un rapport qui a besoin à la fois
de fondement et de distance.
Au sujet du second aspect de cette dyade, Breton écrit en 1992 : « Je ressentais une
affinité qui me dure encore ; et une fascination de l’esse ad (traduisons « l’être-vers »), qui se
remarque en tous mes ouvrages, qu’il s’agisse de poétique du sensible, de philosophie ou de
spiritualité »233. En effet, l’être-vers, tout comme l’être-dans, ainsi que leur conjonction,
traversent et rythment toute sa pensée : présence ou fréquence qui constitue une des dimensions
les plus sensibles de la spécificité de son écriture.
Toutefois, l’‘‘esse in’’ et l’‘‘esse ad’’ ne témoignent nullement d’une « dualité de
l’être ». Il ne faut ni les opposer ni les penser en termes d’exclusionέ Pour autant, écrit Breton,
« il ne s’ensuit pas qu’il faille négliger les nuances conceptuelles. »234 Une distinction est
nécessaire mais toujours dans le sens d’une conciliation des deuxέ Car « sans esse ad peut-être
n’aurions-nous que le monolithe de Parménide. Sans esse in, l’esse ad flotterait dans un entre
231
VMU, p. 39.
VMU, p.
233
DRP , p. 72.
234
EIEA, p. 117.
232
92
deux »235έ En effet, si Breton insiste sur la conciliation de l’être-dans et de l’être-vers, c’est
précisément parce que, comme l’écrit, « ces deux versants d’un monde et notre ‘‘être au
monde’’ sont aussi deux modes, qu’on oserait dire ‘‘infinis’’, de faire advenir une liberté. »236
Lorsqu’il examine le rapport existant entre « Etre et relation », dans Le vivant miroir de
l’univers, Breton affirme : « Le logicien et le mathématicien s’intéressent à la relation pour ellemême et pour elle seuleέ Or je n’ai cessé d’accompagner la relation d’un additif d’être qui en
souille la pureté »237. Il y souligne même la radicalité d’une telle posture de penséeέ La pluralité
de formes et d’acceptions de la relation garde en commun le verbe être, et attestent que l’être
est essentiellement relation. Autrement dit, il existe entre Être et relation, un rapport nécessaire,
voire indispensable. Selon Breton, en effet,
L’indispensable additif d’être s’explique et se justifie par les conditions d’existence qui
transforment en réalité, dans un monde qui est notre seul monde ce qui de soi, et par son
essence, fait abstraction de toute réalisation, quel qu’en soit, du reste, le mode
d’effectuation qui lui échoit et qui peut-être aussi bien un acte de pensée.238
Chez lui donc, les deux versants de la dyade initiale constituent des harmoniques du
relationnelέ Mais viennent s’y ajouter leurs principales tournures, versions ou modalités,
constituant autant d’harmoniques du relationnelέ Tournures, prépositionnelles elles aussi,
explicitant, accentuant ou complétant l’esse in et l’esse ad ; et que nous regroupons librement
comme suit μ en lien avec l’être-dans, on parlera d’être par , d’être en…ν et en lien avec l’êtrevers il est question d’être-avec, d’être-ensemble, d’être pour …
Il suffit, pour en avoir quelque intelligence, de considérer dans L’autre et l’ailleurs,
l’analyse que fait Breton des tournures de l’une et l’autre posture, en lien, il est vrai, avec son
analyse de ce qui peut être dit μ l’être occidental dans son rapport à l’être oriental ; mais qui ne
L’Esse in et l’Esse ad, dans la Métaphysique de la relation, p. 119. (Ou encore : « L’enchainement (esse ad)
parce qu’il est détermination appelle nécessairement un esse in. Le Dasein de Socrate est un Sosein du monde,
comme le Dasein de la branche est le Sosein de l’arbre, le Dasein de l’arbre est le Sosein de la forêt etcέ », Ibid, p.
120.)
236
AA, p. 129.
237
VMU, p. 43-44.
238
VMU, p. p. 44.
235
93
manque pas de rejoindre l’universel de sa conception de notre être-au-monde. Quelles sont donc
ces « versions de l’être-vers »239, et « versions de l’être dans »240 ?
Tout d’abord, c’est « précisément par la préposition vers » que s’exprime le mieux, selon
lui, le mouvement qui lui permet de ne point perdre de vue l’axe de rotation ou l’essentiel de
son être occidental. Et nous induisons de là qu’il en va de même pour tout humain, quel que
soit le sol géographique auquel il se réfère. « Or, explique-t-il, l’‘‘être-vers’’, comme point
indivisible, est semence des lignes qui en procèdent pour y revenirέ Il n’est centre que par sa
force d’expansion. »241
L’être-vers suggère l’idée d’orientation, en référence au mouvement du corps et à celui
de la pensée, etcέ Il est, pour ainsi dire, au cœur de notre manière de nous orienter dans l’espace,
qu’il s’agisse de l’espace physique, ou bien de l’espace de la pensée, du dire242, de l’existenceέ
Parce que « ‘‘penser’’, c’est fondamentalement, s’orienter et, par là même, créer des lignes de
sens. »243 Sont au nombre de ces « lignes de sens », l’être-vers lui-même et toutes les inflexions
qu’il suppose ou susciteέ Etre-vers pour être-avec, pour être-ensemble, être-vers supposant
l’être autre, et impliquant l’être-pour έ Ce qu’il appelle l’interexistence est, par exemple, une
modulation de l’être-vers. « L’analytique de l’être-vers, dans le contexte de l’interexistence,
explicite les modalités fondamentales du rapport : être-avec, être-par , être-pour . Chacune
d’entre elles comporte un complémentaire par simple absence ou par contrariété »244
Qu’on s’en tienne à ces indications, ou qu’on y ajoute « ‘‘l’être autre’’, en sa fusion
avec ‘‘l’être ensemble’’ », on ne perd pas de vue que « L’être-vers se fonde sur l’être-dans »245.
Autrement dit, toute orientation dans l’espace, quel qu’il soit, est, de quelque manière, une mise
en œuvre de l’être-vers, ainsi que de toutes ses flexions ; un être-vers qui suppose un être-dans
et toutes ses flexions.
239
AA, p. 110.
AA, p. 121.
241
AA, p. 111.
242
Cf. PB, p. 191-193.
243
AA, p. 112.
244
EMI, p. 81.
245
EMI, p. 79.
240
94
L’être-dans peut être aussi « prodigue de tournures ou versions que l’‘‘être-vers’’ »246.
On pourrait dire de l’être-dans, qu’il suppose le sol et le là qui nous fait tenir en étant dans le
mondeέ Telles des notes de musique, ces conditions de l’être-dans posent la question du lieu,
du où, et de l’espaceέ De même que l’être-vers a besoin d’un espace de mobilité, l’être-dans
sollicite, un espace où l’on demeure, un sol d’appui, une demeure où habiter.
Tout comme l’être-vers, l’être-dans « fait appel à une expérience du corps. »247 Mais, si
pour l’être-vers l’expérience du corps relève de l’orientation, il en va autrement en ce qui
concerne l’être-dans qui fait appel à l’expérience du demeurer entendu comme « l’agir sans
complément d’objet, ‘‘mouvement immobile’’ ».
On peut repérer ici également quelques formes prépositionnelles ou verbes pouvant être
rapprochées de l’être-dans en tant que ses versions : être en, être-là , être-sur … demeurer,
habiter, se trouver… Considérons ce que dit Breton au sujet de l’être-sur.
Condition indispensable, la fermeté du sol ne suffit pasέ L’assurance d’un ‘‘être-sur’’
ménage à ‘‘ceux qui seront-là’’ l’espace d’un libre devenir, d’une libre respirationέ C’est
pourquoi […] l’être-sur est au service d’un être-dans qui a retrouvé, récemment, de par la
vivacité des problèmes d’écologie, une importance dont les philosophes eux-mêmes ont
fini par se soucier248.
Cet exemple a le mérite de souligner, en le suggérant, que l’humain ne se contente pas
d’être dans le mondeέ Il veut y être en étant, de quelque manière, sûr de n’être point sous quelque
contrainte qui pourrait l’empêcher d’être ce qu’il a à êtreέ D’où cette idée d’assurance et de
libertéέ Ce qu’exprime Breton par l’être-sur , dans sa Philosophie buissonnière, c’est la fonction
du demeurer dont on souhaite qu’il soit « certain et sûr »249έ Il n’hésite pas à faire aussi référence
au psalmiste dans son être-sur Dieu pouvant être entendu dans le sens d’un être-sûr -de-Dieu,
puisqu’il l’invoque comme « son rocher ». Car, écrit Breton, « Il n’est de sûreté que par un êtresur dont la résistance ne fait aucun doute »250.
246
AA, p. 122.
AA, p. 122-123.
248
PB, p. 24.
249
PB, p. 24.
250
PB, p. 24.
247
95
La diversité d’expression du relationnel nous met en présence de bien des harmoniquesέ
Mais on peut affirmer avec Breton : « En dernière instance, que l’on parle d’être-vers ou d’êtredans, de toute manière c’est bien de l’être qu’il s’agitέ »251 A travers une réflexion à la fois
logique et philosophique, Breton oriente justement vers ce type de compréhension de la relation.
Un autre aspect doit être soulignéέ Il s’agit du lien qu’établit Breton entre la question de
l’être en tant qu’être et la question du jugementέ Ce rapprochement permet de comprendre
davantage la fonction être et les conditions de son exercice. Pour lui, « il n’est de jugement
possible que par la fonction-être préalablement justifiéeέ Nous rattachons l’éminence du
jugement, sa signification et sa portée, à ce préalable dont il est […] la manifestation dans
l’espace de l’humaine discursivitéέ »252 Ce qu’exprime Breton c’est d’abord le lien existant
entre l’être – en tant qu’il n’est ni étant, ni concept, ni existant, ni singulier, ni substance, mais
plutôt « être-fonction » – et l’intellectέ Les deux se conditionnent réciproquement, l’être en tant
qu’être éclairant l’intellect, et l’intellect étant le lieu ou le premier support de cet être qui
l’éclaire et le définitέ
Dans Être, Monde, Imaginaire, Breton discerne trois puissances essentielles de l’être qui
sont solidaires : la puissance de synthèse qui, tout en signifiant l’unité du divers, énonce
« comment doit être ce qui est » ν la puissance de position qui se comprend à travers l’extériorité,
la production et l’existence ν et la puissance d’affirmation de soi253. Ces trois puissances de
l’être trouvent discursivement leur manifestation dans les trois puissances du jugement : la
composition, la position et la prise de position.
Cette « fonction être » peut se décliner de multiple manières. Mais les deux déclinaisons
qui nous paraissent les plus essentielles pour le problème qui nous occupe, et qui répondent à
cet impératif du signifier, sont la « fonction Méta », et la « fonction Ménique ».
251
VMU, p. 45.
PCS, p. 65.
253
Cf. EMI, p. 32-51.
252
96
2. SENS ET PORTEE DE LA « FONCTION META »
Nous nous interrogions sur l’analogie comme forme ou expression possible de ce qui unit
ou conjointέ C’est de là qu’il faut repartir si l’on veut comprendre la signification que Breton
donne à la « fonction Méta »254, et en saisir toute la portéeέ C’est dans ce sens, en effet, qu’il
nous introduit lui-même dans sa réflexion sur la « fonction Méta », soulignant que cette doctrine
de l’analogie « n’a cessé de hanter, comme une obsession, les concepts qu’on en a proposés au
cours des siècles »255έ L’analogie est, selon lui, une variante sémantique du terme Logosέ Ce
qui importe pour lui dans ce rappel c’est essentiellement la signification et le champ
d’application de l’analogieέ
L’examen de la particule méta , ainsi que des trois grands facteurs par lesquels Breton
caractérise la « fonction Méta » nous ouvrirons à l’essentiel de la thématisation de cette
« étrange fonction »256.
2.1. Analyse sémantique du préfixe méta
Parmi les traits caractéristiques de la pensée de Stanislas Breton, il y a indéniablement sa
préférence, comme il le dit lui-même, à « réfléchir sur ces ‘‘petites choses’’ qui ne signifient
pas par elles-mêmes, qui n’existent sémantiquement qu’en phénomène d’accompagnement et
qui se dénomment ‘‘particules’’ »257. Ce trait est d’autant plus caractéristique que ces réflexions
sur les ‘‘petites choses’’ sont d’une grande portée philosophique.
Mais alors, de quelle manière convient-il de mener cette analyse sémantique de la particule
meta , s’il est entendu que son existence sémantique nécessite en partie qu’elle ne soit pas seuleέ
Puisque Breton prend le soin de proposer lui-même une analyse sémantique de la particule
Comme le note CAPELLE, c’est Stanislas Breton « qui le premier, a thématisé la fonction ‘‘méta’’» (Philippe
CAPELLE, « Phénomène et fondement. Raison métaphysique et raison théologique », in : Transversalités, N°
110, avril-juin, 2009, p. 33).
255
S. BRETON, « Réflexions sur la Fonction Méta », p.45.
256
« Réflexions sur la Fonction Méta », p. 49.
257
S. BRETON, « De l’usage philosophique de quelques particules », p. 64.
254
97
méta, c’est en s’y arrêtant qu’on peut espérer une meilleure intelligence de sa démarcheέ Ce qui
retient notre attention c’est non seulement la question de la transcendance mais notamment
l’idée et la nécessité du mouvement qui consiste à opérer un véritable retournement. On entre
ainsi plus en profondeur dans la compréhension de la métaphysique.
Pour entendre la transcendance au sens bretonien, on doit tenir ‘ce qui se situe au-delà’ non
pas comme l’opposé d’un ‘en-deçà’, mais comme son autre sans lequel il ne parvient pas à
signifier ce qu’il a à signifierέ Il n’est donc pas inutile de reprendre ici ce que Breton nomme sa
« digression sur une particule ». La question qui se pose est celle de savoir quel est le sens du
préfixe méta, et dans quel sens il oriente la pensée et la réflexion de Breton. Présent dans
maintes expressions, le préfixe méta ne les accompagne pas de la même manière. Mais chacune
de ces expressions ainsi préfixée ou affectée d’un méta en tant que co-efficient, trouve
justement son efficience propre tout en partageant avec d’autres expressions, un certain air de
famille. « La préposition meta , écrit Breton, étale sur un large éventail ses variations
sémantiques »258. Et on vient de le constater à travers les précédentes références.
Puisque « Le grec joue du Méta en nombre de tournures », voyons quelles sont les
tournures qui retiennent l’attention de Breton et qui contribuent à une meilleure intelligence de
sa « fonction Méta »έ Quoi qu’il en soit des contingences qui auraient présidé à la formation du
terme méta-physique, Breton invite à retenir comme essentiel « l’idée de ‘‘dépassement’’, de
‘‘mutation’’, telle qu’elle apparaît dans les composés lexicaux dont nous avons fait méta stase,
méta phore, méta morphose »259. La raison est que cette idée « s’est peu à peu imposée pour
signifier l’originalité d’une opérationέ »260
Les termes dépassement ou mutation, auxquels il faut ajouter déplacement, suggèrent
bien des idées, des plus positives aux plus négatives. Mais quel que soit le niveau où l’on se
situe, ces termes disent fondamentalement le passage d’un état à un état autreέ Et c’est le méta
qui permet ce passage. Serait-il donc force ou capacité de dépasser une réalité, une chose, une
258
VO , p. 19.
VO , p. 19.
260
VO , p. 19.
259
98
situation donnée, de se dépasser ? Serait-il aussi aptitude à opérer ce qu’on appelle souvent des
déplacements dans ses vues, ses conceptions, ses convictions, compréhensions ou
précompréhensions, pour aller vers une manière autre de voir, de comprendre ? Sans doute, estil tout cela à la fois. Encore faut-il savoir de quelle manière il opère, si tant est qu’on peut parler
d’opération méta dans notre pensée comme dans notre agir.
La particule Méta, que l’on retrouve entre autres dans méta stase, méta phore,
méta morphose, méta physique, méta langage… est, comme le montre Breton, un « préfixe
électrique ». Cette image permet de saisir ce que renferme ce préfixe comme énergie, comme
pouvoir de transformation, dans le sens que l’on vient de proposerέ Le Méta de « fonction
Méta » est un préfixe qui suggère l’énergie, la puissance, la transgression, la transcendance,
l’invitation à toujours se situer de façon à voir au-delà. Il est une invitation à penser ce qui se
situe après, à penser l’à-venir et l’advenue des chosesέ
On le voit, bien des choses sont affirmées à travers ces mots qui se suivent ainsi, mais
qui n’ont pas la même connotation, qui n’évoquent pas les mêmes chosesέ Mais comment le
meta peut-il insinuer, évoquer, convoquer, voire unifier toutes ces significations ? Comme on
l’a déjà dit, selon le terme qu’il accompagne il ouvre tout un monde de compréhension ; tout
en gardant sans doute, en tous les cas, la même fonction pour ainsi direέ Car c’est finalement
cela qu’il faut affirmer : la fonction que remplit le préfixe méta – ce qui est très déterminant
dans la compréhension de la « fonction méta » – c’est celle de permettre une diversité ou
diversification de sens (signification et orientation) à partir d’un fond communέ Dans cette
réflexion qu’il fait sur la « fonction méta » comme dans toute son approche métaphysique, une
des attitudes qui fonde la démarche de Breton, c’est le souci de « donner au préfixe méta sa
résonance de dépassement et de rupture, […] en y écoutant, en son reflux vers nous, le premier
matin de la transcendance. »261 Une telle écoute suppose qu’on ait fondamentalement non
seulement une oreille mais surtout une âme poétique.
261
CP, p. 32.
99
Il est possible, prolongeant ce qui précède, de se référer à la manière dont le méta est mis
en œuvre, pour ainsi dire, en tant que « méthode » chez Franz Rosenzweig262. Comme le montre
Carla Canullo, « le méta est […] ce qui échappant à la pensée, brise la totalité » et permet ainsi
de penser les trois irréductibles : homme, monde, Dieu. Il est possible d’affirmer que c’est
« méthode » méta qui lui permet, dans l’Etoile de la Rédemption, de porter un regard critique
sur ce qu’il appelle la forme unidimensionnelle des « systèmes idéalistes » notamment de
l’idéalisme hégélienέ A cette forme s’ajoute ce qu’il nomme « l’impersonnalité par vocation
des philosophes de Parménide à Hegel. »263
L’unidimensionnalité désigne, selon lui, une forme de philosophie dont l’approche de la
réalité reste très réductrice. En guise de réponse à une telle tendance de la philosophie,
Rosenzweig propose la « philosophie du point de vue » ou la forme pluridimensionnelle de la
philosophieέ C’est la forme proprement philosophique, selon lui, car elle est synonyme
d’ouverture264. Et s’il est une chose essentielle qui semble trahir quelque parenté entre le sens
du méta chez Rosenzweig et celui que propose Breton, c’est bien cette ouvertureέ
2.2. Dimension poétique de la « fonction être »
Parler d’une dimension poétique de la « fonction être » chez Breton c’est souligner
essentiellement ce versant poétique qu’il met en exergue dans les textes consacrés à la fonction
méta. En effet, analysant le préfixe Méta, comme on l’a montré, Breton se demande s’il n’est
Nous avons été rendu sensible à la possibilité d’un rapprochement entre la pensée du « méta » chez Breton et
sa mise en œuvre par Rosenzweig, lors du Séminaire de Philosophie de la Religion intitulé : « ‘‘Dieu en tant que
Dieu’’ : un problème philosophique. Lecture de Franz Rosenzweig », dirigé par Philippe CAPELLE, Année
universitaire 2009-2010, second semestre.
Un autre rapprochement plus explicite a aussi retenu notre attention lors de la décade Stanislas Breton à Cerisy,
en août 2011. Dans la présentation de sa communication : « Etre-dans, être-vers: fonction-méta et critique de la
mystique dans L’étoile de la rédemption de Franz Rosenzweig » Carla CANULLO estime que : « chez
Rosenzweig, ce "méta" peut être interprété dans le sens proposé par Breton, c’est-à-dire en tant que fonction
d’orientation "dans" et "vers", voire dans le sens d’un double ‘‘se transcender’’ ».
263
ER, p. 155.
264
« Ce nouveau concept de la philosophie a du moins encore le mérite de rendre possible un philosopher après
Hegel […] A la place de l’ancien type de philosophe, impersonnel par vocation, employé comme simple lieutenant
de l’histoire de la philosophie, et d’une philosophie naturellement unidimensionnelle, apparaît une figure
extrêmement personnalisée μ le philosophe de la vision du monde ou du point de vue… » (ER, p. 155).
262
100
pas « le signe par excellence de cet être-vers, immanent au poétique et à la poésie ». Comme
on le faisait remarquer, Breton justifie l’emploi du terme « fonction » dans une réflexion sur le
poétique par l’audace du poète.
Ces affirmations situent d’emblée dans la sphère du poétiqueέ Mais n’est-il pas possible
de retrouver ce qui se présente dans cette « fonction méta » comme relevant spécifiquement de
l’ordre du poétique ? Breton rattache donc explicitement la « fonction meta » au poétique et à
la poésie.
Chaque poète, écrit-il, a sa manière à lui, et inconfusible, de la pratiquer. Mais dans
sa singularité irrépétible, qui ne l'enferme pas dans un corset de fer, cette pratique
réalise une fonction qui le traverse plus qu'il ne la maîtrise.265
On est ici en présence d’une sorte de redoublement de fonctionέ Faut-il parler de la
fonction de la « fonction meta » ? Il va sans dire que la « fonction méta » a une véritable fonction
philosophique à remplir dans les divers univers où on sait la convoquer. Selon Breton, le poème
est et reste le paradigme « incontesté » de l’être-vers. Cet « être-vers » peut être bien saisi à
travers l’apparente énigme de « la fonction Méta ».
Pour être ce qu’elle est, la « fonction Méta » intègre plusieurs facteurs qui s’articulent les
uns aux autres. En effet, Breton lui reconnaît trois facteurs essentiels qui sont aussi trois
puissances. Nous les avions déjà évoquées en analysant la particule méta qui les rend possibles.
On peut insister, à la suite de Breton, en rappelant que « Méta , particule grecque dont nous
avons fait Métaphysique, signifie, au gré des flexions, l’instabilité qui bouscule toute forme
fixe (méta-stase !), l’élan de métaphore qui transporte et ravit, la métamorphose qui, sur chaque
ligne d’univers, inscrit les caprices d’une libertéέ »266
265
266
PS, p. 46.
PS, p. 157.
101
2.2.1. La métastase
Sans ignorer toute la complexité de ce terme en ces connotations négatives ou positives,
Breton retient, pour exprimer cette première puissance de la « fonction méta », son trait le plus
caractéristique.
Plus généralement […] la métastase, en sa formule la plus neutre, évoque une
labilité, une impatience qui secoue toute fixité d’établissement, et qui pousse toutes
choses vers l’au-delà de leur forme ou de leur sens, qu’il s’agisse d’êtres-réels ou
d’identités sémantiques267.
Dans quel sens faut-il comprendre cette puissance qui semble n’admettre aucune forme de
stabilité ? Serait-ce un éloge de l’instabilité ou de l’errance ? Certainement pasέ Si la métastase
est signe de labilité, ce n’est sans doute pas parce qu’elle n’est qu’instabilitéέ On comprend dans
la définition de Breton que l’impatience dont brûle la métastase n’est pas pure précipitation ni
absence de réflexionέ La promptitude dont elle témoigne est ce qui lui permet d’inviter à la
vigilance afin que nulle envie de se fixer quelque part n’empêche de toujours porter son regard
et son jugement vers cet au-delà du sens ou cet au-delà de l’êtreέ C’est grâce à une telle
puissance que des « déplacements » de sens sont toujours possiblesέ Le déplacement n’est pas
négation du lieu où on se tenait, il est élargissement, et comme tel source d’enrichissementέ
Et à titre d’illustration, Breton fait appel, entre autres, à l’image du masque ; une image
qu’accompagne nécessairement une réflexion sur le visageέ Faut-il alors penser que cette
méditation sur le masque et sur la métastase est d’abord un lieu où le visage est démasqué ou
dévoilé ou révélé, et saisi pour ce qu’il est, dans son expression multiple, tout en échappant à
toute réduction à quelque figure « tracé une fois pour toutes » ? C’est une lecture possibleέ
Mais là se lit aussi un continuel transit du visage. Le visage (celui de la dernière heure tout
comme celui de la première heure) pose la double question du commencement et de la fin, de
l’apparition et de la disparition de la vieέ Mais que peut bien insinuer le visage de la dernière
heure ? « Ce regard qui ne regarde rien mais qu’une lumière invisible éclaire à l’oblique […]
267
Stanislas BRETON, « Réflexions sur la fonction méta », p. 51.
102
écrit Breton, indique, en-deçà de l’agitation où se divise notre agir, ce lieu in-défini d’un
demeurer fondamental dont la mort, dans les songes les plus anciens de notre vieille humanité,
reste la plus singulière manifestation. » Quel est donc ce lieu ? Et quel sens recouvre ce
« demeurer fondamental » ? Faut-il entendre par là que le dernier regard, en dépit de la fixité
qui le caractérise, invite à la contemplation de quelque réalité au-delà de tout regard et de toute
vision humaine ? Peut-on aussi y lire le postulat d’un au-delà ? Ce « demeurer fondamental »
dont la mort est la manifestation serait-il une manière de nommer cet au-delà ? Au-delà de
quoi ? De la vie avant la mort, et même de la mort ? Toutes ces interrogations peuvent aussi se
lire sur les traits plus ou moins esquissés du masque.
L’énigme du masque est liée à celui du divin et du devenirέ Il suggère en effet « un
pouvoir mystérieux de tout devenir. »268 Et son évocation du divin a lieu par le non-être. « On
peut dès lors se demander, s’interroge Breton sous le mode d’une hypothèse, si le masque ne
serait pas la matrice, secrète et poétique, de toutes les théologies négatives ». En effet le masque
tout en témoignant de la présence d’une réalité qui transcende la sensibilité humaine, ne fait
pourtant que la suggérer, car il est incapable de la nommer. Et ainsi il ouvre un large champ de
possibles. Tel se présente le premier facteur de la fonction méta. La richesse de son expression
requiert sans doute un élan qui accompagne sa volonté de dépassement de toute forme de fixité.
2.2.2. La métaphore
Et il est possible, nous semble-t-il, de trouver un tel élan dans la mise en œuvre de la
deuxième puissance de la fonction méta ; puissance que Breton désigne du nom de métaphore.
Mais que recouvre la métaphore ? Et quelle sorte de puissance est-elle dans la « fonction
Méta » ?
268
PS, p. 63.
103
« Transit » et « pouvoir de transiter » μ c’est ce que nomme le terme métaphoreέ La
métaphore en lien avec le possible comme ouverture signifie ou « suggère la liberté du
mouvement, plus exactement l’ensemble de ses degrés de liberté »269.
Et c’est par l’image de l’ange ou de l’aile de l’ange, que Breton illustre la métaphoreέ « Je
fais de l’ange l’aile porteuse de cette matière lourde, la tournure poétique de ce sensible pesant
qu’est notre corps sentantέ »270 L’ange qui ne manque pas de séduire et qui a séduit bien des
poètes trouve bien sa place selon Breton, dans sa poétique du sensible. On peut se demander
d’emblée si cette question de l’ange n’est pas une invitation à éviter un certain alourdissement
de la pensée en lui ouvrant l’espace d’une certaine agilitéέ La subtilité de l’ange réside selon lui
dans le fait qu’« il est moins ce qu’il y a que ce qui me donne à penser le ‘‘il y a ’’ dans une
multiplicité de registres, que n’épuisent pas nos nomenclatures du réelέ »271
Un de ces registres est la sensibilité du corps ou la question du corps sensoriel. Il vient ici
comme un approfondissement de la sensibilité fondamentale concernant le mondeέ C’est à
travers un « se sentir » en tant qu’opération nulle ou élément neutre, qu’une poétique du corps
advient réellement non pas seulement et avant tout sous le mode réflexif, mais aussi et surtout
sous le mode de « cette libre mobilité, qui nous est devenue de plus en plus difficile, de par
notre fixation au monde de notre représentation quotidienne et notre commun souci. »272
C’est aussi toute la question du rapport entre la matière et l’immatériel qui est posée et
qui sollicite une réponse toujours renouvelée. Il nous faut donc cette audace qui nous incite sans
cesse à « nous mêler aux choses et nous en éloigner » à la fois. « Le champ métaphorique dans
son ensemble, écrit Ricœur, est ouvert à toutes les figures qui jouent sur les rapports du
semblable et du dissemblable dans quelque région du pensable que ce soit »273.
Dans le sens de cette ouverture, la fonction métaphorique de la fonction méta – si l’on
peut la nommer ainsi – serait alors de permettre à l’humain d’aller aussi bien avec son corps
269
PS, p. 36.
PS, p. 70.
271
Ibid.
272
Ibid., p. 71.
273
Paul Ricœur, La métaphore vive , p. 374.
270
104
qu’avec son esprit, et dans un élan toujours renouvelé, au-delà de ce qui sans cesse a, ou aura
tendance à lui faire oublier l’impératif du « transit ».
2.2.3. La métamorphose
Il est un troisième facteur qui vient éclairer de son feu la dimension poétique de la
fonction métaέ Il s’agit de la métamorphoseέ Pour penser la spécificité de cette troisième
puissance, il choisit le feu, sans doute en raison de son pouvoir de transformation. Mais le
changement qu’elle porte ou apporte était déjà suggéré dans les deux premières puissances. En
effet, « Le feu a, selon lui, l’instabilité de la métastaseέ Il se prête aux jeux de la métaphore
verticale. »274
Liée à cette image du feu, la méditation du rien se révèle ici d’une grande importanceέ
En effet Breton s’interroge sur la fonction et le schème du rien : « quelle fonction assume le
rien dans un régime de pensée ? Quel en serait le schème dans notre langage d’aujourd’hui ? »
En quoi donc le rien est-il lié à la question du feu ? Parce que « curieusement, […] le feu brûle
sur fond de nuit et de rienέ Mais ce rien que nous cherchons à cerner, il l’a depuis toujours
trouvé puisqu’il le porte en lui-même comme sa propre puissance. »275
« La fonction ‘‘méta’’, écrit Capelle, fait binôme avec la fonction ‘‘ménique’’, à la manière
exacte dont l’‘‘être-vers-le-monde’’ fait tension avec le ‘‘demeurer-dans-le-monde’’ »276 Cette
remarque confirme le fait que la fonction méta relève fondamentalement de l’ordre du poétique,
si tant est que le poème est le paradigme de l’être-vers, et si on considère le fait que les
réflexions bretoniennes sur la fonction méta sont comme résolument orientées vers la
manifestation de cette dimension poétique du penser et de l’être métaphysiqueέ
274
PS, p. 93.
Ibid., p. 97.
276
Philippe CAPELLE-DUMONT, « Phénomène et fondement. Raison métaphysique et raison théologique », in :
Transversalités, N° 110, avril-juin, 2009, p. 33.
275
105
2.3. Enjeux philosophiques de la « Fonction méta »
Pour entendre la fonction méta dans le sens où l’entend Breton, nous avons tenté de
comprendre non seulement chacune de ses puissances mais surtout l’ensemble qu’elles formentέ
En effet, c’est l’ensemble qu’il faut prendre en compteέ « Méta-stase, méta-phore, métamorphose […] L’ensemble de ces puissances constitue ce que j’appelle la fonction Métaέ »277
Elle ne saurait donc se réduire à l’une ou l’autre de ses composantesέ Nous retrouvons ici, cette
sensibilité bretonienne à toujours tenir ensemble certaines réalités qu’il appelle pourtant à
distinguer. Il nous fallait passer par la voie de la distinction pour mieux comprendre chacune
des puissances de la fonction méta, sans perde de vue l’ensemble qu’elle constitueέ
Une des caractéristiques commune aux trois puissances semble être le « déplacement »,
le mouvement, et partant, le dynamisme ou l’énergie ; toutes choses qui rappellent ce que
promettait la particule méta et les divers sens qu’elle suggéraitέ La « fonction Méta , que nous
rattachons au poétique et à la poésie, selon toute l’extension que nous leur conférons, unit
indissolublement énergie et loi de structuration. »278
Pour prolonger cet essai de compréhension de la « fonction méta » et de ses enjeux, on peut
se référer à l’analyse qu’en fait Jean Greisch, en parallèle avec l’approche qu’en propose Paul
Ricœur279.
Réfléchissant sur le statut de la « fonction méta » dans la philosophie contemporaine, il se
propose, entre autres, d’en dégager « les implications philosophiques, voire métaphysiques ».
Selon lui, ce que formule Breton à travers « la fonction méta » est une théorie qui sous-tend une
pratiqueέ En l’occurrence elle sous-tendait, concrètement, la pratique de ces « exégètes,
philosophes, psychanalystes, historiens »280 qui constituaient un groupe de réflexion
277
PS, p. 44.
« Réflexions sur la Fonction Méta », p. 46.
279
« Il est remarquable, écrit Capelle, que tout en formant une triple topique de la fonction ‘‘méta’’ […], Sέ Breton
se reconnaissait entièrement dans ce que, selon son propre lexique, Pέ Ricœur appelait la métaphore vive, iέeέ la
‘‘puissance au cœur de tout ce qui est’’ » Philippe CAPELLE-DUMONT, art. cit., p. 33.
280
Jean GREISCH, « La fonction méta dans l’espace contemporain », p. 14.
278
106
interdisciplinaire dans les années 1λ8ίέ Ce qu’a perçu Jean Greisch, à travers les réflexions de
Breton dans ce groupe, c’est que chacun doit savoir mettre en œuvre sa propre fonction métaέ
C’est là justement une des choses fondamentales que retient Greisch, et que nous avons souligné
en étudiant la notion de « fonction méta » chez Breton. La « fonction méta » n’appartient pas
en propre à la philosophie, à la métaphysique. On pourrait dire que chaque secteur de la
philosophie tout comme chaque discipline non philosophique a sa « fonction méta » ou sa
manière propre d’articuler la « fonction méta » avec la démarche qui est la sienne.
Greisch reprend dans Le Cogito herméneutique les circonstances où lui apparurent avec
plus de lumière « les implications philosophiques, voire métaphysique de la ‘‘fonction Méta’’ ».
Et se propose de « repenser la ‘‘fonction méta’’ à la lumière de la question kantienne :
‘‘Qu’appelle-t-on s’orienter dans la pensée ? »281, question que Breton convoque aussi dans ses
réflexions.
Cette méditation illustre donc, s’il en est besoin, la possibilité que laissait entrevoir la
proposition bretonienne rapportée par Jean Greisch. A savoir que chacun est invité « à expliciter
le sens que revêt la ‘‘fonction méta’’ dans son propre champ disciplinaire »έ C’est là une
véritable ouverture qui permet donc à tout humain d’avancer sur les chemins de la vie, de
l’existence, ou sur la voie métaphysique en tentant de mettre en œuvre sa propre « fonction
méta ».
La réalité que souligne Ricœur de son côté est d’un grand intérêt pour ce que nous tentons
de discerner chez Bretonέ Rappelant un passage de Ravaison, il montre qu’« en ouvrant le jeu
par le thème de la polysémie de l’être et en optant pour la signification de l’être régie par les
termes energeia et dunamis, il a empêché la métaphysique de s’enliser dans les ornières soit
d’une ontologie substantialiste, soit d’une ontologie véritative »282 Dans ce sens, on peut dire
que la réflexion de Breton sur la « fonction méta » vise aussi à donner à la métaphysique des
conditions possibles de son existence en tant que métaphysique. Cela passe par la nécessité pour
281
Jean GREISCH, Le cogito herméneutique , p. 202.
Paul RICŒUR, « De la métaphysique à la morale », in : Revue de Métaphysique et de Morale , N° 4, 1993, p.
457.
282
107
la métaphysique de mettre en œuvre cette « fonction méta » qui se présente comme sa propre
fonction critique. Lorsqu’il écrit la postface pour la réédition d’un des livres clés de Breton : Le
Verbe et le Croix, Jean Greisch, évoque la « fonction méta » au sens bretonien et ricœurien, qui
pour lui ont plus qu’un air de parenté, et qu’il identifie à la transpassibilité et à la
transpossibilité283.
Une manière de prolonger cette analyse, en mettant en exergue la spécificité non seulement
de la « fonction meta », mais de toute la pensée de Breton, c’est d’entendre cette fonction dans
le sens d’une « excédance ». Que recouvre ce terme et en quoi nous permet-il d’aller plus avant
dans la réception du sens bretonien de la « fonction meta » ?
On rencontre de plus en plus ce substantif, orthographié différemment. Il y a « excédence »
et « excédance ». Il est possible1 de mentionner l’utilisation qu’en font Paul Audi et Eric
Clemens. Mais la référence principale sera l’emploi du terme « exédance » par Philippe Capelle,
d’autant plus que ce dernier l’utilise comme clé de lecture du méta et de la « fonction méta »
chez Stanislas Breton.
De bien des manières Paul Audi, utilise le terme « excédence » pour signifier, l’excès d’une
puissance dans le cas où le moi arrive, ou est sans cesse appelé, à excéder sa propre puissance.
Il s’agit, selon lui, du trop-plein de la puissance qui en l’humain est source du désirέ
L’excédence serait alors comme une « décharge libératrice ». Et pour lui, « Excéder sa propre
puissance, cela veut dire transgresser la permission naturelle qu’elle lui donne, ou bien encore,
[…] excéder son excédenceέ »284 Transgression ou pouvoir de transgresser, dépassement de sa
propre puissance, « décharge libératrice »έέέ autant de termes ou d’images – et il en emploie
d’autres – pour tenter de faire saisir ce qui à la fois est une réalité fondatrice, incontournable, et
se présente sous les hospices de la pire réalité sur laquelle, immanquablement et inlassablement,
on ne peut que butterέ Cela relève du paradoxe, et c’est le moins qu’on puisse dire de ce moindre
283
Jean GREISCH, « Penser l’impensable : le philosophe au pied de la Croix » in le Verbe et la croix, 2e édition
p. 217.
284
Paul AUDI, L’éthique mise à nu par ses paradoxes, même, Paris : PUF, 2000, p. 47.
108
qui « est plus grand et plus fort que nous »285. « Par ce terme peu courant d’« excédence »
j'entends […], écrit Paul Audi, ce qui, plutôt que de rester (ou de subsister), ressort encore et
toujours lorsque, par ailleurs, tout le reste a disparu. L’excédence est l'être de l’excédent. Et qui
dit excédent ne dit pas résidu. »286 Il s’agit d’une excédence créatrice et révélatrice de ce que
chaque être humain est réellement.
Ce qui excède et révèle ainsi l’être profond ou intime en moi est ce en-deçà de quoi je ne
saurais être réduit. Il faut entendre également par excédence, écrit-il, « le fait que le tropisme
constitutif de la subjectivité du moi s’effectue chaque fois sous la forme d’un dépassement de
soi vers soi qui ne donne pas lieu pour autant un ‘‘outrepassement’’ de soi »287.
Dans La fiction et l’apparaître288, Eric Clemens, pour parler du réel, a recourt à plusieurs
expressions et laisse deviner la parenté qu’il reconnaît entre ellesέ Au nombre de ces expressions
susceptibles de signifier le réel figure ce qu’il nomme la « béance de l’excédance ». Cette
excédance, telle qu’il la comprend, semble faire partie de ces réalités « intraduisibles »289,
difficiles, voire impossibles à exprimer. Selon lui, en effet :
Le réel – la division du dedans et du dehors ou du même et de l’autre, la béance de
l’excédance, l’impossible à dire du sujet... – en un sens est le contenant : un contenant
informe, ou déformé et fermé, où il s’agit d’exister, de faire paraître, d’inventer, de tenir
ensemble290.
285
Ibid., p. 73.
Ibid., 72.
287
Paul AUDI, Créer. Introduction à l’esth/éthique, Editions Verdier, 2010, p. 83.
288
Eric CLEMENS, La fiction et l’apparaître, Paris : Albin Michel, 1993.
289
Cfέ Le titre d’un célèbre dictionnaire : Vocabulaire européen des philosophies Dictionnaires des intraduisibles,
sous la direction de Barbara Cassin, Paris : Le Robert : Seuil, 2004.
(Qu’on écrive excédence ou excédance, il faut reconnaitre qu’il s’agit vraiment d’un terme quasiment
indéfinissable. Dans ces conditions, comme écrit Breton « chacun est renvoyé à son expérience ou à son pouvoir
de rêve », Du Principe, p. 29).
290
Eric CLEMENS, La fiction et l’apparaître, Paris : Albin Michel, 1993, p. 46.
286
109
Mais en réalité l’excédance n’est pas ici tout à fait expliquée ν on n’y accède que par sa
« béance »έ Lucie Roy, empruntant ce terme d’excédance à Clémens, le comprend dans le sens
d’un « débordement », et montre qu’on peut parler d’une « excédance langagière » ou d’une
« excédance du monde »291.
Ces différents usages du terme dans ses deux transcriptions disent tous quelque chose de
l’ordre de l’excès ou du dépassement de cet excès mêmeέ Toutefois, la relation d’avec le méta
reste implicite. Mais lorsque Capelle utilise le substantif « excédance », il le rattache
explicitement à la fois au « méta » et à « theos »292έ On peut s’en tenir ici au rapport
méta/excédance.
Il est chez Breton, une véritable pensée de l’excès ; un excès qui s’extériorise ou peut se
décrypter , non seulement dans le langage qui est le sien, mais aussi dans les divers domaines
qu’il explore et analyse tant phénoménologiquement que métaphysiquementέ L’analyse de
Capelle consiste à reconnaitre chez Breton quelque chose « qui se présente non pas seulement
comme l’excès, mais comme la vigueur, la puissance qui engendre l’excès, et que l’on peut
désigner en recourant au substantif μ ‘‘excédance’’έ »293
Comme on l’a vu, la question fondamentale qui s’est posée chez Heidegger dans la
compréhension du terme méta était de savoir quel sens lui donner qui soit directement en lien
avec le contenu de la métaphysique. Ici également, la signification du méta par excédance tient
compte et du contenu, et du statut de la métaphysique, notamment dans son rapport à la
phénoménologieέ Car, ce qu’exprime en fin de compte l’excédance, et qu’il faut sans cesse
déchiffrer ou décrypter, c’est, comme l’écrit Capelle, une « alliance entre d’une part ce qui se
donne en excès et d’autre part ce qui requiert la nomination fondationnelle de cet excès »294.
Lucie ROY, « La ‘‘scription’’ chez Godard », in : Godard et le métier d’artiste, sous la direction de Jean-Pierre
ESQUENAZI, p. 190.
292
Le « meta » trahissant l’« exédance » chez Breton et « theos » l’exprimant chez Balthasarέ
293
Philippe CAPELLE-DUMONT, « Phénomène et fondement. Raison métaphysique et raison théologique », in :
Transversalités, N° 110, avril-juin, 2009, p. 33-34.
294
Philippe CAPELLE-DUMONT, art. cit. p. 34.
291
110
S’il est un moment méta, selon lui, c’est précisément celui de la nomination, de l’élaboration
ou de la construction de « ce que le ‘‘phénomène’’ délivre de lui-même. »295
Cet éclairage est essentiel pour comprendre qu’il y a effectivement, dans la démarche
bretonienne, ce moment de rencontre ou de croisement entre métaphysique et phénoménologie.
Ce qui invite à s’interroger sur la nature du rapport qu’on pourrait établir entre fonction méta –
qui semble incontournable à Breton – et philosophie. Ce qui a été thématisé par Breton comme
« fonction méta » est d’une grande portée dans la saisie même du statut de la philosophie. Au
moment où la philosophie a voulu se penser elle-même, et tenté de se donner quelque place
entre savoir et religion, comme le conçoit Breton, elle se devait de forger sa spécificité, se frayer
un chemin et sans doute être reconnaissable aussi à la fin qu’elle poursuivaitέ
La philosophie ne pouvait fixer le lieu de son effective possibilité qu’en inventant, si l’on
peut dire, une fonction qui ne fit point double emploi avec les disciplines consacrées. Ce
n’est pas un hasard dès lors, si à une telle fonction qui se fût justifiée par là même d’une
raison suffisante, aurait dû convenir un nom que préfixerait, au titre de composante la
préposition meta 296.
Les analyses de Capelle et de Greisch ont évoqué – en le mettant en lumière – le statut
de la métaphysique, répondant aussi à la question du rapport entre phénoménologie et
métaphysiqueέ « Si l’‘‘excès’’ phénoménologique désigne le débordement inscrit à même le
phénomène, écrit Capelle, l’‘‘exédance’’ désigne le moment d’objectivation par quoi cet excès
a lieuέ […] La métaphysique est déjà présente à même le décryptage du phénomèneέ »297 Ici, le
lien entre « fonction méta » et métaphysique est fortement souligné d’autant plus que la notion
d’‘‘excédance’’, comme on l’a vu, explique la « fonction méta » tout en étant le moment où
elle est véritablement en œuvreέ Et elle est en œuvre en tant que présence de la métaphysique
dans l’objet de la phénoménologieέ
En outre, Breton n’hésite pas à substituer au terme philosophie l’expression « fonction
méta ». On a clairement affaire à une identification entre philosophie et « fonction méta ».
295
Ibid.
VO , p. 19.
297
Philippe CAPELLE, art. cit., p. 34.
296
111
C’est pourquoi Breton affirme non seulement que la fonction de la philosophie est
fondamentalement une « fonction méta », mais que la philosophie elle-même est « fonction
méta ». Cette identification a pour but d’orienter la pensée vers ce qu’elle est réellementέ Parce
qu’elle doit oser la transgression en tant qu’elle est « Fonction méta […] La philosophie ne
pouvait naître que d’une audaceέ Cette audace serait la prise de distance qui, saluant au passage
les pouvoirs et habitudes bien établis, déciderait non pas tant de voir ‘‘autre chose’’ que de voir
les choses autrement. »298
La prise de distance ou le pouvoir de transgression pour aller ou être toujours vers, ne
se dissocie guère chez Breton de la nécessité de trouver un lieu, ou de la nécessité de ne pas
oublier son fondementέ C’est ce qui nous amène alors à nous interroger sur l’autre versant de la
fonction être.
3. SENS ET PORTEE DE LA « FONCTION MENIQUE »
Tout comme pour la fonction méta, et à travers le même cheminement, il nous faut
dégager la signification de la fonction ménique, puisque ce sont les deux réunies qui promettent
un certain équilibre non seulement à la fonction être, mais à l’être et au dire de l’humain dans
le monde où il vitέ C’est à travers l’examen de ses principales tournures identifiées par Breton,
en tant qu’elles révèlent la dimension politique de la fonction être, que nous tenterons de saisir
le sens et la portée de la « Fonction ménique ». Mais au préalable, la nécessité d’une analyse de
la particule « ménique » s’impose comme clé de compréhension de la fonctionέ Tout cela devra
nous rendre attentif à ses enjeux philosophiques.
298
VO , p. 21.
112
3.1. Analyse sémantique de la particule « ménique »
Que recouvre la particule ménique de « fonction ménique » ? En quelle demeure de pensée
et de vie convie-t-elle ? Lorsqu’il mentionne cette fonction en tant qu’elle est corrélative à la
fonction méta, Breton donne une explication qui sert ici de réponse à notre question. « La
fonction ménique, écrit-il, du verbe MENEIN, si fréquent dans l’Evangile de St-Jean et dans le
néoplatonisme, concerne le demeurer-dans le monde. »299
Ce verbe grec
ει signifie en effet rester, demeurerέ La particule « ménique » est donc
chargée de signifier une sorte d’impératif qui devrait se présenter comme le pendant du métaέ
Et les deux références, néotestamentaire et néoplatonicienne, sous-tendent en effet, dans
l’œuvre de Breton, bien des points traités en lien avec l’être-dans ou le demeurer .
Si donc le méta est ce qui pousse à passer, à transiter, à transcender, à aller toujours vers, le
« ménique » est ce qui rappelle la nécessité de s’arrêter, de demeurerέ Il répond, nous semblet-il, à la difficulté d’être lorsqu’elle coïncide avec la difficulté de demeurer, d’avoir un lieufondementέ On pourrait dire que c’est ce qui nous met en demeure de répondre à la question du
Où, du Lieu, du Là έ L’être humain est comme pressé – par lui-même, ou par d’autres – de dire
et de savoir où il demeure, avec qui, en quoi ou en qui, et comment. Demeure-t-il en soi, avec
autrui, dans la cité en tant que son milieu de vie et de pensée, et dans quelles conditions ?
Face à l’impermanence des choses, ou plutôt dans le même temps, Breton médite la
manence. Mais manence ici renvoie d’abord à ce qui, chez Proclus comme chez Jean
Trouillard300, marque fondamentalement la pensée de Bretonέ Pensant l’Un en tant qu’il ouvre
la série des êtres, Trouillard écrit :
Aucune procession ne serait possible si le dérivé ne demeurait enraciné dans son origine
par ce que Proclus appelle la ο , ‘‘la manence’’ qui s’épanouit dans la conversionέ Le
signe chez nous de cet enracinement, c’est avant tout ‘‘l’un de l’âme’’ ou ‘‘la semence de
non-être’’ qui est en chacun de nousέ301
299
« Réflexions sur la fonction Méta », p. 84. Il reprendra pratiquement la même affirmation dans Rien ou quelque
chose : « La fonction ‘‘ménique’’, ainsi nommée, en souvenir du verbe Menein, si fréquent dans les écrits
néotestamentaires et en littérature néoplatonicienne, comporte plusieurs aspects étroitement unis dans une mutuelle
implication » (Rien ou quelque chose , p. 131).
300
Cf. Jean TROUILLARD, L’Un et l’âme,
301
Jean TROUILLARD, « Les fondements du mythe selon Proclus », in : Mythe et Symbole, p. 16.
113
Cette ο
est donc ce qui rend possible l’enracinement, l’attachement au principe, ou d’une
certaine manière le retour à l’origineέ L’attachement dont parle Breton, à travers la notion de
manence n’empêche pas une certaine liberté par rapport au lieu où l’on demeureέ Sans doute
est-ce pour cette raison qu’il affirme : « Si immanente que soit la vie ou le vivre, l’opération la
moins compromise par l’extériorité semble bien être ce que suggère, en effet, ce complément
ou les tournures équivalentes, johanniques et néoplatoniciennes, telles que manence,
demeurer »302.
Breton se réfère également à Eckhart dans sa méditation de l’être-dans, « si nécessaire
au vivant et à sa respiration ». Mais il fait remarquer que la manence n’est pas considérée seule ;
elle est comprise dans un « groupe […] d’opérations solidaires »έ Et c’est ainsi qu’une réponse
est censée être apportée à l’humain face à l’immanence de la vie ou du vivreέ
Au plus ras de notre expérience, écrit-il alors, vivre évoque une libre mobilité, que Maître
Eckhart, jadis, soucieux lui aussi de la plus stricte intériorité, traduisait en termes de
mansion, d’interne bullition et de conversion vers soi.303
Si donc ces trois opérations sont solidaires, c’est dans la mesure où l’on tient compte de
son lien avec les deux autres qu’on prendra toute la mesure de la manence, toutes les fois où on
la sollicite dans la pensée où dans l’existenceέ La manence accompagne tout l’agir de l’être
humain comme pour équilibrer sa marche. Aussi est-il possible à Breton, de parler d’« Acte
‘‘ménique’’ » pour nommer le fait de se trouver là, de demeurer, d’habiter304. Cet « acte
‘‘ménique’’», en ses tournures diverses et complémentaires, souligne cette autre dimension de
la « fonction être » qui est celle du nécessaire être-ensemble.
302
PR, p. 77.
PR, p. 77.
304
Cf. RQ, p. 140.
303
114
3.2. Dimension politique de la « fonction être »
Peut-on, et en dans quelle mesure, penser la « fonction ménique » comme relevant de l’ordre
du politique ? Et s’il en va ainsi, s’agit-il de l’expression de la dimension politique de la
« fonction être » ? La réponse à cette interrogation prendra la voie de l’analyse des principales
tournures ou « modalités de schématisation » de la fonction « ménique ». Il s’agit, entre autres,
des dimensions de l’habiter, du repas et de l’intérité.
A la dimension de ‘‘l’habiter’’ correspond le schème de la maison ; à la dimension du repas,
ou dimension ‘‘eucharistique’’ au sens large, correspond le symbolisme du ‘‘pain et du
vin’’, ou de tout autre équivalent fonctionnel, en d’autres aires de culture ; à la dimension
de l’intérité ou de la réciproque reconnaissance, correspond le schème du visage […]305
Chacune de ces dimensions, avec le schème qui lui correspond, dit, explicite ou rend
possible l’être-au-monde de l’humainέ Et les trois, dans une solidarité qu’on ne saurait briser,
constituent ensemble la dimension politique de la « fonction être ».
3.2.1. De l’habiter
En premier lieu, c’est essentiellement à travers la question de l’habiter – et/ou du demeurer
– que nous pouvons discerner la dimension politique de la « fonction être » chez Breton. En
effet, pour penser notre manière d’être au monde, il médite ce qu’il nomme le demeurer-habiter .
L’homme habite ou est appelé à habiter le monde non pas seulement dans le sens d’une
occupation de quelque espace, fût-il vital, mais dans le sens d’un demeurer qui comporte cette
paradoxale promesse à la fois d’enracinement et de passage ν ou d’un passage qui n’exclut pas
le demeurer .
Et, de cette manière, Breton cherche à montrer – en en faisant prendre conscience – les
« manières diverses dont le demeurer se donne, au milieu des hommes, la consistance d’une
demeure. »306 Et l’image qui apparaît d’emblée est celle de la maison μ la maison de l’être, la
305
306
« Réflexions sur la Fonction Méta », p. 84.
PS, p. 121.
115
maison de chacun tout comme la maison commune, la maison d’un être-ensemble. Avoir sa
maison, son chez-soi307.
De bien des manières, les humains font l’expérience à la fois de la force et de l’impuissance
du demeurerέ Mais de quoi s’agit-il au juste ? Est-ce d’une simple question d’habitat ? Cette
question de l’habitat n’est pas exclue de la réflexionέ Elle est bien présente et s’accompagne,
pourrait-on dire, d’une dimension à la fois éthique et politique, notamment lorsqu’il évoque
« ces parties honteuses de nos villes […] où la nécessité de vivre côtoie chaque jour
l’impossibilité d’exister »308έ Mais il s’agit ici tout simplement mais plus fondamentalement
« de savoir où l’on est »309. Penser le demeurer et l’habiter c’est penser un espace de libertéέ
Une telle pensée ne va pas sans celle de l’altérité de l’humain au mondeέ Cette question de
l’altérité mérite un autre traitement qui nous occupera dans la troisième partie de cette étude310.
3.2.2. De la dimension ‘‘eucharistique’’ de la ‘‘fonction ménique’’
Le deuxième aspect qui caractérise la ‘‘fonction ménique’’ est dit, chez Breton,
‘‘eucharistique’’έ Que veut-il signifier par ce terme ? Comme pour la première dimension, nous
voyons ici également une référence aux textes fondateurs du christianisme et de sa pratique
liturgiqueέ Mais ce à quoi renvoie fondamentalement cette dimension ‘‘eucharistique’’ c’est
avant tout le repas en tant que lieu d’expression de notre être-au-monde-ensemble ou de notre
être-ensemble-au-monde; lieu de vie et de rencontre.
