Aimer son patient : une obligation, un interdit ou un choix ? Elisabeth ROUCHON
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catégorique,universel et inconditionné, prescrivant une action comme nécessaire en elle-
même et non pas comme simple moyen en vue d’une fin (auquel cas l’impératif n’est
qu’hypothétique).Aimer son patient signifierait ici le traiter toujours comme une personne
ayant valeur intangible,(absolue), « toujours comme une fin et jamais simplement comme un
moyen » dit Kant dans les fondements de la métaphysique des moeurs c’est à dire comme une
créature raisonnable et non un être sensible. En d’autres termes l’amour entre dans les
catégories morales à la condition d’être détaché, délié de ses racines affectives, articulé au
seul vouloir (la volonté bonne) sans que vienne s’y mêler aucune inclination ou penchant.
Toutefois si l’on revient à la dimension empirique de la pratique médicale, le médecin de fait
ne peut vouloir que ce qu’il estime être le bien de son patient, ce qu’il évalue être le mieux
pour préserver , restaurer et entretenir la qualité de sa vie, son bien-être au nom de l’art dont
il dispose et de la représentation de la science et du pouvoir que celui ci lui confère. Doté
d’une autorité (puisque hiérarchiquement en position de surplomb), il est tenu
déontologiquement et moralement, de prendre en charge le patient qui en fait la demande et
qui ne peut, parce qu’il n’a ni la science ni la technique, se prendre en charge lui même (sous
l’angle de sa pathologie). Alors la bienveillance du médecin semble l’analogue de celle du
père qui a le devoir d’aimer ses enfants, de les prendre en charge et d e les conduire vers leur
bien (chez Kant ce qu’il nomme l’autonomie.) c’est à dire de les éduquer.
Envisagée de la sorte, référée au paradigme de l’exercice de l’autorité du père, la relation
entre le médecin et son patient met en jeu des mécanismes intra psychiques qui pour une part
agissent à l’insu des sujets. Le médecin risque de s’identifier inconsciemment à cette figure
du père que sa position vient solliciter et que le désir implicite du patient vient conforter à son
tour. En effet derrière la demande explicite de soins il y a souvent une attente implicite du
patient articulée sur les effets de l’état de souffrance dans lequel il se trouve. L’épreuve de la
maladie est celle d’une altération non seulement du corps mais, globalement, de tout l’être.
Elle vient bouleverser le rapport du sujet au temps, aux autres (les proches et tout le tissu
social) et plus radicalement encore le rapport à soi. On peut parler alors d’une perte
narcissique qui fait vaciller les assises identitaires de la personne (ce que traduisent les
expressions si souvent entendues « je ne plus le même », « je ne me reconnais plus ») ; Le
patient humilié par ses défaillances, ses incapacités, traverse une crise qui ouvre une brèche
dans une existence qui se croyait forte parce que capable et illimitée (immortelle). La
souffrance vient briser l’illusion vitale ; elle est, en ce sens, comparable à un exil. Le recours
au médecin est alors habité par la demande informulée de recouvrer ce que l’on a perdu, de
revenir au pays de la vie ordinaire (celui de la santé) bref de réintégrer une identité qui est
menacée d’effondrement.
De père protecteur bienveillant et en ce sens aimant, le médecin peut devenir (à son insu) par
identification à l’image que lui tend le sujet qui souffre et opère une sorte de « régression »,
un père symboliquement « tout-puissant ». Le glissement de l’autorité au pouvoir et du
pouvoir à la domination n’est pas que sémantique. Le médecin est tenté de décharger son
patient de sa responsabilité en même temps que de ses symptômes ; ce qui n’est pas sans
susciter des mécanismes complexes sur le mode de ce que l’on nommera les effets du contre-
transfert. Si le médecin se conforme à ses devoirs, il s’érige en « bon » médecin et attend en
retour de son patient qu’il se comporte en « bon » patient: qu’il accepte, consente au protocole
mis en place, qu’il ne doute pas(ne fasse pas preuve de méfiance là où l’amour doit générer la
confiance), qu’il applique scrupuleusement les prescriptions et conseils (qu’il soit dans
l’ « observance » ou encore obéissant). Si le patient se dérobe, réagit sur le mode d’une
résistance ou d’une négligence, le médecin peut éprouver toute une gamme d’émotions, de la