E_STUDIUM THOMAS D’AQUIN
GILLES PLANTE
QUESTIONS DE LOGIQUE
NOTE DE LOGIQUE
LA LOGIQUE COMME ART LIBÉRAL
LA SIMPLE APPRÉHENSION III
© Gilles Plante
Beauport, 18 avril 2002
J’appelle un chat un chat...
Dans ses Satires, Nicolas Boileau écrit : «J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.»
L’éminent auteur entend ainsi prévenir le lecteur que, dans son ouvrage, il appelle les
personnes ou les choses par leur nom, en leur appliquant le vocable impliqué par une
connaissance qui les saisit et les dévoilent sous leur véritable jour.
«Le nom ou substantif est un mot qui est porteur d’un genre, qui est susceptible de varier
en nombre, parfois en genre, qui, dans la phrase, est accompagné ordinairement d’un
déterminant, éventuellement d’un épithète. Il est apte à servir de sujet, d’attribut,
d’apposition, de complément», enseigne le grammairien Maurice Grévisse. Alors que «le
nom commun est pourvu d’une signification, d’une définition, et [qu’]il est utilisé en fonction
de cette signification», ajoute-t-il, «le nom propre n’a pas de signification véritable, de
définition ; il se rattache à ce qu’il désigne par un lien qui n’est pas sémantique, mais par
une convention qui lui est particulière».1
Par ailleurs, «le verbe est un mot qui se conjugue, c’est-à-dire qui varie en mode, en
temps, en voix, en personne et en nombre. (...) — Le verbe est susceptible de servir de
prédicat, — ou de faire partie du prédicat lorsqu’il y a un attribut du sujet, le verbe
s’appelant alors copule», nous apprend encore Maurice Grévisse, non sans préciser que le
verbe à «l’infinitif a les fonctions du nom (sujet, attribut, objet direct, etc.)».2
Pour son propos sur le nom, le logicien concentre son attention sur quatre aspects de
l’enseignement qu’il reçoit du grammairien. D’abord, le nom est «pourvu d’une signification,
d’une définition», seulement s’il est commun. Ensuite, son usage dans la phrase se fait «en
fonction de cette signification» ; son application ne s’identifie pas à sa signification, bien
que cette dernière l’implique en la fondant. De plus, l’épithète dont il est parfois
«accompagné» est assimilé à un nom ; par exemple, «animal raisonnable» est considéré
comme un nom. Enfin, le déterminant concerne l’application du nom, et non sa
signification.
Lorsque Nicolas Boileau «appelle un chat (1) un chat (2)», il applique le nom «chat (2)» à
une res, nom qui est «utilisé en fonction de cette signification» dont «chat (1)» est pourvu
pour signifier la res en tant que connue selon la similitude qui pourvoit le nom «chat (1)»
«d’une signification, d’une définition». Cette signification de «chat (1)» sert ainsi de
fondement à l’utilisation en quoi consiste l’application de «chat (2)». Ce qui est un chat est
proprement appelé un chat dans l’énonciation : «J’appelle un chat un chat», et c’est ainsi
que le nom «chat», sans changer de signification, est «apte à servir de sujet, d’attribut,
d’apposition, de complément» selon l’application qui en est faite dans une énonciation ; ici,
«chat (1)» est complément direct, «chat (2)», apposition. Et lorsqu’il appelle «Roland [fripon
(1)] un fripon (2)», Nicolas Boileau se commet dans une ellipse de «fripon (1)», masqué
derrière l’intervention du nom propre «Roland» qui «désigne par un lien qui n’est pas
sémantique», qui ne nomme pas à proprement parler parce que «le nom propre n’a pas de
signification véritable, de définition».