Comment le lieu, ou le moment, de la manducation peut constituer aussi un lieu de
l’éducation de soi et des autres à la vie commune ? Les humains, quelle que soit la culture qui
les façonne, essaient à chaque repas de donner une réponse toujours actuelle à cette
Inutile de préciser que même celui qu’on nomme sans-logis, sans-domicile-fixe, a un chez-soi inviolable qui
est l’espace, aussi minime soit-il, où il se tient pour être. Avoir un jour, par mégarde, mis les pas, sur le carton
tenant lieu de lit à une personne visiblement sans-domicile-fixe, nous l’a fait comprendre d’une manière qui vous
bouleverse et vous pousse à la réflexion.
308
PS, p. 124.
309
PS, p. 122.
310
Cette fonction-être, notamment en sa manifestation en tant qu’habiter , est primordiale dans l’intelligence de
notre altérité au monde ν on sera donc amené à l’approfondir dans la troisième partie.
307
116
interrogation. Avec le temps on observe, malgré la volonté de les maintenir, quelque
changement plus ou moins significatif selon la société humaine considérée, des possibilités
d’accès au manger, des habitudes alimentaires et de tout le symbolisme qui l’accompagneέ En
même que la société redéfinit son rapport au repas elle se redéfinit elle-même au travers de ce
rapport.
Mais qu’advient-il lorsque fait défaut le manger et le boire ? Car le schème qui
accompagne cette dimension du repas, le pain et le vin, n’est pas naturellement ou
nécessairement quotidien pour tousέ Qu’advient-il aussi lorsque fait défaut le sens du mangerensemble ou du manger-avec ? Interrogation qui montre combien la dimension ‘‘eucharistique’’
se vit ou ne se vit que dans une posture de relationέ Une relation qui ne s’épanouit que dans la
mesure où l’on reconnaît l’autre et où l’on est soi-même reconnu.
3.2.3. De la reconnaissance réciproque ou de l’intérité
La troisième dimension de la fonction ménique, Breton la nomme dimension de
l’intérité311. Mais que recouvre la notion d’intérité et en quoi caractérise-t-elle la fonction
ménique ? « Couturat a proposé le terme intérité, écrit Breton, comme synonyme de ‘‘relation
entre x et y’’ »312έ Et c’est aussi pour dire la relation que Breton lui-même en fait usage.
Pour marquer entre l’être et le monde des étants le lien et l’écart à la fois nous prendrons à
notre compte le néologisme d’un logicien : nous parlerons d’intéritéέ Ce lien dans l’écart
n’est autre que la distance de l’être au monde, laquelle reproduit la distance de l’être à luimême.313
Outre la relation, le présent usage du terme intérité par Breton souligne surtout la
condition de possibilité d’un lien fécond entre être et étantsέ Cette condition est une nécessaire
distance. Pour parler du lien entre l’Un et l’Être, Florent Tazzolio fait appel à ce passage de
Breton qui, selon lui, permet de comprendre que ce qu’exprime l’intérité était déjà signifié chez
311
Néologisme qu’il emprunte au logicien Louis COUTURAT, Cf. L’autre et l’ailleurs, pέ 7λ, même s’il en parle
ailleurs comme d’un « substantif savant et inutile », Ibid., p. 30.
312
EP , p. 91.
313
EMI, p. 115.
117
Plotin314. Un autre type de relation est également signifié par le terme intérité chez Breton.
C’est ce lien qui existe entre humains et qui rend possible la « réciproque reconnaissance ».
C’est même cette expression qui donne à la dimension de l’intérité tout son sens dans la fonction
méniqueέ Pour que l’être-ensemble de deux êtres humains soit humain, pour ainsi dire, il faut à
la fois ce lien et cet écart de l’intérité.
Et puisque pour Breton « c’est bien […] vers le visage iconique que tend toute figuration
du poétique dans le sensible quotidien de nos misères et nos bonheurs »315, c’est le schème du
visage qu’il choisit comme lieu d’expression de cette intérité. On envisage la relation à l’autre,
non seulement dans un lieu ou à partir d’un espace vital donné, non seulement au lieu et au
moment d’un repas, mais aussi en rencontrant d’autres visages qui sont autant d’expressions
d’une même humanité, une et plurielleέ
Cette question du visage n’est pas sans lien avec l’image du masque qui illustre la métastase.
Et il est possible d’affirmer que cet élément, dans l’analyse de la précédente fonction, était
censé nous introduire à cette dimension politique. En quoi le masque est-il une image autrement
politique ? Faut-il s’appuyer sur le fait que le masque et le visage qu’il évoque en le cachant,
nous parlent du lieu et des liens politiques ? Assurément, le masque, dans la mesure où il évoque
un personnage ayant un rôle à jouer sur quelque scène, est, symboliquement, l’illustration des
divers rôles que les habitants ou les « demeurants » d’une même cité sont censés jouer aussi
bien sur la scène privée de leur demeure que sur la scène publique de la « demeure » commune,
lieu de connaissance et de reconnaissance mutuelle.
Tout comme pour la fonction méta, c’est en tenant ensemble toutes les dimensions de la
fonction ménique qu’il est possible de la saisir dans toute sa richesse et sa complexitéέ Si la
première fonction insiste sur l’être-vers, la seconde met l’accent sur l’être-dansέ D’un côté il
314
« Il s'agit pour Stanislas Breton par exemple de démontrer une particularité que l'on trouve déjà chez Plotin au
sujet du lien Un-être : il y a un lien dans un écart exigé par la différence diversité-procession qui reproduit le
schème originel de la séparation, de la distance Un-êtreέ Le lien dans l’écart est propre au rapport processionconversion autant qu’au rapport Un-êtreέ L’intérité est le propre de ce rapport qui hérite lui-même de la séparation
originelle. Cette intérité est l'expression du paradoxe du lien hénologique qui reproduit l'irrationalité d'un lien dans
une rupture » (Florent TAZZOLIO, Du lien de l’Un et de l’Être chez Plotin, p. 153).
315
PS, p. 163.
118
n’est pas de lieu fixe pour l’être, et de l’autre, il lui faut tout de même trouver quelque sol où se
tenir. L’être-au-monde dans le sens où l’entend Breton sollicite un plus ample développementέ
Mais en attendant d’y revenir, nous sommes tenté de comprendre la fonction être, fonction de
cet être-au-monde, comme fondant la conjonction entre poétique et politique.
4. VERTU CONJONCTIVE DE LA « FONCTION ETRE »
S’il nous a semblé déterminant d’analyser « la fonction être » pour en discerner aussi
bien le « versant poétique »316 que la dimension politique, c’est parce que nous inclinons à
penser qu’elle est un « lieu » possible du rapport entre ces deux domaines chez Breton. Ce que
nous proposons est alors une esquisse de ce qu’on peut appeler la vertu conjonctive de la
« fonction être ».
Selon Breton, la « fonction méta », première manifestation de la fonction être, est en soi
ce qui donne à la métaphysique d’être à même de remplir « sa tache spécifique d’Analogie »317
et ainsi, de ne pas trahir « sa vocation de lien, d’exégèse du cosmos, entendue comme lecture
de l’instabilité, du mouvement et du devenir qui inscrit en tout ce qui est la fluidité d’une
existence en perpétuel passage »318.
Que révèle ce mot de Breton sur la vocation de la métaphysique à tisser et à maintenir
des liens ? D’abord, cela vient comme une réponse à la critique nietzschéenne selon laquelle le
christianisme à la suite du platonisme aurait légué à l’Occident « le Chorismus, ce génie de la
séparation qui oppose […] le monde d’en haut et le monde d’en bas. »319 S’il souligne cette
critique, c’est parce qu’elle touche justement un des aspects fondamentaux de l’essence même
316
Cf. « Réflexions sur la fonction méta ».
« Réflexions sur la fonction méta », p. 85.
318
« Réflexions sur la fonction méta », p. 85.
319
« Réflexion sur la fonction Méta », p. 85.
317
119
de la métaphysique. Mais en est-il vraiment ainsi ? La métaphysique s’est-elle vraiment rendue
infidèle à la vocation qui lui est propre ?
Une métaphysique fidèle à sa vocation est donc celle qui, en raison même de sa fonction
méta , renouvelle la compréhension du monde et de l’environnementέ Qu’est-ce à dire ? Il s’agit
de comprendre dans toute sa profondeur la dimension métaphysique de la relation que nous
établissons entre les êtres, et entre les disciplines qui s’occupent de penser ces êtresέ Ainsi la
fonction méta est, comme on l’a vu, ce qui permet à la métaphysique d’être pleinement cette
pensée qui lie et relieέ Elle n’est pas une fonction philosophique qui justifierait tout
rapprochement arbitraire, mais il importe de souligner que c’est une notion qui permet « de
dépasser un certain nombre d’oppositions trop facilesέ »320
On peut dire que c’est ce sens et cette fonction de la métaphysique que nous avons tenté
de discerner jusque-là. Donc, dans la mesure où la fonction méta et la fonction ménique
contribuent en même temps à l’herméneutique du monde, à celle de notre être-vers et de notre
être-dans le monde, comme on l’a montré, il est possible d’affirmer que la fonction être peut
jouer le rôle que nous pensons pouvoir lui assigner μ une fonction d’unitéέ Autrement dit, à
travers les deux fonctions : méta et ménique, et donc à travers la fonction être, il est possible
chez Breton de saisir et d’établir le lien entre poétique et politiqueέ
« Comment faire passer à l’acte, se demande-t-il,
une poétique du sensible qui
sensibilise le demeurer ? »321 Notre démarche est une réponse possible à cette question. Pour
qu’une poétique du sensible prenne corps, il faut certainement prendre conscience du fait
qu’elle participe pleinement de la formation du corps social, politiqueέ
Selon l’esprit même de la philosophie bretonienne, l’homme habite le monde aussi bien
poétiquement que politiquement. Non pas seulement à travers l’occupation d’un espace, fut-il
vital, mais en habitant cet espace-monde, comme s’il le traversait, y demeurant sans y rester
fixéέ Et puisque l’homme n’habite pas seul et qu’il est dans le monde sous le mode de l’altérité,
320
321
Jean GREISCH, art. cit., p. 20.
PS, p. 121-122.
120
nous avons été amené à considérer l’habiter tel que le pense Breton, comme le versant politique
de la fonction métaέ Or, s’il est vrai que l’habiter accentue davantage la fonction ménique, il
n’en demeure pas moins vrai qu’il conjugue l’être-dans et l’être-vers, et partant, se présente
comme lieu de conjonction entre poétique et politique. Le « et » comme conjonction ou
connecteur ne lie pas seulement deux termes ou notions ; il lie, fait exister ensemble, deux
manières pour l’homme d’habiter le mondeέ L’être-chez-soi a besoin d’une altéritéέ Ce qui,
pour Breton n’est rien d’autre qu’une confirmation de « la nécessaire complémentarité de l’êtredans et de l’être vers ».
La Fonction Méta , et la fonction ménique, lorsqu’elles s’actualisent dans l’habiter en
particulier, constituent, nous semble-t-il, ce « et » qui donne sens à la connexion ou conjonction
entre le poétique et le politiqueέ Cela est d’autant plus possible que ces deux versants
complémentaires de la fonction être, telle que les conçoit Breton, se lisent ou peuvent se lire de
multiples manières. Ils ont ainsi, selon lui, le mérite de faire comprendre que le méta et menein
ne sont pas l’affaire des seuls métaphysiciensέ
En dernière analyse, il faut d’une certaine manière soumettre la « fonction être » – si
l’on veut pendre toute la mesure de sa vertu conjonctive ainsi établie – à un critère pour nous
essentiel : celui de son sens pour la vie humaine.
En réalité, cette distinction que nous faisons entre dimension poétique et dimension
politique de la fonction être n’est pas à prendre dans un sens absoluέ Car la fonction être peut
certainement s’exprimer autrement, étant entendu qu’elle ne se réduit, en aucune manière à ces
deux fonctions étudiéesέ C’est en tâchant de tenir ensemble ces deux manières de l’exprimer
qu’on peut comprendre que la fonction être est fondamentalement une fonction d’unité de
l’être-au-monde.
121
CONCLUSION
La fonction méta et son pendant, la fonction ménique, expriment le désir qu’a l’humain
de se comprendre et de comprendre plus en profondeur les diverses questions dans leur étroite
relation avec l’existence humaineέ L’humain serait-il ainsi condamné à une tension inévitable ?
Et on peut même se demander cette tension n’est pas irréductibleέ Il va alors sans dire que c’est
dans la nécessité même de la tension entre le fait de demeurer et celui de transiter que l’homme
se fait lui-même ce qu’il estέ N’est-ce pas dans cette nécessaire tension qu’il vit l’altérité avec
autrui et avec le monde ?
On est déjà là au cœur de l’enjeu de la conjonction entre poétique et politique chez Breton.
En effet, à travers la méditation de la double fonction-être, Breton tente d’apporter une réponse
à cette difficulté d’être et de direέ L’examen que nous en avons proposé a permis de nous ouvrir
à un fondement à la fois ontologique et phénoménologique qui a des implications poétique et
politique.
Mais il nous faut prolonger la réflexion d’une manière, peut-être plus théorique, et répondre
à la question de la relation, à la question du « et », bien entendu en lien avec la fonction-être
que l’on vient d’examinerέ
122
CHAPITRE V
PENSER LA RELATION,
PENSER PAR RELATION
Dans l’articulation de la fonction-méta et de la fonction-ménique se joue quelque chose
d’essentiel pour l’être humain, quelque chose de vital pour le monde qu’il habiteέ L’analyse que
l’on vient de mener nous autorise à situer cette double fonction au fondement de la connexion
entre poétique et politiqueέ Il importe cependant de prolonger la réflexion sur les enjeux d’une
telle conjonctionέ Une première interrogation porte directement sur la nécessité de l’articulation
entre les deux expressions de la fonction-être, et partant, de la conjonction entre poétique et
politiqueέ Une autre question, que l’on dirait plus théorique, porte sur le statut du « et » de la
conjonction, et qui reflète une manière de philosopher chez Bretonέ C’est aussi en nous situant
dans ce climat de sa pensée que nous prenons toute la mesure de notre problématique. Un
troisième portant sur la métaphysique bretonienne de la relation montre comment une telle
problématique peut s’éclairer autrementέ
123
1. QUESTIONS
Sur plusieurs points qu’on vient de développer, des questions subsistent, elles ne peuvent
pas ne pas se poserέ Ainsi qu’on l’a vu, les deux fonctions (fonction-méta et fonction-ménique)
vont de pairέ S’il importe de prolonger l’interrogation à leur sujet, c’est avant tout parce que,
selon l’esprit bretonien pour ainsi dire, elles suscitent et fondent à la fois toutes nos démarchesέ
Car, l’enjeu qui en découle concerne ce que nous sommes et ce que nous serons.
1.1. Sur la nécessité d’une conjonction
1.1.1. Qu’est-ce qui rend possible la conjonction entre poétique et politique ?
La réponse à cette question est multipleέ On l’a déjà engagée d’une certaine manière en
examinant la fonction-être. Il faut cependant y revenir ; et se demander aussi ce que représente
une telle interrogation. Quelle en est la portée, ou, quels en sont les enjeux ?
Il faut repartir essentiellement du lien entre les deux fonctions méta et ménique.
Pourquoi un tel déplacement ? peut-on se demander. Parce que nous y avons reconnu des lieux
possibles de l’expression du poétique et du politiqueέ Ainsi se pose ou même s’impose la
question du sens de cette fonction être pour l’homme plongé dans la quotidienneté de
l’expérience humaineέ Et dans cette expérience quotidienne, l’humain a besoin de quelque
équilibreέ Ce besoin d’équilibre souligne précisément la nécessité que nous interrogeons :
nécessité de maintenir le lien entre fonction-méta , et fonction-ménique, et partant entre poétique
et politique.
Un tel point de vue ne satisfait que partiellement. En effet, suffit-il de reconnaître à
« Fonction être », telle qu’elle se décline chez Stanislas Breton, quelque vertu conjonctive pour
qu’elle soit le fondement ou au fondement de la conjonction entre poétique et politique ? Et si,
effectivement, on la place au fondement de la relation que nous établissons entre poétique et
124
politique, serait-ce dans le sens où elle s’y trouve déjà, ne demandant qu’à être découverte ou
redécouverte ? En outre, comme on l’a vu, Breton ne manque pas de souligner, lorsqu’il traite
de la fonction méta , qu’elle n’est pas réservée au philosopheέ Elle n’est pas non plus propre au
poète, même si la présentation qu’il en fait, donne surtout à voir cette dimension poétiqueέ On
pourrait dire la même chose de la fonction ménique.
Il faut donc dans un premier temps admettre avec Breton que la « fonction-être »
n’appartient en propre à personneέ Mais si dans le sens inverse nous disons qu’elle appartient à
tous, et que tous ont à la pratiquer, nous incluons bien entendu dans ce « tous » la sphère
poétique et la sphère politique. Mais cela ne répond pas encore à notre question. Comment donc
penser la conjonction entre poétique et politique en se basant sur la fonction-être ? L’hypothèse
la plus probable serait de tenir que le poétique et le politique ne sauraient fleurir sur quelque
chose d’étrange ou d’étranger à l’humainέ Ils puisent dans ce qui est commun, mais ils ont leur
manière spécifique de s’y employerέ En outre, si dans le sens de Breton, on admet l’être-vers
comme paradigme du poétique, admettant aussi que le politique a besoin pour se réaliser d’un
sol ferme, d’un espace où se déploie la vie de la cité, alors on peut émettre aussi l’hypothèse
que poétique et politique constituent des lieux d’une pratique quotidienne de la fonction-être.
On hésiterait à affirmer qu’ils sont les lieux où cette fonction est la mieux pratiquéeέ Mais on
peut penser que si les deux se conjoignent – et cette idée relève plus du souhait que d’une
certitude – ils ouvriraient à l’humain, des chemins vers un horizon nouveau, et d’autant plus
humain que c’est lui-même qui le ferait advenir, ayant été éveillé à la fois par l’audace d’un
imaginaire à la fois poétique et politique.
1.1.2. Que manque-t-on en manquant la conjonction ?
En analysant ce qu’offre une conjonction entre poétique et politique et ce qu’elle implique
pour la vie et l’existence, on se pose aussitôt la question, nécessairement connexe, de l’absence
de cette connexionέ L’analyse des enjeux comporte aussi cette inquiétude ou peut-être naît-elle
125
de cette inquiétude. Manque-t-on quelque chose lorsqu’on ignore, oublie, refuse au manque
cette connexion que nous disons nécessaire entre poétique et politique ?
Pour répondre à cette inquiétude, il faut revenir au point de départ. On est parti de
l’hypothèse selon laquelle toute la pensée de Breton se présente comme une réponse à la
difficulté d’être et de dire de l’humain et aussi du mondeέ Difficulté de l’humain d’habiter le
monde et de l’habiter avec autruiέ Cette difficulté d’être et de dire est le signe d’un mal-être
fondamentalέ L’humain qui vit l’expérience de la souffrance, de la mort, de toutes sortes de
choses pouvant être de quelque manière une entrave à sa liberté, peine à habiter le monde. Et
partant, il peine à donner sens à sa vie, à son être ; il peine à être cause de soi.
C’est alors que la méditation de la fonction-être vient comme une réponse, ainsi que nous
l’avons vu, en même temps qu’elle est invitation à habiter le monde et à l’habiter avec autrui,
toujours sous le double mode de l’être-dans et de l’être-vers. Et précisément cette fonction-être
comporte des implications poétiques et politiques dont on ne saurait faire fi sans manquer
justement ce sens de la vie et de l’existence c’est-à-dire sans rester prisonnier de cette difficulté
d’être et de direέ Ce point de départ était déjà donc une réponse à la question que nous nous
posons à présent c’est-à-dire l’enjeu qu’il y a de penser la relation entre poétique et politique.
C’est pourquoi il nous faut sans cesse faire retour vers la dyade primitive car, dans la pensée de
Breton, on ne finit jamais d’en tirer les conséquencesέ
On peut résumer de la manière suivante le champ de déploiement de la fonction-être. Par le
« vouloir-dire » qui est le dire d’un vouloir, et par le « vouloir-être » qui se traduit
nécessairement en un « avoir-à-être », l’humain est comme toujours mis en demeure de
« signifier » fondamentalement son rapport à soi, son rapport au monde et son rapport à une
certaine transcendanceέ Le rapport au monde qui n’est pas pensable ni réalisable sans la
médiation du corps, s’entend comme relation à la fois à la spatialité et à la temporalitéέ Cet
espace-temps est pour ainsi dire, son espace de vie et de parole.
126
Autrement dit, l’être humain est constamment « à la recherche d’un autre espace » pour dire
ce qu’il a à dire et être ce qu’il a à êtreέ Or cet « être-vers-le-monde » et cet « être-dans-lemonde » ne vont pas sans un certain malaise – d’où la double difficulté de dire et d’être –.
Pour exprimer d’une autre manière la nécessité qu’il y a d’exercer la fonction être, disons
que selon, Breton, l’être humain s’avance parfois, dans l’espace de la discursivité et de la vie,
comme sur un sentier de sable, avec le risque bien connu « d’instabilité constante, qui oblige à
des équilibres toujours à recommencer. »322 Quel que soit le domaine de nos investigations :
poétique, politique, économique, philosophique, théologique… nous sommes sans cesse
confrontés à « l’extrême mobilité des déterminations »323έ C’est là une situation inconfortable,
puisqu’on est comme sans repères, perdu dans quelque désert ou forêtέ C’est en effet une
épreuve que d’être sans cesse confronté à ce qui se présente comme preuve de l’évanescence
de toutes choses.
Face à une telle situation, la problématique qui s’impose à Breton se formule comme suit :
-
que penser de notre être-vers, tel qu’il se donne à penser aujourd’hui ?
comment, dans le désarroi actuel, restituer un être-dans, assez compréhensif pour
rendre notre monde habitable ?324
La réponse qu’il propose à ce double questionnement relève selon lui d’une responsabilité
et apparait comme une invitation à savoir et à devoir prendre la « responsabilité d’une réponse ».
Car cette interrogation vitale s’impose à tous et à chacunέ « Chacun de nous, en tant qu’humain,
partage la responsabilité d’une réponse, quelle qu’elle soit »325. De quoi doit-on répondre ? Sans
doute est-ce par ce biais qu’il faut tenter de satisfaire à ce qu’on peut appeler l’impératif du
« signifier »έ Répondre de quelque manière à cette problématique, c’est donc assumer une
responsabilité fondamentale, dans la mesure où l’on participe ainsi à « une donation de sens ».
Dans l’espace de vie et de parole où l’humain se trouve ainsi engagé, plus ou moins
consciemment, si l’on peut ainsi dire, il cherche un appui, sans cesser pour autant d’avancer
322
PCS, p. 14.
S. BRETON, « A la recherche d’un autre espace », in : Laval théologique et philosophique , vol. 38, n° 3, 1982,
p. 231.
324
Ibid., p. 231.
325
Ibid., p. 231.
323
127
vers de nouveaux horizons. Mais il est toujours amené à faire face à cette « interrogation
lancinante sur la nécessité d’un immobile qui fasse échec à la terreur des sablesέ »326 La situation
d’instabilité, ainsi que les appuis qui obligent à s’arrêter quelque part, donnent alors à l’humain,
aussi paradoxal que cela puisse paraître, de se faire lui-même ce qu’il a à êtreέ Aussi est-il
possible de dire de la fonction être, qu’elle est ce par quoi l’humain est ce qu’il estέ Alors si
l’on repose la question à la lumière de qui vient d’être dit, il faut répondre que l’on manque
tout simplement d’être, si l’on manque la conjonction que nécessite la fonction-être. Une
réponse qui ne fait que redoubler l’interrogationέ
1.2. Sur le « rythme fondamental » de l’humain
Les termes grecs Arsis et Thesis dont se sert Breton pour offrir une meilleure intelligence
de ce qu’est l’homme méritent d’être davantage interrogés, si tant est qu’ils nous parlent du
« rythme fondamental de l’humain »έ Ils soulignent à leur manière non seulement l’enjeu de la
relation en général, mais aussi celui de la relation entre poétique et politique. Selon lui, non
seulement « Arsis et Thesis sont […] le rythme même de l’idée d'être »327, mais ils sont
fondamentalement le rythme de l’être, de la vie, notamment de la vie humaineέ Pour donner à
voir ou à entendre le mouvement et le rythme de cette dyade il emprunte les images de la
marche, du chant ou de la danseέ Explicitant ce qu’il nomme la « fonction espace », et
s’inspirant de l’affirmation paulinienne selon laquelle Dieu est Celui ou « ce en quoi nous
vivons, nous nous mouvons et nous sommes », Breton écrit :
‘‘Ce vers quoi’’ indique le mouvementέ Les anciens l’exprimaient par l’admirable formule
latine: esse ad ‘‘être-vers’’έ ‘‘Ce en quoi’’, en latin esse in - définit l’autre versant du
rapport. Les deux composantes de la relation se complètent comme, dans la marche, ou
dans la danse, l'appui qui repose le pas, et l'élan qui le soulève. Arsis et thesis. Il nous faut
les deux pour notre rythme fondamental.328
326
PCS, p. 20.
APIE, p. 242.
328
S. BRETON, « A la recherche d’un autre espace », in : Laval théologique et philosophique , vol. 38, n° 3, 1982,
p. 227.
327
128
Se trouve ici réaffirmée, comme une sorte d’impératif de pensée et de vie, une
caractéristique fondamentale de la philosophie bretonienne ; il se présente comme un incessant
effort pour trouver et entretenir ce « rythme fondamental » de tout humain. Pour lui donc, la
manière d’être-au-monde de l’humain est une conjonction de l’être-dans et l’être-vers. Arsis et
thesis, maintes fois sollicités, sont dans son œuvre, non seulement une illustration du rythme et
du dynamisme de l’être au monde de l’humain, mais également une expression ou une mise en
lumière de la bipolarité d’une situation, d’une chose, etcέ329 Toutes choses qui attestent que la
pensée humaine, l’agir humain, l’existence humaine, ne sont véritablement ce qu’ils sont que
toujours pris et compris dans le sens de cette relation entre les divers aspects qui les constituent.
On saisit alors assez clairement toutes les conséquences devant être tirées de la fonction
être, en sa double manifestation d’être-vers et d’être-dans, conséquences qui se présentent dans
le même moment comme celles de la conjonction entre poétique et politique en tant que le
premier élément de cette conjonction accentue l’être-vers et le second l’être-dans. Ce rythme
s’entend de multiples manièresέ Arsis et Thesis symbolisent le rythme en musique, le pas de
danse, les pas de la marche, l’équilibre du petit d’homme qui apprend à marcher, la pensée
claudicante, parce que pensée nécessairement critique.
La fonction-être n’est pas simplement au cœur de la pensée ; elle est aussi et surtout au
cœur de la vie pratiqueέ Elle est à la fois du côté de l’imaginaire poétique et du côté de
l’imaginaire politiqueέ Il nous appartient de la faire descendre jusque dans les infimes banalités
du quotidien afin de voir le monde – ne serait-ce que l’instant d’un éclair , mais qui nous dure
– sous un autre jour qu’on espère nouveau, vrai, et beau.
C’est un tel rythme qui permet à l’humain de faire face à la difficulté d’être en répondant
au besoin irrépressible du vouloir-être. Vouloir-être que Breton analyse « par le triple pouvoir
de composer des déterminations, de les poser, et de ‘‘s’affirmer’’ en se posant dans ce que l’on
pose et que l’on fait »330
329
330
Cf. V.O, p. 37.
S. BRETON, « Essai d’une approche de la nature », in : Esprit, 1975, p. 47.
129
2. SUR LE SENS DU « ET »
En quoi ce qu’on réserverait au grammairien peut-il intéresser le philosophe, et à quel
point ? Dans quel sens s’interroger sur le statut du « et » chez Breton ? Le rythme de l’être dont
il a été question est maintenu si l’on sait conjuguer être-dans et être-versέ C’est dans le
prolongement de cette problématique que la question du « et » prend tout son sens. Envisager
le statut du « et » chez Breton en approfondissant son sens, c’est se demander s’il ne s’agit pas
d’une réalité inscrite au cœur même de sa pensée philosophique.
2.1. Un climat de pensée
Si, comme on vient de le dire, la question du « et » est liée à la problématique de l’être-dans
et de l’être-vers, quelle conséquence faut-il en tirer ? S’il en est ainsi, en effet, on comprend
que c’est un certain climat de la pensée bretonienne qui autorise, voire, qui impose ce « et »,
non seulement entre poétique et politique, mais entre tout ce qui fait l’objet de sa pensée. C’est
en voyant comment Breton pense l’être dans ses diverses modalités toujours en tension mais
solidaires que l’on prend davantage la mesure de ce que nous affirmonsέ
Lorsqu’il distingue différentes modalités de l’être ou traite de ce qu’il appelle les pôles de
l’être, Breton insiste sur la nécessité de les tenir ensembleέ Qu’entend-on par ce « tenirensemble » ? Faut-il penser que l’être se dévoile dans une sorte de tension et se comprend
comme une exigence de conciliation entre tous les éléments qui le disent d’une manière ou
d’une autre ? Faut-il alors assigner à la philosophie cette tâche de tenir ensemble les choses ?
Par ce « tenir-ensemble », on peut entendre la connexion ou la solidarité dont les divers
éléments distingués ont besoin pour se tenir chacun devant l’autre, avec l’autre, sans pour autant
se réduire à quelque autre élément. Cette connexion ou solidarité – on le verra – déborde
l’horizon des modalités de l’être, parce qu’elle relève chez Breton d’une véritable métaphysique
de la relation. « Le passage de l’être au monde évoque le plus souvent l’insoluble problème du
pont. Quel moyen terme permettrait de conclure du premier au second ? Quel milieu serait assez
130
neutre pour faciliter leur rencontre ? »331 Selon Breton, « la fracture qui traverse la pensée
ontologique et la divise en deux pôles »332 ne la divise ainsi que parce qu’elle est déjà inscrite
dans l’être et dans le mondeέ Que l’on suive la voie de l’ontologie minimale ou qu’on privilégie
celle de l’ontologie maximale, ou qu’on tente de suivre la ligne de fracture de sorte à faire droit
aux deux voies, on aura toujours conscience, comme le souligne Breton, que « Être et monde,
en la condition dyadique qui les distend et les divise, projettent une dernière instance qui
n’autorise leur dépassement que pour les mieux comprendre en les situant dans ‘‘leur juste
lieu’’έ »333
Le passage de l’être au monde évoque le plus souvent l’insoluble problème du pont.
Quel moyen terme permettrait de conclure du premier au second ? Quel milieu serait
assez neutre pour faciliter leur rencontre ?334
En outre, lorsque Breton invite à distinguer entre ontologie savante et ontologie
kénotique, il ne manque pas d’analyser aussitôt deux types de critique de l’ontologie, qui les
accompagnent : la critique de type sophistique et celle de type néoplatonicien. La critique
sophistique qui s’attache au sens de notre vouloir-dire et de notre dire, refuse l’idée selon
laquelle il n’y a que l’être en tant qu’êtreέ Ce vers quoi elle oriente l’esprit c’est le « libre devenir
humain », l’essentiel étant non plus « l’être de ce qui est déjà là » mais « l’être de ce qui a à
être.»335 Ce qui ne peut véritablement se concevoir ou se recevoir qu’à travers la création
d’« une marge de non-être, d’un en-deçà de l’ontologie »336 Cette critique se caractérise par un
renversement anthropologique. En effet la conception du non-être ou du rien semble
étroitement liée à la sauvegarde d’« une dignité humaine, qui exige, pour être respectée,
l’inventivité d’une parole façonnante et d’un imaginaire dont l’être humain serait la plus noble
des fictions et le plus beau roman »337. Quant à la critique néoplatonicienne, elle permet à Breton
de comprendre le néoplatonisme en tant que méontologie. L’ontologie est ici subordonnée à
331
EMI, p. 71.
PR, p. 95.
333
EMI, p. 11.
334
EMI, p. 71.
335
PR, p. 104.
336
Ibid., p. 104.
337
Ibid., p. 104.
332
131
l’hénologie, et l’être à l’unέ Mais le Tout, pouvant être assimilé à un système saturé, est l’Absolu
de l’êtreέ A cet absolu « répond la pureté méontologique de l’Un, qui n’est rien de ce qui est »338.
Une telle critique néoplatonicienne de l’ontologie n’est certainement pas à comprendre, de
l’avis de Breton, dans le sens d’une dépréciation de l’être, puisqu’il n’est pas nié ou rejeté
purement et simplementέ Il est situé en tant que subordonné à l’Unέ
Cette manière d’analyser le problème ontologique est révélatrice chez Breton d’une
constante recherche de quelque point axial qui autorise des connexions entre les diverses
réalités dont nous avons conscience et qui se donnent à penser, que ces réalités soient envisagées
du point de vue de l’ontologie savante ou dans la perspective de l’ontologie kénotiqueέ Ce qu’il
importe de noter ici c’est ce que Breton appelle « l’indéclinable rapport qui lie, dans une sorte
de destin, l’être et le non-être »339.
Et voici fortement étayée la nécessaire connexion entre les deux pôles de l’êtreέ
L’obligation de ce rapport, comme il le dit, ne relève pas d’une pure construction de l’espritέ Et
cette conviction sera maintes fois réaffirméeέ La question n’est plus alors de savoir si le nonêtre existe, ou s’il faut établir quelque rapport entre être et non-être au cas où l’on reconnaîtrait
l’existence de ce dernierέ La question est pour Breton de prendre conscience que ce lien existe,
qu’il est indéniable, « indéclinable » et que par conséquent on ne saurait penser et agir de
manière authentique sans en tenir compte. Une telle posture exprime clairement « le refus de
diviser ces deux flexions de l’être, de la vie et de la pensée »340.
La philosophie bretonienne se déploie justement comme l’expression à la fois de cette
diversité et de la solidarité à l’intérieur de ce divers. En effet Breton est toujours en train de
distinguer diverses modalités de l’être, non pas pour séparer mais pour mieux les tenir
ensemble ; pour voir et comprendre le pourquoi et le comment de leur unité, de leur
conciliation ν ce qu’elles ont en commun et qui fait qu’elles sont susceptibles de devenir comme
un, sans que leur identité propre soit pour autant niée.
338
Ibid., p. 108.
PR, p. 98.
340
LC, p. 136-137.
339
132
Chaque réalité se trouve comme prise ou comprise dans le jeu d’une connexion où sont
affirmés en même temps son caractère unique et sa nécessaire solidarité avec les autres réalités.
Chez Stanislas Breton, on est donc en présence d’une pensée qui lie et qui relie ; une pensée
qui s’ouvre au sens de la nécessaire relation entre les choses et entre les êtresέ
2.2. Le « et » dans la pensée de Breton
« Le Et n’est pas le compagnon secret du mot singulier, mais de l’enchaînement des
mots. Il est la pierre qui achève la voûte de la cave, sur elle est édifiée la construction du logos,
de la raison dans la langue. »341 Lorsque Franz Rosenzweig écrit ces mots, il a sans doute
conscience d’une réalité qui, dans l’expérience, peut être dite premièreέ Mais en quoi le « et »
est-il cette réalité première ? N’est-ce pas parce que son absence dans la pensée, et dans le
langage, offre le spectacle d’une juxtaposition de mots, de concepts sans lien entre eux ?
La conséquence serait un difficile accès au sens des propositions ou des discours, voire
un non-sens. Juxtaposition également des choses : ce qui ferait croire au règne du chaos. Donc
le « et », dans sa fonction d’enchaînement des mots ou de liaison entre les choses, est sinon le
sens, du moins la condition de son surgissement. Il coordonne, conditionne et porte. Chez
Rosenzweig, il est axialέ Et cette manière qu’a l’auteur de L’Etoile de la Rédemption de penser
le ET peut éclairer la compréhension du « et » chez Breton, même si les perspectives ne sont
pas les mêmes.
Ce qu’il nous faut en effet montrer à présent, c’est ce qui, dans la pensée de Breton, peut
être entendu comme un « et » qui coordonne, qui unitέ L’hypothèse de lecture qui est la nôtre
ici est celle qui consiste à dire qu’il y a chez Breton un « et » voilé mais qui, à l’analyse, peut
venir au jour sous diverses dénominations, tournures ou harmoniques.
Le « et » chez Breton est fondamentalement un climat général qui justifie la piste que nous
sommes en train d’esquisserέ Problématiser le « et », c’est donc souligner avec force que cette
341
Franz ROSENZWEIG, L’Etoile de la Rédemption, Paris : Seuil, 2003, p. 59.
133
petite conjonction de coordination peut être lue et conçue ici comme l’expression du centre
d’intérêt privilégié de sa métaphysique. Cette conception des choses que nous relevons ainsi
laisse apparaître en effet un des aspects centraux de la pensée philosophique de Breton : la
relation. On peut même dire que non seulement il pense la relation mais aussi, dans toute sa
démarche, il est comme conduit par la volonté de tisser des liens, d’opérer des nouages entre
les domaines étudiés, ou de penser de telle sorte qu’apparaissent d’eux-mêmes ces nouages
qu’on ne saurait soupçonner si l’on n’emprunte un certain chemin de pensée.
L’idée du « et » dit également la diversité des modalités de l’être et leur nécessaire unitéέ
Autrement dit, le « et » qui s’entend dans le sens d’une expression de la solidarité ou de l’unité,
est là pour rappeler la nécessité de toujours prendre en compte, en toutes choses, les divers
versants, les diverses modalitésέ Car il n’est pas de réalité qui ne se dise, comme l’être, de bien
des manières.
C’est dire que le sens du « et » s’éclaire fondamentalement à la lumière de l’affirmation
aristotélicienne : « l’être proprement dit se prend en plusieurs acceptionsέ »342 Et si Breton a
sans cesse recourt à conviction aristotélicienne, c’est justement parce qu’elle habite tout
penseur, tout philosophe. Avec Breton, il faut donc penser en ayant toujours à l’esprit que
chaque réalité peut être « à multiple entente », et qu’aucun terme philosophique ne saurait
rendre compte de tout ce qu’il renferme s’il n’était « à multiple entente ».
Cet esprit philosophique qui consiste à penser pour unir est au service de la connexion
intime qui existe entre diverses réalités et que la pensée fait venir au jour, comme nous l’avons
montré en rappelant que cela fait partie intégrante de la conception bretonienne de la
philosophie.
Dans ce sens, lorsqu’il étudie deux ou plusieurs réalités, il a le souci de montrer comment
elles peuvent se croiser, comment elles peuvent ou doivent aller de pair, sans forcément faire
nombreέ Ainsi, chaque réalité reste ce qu’elle est, mais ne peut être ce qu’elle est réellement
sans cette solidarité avec ce qui peut être dit son autre. Et comme le fait remarquer Pierre Gire,
342
Aristote, Métaphysique
134
chez Breton il existe bien des croisements, des interactions repérables et qui ont « marqué
l’écriture de son œuvre remarquable par son originalité thématique, par sa puissance
spéculative, par son style enlevé où se conjuguent admirablement logique et poésie. »343
Mais peut-être est-il besoin d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une simple volonté de
conjuguer les choses, mais d’une exigence fondamentale existant déjà en réalité dans les choses
et entre elles et que celui qui les contemple ou exerce sur elle l’activité de sa raison ne peut
passer sous silence au risque de manquer l’essentiel de ce qui leur donne d’être véritablement
ce qu’elles sont individuellement et ce qu’elles sont ensembleέ
Le statut du « et » dans la pensée de Breton ou ce que nous pouvons appelé son esprit
de conjonction, relève aussi en grande partie de son imaginaire qui lui donne un style et un
mouvement particuliers de pensée344. Même si l’imaginaire a la vertu de nous ouvrir à des
horizons nouveaux ou plus larges, il n’ignore pas qu’être au large dans la haute mer de la pensée
et de l’existence est loin d’être une situation de confortέ C’est plutôt une posture d’effort, d’un
continuel effort de pensée et de vie. En outre, « Il y a plusieurs maisons dans notre langue.
L’erreur serait de croire qu’il faut à tout prix l’unique maison »345. Se trouve de nouveau
affirmée la nécessaire connexion entre les différents pôles de l’être.
En dernière analyse, le « et » se dit, lui aussi, et doit pouvoir se dire de diverses
manières. Chez Breton il est, pour ainsi dire, inscrit au cœur même de sa conception de la
philosophie, et invite à la conciliation ou à la réconciliation, à l’articulation ; Il est aussi point
axial et comme, « foncteur logique » de la complémentarité ou de la solidarité, apparaissant
comme ce qui permet de penser le rapport, et même ce qui permet au rapport d’exister
véritablement. Pour avoir une meilleure intelligence de cette dimension constitutive de l’œuvre
Pierre GIRE, à la Journée d’études sur le thème « Les philosophes d’aujourd’hui et la pensée de Stanislas
Breton », 2 juin 2007.
344
Jean GREISCH qui l’a fréquenté humainement et intellectuellement affirmait en 2ίί6 : « Breton était capable
d’inventer plusieurs mondes à la fois ; pour cela, il puisait dans un double imaginaire qu’on trouve rarement uni
dans un même individu ν d’une part il y avait chez lui un imaginaire architectonique, constructiviste, […] semblable
à celui du Wittgenstein du Tratatus logico-philosophicus ; d’autre part un imaginaire de type plus bachelardien
tourné vers l’élémental et le sensible qui trouve son expression dans la Poétique du sensible ou dans l’autre et
l’ailleurs. » (Journée d’étude Stanislas Breton, juin 2ίί7)έ
345
DP , p. 42.
343
135
de Breton, il nous faut à présent nous arrêter sur sa métaphysique de la relation qui est au centre
de tout ce dont on vient de parler.
3. METAPHYSIQUE BRETONIENNE DE LA RELATION
Plus concrètement, l’un des points de la théologie chrétienne l’ayant ainsi éveillé est le
dogme de la Trinité. « Le traité classique sur le mystère trinitaire fut l’aiguillon qui nous mit en
appétitέ A travers les thèses dogmatiques quelque chose se disait que nous n’avons plus
oublié »346
S’il en est ainsi, quels sont les problèmes philosophiques de la théologie trinitaire ? Une
étude attentive de Thomas d’Aquin va l’ouvrir à ce « quelque chose » qu’il n’a effectivement
plus oublié et qui traverse toute son œuvre comme le fil, du moins un des fils essentiels, qu’il
faut tenir pour suivre et comprendre le cours et le sens de sa pensée. Dans le traité thomiste
dont il admirait le schéma d’analyse, il cherchait alors à savoir s’il n’y avait pas « dans la
structure trinitaire une loi générale qui pourrait faire l’objet d’une recherche ontologique, à la
seule condition de transformer les ontologies
Parmi les nombreuses définitions du rapport qu’énumère notre docteur, l’une nous avait
particulièrement frappé : relatio in quodam transitu consistit, ‘‘la relation consiste dans un
passage’’έ Rien d’extraordinaire dans cet énoncé.
Il est possible de voir dans ce concept à la fois théologique et philosophique un point
d'ancrage à sa pensée politique et poétiqueέ Dans une démarche double, tout à l’image de
l’homme qui requiert ses deux pieds pour conjuguer le verbe marcher, Breton nous montre à sa
manière, comme l’écrit Luce Giard que « la pensée philosophique et théologique ne vivra qu’à
la condition que les hommes se donnent la peine d’en vivreέ Est-il plus enivrante tâche
aujourd’hui – se demande Giard – que ce travail, austère et grave, de la raison ? »347
346
347
FRL, p. 267.
Luce Giard, « Un chrétien philosophe : Stanislas Breton », in : Esprit, 1972, 6, p. 1078.
136
3.1. Centralité de la relation
Si le « et » fait partie intégrante de la pensée ou du mouvement de pensée de Breton,
n’est-ce pas parce que toute cette pensée s’est voulue et a été – à travers les divers domaines de
la philosophie qu’elle a traversé ou mis en œuvre – une véritable Métaphysique de la relation ?
Sans doute. Et donc, ce que révèle cette question du « et », c’est ce qu’on peut appeler la
centralité de la relation348. Mais en quoi consiste-t-elle, et en quoi est-elle vraiment centrale
chez Breton ?
Rappelant sa longue fréquentation de plusieurs auteurs dans les premiers moments de
son itinéraire de pensée, au nombre desquels on peut citer Suarez, Breton écrit : « Je me suis
attardé au traité De la Relation, qui fut toujours parmi les êtres métaphysiques la bien-aimée de
ma réflexion. »349 En effet, il ne manque pas de rappeler ce qui, « au commencement »350, l’a
nourri intellectuellement ; soulignant également son intérêt, chez les premiers auteurs qui l’ont
marqué, pour certaines prépositions et conjonctions, véritables vecteurs de relation351. Dans son
Itinéraire philosophique de 1992, il souligne combien, à ses débuts, la problématique de la
relation avait plus que retenu son attention, et notamment comment cette question de la relation
chez Thomas d’Aquin a ouvert pour lui un véritable chemin de penséeέ Dans Du Principe,
Lors de la Journée d’étude Stanislas Breton, Benoît CHANTRE, président de la première séance, fait une
observation dans laquelle nous trouvons la confirmation de ce que nous tentons de montrer. Selon lui donc, l’œuvre
de Breton, dans la philosophie française contemporaine, est identifiable « non seulement par un parcourt historique
de mise en relation […] des pôles peut-être les plus opposés, les plus tendus, les plus riches aussi de la philosophie
française contemporaine de la théologie jusqu’à la philosophie politique et même à la politique […] mais aussi
aujourd’hui […] la métaphysique de la relation qui déborde à la fois de la théologie et de la phénoménologie pour
être probablement une véritable pensée de la relation, relation qui précède ses termes et qui les constitue et sans
(laquelle) ils ne peuvent pas se constituer ν relation qui n’est donc pas quelque chose de secondaire dans la vie des
êtres mais qui au contraire est tout aussi réelle et peut-être même première. » (Ecole Normale Supérieure, 2 juin
2007).
349
Eclats, p. 4.
350
Notamment pendant la guerre lorsqu’il était captifέ Il s’agit de La Modalité du jugement de L.
BRUNSCHWICG ν L’Essai sur les éléments principaux de la représentation d’O. HAMELIN ; et les « neufs
leçons de logique mathématique » de BOCHENSKI. Cette « bibliothèque », on peut l’imaginer, était aussi tout un
monde qui ouvrait, dans la gravité même du moment, non pas seulement une impression mais la réalité d’une
liberté.
351
“In short, what I appreciated most in these thinkers was their analysis of the operative terms of relation prepositions such as in, towards, and the conjunctions as, as-if, which I called 'those little servants of the Lord'. I
believe they are not only the indispensable accompaniment of all thought but also the secret messengers of the
philosophical future” (Stanislas BRETON, “Being, God, and the Poetics of Relation”, in: Debates in Continental
Philosophy. Conversations with contempory Thinkers , dir. by Richard KEARNEY, New York: Fordham
University Press, 2004, p. 128).
348
137
Breton envisage « Une relation d’ordre strict qui exclut la réflexivité et la symétrie, mais non
la transitivitéέ ‘‘Tout principe est principe d’autre chose que lui-même’’έ »352
L’intérêt pour la relation se lit également dans son approche du « monde de la vie » qui
est « celui d’une histoire où intervient comme facteur décisif la plasticité infinie du logos, selon
toutes les flexions possibles du mot. »353 Il devient dès lors difficile de discerner « l’invariant
aux multiples faces ». Cette tâche peut fort bien être assignée au philosophe ou du moins il se
la donneέ Il s’agit de se demander s’il y a « dans le monde de la vie, un imprescriptible en deçà
des variations ». Une telle interrogation qui accompagne tout le mouvement de pensée de
Breton, consiste non seulement à prendre conscience de l’existence de cet en deçà , mais surtout,
à le laisser occuper toute sa place au fondement même de l’être des choses, ainsi que du rapport
qui les lie ou les relie.
Mais dans la pensée comme dans l’existence, reconnaître quelque importance ou
centralité de la relation ne suffit pas. Il faut aussi, comme le fait Breton, chercher à comprendre
à quel type de réalité on pense lorsqu’on pense la relationέ De quelle manière une telle réalité
affecte-t-elle ce qui est ? L’affecte-t-elle du dehors ou du dedans, ou est-elle à même de
l’affecter aussi bien du dedans que du dehors ? Breton parle d’un paradoxe philosophique lié
au « type de réalité qui convient à l’être-vers, au pur ad qui la définit en son essence
fugitive »354.
Si l’on se réfère au réalisme qui caractérise la pensée des médiévaux sur cette question,
la relation relève d’une nécessité liée à l’existence même du monde et à l’altérité entre les
humains qui l’habitentέ Quel que soit le domaine considéré355, force est de constater que
352
DP , p. 143.
CP , p. 4.
354
VMU, p. 34.
355
« Ce réalisme que nous dirions médiéval n’entamait en rien une conviction qui semblait commune à savoir que,
de soi, c’est-à-dire en la neutralité de son essence qui est pur ad, la relation est indifférente à l’‘‘exister’’, quelles
qu’en soient les modalitésέ Elle se ‘‘réalise’’ aussi bien dans le monde des choses que dans celui de la penséeέ Si
l’on distribue l’être dont traitent les ontologies sur différentes sphères d’être ou ‘‘provinces de sens’’, comme l’ont
proposé divers penseurs, on peut dire que la relation est aussi bien chez elle dans le domaine de la logique que
dans celui du rêve, aussi bien dans le monde que nous habitons que dans l’univers des savoirs, aussi bien dans le
chant des poètes que dans l’œuvre des artistes en tous genres » (VMU , p. 35).
353
138
s’impose le même réalisme, permettant de trouver une sorte de juste milieu dans la
compréhension de la relation.
La centralité de la relation, telle que nous la percevons dans la pensée de Breton, signifie
aussi qu’on est en présence d’une pensée en quête de l’équilibre, si fragile à tenir ou à honorer,
entre « substance et relation », entre unité et distinction, entre ‘‘être-dans’’ et ‘‘être-vers’’…
Cette volonté de tenir ensemble356, que nous avons déjà relevée, ne va pas sans difficulté. « Le
plus souvent, écrit Breton, notre partialité divise en fait ce qu’il faudrait unir en droitέ A cette
oscillation il n’est point de remède, elle fait partie de notre condition »357.
La métaphysique bretonienne de la relation se déploie dans toute son œuvre sous forme
d’harmoniques qui sont autant de dimensions de la relationέ Même si on n’en fait pas une
présentation explicite, ces tournures ou acceptions de la relation qui explicitent, la dyade : êtredans/être-vers358 accompagnent notre démarche. Attachons nous à présent à comprendre cette
métaphysique de la relation dans la dimension logique qui la caractérise chez Breton.
3.2. Conception logique et philosophique de la relation
Dans Rien ou Quelque chose Breton affirme ne pas pouvoir se passer du terme de
relation. « Il faut lui redonner, écrit-il, en le sollicitant quelque peu, la force signifiante d’une
attraction qui porterait les univers l’un vers l’autre et chacun vers tous, en une sorte de commun
transport. »359 Qu’est-ce qui justifie un tel intérêt ? La réponse à cette question peut prendre
chez lui aussi bien la voie logique que la voie philosophiqueέ Le lien qu’exprime le terme
relation peut être de divers ordresέ Il peut être, entre autres, d’ordre matériel ou d’ordre
conceptuel.
Cf. supra , ce qu’on disait au sujet « De la connexion entre les pôles et les modalités de l’être » chez Breton.
PMES, p. 109.
358
Un développement plus approfondi de cette dyade être-dans et être-vers, au prochain chapitre, nous introduira
plus en profondeur dans l’ontologie bretonienneέ
359
Rien ou Quelque chose , p. 137.
356
357
139
Chez Aristote, la relation peut s’entendre dans le sens de la caractérisation d’une chose
en raison de sa dépendance d’une autre chose, ou parce que quelque rapport la tient liée avec
une autre choseέ D’une manière générale, il est possible de définir la relation, en philosophie,
comme le caractère des objets mis en rapport les uns avec les autres. Ne peut-on pas la penser
comme n’étant pas nécessairement quelque chose qui caractérise des objets mais comme ce qui
peut exister de telle manière que des objets puissent y faire le lieu, ou le moment, de leur
rencontre ?
Tout en étant attentif à la manière dont la relation est conçue par Breton, nous tenterons
de vérifier cette hypothèseέ Ce qui va orienter ici notre essai de compréhension c’est le constat,
chez notre auteur, d’une conception à la fois logique et philosophique de la relationέ C’est
pourquoi nous disions de sa philosophie tout entière qu’elle est non seulement une philosophie
de la relation mais aussi un philosopher par relation.
Stanislas Breton présente lui-même sa thèse romaine – très modestement – comme
l’« amorce d’un travail en cours sur la philosophie de la relation »360. Cette affirmation était en
même temps comme un engagement à penser, et porteuse d’une promesseέ Ce « travail en
cours » était donc censé poursuivre son cours, s’approfondissant le plus possible au fil des
annéesέ Et toute l’œuvre du philosophe passioniste a été dans une certaine mesure la mise en
œuvre de cette métaphysique de la relation des origines.
« Relatio in quodam transitu consistit ‘‘la relation consiste dans un certain passage’’ ».
Pourquoi a-t-il été si frappé par cette définition de la relation, au point qu’elle reste un des fils
déterminant de sa recherche et de sa philosophie? C’est, selon lui, en raison de ce qu'elle lui
suggère au-delà des mots : la légèreté et la transparence des choses361.
Mais comment se présente son raisonnement et que soutient-il dans sa Métaphysique de
la relation ? De l’avis de Breton lui-même, cet essai consistait en trois choses essentielles362 :
proposer quelque « typologie de la relation », dégager « la dualité conceptuelle » de l’être-dans
360
EIEA, p. 8.
Cf. FRL, p. 268.
362
Cf. EIEA, p. 8.
361
140
et de l’être-vers, et penser la « structure métaphysique de la Relation », relation qu’il considère
comme une « réalité fuyante ».
Chez Aristote, souligne-t-il, la relation n’était « qu’une suite, qu’un épiphénomène des
‘‘accidents majeurs’’ (quantité, qualité) »363. Chez saint Thomas, on assiste à une inversion de
perspective. En effet, la relation chez Thomas ne se trouve pas reléguée, comme chez Aristote,
presqu’à la dernière placeέ Bien au contraire, elle prend « un relief incomparable et passe au
premier plan. »364
Et pour Breton, c’est dans cette nouvelle perspective que la relation se donne à
comprendre en ce qu’elle est réellement : la plus fondamentale des catégories parce que la plus
humble. Commentant cette inversion de perspective qui révèle le statut de la relation en régime
de philosophie scolastique il écrit en effet : « Sans doute, en un sens, reste-t-elle la plus humble
des catégories, mais parce qu’elle est la plus fondamentale de toutes μ ‘‘vis insita’’, moteur
universel, et genèse du ‘‘tout’’ »365.
Dans le thomisme, la relation est « ambiance ou tonalité » de la pensée. Et on verra au
fil de notre travail qu’il en va de même chez Bretonέ Donc il ne se contente pas de commenter
ce qu’est la relation chez Thomas, il en fait une appropriation qui définit sa propre penséeέ
Breton remarque chez Saint Thomas un univers, « un monde, dont toutes les parties sont
organiquement liées ». On peut alors se demander si la négation du rapport n’est pas en quelque
sorte une négation même du monde.
Mais, où situer la relation ? Dans les choses ou entre les choses ? N’est-elle pas à la fois
dans les choses et entre elles ? Faut-il conclure à une primauté du rapport ? En approfondissant
les caractéristiques de l’idée d’être, Breton approfondit aussi la question même de la relationέ
« Les êtres ne sont ‘‘un et plusieurs’’ que si leur indigence ouvre leurs frontières et jette à la
363
EIEA, p. 30.
EIEA, p. 30.
365
EIEA, p. 30.
364
141
‘‘totalité des autres’’ l’appel de la relation »366έ Selon lui, c’est d’une telle conviction que
s’origine la démarche synthétique de Hamelinέ
Cette idée de la relation comme élément central à partir duquel le lien entre les éléments
mis en rapport est possible, Breton la développe en commentant Serrus : « Entre deux individus,
il existe toujours au moins un rapport. »367 Cette affirmation par Serrus de l’existence indéniable
d’« au moins un rapport » entre deux individus renseigne en même temps qu’il peut y avoir
plusieurs types de rapports, ou alors que le rapport peut se décliner sous des formes variées.
C’est pourquoi Breton peut dire que malgré son caractère en apparence « inoffensif » cet axiome
de logique « ouvre en chaque être, comme autant de lignes rayonnant d’un centre, une multitude
de rapports. »368
Une des caractéristiques du rapport ou de la relation, et qui est de grande portée, est
celle que retient Breton de sa lecture de Hamelin. Pour ce dernier en effet, le rapport est « cette
nature souple et fluide qui ne se laisse pas emprisonner dans les limites d’une surface rigide. »369
Dans le même sens, Breton admet, comme Hamelin, « la plasticité indéfinie de la relation »370
Pourquoi cette définition de la relation nous intéresse-t-elle et quelle est justement sa portée ?
Il importe de le souligner, car on comprend, à la lecture de Breton, qu’il ne cesse de penser une
telle souplesse et une telle fluidité ou plasticité de la relation, voire de la pensée elle-même. On
est alors amené à comprendre que la relation qu’étudie Breton et qui se déploie dans son œuvre
est posée précisément comme ce qui, en raison même de sa fluidité, permet à diverses réalités,
tant dans le langage, dans la pensée que dans l’agir, d’aller et venir dans un même milieu,
bénéficiant ainsi d’une même ambianceέ
« Si l’universel […] est ce qui est le plus apte à changer de visage, écrit-il, il n’y a pas
à craindre que l’abstraction l’immobilise dans une chose en soiέ La totale ouverture du rapport
Stanislas BRETON, « Phénoménologie de l’idée d’être », p. 49.
Serrus, p. 109, cité par S BRETON, in : EIEA, p. 167.
368
EIEA, p. 167.
369
EIEA, p. 101.
370
EIEA, p. 101.
366
367
142
nous garantit sa mobilité, son pouvoir indéfini de rayonnement »371. Bien entendu, cela peut
comporter quelque dangerέ Et c’est parce qu’il en a pleine conscience que Breton fait remarquer,
à juste titre que « La fluidité du réel n'excuse pas le flottement du vocabulaire. »372
Le « et », disions-nous, est chez Breton une sorte d’ambiance, un certain climat de
pensée qui induit, comme on le verra, une manière d’êtreέ Dans cette thèse romaine que nous
avons tenté, quelque peu, de suivre, Breton propose une analyse métaphysique du concept de
relationέ Il y note que le primat accordé à la substance à l’âge antique n’autorise cependant pas
à définir cette période uniquement « par une ignorance absolue de la relation »373.
Et face à l’insistance bretonienne sur la relation ou le rapport, on peut se demander si
tout est relatif. Mais la vraie question, assure Breton, « n’est pas précisément de savoir si tout
est relatif, mais de quelle relativité il s’agitέ »374 La question ainsi précisée permet, selon lui,
non seulement de ne point négliger les « significations multiples du rapport », mais aussi de
comprendre que le rapport n’est en aucun cas réductible à une seule de ses dimensions. La
préoccupation qui était d’ailleurs la sienne dans sa thèse romaine était, écrit-il,
de parcourir en toutes ses dimensions le monde du rapport, de discerner les interférences
de la modalité et de la relation, et de découvrir, à l’intérieur de chaque sphère, des niveaux
très divers de relativité des formes typiques qui nous posaient, à des points de vue divers,
le problème de leur hiérarchie375.
En essayant de relever le sens logique et philosophique de la relation chez Breton, on se
rend bien compte que la construction de sa pensée est telle qu’elle tient compte du lien entre les
choses et les êtres ν et de cette manière elle s’assigne à elle-même la tâche de montrer le mieux
possible cette relation ainsi que sa complexité qui peut échapper au regard qui ne prend pas le
soin et le temps d’un certain écartέ Précaution qui peut, dans une certaine mesure, devenir tout
art d’être-au-monde376.
371
EIEA, p. 101-102.
Stanislas BRETON, « Dialectique et philosophie », p.
373
EIEA, p. 105.
374
EIEA, p. 107.
375
EIEA, p. 101, note.
376
Ce que nous entrevoyons ainsi nécessite un plus long développement ν et la question de l’écart comme art d’être
au monde nous sollicitera davantage lorsqu’il faudra penser l’altéritéέ
372
143
Une telle pensée de la relation n’est-t-elle pas aussi pensée de la tension nécessaire entre
les choses et les êtres ? La nécessité de la tension pouvant s’entendre ici comme signe de vie
ou de vitalité. Le « et » est, dans ce sens, comme un principe structurant de la philosophie de
Stanislas Bretonέ L’être, rappelons-le, est relation. Dans Approches phénoménologiques de
l’idée d’être, Breton va renouveler cette affirmation et la présenter dans une démarche qui se
veut, comme l’indique le titre de l’ouvrage, phénoménologiqueέ Cette réflexion naît sans doute
de ce qui nous est donné de constater dans l’apparaître des choses et des étantsέ Selon lui, en
effet, « Tout ‘‘étant’’ nous apparaît donc écartelé entre l’en-soi et l’être autre, entre la présence
qui s’impose et qu’il impose et l’absence de tout ce qu’il n’est pas, entre le proche et le
lointain »377.
Mais une telle approche ne manque pas soulever quelques problèmes. Breton lui-même
reconnaît qu’il y a là « un certain paradoxe », un problème philosophique concernant « le type
de réalité qui convient à l’être-vers, au pur ad qui la définit en son essence fugitive »378
Evoquant la démarche de sa première recherche, il rappelle combien pour certains
médiévaux, la relation était loin d’être une catégorie susceptible d’affecter ce qui est si ce n’est
du dehors. Pour ces médiévaux qui, inconditionnellement ne pouvaient se démarquer de la table
aristotélicienne des catégories, la relation, comparativement à des catégories telles la qualité et
la quantité, était en quelque sorte réduite « à l’être minimum dont le néant pur et simple serait
la plus proche menace. »
C’est dans ce sens que nous estimons que l’intelligibilité et la fécondité de la relation
entre poétique et politique peuvent passer par une première tentative d’intelligibilité de ce
qu’est la relation elle-même. Si on arrive à lui découvrir un visage en ses différentes modalités
ou modulations chez Breton, on pourra alors comprendre ce qui dans le concret de la vie de
l’humain est autant poétique que politiqueέ
377
378
APIE, p. 192.
VMU, p. 34.
144
Il existe chez Breton d’autres visages, modalités ou tournures de la relationέ Même s’il ne
leur assigne pas explicitement cette tâche, la manière dont il les traite reste ouverte à une
interprétation qui n’exclut pas ce sensέ Nous en identifions trois : le neutre, la classe nulle,
l’analogie, susceptibles de nous aider à entrer plus avant dans la compréhension de la relation
dans sa pensée.
3.3. Du neutre379 comme lieu de la relation ?
La posture de Breton à ce sujet, est celle d’une reconnaissance de la juste place du neutre
dans le penser et l’agir humainsέ La question qui nous sollicite est alors – au-delà de
l’identification du neutre chez Breton – de voir s’il peut être pensé, et dans quelle mesure,
comme condition de possibilité de la relation ? C’est en nous appuyant sur le sens que lui donne
Breton dans la logique philosophique qui est la sienne, que nous espérons trouver une réponse
à cette questionέ Ce sens du neutre n’est pas sans lien avec la question de l’intentionnalité dont
on vient de parlerέ C’est dire qu’il y a chez lui, au-delà même de toute explication qu’il donne
du neutre, « cette neutralité du regard qui assiste à la venue des phénomènes et à leur
constitution dans la conscience »380.
Breton se dit toujours « frappé par l’étrange complexité de ce to alla qui associe l’un à
l’autre le singulier de l’article neutre et le neutre du pluriel, au titre d’indicatif de la matièreέ »381
Pourquoi ce double neutre fascine tant Breton, et qu’exprime-t-il ? « Le neutre singulier joint
au pluriel également neutre exprime, par l’incompatibilité même de ses termes grammaticaux,
379
La question du neutre a chez Breton une implication poétique et politique. Elle nous introduit déjà ici à la
réflexion sur l’espace démocratique comme lieu de neutralité politique, d’ouverture et de toléranceέ
380
Jérôme de GRAMONT, L’Entrée en philosophie : les premiers mots, pέ 2ί7έ (L’auteur précise que la « neutralité
du regard […] est cette tâche difficile à laquelle accèdent seuls le phénoménologue et l’artiste », Ibid, p. 207. Si
nous appliquons cette réflexion à Stanislas Breton, c’est précisément en raison de la dimension profondément
phénoménologique de son œuvre).
381
Matière et dispersion , p. 149. (Cf. aussi Philosopher sur la côte sauvage : On ne saisit la matière « qu’à
l’oblique, par le détour d’un solécisme dont Plotin proposait la formule to alla (littéralement ‘‘les autres’’) », p.
15).
145
la condition de la matière en tant que pure relation au multiple des formes qu’elle est en
puissance de recevoir »382.
C’est précisément cette vertu du neutre qui nous intéresse et permet déjà de donner
réponse à notre interrogation sur la manière dont le neutre est condition de relation. En effet,
poser le neutre comme exprimant la condition de la matière, et entendre en même temps la
matière dans le sens d’une « pure relation », revient d’une part à poser le neutre comme
condition de la relation, et d’autre part à reconnaître la matière elle-même comme lieu ou
moment de neutralitéέ Ce qui est dit du rapport du neutre à la matière peut l’être de son rapport
à toute autre réalité qui serait, comme la matière « pure relation ». Le neutre est, dans ce sens,
constitutivement, la condition de telle ou telle réalité reconnue comme lieu et moment de
neutralitéέ Donc, avant même que d’être condition de la relation entre divers objets ou diverses
réalités, le neutre est en soi condition de chacune des réalités entrant en relation les unes avec
les autres, ou bien de l’une d’elles en tant qu’espace de relationέ
Dans Matière et dispersion, Breton considère également la question du neutre en lien
étroit avec celle de la matière. Pour lui, la monè plotinienne ainsi que la Hylé peuvent être, au
même titre, dites « ‘‘élément neutre’’ universel »383 ; avec toutefois quelque nuance qui en
souligne leur différence. Cette monè chez Plotin n’hésite pas, comme il l’écrit, « à reporter sur
cet ‘‘agir’’ d’inaction, sous-jacent à toute activité, la fonction de l’‘‘élément neutre’’ »384
La présentation que nous faisons du neutre chez Breton ne prétend évidemment pas à
l’exhaustivité, mais on ne saurait passer sous silence ce qu’il en dit lorsqu’il aborde les
questions qui nous intéressent, celles de poétique et de politique. On observe que là aussi sa
préférence va à leur acception neutre.
Dans Poétique du sensible, ce qui a valeur de neutre c’est ‘‘le poétique’’ et le sensibleέ
Le verbe ‘‘se sentir ’’ relève du neutre, puisqu’« en deçà des modalités qui précisent le verbe
382
PCS, p. 15.
MD , p. 15.
384
MD , p. 13.
383
146
par les adverbes de modalités bien ou mal, se sentir est l’opération nulle, l’élément neutre »385.
De même, dans Esquisses du politique, Breton commence par souligner un fait qui ne relève
pas, pour lui, de l’ordre du simple détailέ C’est le fait que « le politique défie les catégories
grammaticales du singulier et du pluriel, du féminin et du masculin […] il est, en sa qualité de
genre neutre, ce par quoi serait possible l’action concertée qui le fera existerέ »386
Chez lui, en effet, le neutre est conçu comme ce qui ouvre « un champ de possibles sur
lequel il revient à chacun de tracer des lignes ou des axes d’interrogationέ »387 Dans l’activité
de la pensée comme dans toute autre activité, une de nos appréhensions est parfois de voir ce
qu’on a coutume d’appeler le « champs des possibles » se rétrécir. Ce rétrécissement peut venir
tout à la fois de nous-mêmes, comme des réalités qui nous sont extérieures. Il en va de même
pour son ouverture et son élargissement. Et ce que propose Breton, c’est de faire droit à ce qui
peut ouvrir largement ce champ, et offrir ainsi à davantage de liberté ; liberté aussi bien de
pensée que d’actionέ Son intérêt pour le neutre se justifie également par le fait, que, selon lui :
‘‘l’élément neutre’’, qui, en mathématique, a le rôle et le relief que l’on sait, a aussi
sa place, en spiritualité et en philosophie, au titre, il est vrai, non plus d’une
incapacité native ou acquise, mais d’une indifférence ‘‘par excès’’, presque
surhumaine, et voisine de ce qui fut appelé ‘‘sérénité’’388.
La manière dont il comprend la place « de l’élément neutre en philosophie » nous éclaire
davantage ce que nous tentons de montrer. Mais notre préoccupation demeure : en quoi le neutre
peut-il être condition de possibilité de la relation ? Le neutre bretonien possède cette vertu dans
l’exacte mesure où il n’altère en aucune façon les divers possiblesέ Le neutre
Comme le pain de chaque jour disparaît, sans les altérer, dans les différents mets qu’il
accompagne, ainsi s’effacent dans les vocables saillants de notre parole courante les termes
ancillaires destinés à les servir ou à les accompagnerέ C’est pourquoi je serai tenté de les
rapprocher de ce que le logicien appelle ‘‘l’élément neutre’’389.
L’élément neutre ainsi que l’entend Breton est un élément singulier tel que sa
composition ou conjonction d’avec un autre élément, n’augmente ni ne diminue en rien cet
385
PS, p. 71.
EP, p. 14.
387
S. BRETON, « Enseigner la philosophie », in : Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 23, juillet-août 1987,
p. 93.
388
« Métaphysique de la limite », p. 67.
389
« L’un, l’être et le divers », p. 26.
386
147
élément qui lui est ainsi adjointέ Il n’altère donc pas ce qui s’associe à lui ou ce à quoi il
s’associeέ Cet élément neutre, écrit Breton, « dans un ensemble muni d’une loi de composition,
est tel que pour tout élément x de l’ensemble donné, la composition du neutre et de x restitue
inchangé, ce à quoi on l’associeέ » Cela peut être dit aussi bien de l’être que de l’unέ Il en va
donc de l’être et de l’un comme de l’élément neutre du mathématicienέ Mais il ne s’agit pas du
tout pour Breton de faire de la philosophie une « mathésis universalis »έ Comme il l’explique,
la philosophie ne méconnaît pas le neutre.
Le neutre apparaît donc clairement, chez Breton, sous les espèces d’un foyer de
significations, de possibles, qui permet de solidifier le « et ». C’est donc en tant que « champ
de possibles » qu’il assume pour ainsi dire la fonction de « et » qui conjoint, relie, ou réconcilie.
Mais la liberté qu’offre ce « champ de possibles » se présente comme une liberté surveillée. Il
revient à chacun de la surveiller au travers justement de ce que Breton appelle « des axes
d’interrogation ».
Cette exigence, au cœur d’un vaste champ de liberté, rejoint l’exigence dont il a été
question au sujet de l’acte philosophique, dans le sens où la vocation de philosophe, selon lui,
est celle de problématiser, celle d’interroger sans cesse et de se laisser interrogerέ Mais si nous
parlons en termes d’exigence, il ne saurait y avoir de contradiction avec l’idée de liberté de
penser dans ce champ de possiblesέ C’est même cette liberté de penser qui rend possible la
permanente interrogation sur soi et sur ce qui n’est pas soiέ
Le neutre, en dernière analyse, peut donc être pensé comme condition de possibilité de
la relation, dans la mesure où il n’altère en aucune façon les divers possiblesέ Aussi peut-il être
rapproché d’« une sorte de degré zéro », ou d’un « état de sensibilité nulle, ou quasi-nulle ».
On voit ici une sorte de similitude entre le neutre et la « classe nulle ». Mais il nous faut aussi
entrer dans cette « classe nulle » pour tenter d’y discerner quelque sens de la relation chez
Breton.
148
3.4. L’analogie : voie conjonctive ?
Au nombre des tournures de la relation caractéristiques de la pensée de Breton figure
aussi l’analogieέ Mais dans quelle mesure est-elle véritablement, chez lui en l’occurrence, une
voie conjonctive ? S’il est vrai que l’analogie s’envisage de bien des manières, on ne saurait
oublier qu’elle se présente fondamentalement en tant que condition de possibilité de la
rencontre des choses. Aussi peut-on reconnaître avec Sylvain Roux que « Toute analogie est
mise en relation d’un terme avec un autre et compréhension d'une telle relation par rapport à
une autre relation considérée comme semblable. »390
L’analogie comme « mise en relation » n’est pas à comprendre, bien entendu, dans le
sens où elle servirait à créer artificiellement des airs de famille entre les termes ou entre les
relations, mais au contraire dans le sens où elle fait surgir le sens de la connexion qui les lie.
On en prend notamment conscience lorsqu’on rapporte l’analogie à notre manière souvent
tâtonnante de rendre raison, par le langage, de la réalité ; que cette dernière soit dite immanente
ou transcendanteέ L’analogie « fait donc saisir non les choses en elles-mêmes, en leur essence
(ce qui serait le but de la dialectique), mais les relations qu’entretiennent ces choses. »391
S’il en va ainsi de l’analogie, il n’est pas faux de lire tout le mouvement de pensée de
Stanislas Breton comme mise en œuvre d’une méthode analogiqueέ Parmi les caractéristiques
de la pensée de Breton il convient de souligner en effet son intérêt pour l’analogieέ Même s’il
est vrai que sa démarche ne s’y réduit nullement, on remarque que, non seulement il pense
l’analogie, mais il pense aussi par elleέ
Mais quel sens précis prend chez lui l’analogie ? Peut-elle être conçue comme une
tournure possible de la relation ? Serait-elle alors une sorte de voie conjonctive ? Il importe de
préciser ce dont il est question lorsqu’on parle de voie conjonctiveέ Par voie conjonctive, nous
entendons essentiellement ce qu’on vient de dire au sujet de l’analogieέ C’est donc une voie qui
390
391
Sylvain ROUX, La Recherche Du Principe Chez Platon, Aristote et Plotin, p. 92.
Sylvain ROUX, La Recherche Du Principe Chez Platon, Aristote Et Plotin, p. 92. Phrase soulignée par l’auteur.
149
s’ouvre comme condition de possibilité de la relation et qui n’existe en tant que telle que parce
qu’elle est d’une certaine manière constituée par les rapports dont elle favorise l’existenceέ
Aussi est-il possible de penser – en lien avec ce qu’on tente de cerner ou de discerner dans ce
chapitre – que le « et » bretonien peut prendre aussi la forme analogique. Ou bien, que la voie
analogique qu’il n’hésite pas à emprunter est, en tant que telle, une expression de ce « et » qui
conjointέ C’est en ce sens d’ailleurs que nous essayons d’expliquer la pensée de Breton en
parlant d’un philosopher par relationέ Et dans le même sens on est fondé à entendre l’analogie
chez lui comme constituant effectivement une voie conjonctive.
En effet la notion d’analogie, vieille en théologie comme en philosophie nous ouvre à
son tour un espace possible de la compréhension du « et » chez Breton. Nous n’entendons pas
ici entrer dans toutes les considérations du sujet telles qu’elles se sont développées, affrontées,
enrichies au fil de cette « histoire longue et mouvementée du problème de l’analogie »392. En
nous référant à ce problème à la fois ancien et nouveau, et qui accompagne de bien des manières
tous nos efforts de jugement, nous ne soulignons qu’un de ses aspects qui donne à mieux
comprendre l’idée et la réalité de la relation chez Bretonέ
« Chez les scolastiques, selon Landry, l’analogie ne désigne nullement une
ressemblance plus ou moins imparfaite entre plusieurs êtres ; elle porte exclusivement sur des
rapports. »393 Ce qui importe aussi à Breton, c’est précisément le rapport, la relation, la capacité
d’unirέ L’analogie comme voie conjonctive s’entend aussi dans le sens où passant par elle pour
établir une comparaison, ou une proportionnalité entre deux domaines, on arrive à la saisir
comme ce qui « permet entre les deux domaines un échange de propriétés. »394
392
Jean GREISCH, « Analogia entis et analogia fidei : une controverse théologique et ses enjeux philosophiques
(Karl Barth et Erich Przywara), in : Les Etudes philosophiques, 1989, p. 475.
393
Bernard LANDRY, « La notion d'analogie chez saint Bonaventure », In: Revue néo-scolastique de philosophie.
24° année, N°94, 1922. pp. 137-169.
394
PR, p. 92. Le contexte de cette affirmation est celui où Breton établit un rapport entre être et lumière. Ce qui
nous intéresse c’est cette idée d’échange qui fait partie du rapport et qui est en soi un type de rapport.
150
Comme on le voit, il existe différentes tournures de l’analogieέ Il est chez Breton une
tournure spécifique à laquelle nous réservons un traitement spécifique, dans le chapitre suivant,
comme approfondissement de ce qu’on vient d’esquisserέ
L’être est chez Breton, soit être-dans, soit être-vers, comme on l’a signifiéέ Cette dyade
doit se comprendre comme la tournure essentielle de l’analogie bretonienneέ C’est une analogie
qui tantôt prend racine, tantôt se fraie une voie vers un exode tout aussi nécessaire que la
demeure. C’est dans ce sens que le discours analogique, tel que Breton le pratique, est explicité
d’une manière originale par sa réflexion sur la « fonction-méta » qu’on vient d’examinerέ
151
CONCLUSION
Même si Stanislas Breton ne disserte pas systématiquement sur la conjonction « et »,
son langage et sa manière de philosopher manifestent son intérêt d’un penser par relationέ C’est
ce qu’on a tenté de montrer en analysant ce « et » qui habite sa pensée d’un bout à l’autre, et
qui rend compte d’un comment philosopher. Breton a toujours recherché, dans le vaste champ
de la pensée, la nécessaire connexion entre les divers domaines.
Pour penser le ‘‘et’’ de la conjonction entre poétique et politique chez Breton il
importait de montrer qu’il ne s’agit pas d’une simple clé de lecture entre deux domaines de sa
pensée ν mais que ce ‘‘et’’ fait constitutivement partie de la puissance et du mouvement de cette
pensée. Ce « et » se présente comme « condition de possibilité » ou comme le principe même
de la relation, ce sans quoi la relation n’a pas lieuέ Il est en même temps ce milieu où s’effectue
la rencontre, où se noue et se joue la relation. Une relation nécessaire et dont l’absence peut
être source d’un certain déséquilibre de l’être humain dans sa tentative d’habiter le mondeέ
Le chapitre suivant, qui s’attache surtout à penser l’humain et le monde chez Breton, se
fonde sur le fait que d’une manière concrète c’est par l’humain et dans le monde que cette
articulation entre poétique et politique est rendue possible.
152
CHAPITRE VI
MONDE ET HUMANITÉ. LA SENSIBILITÉ FONDAMENTALE
‘‘Être de l’homme’’, ‘‘être du monde’’ μ
des aspects d’un même surgissementέ395
Les deux modes d’être : être-dans et être-vers, selon Breton, « définissent et notre ‘‘êtreau-monde’’ et inversement les manières d’être du monde en son rapport transcendantal à
l’humain »396. Mais comment penser le monde pour qu’il soit habitable par tous ? Quel est son
sens pour l’homme ? Et qui est l’humain dont la condition est d’être-dans et d’être-vers le
monde ?
Penser l’homme et le monde, dans la perspective de notre étude, c’est relever et comprendre
les enjeux cosmologiques et anthropologiques de l’articulation entre poétique et politique chez
Breton. Cette articulation n’a de sens que pour l’être humain habitant concrètement le monde
sensible et concretέ Et tous deux, le monde et l’humain, sont intimement liés ν car, comme l’écrit
Breton, « nous avons perpétuellement à nous donner le monde où nous sommes. »397
395
RQ , p. 41.
RQ , p. 41.
397
PS, p. 17.
396
153
1. DE L’HUMAIN
« L’être humain, en son être même, écrit Breton, est question sur soi, éternelle question
qu’aucune solution ne saurait apaiserέ »398 La vision bretonienne de l’humain s’inscrit dans une
double perspectiveέ Il pense non seulement l’être, mais aussi le non-être de l’humainέ C’est dans
la mesure où l’être humain lui-même se comprend de cette manière qu’il peut conjuguer la
fonction-méta et la fonction-ménique dont nous avons souligné la nécessité pour son être-au-
monde.
1.1. Préliminaire : De la crise de l’humain
La nécessité de conjuguer l’être-dans et l’être-vers, faut-il le rappeler, répond une crise qui
affecte l’humaine conditionέ S’il y a quelque crise de l’humain, elle n’est pas sans lien avec ce
que Breton appelle l’aiguillon du malheur « qui nous a éveillé à l’évidence soudaine de
l’imprescriptibleέ »399 S’il insiste sur cet imprescriptible, c’est sans doute pour que la crise du
passé donne à penser aujourd’hui pour mieux vivre le présent, accueillir la vie et le futur comme
présentsέ Lorsque l’on dit s’occuper de l’homme ou de l’humain, de ses droits400, parle-t-on le
même langage ? Rappelant l’horreur touchant à la dignité de l’humain et qu’on ne saurait
oublier lorsqu’on pense au sens et à l’essence de l’humain, Breton écrit :
On songe à un nouvel Ecce Homo qui, du fond des âges et du bas-fond de notre temps,
s’avancerait, à l’horizon, sur la scène du monde, pour nous dire ‘‘voici l’homme’’, en ses
puissances majeures et ses possibilités actives du pire et du meilleur. Aucune leçon
d’anthropologie philosophique ne serait susceptible de subsister, encore moins d’égaler,
une telle fulguration.401
398
PCS, p. 70. Selon lui, « La légende indienne selon laquelle les premiers-nés de la nature naturante ou Prakriti
aurait été le pronom ‘‘qui ?’’ serait à méditerέ Si la nature s’est donnée, en se réfléchissant dans l’homme, ce
pronom interrogatif, magnifique et désespérant, c’est peut-être parce que, en dehors de tout finalisme
anthropologique, elle s’est faite elle-même, par l’homme et dans l’homme, point d’interrogationέ » (Ibid.)
399
EP , p. 51.
400
« L’être humain en tant qu’humain, que propose la Déclaration de 1948, est aux formes du politique, ce que
l’être en tant qu’être est à la variété multiforme des étantsέ Ici et là, il s’agit d’un présupposé, soumis, comme le
meilleur dans notre monde, au sommeil de l’oubli et à la dureté de la négationέ Par ce trait de faiblesse,
l’imprescriptible partage l’humaine conditionέ Le nécessaire, pour être régulateur, perd la force d’un déterminantέ
Il s’expose, en sa fragilité, à la double contingence de l’événement qui le réfute et de l’interprétation qui en limite
la validité » EP , p. 67-68.
401
VO , p. 132.
154
La question métaphysique de la relation chez Breton, comme on l’a vu, nait de sa
méditation théologique et philosophique de la relation intra-trinitaireέ Mais elle n’en demeure
pas moins une question où l’humain en tant qu’humain a toute sa placeέ Sans verser dans une
sorte d’anthropocentrisme, nous considérons nous-mêmes que cette question de l’humain et sur
l’humain ne peut pas ne pas habiter, constamment et sans lui laisser le moindre répit, l’esprit
du philosophe.
On trouve, inscrite comme une sorte d’incise dans le premier ouvrage de Breton,
l’affirmation suivante : « Si le ‘‘visage humain’’ est, dans la sphère du réel, ce qui le plus nous
importe, c’est que le microcosme y résume l’universέ »402 A travers cette idée ancienne de
l’homme (microcosme) abrégé du monde (macrocosme), on peut déjà voir l’émergence de
d’une pensée sur l’humain en tant qu’humain et de l’humain en tant que vivant en relation avec
d’autres humainsέ Cette question de l’humain constitue dans ce sens un lieu de surgissement de
sa pensée poétique et politiqueέ C’est dire qu’il s’agit chez lui d’une poétique de l’humain en
tant qu’humain, une poétique des humains cherchant la meilleure intelligence possible d’un
habiter-ensemble.
Aujourd’hui, outre la difficulté qu’ont les humains à habiter ensemble le monde comme
leur maison commune, on ne saurait ignorer, comme accentuant la crise qui affecte l’humain,
une menace certaine qui pèse sur l’humanitéέ On songe ici par exemple aux menaces qu’analyse
Rémi Brague dans Le Propre de l’homme403 μ menaces pesant non seulement sur l’existence
matérielle de l’humanité mais également sur l’essence même de l’homme, touchant en lui ce
qui lui donne d’être véritablement humainέ Sans reprendre ce qui se définit chez Breton comme
difficulté d’être, mais en nous y référant, on peut dire qu’il est bien attentif à ce type de menace
réelle et que sa philosophie du fondement en constitue une réponseέ C’est ce qu’il exprime dans
402
EIEA, p. 63.
« Ce qui menace l’existence de l’homme comme espèce vivante est manifeste […] Les armes de destruction
massive, atomiques ou chimiques, la pollution de l’environnement, l’extinction démographique sont passées
depuis quelques décennies du statut de cauchemar à celui de possibilités réelles […] En revanche, les facteurs qui,
de l’intérieur même de l’homme, en sapent l’humanité même, voilà qui est moins facile à saisirέ » (Rémi BRAGUE,
Le propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Paris : Flammarion, 2013, p. 42).
403
155
Rien ou quelque chose, lorsque, parlant de « fondement et principe » il souligne le besoin
d’habiter le mondeέ
Il semble même qu’on ait été plus attentif à cette dimension du ‘‘fondement’’ qu’à sa
fonction fondatrice, au sens étroit du terme, qui évoque a contrario, dans la crise actuelle,
la perte des valeurs ou des raisons de vivre, et qui, par là même, le met en relation avec le
‘‘principe de raison’’404.
Pour nous, la conjonction entre poétique et politique court le risque de rester purement
théorique si elle ne prend en compte l’être humain qui, éminemment, est et demeure un être
poétique et politiqueέ En outre, une réflexion de ce genre s’adresse à l’humain non pas tant pour
lui proposer quelque voie conduisant à une quelconque béatitude à laquelle il aspire, que pour
lui remettre en mémoire cet argument ontologique maintes fois rappelé par Stanislas Breton :
« ce qui mérite d’être doit être ».
1.2. Du ‘‘cogito anthropologique’’ de Stanislas Breton
1.2.1. De l’homme et de l’humain
Ce qu’il est possible d’appeler l’anthropologie de Breton se présente comme une pensée
« de l’homme et de l’être humain »405, une pensée – d’inspiration biblique – de la « destination
ou vocation de l’être humain », une « réflexion sur l’humain de l’homme »406. On trouve dans
les « Leçons d’anthropologie »407 données par Breton à Lyon, en 1962/1963, une réflexion à la
fois sur l’homme et sur l’image du mondeέ L’homme y est considéré d’abord comme nature,
ensuite comme conscience et comme liberté, enfin comme âme incarnée. Cette partie du cours408
visait essentiellement à montrer qu’un véritable ‘‘cogito anthropologique’’ s’efforce de tenir
ensemble – parce qu’elles sont complémentaires – la perspective anthropologique traditionnelle
404
RQ , p. 141.
Cf. S. BRETON, « ‘‘O Dieu, qu’est-ce que l’homme ?’’ ou le néant par excès », p. 39.
406
Ibid., p. 37.
407
Stanislas BRETON, « Leçons d'anthropologie », Lyon : Facultés catholiques, 1963. (Cours lyonnais de
Stanislas Breton, année universitaire 62/63, notes prises et polycopiées sous la responsabilité des étudiants.
408
Cf. « Leçons d’anthropologie », p. 47.
405
156
qui s’attache plus à définir l’homme dans sa substance que dans ses relations, et la perspective
contemporaine qui, au contraire, comprend l’homme plus au travers de la relation que de la
substanceέ L’homme n’est pas que la « résultante de son histoire », il en est le sensέ C’est dire
qu’il se fait lui-même, selon ce qu’il est, selon son essenceέ
Il y a, profond en nous, un être intelligible dont notre histoire et notre expérience ne sont
que le phénomèneέ L’homme ainsi envisagé est indissolublement en soi (essence,
substance, individu, personne) et hors de soi (nœud de relations)έ409
Il y a là une double acception de l’humain dont l’unité doit absolument être maintenueέ
L’homme est en soi et hors de soi ; il est relation à soi et nœud de relations. Les diverses
approches que l’homme peut avoir de sa propre essence « ne sont que des efforts
d’approximation d’un invariant »410. Essence et nature humaines sont complémentaires dans le
sens où l’essence humaine constitue une valeur à réaliser et la nature humaine, l’énergie de
réalisation de cette valeur έ Tout cela apparaît, de diverses manières, dans son œuvreέ
Commençons par voir ce qui se présente comme explicitation de cette énergie de réalisation.
On peut la rapprocher de ce que Breton analyse, dans Causalité et projet, comme la capacité
qu’a l’homme d’être cause de soiέ La vision bretonienne de l’humain ouvre pour ainsi dire à
l’humain des perspectives de réalisation de soiέ
1.2.2. Être humain ou être cause de soi
Le terme humain doit être entendu ici dans le sens que lui donne Breton :
Je dis ‘‘humain’’ plutôt que ‘‘homme’’ englober non seulement l’humanité présente,
passée, future, mais aussi bien, en deçà ou au-delà de l’humanité entendue comme
ensemble des hommes, tout ce qui porte la marque ou l’empreinte de ses pas, de ses mains,
de ses rêves, de sa fureur ou de sa lassitude d’existerέ Bref, le monde humainέ»411
« Leçons d’anthropologie », p. 47.
« Leçons d’anthropologie », p. 48.
411
« Etre et non-être de l’humain », in : Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 1, 1982, p. 5.
409
410
157
Cette définition de l’humain, quoi que très large, rend compte d’un fait μ l’humain, sans
être la somme des divers moments de l’histoire ou du temps, encore moins la somme des œuvres
de ses mains, ne se comprend pourtant qu’en rapport à son insertion dans une histoire et dans
un monde qui porte son emprunte. On le verra en analysant chez Breton la corrélation entre
l’homme et le monde.
Mais ce qui, pour Breton, définit le mieux l’homme, c’est la causalité de soi par soi.
C’est dans la mesure où il est cause de soi qu’il est humainέ Être humain, c’est être cause de
soiέ Autrement dit, l’humain advient dans l’homme lorsque celui-ci, prenant conscience de ce
qu’il est, cause de soi, tend de toutes les fibres de son être à se faire ce qu’il a à êtreέ Pour une
meilleure intelligence de cette notion, Breton invite à une philosophie de l’enfance qui, à ses
yeux, constitue une véritable pensée de l’humain et du projet humainέ Aussi écrit-il :
Si je devais esquisser quelque réserve à l’égard de notre discipline, ce serait pour regretter
que les philosophes aient médité la mort plus que la naissance ν et qu’ils aient sacrifié au
sérieux de la vie l’éclat d’un certain rire qui ne se refuse pas, au besoin, le secours d’une
petite comédieέ Cet éclat, et ce rire, ça été pour moi l’éclat et le rire de tant d’enfants qui
furent et sont encore, le rayon de soleil qui accompagne mon effort de réflexion.412
Une telle affirmation de Breton apparaît ici comme un correctif de ce que nous avons
discerné en tant que lieu d’émergence de sa pensée poétique et politique : la double difficulté
d’être et de de direέ Non pas que l’enfant en soit préservé, mais parce que cet éclat de rire dont
parle Breton est la preuve que ce qui donne à penser les dimensions poétique et politique ne
saurait être uniquement une situation de crise à laquelle on apporterait quelque remède. Le
rayon de soleil, la fleur des champs, le rire de l’enfant, toutes ces choses quotidiennes, sont
autant de sources d’émerveillement et d’inspiration pouvant intéresser tout aussi bien le poète
que le philosophe.
On peut dire qu’il est chez Breton une poétique de l’humain, qui se traduit en autres, par
sa méditation de la figure de l’enfantέ Tout en regrettant qu’il y ait sur le sujet de la naissance
comme sur celui de l’enfant « une constante d’oubli congénital peut-être en philosophie »413, il
412
413
Ibid., p. 48.
CP, p. 28.
158
propose une réflexion sur le naître d’un petit d’homme, qui en même temps une méditation de
ce qu’il appelle le projet humainέ L’enfant (ou l’enfance) donne à penser le commencementέ
Commencement de la vie, commencement du devenir humain. Pour lui, en effet, « L’analyse
du projet humain […] ne peut être que la méditation d’une figure d’enfant, debout, affronté au
monde qui lui fait face, et qui devient son environnement, intrigant, voire menaçant, avant de
lui être familier »414.
Cette manière qu’a Breton de concevoir l’humain, en partant notamment du « naître
d’un petit d’homme », permet de mieux appréhender la notion de projet humain ; non pas dans
un sens où l’homme serait un être-pour-la-mort, mais parce que l’humain est un être à-venir.
Autrement dit, tout comme nous avons à nous donner le monde dans lequel nous habitons, nous
avons aussi à nous produire.
La causalité de soi par soi est ce qui, pour Breton, définit le mieux l’hommeέ C’est dans
la mesure où il est cause de soi qu’il est humainέ Être humain, c’est être cause de soiέ Autrement
dit, l’humain advient dans l’homme lorsque celui-ci, prenant conscience de ce qu’il est, c’està-dire, cause de soi, tend de toutes les fibres de son être à se faire ce qu’il a à êtreέ Le projet
humain s’inscrit dans le temps, dans la duréeέ Et la figure de l’enfant qui dit le passé, le présent
et ce qui est à venir, est l’exemple type d’une véritable causalité de soi par soiέ « Le poète, écrit
Breton à ce sujet, se doit de rendre hommage à une figure d’émergence et de rupture qui est un
pouvoir ou promesse d’être »415.
Toutefois, cette notion de cause de soi, au sujet de l’humain, ne va pas sans susciter des
questions. Il convient en tout point de vue, nous semble-t-il, de ne point l’ériger en absoluέ
Nous inclinons à penser comme Breton que tant que l’homme n’est pas affranchi de tous les
absolus ou de tous les totalitarismes qui l’entravent souvent si bien, il n’arrivera pas à être ce
qu’il mérite d’être. Au-delà donc de son caractère paradoxal, cette expression « cause de soi »
ne comporte-t-elle pas le risque de quelque anthropocentrisme ? Un tel risque n’est pas excluέ
414
415
CP , p. 45.
CP , p. 85.
159
C’est précisément pour conjurer tout anthropocentrisme que Breton, en même temps que la
causalité de soi par soi, pense l’humain comme étant à la fois être et non-être.
1.3. Conjurer l’anthropocentrisme
L’être humain a beau être au centre du monde, il ne saurait en être le centreέ Il est au
centre de nos préoccupations mais le privilège qui lui revient se situe et doit se tenir dans une
juste mesure. Pour le montrer chez Breton, propose une méditation portant à la fois sur l’être et
le non-être de l’humainέ
Pour exprimer cette double réalité de l’humain, Breton souligne, dans un article intitulé :
« Être et non-être de l’humain »416, quatre points essentiellement417έ D’abord l’être de l’humain
se comprend dans son rapport au monde ; il « n’est rien de plus, en sa complexité et en sa
différence, qu’un élément du monde »418. De son être ainsi affirmé découle son non-être ; en
effet, dans le « il n’est que » s’exprime déjà une négation, une limite ou limitationέ
Deuxièmement, cette question trouve un éclairage à partir d’un point de vue religieux ν on n’y
évoque, pour désigner le non-être de l’humain, plus la création ex nihilo que la fragilité de
l’hommeέ En troisième lieu, pour comprendre le non-être de l’humain d’un point de vue
philosophique, ou bien on s’appuie sur le néant de l’âme intellective, ou bien en soulignant la
liberté de l’homme dans son rapport au mondeέ Enfin, une mise à distance nécessaire permet à
l’humain de porter un juste jugement sur ses œuvres. Ces quelques aspects à travers lesquels
Breton lui-même résume son étude sur l’être et du non-être de l’humain montrent que ces deux
manières de comprendre l’homme s’entendent de multiples manières.
416
S. BRETON, « Être et non-être de l’humain », in : Revue de l’Institut Catholique de Paris, janvier-mars 1982,
p. 5-29.
417
Cf. art. cit., p. 28-29.
418
Ibid., p. 29.
160
Ce qui, dans l’approche de l’humain, permet d’éviter toutes lourdeurs et toutes formes
de dichotomie, c’est de comprendre, selon Breton, que :
L’essence de l’humain n’est rien d’humain, entendez elle ne se résout ni dans une propriété
anthropologique ni dans une détermination de simple biologie ; elle est ce par l’humain
accède à sa différence propre par l’avènement d’une mutation qui est à la fois ontologique
et cosmologique, et cosmologique parce que ontologique.419
Dans cette perspective, le non-être dont il est question n’est pas une pure négation de
l’êtreέ Il y a un au fond de l’humain un germe de non-êtreέ Et c’est ce germe de non-être, aussi
paradoxal que cela puisse paraître, qui lui permet d’être cause de soi, d’être projet, d’être un
être libre, et d’être à même de s’ouvrir à bien des possiblesέ Faisant sienne la distinction, antique
et médiévale, entre « néant par excès » et « néant par défaut », il montre que l’être humain est
à la fois rien et toutέ « Le néant de l’homme, le tout de l’hommeέ Nada-Todo ; Todo-Nada . »420
Pour lui, ces « deux néants doivent être pensés dans une perspective dynamique qui les réfère
aux mouvements, inverses et solidaires, dont ils sont les points de fuite. »421 Il emprunte ici le
chemin d’une radicalité à la fois néoplatonicienne et eckhartienneέ On se demande dans quelle
mesure ces deux néants se répondent, surtout lorsqu’il s’agit de l’hommeέ Les deux néants
offrent à la fois l’image, du plus et du moins, du meilleur et celle du pireέ
En réfléchissant sur les différences ontologique, anthropologique, cosmologique et
méontologique, et en s’appuyant notamment sur la dernière, Breton précise dans quel sens
entendre cette locution paradoxale : « non-être de l’humain ». La prise en compte de ces
différences ouvre à « une signification qui n’est plus celle d’un ‘‘rien’’ par simple absence, ni
celle du ‘‘rien’’ que nous faisaient entendre l’expérience savante ou communeέ »422
419
PS, p. 21.
S. BRETON, « ‘‘O Dieu, qu’est-ce que l’homme ?’’ Ou le néant par excès », p. 34.
421
RQ, p. 39. Et comme le fait remarquer le Philippe CAPELLE-DUMONT, ‘‘la sentence bretonienne’’ sur les
‘‘deux néants’ « concerne l’association sans confusion entre la mystique et la philosophie […] De ce point de vue,
Breton a redonné ses titres à une époque de l’Antiquité où la mystique et la philosophie avaient su se nouer en une
seule forme d’expérience…» (« Néoplatonisme et philosophie française contemporaine », in : Transversalités,
Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 1ί1, janvier-mars 2007, p. 166-167).
422
S. BRETON, « Être et non-être de l’humain », in : Revue de l’Institut Catholique de Paris, janvier-mars 1982,
p. 25.
420
161
On peut rattacher à cette démarche de Breton, sa méditation philosophique sur le néant par
excès de l’homme à partir de deux textes bibliques, les psaumes 8 et 139423. Selon lui, le contenu
biblique de ces psaumes exprime « une pensée religieuse de l’homme » qui en toute hypothèse,
peut être reconnue ou comprise dans trois grandes religions dites du livre. Nous nous limitons
ici au premier texte, le psaume 8.
À voir ton ciel ouvrage de tes doigts, ή la lune et les étoiles que tu fixas, ή qu’est-ce donc
que le mortel, que tu en gardes mémoire, ή le fils d’Adam que tu en prennes souci ? ή À
peine le fis-tu moindre qu’un dieu, ή le couronnant de gloire et de splendeur ν ή tu l’établis
sur l’œuvre de tes mains / tout fus mis par toi sous ses pieds424.
On pourrait voir en ce psaume 8 une poétique de l’énigme de l’humain dans son rapport
au divin425. Que donne-t-il à penser à Breton ? L’intérêt de notre auteur est ici double. Souligner
à la fois la grandeur et la petitesse de l’homme qui sont déjà signifiées dans le texteέ Il fait
remarquer ce que nous venons de relever dans sa méditation sur l’être et le non-être de
l’humain μ l’homme est néant par excès, mais il n’empêche, il a en lui quelque chose de divin,
couronné de gloireέ Et il jouit d’un certain privilège : toutes choses étant mises à ses pieds. Là
aussi, « l’humain est à la fois rien et tout. » Et Breton précise que le néant par excès est
« indissociable de l’être humain ».
On peut alors se demander s’il suffit de penser le non-être de l’humain, son néant, pour
éviter de tomber dans un anthropocentrisme qui lui ferait échapper à l’essentiel de ce qu’il est
et de ce qu’il a à êtreέ La voie ainsi choisie semble bien celle qui permet, comme il dit, de
« conjurer » l’anthropocentrismeέ Il reconnaît cependant tout ne réside pas làέ En effet, écrit-il :
La question revient μ ce ‘‘néant par excellence’’, ne confirme-t-il pas, en dépit de l’étrange
association qui corrige l’un par l’autre le substantif et son déterminant, le privilège de
l’homme dans la hiérarchie ontologique ? N’est-ce pas finalement une manière détournée
pour sauver à tout prix un anthropocentrisme désuet ?426
Cfέ Sέ BRETON, « ‘‘O Dieu, qu’est-ce que l’homme ?’’ ou le néant par excès », in : Les Nouveaux cahiers, n°
117, été 1994, p. 32-42.
424
Psaume 8.
425
« Explicitement religieuse ou non, la poésie est toujours un pressentiment de ce que nous venons de Dieu, de
ce tout nous rappelle ou nous y ramèneέ C’est bien pourquoi il n’est de poésie, même quand elle ne se formule pas
en louange, qui ne soit émerveillement » (Louis BOUYER, Cosmos, le monde et la gloire de Dieu , Paris : Cerf,
1982, p.266).
426
Ibid.
423
162
Breton reconnaît donc que même le négatif peut être le lieu d’une expression implicite
de l’excellence, comme dans la théologie négative ou en dépit d’un détour linguistique on
signifie tout de même « l’éminence transcendante de l’Absolu »έ Mais, c’est en se référant à la
version néoplatonicienne de la négation, que Breton interprète en toute rigueur le non-être de
l’humainέ L’être humain est alors compris comme n’étant « ni ‘‘parfait’’, ni ‘‘imparfait’’έ »
C’est alors seulement, en prenant le soin de ne point l’insérer dans quelque « hiérarchie de
degrés d’être » qu’on évite de faire de l’homme un centreέ
« L’anthropocentrisme est ainsi conjuré, tout au moins si l’on continue à lier à l’idée de
centre l’intégration, au point sublime de leur convergence, des multiples ‘‘valeurs’’ ou
‘‘qualités’’ dispersées sur un ‘‘intervalle d’univers’’έ »427
Le non-être de l’humain, est au fond de son être, responsable d’un agir qui ne fait rienέ
On y reviendra dans la compréhension bretonienne de l’âme mystiqueέ Mais on se saurait
conclure qu’il y a chez Breton quelque opposition entre le contemplatif et l’homme d’actionέ
Faut-il affirmer, comme Pablo Lorenzo, que l’homme bretonien n’est pas un contemplatif mais
un homme d’action428. Il nous semble que Breton ne cherche pas à établir une telle distinction
aussi nette. En effet, il pense l’homme capable à la fois de contemplation et d’actionέ Il s’agit
pour lui de ne pas réduire l’homme à une de ses dimensions ou déterminationsέ
Nous inclinons à penser, à l’instar de Breton, qu’« à une anthropologie de l’éminence
devrait se substituer une anthropologie négative. »429 Une telle conception de l’humain, comme
on l’a vu, se veut à la fois radicale et ouverteέ Elle permet à l’homme de se situer, en tant
qu’élément du monde, dans une posture qui respecte le lien qui l’unit aux autres humains, ainsi
qu’au monde qu’il habiteέ Selon Breton, « La question ‘‘qu’est-ce que l’humain ?’’ gagnerait
en précision au contact de ces autres questions μ ‘‘d’où venons-nous ? de quoi sommes-nous
S. BRETON, « Être et non-être de l’humain », p. 25-26. Breton précise en note : « C’est dans ce contexte, me
semble-t-il, que pourrait s’inscrire la question brûlante de nos jours, des ‘‘droits de l’homme’’έ Est-ce que ces
‘‘droits’’, sur lesquels insistent de solennelles déclarations, n’ont pas pour fondement, dans l’estimation la plus
courante, une ‘‘excellence’’ qui feraient de l’homme, qu’on le veuille ou non, le centre, la fleur, ou la cime de
l’univers ? » (Ibid., note 12).
428
Pablo LORENZO, Dio e la croce pensieri di Stanislas Breton , 2013, p. 498. « L'uomo bretoniano non è,
pertanto, un contemplativo o un orante ma un uomo di azione, per l'azione ».
429
VO , p. 104.
427
163
faits ? en quel monde sommes-nous ?’’ »430 Même si dans la table des catégories
aristotéliciennes l’adverbe de lieu « où » figurait parmi les dernières catégories, ce où mérite
d’être sérieusement penséέ C’est dans ce sens que nous posons, après celle de l’humain, la
question du lieu où se il tient, le lieu dans et vers lequel il est, ce « ‘‘là ’’ quasi musical » de son
habiter .
2. DU MONDE
Depuis quelques années, il est devenu banal de parler d’un ‘‘être-au-monde’’, connaturel à
l’être (non anthropologique) de l’humain […] Je pose la question μ comment s’introduit,
dans une réflexion philosophique, l’élément ‘‘monde’’ ?431
C’est à partir de son lien avec l’humain qui l’habite que, prolongeant la même
interrogation que Breton, nous introduisons la question du monde. Avant de voir comment il
caractérise le monde, deux types de considérations liminaires s’imposentέ
2.1. Préliminaires : Monde en crise et mondialisation
La crise du monde dont il est ici question est aussi, d’une certaine manière, le signe
d’une difficulté d’être, d’un mal-êtreέ Mais, en même temps qu’elle donne de constater la
fragilité, voire la finitude du monde et de l’humain, elle oriente vers ce qui permet leur juste
compréhension, c’est-à-dire une compréhension qui tient ensemble l’être et le non-être du
monde et de l’humainέ C’est dire que le constat de la finitude inhérente au monde et à l’humain
n’entraîne pas sa négation, mais sa prise en compte comme lieu paradoxal de son dépassementέ
Un des lieux qui manifeste la capacité du monde à se constituer comme monde en même
temps qu’il révèle sa fragilité, est la mondialisationέ Comme l’explique Breton, le terme
430
431
PCS, p. 71.
PB, p. 181.
164
mondialisation « d’un point de vue lexical, insinue un processus en cours », et rend compte
d’un phénomène s’inscrivant dans l’histoire, et notamment dans l’histoire des relations entre
les différents paysέ Il s’agit précisément d’« une économie de marché qui règle, à une échelle
d’univers, les relations commerciales entre les différents paysέ » Cela est un fait majeur que
l’on comprend aisément, souligne Breton, dans la mesure où le marché, l’économique,
contribue grandement à répondre aux problèmes « du vivre et du pouvoir vivre ». En outre, la
mondialisation promet un certain universalisme.
Mais en même temps, le processus de mondialisation comporte bien des limites dont on
ne saurait faire fi, d’autant plus que les plus obvies révèlent une contradiction profonde dans la
promesse dont elle est porteuse. « Il se trouve, cependant, qu’une grande partie de l’humanité
est exclue d’une telle mondialisationέ De plus, la loi du marché ne saurait être la loi
suprême »432.
En quoi un tel phénomène nous éclaire-t-il sur la crise qui affecte aujourd’hui et le
monde est l’humain qui l’habite ? Il est éclairant dans la mesure où l’on court le risque de
sacrifier tout sens de l’humain et du monde à un seul aspect, l’économique, qui, bien que très
important, ne saurait faire que le monde soit ou l’humain soit ce qu’il estέ
Ce monde est lui-même en crise dans la mesure où le sens ontologique et anthropologique
qui le définit risque d’être toujours oublié, par le souci économique qui le réduit aux
proportions trop humaines d’un étant particulierέ La crise dont il pâtit manifeste la difficulté
de le maintenir au niveau d’une conscience éveilléeέ433
Ce dont Breton fait prendre conscience, c’est qu’« Il y a autre chose, et cet autre chose ne
se règle pas par des lois de pure économie ou supposées telles. »434 En fin de compte, on
peut dire que cette crise du monde, qui est aussi celle de l’humain, n’est pas sans lien avec
ce que Breton nomme « la crise de la raison ».435 Mais quoi qu’il en soit, avant même d’être
ainsi affecté par toutes sortes de crises, le monde est.
432
Art. cit., p. 4.
Art. cit., p. 6.
434
Art. cit., p. 4.