Dans «J’appelle un chat un chat», «chat (1)» et «chat (2)» sont un seul et même terme,
1 Maurice Grévisse, Le bon usage, Grammaire française, refondue par André Goosse, treizième édition revue,
Duculot, 1993, 449 et 451
2 Maurice Grévisse, op. cit., 737 et 738 1
celui de «chat», mais pris selon sa signification (significatio) dans «chat (1)», et selon sa
valeur de suppléance (suppositio) dans «chat (2)». Il faut «bien distinguer la signification et
la suppositio des termes. La signification d’un nom se rapporte à ce d’où provient
l’imposition de ce nom (id a quo imponitur nomen), c’est-à-dire à la forme ou nature
[similitude] que le nom représente à l’esprit (qualitas nominis). La suppositio d’un nom se
rapporte à ce à quoi le nom est imposé (id cui imponitur nomen), c’est-à-dire aux choses
ou aux sujets (substantia nominis) auxquels l’intelligence applique de telle ou telle manière
ce nom lui-même dans une proposition [énonciation], afin qu’il tienne leur place quand elle
veut leur appliquer tel ou tel prédicat».3 «La diversité de la suppléance ne rend pas [un
terme] équivoque ; mais la diversité de signification [le fait]».4
Dans ses Réfutations sophistiques, Aristote distingue la significatio et la suppositio :
Le syllogisme est un raisonnement dans lequel, certaines prémisses étant posées, une
conclusion autre que ce qui a été posé en découle nécessairement, par le moyen des
prémisses posées ; la réfutation est un raisonnement avec contradiction de la conclusion. Or
cela, les Sophistes ne le font pas, mais ils paraissent seulement le faire, pour plusieurs
raisons : l’une de ces raisons, qui est la plus naturelle et la plus courante, est celle qui tient
aux noms donnés aux choses. En effet, puisqu’il n’est pas possible d’apporter dans la
discussion les choses elles-mêmes, mais qu’au lieu des choses nous devons nous servir de
leurs noms comme de symboles , nous supposons [vertu supplétive des noms] que ce qui se
passe dans les noms se passe aussi dans les choses , comme dans le cas des cailloux
qu’on rapporte au compte. Or, entre noms et choses, il n’y a pas ressemblance complète :
les noms sont en nombre limité, ainsi que la pluralité des définitions [signification du nom],
tandis que les choses sont infinies en nombre. Il est, par suite, inévitable que plusieurs
choses soient signifiées [vertu significative des noms] et par une même définition et par un
seul et même nom. Par conséquent, de même que, dans l’exemple ci-dessus, ceux qui ne
sont pas habiles à manipuler leurs cailloux sont trompés par ceux qui savent s’en servir, ainsi
en est-il pour les arguments : ceux qui n’ont aucune expérience de la vertu significative des
noms font de faux raisonnements, à la fois en discutant eux-mêmes et en écoutant les
autres. Pour cette raison donc, et pour celles qui seront ultérieurement indiquées, il existe et
un syllogisme et une réfutation apparents et non réels.5
En ce qui concerne le verbe, le logicien apprend aussi du grammairien qu’il se conjugue,
alors que le nom ne se conjugue pas : «conjuguer» signifie joindre ensemble. C’est à ce
titre que le verbe ou bien sert de prédicat (verbe-prédicat) ou bien fait partie du prédicat
comme copule (verbe-copule).
L’enseignement que les grammairiens de la langue française nous donnent au sujet du
nom et du verbe trouve un équivalent en grec, langue dans laquelle Aristote s’exprime à
propos du nom et du verbe, et en latin, langue dont se sert Thomas d’Aquin pour son
commentaire du même propos. On le constate sans étonnement puisque le français dérive
du latin et du grec.
Au sujet du nom (onoma) dans la langue grecque, Aristote écrit :
Le nom est un son vocal, possédant une signification conventionnelle, sans référence au
temps, et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise séparément.
3 Jacques Maritain, Éléments de philosophie II, L’ordre des concepts, 1. Petite logique (logique formelle)
Paris, 1966, Librairie P. Téqui, éditeur, p. 78 ; l’auteur cite, entre parenthèses, l’enseignement que Thomas
d’Aquin donne à ce sujet dans III Sent., Dist VI q. 1 a. 3.
4 Thomas d’Aquin, in III Sent., Dist. VI q. 1 a. 3 co. ad 1
5 Aristote, Réfutations sophistiques, traduction nouvelle et notes par J. Tricot, nouvelle édition, Paris, 1969,
Librairie philosophique J. Vrin, 165a 1-16 ; les caractères en italique sont de nous.