435
Cette crise de la raison se présente, selon Breton, comme « Une rupture avec un monde de la raison qui paraissait
aller de soi et s’imposait comme norme ν rupture totale ou partielle qui s’explicite dans une conscience plus claire
des exigences de la raison telle qu’elle s’affirmait jusqu’ici, pour lui opposer, à travers une négation ou tout au
moins des limitations, de nouvelles exigences, susceptibles de se réaliser en des modalités inédites » (S. BRETON,
433
165
2.2. Foi au monde
Même si nous avons commencé par la question de la crise qui affecte le monde, il semble
que la première attitude devant le monde est celle d’une certaine foi à ce que nous appelons de
ce nomέ Nous faisons d’abord ce constat qu’il y a un mondeέ
2.2.1. « Il y a »
Une énigme et un paradoxe très saisissants apparaissent dans la pensée et la rencontre
de ce ‘il y a’έ Lorsqu’il analyse ses différentes tournures, Breton montre que le ‘‘il y a’’ n’est
pas « une détermination parmi d’autres »436 même s’il requiert, pour avoir lieu, « une
détermination qui, à la fois l’informe et nous informeέ »437 Transcendant l’existence, l’existant
ou le réel, ainsi que les « différentes sphères d’être (logique, axiologique, imaginaire, etcέ) », il
requiert une « ouverture d’accueil »έ On comprend alors que la meilleure expression du ‘‘il y
a’’ se fait à travers une phénoménologie qui emprunte le chemin du rien, chemin d’une véritable
ouverture à ce qui vient, à ce qui a lieu. Un rien à partir duquel s’ouvre un monde, et d’où l’on
s’ouvre au monde Si l’on se réfère à un auteur comme Maldiney, on dirait que ce rien, loin
d’évacuer ou d’anéantir le monde, se présente comme « la condition qui en rend possible la
manifestation » 438. Le rien est ce sans quoi il n’y a pas d’événement proprement ditέ Le rien est
le lieu de l’apparaître du ‘‘il y a ’’έ C’est sans conteste la distance nécessaire pour un accueil de
l’être dans son apparaîtreέ
« Crise de la raison et philosophie contemporaine », in : La crise de la raison dans la pensée contemporaine ,
Paris : Desclée de Brouwer, 1961, p. 120).
436
RQ , p. 49.
437
RQ , p. 48.
438
Henri MALDINEY, Art et Existence, p. 174. Ce rapprochement avec Maldiney s’entend dans le sens où, chez
l’un comme chez l’autre, le rien est retrait ; et ce « retrait n’est pas un retour à un néant étant c’est-à-dire un rien
qui n’a ni ne donne ouverture à rien, fût-ce à lui-même » (Ibid., p. 173).
166
2.2.2. ‘Il y a un monde’
J’ouvre ma fenêtre pour contempler dans les fraîcheurs du matin le monde qui s’éveilleέ
Sur un fond d’horizon où les collines rejoignent le ciel, se détachent, dans une progression
croissante de distinction et de clarté, le lointain, le proche, l’immédiatέ Une éphorie me
traverse et baigne, dans une joie diffuse, toutes mes puissances.439
Une telle expression poétique du vécu de l’intentionnalité est éclairante dans la mesure
où elle offre à l’esprit un tissu de relation à penserέ Elle évoque de manière évidente notre
altérité au monde, à l’extérioritéέ Ce que nous retenons pour l’instant c’est la relation
d’intentionnalité à travers laquelle Breton souligne le lien indéniable entre les chosesέ
L’observation à laquelle il se livre à partir de sa fenêtre ouverte (sur le monde), est un regard
phénoménologique sur le monde réel dont il dit qu’il est « d’une seule trame », mais se révélant
à la fois comme essence et comme existence. Penser le lien entre relation et intentionnalité chez
Breton, c’est donc, attester le fait que toute connaissance du réel présuppose l’existence de ce
réelέ En prendre en conscience c’est entrer dans une relation intentionnelleέ Autrement dit, la
relation suppose ou présuppose un ‘il y a’έ Comme il l’écrit, en commentant Hartmann :
Le monde réel est d’une seule trameέ Mais il se révèle en deux attitudes, complémentaires
comme essence et existence (Sosein et Dasein)έ Il n’est point d’acte émotionnel où ne
s’amorce une connaissance ; ni de connaissance, parfaitement abstraite de tout halo
affectif440.
Cet ‘il y a’, c’est ici le monde réelέ Il y a donc un monde, et il est réelέ La connaissance
de ce monde réel est « sous tendue par une intentionnalité vécue »έ Ainsi s’exprime la relation
existant entre celui qui connaît et la chose connue ou à connaître. Cette intentionnalité qui soustend notre connaissance des choses est en soi le lieu et le moment de cette relation.
Il faut donc qu’il y ait un mondeέ Et il faut que ce ‘il y a un monde’ ne soit pas remis en
cause par celui qui, pour être, doit nécessairement conjuguer un être-dans et un être-vers le
mondeέ Entendons par là que, selon Breton, l’altérité au monde ne saurait s’exonérer d’une
certaine foiέ La relation de l’humain au monde qui le porte peut et doit se comprendre comme
une relation qui prend sens dans la mesure où l’homme pour être vraiment humain et faire du
439
440
« Réflexions sur l’intentionnalité », p. 40.
« Réflexions sur l’intentionnalité », p. 73.
167
monde un monde humain a comme un besoin viscéral de vivre ce que Breton nomme la foi au
monde. Dans quel sens entendre cette foi au monde, et en quoi consiste-t-elle ?
Ce sol universel de la croyance au monde est ce qui présuppose toute pratique, aussi bien
la pratique de la vie que la pratique théorique du connaîtreέ L’être du monde dans sa totalité
est ce qui va de soi, ce qui n’est jamais mis en doute, ce qui ne résulte pas d’une activité de
jugement, mais qui constitue le présupposé de tout jugement.441
Ce mot de Husserl vient éclairer de que nous décelons chez Breton. Sans cette foi au
monde, selon Breton, on ne saurait dépasser le scepticisme et habiter humainement ce monde.
En effet, écrit Breton, « le scepticisme, selon la radicalité de sa skepsis, aurait donc pour
‘‘demeure’’, et pour appui de son audace, cette originelle ou ‘‘néant par excès’’ qui lui permet
de bousculer toute affirmation, et de mettre entre parenthèses le monde lui-même. »442 Mais
cette foi au monde semble se poser non pas comme une opposition à ce scepticisme qui est en
chacun de nous en tant que fonction critique, mais comme son complément indispensable. Car
la mise entre parenthèses du monde, pour être féconde, ne devrait pas être synonyme d’une
négation du monde, ou d’une non croyance au mondeέ Ce qui est ainsi exprimé ne relève pas
seulement de la pensée philosophique, mais aussi de la manière, pour l’humain, d’habiter le
mondeέ C’est dire que penser le monde et l’habiter répondent à la même exigence, celle de la
foi au monde. « ‘‘Croire que quelque chose est, est ceci ou cela’’ présuppose la permanence de
ce fondement ».
Il est un autre aspect de la nécessité d’une foi au mondeέ Breton, à la fin de sa méditation
sur le « doute universel », embrasse sous une même accolade « la fête liturgique de
l’Annonciation et des primevères »443 Pourquoi ? Sans doute, peut-on répondre, parce que la
primevère, fleur préférée de Breton, et le mystère de l’Annonciation faite à la Vierge sont tous
deux « sans pourquoi ». Mais la préférence de Breton pour les primevères semble être la
meilleure réponse, lui qui dit les aimer parce que précisément c’est le printemps, le renouveau,
la renaissance, donc le premier matin des choses. En dernière analyse pour comprendre le
441
Edmund HUSSERL, Expérience et jugement, Paris, PUF, p. 34.
VO , p. 153.
443
PB, p. 129.
442
168
monde il faut d’abord cette foi au monde, qui donne de s’ouvrir à l’aurore du premier matin des
choses, à la lumière qu’apporte l’ange de l’Annonciation, et qui, même sans répondre à nos
pourquoi pourtant légitimes, dissipe nos doutes ou nous permet d’habiter le monde en dépit du
doute.
2.3. Des deux versants du monde444
Dans son grand ouvrage Du Principe, Breton distingue deux versants du monde. Le
premier se comprend comme « l’articulation de l’être autre du tout » et se déploie en une triple
puissance-fonction ou triple puissance d’altéritéέ Le second, qui comporte de multiples modes
de connexion, se comprend comme « l’articulation de l’être ensemble du tout ».
Nous répondons du monde et nous répondons au monde sur fond d’irresponsabilité du toutέ
Le monde serait ainsi l’aménagement du tout en maison de l’homme, en chez soi où il se
trouve et où il se perdέ Mais se perdre et se retrouver sont affectés d’une précession, c’està-dire d’un quelque chose qui n’a pas à répondre et qui ne répond de rienέ Le tout, en ce
sens, c’est l’inhumain de tout humain ν le monde, c’est l’humain de cet inhumainέ445
C’est à partir d’un tel préalable et afin de signifier le passage du tout au monde, que
Breton présente les deux versants du mondeέ S’interrogeant sur le monde en tant qu’articulation
de « l’être autre » du tout, il identifie un triple aspect du monde : un prévenir , un survenir , et
un advenir .
On a affaire à trois puissances ou fonctions. « Le monde, écrit-il, c’est le tout en tant qu’il nous
prévient, en tant qu’il ne nous survient, en tant qu’il nous advientέ »446 Pour mieux saisir le sens
du monde à partir de cette triple puissance que dégage Breton, il convient de suivre pas à pas
l’explication que lui-même en donne.
Le monde en tant que prévenirέ Cette première puissance n’est pas sans rappeler ce
qu’on vient de voir à propos de la foi préalable au mondeέ Avant même toute pensée du monde,
444
La théorie bretonienne du monde ne se limite pas à la caractérisation du monde par les deux versants exposés
ici. Elle est contenue dans ce qui précède et dans les points suivants. Autres caractéristiques existent qui ne sont
pris en compte dans cette présentation. (Cf. par exemple Être, Monde, Imaginaire ; « Monde et nature », in :
Collectif, Idée de monde et philosophie de la nature , Paris, Desclée, 1966, p.9-92).
445
DP , p. 51.
446
DP , p. 52.
169
quelque chose est là ; il y a quelque choseέ Ce quelque chose c’est, selon Breton, le tout qui se
fait monde, « le tout en son être autre en tant qu’il est toujours là lorsque nous sommes et nous
agissons. »447 C'est dire que nous sommes insérés dans un préalableέ Le prévenir s’entend dans
le sens de précession, préséance ou même de prévenanceέ « Naître, écrit Breton, c’est venir en
un monde qui nous a déjà prévenus »448έ Cette prévenance s’inscrit dans notre histoire μ elle
prend en compte passé présent et futur.
Mais qu’en est-il alors du monde comme survenir ? « Ce qui nous prévient est aussi bien
ce qui peut toujours nous survenir. »449 En tant que ce qui nous survient, le monde se caractérise
doublement par la soudaineté et l’extérioritéέ La soudaineté c’est le survenir comme instant où
instance qui toujours nous surprend, déjouant toutes sortes de prévisions ou de calculs, faisant
irruption, ne pouvant être apprivoisé. En ce sens, écrit Breton « le monde et l’imprévisible de
toutes nos prévisions. »450 Cette irruption dans une sorte de « fulguration », Breton la rapproche
de l’idée d’une rupture, l’idée d’un du monde comme accident, comme incertitude
fondamentaleέ A cela s’ajoute l’extériorité du monde, une extériorité qu’on ne saurait confondre
avec celle des objets. Extériorité du monde est comprise comme « son inépuisable unité qui
nous reporte toujours plus loin », comme « un pouvoir de fuite ».
La troisième puissance est l’advenirέ Que suggère l’idée du monde comme advenir ?
Selon Breton, elle « suggère une prolifération d’événements dont la multiplicité, en tant que
multiplicité, frappe par son irréductible diversité. »451 Mais la multiplicité dont il est question
n’est pas pure dispersion ou disséminationέ Le monde se présente plutôt comme un lieu vide ou
neutre, lieu de l’apparaître de toutes choses, mais sa condition de neutre donne son unité à tout
ce qui arriveέ En effet, comme l’explique Breton
L’événement rationalise déjà l’existenceέ Ce qui arrive vient de quelque choseέ La pure
dispersion qui dissémine et se dissémine nous renvoie invinciblement à un lieu de
dispersion. Ce lieu, qui serait un milieu de libre advenir, scène vide sur laquelle se profile
tout ce qui apparaît, est simultanément ce en quoi et par quoi ce qui arrive arrive. Le monde,
447
DP , p. 52.
DP , p. 52.
449
DP, p. 53.
450
DP, p. 53.
451
DP , p. 56.
448
170
comme lieu et matière d’événements, se rapproche d’un générateur, sans forme ni visage,
qui unifie la rhapsodie sauvage.452
Le premier versant du monde comporte donc ces trois dimensions qui, d’une certaine manière,
sont loin de dépendre de nous et, comme le dit Breton, si le monde n’était que cela, « nous
serions voués, depuis longtemps, à la disparition »453 Pour Breton, qu’il s’agit d’une triple
attitude qui permet à l’homme de ne point manquer le moment où sa relation au monde se vit
comme un événementέ Ce qui prévient survient ou advient, c’est-à-dire l’événement du monde
est aussi événement de l’être au mondeέ Dans une certaine mesure, on peut lire dans
l’explication de Breton, cet aphorisme de Wittgenstein μ « le monde est tout ce qui a lieu »454,
(ou « le monde est tout ce qui est le cas ») et que Breton reformule de la manière suivante : « le
monde est tout ce qui arrive ou qui vous tombe dessus. »455
A la différence du premier, le second versant du monde est fondé sur une certaine
« complicité active »456 entre le monde est celui qui doit l’habiterέ Aussi Breton pense-t-il que
« l’être ensemble du tout, dans l’altérité du monde, doit devenir ce monde que nous n’avons
jamais fini de refaire à notre image. »457 Cela est en lien avec l’idée que le monde, même s’il
déjà là, est aussi à-venir ; idée sur laquelle nous aurons à revenir. Le deuxième versant est donc
complémentaire du premier en ce qu’il donne à l’humain de faire face à ce qui arrive, à
l’imprévisible, de s’ouvrir à l’événement du monde tout en œuvrant à son avènementέ
Si la langue n’était si rebelle, écrit Breton, nous opposerions volontiers au substantif
‘‘monde’’ le verbe ‘‘mondifier’’ qui accentue, face à ce qui ne dépend pas de nous, la
prétention inouïe de le traiter comme notre œuvreέ Rien de plus étonnant que cette
prétention où s’affirme la puissance de l’espritέ458
452
DP , p. 56.
DP . p. 58.
454
WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, 1.
455
LC, p. 128.
456
DP . p. 58.
457
DP. p. 58.
458
DP . p. 58.
453
171
3. DE LA CORRELATION HOMME-MONDE
La demeure de l’humanité c’est le monde qu’elle se donneέ Et elle se la donne, pour ainsi
dire, de manière perpétuelleέ Penser le monde c’est donc penser ce ‘‘là’’ dans lequel et vers
lequel est l’humainέ « Le monde est aussi nécessaire à l’humain que l’humain au mondeέ »459
Ce sont là autant d’éléments qui, chez Breton, manifestent une nécessaire corrélation entre le
monde et l’humainέ
3.1. Être du monde, être de l’humain
La compréhension du monde et celle de l’humain s’inscrivent dans un même registre.
Selon Breton, en effet, c’est d’un même surgissement que proviennent l’homme et le mondeέ
Toutefois, précise-t-il, « Bien que l’on puisse, en termes de mythe ou de science, raconter la
naissance de l’homme et du monde, l’émergence de l’humain et du monde excède toute
explication. »460 Ce qui excède ainsi toute explication, ne sera pas l’objet de notre réflexion iciέ
Nous nous appuyons sur le nécessaire rapport entre être du monde et être de l’homme pour
montrer comment chez Breton, les deux se déterminent l’un l’autreέ
Soulignons d’abord le fait que dans une certaine mesure, on peut parler du monde, tout
comme de l’humain, en termes de « néant »έ Même s’il n’est pas possible de confondre l’être
du monde et l’être de l’humain, on peut concevoir ce néant du monde dont parle Breton, si tant
est qu’en toutes choses existe un germe de non-être comme réserve, marge ou ouverture de
possibles.
Si dure que soit l’épreuve du mal, si subtile que puisse être la dialectique qui nous dissuade
de l’habiter, le monde est pour nous aussi lié au « néant par excès » de l’originel que celuici au mondeέ Cette relation fondamentale et réciproque, il nous est impossible de l’annuler,
serait-ce au terme d’un suprême effort dont l’héroïsme ne se maintient et ne se comprend
que par la persistance de ce que l’on tente de surmonter461.
459
CP , p. 89.
RQ , p. 41.
461
VO , p. 159.
460
172
On peut dire que si le monde est « lié au ‘‘néant par excès’’ », il peut être aussi dit ‘‘néant pas
défaut’’έ Nous disons la même chose de l’humainέ Faut-il penser comme Charles de Bovelles –
auteur qui avait fasciné Breton, notamment à travers son Livre du rien – que « L’un comme
l’autre sont un maximum et un minimum »462 ? Ce rapprochement peut se faire, mais à condition
de le limiter aux termes que nous mentionnons : le maximum pour exprimer le « néant par
excès » ; le minimum pour désigner le « néant par défaut ». Nous n’entrons donc pas dans la
distinction que fait Bovelles entre substance et savoir.
Un second aspect qu’il faut souligner, c’est la responsabilité ou la nécessité qu’a
l’humain de travailler à l’advenir du mondeέ Il y a un monde, mais ce monde reste « à-venir ».
Tel est le premier aspect qui mérite notre attentionέ En raison même du lien étroit qu’il établit
entre le monde et l’humain qui l’habite, Breton explique que le monde, loin d’être un donné
pur, est un « à-venir »έ Le monde et l’humain partagent le même destin et la même histoireέ
Donc, même si le monde est ce qu’il est, son être continue de dépendre de l’humainέ
L’avenir du monde est confié à l’initiative de chacunέ Mais le monde n’est jamais
susceptible d’une ‘‘privatisation’’ absolueέ Il n’advient et ne peut advenir que dans la
synergie d’une tâche commune dont est responsable cet ‘‘universel historique et concret’’
que nous appelons l’humanitéέ C’est en ce sens que fut affirmée l’unité (et l’unicité) du
monde μ ‘‘les fous ont chacun leur monde’’, les ‘‘sains d’esprit’’ n’en ont qu’unέ463
C’est chaque humain, et tous les humains ensemble – unis, comme dit Breton, par une véritable
synergie – qui ont cette responsabilité de se donner le monde qu’ils habitentέ Et il importe de
souligner l’implication politique de cette affirmation de Bretonέ Il s’agit d’un même monde,
d’un monde commun, qui ne saurait appartenir en propre à personneέ Et puisqu’il est à tous, la
responsabilité de le faire advenir incombe à chacun et à tous dans la mesure où, par un effort
qu’on imagine permanent, on ne franchit par la ligne de démarcation qui sépare le sain d’esprit
du fouέ Or, il n’est que de relire l’histoire de l’humanité et d’observer sa marche aujourd’hui
pour constater que cette ligne est vite franchieέ C’est ainsi sans doute que se sont dressés ou se
dressent encore entre humains des murs, visibles ou non, chaque fou voulant ‘‘son monde’’έ
462
463
Charles de BOVELLES, Le livre du sage , Paris, J. Vrin, 2010, p. 88-89.
RQ , p. 42.
173
Suivant cette idée, on mentionnera l’analyse que fait Breton de la relation entre monde et
espace public. Il se demande, dans Causalité et projet, si le monde originel se confond ou non
avec ce que Hannah Arendt appelle « espace public » tout en rappelant que l’expression
« espace public » se réfère au fait politique ν et qu’il s’agit effectivement, chez Arendt, d’un
espace concret, l’espace de la polis. Une question alors se pose : « Le monde commun, identique
à l’espace public, est-il l’effet de la seule confrontation des opinions individuelles ; ou bien
faut-il comprendre que chacun en perspective sur un monde commun déjà là contribue à son
actualisation dans la pensée commune des divers individus ? »464
Sont contenues dans cette interrogation deux interprétations. Sans rejeter explicitement
la première, le choix de Breton porte sur la secondeέ Ce choix est caractéristique de l’esprit de
la philosophie bretonenne. Le regard philosophique porté sur la réalité humaine doit être, pour
ainsi dire, un regard attentivement tourné « vers l’originel » et généreusement élargi à toutes
les formes de postureέ Cela est d’autant plus difficile qu’il faut en même temps tâcher de ne pas
verser dans quelque relativisme qui justifierait tout jugement ou toute position, et qui ne
reconnaitrait aucune spécificité. Une telle posture est proche de l’écart à pratiquer ou de la
distance nécessaire à prendre dans notre volonté et notre manière d’habiter le mondeέ Breton
nous sensible au fait que « La dignité de l’humain comporte, en effet, un élargissement du
regard qui affronte le monde comme tel. Il revient au philosophe de porter à sa plus grande
clarté cette composante humaine. »465
3.2. Le monde comme extériorité du projet humain
Dans Causalité et projet, Breton pense le monde comme extériorité du projet humain.
Le projet humain a besoin du monde pour s’envisager à la fois en profondeur et venir au jourέ
Le monde est donc cette partie de surface où a lieu l’extériorisation du projet humainέ Là aussi
464
465
CP , p. 130.
MD , p. 179.
174
se manifeste le lien qui existe et mérite d’exister entre l’humain et le monde, que l’on dirait
monde humainέ Si l’on se réfère à l’approche du monde que propose Breton et qu’on vient de
rappeler, on ne peut s’empêcher de poser, comme il le fait lui-même, la question de
l’imprévisibilité liée à la notion d’extérioritéέ Le projet humain s’extériorisant dans le monde
s’expose à bien des réalités qu’exprime cette imprévisibilité de ce qui arriveέ Ce qui arrive est
nécessairement pluriel μ « le hasard et la nécessité, l’imprévisibilité des rencontres et une
passivité des affects face à l’inexorable des événementsέ »466 Mais selon la perspective
bretonienne, tout ce qui arrive dans l’extériorisation du projet humain doit être compris comme
un tout qui ne manque pas de cohérence. Aussi propose-t-il de parler plutôt de plural que de
pluriel. Si le pluriel fait penser à une dispersion sans cohérence, le plural fait partie intégrante
de l’extériorisation du projet humainέ
Ce que nomme le plural est un autre aspect de cette extériorité. A la différence du
pluriel, qui concerne des éléments distincts voire séparés, le plural renvoie, avant
toute division, à une force de dispersion dont les éléments seraient le résultat –
simple trace d’une dyade refroidie et solidifiéeέ467
3.3. Différence cosmologique, Différence anthropologique
Il est question chez Breton de différences cosmologique et anthropologique, liées aux
différences ontologique et méontologique. La différence cosmologique permet de saisir le
monde en tant que monde et de le distinguer de ce qui n’est pas monde ; de la même manière
la différence anthropologique permet de distinguer l’humain en tant qu’humain de ce qui n’est
pas humain. Cette réflexion donne aussi de saisir le lien étroit entre monde et humain ; ce lien
s’établissant alors dans la différence ontologiqueέ On peut se référer à ce qu’écrit Breton dans
Philosopher sur la Côte sauvage :
De même qu’on a souligné la différence ontologique entre l’être et l’étant, de même il
importait de souligner la différence cosmologique entre le monde et l’environnement
466
467
CP , p. 92.
CP , p. 92.
175
biologique. Ces différences elles-mêmes s’intègrent et se récapitulent dans la différence
anthropologique comme origine et originalité de l’être humainέ468
Dans sa réflexion sur « le monde », Breton invite à ne pas être indifférent à l’article défini,
ainsi qu’à ses variantes, dans les expressions telles que « l’être », « la métaphysique »,
« l’histoire », etcέ Mais plus grave encore est la question de la différence entre l’environnement
(Umwelt) et le monde (Welt) ou du passage de l’un à l’autreέ Il note ici le malaise que peut
ressentir le philosophe qui y réfléchit. Un tel malaise, selon lui, vient du fait que
« l’indétermination du monde rappelle à s’y méprendre l’indétermination de l’êtreέ Mais cette
liaison, loin d’être dangereuse est la meilleure chance de dire sur le monde une parole qui ne
soit pas de pure convention »469.
En ce qui concerne l’humain, il convient de prolonger cette analyse à travers ce que Breton
nomme la conversion anthropologique. Selon lui, elle « instaure un nouveau règne qu’on aurait
tort d’assimiler à un orgueil d’anthropocentrismeέ C’est elle qui constitue l’humain comme telle
à sa différence d’avec tout ce qui n’est pas luiέ »470έ Cette ‘‘conversion anthropologique’’ se
caractérise par un double signe : celui de la liberté d’une part, et celui de la générosité d’autre
part. Liberté et générosité sont des points décisifs dans cette pensée betonienne de l’humainέ
Elles relèvent de ce qu’il faut pour l’homme soit vraiment humainέ Une générosité qui « se
définit non pas par une référence au soi, mais par un constant rapport, grâce à l’oubli de soi, à
l’autre en tant qu’autre en son être en tant qu’être et pour la seule joie de son être »471. Une telle
relation à l’autre inclue la liberté comme cause de soiέ Et il faut noter que cette manière de
penser le politique chez Breton revient à penser une praxis de libération de l’humainέ C’est une
question qui sera reprise dans l’approche bretonienne de l’être-ensemble démocratique.
468
PCS, p. 29.
P. 12.
470
VMU, p. 66.
471
VMU, p. 83.
469
176
4. DE LA SENSIBILITE FONDAMENTALE
L’univers poétique de Breton nous avait déjà ouvert à cet intérêt de la sensibilité dans la
compréhension du monde et de l’humainέ Il importe d’y revenir et d’insister essentiellement
sur ce qu’il nomme la « sensibilité fondamentale » ou le « sentir fondamental ». Dans quel sens
entendre ce « sentir fondamental » qui semble précisément fonder chez Breton l’être-au-monde
de l’humain, et qui constitue pour lui le « point nodal où naissent et refluent les fils de nos
puissances, dont il importe de n’oublier ni l’originalité ni la commune intersection »472 ? Une
meilleure intelligence de cette sensibilité donne de comprendre davantage le monde et l’humain
ainsi que leur nécessaire rapport.
4.1. Qu’est-ce que le sentir fondamental ?
Commençons donc par nous interroger sur le sens de cette sensibilité fondamentale chez
Bretonέ Parce qu’elle n’est pas sans faire penser à la Stimmung, c’est par là que nous
commençons notre enquête.
4.1.1. Une Stimmung ?
Le sentir fondamental dont parle Breton renvoie-t-il, de quelque manière, à la
stimmung ? Ce terme fait partie, selon une certaine étude, des intraduisibles du vocabulaire
philosophique. Traduit en français, il est à multiple entente et peut signifier : « accord,
ambiance, atmosphère, humeur, disposition, tonalité affective »473.
Dans le Dictionnaire Martin Heidegger de 2ί13, on lit qu’« En allemand, Stimmung
parle de manière très audible à partir de Stimme, ‘‘la voix’’, et du suffixe –ung qui dit le
472
PS, p. 8.
Article « Stimmung », in : Barbara CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des
intraduisibles, Paris, Seuil / Dictionnaires Le Robert, 2004, p. 1217.
473
177
mouvement d’accompagnement pour faire que quelque chose se passe »474έ C’est ce
qu’expliquait Greisch, dans une étude sur Sein und Zeit, tout en soulignant l’extrême
importance du rapprochement entre les deux termes Stimmung et Stimme dans le sens où cette
voix rend sensible à la « musique des choses »475.
Ce que cela donne à penser, c’est d’abord qu’il est justement chez Breton cette attention
permanente consistant à s’accorder à la musique des choses et à penser notre être-au-monde
comme devant être cet accord fondamental à la musique des choses. Ensuite, à vrai dire, chaque
terme de la traduction française de Stimmung éclaire, à sa manière, le sentir fondamental chez
Breton. Mais, étant donné que lui-même ne l’utilise pas expressément pour définir ce qu’il
entend par sensibilité fondamentale, on ne saurait forcer le trait. Avoir reconnu quelque air de
famille suffit. Cela devrait se sentir davantage à la lumière du sens qu’il donne lui-même à ce
sentir fondamental.
4.1.2. Définition bretonienne de la sensibilité fondamentale
Même si elle peut avoir quelque parenté avec la Stimmung, la sensibilité fondamentale, telle
que la définit Breton, garde une spécificité qu’il faut à présent soulignerέ
Serait-ce donc ce qui fait qu’on ne peut pas atteindre un au-delà du sensible en faisant fi du
sensible ? S’il en est ainsi, on dirait de la sensibilité qu’elle témoigne chez l’homme d’une
grande intelligibilité des réalités métaphysiques. Alors surgit cette question : nos sens nous
abusent-ils vraiment ? N’est-ce pas nous qui nous abusons nous-mêmes en attendant de nos
sens plus qu'ils ne peuvent nous offrir ou en ne prenant pas la vraie mesure de notre sensibilité ?
Questions somme toute légitimes mais qui risquent peut-être de nous éloigner du vrai sens du
474
Philippe ARJAKOVSKY, « die Stimmung » in : Philippe ARJAKOVSKY, François FEDIER, Hadrien FranceLANORD (dir.), Dictionnaire Martin Heidegger. Vocabulaire polyphonique de sa pensée , Paris, Cerf, 2013, p.
1258.
475
« La parenté sémantique entre le terme Stimmung et la notion de Stimme, de voix, devient extrêmement
importanteέ Il y a une ‘‘musique des choses’’ à laquelle nous sommes plus ou moins bien accordésέ » : Jean
GREISCH, Ontologie et temporalité, p.178.
178
sentir fondamental. N’est-ce pas plutôt ce qui nous donne de comprendre plus en profondeur la
question de l’être-au-monde ou, si l’on veut, de l’existence humaine ? En effet, précise Breton :
La ‘‘sensibilité’’ à laquelle on fait appel n’est pas davantage de nature sensorielleέ Elle
s’identifie à notre manière d’éprouver le monde où nous sommesέ Plus précisément, […]
la ‘‘sensibilité’’ ou le ‘‘sentir fondamental’’ ne sont rien d'autre que le mode selon lequel
nous exerçons notre ‘‘être dans le monde’’, notre manière de l’habiterέ Or cet ‘‘exercice’’
ou cette habitation ne se surajoutent pas, tel un accident épidermique et transitoire, à un
préalable substantiel. Ils nous sont consubstantiels.476
Cette définition que donne Breton de la sensibilité fondamentale nous situe au cœur même
de la problématique de l’habiter έ Même si nous n’établissons pas une identité entre la Stimmung
et la sensibilité fondamentale, on voit bien que de part et d'autre c’est de ce qui préside à notre
être-au-monde qu’il est questionέ
Reprenons les termes de la définition μ « manière d’éprouver le monde » ν « mode d’exercer
l’‘‘être dans le monde’’ » ν « manière d’habiter le monde ». On peut en effet entendre le sentir
dans le verbe éprouver et deviner que s’entend là aussi le fait de « faire l’épreuve de ». Être au
monde serait donc vivre ou traverser quelque épreuve, et le sentir fondamental, ce qui rend
capable de la traverser, étant entendu qu’une épreuve ne se réduit pas à son caractère purement
éprouvant qui fait peur, ou conduit à des impasses, mais peut aussi former dans le sens de bien
disposer à d’éventuelles nouvelles épreuvesέ Le verbe « exercer » et la notion d’exercice
peuvent très bien nous renvoyer à l’habiter comme agirέ Quant à l’habiter lui-même nous avons
tenté de le définir sans prétention d’exhaustivitéέ Autre élément fondamental de la définition,
c’est que ce sentir qui est manière d’habiter ou l’habiter lui-même fait consubstantiellement
partie de notre êtreέ On rejoint là aussi l’idée selon laquelle être c’est habiter , et vice versa . Si
donc l’exercice de l’habiter nous est consubstantiel, on comprend que la sensibilité
fondamentale est vraiment au cœur du monde et de l’homme qui l’habiteέ
En outre, Il importe de noter que la sensibilité fondamentale chez Breton « se confond avec
l’herméneutique du monde »έ En quoi cela consiste-t-il, et quelles sont les tournures ou les
tropes d’une telle sensibilité fondamentale ?
476
RQ , p. 92.
179
Le mal, sous toutes ses formes, semble être selon Breton, un rappel « au fils de l’homme
qu’il n’est jamais parfaitement chez soi dans un monde qui est le sien. »477 Là apparaît
clairement le caractère éprouvant de la sensibilité fondamentale, et l’homme qui l’éprouve doit
prendre la responsabilité d’une attitude qui lui permette d’aller toujours au-delà de ce qui
semble lui tomber dessus comme une menace et comme un obstacle : « - Les ‘‘choses’’ à la
dureté de leurs déterminations - ne sont que l’appui d’un fiat - qui leur confère, dans la
sensibilité qu'elles provoquent comme un choc, le sens humain d’une liberté à faire advenir »478.
Cette sorte de « nu-pâtir » qui éprouve et ouvre paradoxalement à la liberté toujours conquérir
invite à interroger davantage la sensibilité fondamentale chez Breton, en examinant la manière
dont il pense la sensibilité du monde et du corps.
4.2. Monde, corps, sensibilité
Le monde sensible serait-il cette terre dont Merleau-Ponty dit qu’elle « est la matrice de
notre temps comme de notre espace » ? Quoi qu’il en soit, le monde et nous-mêmes qui sommes
ses habitants spatio-temporels avons tous besoin d’un en-deçà sans lequel ni le monde, ni le
temps, ni l’espace, ni nous-mêmes ne serions pas, et à quoi on donne le nom de sensibilité. Estelle si fondamentale à ce point ? De quelle manière Breton conçoit-il la sensibilité du monde et
de l’homme en son corps d’empirie comme dans son corps spirituel ?
4.2.1. Monde et sensibilité
Il y a bien des manières de penser et d’organiser le mondeέ Il n’est sans doute pas interdit
d’en choisir sa manière. « Mais, écrit Breton, il est difficile d’échapper à la nécessité de se
donner un monde par la vertu d’une intelligente sensibilité qui sera, à demeure, a priori de
477
478
RQ , p. 95.
RQ , p. 97.
180
perception et principe d’unité ν un monde qui, parce qu’il est humain, ne peut pas excéder
l’environnement régional »479
Le monde est pour ainsi dire le fondement et la terre nourricière de cette sensibilité
fondamentale qui nous permet de nous y tenir. Mais, en même temps, il est capable de
déterminer autrement la sensibilité fondamentale. En effet, écrit Breton, « la foi confiance peut
coexister pacifiquement avec l’horreur d’un plus fort qui nous fait trembler pour notre êtreέ Le
monde devient alors l’ensemble indivis des forces anonymes qui accablent l'existence d’une
difficulté de survivre ou de l’impossibilité d’exister »480.
Dans sa Poétique du sensible, Breton rappelle l’image biblique de l’ « échelle de Jacob »
sur laquelle des anges montent et descendent ; non pour elle-même ni pour s’y arrêter, mais
pour montrer que l’essentiel se trouve sans doute « dans la mobilité qui nous porte d’un point à
l’autre, que ce soit en montant ou en descendant, non pour des attributions d’excellence ou de
supériorité, mais pour la joie de voir autrement le même »481.
Comprendre ainsi le monde sensible, dans lequel se meuvent des êtres sensibles, nous
conduit à l’idée selon laquelle la sensibilité, qu’elle soit du monde ou de l’humain, est
finalement ce qui rend possible l’être-dans et l’être-vers. Or cette dyade en sa connexion
bienheureuse nous dit l’être en tant qu’être dans la mise en œuvre de la fonction-être. Donc il
est possible de conclure que l’être n’est pas sans sensibilité ν dit autrement, il n’y a pas d’être
ou quelque intelligibilité de l’être sans la prise en compte de ce fond d’être qui est sensibilitéέ
Sensibilité et intelligibilité ne sont donc pas étrangères n’une à l’autre puisqu’elles disent
toutes l’êtreέ Aussi Breton peut-il affirmer que les termes ‘‘sensible’’ et ‘‘intelligible’’
suggèrent « la possibilité poétique de varier la démarche dans un langage curseur, susceptible
de dire le même sur des modes différents »482.
479
MD , p. 144.
RQ , p. 94.
481
PS. p. 10.
482
P. 10.
480
181
4.2.2. Corps et sensibilité
Sentir le monde où l’on est, s’y sentir bien, y lutter contre tout ce qui entrave l’humain
et l’empêche de bien se sentir, etc, en raison même de cette sensibilité fondamentale qui nous
caractérise et qui caractérise le monde. Une telle expérience est rendu possible parce que
l’homme a un corpsέ Mais, demande Breton, « Que serait donc le corps lorsque, par une sorte
d’abstraction, émergeant d’une lassitude extrême, il semble n’être en nous que le lieu de transit
des forces du monde ? »483
La sensibilité du corps ou la question du corps sensoriel vient ici comme un
approfondissement de la sensibilité fondamentale concernant le mondeέ C’est à travers d’un
« se sentir » en tant qu’opération nulle ou élément neutre, qu’une poétique du corps advient
réellement non pas seulement et avant tout sous le mode réflexif, mais aussi et surtout sous le
mode de « cette libre mobilité, qui nous est devenue de plus en plus difficile, de par notre
fixation au monde de notre représentation quotidienne et notre commun souci. »484 C’est aussi
toute la question du rapport entre la matière et l’immatériel qui est posée et qui sollicite une
réponse toujours renouvelée. Il nous faut donc cette audace qui nous incite sans cesse à « nous
mêler aux choses et nous en éloigner » à la fois.
Dans Rien ou quelque chose, l’interrogation de Breton sur le sens du corps s’appuie sur
bien des constats et des réalités ; notamment sur ce que le corps peut traverser comme lassitude.
On peut retenir par exemple cette question, entre autres, significative de l’orientation de sa
pensée : « Le corps serait-il ‘‘foule’’ ou dispersion pure avant d’être, par le miracle d’un instant,
cette libre et concertante mobilité qui nous fascine dans la grâce de la danse ou dans la jeunesse
d’un visage ? »485
On comprend mieux le rapport du corps à la sensibilité fondamentale à travers l'idée
selon laquelle existe en nous un en deçà du corps, un fond d'être qui se refuse à toute
483
RQ , p. 117.
PS, p. 71.
485
RQ , p. 117.
484
182
objectivation. C’est par notre corps sensible, ce « corps d'empirie », que nous habitons le
mondeέ « Toute existence est, en quelque sorte, une chute rattrapéeέ Et c’est pourquoi,
l’estimerait-on quelconque, elle est à l'image de ce corps qui se tient debout dans la certitude
de son inévitable retombée. »486 Et paraphrasant Spinoza, Breton affirme que dans ces
conditions, « ‘‘Nous sentons et nous expérimentons’’, dans la vivacité de notre chair, ‘‘que
nous ne sommes point éternels’’ »487
486
487
RQ , p. 118.
RQ , p. 119.
183
CONCLUSION
S’il est vrai que « l’évidence d’un sens du monde semble un peu oubliée »488, il
appartient à tout humain qui cherche à se comprendre de ne pas dissocier le mouvement de la
compréhension de soi de celui de la compréhension du mondeέ Ainsi, l’être humain ayant
davantage conscience qu’il mérite d’être ce qu’il est, ou ce qu’il a à être, ne peut que prendre
résolument – sans bien entendu se faire d’illusions sur ce qu’il représente – ce chemin toujours
à frayer soi-même qu’est la réalisation de soiέ Mais ce qui importe c’est qu’il réalise en toute
lucidité qu’il a à être ou à devenir, conscient que son sentir poétique et son devenir politique ne
peuvent guère se passer d’un sol ferme, d’un monde, d’un lieu où il puisse demeurer et par où
il puisse transiterέ Ce monde qu’il habite avec autrui, il en est responsableέ Car son destin est
lié au sienέ Même si nous n’avons pas pris en compte, dans ce chapitre les questions touchant
à l’être et à l’imaginaire, nous ne pouvons oublier leur lien chez Breton, pour offrir à l’humain
de se sentir bien en étant dans et vers le monde. « Être, Monde, Imaginaire. Ces trois ne font
qu’un, dans une distance dont les signes de ponctuation soulignent les césures. La fécondité de
leur rapport se mesure en effet à l’écart qui les distingue et qui interdit de les séparerέ »489
488
489
Jean GRONDIN, Du sens de la vie: essai philosophique , Québec, Bellarmin, 2003, p. 64.
Être, Monde, Imaginaire , p. 9.
184
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE
L’interrogation de cette deuxième étape portait sur les enjeux d’une articulation entre
poétique et politique dans la pensée de Breton. Nous avons d’abord identifié des enjeux d’ordre
métaphysique avec l’examen de la fonction-êtreέ A l’intérieur de cette fonction se sont dégagés
des enjeux poétiques et politiques suivant que l’on mette l’accent sur la fonction-méta ou la
fonction-ménique anthropologiques, cosmologiques.
Liés à cela, il faut nécessairement noter qu’il y a bien des enjeux d’ordre éthiqueέ Même
si on ne les a pris véritablement en compte dans cette analyse, ils sont réels et présents. Et ces
enjeux éthiques ne sauraient être dissociés de tout l’intérêt pour le monde et l’humain qui
l’habiteέ Il est aussi une manière éthique d’être au monde, de l’habiter dans le sens d’un respect
des choses. Nous examinons dans la dernière étape une triple dimension d’habiter le monde
185
TROISIÈME PARTIE
POÉTIQUE, POLITIQUE ET MYSTIQUE
DE
L’HABITER
186
INTRODUCTION
« Habiter est un maître-mot de notre vocabulaire »490 qui se décline sous de multiples
facettes491έ Nous tenterons d’en prendre la mesure chez Breton, sans pour autant prétendre à
une approche exhaustiveέ Sa réflexion sur l’humain et le monde se prolonge dans l’examen de
la question du rapport de l’humain au monde – qu’il habite et qui l’habite – ainsi que de son
rapport aux autres humains. Il importe en effet, dans la perspective de cette étude, de se
demander comment l’humain est au monde et avec autrui, si tant est que l’être-au-monde et
l’être-avec-autrui sont des manières spécifiquement concrètes d’habiter poétiquement et
politiquement la terre. On s’appuiera précisément, et essentiellement, sur le concept de l’habiter
comme lieu d’expression de l’altérité chez Bretonέ En effet, pour Breton, une des formes
d’altérité de l’humain au monde c’est d’y demeurer, c’est de l’habiter, c’est de le rendre
habitable pour lui et pour tous.
En quel sens prendre ou comprendre l’habiter ? Comment habiter le monde et comment
l’habiter ensemble ? Cette dernière étape de notre démarche est une réflexion, avec Breton, sur
ce qui peut être appelé, chez lui, poétique, politique et mystique de l’habiterέ La dimension
mystique, déjà présente à l’examen des lieux d’émergence du poétique et du politique, est ici
prise en compte comme ce en quoi culmine les deux premières dimensions.
Dans un premier temps, il sera question de l’habiter dans son rapport à l’être. En second
lieu on considèrera la démocratie comme meilleure forme politique d’habiter ensembleέ Enfin
on verra qu’il est chez Breton un dépassement de toutes les formes de l’habiter dans et à travers
la mystique de la Croix.
490
VO , p. 52.
Heidegger écrit : « Si nous parvenons à penser le verbe ‘‘habiter’’ avec suffisamment d’ampleur de sens, il
nous nomme la façon dont les hommes accomplissent sur terre et sous la voûte du ciel leur migration de la
naissance à la mort. Partout cependant une telle migration demeure fondamentale pour celui dont le séjour se
déploie entre ciel et terre, naissance et mort, joie et douleur, œuvre et paroleέ Si nous appelons monde cet intervalle
multiple, le monde alors est la maison qu’habitent les mortelsέ » (HEIDEGGER, « Hebel », in : Questions III et
IV, p. 51).
491
187
CHAPITRE VII
ÊTRE ou HABITER
« Les hommes d’aujourd’hui n’ont plus, comme jadis, un
lieu où habiter ; un lieu familier qui soit vraiment celui de
leur être, en sa naissance, en sa mort, en son agir. Nous
sommes, pour reprendre un mot qui fit jadis fortune, des
déracinés »492.
« Plutôt que les racines, je cultiverais l’ailleurs, un
monde qui ne se referme pas, plein de ‘‘semblables’’
différents, comme soi pas comme soi »493.
La récente étude de Michel Serres consacrée à l’habiter 494 nous semble très révélateur non
seulement du sens que prend ou qu’on donne à l’habiter, mais aussi du sens qu’il donne à la vie
de celui qui habite parce qu’il est ontologiquement un habitantέ « Habiter veut dire, écrit-il, se
poser, ou, mieux encore donc, se préposer. À partir de cette situation initiale, ou pré-position,
la relation vivante pousse tout autour, doucement. »495 Penser l’habiter – comme on l’a déjà
suggéré plus haut – c’est penser un espace de liberté pour un mieux-être ensemble. On verra
que, chez Breton, la condition d’ouverture d’un tel espace réside dans un certain art de l’écart,
dans une certaine distance phénoménologique.
La première étape de ce chapitre sera celle d’une compréhension de l’ habiter chez
Bretonέ Ensuite nous serons à même de comprendre l’altérité de l’homme au monde à travers
une interrogation sur la manière dont nous habitons ou pouvons habiter le monde. Enfin on
s’interrogera sur l’altérité à autrui en posant, cette fois, la question de l’habiter-avec.
492
In Culture et Foi, Le défi de la croix Stanislas Breton Une mystique pour temps de crise avec la collaboration
de François Fournier, René Nouaillat.
493
Barbara CASSIN, La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? , Paris, Editions Autrement, 2013, p. 132.
494
Michel SERRES, Habiter , Paris, Le Pommier, 2ί11έ L’auteur y propose une réponse aux « questions de lieu »,
tout en élargissant significativement la question et la manière de questionner. Son approche, à certains égards,
pourrait faire écho à ce que pense Breton sur ce sujet μ notamment les divers lieux étudiés, l’intérêt pour toutes
formes de vie depuis le moment de l’éclosion jusqu’à la fin, et pour la vie au quotidien, tout cela ne pouvant être
sans un habiter qui donne à l’humain d’être vraiment humainέ
495
Ibid., p. 4.
188
1. POETIQUE ET POLITIQUE DE L’HABITER
Quel est le sens bretonien de l’habiter , et quelles sont les conditions qui le rendent possible ?
Pour prendre la mesure de la centralité de l’habiter, chez Breton, dans la relation d’altérité, il
faut être attentif à ce qu’il appelle sens métaphysique de l’habiter qui conjugue être et agir.
1.1. Habiter ou être
Pour Breton, l’habiter relève d’une exigence dont la philosophie et le philosophe ne
sauraient se soustraire. On observe chez lui une identité entre habiter et être. En effet, nous
avons discerné dans l’habiter et le demeurer la dimension politique de la fonction-être. Dans
Rien ou quelque chose, Breton montre que « Le problème de l’habiter est, en dernier ressort,
métaphysique μ il renvoie à l’être en tant qu’‘‘être-dans’’ »496.
L’habiter comme être-dans semble faire écho à l’approche proposée par Heidegger.
Mais en quoi sa démarche éclaire-t-elle la nôtre ? Dans Être et Temps, Heidegger introduit la
question de l’habiter en analysant « L’être-au [In-sein] »έ Il s’agit de l’‘‘être-au’’ contenu dans
‘‘l’expression composée être-au-monde’’ qui comporte, selon lui, un triple visage – «… au
monde », « L’étant », « l’être au » – que l’on peut étudier séparément tout en maintenant le lien
qui les unit et qui exprime « une constitution a priori nécessaire du D a s e i n »497.
« En relisant Sein und Zeit », Breton souligne son intérêt pour « ‘‘l’être-au-monde’’ comme
constitution fondamentale du Dasein »498έ Ce qui n’est pas non plus sans lien avec l’affirmation
heideggérienne selon laquelle « habiter est le trait fondamental de l’être (Sein) »499. Il est urgent,
496
RQ, p. 138.
« L’être-au [L’In-sein], écrit-il, a si peu en vue un « au-dedans de » s’appliquant spatialement à des étants làdevant que « au » ή in à l’origine ne signifie pas du tout une relation spatiale de cette sorte ; in « vient de innan –,
wohnen , habitare, habiter, séjourner ; » an « signifie : je suis habitué, je suis en familiarité avec, tu cultives quelque
chose ».
498
S. BRETON, « En relisant Sein und Zeit. Heidegger et nous », (une recension de l’ouvrage de Jean GREISCH :
Ontologie et Temporalité, Esquisse d’une interprétation intégrale de ‘‘Sein und Zeit’’, in : Revue de l’Institut
Catholique de Paris, avril-juin, 1995, p. 124.
499
Martin HEIDEGGER, « Habiter, bâtir, penser », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 192.
497
189
selon lui, de penser « l’indéclinable connexion […] entre l’être en tant qu’être et l’être quelque
part, l’être dans »500, sans oublier, bien entendu, l’être-vers, dimension complémentaire de
l’habiter, qu’on peut « infléchir… en un être-auprès des choses »501έ C’est précisément ce qui
donne à penser et à comprendre l’habiter comme une forme ou un lieu d’altéritéέ
Mais avant d’en arriver à la réflexion sur notre altérité au monde, il importe de bien entendre
cette indéclinable connexion comme posant en quelque sorte une identité entre être et êtredans, entre être et habiter , dans le sens où l’habiter est précisément, comme le dit Breton, une
expression de l’être-dans, et de l’être tout simplementέ Autrement dit il est chez lui un lien très
étroit entre l’habiter et la question ontologique de l'’êtreέ Habiter définit pour ainsi dire un mode
d’êtreέ En conséquence, être c’est habiter, et habiter c’est êtreέ C’est ce qui autorise à penser,
chez lui, la question de l’être-ensemble et de l’être-avec dans le sens d’un habiter-ensemble et
d’un habiter-avec.
Mais être en quel lieu, habiter où ? Où sommes-nous lorsque nous disons habiter quelque
part ? Question d’autant plus importante que « cet ubi, ce là qui nous fonde décide de ce que
nous fonderons. »502 Breton ne sépare pas ce sens d’un habiter fondateur de l’espace concret
d’habitationέ C’est même, comme on le verra, dans la mesure où il sera humain que l’habitat
sera pour l’humain ce là fondamental. Dans un sens complémentaire, il écrit :
L’‘‘être-dans’’ qui prévient tout sentiment ou volonté d’effort prévient aussi la caricature
d’une ‘‘dolce vita ’’ qui serait appel à se croiser les brasέ On ne saurait le disjoindre du
second temps que marque le verbe ‘‘habiter’’, en sa double acception μ intransitive (êtrelà) et transitive (habiter une maison).503
Et Breton insiste sur le fait qu’il ne suffit pas à l’humain d’avoir un habitat, il faut que cet
habitat soit habitable. En outre, il faut noter, écrit Breton, que « La maison, en sa plus large
acception, prolonge, … en lui prêtant un lieu, le corps de l’homme en son corps de monde »504.
Mais comment rendre habitable l’habitat pour qu’il soit capable d’une telle fonction ? Ce
500
VO , p. 52.
EMI, p. 90.
502
PS, p. 122.
503
PB, p. 88.
504
PS, p. 121.
501
190
comment pose la question d’une action et d’un certain agir qui accompagnent nécessairement
l’habiterέ
1.2. Habiter ou agir
De même qu’on ne dissocie pas être et agir, de même non plus on ne saurait dissocier habiter
et agir, si tant est qu’habiter c’est êtreέ La question est alors de savoir quel est cet agir qui définit
l’habiterέ
C’est d’abord, pour Breton, un « agir fondamental », un pur agir qui ne fait rien. Pour donner
à entendre la signification de « l’être-au-monde aujourd’hui », il évoque ce qui constitue son
enracinement, à savoir l’agir fondamental qui « se traduit … par le verbe habiter »505. Qu’il
s’agisse de l’habiter mystique506 – quel qu’il soit, en Occident comme en Orient – ou qu’il
s’agisse d’attitude religieuse, ou encore de quelque autre habiter humain, il signifie en premier
lieu cet agir fondamentalέ C’est parce qu’il en va ainsi que tout autre agir et toute action peuvent
en découler, en revoir tout son sens, et porter tout leur fruit.
En outre, en tant que « lieu du corps, lieu de vie »507, l’habitat requiert une action concrète
qui le rende viable, habitable, humainέ L’habiter comme agir devient alors un bâtir . Un bâtir
pour soi mais aussi un bâtir pour autrui ν et on n’a pas de peine à penser la responsabilité
inhérente à un tel agir qui prend en compte mais en même temps va au-delà du besoin matériel
d’un logementέ Aussi Breton affirme-t-il que « toute architecture, si rudimentaire fût-elle, est
la solution d’un problème métaphysique ; problème que les philosophies rencontrent ou
contournent et qui concerne tant une profondeur des choses qu’un fondement de l’exister et une
505
CP , p. 111.
Cf. par exemple PMES, p. 33, p. 45 ; PR, p. 48-49.
507
Michel de CERTEAU, Luce GIARD, Pierre MAYOL, L’invention du quotidien, II, Habiter, cuisiner , Paris,
Gallimard, 1994, p. 207.
506
191
raison de vivre. »508 Cette sensibilité bretonienne à ce qui fonde la vie, à ce qui lui donne de
s’épanouir, est au cœur de sa conception poétique et politique de l’homme et du mondeέ
Habiter ne va pas sans difficultéέ Autrement dit, la difficulté d’être qu’éprouve l’humain
peut se traduire en difficulté d’habiterέ Et c’est précisément pour répondre à une telle difficulté
que Breton préconise une posture de l’écart ou de la distance qui, bien entendu, ne se réduit pas
au seul domaine qui nous occupe ici, mais constitue chez lui une posture essentielle.
1.3. Poétique et politique de l’écart
Si l’habiter est un lieu d’expression de notre altérité au monde et à autrui, cette altérité
se joue dans et par un certain écart : une telle posture laisse transparaître la figure de tout ‘poète
métaphysicien’ à laquelle Breton nous a rendu sensibleέ Il semble également qu’on soit en
présence d’une exigence inhérente à toute phénoménologie ainsi qu’à tout effort d’êtreensemble.
Le sens de l’altérité se lit, chez Breton, dans ce que nous appelons poétique et politique
de l’écart, ou l’art de l’écart509. Autrement dit, l’écart se présente comme condition de
possibilité d’une relation qui tienne compte de l’identité et de l’altéritéέ Même si la notion
d’écart permet de mieux cerner ce rapport d’altérité, elle n’est pas sans ambiguïtéέ Trop d’écart
– entendu dans le langage ordinaire – éloigne, écarte, sépare dans le sens d’une non
reconnaissance de la différence. Comment trouver alors la bonne distance ? Comment pratiquer
un tel écart avec ce qu’il peut comporter d’ajustement permanent à la quête de quelque justesse ?
508
Au moment où Breton écrit cette réflexion, il évoque à deux reprises, dans la même page, une réalité liée à la
difficulté d’habiter, et cela est très révélateur de sa sensibilité aux problèmes concrets de sa société : « La pathologie
de l’habiter nous offrait, récemment, sous l’étiquette de ‘‘sarcellite’’ (de la célèbre cité-dortoir de banlieue
parisienne, indigne du palmipède errant dont elle démarque le nom) le cas fort instructif d’une maladie
d’environnement, d’une affection qu’on dirait ‘‘écologique’’, dont nous aurions à tirer profit » ; et plus loin : « Si
la sarcellite sévit, comme signe des temps, c’est dans la mesure où elle traduit, en une sorte de schizophrénie, le
divorce entre la question fondamentale : où demeures-tu ?, question dont l’oubli exaspère dans l’inconscient
l’irrépressible urgence, et les réponses qui l’éludent en nos divertissements » (PS, p. 122) ; Cf. aussi RQ, p. 138.
509
La question d’une mystique de l’habiter permettra un approfondissement de cet aspect.
192
Distinguer sans séparer, est-ce vraiment possible ? Autant d’interrogations qui viennent à
l’esprit, mais qui permettent à l’écart de mieux se donner.
L’écart, chez Breton, s’entend dans le sens d’une certaine distanceέ Une distance qui
peut être dite interne ou externe, et qui, comme le verra, ne peut pas ne pas être ; car si elle
devait ne pas exister, c’est tout le rapport d’altérité qui serait dénié de sens. Sa référence, sur
cette question, à Jean Trouillard et à Louis Althusser, donne d’en saisir davantage le sens. Du
premier il retient que « ce qu’il y a de plus profond dans l’esprit, ce n’est pas l’affirmation mais
la mise à distance. »510 Et du second, il souligne la nécessité, et sans doute la fécondité, du
« vide d’une distance prise »511. Ces formules que Breton retient, non seulement rejoignent ses
propres préoccupations et recherches philosophiques, mais aussi lui permettait un véritable
élargissement d’horizon et d’interprétationέ Breton voyait par exemple dans l’expression
althussérienne le signe d’une « critique immanente, la katharsis exigeante, qui affectait, d’un
correctif toujours plus poussé, le cheminement de la pensée mouvante. »512 A travers ces deux
idées, Breton pense la distance en tant que nécessité inhérente à l’acte de pensée ainsi qu’à notre
rapport au monde.
Et c’est dans le même sens qu’il parle de la nécessité d’un certain écartέ Ecart et distance,
surtout si l’on se réfère à l’écart mystique, sont signe de luciditéέ Ils se présentent aussi comme
une fonction critique, ou la possibilité pour qu’une fonction critique puisse s’exercerέ
On ne peut pas ne pas rappeler également la constante référence de Breton à l’âme
intellectiveέ Cette référence signifie pour lui que toute interrogation de l’homme « ne peut naître
510
Jean TROUILLARD, La mystagogie de Proclos, Paris, Belles Lettres, 1982, p. 99.
Louis ALTHUSSER, Écrits philosophiques, tome II, Stock/IMEC, 1995, p. 48. Dans cette page Althusser écrit :
« Il est clair que Machiavel se tient pour le fondateur d'une théorie sans précédent, et qu'entre les représentations
imaginaires de l'histoire et de la politique au pouvoir et sa connaissance de la ‘‘vérité effective de la chose’’, il
existe un abîme, le vide d'une distance prise, qui n'est peut être que saisissant ». Et dans un autre passage il parle
du « même tracé de démarcation, le même ‘‘vide d’une distance prise’’ » (in : L’Avenir dure longtemps, suivi de
Les Faits. Autobiographies, Paris, Stock/IMEC, 2007, p. 403).
Bien entendu, le contexte dans lequel s’exprime Althusser dans ces passages cités, est différentέ Breton le souligne
d’ailleurs lorsqu’il le citeέ Il convient toutefois d’ajouter, selon le commentaire de François Mathieron, que pour
Althusser, cette expression définissait l’être même de la philosophie (Cfέ « Présentation » in : Louis ALTHUSSER,
Écrits philosophiques, tome II, p. 28).
512
« Rencontre d’Althusser », p.
511
193
que d’un écart […] ν écart, ou vide d’une distance d’origine, qui ne permet pas de coïncider
avec le sommeil des choses, et de nous confondre avec elles. »513
On voit comment cette question de l’écart ou de la distance se trouve être la même que
la question de l’immanence du rien non seulement dans la pensée philosophique, mais aussi
dans la condition humaineέ L’écart et l’habiter constituent pour ainsi dire une autre manière de
penser le rythme de l’être-au-monde.
En outre, et c’est essentiel chez Breton, l’écart comme rapport de l’humain au monde
qu’il habite devient autrement intelligible à travers la question de notre perception
phénoménologique du monde. Dans cette perspective Breton pose la question suivante :
« Quelle est la fonction de la distance dans ma pratique perceptive ? »514 Sa réponse à cette
interrogation consiste à discerner deux « aspects de la perception ». En effet, pour désigner ce
qu’il nomme la double opération de la distance il fait appel aux « locutions verbales, pleines de
sens, et d’usage commun μ ‘‘prendre ses distances’’ ou ‘‘mettre à distance’’ ν ‘‘garder entre les
choses leur juste distance’’ »515.
Cette double opération est traduite par les deux premières locutions. Et la troisième
semble les expliciter en donnant à voir leur sens profond. Même si Breton préconise une
distinction entre les deux516, il est possible de dire qu’elles sont, toutes deux, censées garantir
une certaine justesse dans l’appréciation, le jugement, la vision, avec aussi l’idée d’un
ajustement autant de fois que cela est requis, c’est-à-dire tant que la distance prise ne donne pas
lieu à une véritable relation où identité et altérité sont respectées.
PR, p. 106. Breton commente plus explicitement : « En ce sens, le ‘vide de toute nature’ qui définissait la
spécificité d’une âme intellective… est aussi bien le creux initial, auquel font référence principe et questionnement,
l'un de l’autre, en leurs strictes et réciproques implications, n’étant que l’exercice, la mise en œuvre de cette
première et fondamentale distance. Le rien qui dans une pensée, affecté le principe est ainsi l'écho qui répercute le
rien dont nous sommes faits ».
514
PB, p. 181.
515
PB, p. 181.
516
Dans Philosophie buissonnière , Breton donne à voir la nuance en ces termes : « Garder les distances, ne pas
tout mettre dans le même lieu où le même sac, c'est sauvegardé est d'abord accomplir les différences […] La
distance ne donne lieu aux différences qu'en étant entre les choses. Elle n'est entre les choses qu'en étant d'abord
ceux en quoi elles émergent et apparaissent dans la gloire floréale de leur premier matin » ; « Prendre ses distances
marque un retrait qui n'est pas un exil dans l'imaginaire […] Banalement, je dirais que c'est la seule manière de
voir correctement les choses. Si j'avais le nez dessus, si j'y étais immergé en coin incident avec elles, elles
disparaîtraient. D'elles à moi, il me faut se vide de la distance. Distance est vide : un beau sujet pour une méditation
de philosophie première » (PB, p. 182).
513
194
Si nous l’interprétons ainsi, on ne manquera pas non plus de constater que cela donne
ou peut donner lieu à une situation plutôt fluctuante, flottante, de non stabilité qui déconcerte ;
Mais cet ajustement, s’il doit avoir lieu, c’est dans la mesure où il opère en tant que fonction
critique empêchant de se fixer quelque part ou sur quelque idée ou opinion. Pour être assuré de
porter un jugement sans préjugements, ou en les évitant au tant que faire se peut, la nécessité
de l’écart s’impose comme un se-tenir-à-bonne-distanceέ C’est une question de proportion dans
le jugement, proportion sans laquelle on court le risque de manquer le sens profond des choses.
L’écart pour ainsi dire permet un regard d'avoir lieuέ Il se donne comme condition de
possibilité de la justesse du regard, justesse de vue, justesse de jugement, comme on vient de le
voirέ Cette justesse peut prendre le sens d’égard ν il s’agit alors de traiter les choses et les êtres
avec un certain égard. En ce sens, l’acceptation de l’écart, ou d’une certaine distance, permet
de maintenir cette altérité sans laquelle la relation avec autrui ne saurait avoir lieu.
Cet écart est irréductibleέ Et par là même, il dit l’irréductibilité des choses et des êtres
dans leur rapport les uns avec les autres. Ce que nous essayons de montrer n’est rien d’autre, in
fine, que ce qui se présente au phénoménologue comme démarche ou attitude première. Breton
lui-même l’exprime clairement μ
Entre le pensant et son objet au quasi-objet, il y a toujours une certaine distance. C'est ce
que signifiait le principe dit d'intentionnalité, si cher à la première phénoménologie, dont
on proposa la célèbre définition : toute conscience est conscience de quelque chose qui
n'est pas elle. Sans la distance prise, la chose ne saurait apparaître et se poser en objet ou
en thème d’une conscience517.
Disons alors que toute conscience de quelque chose est en même temps, et
fondamentalement, conscience de l’écart existant entre ce qu’est la chose dont on a conscience
et le regard que l’on porte, ou pose, sur elleέ Autrement dit, la connaissance que l’on peut avoir
dépend, pour une part, de l’égard qui caractérise ce regard ainsi poséέ Et le philosophe qui pense
ce rapport n’oublie pas non plus que « La grandeur d’une philosophie se mesure à l’écart qu’elle
réussit à produire pour déplier et reconfigurer le champ du pensable »518.
517
518
PCS, p. 26.
François JULIEN, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, p. 40-41.
195
Cet art de l’écart, même si son sens ne se donne pas de façon obvie, n’est pas hors de
portée ν il fonde et préside aux relations d’altérité de soi à soi, de soi à autrui et de soi au monde.
C’est ce que nous tentons de montrer dans ce chapitreέ Et tout porte à croire, dans la pensée de
Breton, que cet écart, s’il faut lui reconnaitre quelque vertu, c’est entre autres celle de donner à
l’humain de sentir le monde dans lequel il habite, et de s’y sentir bienέ
2. HABITER LE MONDE
La « maison-monde »519, selon Breton, est notre demeure. Mais comment habiter cette
demeure commune ? La réponse à cette question est même déjà contenue dans l’examen de la
question de l’écart ou de la distanceέ Mais comment comment pratiquer cet art de l’écart dans
la relation d’altérité qui permet à l’homme d’être dans le monde sans être du monde et qui
permet au monde d’être dans l’homme ? Car, s’il est vrai qu’il y a un monde dans chaque poète,
il n’est pas moins vrai de dire qu’il y a un monde en chaque humain et qu’il appartient à chacun
de cultiver quelque sensibilité poétique lui permettant d’ouvrir ce monde qui est en luiέ
2.1. Habiter de manière à répondre à l’être du monde
2.1.1. Un habiter qui répond à la triple fonction du monde
Comme on l’a relevé au chapitre précédent, Stanislas Breton assigne au monde trois
fonctions. Selon lui, « le monde est indissolublement un prévenir, un survenir et un advenir »520.
Et pour lui, l’habiter , tel que nous l’avons analysé, devrait se présenter comme une réponse à
cet être du mondeέ Autrement dit, l’humain est invité à habiter le monde de telle manière qu’il
réponde par cet être-au-monde à la triple fonction du monde. En quoi cela consiste-t-il ?
519
520
VO , p. 55.
DP , p. 57.
196
Reprenons la question par laquelle Breton introduit cette pensée :
Si l’unité de ces trois instances retentit en chacune d’elles au point que chacune nous fait
entendre les deux autres, on se demandera sans doute quels seraient les modes
fondamentaux de ‘‘réaction’’ de l’homme à ce triple surgissement du monde ?521
Ici apparaît une nouvelle signification de l’habiter, ou du moins nouvelle manière de le
désigner. Au triple surgissement du monde devait correspondre des « modes fondamentaux de
‘‘réaction’’ ». Mais Breton prend le soin de souligner que le terme ‘‘réaction’’ est ici utilisé à
défautέ En effet, selon lui, par réaction on n’entend pas ici une « réaction-comportement » qui
engagerait quelque « action intentionnelle ». Il faut plutôt entendre par ce terme, « en deçà de
toute activité intentionnelle, un mode d’être total correspondant au monde comme tel, sous les
trois incidences » que sont le survenir le prévenir et l’advenir . Et face à un tel monde, à un tel
surgissement, l’humain adopte essentiellement deux attitudes qui sont l’habiter et le conquérir ,
attitudes entre lesquelles il oscille comme entre deux pôles extrêmes.
L’habiter est, selon Breton, « un mode d’être qui répond aux trois fonctions du monde
par une confiance inconditionnée en sa prévenance ν par une disponibilité d’accueil à son
survenir ; par une action de grâces à son advenir »522 Confiance inconditionnée, disponibilité
d’accueil, action de grâces, ne sont pas sans faire penser à cette sensibilité fondamentale qui est
chez Breton ce qui en l’humain le dispose de quelque manière à habiter le monde. Breton les
nomme d’ailleurs, en lien avec les trois fonctions du monde, les « trois valences de l’habiter »
On peut alors comprendre en quoi consiste notre altérité au monde. Nous pensons en
effet, tout comme Breton, sans reprendre toute son argumentation, que la relation d’altérité que
l’homme entretient avec le monde se joue principalement dans ces trois moments ou attitudesέ
Ou plutôt il s’agit d’une triple attitude qui permet à l’homme de ne point manquer le moment
où sa relation au monde se vit comme un événementέ Ce qui prévient, survient ou advient, c’està-dire l’événement du monde, est aussi événement de l’être au mondeέ
521
522
DP, p. 57.
DP , p. 57.
197
2.2. Habiter le monde de manière à le rendre habitable
Si dans l’exercice de la fonction-être l’habitat se présente, ainsi qu’on l’a vu, comme
médiation dans l’altérité de l’humain au monde, un approfondissement de la question permet
de comprendre cette altérité au monde chez Breton comme un savoir-habiter. Ce savoir-habiter
se lit déjà dans ce qui précède.
Nous n’allons pas rêver ici la société idéaleέ Elle n’existe ou ne commencera à se former
que là où les humains se mettrons chacun pour sa part et tous ensemble à rêver de la manière
d’être en chaque lieu chez eux, ou de rêver leur manière d’être-avec l’autreέ
Car, ‘il n’est pas de terre idéale, mais une manière idéale d’habiter une terre’ 523. Dans
la terre des Moose où l’on pratique ce genre langage, on parle en réalité d’une manière idéale
de s’assoirέ Une telle conception sous-entend d’abord que la terre est à tous. Elle présuppose
aussi que même si la terre est à tous, on ne peut pas ne pas reconnaitre la spécificité de chaque
portion de terre avec tout ce que cela comporte de respect de la différence, des habitudes de vie
du lieu où l’on se trouve, passe ou transite, pour reprendre le vocabulaire bretonien. Ce qui est
exigé et qui est universel ou universalisable, c’est une manière d’être, une manière de s’adapter,
une manière de s’assoirέ S’assoir parce qu’on ne fixe pas de tente définitive sur la terre, et parce
que le temps pendant lequel on demeure à tel endroit peut être plus ou moins long. Aussi estce dans la mesure où notre manière de nous assoir ne s’identifie pas à une fixation qu’il nous
sera plus aisé de partir, de transiter le temps venu.
Cette manière de voir et de concevoir les choses nous permet de rejoindre la pensée
bretonienneέ En effet, lorsqu’il prend l’image du poisson dans l’eau, il prend soin de préciser
aussitôt que rien ne nous dit que le poisson est bien ou se croit bien dans l’eauέ Sans doute y
est-il bien parce que c’est son milieu vitalέ Mais ce n’est que lorsqu’il se situe hors de l’eau,
(Nous reproduisons ici l’expression en langue moore : « Tẽng nõõg ka ye, bãng n zῖnd n be », qu’on peut
traduire littéralement comme suit μ ‘‘Terre bonne (idéale) n’est pas, savoir s’asseoir [cela seul] est’’)έ La langue
moore est une des langues parlées au Burkina Faso (Afrique de l’Ouest) ; pour nous personnellement, il s’agit de
la première langue que nous avons parlée et dans laquelle nous avons appris à penser.
523
198
malgré l’air que trouvent bon les êtres non aquatiques, que le poisson saura mieux apprécier
son être-dans l’eau comme lui étant vitalέ
S’il en va ainsi pour l’humain, et s’il est bien obliger d’habiter ce monde et pas un autre,
sa manière de l’habiter prend alors le sens d’une transformation du monde qui n’a rien d’une
conquête ou d’une dominationέ Habiter de manière à rendre le monde habitable, c’est habiter
tout en laissant le monde être ce qu’il estέ
Après un tel développement on n’hésiterait pas à dire de la pensée de Breton ce qu’il dit
lui-même du néoplatonisme : « On dirait parfois que la préoccupation majeure de cette
philosophie aura été la sauvegarde d’une fraîcheur absolue du monde, d’un matin insurveillé de
l’être en tant qu’être, d’une éternelle enfance des choses et de l’univers, surgissant indéfiniment
d’un ‘germe de non-être’ (sperma me ontos), selon le mot de Proclus »524.
Cette idée nous introduit à une tout autre manière d’être au monde qui consiste à habiter
le monde en enfant. Serait-ce une confirmation de l’idée selon laquelle « le temps du monde est
un enfant qui joue »525 ?
2.3. Habiter le monde en enfant ou en héliotrope
J’ai rêvé un soir d’une main d’enfant qui, accordée au jeu du monde, est traversée
par le même élan de gratuité, se lèverait sur l’immense, non pour le mesurer mais
pour nous inviter, d’un index impuissant, à son ouverture ν une main d’enfant qui,
sans paroles, nous dise « c’est ça », qu’il en soit ainsiέ526
Parce que sa poétique est fondamentalement une poétique de la vie, la figure de l’enfant,
qui n’a cessé de le séduire et de l’interroger, s’offre à Breton comme une sorte de paradigme
de l’habiter . Cette figure nous donne en même temps de prendre davantage conscience, dans
notre être au monde, de la sensibilité fondamentale qui nous caractérise.
524
PR, p. 40.
HERACLITE, Fragments, n° 52.
526
AA, p. 25.
525
199
L’enfant apparaît donc dans notre démarche, ainsi qu’il l’a été pour Breton lui-même,
comme une « référence obligée »έ Pourquoi donc la figure de l’enfant ? Et en quoi nous éveillet-elle au sens de notre être au monde ? Les raisons qu’en donne Breton, en dépit de la variété
de leur formulation, semblent dire la même chose, essentiellement.
D’abord, une réponse qui nous dit combien, en philosophie comme en tout autre
domaine de la vie, l’enfant donne à penser – et notamment à penser le commencement –, et ce,
en nous ouvrant des horizons insoupçonnésέ « Il se peut, en effet, écrit Breton, qu’un autre, je
veux dire l’enfant, nous mène là où nous ne sommes jamais allés, et qu’il nous montre le pays
où la ‘‘région de dissemblances’’ qui réussirait peut-être à nous dépayser. »527
Une autre raison se trouve peut-être exprimée dans cette affirmation – que cite Breton
lui-même – selon laquelle « un enfant n’est pas un vase qu’on remplit c’est un feu qu’on
allume »έ Mais il entend aller plus loin que ce qu’affirme ainsi Montaigneέ L’enfant, selon
Breton, parce qu’il est fondamentalement « un feu qui s’allume de lui-même […] figure la
nécessité d’un ailleurs et d’un autrement »528έ Et c’est sans doute en tout cela que l’enfant est
chez Breton un paradigme de l’habiter .
On pourrait comprendre que pour lui, l’enfant est à même d’élever pour ainsi dire nos
esprits et nos âmes vers cet ailleurs ou cette ‘‘région de dissemblances’’ qui fait signe vers une
transcendance à même l’immanence que nous habitonsέ S’il en va ainsi, et l’on s’accorde à le
reconnaitre, alors on peut admettre avec Breton que l’enfant « représente en effet l’image la
plus parlante de l’être-dans. »529 Or, nous avons vu que l’être-dans est une expression de notre
manière d’être-au-monde, et donc de l’habiterέ
Breton se réfère également à une autre image, celle d’une fleur priant et chantant la
louange de ‘‘son principe’’, pour montrer, métaphysiquement, en quoi l’enfant est « l’image la
plus parlante » de l’habiter , l’image qui permet le mieux d’entendre la musique d’un habiter
527
CP , p. 24.
CP , 194.
529
CP , p. 39.
528
200
humainέ Il s’agit du mouvement de l’héliotrope530 dont parle Proclusέ On peut en effet s’arrêter
sur cette image – qu’utilise Breton dans Causalité et projet, par analogie, pour parler de l’êtredans de l’enfant – pour son intérêt ou son enjeu métaphysique.
Penser notre altérité au monde et aux autres consiste à ne jamais oublier que nous
habitons le monde avec les autres ou en tenant compte des autresέ Il ne s’agit donc pas de penser
d’une manière générale l’altérité de l’homme au monde dans lequel il vitέ Il s’agit, pour celui
qui veut penser son altérité au monde, de tenir compte non seulement de l’autre ou des autres
dans leur manière peut être différente de penser leur altérité au monde, mais aussi du fait
simplement qu’ils sont là et prennent place dans le même espace de vieέ
3. HABITER-ENSEMBLE, HABITER-AVEC
Voyons maintenant comment Breton conçoit l’être-ensemble et l’être-avec. Nous pensons
ce type de relation sous le mode de l’habiter-ensemble et de l’habiter-avec, entendant par ces
expressions la même chose qu’expriment l’être-ensemble et l’être-avec, en raison du lien que
Breton établit entre être et habiter. Comment habiter-avec autrui ? Comment habiter ensemble
notre « terre-mère » ?
« Quelle raison peut-on donner du fait que l’héliotrope suit par son mouvement le mouvement du soleil, et le
sélénotrope le mouvement de la Lune, faisant cortège dans la mesure de leur pouvoir, aux flambeaux du monde ?
Car, en vérité, toute chose prie selon le rang qu’elle occupe dans la nature, et chante la louange du chef de la série
divine à laquelle elle appartient, louange spirituelle, ou louange rationnelle ou physique ou sensible ; car
l’héliotrope se meut selon qu’il est libre de son mouvement, et dans le tour qu’il fait, si l’on pouvait entendre le
son de l’air battu par son mouvement, on se rendrait compte que c’est un hymne à son roi, tel qu’une plante peut
le chanter » PROCLUS, L’Art hiératique des Grecs, in : Catalogue des manuscrits alchimiques grecs , sous la dir.
de J. Bidez [et al.], Bruxelles, M. Lamertin, 1928.
530
201
3.1. Comment habiter-ensemble et avec ?
S’il est indispensable de postuler l’existence d’un invisible et innombrable autrui dans notre
acte de juger et dans celui d’habiter le monde, il importe également de penser la rencontre
concrète d’autrui, le face-à-face ou le vis-à-vis. Cette rencontre peut se réaliser de diverses
manières. Toutes sont-elles nécessairement des manières d’habiter-ensemble ? Et quelle est,
pour ainsi dire, la part d’écart nécessaire à un tel habiter ? En effet la distance que nous posions
comme condition de l’altérité trouve sa mise en application dans un être-ensemble qui peut
prendre le nom de société, cité ou de communauté.
Mais avant de d’interroger cette manière d’habiter ensemble, posons comme préalable cette
affirmation de Breton : « Si les hommes ne se rencontrent pas par hasard c’est sans doute parce
qu’ils parlent »531. La parole est donc au cœur même de toute rencontre et de toute possibilité
de dialogue entre humains. La difficulté de dire, liée à la difficulté de comprendre, peut être
aussi à la base de la difficulté de se comprendre soi-même, ou de se comprendre entre egos.
Mais puisque nous sommes doués de parole, notre rencontre avec les autres ne relève pas du
pur hasard.
3.1.1. Autrui est
De même que la relation d’altérité au monde nécessite une certaine foi au monde qui est la
reconnaissance qu’il y a un monde dans lequel nous sommes, de même la relation d’altérité à
autrui n’a de sens qu’à partir de la reconnaissance qu’autrui est, existe, habite le même mondeέ
« L'autre, en effet, ce n'est pas seulement le monde des choses, c’est aussi le monde des
autrui »532.
531
532
VO , p. 108.
DP , p. 74.
202
L’affirmation même de ce ‘il y a’, qu’il s’agisse d’un jugement sur le monde ou sur autrui,
requière, comme le montre Breton, la reconnaissance préalable d’autrui dont la présence et le
jugement valident notre propre jugementέ Pour justifier la nécessité d’un tel postulat, Breton
recourt à « la fonction être dans les divers moments du jugement-énoncé »533. Dans son acte de
jugement, dans l’énonciation de quelque proposition, l’humain a besoin de postuler
« l’universel solidarité d’un auditoire potentiel »534. Cela tient essentiellement, selon lui, à notre
finitude qui fait que, nécessairement nous ne pouvons être autrement qu’en étant avec d’autres
que nousέ L’autrui ainsi postulé est censé se poser en tant que complémentaireέ Et c’est à
« l’ensemble complémentaire des autres », entendu comme « le corps et le concret d’un
innombrable autrui » qu’il me faut faire appel535.
« Ce postulat de l’autrui invisible et innombrable » est indispensable dans toute relation
d’altéritéέ Si nous commençons donc l’examen de l’habiter ensemble par ce postulat c’est
précisément pour l’étendre au-delà de la sphère même du jugement et montrer qu’il vaut non
seulement pour toute affirmation dans le sens d’un énoncé, mais aussi pour toute affirmation
de soi ou position de soi dans le sens d’un habiterέ Si l’on transpose donc ce que dit Breton sur
l’affirmation de l’énoncé ayant besoin de « l’universelle solidarité d’un auditoire potentiel », il
faut alors dire que toute tentative d’habiter le monde ne prend tout son sens que si l’on
commence d’abord par s’assurer de cette même solidarité d’un « invisible et innombrable
autrui »έ Pour lui, cet innombrable autrui peut se dire de l’humanité elle-même.
3.1.2. Interexistence et intérêt de l’autre en tant qu’autre
L’interexistence est une modulation de l’être-versέ Elle rappelle ici ce qu’on a dit sur
l’intérité comme faisant partie de la dimension politique de la fonction ménique. « L’analytique
de l’être-vers, dans le contexte de l’interexistence, explicite les modalités fondamentales du
533
PCS, p. 58.
PCS, p. 58.
535
Cf. PCS, p. 58.
534
203
rapport : être-avec, être-par , être-pour έ Chacune d’entre elles comporte un complémentaire par
simple absence ou par contrariété ». L’interexistence se comprend chez Breton de manière
complémentaire avec l’« intérêt de l’autre en tant qu’autre ».
Dans le prolongement de la compréhension de l’interexistence comme préalable nécessaire,
il nous faut maintenant interroger ce que Breton nomme l’« intérêt à l’autre en tant qu’autre ».
L’habiter-avec, s’il nécessite un certain écart, c’est aussi parce qu’il se fait dans un certain sens
égard ν il est aussi regard entendu dans le sens d’un « regard en arrière ».
Cette idée de Breton est notamment développée dans sa réflexion sur « le christianisme dans
l’espace religieux »έ Si nous la convoquons ici pour comprendre la relation d’altérité entre
humains c’est parce que ce qui se vit dans cet espace religieux n’est pas le propre du seul
religieuxέ Ce qui signifie qu’il a un caractère universel et conserve par conséquent tout humainέ
Dans ce type de rapport il s’agit essentiellement de vouloir et de savoir « conjuguer les
divers rapports que font saillir dans la mémoire les prépositions bien connues que nous avons
sur les lèvres : être-vers, être-pour, être-avec, être-entre »536έ L’être-vers signifie, en quelque
sorte, « le premier mouvement » contre l’indifférence, la séparation ou le méprisέ « Être-vers,
en son agir le plus simple, c’est la pleine reconnaissance de l’autre en tant qu'autre »έ Pour
Breton, parler de l’autre en tant qu’autre en reprenant ainsi une expression médiévale, c’est
souligner fortement la nécessité de s’ouvrir à d’autres horizons comme l’être qui, « dans le cas
du connaître humain, s’ouvrait sur un horizon infini, spécifié en compréhension comme une
extension, par l’advenue de l’être en tant qu’être comme champ transcendantal d’une activité
intelligente ».
Cet intérêt à l'autre en tant qu’autre qu’il transpose au monde interreligieux, nous
transposons à notre tour à toute relation d’altéritéέ Dans ce sens alors on comprend selon lui,
que « l’être-vers ce fait respect. Le substantif latin respectus dont nous avons fait respect
signifie regard jeté en arrière, mais aussi regard tourné vers l’autre, égard, considération »έ
536
AC, p. 165.
204
3.2. Quels genres de rapports ?
Pour l’instant, tentons de monter les divers genres d’être-ensemble qui retiennent l’attention
de Breton, en partant notamment de sa réflexion, dans Esquisses du politique, sur le rapport
entre « individu et société »537.
L’individu dont il pense l’être-dans-la société est « l’être humain en tant qu’humain ».
Et ce, d’autant plus que pour lui, « le problème de l’humain est coextensif aux modalités si
diverses selon lesquelles peut s’organiser la vie en cité »538. Breton semble chercher
« l’invariant qui domine ou devrait dominer l’exercice du politiqueέ »539. Mais de quelle manière
la cité s’organise-t-elle ? Si par exemple dit Breton, on fait appel à l’idée d’une « existence
solidaire », la véritable question ne sera pas de savoir ce qu’est cette existence solidaireέ La
question fondamentale devrait plutôt porter sur « les relations qui matérialisent cette solidarité,
et sur la marge de libre mouvement qui revient à l’individuέ »540 Cette question ne vise donc
par quelque acception vague de l’être-ensemble, mais l’être-ensemble lui-même ou plutôt ce
qui fait qu’il a concrètementέ La marge de libre mouvement qui doit revenir à l’individu, on la
postule pour chacun des individus qui s’associent dans un vouloir habiter ensembleέ
Et pour illustrer ce qu’il nomme « Marge de socialité » Breton prend – dans un certain
quotidien – des exemples ou images qui, selon lui, « marque la limite ‘‘par défaut’’ ou ‘‘par
excès’’ d'un ‘‘être-ensemble’’ »έ Il s’agit d’une part de l’image de voyageurs dans le hall d’un
aéroport et d’autre part celle de ce qu’on peut appeler la masse où la fouleέ Ces deux images
ont en commun de nous signifier « un degré minimal d’unité »έ
Dans le premier cas, les voyageurs sont dans le hall et y sont en transit. On est alors en
présence d’un être-dans et d'un être-vers, mais qu'en est-il du rapport existant entre les
voyageurs ? Ils occupent un même espace et le temps de la présence dans cet espace est
537
EP , p. 68.
Ibid., p. 68.
539
Ibid., p. 67.
540
Ibid., p. 68.
538
205
déterminé. Il s'agit selon Breton d’« d'un simple fait de rencontre, union accidentelle proche du
pur multipleέ ‘‘Ils sont là ensemble’’»έ Cet être-là-ensemble, ce fait de se trouver là ne fait donc
pas de ces voyageurs des êtres liés par autre type de rapport que celui-là.
La même chose est observée dans le cas d’une masse ou d’une foule, notamment comme
dit Breton, dans les heures de pointe où « Les gens s’ignorentέ Leurs forces s’additionnent, sans
concertation préalable »
206
CONCLUSION
Il a été question dans ce chapitre de la manière dont les humains habitent le monde
ensemble et les uns avec les autresέ Nous avons vu que selon la conception bretonienne, l’êtreau-monde, l’être-ensemble et l’être-avec trouvent une expression concrète et humaine dans
l’habiterέ Autrement dit, Breton s’interroge sur notre relation au monde et aux autres et sur ce
que cela comporte, sur ce à quoi cette relation nous engage. Le monde serait-il l’articulation de
l’être-autre et de l’être-ensemble (deux aspects fondamentaux du tout) ? Breton cherche à
montrer à quoi répond ou peut répondre l’habiter compris comme « mode d’être ». Pour habiter
donc le monde et habiter avec autrui, il faut vouloir et savoir pratiquer l’art de l’écart, cet art
qui permet d’habiter le monde tout en le rendant habitable parce qu’on le laisse être ce qu’il est,
et qui permet d’habiter avec autrui sans se confondre avec luiέ Dans cet habiter, l’humain est
aussi invité à s’ouvrir, tel un enfant, à la beauté et à la grandeur de la vie.
L’habiter-ensemble et l’habiter-avec nous ont ouvert à la manière dont Breton pense le
politique en tant qu’être-ensembleέ Ce qui a été dit n’épuise pas toute cette question de l’êtreensemble dans sa pensée. Il est chez-lui une manière particulière d’être-ensemble ou d-habiter
ensemble qui requiert un traitement particulier, c’est l’être ensemble démocratiqueέ
Autrement dit, la question de l’habiter, telle que nous venons de l’examiner ouvre à une
vision plus large de l’être-ensemble et permet ainsi de mieux envisager l’être-ensemble
démocratiqueέ L’horizon de la démocratie s’en trouve, pour ainsi dire, élargiέ Et comme l’écrit
Breton, « tout élargissement d’horizon est une chance pour la démocratieέ »541
Sέ BRETON, « Dernier jour d’hôpital », texte inédit, in : Fonds Stanislas Breton, Institut Catholique de Paris,
Bibliothèque Fels, 786.30.1.d, p. 8.
541
207
CHAPITRE VIII
DE L’HABITER DÉMOCRATIQUE
« Ce que nous appelons démocratie […]
l’air le plus favorable au projet humain »542
L’histoire de chaque démocratie est uniqueέ Non seulement elle est unique, mais chaque
peuple qui choisit la démocratie a sa manière spécifique de la pratiquer, c’est-à-dire de la mettre
en œuvre ou de la laisser être ce qu’elle doit être pour un mieux-être-ensemble.
Dans la pensée de notre philosophe, Stanislas Breton, la dyade être-dans et être-vers, ce
double mode sous lequel il comprend l’être-au-monde de l’humain, peut servir de grille de
lecture de la démocratieέ Pour délimiter d’emblée les limites de notre propos, disons qu’il
s’agira essentiellement, dans ce dernier chapitre, de se demander dans quelle mesure « les
conditions d’un libre devenir »543 que suggèrent l’être-dans et l’être-vers chez Breton peuvent,
pour ainsi dire, prendre la forme politique de la démocratie.
Pour le montrer, on partira, en premier lieu, de ce qu’il est possible d’appeler la
sensibilité démocratique de Breton. Elle est censée nous ouvrir, ensuite, à une possibilité de
conjonction entre poétique et politique dans la manière dont il conçoit la démocratie. On verra
alors que cette conception s’inscrit, d’une certaine manière, dans une praxis de la responsabilité
de la décision. Enfin, ce cheminement devrait conduire à cette idée bien présente chez Breton,
que pensée de la démocratie et agir démocratique n’épuisent pas l’être de la démocratieέ
542
543
CP , p. 138.
PB, p. 37.
208
1. SENSIBILITE DEMOCRATIQUE DE STANISLAS BRETON
L’univers politique de Breton544 avait déjà fait émerger non seulement une véritable
sensibilité politique qui allie ferveur militante et réflexion critique, mais aussi une orientation
particulière vers un être-ensemble démocratique. Mais il faut maintenant, au-delà de ce constat,
montrer en quoi cela se vérifie concrètement dans sa pensée. Une nécessaire mise en question
se veut être l’expression essentielle d’une véritable sensibilité démocratiqueέ
1.1. Mise en question de l’idéal démocratique
Quelque lucide que soit l’intelligence qu’on a de la démocratie, sa mise en route ou en
œuvre est, et demeure, crucialement problématiqueέ Aussi nous interrogeons-nous à présent sur
le sens d’une mise en question de la démocratie chez Bretonέ Nous examinons également ce
qui, selon lui, se constituant comme obstacle à l’effectivité de la démocratie, se présente en
même temps comme un rappel permanent de la fin qu’elle se fixe d’atteindreέ
1.1.1. Sens d’une mise en question de la démocratie
Les raisons sont multiples qui justifient, ou pourraient justifier, aujourd’hui, une mise en
question de la démocratie. Pour être intelligible, une mise en question de la démocratie doit
nécessairement s’inscrire, nous semble-t-il, dans une analyse de la crise du politique et du
monde, ou même de la crise de l’humainέ Mais on peut affirmer que la crise545 que connaissent
le monde politique en général, et la démocratie en particulier, apparaît comme un passage plutôt
salutaire pour « penser autrement la politique », pour penser autrement la démocratie.
544
Cf. notre troisième chapitre.
René REMOND, sur la crise de la démocratie : « La crise est l’état normal de tout régime politiqueέ La
différence entre la démocratie et les autres régimes, c’est que dans les régimes autoritaires la crise n’est ni explicite,
ni évidente […] La démocratie comme système est normalement et sainement en état de crise permanente », in :
Valeur et politique. Entretien avec René Rémond , par Jean-Dominique DURAND et Régis LADOUS, Paris,
Beauchesne, 1992, p. 81-83.
545
209
Que l’on appartienne à une ‘vieille démocratie’, une ‘‘démocratie évoluée’’, ou que l’on
soit dans un univers où la démocratie est à l’état naissant, on peut observer aujourd’hui un
certain désenchantement, voire une certaine méfiance546 μ une situation qu’on pourrait qualifier
de difficulté à se tenir en démocratie, ou de difficulté d’être de la démocratie elle-même.
A quoi cela tient-il ? Y a-t-il lieu de désespérer au sujet du présent et de l’avenir politique ?
Ce que propose Breton, c’est une mise en question qui donne à la démocratie et à ceux qui en
font le choix d’échapper à toute forme d’illusionέ
La sensibilité démocratique de Breton prend essentiellement acte et conscience de
l’intolérable qui accuse la démocratie et la provoque à être ce qu’elle estέ Mais quel est
précisément cet intolérable ? Réfléchissant « sur l’état présent de la démocratie ou plutôt des
démocraties »547, Breton pense la mise en question en terme de critique dans la liberté et pour
la liberté. Plus précisément il distingue « deux types fondamentaux de critiques, selon que
l’accent, dans ce que le langage commun appelle démocratie, porte sur l’égalité ou bien sur la
liberté »548. Après avoir évoqué certaines critiques, notamment sur l’« opacité des pouvoirs »,
Breton s’arrête sur ce qui, à ses yeux, mérite plus d’attention possible : la vie et la liberté. Elles
constituent chez lui, en effet, l’aspiration fondamentale de tout humainέ Et ce, d’autant plus
qu’on se demande si le vent démocratique censé être porteur de plus de liberté réussit
véritablement à apporter cet air de liberté et à créer les conditions d’une vie meilleureέ
Pour Breton, c’est l’existence du mal-être sous toutes ses formes qui constitue la critique
la plus radicale à l’être-ensemble démocratiqueέ En effet, comme on le verra d’une manière
particulière chez lui,
La mise en question l’idéal démocratique, c’est, avant toute critique explicite, le fait même
d’une existence du monde de la misère ν et d’une tendance inexorable de l’histoire actuelle
à subordonner à l’aristocratie possédante de quelques-uns l’univers, toujours plus peuplé,
de ceux qui n’ont pas et de ceux qui ne sont pas549.
546
« Le grand problème politique de notre temps » est, selon ROSANVALLON, « une érosion de la confiance »
qui marque structurellement les sociétés contemporaines et installe un climat de défiance. Pierre
ROSANVALLON, La contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance , Paris : Seuil, 2006, p. 9.
547
Stanislas BRETON, « Dernier jour d’hôpital », Texte inédit, in : Fonds Breton, 786.30.1.d, p. 4.
548
Ibid., p. 5.
549
CP , p. 185.
210
Mais une telle attitude – on l’espère – conteste la démocratie non pas pour y mettre fin, mais
pour lui donner de mieux offrir ce qu’elle promet et de tendre davantage vers la véritable fin
qui est la sienneέ Dans l’esprit de notre philosophe, une telle manière de remettre en cause ou
en question l’idéal démocratique a essentiellement pour fin de défendre la démocratie, non
seulement contre tout ce qui n’est pas elle et qui la pervertit de l’extérieur, mais aussi contre
elle-même c’est-à-dire contre ses propres dérives.550
Il importe donc – d’une importance vitale pour la démocratie elle-même – que ce rêve soit
raisonnablement accompagné d’une pensée critique qui maintienne en éveil gouvernés et
gouvernants.
« La démocratie, écrit Breton, est née d’un esprit critique, persévérant et corrosif, qui a fini
par laminer un ordre bien établi »551. Dans ce sens il convient, et il sera toujours urgent, de
prendre toute la mesure de ce mal-être en sa facette la plus intolérable comme le montre Breton.
Aucune réflexion philosophique sur la démocratie ne saurait, selon lui, ignorer ce problème de
l’esclave ainsi que le mal-être humain sans manquer à sa responsabilité.
1.1.2. Mal et malheur comme accusation et fonction critique
L’une de nos hypothèses de lecture, au chapitre premier, a été de voir dans la difficulté
d’être et dans le mal-être de l’humain un lieu d’émergence de la pensée poétique et politique de
Breton. Elle se vérifie effectivement dans sa méditation sur le projet humain. En effet, on peut
dire que se manifeste dans cette méditation sa sensibilité effective, donnant lieu à une pensée
vigoureuse qui s’appuie sur le vécu concret de l’humain et des humainsέ
Ce qui, de quelque manière, est nécessaire à un véritable « travail de recomposition » dans le sens où l’entend
Marcel GAUCHETέ En effet, tout en identifiant différents aspects de ce qu’il appelle la crise de croissance de la
démocratie, tout en mettant en lumière ce qui ébranle les sociétés démocratiques et conduit à une certaine
décomposition de la démocratie elle-même, GAUCHET estime qu’il est des signes indiquant suffisamment qu’un
« travail de recomposition est d’ores et déjà en route, même si c’est encore de manière embryonnaire. » (Marcel
GAUCHET, La démocratie, d’une crise à l’autre, Nantes : Editions Cécile Défaut, 2007, p. 54).
551
Stanislas BRETON, « Esclavage, libération, démocratie », in : André TOSEL (dir.), La démocratie difficile :
actes du colloque franco-italien, Besançon, 23-25 mai 1991, Urbino 18-20 octobre 1991, Paris : Les Belles Lettres,
1993, p. 267.
550
211
Parce que la philosophie « s’ancre dans les faits dont elle part »552, Breton discerne trois
genres d’événements qui, plus que de simples faits, en des temps et lieux donnés, se sont posés
et imposés « telle une exception, en ‘‘rupture restauratrice’’ qui ouvre un nouvel âge de
l’histoireέ »553 Il s’agit de situations limites, critiques mettant en question le projet humain et le
projet démocratique : « l’événement génocide », « la misère des misérables », l’« inquiétude
sur l’avenir ».
Ce qui retient l’attention de Breton s’inscrit dans l’épaisseur de l’histoire humaineέ Ces
événement et ce questionnement sur le futur rappellent à tout humain qu’il est un être historique
gardant une bonne et saine mémoire du passé, exerçant sur le présent un regard vigilant parce
que critique, et tout aussi résolument tourné vers un avenir qu’il peut contribuer à faire advenirέ
Selon lui, ces événements « ont trait au destin actuel de la démocratie et du projet humain
qu’elle prend en chargeέ »554 Ils constituent en soi une accusation qu’aucun projet démocratique
ne saurait négliger sans se trahir.
L’événement génocide, « nous accule au langage paradoxal μ celui d’une excellence négative
sans pareille. »555 Bien que l’on soit en présence d’un indicible, réfléchir sur une telle horreur,
et surtout penser le caractère exceptionnel de cet événement, « à la hauteur de l’humain, dont il
représenterait la plus incroyable dénégation », relève selon Breton d’un devoirέ Et il ne manque
pas de souligner l’actualité saisissante de la pensée d’Hannah Arendt sur cet événement :
« Lorsqu’elle parle de la ‘‘banalité et du mal’’, écrit Breton, ce n’est point pour diminuer
l’horrible de l’horreur, mais en vertu d’une analyse qui ne permet plus de confondre les casέ
»556 Selon Breton, cet événement, dans sa spécificité, constitue « l’hapax irréductible qui ne
cesse de nous interroger, et d’interroger la démocratie qui l’aurait rendu possible […] Il est
devenu notre présent interrogateur . »557
552
CP , p. 167.
CP , p. 167.
554
CP , p. 179.
555
CP , p. 170.
556
CP , p. 173.
557
CP , p. 179.
553
212
Le deuxième type d’événements, Breton le nomme « la misère des misérables ». Que
recouvre donc cet événement « durement actuel », scandale incompréhensible, qui, à sa
manière, constitue une interrogation critique au projet humain et démocratique, et qui ne cesse
de heurter nos consciences ? Il s’agit de la misère de « la guerre, au singulier et au pluriel »,
ainsi que des « exterminations plus ou moins programmées » qui en résultent.
Même s’il reconnaît à Hannah Arendt et à Paul Ricœur le mérite de « leur courageuse
méditation d’un tout moment sans répit », Breton s’étonne que « ce mal-là » ait si peu de place
dans les réflexions philosophiquesέ Une relative absence que l’on justifie parfois trop facilement
par une certaine « méfiance à l’égard des théories »έ Une méditation de l’être pour la mort qui
ignore cette misère-là ne serait qu’un refugeέ
Breton interroge donc « le mal-être de notre être au monde » que permet de sentir la
sensibilité inhérente à l’esprit démocratiqueέ Un mal-être qui, selon Breton, « suscite
l’inévitable interrogation μ que faire dans un milieu où s’accroît la disette des possibles et sur
une terre où, pourtant, l’abondance des possibilités techniques devrait ouvrir un champ de
travail indéfiniment élargi ? »
Une démocratie ignorante des problèmes toujours cruciaux de la misère et la pauvreté
humaines manque nécessairement son but et n’obéit pas à sa logique propreέ Car si elle se
présente comme le lieu de la réalisation de l’homme par lui-même elle ne peut qu’inscrire la
lutte contre toute forme de pauvreté dans ses objectifs comme faisant partie de la même lutte
qu’elle mène contre toute forme de servitude.
Le spectacle désolant – face auquel on se sent où on se dit impuissant – d’enfants, de
femmes et d’hommes dont l’existence terrestre semble réduite à l’attente d’une assistance quasi
quotidienne provoque à la réflexion et à l’actionέ C’est sans doute à ce niveau que la
responsabilité de notre réponse doit être la plus concrète, c’est-à-dire la plus immanente à la
réalité même.
213
Ce que Breton identifie comme obstacle à la démocratie se trouve être d’abord et avant
tout obstacle à la vie et à la liberté. Il fait remarquer, notamment face aux prodiges de la science,
que toute « sensibilité de bon sens » a bien des raisons de redouter « la dissolution de la vie et
de la liberté, l’une et l’autre indissolublement unies, bien que distinctes, par le danger mortel
auquel elles seraient exposées558 »έ A la question donc de l’habitabilité du monde est liée une
certaine peur dont il convient de prendre toute la mesureέ Cette peur se justifie d’autant plus
que ce qu’est censé promouvoir et protéger la démocratie est constamment menacé de
disparaître.
D’où la nécessité pour la démocratie de toujours se proposer comme réponse à toutes
ces questions fondamentales et décisives sur le mal-êtreέ Elles seront d’autant mieux traitées
que l’intelligence de la conjonction entre poétique et politique, que nous envisageons, sera
toujours impliquée dans tout effort de la pensée de l’être de l’humain, de l’être du politique et
de l’être-ensemble des humains.
1.1.3. L’esclavage ou l’obstacle de la démocratie
« Je ne crois pas qu’on puisse se faire une idée approximative de ce qui est au cœur de la
démocratie sans une médiation préalable de l’esclavage et de ses différentes modalitésέ Les
philosophes ne se sont guère souciés de ce préalableέ Et c’est dommage… »559
L’absolu de l’esclavage est, selon Breton, l’extrême opposé de la causa sui – concept
paradoxal au cœur de sa conception de la démocratie –. Seule une véritable sensibilité
démocratique permet à la fois de discerner toutes formes de servitude ou d’esclavage, et d’y
répondre en toute responsabilité.
La considération – par une pensée critique et qui engage – de ce problème qu’est l’esclavage
n’est donc pas secondaire dans la compréhension de l’idéal démocratique ou de tout vouloir-
558
559
EP , p. 143-144.
Stanislas BRETON, « Dernier jour d’hôpital », Texte inédit, in : Fonds Breton, 786.30.1.d, p. 7.
214
être-ensemble. Car si la démocratie est promesse de liberté c’est qu’elle est née en des lieux et
temps de non liberté.
En effet, écrit-il dans Causalité et projet μ « L’histoire dans laquelle s’inscrit le sursaut
démocratique est […] l’histoire de l’esclavageέ La philosophie elle-même, avant la démocratie
moderne, n’a pu s’affirmer ou se poser comme telle, que dans et par le contraste avec l’état de
servitude. »560
Autrement dit, la réflexion de Breton a pour fin de faire prendre toute la mesure de ce qu’a
été ou de ce qui constitue aujourd’hui encore, pour des personnes ou des groupes de personnes,
une réelle impossibilité d’être soi ou d’être cause de soiέ Pour lui donc, que l’état d’esclavage
soit l’obstacle même de la démocratie ne fait l’objet d’aucun douteέ
Aussi, dans son article « Esclavage, libération, démocratie », Breton propose-t-il une
exégèse liant étroitement les termes de ce trinôme « par une implication sui generis » et pouvant
se formuler de la manière suivante : « pour tout x, si x est esclave, alors nécessairement x aspire
à sa libération et, nécessairement aussi, si x aspire à sa libération, il aspire à la démocratie. »561
On se demandera maintenant si ce n’est pas au travers de leur sensibilité respective à ce
mal-être que poétique et politique laissent entrevoir leur conjonction que l’on dirait quasi
naturelle.
560
CP , p. 143.
Stanislas BRETON, « Esclavage, libération, démocratie », in : André TOSEL (dir.), La démocratie difficile :
actes du colloque franco-italien, Besançon, 23-25 mai 1991, Urbino 18-20 octobre 1991, Paris : Les Belles Lettres,
1993, p. 257 ; cf. aussi L’uomo d’oggi et le sue contraddizioni.
561
215
2. POETIQUE ET POLITIQUE DANS LA PENSEE BRETONIENNE DE LA DEMOCRATIE
« En tant que tel, l’élément poétique se présente,
au même titre que la démocratie, sous les traits
d’un argument ontologique transposé »562
Il nous faut maintenant rendre compte de notre idée selon laquelle la conjonction entre
poétique et politique chez Breton s’achève en démocratieέ Par achèvement nous entendons la
pleine manifestation ou le plein accomplissement, sans pour autant entendre la plénitude dans
un sens absolu. La conjonction entre poétique et politique se lit chez Breton à travers sa
sensibilité aux problèmes de la vie et de la liberté, et la réponse aux questions suscitées par ces
problèmes définit l’être même de la démocratieέ Aussi allons-nous examiner d’abord la question
de la liberté qui répond au problème de l’esclavage ; ensuite il sera question de la vie en réponse
au problème du mal-être ; enfin nous serons à même de comprendre la conjonction entre
poétique et démocratie.
2.1. De la liberté
L’esclavage ainsi que toute forme de servitude requièrent libération, liberté, voire
rédemption. Mais quel sens de la liberté se dégage-t-il dans l’approche bretonienne de la
démocratie ? « L’utopique liberté dont Plotin dessinait le modèle, écrit Breton, n’est pas
étrangère à notre problème. La démocratie ne peut être exemplaire que si elle établit le royaume
de la plus grande liberté. »563 La liberté, on le voit, tient une place que l’on dirait de fondement
dans la conception bretonienne de l’être même de la démocratieέ La liberté – condition de la
démocratie – est ce qui définit l’homme, sujet démocratique ; et la reconnaissance de la liberté
de l’humain comme droit n’est autre chose que la reconnaissance de son être en tant qu’être.
562
563
CP , p. 148.
Stanislas Breton, « Dernier jour d’hôpital », in : Fonds Breton, n° 786.30.1.d, p. 8.
216
La conception bretonienne de la démocratie prend essentiellement appui sur son
anthropologie philosophique qui, comme on l’a vu au chapitre septième, donne à voir l’humain
non pas seulement comme un être capable de s’autodéterminer, mais en tant qu’il est
fondamentalement cause de soi et appelé à le devenirέ C’est donc tout naturellement à la lumière
de cette anthropologie que l’on comprend l’aition eautou – ou la causa sui – comme condition
de possibilité de la démocratie.
Mais il ne suffit pas que l’homme soit cause de soi et pour soi, pour qu’advienne la
démocratie. Il faut aussi que la démocratie elle-même soit comprise comme cause de soi. Et
pour Breton, elle l’est sans conteste564. Appliquant à la démocratie cette idée plotinienne de
l’aition eautou565, il la compare à cette « mystique fleur qui ‘‘fleurit pour fleurir’’ »έ Mais en
même temps, une prudente sagesse invite à l’espoir sans perdre de vue le conditionnement
historique du « contrat-consensus » démocratique566.
On est ainsi au cœur de l’ontologie politique de Breton dans la mesure où il choisit «
‘‘l’être en tant qu’être’’ dans une optique néoplatonicienne »567 pour définir la liberté, et
notamment « l’être libre » qui seul peut être sujet démocratiqueέ
Cet « aition eautou plotinien » – est-il besoin de le rappeler – est l’une des dimensions
caractéristiques de la pensée de Bretonέ Ce qu’on tente de montrer ainsi, c’est que cette pensée
de Stanislas Breton – penseur à l’esprit libre – est fondamentalement, quel que soit l’angle sous
lequel on la considère, une pensée de la liberté. On comprend alors pourquoi Breton y a recours
d’une manière appuyée dans sa conception de la démocratie qui inscrit dans son être même la
question et la quête de la liberté. On en comprend aisément l’urgence puisqu’aujourd’hui encore
564
Pour entendre en des termes autrement saisissants ce qu’on essaie de montrer, on pourrait se référer à ce passage
où il donne la parole à la démocratie : « À la démocratie personnifiée conviendrait dès lors les propos suivants :
‘‘Je ne peux être esclave de rien’’ ni de personnes ν ni de la nécessité interne d’une essence ν ni d’une instance
externe de contrainte ou de hasardέ Je suis ce que je veux être ν mon être n’est que la trace de ce vouloirέ Je n’ai
pas d’autres causes ni d’autres pourquoi que ce je veuxέ’’ Ainsi se vérifierait en la plénitude de son sens
l’expression μ ‘‘être cause de soi’’, c’est-à-dire être par soi et pour soi », in : CP , p. 140.
565
Dans un texte inédit auquel on a déjà fait référence il fait cette même application à la démocratie : « ‘‘Être cause
de soi’’ à la manière qui nous est décrite par Plotin comme approche de l’Absolu est sans nul doute la plus
étonnante des utopiesέ On en surprend l’écho lointain dans certaines expressions du temps jadis, typique d’une
fierté républicaine telle que μ ‘‘se faire ce qu’on est’’ ou, plus radicalement, ‘‘être le fils de ses œuvres’’έ », p. 8.
566
Cf. CP , p. 143.
567
MD, p. 25.
217
à bien des « repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoirέ La place demeure vide
mais le couvert reste mis »568.
2.2. De la vie
« Pour comprendre le vivant, et penser la vie, écrit Breton, il faudrait que la ‘‘forme’’ à
laquelle on recourt soit comme le levé et le posé à peine appuyé d’une âme dansanteέ »569 Cette
‘‘forme’’ – qui nous est maintenant familière – est celle qui conjugue l’esse in et l’esse ad. Et
cette manière qu’a Breton de penser la vie comporte un enjeu politique certainέ C’est
précisément pour cette raison qu’elle constitue pour nous un des lieux, sinon le lieu, de la
conjonction entre poétique et politique s’achevant dans un être-ensemble démocratique.