2
Dans le nom Kalippos, en effet, ippos n’a en lui-même et par lui-même aucune signification,
comme dans l’expression Kalos ippos. — Pourtant ce qui a lieu dans les noms simples n’a
pas lieu dans les noms composés : pour les premiers, la partie ne présente aucune
signification quelconque, tandis que, pour les derniers, elle contribue à la signification du tout,
bien que, prise séparément, elle n’ait aucune signification ; par exemple dans le mot
epaktrokelês <vaisseau de pirate>, le mot kelês <vaisseau> ne signifie rien par lui-même. —
Signification conventionnelle, <disons-nous>, en ce que rien n’est par nature un nom, mais
seulement quand il devient [signe d’un concept], car même lorsque des sons inarticulés,
comme ceux des bêtes, signifient quelque chose, aucun d’entre eux ne constitue cependant
un nom.
Non-homme n’est pas un nom. Il n’existe, en effet, aucun terme pour désigner une telle
expression, car ce n’est ni un discours, ni une négation. On peut admettre que c’est
seulement un nom indéfini (car il appartient pareillement à n’importe quoi, à ce qui est et à ce
qui n’est pas. — De Philon, à Philon, et autres expressions de ce genre, ne sont pas des
noms, ce sont les «cas» d’un nom. La définition de ces cas est pour tout le reste identique à
celle du nom, mais la différence c’est que, couplés avec est, était ou sera, ils ne sont ni vrais,
ni faux, contrairement à ce qui se passe toujours pour le nom. Par exemple de Philon est ou
de Philon n’est pas sont des expressions qui n’ont rien de vrai, ni de faux.6
Commençons par ce qui n’est pas un nom. D’abord «non-homme» n’est pas, à proprement
parler, un nom puisqu’il n’est pas «pourvu d’une signification, d’une définition» propre. «J’ai
expliqué plus haut ce qu’il faut entendre par nom et par ce qui n’a pas de nom. Je dis, en
effet, que le terme non-homme n’est pas un nom <proprement dit>, mais un nom indéfini,
car c’est une chose une que l’indéfini signifie, lui aussi, en un certain sens»,7 écrit Aristote.
C’est précisément ce pourquoi on peut «admettre que c’est seulement un nom indéfini», un
nom dépourvu d’une définition. Le nom indéfini n’exprime donc pas une définition de «ce
qui n’a pas de nom» et qui est «une chose une que l’indéfini signifie (...) en un certain
sens» seulement ; le nom défini signifie selon la définition pertinente, alors que le nom
indéfini signifie selon une indéfinition, pourrait-on dire. Ensuite, ajoute Aristote, «de Philon,
à Philon, et autres expressions de ce genre, ne sont pas des noms», puisque «ce sont les
“cas” d’un nom».
— «Indéfini» est une traduction approximative de ce qui, en latin, s’écrit infinitum (infini) ; l’infinitum est ce qui
est dépourvu de la finition au sujet de laquelle une définition (de-finitio) est exprimable par un nom
proprement dit. C’est de cet infinitum que vient aussi «infinitif», employé pour ce mode du verbe qui n’exprime
pas un temps, le mode de sa forme dite nominale. Mais un verbe à l’infinitif, qui est à ce titre un nom, peut
être défini comme nom : par exemple, le verbe à l’infinitif «marcher» est un nom défini, alors que «non-
marcher» est indéfini. —
Tant en grec qu’en latin, selon la grammaire pertinente, le nom se décline en six cas : le
nominatif, le vocatif, le génitif, le datif, l’ablatif et l’accusatif. Le français, malgré sa
dérivation du latin et du grec, n’a pas retenu une telle déclinaison notée par désinence pour
le nom, bien qu’il ait conservé les divers cas de déclinaison en les exprimant avec une
autre notation que la désinence, comme nous l’avons lu plus haut chez Maurice Grévisse :
1. le nominatif, mot où on reconnaît «nom», s’emploie dans la phrase comme sujet ou
comme attribut du sujet ; comme attribut du sujet, il fait alors partie du prédicat, avec un
verbe copule : par exemple, «Le père partit.» ou «Cet homme est son père.» ;
2. le vocatif exprime l’interpellation, qui s’emploie dans une forme de discours exclu du
6 Aristote, De l’interprétation, dans Organon, I Catégories, II De l’interprétation, traduction et notes par J.
Tricot, Paris, 1984, Librairie philosophique J. Vrin, 16a 19 - 16b 5
7 Aristote, op. cit., 19b 7-9 3
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