Variant les dénominations, mais toujours assuré de parler de la même chose, on peut dire
alors de la pensée de Breton, qu’elle est une véritable poétique de la vie qui prend en compte la
vie sous toutes ses formes570. Et selon lui, « l’‘‘être-dans’’ […] est aussi vital pour l’esprit que
pour la vie »571. Si l’on rappelle ici le fait que pour lui la pensée de la vie prend la forme de la
dyade originelle, c’est parce que chez lui pensée de la vie et pensée de l’être sont une et même
pensée ; et « on aurait tort de la réduire à un quiétisme de la douceur de vivre »572έ C’est aussi
pour revenir et insister avec Breton sur « le verbe ‘‘habiter ’’, en sa double acception :
intransitive (être-là ) et transitive (habiter une maison). Verbe essentiel, dont les pauvres, sans
feu ni lieu, ont le droit de nous faire sentir le prix »573.
568
Hannah ARENDT, La crise de la culture , Paris : Gallimard, 1972, p. 13.
« Pour comprendre le vivant, et penser la vie, il faudrait que la ‘‘forme’’ à laquelle on recourt soit comme le
levé et le posé à peine appuyé d’une âme dansante » BRETON, MD , p. 125.
570
Une pensée de la vie qu’on pourrait, sous certains aspects, rapprocher de celle de JONAS : « Les grandes
contradictions que l'homme découvre lui-même – la liberté et la nécessité, l'autonomie et la dépendance, le soi et
le monde, la relation et l'isolement, la créativité et la mortalité – ont leurs traces rudimentaires dans les formes de
vie même les plus primitives, chacune en équilibre précaire entre être et non-être, et chacune déjà dotée d'un
horizon interne de ‘‘transcendance’’ », Hans JONAS, Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique ,
traduit de l'anglais par Daniel Lories, p. 9.
571
PB, pέ 87έ Mais BRETON s’empresse d’ajouter : « Je ne prétends pas, pour autant, réduire la pensée ontologie
à un département de la biologie. » Avec une telle remarque, on comprend que le rapprochement que nous faisons
avec la pensée de la vie chez JONAS requiert nuance et prudence.
572
PB, p. 87.
573
PB, p. 88.
569
218
Cette dernière précision souligne justement combien une poétique de la vie n’a de sens que
si elle se présente comme ce qui donne sens à l’existenceέ Elle est à même de le donner en
pensant et créant les conditions d’épanouissement – lieu et feu – de toute vie. Et nous pensons
qu’une telle sensibilité au concret du quotidien peut ouvrir à une meilleure intelligence de vie
humaine en politique, ainsi que l’entend Spinoza574. A cet intérêt de Breton pour la vie et la
liberté est étroitement lié un sens aigu du bien et du juste, et qu’il convient à présent d’exposerέ
2.3. Poétique et démocratie
Dans Causalité et projet, Breton défend clairement la thèse selon laquelle « de
naissance, l’idée démocratique, et elle seule, répond à l’idée du projet humain »575. Cette thèse
est la justification fondamentale du choix de la démocratie par Bretonέ C’est donc précisément
dans la mesure où poétique et politique se présenteront comme ouvrant, en même temps ou l’un
par l’autre, la possibilité d’un réel accomplissement du projet humain que leur conjonction en
démocratie, par voie de conséquence, sera effective et sensible.
Prenant l’exemple du rapport de la technique à l’existence humaine, dans de ses
manuscrits, Breton justifie davantage ce lien que cherchons à discerner entre poétique et
démocratie.
Il est impossible de nier que la technique, telle qu’elle s’exerce aujourd’hui – et peut-elle
s’exercer autrement ? – inspire une mentalité instrumentaliste et utilitaire qui équivaut, en
effet, à une oblitération de l’être en tant qu’être des choses. On est loin du temps où François
d’Assise célébrait dans son cantique l’être en tant qu’être des créaturesέ Comment échapper
au danger que l’on signale ?576
Comment être ou agir, non seulement pour échapper à quelque danger, mais surtout pour
manifester l’être des choses ? De quelle manière peut-on manifester l’être de la démocratie ?
La réponse de Breton, évoquant la figure de François d’Assise, est d’ordre mystique et poétique.
« Lorsque nous disons que l’État le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends
par là une vie humaine, qui se définit non par la seule circulation du sang et par les autres fonctions communes à
tous les animaux, mais avant toute chose par la raison, véritable vertu de l’âme, et sa vraie vieέ » Baruch de
SPINOZA, Traité politique, chapitre V, §V.
575
CP , p. 146.
576
S. BRETON, « Démocratie et mondialité », Fond Stanislas Breton, 786.26.2.g., p. 5-6.
574
219
Ce qu’il nomme « cantique de l’être en tant qu’être des créatures » n’est-il pas le lieu poétique
qui rendrait à la vie tout son sens ? Tout ce qui est de l’ordre du purement utilitaire est contraire
à l’être des chosesέ De la même manière, dans le domaine du politique, sa pensée prévient d’un
danger qui ferait perdre à la démocratie son être ou sa raison d’êtreέ L’attitude poétique qui
serait comme ce cantique de François d’Assise ne relèverait-elle pas de la nécessité pour tous
et chacun de respecter aussi bien tout humain que le monde dans lequel nous habitons ? On
rejoint ici qu’on a dit sur l’habiter qui tient compte du sens du monde et est en même temps un
agir en vue de le transformer, de le rendre plus humainέ C’est pourquoi, nous inclinons à penser
comme Breton la nécessité d’une poétique de la démocratie qui n’est rien d’autre qu’une
poétique du respect de la vie, une « poétique de l’existence ».
Si l’on tient en démocratie au respect de l’être en tant qu’être de l’humain, il convient
d’abord de pratiquer ce même respect à l’égard de l’être en tant qu’être de tout ce qui est ;
un être qui ne se réduit pas à une méthode d’emploi et aux rendements d’un bon serviceέ
Ces deux formes de respect s’entretiennent l’une l’autreέ Une éducation démocratique ne
peut s’appuyer uniquement sur une morale civiqueέ
Il nous faut, en régime de démocratie, une poétique de l’existenceέ J’entends par là un
regard désintéressé, un sens nouveau des choses, et précisément « un sens d’être » que
devrait entretenir, chez nous, ceux qu’on appelle et qui se disent poètes, s’ils veulent bien,
sans s’attribuer pour autant je ne sais quelle mission divine, insuffler aux pauvres hommes
que nous sommes la béatitude, qui est la leur, de la noble gratuité.577
Il importait de poser comme principe de base cette conviction de Breton selon laquelle il y
a bien et il devrait y avoir articulation entre poétique et politique. Cette conjonction n’est pas
seulement de rime, puisqu’elle s’entend dans un sens beaucoup plus profond et insoupçonné
qui requière une attention soutenue.
Il faut donc prolonger notre quête du sens de la conjonction entre poétique et politique chez
Breton en nous ouvrant à sa réflexion sur l’urgence et le comment d’une réponse à donner à
tout ce qui est susceptible d’entraver la liberté et la vie de l’humainέ On comprend alors qu’une
fois la sensibilité démocratique éveillée, s’éveille aussi nécessairement, ou devrait s’éveiller le
sens d’une responsabilité qui appelle décision et engagementέ
577
S. BRETON, « Démocratie et mondialité », Fond Stanislas Breton, 786.26.2.g.
220
3. DEMOCRATIE ET RESPONSABILITE
La pensée de Stanislas Breton est une pensée de la responsabilité, de la décision et de
l’engagementέ Cela s’entend dans le sens où Breton place l’homme dans une posture où il se
voit constamment mis en demeure de déciderέ Et décider relève d’une responsabilité qui engage
à toujours répondre, non seulement par son dire mais aussi par son agirέ L’examen de cette
triple attitude ouvre aussi, de quelque manière, à la compréhension de la démocratie chez
Breton.
3.1. Prendre la responsabilité d’une réponse
Non seulement, la question de la démocratie et les questions qu’elle suscite peuvent
recevoir quelque réponse578, et en ont déjà reçu, mais elles constituent comme un appel à aller
au-delà d’une logique qui reconnait la réponse contenue dans une questionέ Ou plutôt, parce
que la réponse peut être déjà contenue dans la question, elle oblige, elle exige ; et y répondre
relève alors d’une véritable responsabilitéέ Chacun doit y répondre et prendre la responsabilité
de sa réponse579.
3.1.1. De la responsabilité
Répondre dans le sens d’une responsabilité prise et pleinement assumée c’est, chez
Breton, prendre conscience de ce qui, en nous, permet de maintenir vives et l’interrogation et
la réponse. On peut dire qu’il y a chez lui comme un « principe responsabilité » qui peut être
rapproché – même si on se gardera de toute identification – de celui que propose Hans Jonas580.
578
« Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse » : Ludwig
WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, Paris : Gallimard, 1993, 6.5.
579
Cf. DRP , p. 216.
580
Hans JONAS, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique , Traduit de l'allemand
par Jean Greisch, Paris : Cerf, 1990.
221
Même s’il n’est pas chez Breton un discours strictement consacré à cette question, elle demeure
très présente et fondamentale ; et une certaine dimension éthique, présente chez Jonas, ne lui
est pas étrangère. Quoi que marquée par la finitude, et peut-être même pour cette raison, « l’être
humain » est chez Hans Jonas, le pôle de référence le plus fondamental, lorsqu’il s’agit de
penser les paradigmes de la responsabilitéέ En effet, selon lui, « l’archétype de toute
responsabilité est celle de l’homme envers l’hommeέ »581
Le « Respondeo dicendum » thomasien que Breton prend tellement au sérieux et traduit
par « Je prends la responsabilité d’une réponse »582 s’applique donc chez lui à la sphère du
politique. Il y voit ainsi un appel pressant sans cesse lancé à tout humain, conscient de sa
responsabilité d’être humain, à savoir, vouloir, devoir « prendre position, dire son mot, bref,
intervenir »583
Mais, « La distance reste imprescriptible qu’abolissaient les conceptions trop étroites
d’un rapport logiquement contraignantέ Il faut à la réponse d’une responsabilité l’écart que
ménage l’intervalle entre le possible ou l’‘‘idéal’’ et le réel »584.
3.1.2. La démocratie ou l’exercice de la responsabilité
À qui veut penser aujourd’hui la démocratie se pose des questions d’une gravité dont on
ne mesure jamais assez la portée. Ces questions décisives et graves sont, entre autres, celles
auxquelles nous rend sensibles μ la question de l’esclavage, l’événement génocide, les guerres
d’hier et d’aujourd’hui qui ont meurtri et n’ont pas fini de meurtrir l’humanité, ainsi que
l’inquiétude face à l’avenirέ Elles trouvent déjà quelque réponse dans la méditation qu’on vient
de faire avec Bretonέ Mais cette réponse est appelée à se renouveler, d’autant plus que ces
questions ne cessent, malheureusement, de se poser.
581
Hans JONAS, Le principe responsabilité, Paris : Cerf, 1990, p. 193.
DRP , p. 122.
583
Ibid.
584
LC, p. 25.
582
222
Et si pour Breton, cela relève d’une responsabilité, il importe de comprendre que dans
la communauté démocratique – qui est bien plus qu’une somme d’individus – la responsabilité
concerne d’abord la vie, l’autonomie et la liberté de l’individu citoyenέ Est-il capable d’être
responsable de lui-même, indépendant, et quelles sont les conditions à remplir pour y parvenir ?
Ensuite il y a la responsabilité de la communauté à se faire elle-même ce qu’elle est, et ce
qu’elle doit êtreέ Les institutions sont-elles une garantie à cette liberté ? En quoi participe-t-elle
à cette réponse qu’il faut apporter ?
Comme l’écrit Breton, en effet, « Les occasions, et les plus pressantes raisons, ne
manquent pas donc qui tiennent en éveil la responsabilité, impartie à tous, de l’existence
démocratique en sa prétention généreuse et fragile, à l’universelέ »585 On pourrait ajouter que si
l’exercice démocratique est une responsabilité, il importe de discerner le sens de cette
responsabilité « impartie à tous » et qui n’est pas une simple invitation à plus ou moins de
responsabilité, mais un impératif auquel ne saurait se soustraire la démocratie et ceux qui
prennent la responsabilité de son choix.
Responsabilité commune et individuelle donc, la démocratie se vit à bien des échelles.
A l’échelle personnelle et communautaire, à l’échelle parlementaire et gouvernementale, à
l’échelle mondialeέ Répondre, à tous ces niveaux, ne serait-ce pas alors exercer son œil critique
et tenter d’être à sa manière poète, ou démocrate parce que poète, c’est-à-dire sachant s’ouvrir
aux choses et aux êtres pour les transformer sans les altérer ?
L’insistance de cet impératif est plus que marquée par : « la responsabilité d’une réponse ».
Non seulement il faut répondre, mais il faut être à même de répondre de sa réponse. Une
décision doit être prise. Aussi apparaît-t-il, dans l’exercice de cette responsabilité, que « Le
moment de passage entre la prise de parole et la parole reprise est le lieu d’une décision »586.
585
586
Stanislas Breton, art. cit., p. 269.
Michel de CERTEAU, La prise de parole et autres écrits politiques , Paris : Seuil, 1994, p. 69.
223
3.2. Décider587
« Il faut se décider , l'alternative ne tolère ni le moyen terme d'un juste milieu, ni la facilité
de l'abstention »588. Cette affirmation de Breton au sujet du statut de la philosophie qui est née
elle aussi, comme la démocratie, d’un acte de liberté, s’applique fort bien à la décision politiqueέ
Non seulement il faut décider, mais « il faut se décider ».
« Mais comment se décider face à un monde de plus en plus obscur et indécidable ? »589
La question est pressante et permet de prendre toute la mesure d’une telle responsabilitéέ Mais,
« l’inévitable question » qu’on ne peut pas ne pas aborder, selon Breton, est la suivante μ « Que
faire dans un monde où, plus que jamais, on risque de se perdre ? » Selon Stanislas Breton, la
question comment s’orienter dans la pensée ?, ainsi que la réponse qu’on y apporte, aide à
mieux saisir la portée de la décision et de l’engagement en politiqueέ
Réfléchissant sur l’acte d’un jeune homme qui un jour s’était jeté dans le vide, Breton pose
une question dont la gravité ne peut qu’interroger l’acte de décision, quel qu’il soit : « Etait-il
maître de soi dans la décision de sa perte ? »590 Point n’est besoin d’attendre cette situation
limite pour que la décision soit empreinte de gravité et implique celui qui décide. Mais cet acte
extrême dit à quel point l’être tout entier d’une personne est impliqué dans la décision priseέ
Décider, c’est donc se décider, c’est choisir et se choisirέ Et cela suppose que l’on soit cause
de soi. Il faut donc être déjà cause de soi pour décider et décider aussi de se maintenir dans cet
état où on peut se faire ce qu’on est, sans être obligé d’aller à sa perteέ
Prendre la responsabilité d’une réponse c’est donc prendre position, c’est déciderέ Mais
dans un domaine aussi complexe que celui que nous considérons à présent, on pourrait être
tenté de se demander μ « Pourquoi décider en un sens plutôt que dans l’autre ? Pourquoi décider
de ‘‘quelque chose’’ plutôt que de rien ? » Quelle décision est-on ainsi invité à prendre ? Face
587
Sur la question de la décision, décisive en philosophie, cf. Colloque Castelli, volume LXXX, 2012, 1-2.
VO , p. 28.
589
PCS, p. 7.
590
AA, p. 41.
588
224
à la peur de la puissance du savoir, ou pour faire face à la « dissolution de la vie et de la
liberté »591, Breton préconise une prise de décision pour la vie et la liberté.
C’est en quelque sorte un engagement à prendre dans les divers domaines de la vie de
la cité et par tous les habitants de la citéέ Tenant compte de la cité des humains telle qu’elle se
présente aujourd’hui, notamment dans les sociétés à haute technologie toujours en croissance
avec ce qu’elle comporte de chance mais surtout de défis ou même de malchance, Breton
s’interroge et invite à s’interrogerέ Son questionnement relève, selon lui à la fois du sens
commun éthique et du sens commun constatif, car dit-il, « la norme de droit coexiste de plus en
plus avec une normalité de fréquence, qui n’est point sans danger »592.
Ce qui est ainsi posé, et qui relève d’une véritable décision, constitue un fondement de
l’être-ensemble qui mérite l’attention la plus soutenueέ Toute analyse de l’être-ensemble se doit
donc de prendre en compte ce problème de la décision qui ne concerne pas seulement les
décideurs politiques mais tout citoyen, tout élément de la polis, en tant qu’il est, de quelque
manière, décideur à travers son être-vers les autres ou son être-vers la société elle-même.
Pour la gestion de la cité, une gestion qui lui donne d’être ce qu’elle est et qui ne la
transforme pas en un quelconque terrain d’affrontements, la prise de décision, dans la
perspective bretonienne, se fait ou devrait se faire en ne perdant en aucune manière ni pour
aucun motif, l’intégrité de « l’être en tant qu’être », de « l’humain en tant qu’humain ».
La dimension éthique introduit un impératif suprême appelant la communauté politique
et chaque citoyen à répondre de l’intégrité de l’être « en tant qu’être ». Il nous faudrait donc
prendre la mesure de ce qu’il nomme « la crise du politique » et penser dans cette perspective
de la décision et de l’engagement, « l’exister » qui consiste pour l’humain, à se déterminerέ Car,
écrit-il, « l’indétermination pure ne saurait être la meilleure manière d’exister »593. Peut-être
591
EP , p. 143.
Ibid., p. 148. « On s’accommode de l’inévitable, écrit-ilέ Au sens commun de teneur éthique s’associe un sens
commun d’ordre constatif, qui prononce, dans la prose de tous les jours μ ‘‘c’est ainsi, le fait est universel’’ » (Ibid.,
p. 148-149).
592
593
Ibid., p. 156.
225
est-ce à la détermination – qui fait exister – que participent « les mouvements de libérations »
dont parle Breton. En évoquant à la fois des maux concrets qui minent le politique et des efforts
consentis pour la libération de l’humain, Breton ouvre un chemin de réflexion philosophique à
partir de la vie concrèteέ En effet, on peut dire de la pensée de Breton, à ce niveau, qu’elle est
une sorte de « philosophie de situation ».
Quel que soit le nom qu’il conviendra de lui donner, elle autorise certainement et incite
à toujours étendre toute analyse politique à ces situations concrètes qui restent en permanence
une question et une accusation à la démocratie. Bien que les mêmes considérations ne puissent
pas être faites au sujet de tous lieux, faits ou situations, la même responsabilité doit, dans tous
les cas, pousser à prendre position, à risquer la décision qui, comme on l’a vu, est et nécessité
un véritable engagement.
3.3. S’engager
Cette question de la responsabilité d’une réponse vise à montrer à quel point et en quel
sens le citoyen est maître de son action ν c’est donc aussi une question de participation au
politique. « Le monde-univers, corrélatif d’une citoyenneté organique, écrit Breton, représente,
simultanément l’horizon ultime qui spécifie la visée d’une activité politique et la lumière qui,
enveloppant toutes les décisions, permet d’en apprécier les inadéquationsέ »594
En ce sens, la réponse prend la forme d’un engagement qui répond au même impératif
dont on vient de parler. Une fois la décision prise, un engagement doit la rendre concrète. En
effet, bien souvent dans le domaine politique tout comme au niveau individuel, « il y a loin de
la coupe aux lèvres » lorsqu’il s’agit d’opérer le passage entre une décision prise et sa mise en
œuvre effectiveέ Il appartient donc au politique responsable de ses semblables ainsi qu’à chaque
citoyen de débusquer, pour ainsi dire le sanglier caché – en ses multiples formes – susceptible
de menacer la vie et la liberté.
594
Ibid., p. 155.
226
Dans perspective bretonienne, l’engagement politique, si l’on espère une démocratie
efficace et efficiente, sera donc celui qui fera de la vie et liberté, une sorte de critérium de la
démocratie. S’il est un bien que poursuit et devrait toujours poursuivre l’idéal démocratique
c’est, le respect – dans le sens d’une création des conditions d’épanouissement et d’une
protection – de la vie et de la liberté.
On peut se demander si la démocratie est la seule forme de politique garantissant à l’humain
– à travers l’engagement souhaité de tous – un accroissement ou un épanouissement de la vie
et de la libertéέ En outre, on peut se demander s’il n’est pas d’autres conditions de possibilité
de la démocratie en dehors de la vie et de la liberté. Questions légitimes, bien entendu, qui
marquent une limite à notre lecture de Breton tout en nous poussant à aller plus loin. Aussi
peut-on dire que même si d’autres formes d’organisation politique se proposent de répondre à
cette double question de la vie et de la liberté, la démocratie semble être celle qui y répond le
mieux possibleέ Et même si à l’intérieur de la démocratie elle-même on discerne autre élément
censé être, d’une certaine manière, sa condition de possibilité, il ne peut que se fonder sur le
respect de la vie et de la liberté.
Un tel respect dans le sens qu’on vient de proposer ouvre nécessairement à cet autre
aspect qui accompagne toujours la liberté en démocratie, l’égalitéέ Il s’agira alors de
comprendre que cette égalité ne prend tout son sens que si elle se manifeste dans la
reconnaissance du droit de tout citoyen à la vie et à la liberté.
L’épanouissement de la liberté et de la vie ne saurait être, en aucune manière, une simple
‘‘bonne intention’’ de la démocratieέ Il s’agit, comme on a tenté de le montrer chez Breton, du
point fondamental où se joue tout l’enjeu de la démocratieέ Et cet enjeu n’est rien d’autre que
celui du bien. Autrement dit, Stanislas Breton conçoit le politique, dans sa réalisation en tant
que démocratie, comme devant toujours viser le bien.
Restera toutefois posée en permanence la question de savoir comment favoriser un tel
épanouissement. Ce comment serait le point d’interrogation qui rappelle en permanence à la
démocratie ce qu’elle a à être, ainsi que les limites inhérentes à ce devoir-être dont parle Breton.
227
« Faire le bien, écrit Breton, ce n’est pas seulement donner quelque chose mais faire qu’il y
ait quelqu’un et quelque chose dans le don qui éveille à la vie »595. L’engagement, surtout en
faveur des citoyens les plus démunis, est d’autant plus urgents et décisifs que nous notre temps
est confronté à une situation de crise596 qui « n’épargne personne, qu’il s’agisse des individus,
des partis, et plus inquiétant, des convictions qui se réfèrent à tel ou tel absolu. On se gardera
d’en minimiser la gravité »597.
Cette responsabilité qui incite à s'engager comporte une double dimension éthique et
mystique et qui traverse toute l’œuvre de Bretonέ S’engager à servir le bien commun, s’engager
aussi à servir l’autre, notamment lorsque son être au monde devient difficile, voire impossible,
parce qu’il est privé du nécessaire pour vivre, ne répond pas seulement à une exigence éthiqueέ
Il y a certainement dans un tel engagement le sens de quelque chose qui transcendante
l’humaine conditionέ Et parce que vie politique et exigence de transcendance sont, volens
nolens, inséparables, la démocratie ne sera jamais sa propre fin.
4. DE L’INACHEVEMENT DE LA DEMOCRATIE EN DEMOCRATIE
Ce qui se dégage de cette aspiration, quasi unanime, à un être-ensemble démocratique,
ainsi que de la manière dont Stanislas Breton comprend les différents lieux et moments de sa
nécessaire et permanente mise en question, autorisent à dire qu’il est chez lui une pensée de
l’être-dans et de l’être-vers la démocratie. En effet, il est possible à présent de lire avec lui notre
rapport à la démocratie à la lumière de la dyade esse in / esse ad, ce double mode de notre être
au monde. Une telle clé de lecture ouvre d’abord à la pensée d’un indispensable espace de
neutralité en démocratie. Cette neutralité, associée à l’idée de laïcité, permettra ensuite de
595
In : Fond Breton, 786.22.6 p. 49.
Une crise qui se traduit aussi par cet impératif de « trouver notre chemin entre deux mondialisations, entre deux
démesures : la mondialisation de la richesse, la mondialisation de la misère ; entre deux injonctions également
impérieuses et aveugles, celle du marché mondial et celle de la misère du monde » : Pierre MANENT, « Misère
du monde, concurrence mondiale », in : Académie catholique de France, Pauvretés et urgences sociales, Actes
réunis par Jean-Robert ARMOGATHE et Michel W. OBORNE, Paris, Parole et Silence, 2011, p. 20-21.
597
Ibid., p. 156-157.
596
228
penser la communauté démocratique qu’elle fonde et soutientέ On montrera enfin ce qui justifie
l’idée d’un inachèvement de la démocratie dans la démocratieέ
4.1. Neutralité et laïcité en démocratie
L’être-ensemble démocratique s’exprime, chez Breton, en termes de neutralité et de
laïcitéέ Quel sens prennent chez lui ces notions en politique et, d’une manière particulière, en
démocratie ? Neutralité et laïcité peuvent-elles être prises ou comprises dans le sens d’épochè ?
Peut-on les associer, et dans quelle mesure, pour dire la démocratie ? La spécificité de la
neutralité démocratique ne se comprend-elle dans ans le fait qu’elle se donne comme lieu de
rencontre ?
4.1.1. Neutralité démocratique
Concevoir le neutre comme expression possible de la conjonction entre poétique et
politique chez Breton était déjà, de quelque manière, une interrogation sur la neutralité en
politique. Aussi convient-il de se référer aux réflexions de Breton sur le rien, le neutre, l’épochè
– dans leur complémentarité – en tant qu’elles éclairent indéniablement sa pensée sur la
neutralité démocratique. Mais comment le rien598, le vide ou le neutre peuvent-il éclairer la
question de la neutralité de l’être-ensemble démocratique ?
Ce questionnement a sans conteste – et d’une manière fondamentale – une réelle
implication politique. Ce neutre, qui est aussi un rien, est sans doute ce que Breton appelle, dans
la sphère politique, « lieu poétique », lieu « originel » qui est « en deçà de toute figure et de
BRETON écrit dans Esquisses du politique : « L’intrusion du ‘‘rien’’ dans l’économie de l’humain me suggère
l’étrange question que voici : le mécanisme le plus performant qui se puisse imaginer serait-il capable, telle une
machine pneumatique aux pouvoirs décuplés, de produire ce rien ou ce vide, qu’elle présuppose avant qu’il ne
devienne son effet ? J’ai la ferme conviction, quoi qu’on pense de la réponse que je lui ai donnée, que c’est là,
aujourd’hui, la véritable question ». (EP , p. 145).
598
229
toute institution »599. Il s’agit pour Breton d’une source dont la surabondance n’a lieu que dans
le passage par la nudité kénotique. Ce qui veut dire que le rien est, dans cette sphère du politique,
ce qui rend possible une authentique intersubjectivité, une véritable « relation entre sujets ».
Dans ce rien originel, où au moins deux singuliers sont requis pour faire un pluriel, le pluriel
ainsi formé ne supprime pas la singularité ou l’originalité de chaque sujet ayant contribué à ce
qu’il vienne au jourέ L’implication d’une telle pensée dans la sphère de la démocratie c’est que
précisément, pour Breton, l’être-ensemble démocratique nécessite un certain vide, une sorte
d’espace de neutralité indispensable à l’épanouissement des différences qu’on aurait
certainement tort de vouloir supprimer par une sorte de nivellement.
A travers l’étude du neutre on comprend que selon Breton, le politique est « en sa qualité
de genre neutre, ce par quoi serait possible l’action concertée qui le fera exister »600.
L’implication d’une telle idée en démocratie se comprend dans le sens où, selon l’esprit de la
pensée bretonienne, la démocratie relève aussi d’un genre neutre, d’un neutre qui est un champ
de possibles, et donc de libertéέ Et c’est toujours par la concertation des libertés en présence
que la démocratie advient, s’édifie et devient ce lieu d’un être-ensemble conforme au projet
humain.
A une telle approche conviendrait peut-être l’appellation de phénoménologie
bretonienne de la démocratie ; notamment lorsqu’il entend la neutralité démocratique au sens
d’Épochè. Dans un article consacré au rapport entre « politique et phénoménologie », et dans
lequel il pense « l'idée politique de neutralité à l'égard de toute religion, révélée ou naturelle »,
Breton souligne le lien entre la neutralité, exigeante et inconditionnée, et l'Epochè
phénoménologique601 tout aussi inconditionné, et inhérent aussi bien à la pensée qu’à l’agirέ
CP , pέ 14λέ On retrouve ici la suite de l’argumentation de Breton que nous avons commenté sur l’articulation
entre poétique et démocratieέ Ce qui n’est pas étonnant car chez cet en-deçà dont il est question est, chez Breton,
à multiple entente, mais désigne fondamentalement la même fonction critique.
600
CP , p. 14 ; Cf. supra , chapitre quatrième.
601
« […] cette exigeante neutralité n'est pas sans rappeler l’Épochè phénoménologique. On peut se demander, en
effet, si l'acte par lequel le citoyen en puissance accède au politique ne requiert pas un ‘‘vœu solennel de
continence’’, analogue à celui dont Husserl a parlé à propos du ‘‘suspens’’ inconditionné qui devait être, selon lui,
le principe, le milieu et comme l'air con naturel à l'agir philosophiqueέ Inversement, il se pourrait que l’ Épochè
phénoménologique fût la meilleure introduction à une philosophie du politique. » S. BRETON, « politique et
599
230
Les choses ne se passent certainement pas de manière obvie, même considérées sous cet
angle de la phénoménologie. Mais à y regarder de plus près, on comprend, selon lui, que si
l’épochè se présente comme la meilleure introduction à une pensée du politique, il peut se
donner aussi dans la pratique, comme « l’air connaturel » de l’agir politique, et partant, de l’être
même de la démocratie.
La neutralité ainsi comprise est donc une caractéristique fondamentale de la démocratie
permettant d’ouvrir un véritable espace démocratique où la liberté est garantie, et où peut
s’épanouir la vie humaine ν parce qu’en dernière analyse, comme on l’a vu, la démocratie se
présente comme lieu de la vie et de la liberté.
Une des caractéristiques fondamentales de l’acte de neutralité a consisté, selon Breton,
en « un effort méritoire pour penser le monde politique, et le monde humain lui-même en tant
que monde ouvert à tous »602 Elle élargit la compréhension de la neutralité. Il convient en effet
de souligner que l’articulation monde politique et monde humain s’entend dans le sens ou le
politique est intelligible s’il est d’abord humainέ Il ne s’agit donc pas de deux mondes distincts
mais du seul et même monde appelé à être ouvertέ C’est dans la mesure donc de cette ouverture
à tous qu’il répond à sa double nature politique et humaine, et cette ouverture même s’appelle
neutralité. Dans la même perspective d’ouverture, Breton illustre sa réflexion sur la neutralité
politique par l’exemple de la laïcitéέ
4.2. De la laïcité
Neutralité et laïcité peuvent être, pour ainsi dire, associées en tant qu’elles se complètent
et favorisent ensemble l’instauration d’un esprit démocratiqueέ Mais, que recouvre la notion de
laïcité chez Breton et quel en est l’enjeu démocratique ?
phénoménologie », À propos d’Yves Thierry, Conscience et Humanité selon Husserl. Essai sur le sujet politique .
Paris, PUF, (coll. Essais), 1995, in : Revue des sciences philosophiques et théologiques , Tome 80, 1996, p. 417.
602
VO , p. 118-119.
231
Partons du fait que « La laïcité s’entend à la fois comme histoire et comme principe »603.
Pour faire droit à la dimension historique, le propos de Breton, au-delà de toute distance
qu’exige la réflexion philosophique, se réfère à l’histoire de la laïcité en sa spécificité
française604 ; laïcité française qui s’est donnée pour fin de garantir l’indépendance des formes
les plus diverses du religieux comme du politique.
Cette laïcité, dans le processus de sécularisation, ne s'est pas instaurée sans heurts ; mais
elle Parce que, comme le souligne Breton, une aspiration commune à la paix semblait se faire
jourέ Mais il convient, selon lui, tout en n’ignorant pas l’histoire, de chercher à s'élever audessus des contingences historiquesέ C'est alors que la laïcité peut s’entendre une attitude qui
n'est pas si éloignée qu'on le croirait de ce qu'a voulu
Et en tant que principe, elle devrait être comprise, tout comme la neutralité, comme lieu
possible d’épochè, distance d’ouverture et de toléranceέ Breton montre, en effet, que dans
l’espace français la neutralité « s’est stabilisée dans une sorte d’Épochè ». Et pour lui,
C’est peut-être grâce à cette ouverture, distance mais éprise d’un vœu de générosité, que
l’Épochè politique de la démocratie aurait pu ressembler, sans référence explicite de sa
part, à l’Un-Bien néoplatonicien, comme espace permissif de toutes les différences.605
Cet exemple de la laïcité française comprise comme Épochè, espace permissif, n’est pas
sans rappeler la nécessité d’une distance à prendre dans l’altérité au monde et à autrui, et dont
il a été question au chapitre précédent.
La laïcité, « cette manière originale de n’être point hostile »606 suppose la sécularisation,
du moins accompli, sinon en bonne voieέ Il s’agit donc d’une question qui au cœur du rapport
de la religion au politique ou du politique à la religion607.
603
Philippe CAPPELLE-DUMONT, « Laïcité et autorité », in : Transversalités, 4/2008 (N° 108), p. 55.
BRETON se réfère à plusieurs reprises à cette histoire, et n’hésite pas à en souligner à Loin d’être de relever
d’une querelle surannée, la laïcité, selon RÉMOND constitue « un problème qui ne cessera pas de se poser aux
sociétés humaines, aussi longtemps qu’existera le problème de la relation entre ces sociétés et des véritésέ Mais
les termes changent, les données se renouvellent […] » ; René RÉMOND, « Eglises et laïcité dans l’Europe de
demain », in : Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 38, avril-juin 1991, p. 151.
605
CP. p. 147-148.
606
AC, p. 125.
607
Cf. Stanislas BRETON, « Communion, communauté Église(s), Institution », in : Georges LABIA et Jean
ROBELIN (dir.), Politique et Religion , paris, L’Harmattan, 1λλ4, pέ 1ί6έ Pour lui, « Le rapport de la religion au
politique […] se présente sous deux aspects μ selon que l’on donne au terme ‘‘politique’’ la signification très
604
232
S’appuyant sur le Traité des premiers principes de Damacius, il montre comment l’âme
humaine, comprise comme Néant actif et par excès « réalise, en deçà de ses projections, une
Epochè-source. Source de tout ce qui, eu égard à la nature et à l’histoire, prendra par la suite
le nom d’Epochè.»608 Une telle référence à Damacius et notamment à ce Néant actif et par excès
comme « Epochè-source » témoigne de la radicalité avec laquelle Breton entend penser la
réalité des chosesέ Ce retour en arrière, comme il l’explique, est un élargissement de la
perspective, nécessaire à la compréhension de la phénoménologie et de la vocation de tout
phénoménologue.
5. LA DEMOCRATIE ‘‘PASSE INFINIMENT’’ LA DEMOCRATIE
Comme Breton le souligne avec justesse, la démocratie « est une œuvre de longue
haleine, dont nous savons a priori, qu’elle ne sera jamais achevée, pas plus que ne le pourrait
être, en sa réalisation, l’absolu de la causa sui. »609 L’idée d’une interrogation devant être posée
en permanence à la démocratie se lit bien dans cette affirmation de Breton. On peut dire, dans
une telle perspective, que la démocratie ne s’achève pas en démocratie ν et que, d’une manière
générale, la politique ne s’achève pas en politiqueέ Mais dans quel sens faut-il l’entendre ?
Peut-être convient-il de commencer par rappeler – pour en souligner l’évidence – que
ce qui donne à la démocratie d’être ou de devenir ce qu’elle est, c’est un regard lucide et
critique. Un tel regard peut trouver dans son champ de vision des images à la fois poétiques et
politiques susceptibles d’éclairer ce que qu’on a voulu dire ou ce qu’on peut encore dire de la
démocratie selon Bretonέ Ce sont, en l’occurrence, les images de la maison, de la demeure, mais
aussi celle du passage, du transit.
générale ‘‘d’organisation de l’être-ensemble’’, au niveau humain ν ou que l’on vise le contexte historique où a
surgi l’Église chrétienne ».
608
Ibid., p. 195.
609
Stanislas BRETON, art. cit., p. 272.
233
On peut tenter de transposer ce qu’on en a dit, au domaine de la démocratie. Mais la
question se pose aussitôt de savoir dans quel sens opérer une telle transpositionέ Lorsqu’on
applique ce qui a été dit de l’être-au-monde au domaine de la démocratie, on ne fait pas que
transposer quelque chose d’un premier domaine à un second qui lui serait complètement
étranger. Car, on le sait, ou on le sent bien, être-au-monde est nécessairement politique. Si cela
est entendu, alors il faut admettre que cet art de l’écart, condition d’une altérité authentiquement
vécue, est aussi condition de possibilité de toute démocratie.
Mais, de même que l’être-dans-la-démocratie ne concerne pas uniquement ceux qui la
pratiquent effectivement, de même l’être-vers-la-démocratie ne désigne pas seulement ceux qui
y aspirent ou qui l’ont choisie sans encore arriver à l’établirέ L’Être-dans et l’être-vers la
démocratie – ou si l’on préfère μ l’être-dans et l’être-vers de la démocratie – concernent bien
tous les hommes et tous les pays. Autrement dit, il y a un savoir-être dans la démocratie qui
s’accompagne nécessairement d’un accepter-être-vers la démocratie.
Ce dont il est ici question, c’est d’une posture de lucidité qui donne de pouvoir et de
devoir porter toujours un regard critique sur l’être-ensemble démocratique afin d’aller toujours
plus avant vers sa réalisation plénière. Comme le fait remarquer Breton, la démocratie « n’est
pas, et ne sera jamais, un fait accompli. »610 Sa quête et son vécu s’accompagnent
nécessairement d’une réelle et constante vigilanceέ
Ne jamais s’arrêter ou se fixer à une idée de la démocratie qu’on croirait immuable ou
que l’on érigerait comme telleέ Mais toujours se dire qu’on a à construire la démocratie, car
l’essence de la démocratie n’est rien de démocratiqueέ611 Ou plus précisément, dans les termes
mêmes de Breton : « L’essence de la démocratie n’est rien de politiqueέ Elle plonge ses racines
dans ce chétif animal sans instinct ni nature dont nous rappelions plus haut l’exaltante pauvreté
et les possibles sursauts face à l’immensité du toutέ612» On peut entendre ici, à la fois une
critique et une autocritique de la démocratie susceptible de lui permettre de se dépasser et
610
Stanislas BRETON, art. cit., p. 269.
CP , p 146.
612
EP , p 89.
611
234
présupposant une acceptation de sa vulnérabilité ν tant qu’elle s’érigera en absolu, elle sera
inévitablement vouée à l’échecέ Ainsi se révèle le paradoxe de la grandeur et de la fragilité de
tout pouvoir ou régime politique. La pensée de Breton permet alors de saisir avec justesse, que
c’est en prenant conscience de sa fragilité que la démocratie fait preuve d’une certaine grandeurέ
La démocratie est donc toujours appelée à se dépasser elle-même. Aussi pensons-nous,
à la lumière de la réflexion de Breton, et en reprenant cette idée de Pascal au sujet de l’homme,
que la démocratie ‘‘passe infiniment’’ la démocratieέ C’est cela précisément, « qui explique
l’essentielle fragilité de cette mise en forme de la société, tout comme la récurrence des
tentations pour s’en défaireέ »613
En ce sens, nous semble-t-il, on pourrait appliquer à la démocratie la réflexion
bretonienne sur l’inachèvement de la philosophie. « Cause de soi, écrit-il au sujet de la
philosophie, elle est moins assurée de son existence que de son devoir être ν un devoir d’être
qui implique l’ouverture d’un avenir et la continuité d’une histoireέ »614 De cette même manière,
la démocratie ne saurait se nourrir de quelque assurance de son existence. Elle se définit et se
comprend alors comme un devoir-être. Et il est même possible de reprendre au sujet de la
démocratie l’interrogation de Breton sur l’inachèvement de l’histoire des sciences : « Toujours
inachevée, n’est-elle pas vouée elle aussi, et c’est son bonheur, à l’indéfini du futur ? »615
C’est sans doute pour prévenir une inévitable inquiétude face à l’avenir que Breton
souligne au sujet de l’histoire des sciences, qu’être vouée à l’indéfini du futur constitue
paradoxalement son bonheurέ Mais l’inquiétude, si elle est inévitable en science comme en
politique, n’arrête pas la marche de l’histoire de la démarche scientifique ou du politiqueέ Bien
au contraire, elle peut être, par une vertu paradoxale, une sorte de stimulus d’où émerge
l’énergie indispensable à tout dépassementέ Même si ces considérations sont d’ordre général et
peuvent s’appliquer comme on l’a vu, à tout domaine, elles ne justifient pas moins l’idée d’un
613
Frédéric WORMS (dir.), Les 100 mots de la philosophie, « Que sais-je ? », Paris : PUF, 2013, p. 15.
VO , 61.
615
VO , 62.
614
235
inachèvement de la démocratie en démocratieέ On peut même être tenté de conclure qu’il en est
ainsi parce que tout ce que vit l’humain s’achève en politiqueέ
À ce stade de notre démarche une question subsiste qui n’est pas sans lien avec cette
idée de dépassement et celle de causalitéέ Il s’agit de se demander, si l’affirmation de
l’inachèvement de la démocratie en démocratie implique nécessairement ce que Philibert
Secretan appelle la « télocratie »616.
La philosophie bretonienne comporte bien l’idée de Telos, qui ne donne pas lieu à une
pensée sur la télocratie ou sur la démocratie qui se muerait en télocratie. Mais il est possible
d’appliquer à la démocratie, telle qu’il la conçoit, cette idée de Telosέ Il s’agirait alors de justifier
l’inachèvement de la démocratie en démocratie par l’argument selon lequel la démocratie tend,
non pas vers une fin quelconque vers son principe, ou son Archè, son Telos.
L’analyse de la fonction-être nous avait permis, au chapitre cinquième, d'identifier dans
l'œuvre de Breton un lieu de conjonction entre poétique et politique. Un des aspects les plus
marquants de ce lieu éclaire ici notre réflexion sur l’inachèvement de la démocratieέ il s'agit de
la fonction méta. Selon le développement qu'on en a fait, chaque réalité est susceptible sinon
d'avoir sa fonction méta du moins d'être interprété d'une manière critique au travers de la
fonction méta. S'il en est ainsi, quelle pourrait être la fonction méta de la démocratie ? Pour la
définir, il faut aussi rappeler ce que recouvre ce métaέ C’est à cette condition effectivement que
nous pouvons appliquer à la démocratie ce qui fût dit.
L’inachèvement de la démocratie est à entendre, avons-nous dit dans le sens d’un
dépassement vers autre chose qui n’est pas elle, et qui peut être comprise comme son principe.
On comprend alors que nous rejoignons ici l’idée de l’excès ou de l’excédence créatrice que
nous commentions au sujet de la fonction métaέ S’il est entendu qu’elle créatrice parce qu’elle
est révélatrice de ce que la réalité à laquelle elle s’applique est vraiment, on comprend qu’elle
616
Philibert SECRETAN, Autorité, Pouvoir, Puissance. Principes de philosophie politique réflexive , Lausanne :
Éditions l’âge d’homme SέAέ, 1λ6λ, pέ 41έ
236
nous aide à penser la démocratie dans le sens où elle doit sa survie et son efficience à une
fonction inhérente qu’on nommerait fonction-méta .
Être en démocratie ou être-dans la démocratie, en tachant, toujours davantage, d’êtrevers la démocratie μ ainsi pourrait se formuler le projet d’un être-ensemble poétique et politique
pour les hommes et les peuples ayant, à cet effet, fait le choix de la démocratie. La nécessité de
maintenir en démocratie cette implication de l’être-dans et de l’être-vers, permet de ne pas se
faire une fausse image de la démocratie, etήou de corriger sans cesse celle que l’on se construitέ
Cela revient, de quelque manière, à pousser la démocratie, pour qu’elle vive davantage, jusqu’à
ses propres retranchement, ses propres limites. Car, comme le prévient à juste titre Breton,
« L’iconoclasme ne peut frapper que des images bien taillées, aussi fragiles que solidesέ
Analogue lointain de l’esprit de foi en religion peut-être serait-il, en politique l’esprit de la
démocratie »617.
617
EP , p. 90.
237
CONCLUSION
Dans ce chapitre, on s’est attaché à vérifier l’hypothèse selon laquelle la démocratie
constitue, chez Stanislas Breton, un des lieux privilégiés de la conjonction entre poétique et
politique. Les limites d’une telle approche sont sans doute à lire dans l’idée d’inachèvement de
la démocratieέ Mais en tant que lieu d’épanouissement du projet humain, la démocratie apparaît
comme étant dotée des meilleurs moyens pour une telle réalisation ou actualisation. Il convient
alors de comprendre que la meilleure manière d’habiter poétiquement et politiquement notre
terre est celle qui conjugue une poétique et une politique conforment au projet humainέ C’est
donc finalement dans et vers cet espace de liberté, ou de cause de soi, par soi et pour soi, que
se tiennent poétique et politique, ensemble, sans pour autant perdre leur spécificité.
Mais il est un lieu, un fait, un signe qui donne sens à cette idée de dépassement chez
Breton ; c’est la Croix. Et il se demande comment l’homme peut habiter le monde sous le signe
ou le mode de la Croix. Ce comment permanent représente pour l’être-ensemble démocratique
une fonction critique.
238
CHAPITRE IX
‘‘HABITER LE MONDE À PARTIR DE LA CROIX’’
La Croix définit le lieu où coïncide l’au-delà de la pensée,
du vouloir et du vouloir de soi. Le signe de la croix, n'est-ce
pas la nécessité d’aller jusqu’au bout de la nuit, jusqu’au
bout de soi-même ?618
On n’accède véritablement au sens de la philosophie de Stanislas Breton que si l’on
emprunte, comme lui, la voie kénotique de la Croix. La Croix, signe de contradiction qui
projette sa lumière critique sur toutes puissances, est pour lui chemin de vie et de pensée. Il
s’agit de la Croix du Christ crucifiéέ Chez Breton, la raison n’humilie guère la foi, et la foi se
fait tout aussi accueillante que réflexiveέ C’est donc en philosophe catholique qu’il pense
l’homme, le monde et notre manière de l’habiter ensembleέ
Donc, l’enjeu du problème de la conjonction entre poétique et politique μ l’habiter, est
aussi mystiqueέ L’intelligence de notre manière d’habiter le monde culmine pour ainsi dire dans
la mystique de la Croix telle que Breton la médite.
618
Cultures et foi, n° 61-62, p. 29.
239
1.
DE LA MYSTIQUE CHEZ STANISLAS BRETON
1.1. Sens bretonien de la mystique et voies mystiques
La mystique, quand on la comprend d’une manière métaphysique, n’est pas simplement
une spiritualité, ni même une spiritualité indexée par le néoplatonisme et la théologie
négativeέ C’est plus profond que tout cela, c’est le premier mouvement, l’éveil de la
chrysalide, l’éveil du papillon μ la psyché, l’âme au sens d’une profondeur qui n’est pas
intellect pur ν c’est le papillon dont nous naissons, et l’âme fait cette conjonction
merveilleuse d’être-dans et d’être-vers, de transitivité et de demeure dans le principe, et
cela chez tout homme quel qu’il soitέ619
Pour penser la mystique, Breton prend appui sur la dyade qui rythme sa pensée : êtredans, être-vers. Il souligne la fréquence, chez les spirituels et mystiques chrétiens, des mêmes
tournures d’être-dans et d’être-vers qu’il observe en philosophie comme en théologieέ Parler
de voies mystiques c’est parler à la fois de « voies vers Dieu » et de voies vers l’hommeέ C’est
aussi souligner les diverses manières d’y appliquer la raison humaine. Selon Breton, « Il est des
figures d’hommes, en effet, qui vous font pressentir, en lui donnant lieu dans l’espace où ils se
meuvent, de quelque chose d’originelέ »620
La présence de mystiques dans son œuvre est suffisamment caractéristiqueέ L’auteur
évoque par exemple « François d’Assise, icône méditerranéenne des Béatitudes évangéliques,
qui, en sa libre mobilité insurveillée, et au-delà de toute raison assignable, sensibilisait sur son
passage l’indicible qui l’avait raviέ »621 Ce Pauvre d’Assise, selon lui, habitait le monde à partir
de la Croix. Il se caractérise donc par sa tension vers ce « Rien » de la Croix auquel « il
s’identifie ». Breton observe et interroge : « A la différence de tant d’autres qui forcent la note
pour ébranler les puissances, il se garde d’élever la voixέ N’est-il pas par cette Croix à laquelle
il s’identifie, et qu’il n’a donc plus à mettre sur ses épaules, le jugement nécessaire et
suffisant ? »622 Cette épreuve du devenir-rien manifeste le caractère mystique d’une existenceέ
619
S. BRETON « La mystique : lieu fondamental de tout être humain », p. 266.
S. BRETON, « Voies vers Dieu et discours de raison », in : Archivio di filosofia , N° 1-3, 1988, p. 523.
621
Ibid.
622
VC, p. 61.
620
240
Et c’est en cela précisément que le mystique devient une critique vivante et permanente de tout
jugement, de toute pensée comme de tout agir.
L’intérêt de Breton pour ceux qu’il nomme mystiques de l’excès ou « les maîtres du
grand écart aura été relevé maintes fois : J.-J. Surin et Maître Eckhart »623, et ce, en lien avec
sa conception du rien. « Mystique de l’excès », Breton le fut, lui aussi, à sa façon. Et la voie
excessive qu’empruntent ces deux mystiques est selon lui, « en dernier ressort, la voie de toute
créature. »624
Mais si l’on s’arrête sur la figure de Maître Eckhart, on s’aperçoit qu’il fascine Breton,
en raison sans doute de la radicalité de sa pensée ; radicalité qui le rapproche du néoplatonisme.
Pour lui, Eckhart est insaisissable et ne peut « être définitivement fixé sur une figure qui serait
son auto-portrait. »625 S’appuyant sur le témoignage de Lossky, il explique comment Eckhart,
à un moment donné de son ‘‘itinéraire’’, abandonne l’affirmation pour la négation, se ralliant
ainsi « sans réticence, à l’austérité néoplatonicienne.»626 Attentif au changement de langage
chez le mystique rhénan, il donne d’ailleurs une sorte de grille de lecture de son œuvre, à travers
la distinction de trois langages qui la caractérisent : langage de base ; langage de métabase ;
langage d’anabase. Mais dans Philosophie et mystique, Breton affirme que cette distinction est
loin d’être une division tranchéeέ627 Le fondement de la distinction ne devient pas pour autant
caduqueέ Il le souligne d’ailleurs dans « Les métamorphoses du langage religieux chez Maître
Eckhart » : « Les trois fils d’or que j’ai essayé de repérer dans le discours eckhartien me
paraissent inséparables. Le langage de base, même sublimé par la métabase, persévère dans le
langage d’anabase »628. Voilà pourquoi « les paradoxes eckhartiens se dissipent quand on prend
soin de les entendre selon la plus stricte scolastique »629.
623
DME, p. 7.
DME, p. 170.
625
PMES, p.46.
626
DME, p. 113-114.
627
« Jadis, j’avais distingué, dans l’œuvre eckhartienne, les étageant sur une succession, à la fois hiérarchique et
chronologique, les trois langages qui me paraissaient la caractériser […] Je suis revenu de ces divisions tranchées.
En fait, souvent les trois types de langage interfèrent » (PM, p.46).
628
S. BRETON, « Les métamorphoses du langage religieux chez Maître Eckhart », p.393.
629
S. BRETON, « Les métamorphoses du langage religieux chez Maître Eckhart », p. 391.
624
241
C’est par le biais de leur méditation sur la pauvreté que nous soulignons le rapport de Breton
et d’Eckhart à la Croixέ Si l’on se rapporte, par exemple, au Sermon 52 : Beati pauperes spiritu,
quia ipsorum est regnum caelorum630 – « Heureux les pauvres en esprit, le royaume des cieux
est à eux » –, on constate que Maître Eckhart, s’intéressant à l’aspect le plus métaphysique de
la pauvreté, s’efforce de revenir au socle du débat : la désappropriation du moi. Il est donc
question de la pauvreté véritable, entendue dans le sens d’une déprise totale de tout vouloir, de
tout savoir et de tout avoirέ Autrement dit, l’âme, pour recevoir Dieu ne doit « rien vouloir,
rien savoir, rien avoir. » Relisant ce texte dans le sens de la relation entre la ‘‘déité’’ et le ‘‘fond
de l’âme,’’ Breton affirme que « la ‘‘pauvreté’’ (l’Armut des Rhénans) ne nous éloigne pas de
cette région de la ‘‘noble’’ dissemblance. »631 La vraie ‘‘désappropriation’’ devant être
entendue chez Eckhart d’une manière radicale et non pas seulement dans le sens d’un
renoncement extérieur aux biens matériels, « creuse dans l’être même, selon le commentaire de
Breton, le vide d’une appartenance et d’un pur rapport à Celui dont nous avons tout reçu. »632
C’est dire que la pauvreté, telle qu’elle est conçue par Maître Eckhart, est dans la perspective
du rien mystique et vise à placer l’âme dans une situation de rien, condition sine qua non de la
descente, en son fond, de la ‘‘déité’’έ
La doctrine chrétienne, s’appuyant sur l’enseignement du Christ, a naturellement mis
l’amour au-dessus de tout. Dans une position extrême, donnant au détachement la primauté sur
l’amour, Maître Eckhart affirme, en termes de nécessité : « il faut nécessairement que Dieu se
donne à un cœur détaché »633.
Dans le même sens, Breton comprend que le détachement chez Eckhart, « en deçà de tout
vouloir intéressé qui le paierait de retour, se couronne d’une surabondance, à l’instar du
« principe » qui n’est rien et qui, par là même, dispense aux ‘‘étant’’ le pouvoir de l’être qu’ils
630
Grand sermon de Maître Eckhart portant précisément sur la première des huit Béatitudes que nous trouvons
dans le discours de Jésus sur la montagne et que rapporte l’évangile selon saint Matthieu au chapitre cinquième.
Cf. Eckhart, Traités et Sermons, Traduction, introduction, notes et index par Alain de Libera, Paris : GFFlammarion, 1993, p. 348.
631
DME, p. 144.
632
Ibid., p. 144.
633
ECKHART, Les Traités, traduction et introduction de Jeanne Ancelet-Hustache, Paris : Seuil, 1971, p. 161.
242
sont »634. Sans cette déprise de tout, jusqu’à sa propre volonté, l’homme ne saurait être
véritablement ce qu’il estέ En effet, cette possibilité (presqu’impossible) de l’existence humaine
et chrétienne que présente Maître Eckhart, et que commente Breton ne se veut pas pure
spéculation théorique. On peut lire entre les lignes eckhartiennes et bretoniennes, un appel
pressant à un réalisme dont la radicalité peut déconcerter.
Pour Breton également « la pauvreté comme participation à la kénose de la Croix, est à la
fois la première des béatitudes et le fondement de l’âme et des suivantes »635. Si elle est
participation à la Croix, la pauvreté se situe au-delà même du renoncement pur. En effet, écrit
Breton, « La pauvreté, telle que Eckhart la prend, n’est pas seulement renoncement à l’avoir,
mais se situe en deçà de notre être lui-mêmeέ Il faut dépasser ce qui nous constitue, même l’être
qui nous constitue, et même l’être qui est l’objet formel de l’intelligence ; même sous ce nomlà il faut transiter »636.
Une telle pensée, quoi que austère, ouvre à l’homme un espace de liberté où la prise de
conscience de son néant, loin d’être source de démission, lui donne de trouver ou retrouver le
vrai sens de son « être-au-monde », de sa relation à l’autre et au divinέ Le mouvement par lequel
l’humain renonce à sa propre volonté est déjà un accomplissement de la volonté divineέ Mais
Dieu ne sollicite pas du sujet humain une attitude seulement négative. En renonçant à sa volonté
propre on reçoit Dieu lui-même qui se donne à nous comme notre bien propre. Le mouvement
de désappropriation se définit positivement comme notre capacité réceptive.
Breton trouve chez Maître Eckhart comme chez Saint Thomas d’Aquin ce qui, pour lui,
« constitue une préface à la vie mystique »637έ Il s’agit pour lui de soutenir une compréhension
métaphysique de la mystique.
Comme l’intellect réduit toutes choses à l’être qui est le premier intelligible, (pour St
Thomas comme pour Maître Eckhart), de même il faut que Dieu, sous quelque nom que ce
soit, et de même sous le nom d’être, ne soit qu’un lieu de passage : oportet transire638
634
DME, p. 146.
L’avenir du christianisme, pέ 27έ
636
S. BRETON, « La mystique : lieu fondamental de tout être », in :, p. 264.
637
« La mystique : lieu fondamental de tout être humain », p. 260.
638
« La mystique : lieu fondamental de tout être humain », p. 260.
635
243
Cet impératif du « transit » rythme l’écriture et la pensée de Breton lui-même. Le passage
s’effectue par le ‘‘rien’’ et on n’a jamais fini de passer, comme on l’a spécifié dans l’analyse
de l’être-vers. La perspective métaphysique qui apparaît ici celle du chemin ou du
cheminementέ L’impératif du passage rend sensible à cette attitude fondamentale. Ce que dit
Breton s’inscrit dans la reconnaissance de l’être comme voieέ Chez Maître Eckhart, écrit Breton,
« la surabondance, qui semble être de tempérament, se soumet à la loi du transit, qu’on croirait
sophistique, d’un genre à l’autre. Oportet transire : il faut passer, et monter, en dépassant sans
cesse les lieux mêmes par lesquels il faut passer »639. Tout en commentant cet impératif chez
Eckhart, Breton cite la définition du mystique proposé par Michel de Certeau. En effet, pour ce
dernier,
Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce
qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut
résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux,
il fait aller plus loin, ailleursέ Il n’habite nulle part, il est habité640.
Breton distingue ainsi deux types de mystiques. Une mystique hénologique et une
mystique exodique641. Tout comme dans la « fonction être », il existe une tension entre les deux
formes de mystique. Cette tension est inhérente à la nature des choses selon ce que la
philosophie bretonienne nous donne de comprendreέ Elle est intrinsèque à l’être de l’humain et
l’habiter n’est ce qu’il est ou ce qu’il a à être, qu’en conjuguant les deuxέ Telle que la comprend
Breton, il ne s’agit pas d’une tension où l’on est mis en demeure de choisir ν on n’est pas dans
une sorte de dilemme : ou bien être-dans, ou bien être-vers. Il toujours savoir demeurer, habiter,
et savoir transiter. Il importe de le rappeler sans cesse tout comme le fait Breton, pour signifier
que cela s’applique à tout domaine de la vie et de l’existenceέ
639
PR, p. 43.
Michel de CERTEAU, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 411.
641
Se rapportant à la distinction bretonienne entre mystique hénologique et mystique exotique, Pierre Colin
s’interroge μ « Entre ces deux voies, Stanislas breton récuse à la fois le simple parallélisme, l’alternative et le
compromis. Que reste-t-il, sinon le vœu d’une convergence ? Seulement, quel sera, hic et nunc, le régime d’une
pensée qui vit dans l’espérance de cette convergence, mais qui demeure, dans le temps présent, livré à l’attention
de ces deux voies ? Faut-il dire que cette tension est précisément celle de la Croix ? »
640
244
Tous ces mystiques sont, de quelque manière, traversés par un certain excès et une certaine
folie. Et le fil entre cet excès ou néant par excès et cette folie ou néant par défaut est si ténue,
que l’on peut ne peut s’empêcher de penser aux apories d’une telle postureέ Mais de là où ils se
tiennent, ils tiennent à quelque chose pour ce quelque chose les tiennent et les maintienne
éveillés : la Croix. En effet, écrit Breton :
Ils regardent d’en haut, du haut de la Croix, ‘‘tout ce à quoi dans notre présente existence
nous attribuons la réalité’’έ Et ils lèvent la tête vers ce Rien que la foi leur montre comme
‘‘digne d’être’’ puisque c’est en ce Rien et par lui qu’ils sont ce qu’ils sontέ642
1.2. Fonction-être et fonction -mystique
D’un côté comme de l’autre, l’humain vit dans une quête perpétuelle de sensέ Le sens
qu’il ne cesse de rechercher semble lui échapper en raison de la difficulté d’être et de dire qui
l’affecte, et que nous avons pu caractériser, au chapitre premier, comme lieu d’émergence du
poétique et du politique chez Bretonέ Comme on l’a vu, elle ne caractérise pas seulement le
Principe tel qu’on tente de l’approcher dans la sphère métaphysiqueέ Elle est aussi réelle dans
la sphère du religieux. Et tout humain peut de façon sensible, la vivre dans son corps. Il faut
donc s’y référer, encore une foisέ C’est donc par rapport de la mystique à l’être et au langage
nous est suggéré par ce que Breton a nommé la difficulté d’être et la difficulté de direέ
1.2.1. Difficulté de dire et mystique
Le métaphysicien n’est certes pas le seul à faire l’expérience de la difficulté de direέ Le
mystique lui aussi, à son niveau, comme tout humain et d’abord parce qu’il est humain, y est
confronté. Mais en même temps il connaît, comme le métaphysicien, cette « irrépressible
nécessité de dire, en laquelle s’inscrivent les discours à hauteur d’homme qui
642
VC, p. 54.
245
tentent
d’aménager, sur l’illimité que ces mots nous proposent, un territoire sûr et une maison
solide »643
Le mystique se tient entre silence et paroleέ Face à Dieu ou au divin, devant l’ineffable et
insondable mystère de son être, et aussi devant le mystère de notre être en Dieu, que dire ? Une
telle interrogation signifie d’abord que le vouloir-dire de l’humain est irrésistibleέ Il veut dire,
il a un besoin quasi viscéral de dire, non pas pour nécessairement expliquer, mais pour
comprendreέ Autrement dit, l’humain a besoin de mots pour se tenir devant l’Ineffable, ou pour
tenir tout simplement, comme si la parole libérée lui donnait de mieux affronter cette sorte de
vertige qui vous prend quand manque le mot.
Mais qu’en est-il du mystique ? Serait-il lui aussi sujet à ce malaise, à cette difficulté de
dire ? Assurémentέ Et la raison est que le mystique est avant tout humain et ne cesse pas d’être
humain dans l’expérience mystique qu’il lui est donné de vivreέ C’est même précisément en
tant qu’humain qu’il lui est donné de vivre cette expérience.
Le vouloir dire ainsi que la difficulté de dire peuvent s’entendre également en lien avec
la question du connaître chez Breton ν il s’agit du dire de ce qu’on connaît, de son expression ;
la discursivité accompagnant le connaître. La difficulté de dire ou d’exprimer n’invalide pas
pour autant le connaître. Dans quel sens ? Peut-être dans la mesure où celui qui cherche à
atteindre la connaissance et à la dire par des mots ou concepts apprend, par là même, à ne plus
redouter le silence ou à entendre le fait d’être sans-parole comme une possibilité inévitable qui
n’invalide en rien la connaissance ou la scienceέ Le philosophe qui réfléchit comme Breton à
cette question peut sans difficulté le suivre dans sa manière de partir du « rien » « pour saisir
l’originalité du connaissant » à travers sa poétique de l’âme.
Le mystique se situe dans une perspective de libertéέ Mais dans cette liberté qu’il prend, il
n’a certainement pas la prétention d’apporter quelque solution ou dissolution de ce problème
du langage. Il ne prétend pas apporter quelque remède à la difficulté de dire en proposant une
méthode ou une logique du bien dire, ou du dire juste. Bien au contraire, il prend conscience et
643
DP , p. 38.
246
acte de cette difficulté qui se présente à lui comme espace de liberté et d’audaceέ C’est pourquoi
le mystique n’a peur ni du paradoxe, ni de l’excèsέ Il semble même se reconnaître à son excèsέ
Dans Le vivant miroir de l’univers, on lit :
L’expérience mystique ne saurait se dissocier d’une critique des appellations, qui ne peut
être qu’excessive telle que ‘‘néant incréé’’ pour dire l’au-delà de l’être et l’au-delà de tous
les au-delàέ C’est pourquoi le meilleur de l’expérience ne serait plus le risque d’une parole
toujours infirme, mais un silence qui rappelle le passage de Yahvé que ressentit, en sa
grotte, le prophète Élie644.
Donc, le mystique est à la fois un être de parole et de silence, un être ouvert à la parole mais
aussi au silenceέ Par son être il est à même d’« Avouer un essentiel sous le mode d’un écart »645.
1.2.2. Difficulté d’être et mystique
Du mal-être de l’humain, la mystique ne prétend pas être le remèdeέ Elle ne se présente
pas comme la solution mais comme le lieu où le pâtir humain est à la fois pensé et vécu avec la
distance nécessaire. Cette dimension est manifeste chez Paul de la Croix dont Breton analyse
la vie mystique. « Comme l’angoisse, son mal n’a pas d’objet précisέ Il s’agit moins de quelque
chose ou de quelqu’un, que d’une certaine saveur acre du monde, d’un goût de cendre partout
répandu »646.
Mais ce qui est fondamental et que Breton ne pouvait manquer de souligner, c’est le fait,
pour Paul de la Croix et pour tout humain, de savoir toujours être « assez distant pour ne point
‘‘coller’’ à son œuvre et la convertir en absolu »647. Cette nécessaire distance, est signe de
lucidité qui donne à l’humain le courage de reconnaître la contingence inhérente à toutes
postures, à toutes situations humaines.
644
VMU, p. 129.
« ‘‘ Avouer un essentiel sous le mode d’un écart’’, cette formule qui définit le mystique décrit le climat
intellectuel de Michel de Certeauέ C’est le mot de passe pour une écriture en son entier . » (Guy PETITDEMANGE,
« Le deuil impossible de la mystique », in : Collectif, Michel de Certeau : les chemins d’histoire, Bruxelles :
Éditions Complexe, 2002, p. 38).
646
MP , p. 191.
647
MP , p. 193-194.
645
247
1.3. Mystique de la Croix et kénose
Mais il est un second lieu, « plus typiquement chrétien » qui constitue d’ailleurs une
caractérise de la pensée de Breton.
Cet autre lieu, qui n’est pas seulement d’ordre géographique ou archéologique, et qui donne
au christianisme la spécificité proprement sienne, porte un nom, usé pour avoir trop servi,
et plus d’une fois des causes discutables ; ce nom, devenu propre après avoir été commun,
est LA CROIX648.
Breton invite à suivre le chemin de la Croix, chemin du rien, où l’on laisse Dieu être ce
qu’il est ; et où cette « fonction-Dieu » se lit dans la ‘‘fonction-Néant’’ de la Croix du Verbeέ
Pour lui, il n’est pas de doute, la voie kénotique est un grand point d’interrogation par le
paradoxe qui s’y déploieέ En effet, écrit-il, la kénose est « ce vide radical qui, par le Christ,
semble affecter la divinité elle-même. Folie et infirmité divines qui n’ont pas fini de
m’interroger »649. Et c’est à travers ce que l’on peut appeler une appropriation philosophique
de la Lettre de Saint Paul aux Philippiens, que Breton propose une meilleure intelligence du
paradoxe qui se vit et se lit dans cette théologie de la Croix.
Dans le commentaire qu’il fait de La metafisica del Niente, Breton souligne que selon cette
métaphysique du néant en contexte chrétien « le Christ serait le véritable métaphysicien, qui
nous apprend à lire l’être dans le non-être, l’avoir dans la dépossession, et qui réconcilie ainsi,
dans la coïncidence des opposés, le tout et le rien, le plus grand et le plus petit, l’affirmation et
la négation.»650 On n’y a pas affaire à une toute puissance divineέ Paradoxalement, donc dans
une perspective de renversement, la toute-puissance se lit, ou ne se lit que dans la plus extrême
faiblesseέ C’est le chemin kénotique, voie de la descente du plus haut vers et dans le plus bas ;
voie de l’immanence portant la présence-absence de la transcendance. Dans une certaine
mesure, être confronté au problème de la croix, c’est être confronté à la question de la faiblesse,
du rien.
648
PR, p. 113.
PR, p.17.
650
PR, p. 16.
649
248
Dans Le Verbe et la Croix, Breton montre que ‘‘le dit paulinien’’ au sujet de la kénose
du Christ a bien des « résonnances métaphysiques ». « Le rien par excellence dont ils
contemplent sur la Croix l’image et le signe bouleversants leur enseigne autre choseέ Quoi
donc ? Peut-être ceci μ que l’être de ce qui est, est la trace d’un premier écart qui l’éloigne de
son origine »651.
Cependant, il faut reconnaître à la suite de Breton lui-même que ce « signe de la croix » qui
« profile son ombre sur les palais de cristal des sommes théologiques »652 est le signe, ou si l’on
peut dire, la preuve que « la logique de la croix » est déconcertante à tous points de vue. Mais
« ce dieu déconcertant ne serait-il donc que l'infinie possibilité de nous déconcerter? »653 Même
s’il est vrai que « philosophie et théologie pâtissent d'un même malaise »,654 notamment devant
cette question de la croix, révélant le divin, pour Stanislas Breton il n’est pas de doute : si Dieu
est Dieu, il l’est dans le rien ; il se laisse approcher notamment dans le rien de la Croix du
Christ. L’Absolu divin, écrit-il, « ne se dit bien que dans le néant ou la kénose de toutes
déterminations »655. C’est sans doute cette idée forte qui s’exprime également dans et par ce
« Nu-pâtir » conçu comme « le pur amour parce que, comme celui-ci, il est au-delà de la
jouissance et de la souffrance et qu'il rejoint dans le dépouillement absolu, le rapport pur du
Fils au Père »656. Mais en fin de compte, ce qui importe, c’est moins notre compréhension que
la manifestation de Dieu en tant que Dieu, dans le rien; et comme Rien par excès.
Chez Breton, pouvons-nous dire, foi et raison sont une en cette conviction que Dieu se
donne à connaître dans ce grand signe du rien qu’est la croix du Christ : « Pour moi, dit-il, Dieu
c’est surtout le Christ en croix, c’est là sa demeureέ C’est la ‘‘kénose’’, un peu comme chez
Plotin »657. Celui qui adhère librement au Christ embrasse, par le fait même, sa Croixέ Et s’il
veut d’une adhésion authentique s’inscrivant fidèlement dans la durée, il ne saurait ôter de sa
651
VC, p. 74.
FRL, p. 80-81.
653
VC, p. 191.
654
FRL, p. 279.
655
Ibid. p. 280.
656
MP, p. 222.
657
« Entretien avec S. Breton », in : Art et Thérapie, N° 38-39/1991, p. 87.
652
249
foi son versant mystiqueέ L’insistance de Saint Paul, dont Breton se fait l’écho (passionné et
passionnant) porte sur le risque de l’abandon de la Croixέ
La théologie paulinienne de la croix658 vient en effet enrichir de sa note de « folie » cette
mise en contexte d’une pensée dont on est tenté de dire qu’elle est riche en penséesέ Pour Breton
une authentique métaphysique du rien, en contexte chrétien, est inséparable d’un appel pressant,
parce que vital, à « se mettre à l’école du Christ en croix, lui qui, ‘bien que de condition divine,
s’est anéanti (ou ‘vidé de lui-même’), prenant une figure d’homme dans une condition
d’esclave’ »659.
Cette réflexion de Breton sur la croix du Christ et sur la kénose a pour fondement
essentiel, deux textes de saint Paul, qu’il qualifie de « premier philosophe de la croix »660. Sa
première lettre aux Corinthiens (1, 17-31) ; et son épitre aux Philippiens (2, 5-11) sur « l’énigme
de la kénose » ; textes « dont les versets de feu expriment la conscience la plus aiguë qu’il y ait
eu, en contexte chrétien, de ce qu’on a pu nommer ‘‘rupture instauratrice’’ »661.
Tout en appliquant le plus rigoureusement possible sa raison à ce donné de la foi, et selon
la prudence non sans audace qui caractérise sa pensée, Breton précise : « Je ne tiens pas à faire
de la croix une leçon de philosophie. Mais il faut comprendre que les extrêmes se touchent
parfois ‘‘dans leur plus grande dissemblance’’ »662. Une des modalités spécifiques du rien
bretonien est justement la « Croix », pensée de manière indissociable avec la « voie kénotique ».
Sa spécificité chez Breton est qu’elle est le lieu d’une confrontation possible de la pensée
philosophique à la figure paradoxale du Verbe en Croix.
658
Pour sa réflexion philosophique et théologique sur la croix : Cf. par exemple - La Passion du Christ et les
Philosophies, Teramo : Edizioni Eco, 1954. - Mystique de la Passion. Etude de la doctrine spirituelle de saint
Paul de la Croix, Paris : Desclée, 1962. - Vers une théologie de Croix, Teramo : Ed. Eco-Pères passionnistes, 1979.
On peut voir aussi les articles suivants : « Les philosophes devant la passion du Christ » in : Cronache dell’IDI,
Roma : [s. n.], 1956/ marzo, p. 56-59. « La Passion du Christ et la Réflexion philosophique » In Sciences
ecclésiastiques : revue philosophique et théologique, Montréal : Facultés S. J. de Montréal, janvier-avril 1966, Vol
XVIII, fasc. 1, p. 47-63. « Le défi de la croix : une mystique pour temps de crise » -Stanislas Breton ; avec la
collab. de François Fournier, René Nouailhat , in Cultures et foi, n° 68-69, sept. oct. 1979.
659
PR, p. 16.
660
PCP , p. 119.
661
PR, p. 113.
662
Cf. S. BRETON, « La croix du non-être », in : Revue d’histoire de la spiritualité, p. 7.
250
La croix à laquelle Breton applique un rigoureux ‘‘exercice de l’esprit’’ est prise et comprise
par lui comme lieu de rencontre de deux excès : « l’au-delà de la pensée et aussi bien l’au-delà
du vouloir de soi »663. On comprend donc que, selon lui, la croix du Christ est cette ‘‘figure de
l’insignifiance’’ qui laisse voir ou reconnaître le Logos, le divin ; elle est aussi le lieu ou le Rien
est crucifié pour ouvrir à qui s’y expose des chemins de vie et de penséeέ
Dans sa réflexion, Breton est amené à faire un rapprochement entre la voie kénotique
en christianisme et le ‘‘Sunyata ’’ bouddhique,664 ce vide ou cette vacuité qui rend compte du
« négatif en son usage hindou ». Selon lui, « le Sunyata concerne […] une pragmatique de la
kénose ou du vide. »665 Le Bouddhisme fait de la vacuité une idée centrale, un point originaire
à partir duquel tout est pensé et vécuέ Etant donné toute l’importance qu’il accorde « d’un point
de vue philosophique, à l’Extrême-Orient, spécialement le bouddhisme »,666 on peut dire que
Breton fait preuve d’ouvertureέ Mais dans quel sens entendre ce rapprochement qu’il propose
entre kénose christique et kénose bouddhique ?
Risquant une analogie de proportionnalité, il dit du Sunyata qu’il « est à l’orient bouddhiste
ce qu’a été pour l’occident philosophique, l’être en tant qu’être.»667 Mais il précise aussitôt que,
prise à la lettre, une telle analogie est susceptible d’induire en erreur en raison des « attitudes si
différentes » dont relèvent l’être et le sunyata.668 Il y a donc à la fois proximité et écart entre
les deux types de pensées.
663
VC, p. 9. « Le dépassement du Logos par le Verbe de la Croix s’effectue dans la figure paradoxale du Serviteur
obéissant jusqu’à la mort μ et jusqu’à la mort de la croixέ La croix est donc le lieu où coïncident les deux excès :
« l’au-delà de la pensée et aussi bien l’au-delà du vouloir de soi ».
664
Cf. S. BRETON, « Essences japonaises » in : « Nouvelles de l’Institut catholique de Paris », n°4, décembre
1974 ; « Le Christianisme et la fascination de l’Orient : bouddhisme, brahmanisme et sagesse chinoise » in : Esprit,
février 1999, pp. 134-150 ; « Christianisme et bouddhisme: le compatible et l'incompatible », in : Esprit, n°233/juin
1997 p. 141-148.
665
Ibid., p. 58.
666
VMU, p. 31.
667
PR, p. 50.
668
Ibid.
251
1.4. Enjeux épistémologique ou posture kénotique
Que doit être ou que devient le discours – théologique, philosophique, poétique, politique –
qui accepte de prendre en compte la kénose ? Si habiter poétiquement et politiquement le monde
revient à l’habiter à partir de la Croix, sous le signe de la kénose, alors tout discours, pour être
authentique, ne devrait-il pas emprunter la voie kénotique ? La méditation de la kénose chez
Breton ouvre à l’intelligence de la foi et de la raison, permettant de comprendre que :
Dans le monde de la recherche scientifique, historique, philosophique et littéraire la vérité
ne se présente pas comme une accumulation de certitudes qui une fois acquises deviennent
non-négociables. Des questions ouvertes, des révolutions de perspective, des nouvelles
méthodologies, des crises du fondement sont les signes de progrès dans la conquête de la
vérité.669
Ce qu’exprime ainsi Joseph O’Leary pour souligner la nécessité d’un véritable dialogue
entre le christianisme et les autres religions s’applique à tout dialogue, à toute rencontre de
l’autre. Dans ces conditions, un des enjeux, philosophique et politique, est celui portant sur la
pratique même de la pensée. Mais dès qu’on y pense, une question légitime se pose : n’est-on
pas dans une certaine mesure condamné au silence ? Question qui donne de mesurer toute la
portée d’un habiter, d’un penser, ou d’un parler à partir de la Croix. Mais ce qui s’élabore ou
prend sa source dans le Rien de la Croix n’est pas nécessairement condamné au silence ; si tant
est que la Croix du Christ est, aux yeux de Breton, une fonction critique. Ce qui veut dire
précisément qu’elle oblige à aller à l’essentiel, à la racine des chosesέ
Ce qu’écrit Jean-François Collange, dans un contexte de réflexion sur la théologie
pratique, peut nous aider à saisir ce qu’implique la kénose d’une manière généraleέ
« L’ascèse » et le « dépouillement » qu’il préconise dans la démarche théologique trouvent
leur origine et leur modèle, selon lui, dans la kénose même du Christ.670 La kénose divine est
Joseph Sέ O’LEARY, Présentation du livre de Claude Geffré, Le christianisme comme religion de l’Évangile,
(Éditions du Cerf, 2012), in : josephsoleary.typepad.com/ 19 mai 2013).
670
« Le premier principe relève de l’ascèse et du dépouillementέ Il est en effet souvent plus facile de faire des
phrases compliquées que de trouver des mots simples pour dire ce qu’on a à direέ Le principe d’ascèse de la parole
auquel nous sommes appelés à nous référer prend sa source dans la kénose du Christ (Ph 2, 5-11) […] Il donne à
la Promesse la possibilité de s’énoncer de façon quasi cristalline, dans un espace que ne trouble aucun bruit. Il
appelle l’Eglise du Christ qui « se vide de lui-même » (héauton ékénôsen , Ph 2,7) à être moins enseignante que
servante, moins prolixe qu’à l’écoute des besoins, des soupirs et des paroles mêmes du monde, dans lesquels
669
252
un lieu à la fois théologique et philosophique dont l’énigme incite paradoxalement à penser
avec le plus de rigueur possible et à avec le plus grand effacement possible. La démarche
philosophique de Breton, fortement marquée par son souci radicalité, donne à comprendre que
pour lui, l’habiter humain ne saurait s’exonérer d’une telle posture kénotique et mystique.
2. LA MYSTIQUE
AU FONDEMENT DE L’ETRE-DANS ET DE L’ETRE-VERS
La double difficulté du principe, avons-nous vu, se comprend en lien avec ce que Breton
appelle « notre temps de crise et de critique radicale »671 du principe. Une crise est radicale en
ce qu’elle atteint la réalité qui est en crise à sa racine même ; de la même manière la critique
radicale n’épargne rien, elle questionne jusque dans les fondements mêmesέ Pierre Gire
interprète commente cette réflexion bretonienne sur la crise du principe en ces termes :
« Comment penser la possibilité d’une expérience du principe sans répéter les philosophies du
passé ? Peut-être, pour Stanislas breton, sous une forme mystique où soit repris et renouvelé
dans le langage ce qui se donne dans l’actionέ »672 Cette forme mystique, nous la décelons, chez
Breton, au fondement de l’être-dans et de l’êtreέ
La mystique est chez lui, en effet, un lieu et un moment où l’âme humaine comprend
mieux et conjoint de la meilleure manière notre être-au-monde. La fonction-être serait-elle
traversée par une dimension mystique ? Nous prenons alors la responsabilité d’une réponse qui
consiste à penser, dans le chapitre suivant, ce qu’on pourrait appeler la ‘fonction mystique’ de
s’énoncent plus qu’on ne le croit les traits de la véritable Parole », La théologie pratique : statut, méthodes,
perspectives d'avenir μ textes du Congrès international œcuménique et francophone de théologie pratique,
[Lausanne, 27-31 mai 1992] Bernard Reymond, Jean-Michel, p. 383.
671
DP , p. 315 ; cf. supra .
672
Pierre Gire, Journée d’étude Stanislas Breton « Cette expérience pourrait être celle de la charité car en elle se
développe une pratique du néant, celle du serviteur inutile ; cette expérience pourrait être aussi celle du savoir car
en lui se développe une pratique de la dépossession radicale de soiέ En tout cas sur l’horizon de la modernité
s’accomplit l’expérience de l’absence du principeέ Mais son absence pourrait promouvoir le passage essentiel qui
est création, promouvoir cet espace permissif d’imprévisible renouvellement ».
253
la relation entre poétique et politique, avec comme en toile de fond l’assurance que « Mystiques
et métaphysiques ont bu aux mêmes eaux »673.
2.1. Métaphysique et mystique
Reconnaitre, comme le fait Breton, que philosophe et mystique puisent à la même
source, c’est reconnaitre que la philosophie et la mystique, tout en étant des voies différentes,
ne sauraient s’exclureέ S’il est entendu qu’elles partagent la même source du jaillissement tant
de leur être que de leur pensée, alors il faut admettre que toutes deux participent en l’humain, à
son désir d’absoluέ D’où la nécessité d’une prise en compte par le philosophe du fait mystique
ou de l’expérience mystiqueέ
Breton pense à la fois la « vocation métaphysique de la mystique » et la vocation
mystique de la métaphysique. Sans doute est-ce pour cela que dans son analyse du rapport entre
philosophie et mystique, il souligne de nouveau la même difficulté que vit l’humain dans son
rapport au monde : la difficulté de la demeure.
Un des plus graves problèmes de notre temps est celui de la demeure. Le mot évangélique :
‘‘là où est votre cœur, là est votre trésor’’, devrait être remplacé par celui-ci μ ‘‘notre cœur
n’est nulle part’’έ Il n’est plus pour nous de perle précieuse ; le trésor ne serait que la
nostalgie, impossible en ces jours de froidure ou plutôt d’indifférence extrême, d’un paradis
perdu.674
On se rappelle qu’au vouloir dire et au vouloir être, qui ne vont pas sans difficulté, la
fonction-être est, chez Breton, une réponse en sa double manifestation d’être-dans et d’êtrevers. Dans le même sens, ce qu’on pourrait appeler ‘fonction-mystique’, répond à cette double
difficulté humaine d’être et de de direέ Autrement dit, la manière dont la mystique est pensée
par Breton se présente comme une réponse possible à la difficulté d’être qui affecte le principe,
la foi et l’humainέ Cette fonction-mystique s’entend comme constituant l’âme même de la
pensée bretonienne, sa source, son principe, et induisant un mode spécifique d’habiterέ
673
674
DP , p. 140.
PMES, p. 76.
254
2.2. Mystique, poétique et démocratie
Dans Esquisses du Politique, Breton écrit :
Une vraie politique, pour s’imposer aujourd’hui, devrait être animée par un élan
mystique, qui excède, dans l’humain lui-même, qu’il soit individuel ou collectif, les
dimensions d’une pure anthropologieέ Car si, comme il fut dit, ‘‘l’homme passe
infiniment l’homme’’, c’est parce que l’essence de l’homme, ce qui fait qu’il est ce
qu’il est, n’est rien d’humainέ C’est ce « principe », ineffable à sa façon, et si peu
politique, qui nous serait le plus nécessaire, pour ne pas dire ‘‘l’unique nécessaire’’έ
Si difficile qu'il soit, le plus difficile, en effet, n'est pas tant l'aménagement de notre
territoire, que la redécouverte de l’élément qui, n’étant rien de ce qui est, nous
soulève au-dessus de tout675.
La mystique, en tant qu’elle est la quête lucide de l’unique nécessaire ou de l’essentiel,
correspond, selon lui, à l’aspiration politique de l’humainέ Autrement dit, sa volonté de vivreavec, d’être-ensemble est finalement reliée, que celui-ci le veuille ou non, à l’essentiel
mystique.
Pour entendre davantage le sens ce lien entre mystique et politique chez Breton 676, on
peut considérer le rapprochement, explicitement formulé par lui-même, entre démocratie et
poétiqueέ On y discerne le lieu d’épanouissement du projet humainέ Selon lui, nulle conception
du politique ne saurait s’exonérer d’« un certain être-dans fondamental »677 Car, dit-il, cet êtredans, en tant qu’« opération fondamentale »,
est, au cœur du citoyen responsable de tous, un espace d’enchantement, quelque chose qui
ressemblerait à ce que les platoniciens appelaient l’un ou le bien. Sans cet immobile qui
vous porte et vous fait être, il n’y a et ne saurait y avoir que de la politique au plus mauvais
sens du motέ C’est pourquoi, à dessein, je dis le politique, entendant par là, à la fois, celui
qui gouverne et ce qui le tient, le maintient en état et en mesure de gouverner.678
Une telle analyse rend-t-elle compte, et en quel sens, de la conjonction entre poétique et
politique ? L’examen de quelques points essentiels nous servira de réponseέ
675
DRP , p. 218.
« Ce n’est que par le mystique que l’on peut comprendre cet alliage des engagements religieux et politique chez
Breton et leur radicalitéέ Son engagement religieux était chrétien parce qu’il passait par la mystique de la passion
et son engagement politique était communiste parce que là aussi la mystique du rien était à l’œuvreέ » Hubert
FAES :
677
CP , p. 148.
678
Ibid.
676
255
Dans un premier temps, cette affirmation confirme ce qu'on a discerné – au chapitre
cinquième – dans la fonction ménique, comme lieu politique ou du politique. C'est à cette
fonction donc – sans qu’elle soit dissociée de la fonction méta, son pendant nécessaire – que
renvoie l’opération fondamentale dont parle Breton, et qui se donne comme « un élément
neutre » ou « espace d’enchantement ». On a affaire, selon Breton, non pas à une fin ou un but,
mais avant tout à un en « en-deçà » indispensable, parce que fondateur.
En second lieu, on voit que l'être-dans, ou opération fondamentale, est présenté par
Breton non pas comme quelque chose d'extérieur au politique, mais bien comme se situant au
cœur même du politiqueέ Cette instance fondatrice est, pour ainsi dire, inhérente au politique.
Et paradoxalement, parce qu’elle lui est immanente, elle permet au politique de se transcender
sans cesse.
Un troisième élément étroitement lié au second, est que le politique est entendu sous
une double acception : à la fois « celui qui gouverne » – l’homme responsable de ses semblables
– et « ce qui le tient ». Quelle est donc cette réalité « qui le tient et le maintient en état et en
mesure de gouverner » ? N’est-ce pas, au-delà même du pouvoir qu’il a ou qu’il représente,
toutes les conditions susceptibles de rendre possible l’exercice de la responsabilité qui est la
sienne ? C’est en tout cas ce que nous inclinons à penserέ
On ne saurait passer sous silence cet ultime élément qui est ce rapprochement fait par
Breton entre cet espace d’enchantement avec l’un ou le bien, ou l’Un-bien. Entendu dans ce
sens, on comprend qu’il déborde largement le projet humain, et excède pour ainsi dire, l’être
même de la démocratie elle-même.
On retrouve dans ces divers éléments une confirmation des lieux possibles de
conjonction qu’on avait déjà identifiés en les distinguant tout en soulignant leur nécessaire
complémentaritéέ Le fait donc qu’ils se retrouvent ainsi convoqués en une même affirmation au
sujet de la démocratie semble plaider en faveur d’une vraie conjonction entre poétique et
politique en démocratieέ On est d’autant plus fondé à le soutenir que Breton lui-même l’affirmeέ
Et ça semble être un des rares endroits où il propose clairement ce rapprochement entre poétique
256
et politique. Ce qui est ainsi montré, c’est non seulement la manière dont un tel rapprochement
est rendu possible, mais plus spécifiquement, la manière de penser son accomplissement en
démocratie.
Après avoir posé quelques éléments comme constituant un préalable nécessaire à la
compréhension d’une telle conjonction, Breton explicite davantage sa pensée à travers
l’affirmation même de cette conjonction entre poétique et démocratieέ En ce sens, Breton écrit :
Si j’hésite, par prudence plutôt que par conviction, à parler de l’‘‘élément mystique’’
qu’évoquait Péguy, j’éprouve moins de réticence à requérir la nécessité d’un ‘‘élément
poétique’’ qui coïnciderait avec l’espace d’enchantement auquel on a fait allusionέ En tant
que tel, l’élément poétique se présente, au même titre que la démocratie, sous les traits d’un
argument ontologique transposé.679
Même si la convocation de l’‘‘élément mystique’’ s'accompagne de quelque prudente
hésitation, on n’a guère de peine à le comprendre : la conviction profonde de Breton serait de
requérir cet ‘‘élément mystique’’ pour souligner combien la conjonction entre poétique et
démocratie est de l’ordre du mystiqueέ Elément mystique qu’il est possible d'entendre en lien
avec l’un-bien ; autrement dit, en lien avec la nécessité que soit reconnue, parce qu’étant déjà
inscrite dans l'être même du politique, une certaine transcendance. Bien entendu, maintenir
l’‘‘élément mystique’’ n’invalide en rien l’‘‘élément poétique’’έ Car il contient en lui-même les
dimensions poétique et politique, et peut tout aussi bien, à sa manière, être entendu comme se
situant au fondement du politique.
Et si l’on repose la question de la conjonction proprement dite entre poétique et
politique, entre ‘‘élément poétique’’ et démocratie’’,
Mais il importe de souligner le fait que la conjonction s’entend comme un rapport de
réciprocité, de coïncidence ν ou même d’influence, d’inspiration ou de fécondation mutuellesέ
Pour une meilleure intelligence de ce rapport, il faut se placer sous l’angle anthropologique, ou
plutôt, mystico-anthropologiqueέ Tout se joue, selon Breton dans le fond de l’âme humaineέ Ce
679
CP , p. 148.
257
qu’il en décline permet d’entendre correctement ce qu’il affirme de la coïncidence, en
démocratie, de l’élément mystique, ou poétique, et du politiqueέ
2.3. Rien de l’âme et vertu conjonctive de la mystique
La mystique au cœur de la vie humaine, au cœur de tout humain μ qu’est-ce à dire ?
Dans l’univers de pensée de Stanislas Breton, la question de l’âme est restée
fondamentaleέ Et elle n’est pas sans lien avec toute la question du rien, ou du néant qui
l’accompagne ν question de l’âme dont nous avons déjà souligné l’intérêt dans la
compréhension du problème de la relationέ Si l’âme est, au fond de l’humain, un lieu possible
de relation, c’est en raison de sa nature méontologique. On peut alors chercher à comprendre
son rôle dans la compréhension de la mystique comme voie possible de la conjonction entre
poétique et politique.
La manière dont Jean Trouillard interprète le rapport du Tout et de l’Un chez Proclos
apporte quelque lumière sur ce que nous nous efforçons de relever chez Bretonέ L’éminent
spécialiste du néoplatonisme montre en effet que pour Proclos, notre rapport à toute
transcendance comme à l’immanence est rendu possible grâce à l’âmeέ C’est en elle et par elle
que ce rapport a lieu, sans qu’on ait besoin de chercher en dehors d’elleέ680
Un principe transcendant n’est le terme d’une visée que s’il est déjà un point de départ
inépuisableέ Il n’est visé que par lui-mêmeέ Philosopher c’est donc chercher à se connaître
soi-même intégralementέ Et jouir de l’union mystique, c’est reconnaître que le centre de
l’âme coïncide avec le centre universelέ En sorte que la mystique, chez Proclos comme
Plotin, n’est nullement la conquête, mais l’origine de toute la vie de l’esprit et de l’effort
philosophique lui-mêmeέ Elle est moins supérieure qu’antérieure, moins ‘‘suressentielle’’
que ‘‘préessentielle’’681.
La mystique serait au principe de la vie. Pour montrer que cette hypothèse se vérifie,
Dominique Courcelles se réfère à Henri Bergson, ainsi qu’à Breton : « La mystique serait donc
d’orientation pour la vie et l’histoire des hommes parce qu’elle est liée au principe même de la
680
681
Cf. Jean TROUILLARD, L’Un et l’Âme selon Proclos, Paris, 1972, p. 85.
Jean TROUILLARD, L’Un et l’Âme selon Proclos, Paris, 1972, p. 85.
258
vie, à l’ouverture en métaphysique, en éthique, en politique, ce que Stanislas Breton a lui aussi
évoqué dans son livre Philosophie et mystique »682.
Telle qu’il la posa sans cesse, la question de l’âme, ou du rien de l’âme est selon notre auteur
une invitation à faire recours ou retour « en un mouvement qui nourrit sa propre ferveur à ce
‘‘germe de non-être’’ ou ‘‘fleur de l’âme’’ » qui rend justement possible l’expérience
métaphysique. Il est une affinité ou une connexion entre la pauvreté absolue, entendue au sens
que lui donne la mystique rhénane, et le pouvoir du poétique. Mais on peut admettre, selon lui,
que
C’est parce que le rien de l’âme, coïncidant avec le néant par excès qu’actualise l’union
mystique, rejoint le pouvoir de l’origine, qu’une production ex nihilo peut se faire jour en
donnant le jour à tout ce qui estέ L’ensemble ordonné de ces ‘‘rien’’ dessine, en esquisse,
le rapport de l’âme et du poétique683.
C’est par ce biais que Breton aborde le problème du scriptural en poétiqueέ Ce ‘‘rien’’ d’une
« portée nouvelle et inouïe » mérite plus qu’une simple mention ; la pensée du rien est sans
doute déterminante, en tant que question de base comme a pu le souligner déjà. En effet, « l’âme
poétique se tient dans ce rien qu’elle habite et où elle demeure comme cette ‘‘hauteur de
noblesse’’ qui est à la fois coïncidence et inaugurale distance »684έ Poser l’âme poétique comme
centre de dramatisation de l’agir par le monde, c’est poser la question même de cet agirέ Et de
façon concrète, qu’en est-il de la pratique du poète ? Breton lui assigne la nécessité « d’être
[…] auprès des choses, comme pour les habiter et se mettre à leur écoute. Toute innovation, en
ce sens, a pour condition une certaine sensibilité aux choses pour les laisser être ce qu’elles
sont »685έ Il va sans dire que cette invitation qui s’adresse à tout humain - pour être vraiment
humain et le devenir davantage - ne saurait faire fi du séjour auprès des choses, de ce laisserêtre les choses.
682
Les enjeux philosophiques de la mystique , p. 251.
« Poétique de l’âme » p. 415.
684
« Poétique de l’âme » p. 418.
685
« Poétique de l’âme », p. 419.
683
259
Breton place donc l’élément mystique au cœur de l’existence humaineέ Pour lui, la mystique
est le « lieu fondamental de tout être humain »686. Cette affirmation sous forme de principe
donne à saisir tout l’enjeu de sa pensée mystique dans son rapport à la métaphysique, à la
politique comme au poétique.
Dans Libres commentaires, commentant un passage biblique, précisément le Psaume
130, Breton écrit : « Le plus étrange […] est le rapport qui s’établit entre l’âme et le moiέ Un
rapport qui signifie simultanément le lien et la distance. » C’est en ce sens aussi que l’âme
humaine est, telle un écritoire, vide de tout pour tout recevoir ν pour qu’en elle et à partir d’elle,
et grâce à elle, tout lien, toute relation puisse s’espérer, se projeter, s’élaborer ou se nouerέ
Mais, Breton souligne à de nombreuses reprises combien la mystique chrétienne n’est
rien d’autre qu’une mise en œuvre radicale de ce qui se trouve au cœur du climat évangélique :
les Béatitudes. Ces Béatitudes sont censées ouvrir au disciple du Crucifié la voie de la Béatitude
non pas seulement espérée mais réellement vécue dans l’épaisseur de son histoireέ Comme
l’écrit Breton, « elles proposent un ‘‘excès’’ aussi dangereux à l’ordre politique qu’à la
normalité d’une saine raison… »687
Que peut donc la mystique ? Et qu’est-ce qui justifie un tel recours à « un agir qui ne
fait rien » ? « Qu’en est-il de la place éventuelle de la mystique et du mystique dans le monde
d’aujourd’hui ? » se demande Breton. Sa propre pensée et sa vie sont fortement traversées par
la mystique de la Croix et la Passion. Par conséquent, la place de la mystique dans le monde
trouve tout son sens, chez lui, dans la Croix et à partir de la Croixέ S’il se réfère tant à la Croix
c’est pour penser ce problème que nous tentons de comprendre : la nécessité et la manière
d’habiter notre terreέ
686
Cf. Stanislas BRETON, « La mystique, lieu fondamental de tout être humain », in : Théophylyon , Tome 3-vol.
2/1998, p. 259-277.
687
VO , p.103.
260
3. COMMENT HABITER LE MONDE A PARTIR DE LA CROIX ?
Un monde c’est d’abord cet espace où l’on se trouve et vers lequel on est perpétuellement
en mouvement pour le transformerέ Le problème est d’habiter le monde à partir de la Croix,
y être dans tout en étant perpétuellement vers.688
« A partir de la Croix ». La mystique de la Croix qui « nous met en présence d’un certain
nihil, d’un certain rien sous l’espèce de la folie et de l’infirmité »689, Breton souligne la fonction
critique de la Croix, comme on vient de le voir. Mais il en tire une implication mystique et
politique de notre être-au-monde qui peut se présenter comme ce en quoi culminent toutes nos
tentatives humaines trop humaines d’habiter le monde et de l’habiter ensembleέ Mais que fautil entendre par la proposition : « habiter le monde à partir de la Croix » ? Les conséquences
d’une telle affirmation sont à la fois théologiques, mystique et philosophique. Et quel que soit
le domaine considéré, la Croix, chez Breton, induit à la fois une poétique et une politique de
l’habiter qui excède la seule conception chrétienneέ
Les différents aspects considérés révèlent que la Croix est un véritable lieu de l’excès.
On ne peut pas ne pas se poser la question du statut de l’excès et des médiations par lesquelles
il joue. C’est dans cet excès de signification que la Croix traverse tous les domaines de
l’existence et mortifie toutes les représentations, qu’elles soient de Dieu ou de quelque autre
absoluέ Quel est donc le dépassement qu’opère la logique de la Croix et comment induit-il un
habiter de type mystique ?
688
689
S. BRETON, « Le récit de la croix », in : Esprit, n° 4-5, avril-mai 1986, p. 129.
Ibid.
261
3.1. Habiter ou aimer
On avait déjà pensé le sens métaphysique de l’habiter chez Breton en tant qu’il est à la fois
être et agir έ Il est chez lui un autre sens de l’habiter qu’il convient de dégager, et qui, à première
vue, peut paraitre éloigné des premiers sensέ Mais l’omettre priverait la question de l’habiter
chez lui d’un élément fondamental comme on bâtirait un habitat sans assise solide qui le tienne
et le maintienne, par ce que précisément cet autre sens s’éclaire de la logique de la Croixέ Et on
est en présence d’une expression de la dimension mystique et religieuse de la pensée de Bretonέ
Commentant un passage johannique, il écrit :
Habiter, c’est donc aimer, car ce verbe qui exprime un commandement est en réalité aux
principes de tout commandement ; il est moins commandement que ce par quoi il y aura
commandement. Il se dénomme par ce qu'il rend possible690.
Effectivement, une telle affirmation se rattache à sa mystique de la passion caractérisée à la
fois par le pâtir et par l’Agapè. Sans revenir sur le détail, relevons ce que dit Breton au début
de l’écrit que l’on vient de citer : « Un ‘‘lieu’’ scripturaire, c’est donc le ‘‘là’’ quasi musical,
où il fait bon se trouver , que l’on a le souci d’habiter ; et auquel on fait retour pour s’y
retrouver »691έ Nous avons précisément besoin d’un sol, d’un là , pour aimer, et où aimer
voudrait dire s’y trouver bien et s’y retrouverέ Ceux à qui le commandement de l’amour est
donné avait en effet posé la question du lieu d’habitation du maître et avaient ce jour-là demeuré
avec lui. Et plus tard le maître leur dira : « Demeurez en moi et moi en vous »692. Breton
comprend l’être-dans, en saint Jean, comme étant relayé par l’être-auprès ou l’être-avec
caractérisant l’amitiéέ L’être en Christ, ou l’être dans le Christ est appelé à devenir une vie en
Christ. Or ce Christ dans lequel le disciple est et doit être commande quelque chose de nouveau
qu’il vit lui-même : « nul n’a de plus grand amour que celui qui livre sa vie pour ses amis ».
C’est à partir de là que Breton peut tirer sa conclusion : « Habiter, c’est donc aimer ».
690
Stanislas BRETON, « Esquisse de commentaire de quelques textes de Jean », in : Variations johanniques,
Paris : Cerf, p. 97.
691
Stanislas BRETON, art. cit., p. 86.
692
Jean 15, 4.
262
Commentant le même passage évangélique – et citant le commentaire qu’en fait Breton, et
notamment cette conclusion –, Causse souligne à son tour ce « lien constitutif du ‘‘demeurer’’
et de l’‘‘aimer’’ ». Selon lui, même si le lien à toute la tradition religieuse est maintenu dans
l’enseignement du Christ, la nouveauté du commandement et sa conséquence résident dans le
fait qu’il devait « signifier le caractère événementiel de l’événement qui oblige le sujet à
reconsidérer sa façon d’habiter le monde »693έ On voit comment cette méditation sur l’habiter
et le demeurer peut ouvrir à la méditation sur la charité, l’agapèέ C’est ce qu’il nous faudra
tenter avec Breton en reposant la question de l’habiter-avec, toujours à partir de la Croix.
3.2. Amitié et charité
Indéniablement, l’amitié et la charité, chez Breton, sont les formes les plus élevées de
l’être-avec ou, comme nous l’appelons, de l’habiter-avec.
Michel Foucault eût un jour cette déclaration dont la gravité a marqué Breton qui le
rappelle plusieurs fois μ « Le christianisme, disait Foucault, a prêché l’amour, il n’a rien compris
à l’amitiéέ »694 Même si pour le philosophe chrétien Breton, amitié et amour ne s’excluent pas,
il prend toute la mesure de cette remarque de Foucault. Il y voit une « objection des plus
sérieuses et qui pourrait être l’argument le plus percutant à l’adresse de la foi et de la religionέ
»695 Mais comme le fit remarquer Étienne Balibar, commentant ce passage696, le conditionnel
« pourrait être », qu’utilise Breton, est une preuve qu’en dépit du sérieux et la gravité de la
remarque de Foucault qui donne bien à penser, elle ne saurait être le dernier mot d’une réflexion
sur l’amour et l’amitié tels qu’ils peuvent et doivent être vécus par des humains appelés à habiter
ensemble.
Jean-Daniel CAUSSE, L’instant d’un geste: le sujet, l’éthique et le don, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 81.
AC, p. 143.
695
AC, p. 143.
696
Cfέ Journée d’étude, juin 2ίί7έ
693
694
263
La preuve également qu’il y a dans la religion, chrétienne en l’occurrence, une belle
compréhension et une belle place de l’amitiéέ C’est celle qui fait passer de l’état de serviteur ou
de l’esclave à celui d’homme libreέ Pour le spécifier à sa juste valeur, Breton cite ce passage de
l’Évangile μ « Je ne vous appellerai plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître,
je vous appelle amis car tout ce que j’ai appris de mon Père je vous l’ai fait connaître (Jn
15,15). » Et il peut alors faire ce commentaire μ « L’amitié requiert ou fonde l’égalitéέ La
hiérarchie ne lui convient pas. »697
Pour en prendre véritablement, ou autrement, la mesure il est essentiel de chercher le
sens de l’amitié chez Breton à travers la manière concrète dont lui-même en a fait l’expérienceέ
Dans son itinéraire philosophique : De Rome à Paris, les exemples d’amitié dont il fait le récit
sont à eux-mêmes une définition de l’amitié ou de l’ami ; récits écrits dans une perspective
mystique incluant la Croixέ Non seulement perspective lui a permis d’être sensible à ces
manières d’être, mais inversement ces amitiés qui l’ont marqué ont grandement contribué à
enrichir sa penséeέ En effet, ce vécu concret de l’amitié, on ne saurait l’oublier, fait partie
intégrante de ce qui lui donne à penser philosophiquement.
Parlant d’un de ses amis, Breton écrit μ « Nous n’avions pas besoin de longs discoursέ
Son agir de simple présence me suffisait »698 Ce que nous traduisons autrement par μ l’amitié
se vit plus qu’il ne se dit, et cela est rendu possible par la vertu d’un habiter-avec qui laisse
l’autre êtreέ Et puisqu’il relate la manière concrète dont l’autre, l’ami, lui ouvre sa maison, on
comprend que pour lui, l’authentique amitié est celle qui permet à l’autre de passer le « seuil
où s’abolissent les frontières du ‘‘mien’’ et du ‘‘tien’’έ »699
Ce qu’il dit d’un autre ami donne à penser justement que l’amitié, pour être authentique,
doit être le lieu où se pratique avec justesse cet art de l’écart cher aux mystiquesέ C’est pourquoi
Breton peut dire de cet ami qu’ « il sécrétait l’espace permissif où vous auriez, sous sa motion
697
AC, p. 144.
DRP , p. 18.
699
DRP, p. 28.
698
264
généreuse muette, à décider vous-même de votre avenir, et à devenir ce que vous avez à
être. »700
Il convient d’ajouter que pour Breton, l’amitié est aussi une attitude qui s’origine d’un
fond mystique ou quasi mystique, qui vous permet de vivre dans la transparence et l’ouverture
à tous. Cette compréhension transparaît dans la manière dont il applique à un de ses amis « cette
relation de totale transparence que Catherine de Gênes résumait dans le simple mot netteza ,
netteté, on n’ose pas dire propretéέ »701 On comprend ici que l’ami, le vrai, est celui qui est à
même d’être ou d’habiter avec tous, dans une transparence qui n’abolit ni l’identité, ni l’altéritéέ
Il est également celui qui fait en sorte qu’autrui « ne désespère pas de soi-même. »702
3.3. Habiter à partir de la croix ou exercer une fonction critique
« Au fin fond, la critique la plus radicale à l’appel aux chrétiens les conditions
d’existence de la foi c’est le mouvement même de la dépossession dont parle saint Paulέ C’est
le sens de la kénose, de la disparition du soi divin »703
La fonction mystique, telle que qu’on peut la discerner chez Breton, si on la saisit dans
la limite de sens que nous lui donnons, et peut-être même au-delà, se donne comme fonction
critiqueέ Il s’agit d’une critique exercée aussi bien sur le dire que sur l’agirέ Cela peut se dire
de toute mystique. Mais il est chez Breton ce rien en son expression christique qui, aussi bien
par son ombre que par sa lumière, ne cesse de mettre en question l’être, le monde et la penséeέ
L’univers politique n’y échappe pasέ
« Il mortifie, par sa contestation des puissances de ce monde : savoir, pouvoir, sagesse,
loi, ruses de la politique, l'image d'un Dieu que nous avons fait à notre ressemblance, en
l'enrichissant de tous nos attributs »704
700
DRP , p. 30.
DRP, p. 28.
702
DRP, p. 29.
703
Culture et foi n° 61-62, les 29.
704
Culture et foi, n° 60-62, P 35.
701
265
En effet, comme le souligne Joseph Doré, la mystique de la Croix se présente comme
« une critique de toute idéologie, même théologique, même philosophique. »705 En quoi une
telle mystique de la Croix, dans son silence comme dans son parler, d’hier et d’aujourd’hui, estelle à même d’incommoder, voire d’ébranler toutes formes de puissances, partant, d’informer
notre manière d’habiter le monde ?
Selon Breton, même si l’Evangile pour le chrétien tout comme pour le non chrétien est
un ferment qui lève et fait lever, qui invite et incite à agir, « Il ne s’ensuit pas que du texte où il
s’est fixé, on puisse tirer une ‘‘politique d’écriture sainte’’ en vue d’une ‘‘organisation
religieuse de la terre’’, où s’inscrirait l’ambition charnelle de la foi »706έ Le religieux d’une
manière générale, et le mystique en particulier, sont ou doivent être donc, dans leur rapport au
politique, de l’ordre du retrait, de l’agir qui ne fait rienέ
Mais, précisément, cet agir qui ne fait rien, et en raison même d’une telle posture, est à
même d’insuffler quelque dynamisme insoupçonné à qui sait voir et entendre aussi bien le signe
de la Croix que ce qu’il signale et signifieέ
S’il mérite la ferveur, c’est, avant tout, parce que, dans le meilleur de ce qui, en lui,
nous parle encore, il élève, sur les Eglises et sur le monde, fût-ce par la croix
tombante au bord de nos chemins, le principe critique, pur signe de contradiction,
qui les juge et les empêche de dormirέ Infirmité et folie, je n’en disconviens pas, mais
qui rappelle que l’essentiel du politique n’est peut-être rien de politique707.
La lucidité qui éclaire est sans doute empreinte de sérieux devant la réalité des choses
qui viennent au jour, devant aussi la responsabilité qui sans cesse oblige. La lucidité sait aussi
faire face à la réalité d’une tout autre manière que ne dédaignent pas non plus les mystiques. Il
s’agit du comique et du rireέ
Cette fonction s’exerce donc aussi dans le rire, le comiqueέ En effet, rire et comique partagent
avec le mystique un certain pouvoir de dérision qui est aussi une sorte de fonction critique.
705
VC, p. 6
EP , p. 179.
707
EP , p. 179.
706
266
Breton lui-même pratiquait ce rire708, sans doute naturel et révélateur de ce qu’il étaitέ
Comme le pense Jean-Claude ESLIN, on ne pouvait s’empêcher de déceler dans ce rire de
Breton quelque accointance d’avec sa manière d’être au monde et sa manière de philosopher.
Le vouloir-être et le vouloir-dire de l’humain, dans la perspective philosophique de Breton, ne
dédaignent point cette voie.
« Ce m’est tout un
De tous les maux je ne fais plus que rire
Je suis exempt de crainte et de désir
S’il faut avoir le meilleur et le pire,
Je m’en remets à qui voudra choisir »709
Lorsqu’il cite ce passage du Cantique spirituel de Surin, Michel de Certeau entend illustrer et
montrer que « ce rire est un non-lieu »
Il est également possible de parler d’une fonction mystique ouvrant chez Breton la
possible conjonction entre poétique et politique, en prenant en compte cet autre aspect qui ne
cesse de le séduire chez le métaphysicien comme chez le mystique et qui caractérise aussi sa
propre penséeέ Il s’agit de l’exigence d’une véritable lucidité ;
Cette lucidité projette sur toutes choses non pas une sorte de phare trop éblouissant au
risque de manquer ce pour quoi on le projette ν mais plutôt une lumière qui n’a pas peur des
zones d’ombre que son propre déploiement contribue à créerέ En cela la lucidité mystique, tout
comme la lucidité métaphysique, constitue une force critiqueέ On n’hésiterait pas à affirmer, à
l’instar de René Char, que « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil ».
Luce GIARD, « L’ombre de Surin », in : Philosopher par passion et par raison: Stanislas Breton , p. 231 :
S’adressant à Paul (Stanislas) Breton, elle souligne son rire connu de tous ses amis et que ses lecteurs peuvent
deviner« S» On peut aussi se référer, dans le même ouvrage, l’interprétation-questionnement de Jean-Claude
ESLIN « - Le rire, le rire de Breton, le rire cathartique, qui engloutit tout, […], il les engloutit pour ‘‘solde de tout
compte’’ et les transforme, sachant qu’il en fait sortir autre chose que ce qui est prévu, de l’imprévu justement,
inouï, insolite. Peut-être est-ce aussi le rire qui affecte d’un indice de scepticisme tout ce qui est proféré ? Ou le
rire du gouffre : peut-être aurait-il mieux valu que le monde ne fût pas né ? … », p. 176.
709
Jean-Joseph SURIN, Cantiques spirituels, p. 21.
708
267
3.4. L’Habiter et la pratique d’une mystique du quotidien
Il importe alors de se rappeler que chez Breton, mystique et politique sont liées. Il pose
l’élan mystique comme un élément indispensable en politique. Mais comme on vient de le voir,
c’est parce que la démocratie actualise le projet humain que Breton peut y voir une conjonction
entre élément mystique, élément poétique et ‘élément’ démocratique, pour ainsi direέ
Cette rencontre suggère de retrouver, chez lui, cet autre lien étroit entre sa pensée de
l’eschaton et de la rédemption devant se traduire dans la vie quotidienne. Transcendance et
immanence se conjoignent chez lui dans l’expérience de la vie et de la libertéέ Et c’est à travers
une pratique quotidienne de la mystique qu’on devient à même d’entendre l’invitation à habiter
le monde à partir de la Croix.
Car si, comme il fut dit, ‘‘l’homme passe infiniment l’homme’’, c’est parce que l’essence
de l’homme, ce qui fait qu’il est ce qu’il est, n’est rien d’humainέ C'est ce « principe »,
ineffable à sa façon, et si peu politique, qui nous serait le plus nécessaire, pour ne pas dire
‘‘l’unique nécessaire’’έ Si difficile qu'il soit, le plus difficile, en effet, n'est pas tant
l'aménagement de notre territoire, que la redécouverte de l’élément qui, n’étant rien de ce
qui est, nous soulève au-dessus de tout710.
On a vu que ce qui importe le plus dans son approche de l’habiter démocratique, c’est
son sens métaphysiqueέ Mais on doit ajouter aussitôt que le souci du quotidien n’est pas moins
métaphysique711.
Tout en faisant remarquer qu’il est chez Breton une pensée du salut, Capelle-Dumont
insiste sur cette rencontre chez lui de l’immanence et de la transcendanceέ Méditant chez lui la
conjonction entre métaphysique et mystique, il affirme : « C’est hors monde que se révèle la
transcendance de Dieu. Ce hors-monde se manifeste à même le sensible »712 Chez Breton, en
effet – faut-il le souligner de nouveau – la rédemption proposée se joue dans ce qu’il y a de plus
quotidienέ L’agir poétique et politique de l’humain comporte constitutivement l’espérance
710
Ibid.
On peut affirmer, à la lecture de Breton – en lui appliquant ce qu’écrit Etienne Gilson au sujet de Maritain –
qu’il a, en tant que métaphysicien, « trouvé, dans la familiarité à l’éternel, le secret d’une familiarité plus parfaite
dans son commerce intime avec les soucis quotidiens de son temps » (Etienne GILSON, Jacques MARITAIN,
Correspondance 1923-1971, p. 261).
712
Philippe CAPELLE-DUMONT, « Métaphysique et mystique chez Stanislas Breton », in : Décade Breton,
Cerisy, 2011.
711
268
d’une transcendance, l’espérance que tout n’est pas dit dans cet agir ; et que cet agir, quoi que
situé dans l’espace et le temps a, ou peut avoir valeur d’éternitéέ
La mystique du quotidien peut se lire dans l’approche bretonienne du passage
évangélique dit du jugement dernier. On a affaire, souligne-t-il, à un texte à la fois scandaleux,
étrange et décisifέ Cela se justifie d’abord par le fait qu’il « se prête moins […] aux
accommodements herméneutiques » ; ensuite parce précisément, « rien n’y est dit qui relève,
en soi, du religieux, qu’il s’agisse de culte, de croyance, d’observances, de rite ou de moraleέ Il
n’est question que du quotidien, d’une prose quotidienne, marquée par les verbes manger, boire,
se vêtir, habiter etc…
Et il est tout à fait caractéristique, à ce sujet, de relever le rapprochement713 que fait
Breton de ce texte, c’est-à-dire, l’Evangile selon saint Matthieu714 et L’idéologie allemande de
Marx715 Le second insiste sur l’acte inaugural de l’histoire ; le premier porte sur le jugement
final de l’histoireέ En dépit de la différence indéniable entre les deux textes et leurs contextes
respectifs, Breton estime qu’« une certaine correspondance peut donc être établie entre l'acte
inaugural et l’acte final »716. Cette correspondance se lit précisément dans la présence, de part
et d’autre, de quatre verbes évoquant d’une manière touchante le « caractère prosaïque du
quotidien » : boire, manger, habiter, se vêtir.
Dans le contexte du texte évangélique, souligne Breton, l’accent mis sur le quotidien est
révélateur d’un fait μ la sentence du jugement dernier porte sur une pratique consistant en un
être-avec les plus démunis et les plus petits, être-avec qui se traduit concrètement dans un agir-
713
Cf. notre chapitre III.
« Alors le roi dire à ceux de droite μ ‘‘venez les bénis de mon Père, recevez un héritage le Royaume […] Car
j’ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j’étais un étranger et vous
m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir’’έ »
715
« Pour vivre il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encoreέ Le premier
fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie
matérielle elle-même, c’est même là un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire » (Karl
MARX, Friedrich ENGELS, L’idéologie allemande, Paris : Editions sociales, 1977, p. 59). « De même que Darwin
a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement
de l’histoire humaine, c'est-à-dire se fait élémentaire voilé auparavant sous un fatras idéologique que les hommes,
avant de pouvoir s'occuper de politique, de sciences, d'art, de religion, etc., doivent ou d'abord manger, boire, se
loger et se vêtir » (Friedrich ENGELS Karl Marx, suivi de Discours sur la tombe de Karl Marx)
716
AC, p. 79.
714
269
service. Mais ce qui donne lieu et sens à un cet agir, c’est avant tout, la reconnaissance, dans
les autres que l’on sert ainsi, du visage d’un Autre qui s’identifie à euxέ Cette reconnaissance
constitue, selon Breton, l’aspect « le plus étrange » de ce jugement. Le caractère « étrange » du
jugement se justifie par ce « Je » mystérieux qui s’identifie à l’affamé, à l’assoiffé, au sanshabitat et au sans-habit. Qui est donc « cet énigmatique Je » qui habite pour ainsi dire en tous
« ces souffrants du monde et tous ces crucifiés de l’histoire » ?, se demande Breton. Selon lui,
ni la théologie, ni aucune philosophie ne nous serait de quelque aide pour comprendre ce
mystérieux « Je », car il « n’est ni le ‘‘Moi’’ psychologique, ni le ‘‘Moi’’ éthique, ni le ‘‘Je’’
transcendantal, ni le ‘‘Moi’’ absolu »717έ La raison est qu’en réalité, en « Je » dont le mal-être
ne que nous accuser, le croyant chrétien est sans cesse invité à reconnaître le visage du Christ
en Croix. Or « La Croix reste une folie, pour nos catégories du faire et de l’avoir ». Elle inaugure
dans une histoire humaine qui n’est pas sa propre fin, une manière radicalement nouvelle
d’habiter-le-monde et d’habiter-avec-autrui.
Dans une telle perspective, et dans le sens d’un devoir-être, il est impératif de prendre
la responsabilité d’un engagement à faire du monde « un poème » : le poème d’une liberté ne
peut être que la conclusion d’une œuvre commune … de libération718.
Mais alors, ne serait-ce pas s’exposer à ce verdict de l’iconoclasme, que d’achever ce
parcours en posant la question d’un certain horizon eschatologique de la pensée de Breton ?
Serait-ce une question qui nous porterait ou nous déporterait hors de notre propos ? Mais une
telle question loin d’être étrangère à ce qui nous occupe, nous donne de prolonger notre
717
UO , p. 83.
« In un certo modo, e come il ‘‘poeta’’ cui accennai, ma in un altro genere e con impegno ancora maggiore,
dobbiaomo fare del mondo ‘‘un poema’’ : il poema di una libertà che non può essere che la conclusione di
un’opera comune – ancora una volta, cristologica – di liberazione » : UOC, p. 84.
718
270
réflexion sur l’être-ensemble en ouvrant, tant soit peu, une nouvelle perspective présente chez
Breton.
Le poète transmute lui aussi les éléments, épèle les mêmes mots : pain, vin, lumière, eau.
Cette transmutation ressemble moins à une production qu’à une conversion, le lexique de
tous les jours fait retour au paradis, à ce temps immémoriale où le nom nommait vraiment
comme l’Adam du premier jardin, il n’était pas encore ce signe à distance qui étiquette les
objets et distribue le divers de la sensibilité en classes et catégories.719
719
EMI, p. 55.
271
CONCLUSION
La folie et l’infirmité de la Croix nous obligent à dépasser ce régime d’auto-détermination.
En clair, elles nous disent que nous ne pouvons disposer ni des choses, ni des hommes, ni
de Dieu, ni d’abord, de nous-mêmes. La Croix, ce serait donc la critique radicale de la
propriété privée, en l’acception la plus large du mot ‘‘propriété’’720
« Habiter le monde à partir de la Croix », consiste, in fine, à s’exposer à cette critique
radicale qui oblige à se désapproprier de toutes formes de certitudes, d’assurances, de
détermination ou d’auto-déterminationέ S’affranchir ainsi de tout ce qui entrave le « rythme
essentiel » de l’êtreέ Car, habiter ne va pas sans cette liberté créatrice en laquelle émergent et
se conjoignent poétique, politique et mystiqueέ C’est sans doute la même liberté qui donne à
tout humain d’habiter l’immanence et d’être habité par la transcendanceέ
Dans ce sens, « habiter le monde à partir de la Croix » ne revient-il pas à s’ouvrir à une
rédemption ? La logique de la Croix chez Breton est à comprendre aussi comme une logique
de salut. Nous pensons avec lui la nécessité pour l’humain de s’ouvrir à l’idée d’une
rédemption, aussi bien de l’homme que du mondeέ
Interrogeons cette « Dialectique simple, rythme ternaire des choses et des êtres qui,
demeurant en leur principe, en procèdent et y font retour . »721 À la suite de Damascius, Breton
a non seulement médité cette idée, mais en a fait un principe de pensée. En effet, on ne
comprend véritablement Breton qu’en tâchant de tenir ou de nouer toujours ensemble tous ces
trois mouvements dans les diverses dimensions de sa pensée, en l’occurrence, la métaphysique,
la mystique, la théologie, la politiqueέ Or, l’idée de rédemption n’est pas étrangère à ces
dimensions qu’on vient de citer. Ce rythme ternaire s’applique aussi à l’existence concrète de
l’humain dont l’« irrépressible besoin d’un paradis »722 peut se lire dans la manière qu’il a
d’habiter poétiquement et politiquement le monde. Faut-il alors tenter un rapprochement entre
720
VC, p. 34-35.
MD , p. 28.
722
DP , p. 25.
721
272
cette tension de toute chose vers son principe et l’idée d’une rédemption, en postulant que cette
conversion est un retour de la chose vers sa fin ou sa finalité rédemptrice ? Même si elle peut
suggérer effectivement l’idée d’une rédemption, l’implique-t-elle nécessairement ?
Dans L’homme d’aujourd’hui et ses contradictions723, dont le sous-titre pose
précisément la question de l’acceptation ou du rejet d’une rédemption, c’est au « Que puis-je
espérer ? » de la dialectique transcendantale de Kant, que se réfère Breton pour proposer l’idée
de rédemption. Il y évoque également le principe espérance d’Ernst Blochέ Dans cet ouvrage,
Breton établit clairement un lien entre la question de l’espérance à celle de la rédemptionέ Dans
un autre écrit son approche de l’espérance se fait « en fonction d’un référentiel
eschatologique »724. Nous ne reprenons pas tout ce qui concerne les « présupposés
métaphysique » de cette interrogation sur l’espéranceέ Quelques indications suffisent à montrer
que ce lien existe bel et bien chez Breton entre espérance et rédemption et que, par conséquent,
il est une justification de notre volonté d’ouvrir la réflexion politique sur l’idée de la
rédemption. Ce lien nous signifie, de quelque manière, que « l’espérance, cette passion du
possible, ici-bas »725, peut donner à l’humain de s’ouvrir à une autre passion d’un possible qui
ne saurait se réduire à l’ici-bas.
Et la Croix, ce signe de contradiction qu’il n’a cessé de méditer – en tant que philosophe
chrétien – se dresse comme fonction critique de toutes formes de totalités et oriente résolument
vers une fin qui dépasse infiniment ce qu’on peut espérer, sans pour autant faire fi de
l’immanence de celui qui espèreέ
723
Cf. UOC.
S. BRETON, « Le thème de l’espérance et la réflexion philosophique », in : Savoir, faire, espérer : les limites
de la raison , Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 1976, p. 44.
725
André BIRMELE, « Eschatologie », in : Introduction à la théologie systématique , Genève : Labor et Fides,
2008, p. 390.
724
273
CONCLUSION GÉNÉRALE
La recherche que nous avons menée sur la conjonction entre ‘poétique et politique’
dans la pensée de Breton ne s’achève que pour nous ouvrir à la nécessité d’un nouveau point
de départ. Peut-être est-ce ainsi que nous saurions mesurer notre fidélité à la pensée étudiée726.
Car, écrit Breton, « Les vrais maîtres sont moins ceux qui prescrivent que ceux qui inspirent.
Et qui obligent le disciple à faire autre chose et à mesurer sa fidélité à la nécessité d’un constant
écart. »727 Même si le mot de la fin doit être celui d’un nouveau départ, il convient de rappeler
d’abord l’objectif poursuivi dans cette recherche, d’en considérer le résultat ; nous dégagerons
ensuite les perspectives qui se dessinent et peuvent ouvrir sur de nouveaux chemins de vie et
de pensée.
Le point de départ se tient dans la difficulté que les humains ont à habiter le monde, « la
maison-monde ». Breton ressaisit métaphysiquement le problème ainsi posé par le thème du
principe, et traverse tenacement la question de savoir ce que peut faire l’humain pour l’affronter.
L’effort que nous avons entrepris a consisté à élaborer une structure qui rende
intelligible, à travers ses divers enchaînements, la problématique portant de la conjonction
« bretonienne » entre poétique et politique. La présentation de ces domaines de sa pensée
comme autant d’univers particuliers a rendu manifestes les nombreux thèmes qui sont au centre
de son intérêt poétique et politique ainsi que leur double ancrage μ d’une part philosophique,
théologique, mystique – et d’autre part une certaine expérience de l’existence humaine. Les
divers éléments de chacun de ces univers ont eux-mêmes permis de déceler les divers enjeux
de leur conjonctionέ S’ils se conjoignent, ce n’est pas parce qu’on les réunit de manière
Mais nous avons présente à l’esprit cette remarque de Jean GREISCH : « une réelle présence aussi forte que
celle de Breton ne se laisse pas réduire à une liste d’influences à plus forte raison elle se dérobe à tout regard
panoramique. » (Journée d’études organisée par le CIEPFC, l’Association des amis de Paul-Stanislas Breton et le
Centre d’études Stanislas Breton (Institut catholique de Paris).
727
ER, p. 13.
726
274
artificielle ou arbitraireέ Il arrive même qu’on veuille les dissocier ou qu’on ignore tout
simplement leur nécessaire complémentaritéέ S’ils se conjuguent donc, c’est parce qu’il en va
ainsiέ C’est dans leur être même que chacun des domaines considérés comporte l’autre : le
poétique comporte le politique ; le politique contient le poétique. Sans se confondre, ils se
rencontrent, s’articulent ; une articulation qui prend sa source au fond de l’être humain, dans le
fond de son âmeέ Ce fond de l’âme en effet, comme un « germe de non-être », est le lieu de
bien des possibles, ouvrant notamment à une liberté créatrice.
C’est précisément dans l’ « habiter » que les deux univers se conjoignent. Poétique et
politique, pour être ce qu’ils sont, pratiquent tout à la fois la fonction-méta et la fonctionménique. Ou faut-il dire plutôt qu’ils sont des lieux où nous sommes et transitons sous le mode
de cette double fonctionέ Double fonction qui n’est autre que la traduction de la dyade, êtredans et être-vers, chère à Breton. Ces deux modes complémentaires de notre être-au-monde,
répondent, par conséquent, au problème qui est au cœur de notre étude, à savoir le problème de
l’habiter .
La méditation sur notre rapport au monde et à autrui a contribué à saisir davantage
l’enjeu de la conjonction entre poétique et politique dans la pensée de Stanislas Breton. Le
monde et l’humain ne se comprennent que dans l’interaction qui les unitέ Le devenir humain de
l’homme n’est pensable et réalisable que dans cette habitation qui est à la fois un demeurer et
un transiter , et qui est tout aussi bien un habiter-ensemble qu’un habiter-avec.
Dans l’effort de l’homme pour habiter le monde, plane, selon Breton, l’ombre lumineuse
de la Croix comme ascèse de toutes représentations. Comment comprendre ? Le philosophe, le
politique tout comme le poète ne sont-ils pas invités à pratiquer la même ascèse, chacun à sa
manière ? C’est par exemple la nécessité d’écart ou de « mise à distance » qu’induit la Croix,
qui a permis de penser, avec Breton, l’idée d’un dépassement de l’idéal démocratique, ou plutôt,
du non achèvement de la démocratie en démocratie. En effet, même lorsqu’elle est préférée à
d’autres régimes politiques, elle se doit de pratiquer cette ascèse de toutes les représentations
de la démocratie comme de la politique. Et peut-être qu’en fin de compte il nous faut aussi, au
275
nom de cette même ascèse, mortifier toutes nos représentations de l’habiter . Sans pour autant
perdre de vue l’essentiel : savoir et vouloir toujours conjuguer cette double attitude,
fondamentale : demeurer et transiter .
Les limites de notre étude viennent tout de suite au jour à la lecture de ces lignes où
nous avons voulu rester le plus proche possible des textes de Breton et tenté d’être fidèle à sa
pensée. En effet, une meilleure intelligence de l’enjeu de la conjonction entre poétique et
politique, devrait prendre en compte – plus systématiquement que cela fut engagé – ce que
chaque domaine apporte à l’autreέ En même temps, on peut comprendre que si l’on reste
uniquement, et de façon formelle, dans la recherche d’une implication du politique dans le
poétique ou du poétique dans le politique, on court le risque d’une réflexion peu féconde, voire
stérile. Si au contraire on pense la relation en fonction de ce qu’elle est pour le monde et pour
l’humain, alors on saisit véritablement l’enjeu d’une telle relation et on en comprend la
nécessitéέ C’est sans conteste ce qui nous a incité à interroger le sens bretonien de l’homme et
du monde.
En outre, la convocation de maints auteurs par Breton tout comme ses différentes
études constituent un vaste et puissant exercice de relecture critique. Là aussi, sans doute, réside
une des limites de notre propre lecture de l’œuvre bretonienneέ Même si on l’a tenté, on pourrait
s’attendre à ce que cela soit réalisé pour chaque thème central : c’est-à-dire présenter d’abord
l’épistémé sur lequel travaille Breton avant de rendre compte de son épitémé propre, et
d’examiner enfin en quoi sa pensée en est structurée. Une telle démarche aurait permis en effet
de mieux saisir la spécificité de la pensée bretonienneέ Il n’empêche, le commentaire balbutiant
que nous avons tenté rend compte, à sa manière, de l’essentiel d’une pensée qui éveille l’humain
« la signifiance de l’Être »728.
Henri MALDINEY, Une Phénoménologie à l’impossible, Pascal DUPOND et Laurent COURNARIE (dir.),
Puteaux : Le cercle herméneutique, coll. « Phéno », 2002, p. 9.
728
276
La question qu’on vient de relever et de commenter chez Breton nous situe en plein
cœur de l’énigme de l’hommeέ À la fois corps et esprit, cœur et raison, amour de soi et désirbesoin de l’autre, l’être humain ne peut se connaître, ni se comprendre, ni se réaliser pleinement
en dissociant ce qui en lui est indissociable. Pour être à même d’habiter poétiquement et
politiquement le monde, il est sans cesse invité non seulement à savoir reconnaître en lui la part
du sensible, mais aussi à respecter le lieu de manifestation de cette sensibilité, c’est-à-dire, son
corps et celui d’autrui, ainsi que le monde. Un tel respect est – ou devrait être – la marque d’une
humanité poétiquement et politiquement libre et responsableέ Si donc la question de l’humain
et de son humaine condition se joue dans la question de la conjonction entre poétique et
politique, n’est-ce pas en affrontant et en assumant cette question que l’humain se donne des
chances de produire les conditions d’un meilleur habiter ?
Des perspectives s’ouvrent ; les questions restent ouvertes. « La fécondité d’une
philosophie ne se mesure-t-elle pas, en partie, aux problèmes qu’elle laisse ouverts ? »729
La Koinonia (chrétienne) comme paradigme de l’habiterέ Tel est le premier point qui se
présente à nous comme perspective, question ouverte à la fin de cette étude. Elle prolonge ce
qui a été dit sur l’habiter comme agapè. Il suffit d’en considérer un aspectέ Selon Breton,
Dans une vision poético-mystique du monde, il ne saurait y avoir de droit à la propriété. Le
‘‘mien’’ et le ‘‘tien’’ refroidissent, pour ainsi dire, la ferveur des choses. Il ne peut y avoir
que du nôtre comme dans le Pater noster 730.
C’est sans doute à la lumière d’une poétique du nôtre, qui maintient vive « la ferveur des
choses », qu’il faut prolonger la réflexion sur le sens et l’essence de l’habiter-ensemble et de
l’habiter-avec chez Breton. Significative à cet effet est sa méditation sur la nécessité pour les
diverses confessions chrétiennes de vivre l’œcuménisme à partir du Christ comme principe
d’unitéέ Un des postulats qui relève de la foi « concerne le Christ, comme principe universel
729
730
S. BRETON, « Le Problème actuel de la phénoménologie », in : Revue Thomiste 1957, n°1 p. 122.
S. BRETON, « silence et spiritualité chrétienne », in : Arpa , Cahier de recherche poétique , 1985, n° 27, p. 86.
277
dans l’ordre de la grâceέ »731 C’est parce que le Christ transcende toutes les représentations
qu’on a de lui732, et ne saurait être réduit à aucune d’elles, qu’il est à même de réaliser l’unitéέ
Une telle démarche invite à toujours discerner le fondement de toutes chosesέ Et sur le
chemin de la recherche d’unité entre chrétiens, elle se présente comme une critique de toutes
formes de dispersions des énergies – en paroles, actes, pensées – dans des considérations qui
éloigneraient du seul et unique fondement ou principe qu’est le Christέ S’il est vrai que les
choses telles qu’elles apparaissent, doivent être pensées à la fois sous le mode de l’Un et sous
le mode du multiple, alors le christianisme et l’être chrétien doivent pouvoir se penser et se
vivre, sans que les contingences historiques des divisions n’arrêtent les chrétiens ou les
empêchent d’espérer l’unité en Christέ
La voie philosophique de Breton consiste en la reconnaissance d’une unité plurielle qui
n’est féconde que si l’on accepte ce paradoxeέ Et elle s’applique parfaitement à toute démarche
qui se revendique comme œcuméniqueέ La fécondité du christianisme tel qu’il se présente
aujourd’hui dépend, dans la perspective bretonienne, de la capacité de ceux qui s’en réclament,
à le recevoir et à le vivre comme une unité plurielleέ Le problème reste tout de même de savoir
comment penser en même temps l’Un et le multipleέ Comment penser la différence en même
temps que l’identité, l’autre en même temps que le même ? Le chrétien fervent répondrait sans
hésiter que c’est, de toute évidence, en s’ouvrant à l’Esprit qui accompagne l’humanité dans
l’épaisseur de son histoire, que les chrétiens sont rendus capables de comprendre que cette
réalité plurielle du christianisme ne brise pas l’unitéέ Et que le fait même de s’ouvrir à cette
vision des choses c’est déjà réfléchir et agir dans un souci d’unitéέ
C’est aussi dans ce sens que Breton envisage l’être-vers ou l’être-avec dans l’espace
interreligieux. « Le principe d’intentionnalité dans l’ordre interreligieux, écrit-il, exprime bien
S. BRETON, « Œcuménisme et liberté religieuse », in : Archivio di filosofia , Roma, 1968, p. 518.
« Le Christ, comme principe universel de grâce, transcende, par ‘‘sa densité interne’’, toutes les manifestations
qui l’objectivent historiquementέ Au concret, cela signifie μ a) le Christ, comme principe, doit se ‘‘dire’’ et se
‘‘réaliser’’ dans une histoire ; b) cependant, le supposerait-on ‘‘totalement manifesté’’, il recèle, à cause de son
unité, ‘‘un au-delà qui échapperait à ce déploiement’’, c) toute manifestation, cristallisée dans une institution ou
‘‘confession’’, est à la fois nécessaire et limitée » (Ibid., p. 518-519).
731
732
278
une forme de coexistence. »733 Cette coexistence suppose bien entendu le rien de la distance et
un certain accord en vue de l’harmonie dont on rêve tant dans ces genres de circonstancesέ Mais
il souligne fortement le fait que cela ne saurait suffireέ C’est pourquoi il propose que soit ajouté
« à l’accord comme à la distance cette joie si rare qui consiste à être heureux de ce que l’autre
soit »734. Une dans laquelle se lit également la gratuité, qui chez Breton, est une figure du rien.
Et c’est en tant que telle qu’elle est ce en quoi ou par quoi l’humain s’ouvre et accueille les
singularités autres que la sienne. Pour lui, la joie de la gratuité va et doit aller au-delà du simple
respect ou de l’accueil de la spécificité d’autruiέ Est-elle vraiment possible ? Et comment donc
la reconnaître ? On devrait pouvoir la reconnaitre selon deux traits caractéristiques μ d’une part,
« l’élargissement qui nous fait exister en l’autre et par l’autre »735 et d’autre part, la « gratitude
qui rend grâce de l’être d’autrui parce qu’il mérite d’être »736. Habiter-ensemble, vivre en
commun, travailler en commun, tout cela est alors rendu possible grâce à cette joie que même
la distance qui la conditionne ne saurait expliquer.
La réflexion philosophique de Breton, qui assume pleinement son appartenance au
christianisme, en témoigne μ philosophie et religion n’ont pas à s’opposerέ Elles ont plutôt à se
conjoindre pour proposer à l’humain la possibilité d’un libre devenir et d’une meilleure manière
d’habiter la terreέ Commentant le théologico-politique chez Spinoza, Breton souligne ce qui,
selon lui, peut être salutaire aussi bien pour les religions que pour le vivre-ensemble des
humains.
La religion est avant tout une pratique, elle n’est pas une théorie ni une vérité […] Si l’on
veut finir avec ces guerres qui rendent impossibles la paix […] il fait s’en tenir à la pratiqueέ
Finalement les religions s’opposent par leurs super structures dogmatiques et elles se
rejoignent dans la pratique. Il y a un universel quand même dans les religions – et c’est ça
notre consolation – c’est que finalement il y a une pratique μ la charité, l’amour du prochain,
la justice737.
733
AC, p. 224.
Ibid., p. 224.
735
Ibid, p. 224
736
Ibid, p. 224.
737
S. BRETON, « Spinoza et la singularité du peuple juif, Collège des Études juives de l’Alliance israélite
universelle, Sorbonne, Paris mars 2005, in : http://www.akadem.org/conferencier/Breton-Stanislas-266.php.
734
279
Breton admet avec Spinoza qu’au-delà de toutes les projections théoriques plus ou
moins consistantes, en religion comme en politique, il faut chercher et garder ce qui est
« universel ». Au-delà des superstructures qui ne peuvent qu’être sources de controverses, il
faut s’en tenir à l’infrastructure : cette pratique de la charité, en tant qu’universel, et qui s’est
présenté chez Breton comme enjeu majeur de la conjonction entre poétique et politique,
débordant d’ailleurs ces deux sphères parce qu’étant aussi d’ordre éthique et mystiqueέ Il est
possible de prolonger la réflexion sur cette idée de l’universel à rechercher en pensant le lien
entre le beau et le bien, qu’une charité authentique ne manque pas de faire venir à jourέ
Du beau et du bien. Une telle articulation unit poétique et politique ou, si l’on veut, éthique
et esthétique, un peu dans le sens où Michel de Certeau, dans la Fable mystique, présente
l’expérience à la fois, poétique, éthique et mystique de Thérèse d’Avilaέ Une autorité intérieure,
« autorité instauratrice d’un espace » se trouve au commencement de l’écriture de Thérèse au
moment où elle vit cette expérience. De Certeau commente l’opération de cette ‘‘force’’ μ « De
l’autre parle en elle, et la fait parlerέ Mais cet autre n’est rien, seulement une image, analogue
aux ‘‘songes’’ qui peuplent le Libro de la vida »738. Pour Breton, « Rien n’interdit au mystique
la discursivité philosophique. Mais le langage le plus approprié semble plus proche du chant ou
du poème que d’une raison en quête de raisonsέ »739 L’écriture de Thérèse jaillissant de cette
fiction, puissance intérieure et source d’inspiration, montre qu’elle n’est pas en quête de raison,
mais laisse passer et en elle et à travers elle l’expression d’une poétique mystiqueέ Une telle
poétique transcende la réalitéέ Et Michel de Certeau en fait le lieu d’une articulation en le beau
et le bien, ou plus précisément entre esthétique et éthique : « Est beau ce que l’être n’autorise
pasέ Ce qui vaut sans être crédité par du réel […] À cet égard le geste esthétique et le geste
éthique coïncident »740. Une telle articulation relève d’une transgression, et oppose ainsi à
738
Michel de CERTEAU, La Fable mystique, 1, Paris : Gallimard, 1982, p. 268.
PMES, p. 159.
740
Michel de CERTEAU, Ibid., p. 269.
739
280
l’ordre établi, ‘‘un rien’’ ‘‘poiétique’’741. Mais en même temps, nous comprenons qu’une telle
mise en relation entre esthétique et éthique ne signifie pas qu’elles sont réductibles l’une à
l’autreέ Chacune a son objet propre et sa visée spécifique ; mais toutes deux ‘‘coopèrent’’, pour
ainsi dire, à étancher, tant soit peu, cette soif de l’homme d’être toujours plus. En effet, leur
conjonction en l’âme humaine est le signe que pour l’humain la voie d’‘‘un exister’’ autre est
toujours ouverte.
Dans cette perspective, qui ne s’éloigne guère de celle de Breton, l’articulation entre
poétique et politique pourrait s’envisager dans le sens d’une responsabilité à prendre, celle qui
consiste à faire advenir le beau et le bien dans notre manière d’habiter le mondeέ Autrement dit,
c’est en visant le beau et le bien comme lieux de leur féconde conjonction, que poétique et
politique sont véritablement des conditions de possibilité de notre habiter έ Il faut qu’il y ait en
l’humain, comme un besoin irrépressible de toujours faire dans un même élan, et dans un même
mouvement, le beau et le bien. Faire le beau, faire le bien. Si le sourire ou le fou rire de Breton
devaient nous provoquer à tout recommencer, nous repartirions certainement de cette
affirmation que l’on trouve dans ses notes préparatoires à sa Poétique du sensible :
Faire le bien, ce n’est pas seulement donner quelque chose mais faire qu’il y ait
quelqu’un et quelque chose dans le don qui éveille à la vie, ce don que la main
droite doit ignorer aussi cordialement que la main gauche, s’il est vrai que la joie
de donner nous dispense des vanités du miroir.742
L’habiter est un agir qui ne fait rienέ Mais c’est un rien actif qui permet cet éveil à la vie dont
parle Breton. Sa poétique est essentiellement une poétique de la vie ν le politique qu’il pense
est le lieu d’un épanouissement de l’humain, de tous les humains, ensemble et chacun dans sa
singularité. Une telle perspective se justifie alors, car aucune société ne saurait faire fi de ce
lien entre le beau et le bien sans perdre le sens de son être, sans se fracturer, voire se dissoudre.
Un des signes de l’humain dans l’homme est en effet sa sensibilité au beauέ C’est dire
que l’amour pour le beau témoigne chez l’humain d’une réelle et profonde aspiration à voir le
741
742
Cf. Ibid.
S. BRETON, « Poétique du sensible », Manuscrit, Fond Stanislas Breton, Côte : 786.22.6, p. 49.
281
monde sous un autre jour, sous un jour nouveau avec le secret désir qu’il soit meilleurέ Le beau
comporte une promesse d’humanité et de vieέ Et lorsque que l’homme semble perdu face à la
difficulté d’être, ou d’habiter, il lui est possible, en raison de la capacité de sentir qui le
caractérise, de s’élever au-delà de la pure matérialité de la vie.743 Cela est sans doute la preuve
que, même si nous sommes terrestres, nous avons peut-être « les ancres dans le ciel. »744 Et s’il
en va ainsi, comme l’écrit Rémi Brague, nous avons à nous fonder « sur l’idée, explicite et
implicite, que la vie est un bien. Elle doit être un bien non pas seulement pour ceux qui la
donnent, mais aussi décidément pour ceux qui la reçoivent »745.
Dans cette visée du bien et du beau, on est toutefois convoqué à une rigoureuse ascèse,
car l’ombre de la Croix oblige toujours à interroger le sens de tout ce que nous faisons ou ne
faisons pas, le sens de tout ce que nous prenons ou ne prenons pas, le sens de nos marches
comme de nos pas de danse, le sens de notre vie pour laquelle nous mourrons comme de notre
mort dans l’attente de laquelle nous mourrons de ne pas mourir . François d’Assise, selon
Breton, nous le rappelle à sa manière :
Dans la beauté des êtres et de leur éphémère consistance, il reconnaît ce Rien qui leur a
donné le visage qu’il n’a pasέ Le plus beau don ne serait-il pas de faire ‘‘qu’il y ait’’ ce
qu’on n’a pas et ce qu’on n’est pas ? A la différence de tant d’autres qui forcent la note
pour ébranler les puissances, il se garde d’élever la voixέ N’est-il pas par cette Croix à
laquelle il s’identifie, et qu’il n’a donc plus à mettre sur ses épaules, le jugement nécessaire
et suffisant ?746
Et cela ne manque pas d’induire une manière spécifique de vivre-ensemble en société.
C’est aussi à ce vivre-ensemble, cet être-ensemble dans la cité, à partir d’un point de neutralité
qu’éveille la pensée de Breton, et plus particulière sa pensée poétique et politique. Mais comme
on l’a vu dans l’exemple de la démocratie, il est un dépassement nécessaire à opérerέ L’ascèse
et la kénose de la Croix le rappellent aussi à leur manière. Ce dépassement, nécessaire dans tous
Le philosophe Alain l’exprime à travers un exemple concret : « La guerre était finie à peine qu’ils coururent à
la Musique. Je les vois encore au Trocadéro, visages marqués et ravagés. Ils venaient là pour apprendre de nouveau
à vivreν et moi de mêmeέ Ce qu’ils venaient chercher à la Musique de Beethoven ou de Wagner, ils le trouvèrentέ
Une règle extérieure pour sentir; une règle inflexible » (ALAIN, Philosophie, Paris, P.U.F, 1973, p.188-189).
744
Rémi BRAGUE, Les ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique, Paris, Seuil, 2011.
745
Ibid., p. 106.
746
VC, p. 61.
743
282
nos vouloir-être et vouloir dire, comme en toutes nos manières d’habiter le monde, s’origine et
s’enracine dans cette capacité de l’humain à transcender toute chose, et dans son désir même
de transcendance. Il a aussi lieu lorsque les humains, conscients de leur propre finitude – qui a
peut-être la vertu de rappeler la part de néant de toute réalité – s’oblige à créer cet espace de
neutralité, condition indispensable d’un authentique être-ensemble démocratique, d’un
authentique habiter humain.
Si dans ces conditions poétique et politique doivent toujours se dépasser, il faut plutôt
s’en réjouirέ Parce que « le vent n’ira pas où l’homme veut aller avec luiέ Heureusementέ »747
La pensée de Stanislas Breton invite à porter sur l’humain et sur le monde un regard sans cesse
renouveléέ Il faut donc savoir prendre soin de son œil, pourrait-on dire, sans pour cela avoir
besoin de recourir à quelque science médicaleέ Prendre soin de son œil, c’est apprendre à voir,
à percevoir, à sentir. Aurions-nous tous vocation à être comme Balaam, cet « homme au regard
pénétrant »748 ? Sans avoir sa vocation spécifique, nous avons ou devons avoir son regard. Ainsi
peut-on espérer éviter toutes espèces de méprises dans la perception des choses et des êtres. Si,
contrairement au Gregor de Kafka, c’est notre œil qui se métamorphose, dans le sens d’un néant
par défaut, au point de voir l’autre en étrange étranger, l’horizon du chemin d’altérité ne peut
que s’en trouver bouchéέ
Afin qu’une telle méditation ne se ferme que pour s’ouvrir aussitôt sur d’autres possibles
il nous suffit, sans revenir sur nos pas, d’ouvrir cette page poétique de Breton, en tâchant de
d’entendre, dans cette quête incessante de sens, et du sens de l’habiter humain, que :
Là où le cœur demeure est plus large, et toujours en-deçà des mursέ C’est à lui, lors même
qu’on fait retour à la maison, de marquer l’inévitable distanceέ Car rien, ni sur terre ni au
ciel, ne peut lui fixer un lieu définitif. Ce serait offenser le pur éclair qui nous fait signe, le
là infigurable, que de lui assigner le temple du plus bel or, dans la plaine ou sur la montagne.
Telle fut l’austère leçon que nous avons entendueέ Et qu’il ne nous est plus possible
d’oublierέ Fondations et fondements, et ce rien par excès qui les juge, se répondent dans la
circularité sans fin d’opérations solidaires et réversiblesέ Être-là, habiter, demeurer, en leur
différence ineffaçable comme en leur réciproque immanence, ne dessinent pas une maison
qui serait la plus sûre et la seule praticableέ Ils disent, dans le vide d’une anticipation, les
conditions d’un libre devenir749.
747
Paul ELUARD, Donner à voir , Paris : Gallimard, 1939, p. 25.
Livre des Nombres, 24, 3.
749
PB, p. 37.
748
283
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__________, « Lyon. Cours sur le poétique : icône et visage », manuscrits, 1982, Côte :
786.18.10., 15 f.
750
Nous gardons, pour les manuscrits et inédits, la présentation et les côtes du catalogue du Fond Stanislas
Breton, à la Bibliothèque Fels, Institut Catholique de Paris.
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__________, Dieu comédien » (tapuscrit photocopié + notes et enveloppe ms), Côte :
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des étudiants au cours du P. Breton, Facultés Catholiques de Lyon, Polycopie, datée le 24 mai
1962, Côte : 786.5.16, 33 p.
__________,: Complément au cours [III] 1966 : Idéologie et philosophie, Cahier manuscrit,
1966, Côte : 786.8.7, 66 p.
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292
III.
AUTRES AUTEURS
A. POÉTIQUE
ARISTOTE, Poétique, introduction, traduction, notes, étude de Gérard LAMBIN,
Paris :
L'Harmattan, 2008.
BACHELARD Gaston, La poétique de l'espace, PUF, Paris2009, 214 p.
BERTOCCHI Alessandro, Philosophie et non philosophie du poétique, Paris : M. Houdiard, 2006,
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DUFRENNE Mikel, Le Poétique, Paris : PUF, 1963, 196 p.
GUION Béatrice, SEGUIN Maria Susana, MENANT Sylvain, (dir.) Poétique de la pensée: études
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B. POLITIQUE
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__________, Écrits philosophiques et politiques, T. I, Textes réunis et présentés par François
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__________, Écrits philosophiques et politiques, T. II, Textes réunis et présentés par François
Matheron, Paris : Ed. STOCK/IMEC, 1995, 1997.
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296
TABLE DES MATIÈRES
GRATITUDE …………………………………………………………………………………έ2
SOMMAIRE…………………………………………………………………………………...3
SIGLES ………………………………………………………………………………………..4
INTRODUCTION GÉNÉRALE ………………………………………………………………5
PREMIÈRE PARTIE
DU POÉTIQUE ET DU POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON
INTRODUCTION ……………………………………………………………έέ…………………12
CHAPITRE I
ÉMERGENCE D’UNE SENSIBILITÉ POÉTIQUE ET POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON
1. PRELIMINAIRES SUR UN ANCRAGE THEOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE ……………………..14
1.1. Du théologique au philosophique ………………………………………………………..14
1.2. Ontologie, méontologie, ontomythologie ………………………………………………έ.16
1.2.1. De l’ontologie bretonienne …………………………………………...………………16
1.2.2. De la méontologie bretonienne ……………………………………………………….18
1.2.3. De l’ontomythologie ………………………………………………………………….21
2. LIEUX ET MOMENTS D’EMERGENCE D’UNE SENSIBILITE POETIQUE ET POLITIQUE …………έ23
2.1.Environnement de vie et de pensée …………………………………………………έ……23
297
2.2.Enigme d’une double difficulté ………………………………………………………έέ…26
2.2.1. Difficulté d’être, difficulté de dire du principe ……………………………………έ…27
2.2.2. Difficulté d’être, difficulté de dire de la pensée chrétienne ……………………έέ..…έέ2λ
2.2.3. ‘Difficulté d’être, difficulté de dire de l’humain’ …………………………έέέ……έέ…31
2.2.4. La morsure de l’absurde ………………………………………………………………33
2.2.5. ‘‘Aller son chemin’’ ou l’énigme du suicide ………………………………έ………έέέ34
CONCLUSION …………………………………………………………………………………έ36
CHAPITRE II
L’UNIVERS POÉTIQUE DE STANISLAS BRETON
1. CORPUS BRETONIEN DU POETIQUE ………………………………………………………έ..38
2. SENS ET ESSENCE DU POETIQUE CHEZ BRETON …………………………………………….44
2.1.Le sens du poétique ……………………………………………………………………έ…45
2.1.1. Le poème comme paradigme de l’être-vers ………………………………………….48
2.1.2. Le Poète ou la ‘‘ fonction poétique’’ ……………………………………………έ……49
2.2. L’essence du poétique ………………………………………………………………έέ…έ5ί
3. TRANSCENDANCE ET IMMANENCE DANS L’EXPERIENCE POETIQUE ……………………έέ…52
3.1.Le sens poétique ………………………………………………………………………έ…έ52
3.2. Le poétique μ champ d’une expérience métaphysique ? ………………………………έ…53
3.2.1. Métaphysique du sensible ……………………………………………………………53
3έ2έ2έ L’imaginaire …………………………………………………………………………έέέ54
3έ2έ3έ L’âme poétique ………………………………………………………………………έέέ55
4. Poétique et philosophie chez Breton ……………………………………………………έέέ57
4.1. Usage poétique et philosophique du langage ………………………………………έέ…έέέ57
4.2. Poétique et métaphysique selon Breton ………………………………………………έ…έ6ί
CONCLUSION ……………………………………………………………………………έέέ…63
298
CHAPITRE III
L’UNIVERS POLITIQUE DE STANISLAS BRETON
1. QUELQUES THEMES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE POLITIQUE DE BRETON …………………66
2.1.Marxisme et crise des idéologies ……………………………………………………….66
2.2.Spinoza et le nexus théologico-politique …………………………………………………68
2.3.De la démocratie………………………………………………………………………......70
2. Sens et essence du politique chez Stanislas Breton ……………………………………έέ…74
2.1. Le ou la Politique ………………………………………………………………………έέ74
2.2. L’être du politique ………………………………………………………………………έ76
3. PHILOSOPHIE, POLITIQUE, HISTOIRE ………………………………………………………έ78
3.1.Philosophie et politique ………………………………………………………………έ…έ78
3.2.Politique et histoire ………………………………………………………………………έ82
CONCLUSION ………………………………………………………………………………….84
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE ……………………………………………………έέ85
DEUXIÈME PARTIE
ENJEUX
D’UNE CONJONCTION
ENTRE POÉTIQUE ET POLITIQUE
CHEZ STANISLAS BRETON
INTRODUCTION ………………………………………………………………………………87
CHAPITRE IV
FONCTION-ÊTRE . FONCTION-MÉTA, FONCTION-MÉNIQUE
1. PRELIMINAIRES SUR LA « FONCTION-ETRE » ………………………………………έ……έέ89
1.1.La notion de fonction ……………………………………………………………………..89
1.2.Lieu et conditions d’exercice de la « fonction être » ……………………………έ………έ92
299
2. SENS ET PORTEE DE LA « FONCTION META » ………………………………………έέ…….97
2.1.Analyse sémantique du préfixe méta ………………………………………………….…97
2.2.Dimension poétique de la « fonction être » ……………………………………………1ί0
2.2.1. La métastase ………………………………………………………………………έέέ1ί2
2.2.2. La métaphore ………………………………………………………………………έ1ί3
2.2.3. La métamorphose …………………………………………………………………έέέ105
2.3.Enjeux philosophiques de la « Fonction méta » …………………………………………106
3. SENS ET PORTEE DE LA « FONCTION MENIQUE » ………………………………………...112
3.1.Analyse sémantique de la particule « ménique » ………………………………………έέ113
3.2.Dimension politique de la « fonction être » ……………………………………………..115
3.2.1. De l’habiter ………………………………………………………………………….115
3.2.2. De la dimension ‘‘eucharistique’’ de la ‘‘fonction ménique’’ ……………………….116
3.2.3. De la reconnaissance réciproque ou de l’intérité …………………………………….117
4. VERTU CONJONCTIVE DE LA « FONCTION ETRE » …………………………………………119
CONCLUSION ………………………………………………………………………………έέέ122
CHAPITRE V
PENSER LA RELATION,
PENSER PAR RELATION
1. QUESTIONS ……………………………………………………………………………έέ124
1.1. Sur la nécessité d’une conjonction ……………………………………………………124
1.1.1. Qu’est-ce qui rend possible la conjonction entre poétique et politique ? …………έέ124
1.1.2. Que manque-t-on en manquant la conjonction ? …………………………………..125
1.2. Sur le « rythme fondamental » de l’humain ……………………………………………128
2. SUR LE SENS DU « ET » ………………………………………………………………έέέ130
2.1. Un climat de pensée …………………………………………………….……………έέ130
2.2. Le « et » dans la pensée de Breton …………………………………………………...133
300
3. METAPHYSIQUE BRETONIENNE DE LA RELATION …………………………………….....136
3.1.Centralité de la relation ……………………………………………………………..…έ137
3.2.Conception logique et philosophique de la relation ………………………………...…έ139
3.3.Du neutre comme lieu de la relation ? ……………………………………………...…144
3.4.L’analogie μ voie conjonctive ? ……………………………………………………......149
CONCLUSION ………………………………………………………………………………έέ152
CHAPITRE VI
MONDE ET HUMANITÉ. LA SENSIBILITÉ FONDAMENTALE
1. DE L’HUMAIN……………………………………………………έ………………...…154
1.1.Préliminaire μ De la crise de l’humain ………………………………………………154
1.2.Du ‘‘cogito anthropologique’’ de Stanislas Breton …………………………………156
1.2.1. De l’homme et de l’humain ………………………………………………………156
1.2.2. Être humain ou être cause de soi ………………………………………………έέέ157
1.2.3. Conjurer l’anthropocentrisme ……………………………………………………160
2. DU MONDE …………………………………………………………………………έέέ164
2.1.Préliminaires : Monde en crise et mondialisation ……………………………………164
2.2.Foi au monde …………………………………………………………………………166
2.2.1. « Il y a » …………………………………………………………………………166
2.2.2. ‘Il y a un monde’ …………………………………………………………………167
2.3.Des deux versants du monde …………………………………………………………168
3. DE LA CORRELATION HOMME-MONDE ……………………………………έέέ…………172
3.1.Être du monde, être de l’humain ……………………………………………………έέ172
3.2.Le monde comme extériorité du projet humain ………………………………………174
3.3.Différence cosmologique Différence anthropologique ………………………………175
4. De la sensibilité fondamentale ……………………………………………………….177
4.1.Qu’est-ce que le sentir fondamental ? ………………………………………………έ177
301
4.1.1. Une Stimmung ? …………………………………………………………………έ177
4.1.2. Définition bretonienne de la sensibilité fondamentale …………………………178
4.2. Monde, corps, sensibilité ……………………………………………………… έέέέ…180
4.2.1. Monde et sensibilité ……………………………………………………………...180
4.2.2. Corps et sensibilité ……………………………………………………………….182
CONCLUSION ………………………………………………………………………………έέέ184
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE ……………………………………………………185
TROISIÈME PARTIE
POÉTIQUE, POLITIQUE ET MYSTIQUE
DE
L’HABITER
INTRODUCTION ……………………………………………………………………………187
CHAPITRE VII
ÊTRE ou HABITER
1. POETIQUE ET POLITIQUE DE L’HABITER ………………………………………………189
1.1.Habiter ou être ………………………………………………………………………189
1.2.Habiter ou agirέέ……………………………………………………………………έέέ191
1.3.Poétique et politique de l’écart ……………………………………………………έέ192
2. HABITER LE MONDE ………………………………………………………………….196
2.1.Habiter de manière à répondre à l’être du monde ………………έέ…………………196
2.1.1. Un habiter qui répond à la triple fonction du monde ……………………………196
2.2.Habiter le monde de manière à le rendre habitable …………………………………198
302
2.3.Habiter le monde en enfant ou en héliotrope ……………………………………….199
3. HABITER-ENSEMBLE, HABITER-AVEC …………………………………………έέ……201
3.1.Comment habiter-ensemble et avec ? ……………………………………………….202
3.1.1. Autrui est ………………………………………………………………………έέ202
3.2.Interexistence et intérêt de l’autre en tant qu’autre ………………………………..203
3.3.Quels genres de rapports ? …………………………………………………………έέ205
Conclusion ………………………………………………………………………έ…έ207
CHAPITRE VIII
DE L’HABITER DÉMOCRATIQUE
1. SENSIBILITE DEMOCRATIQUE DE STANISLAS BRETON……………………………………209
1.1.Mise en question de l’idéal démocratique ………………………………………………209
1.1.1. Sens d’une mise en question de la démocratie ………………………………………209
1.1.2. Mal et malheur comme accusation et fonction critique ……………………………..211
1.1.3. L’esclavage ou l’obstacle de la démocratie …………………………………………214
2.
Poétique et politique dans la pensée bretonienne de la démocratie ……………………216
2.1.De la liberté ……………………………………………………………………………έέέ216
2.2.De la vie …………………………………………………………………………………218
2.3.Poétique et démocratie …………………………………………………………………..219
3. Démocratie et responsabilité ……………………………………………………………221
3.1.Prendre la responsabilité d’une réponse …………………………………………………221
3.1.1. De la responsabilité …………………………………………………………………221
3.1.2. La démocratie ou l’exercice de la responsabilité ……………………………………222
3.2.Décider …………………………………………………………………………………έ224
3.3.S’engager …………………………………………………………………………….…226
4. De l’inachèvement de la démocratie en démocratie ……………………………………. 228
4.1.Neutralité et laïcité en démocratie ……………………………………………………….229
303
4.1.1. Neutralité démocratique ………………………………………………………….…229
4.2.De la laïcité ……………………………………………………………………………έέ231
5. La démocratie ‘‘passe infiniment’’ la démocratie ………………………………………έ233
CONCLUSION …………………………………………………………………έέ…………238
CHAPITRE IX
‘‘HABITER LE MONDE À PARTIR DE LA CROIX’’
1. DE LA MYSTIQUE CHEZ STANISLAS BRETON ………………………………………………240
3.1.Sens bretonien de la mystique et voies mystiques ……………………………………έ…240
3.2.Fonction-être et fonction-mystique……………………………………………έέέ............245
1.2.1.Difficulté de dire et mystique …………………………………………………έέέ……245
1.2.2. Difficulté d’être et mystique …………………………………………………………247
1.3.Mystique de la Croix et kénose …………………………………………………………248
1.4.Enjeux épistémologique ou posture kénotique …………………………………………έέ252
2. LA MYSTIQUE
AU FONDEMENT DE L’ETRE-DANS ET DE L’ETRE-VERS……………………έ253
2.1.Métaphysique et mystique ………………………………………………………………254
2.2.Mystique, poétique et démocratie ………………………………………………………255
2.3.Rien de l’âme et vertu conjonctive de la mystique ………………………………………258
3. COMMENT HABITER LE MONDE A PARTIR DE LA CROIX ? ……………………………………261
3.1.Habiter ou aimer ..............................................................................................................262
3.2. Amitié et charité……………………………………………………………………έέ….263
3.3. Habiter à partir de la croix ou exercer une fonction critique …………………………..265
3.4. L’Habiter et la pratique d’une mystique du quotidien …………έέέέέέέέέέέέέέέέέέέέέ...............268
CONCLUSION…………………………………………………………………………………272
CONCLUSION GÉNÉRALE……………………………………………………………….274
BIBLIOGRAPHIE ……………………………………………………………………….…284
304
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