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ENS LSH / Sciences sociales Epreuve orale de sociologie / session 2009
Document 1
Une profession disqualifiée
De nombreuses recherches ont contribué à appréhender les caractéristiques de l’activité
médicale avec une précision croissante. La formation des praticiens, les rapports qu’ils
entretiennent avec leurs patients (définition sociale de la maladie), la logique qui préside à
leurs décisions, leur dépendance vis-à-vis des instances de régulation économique ou des
pressions du monde industriel (notamment pharmaceutique) sont devenus des thèmes
fréquentés de l’investigation sociologique. Cependant, le risque existe, en considérant la
« médecine » comme un tout, d’éluder ses contraintes internes. L’ampleur du phénomène
de spécialisation en France, la diversité des formes d’exercice, les relations très variables des
praticiens avec leur « recrutement » génèrent pour ces professionnels des écarts de revenus
importants, une grande disparité des ressources symboliques disponibles et la labilité des
processus de reconnaissance qui les portent. L’inégalité des charges de travail, des
servitudes, des pouvoirs de décision ou des risques spécifiques auxquels sont confrontés
différentiellement les agents du champ médical est rarement problématisée. Cet article a
pour objet, en traitant du cas particulier des médecins anesthésistes-réanimateurs, d’induire
une réflexion sur les divisions de cet espace social, ses lignes de fracture, ses oppositions, et
au-delà ses principes de dynamique et de reproduction. (…)
Quelle qu’en soit la cause, la disqualification symbolique de cette discipline est aujourd’hui
encore très perceptible sur le terrain [voir encadré, p. 101]. Les anesthésistes français sont
couramment désignés sous le sobriquet de « machines à café », « grouillots » ou « gaziers ».
Alors qu’ils étaient souvent interpellés par la presse et la télévision dans les années 1980, à la
suite des « accidents d’anesthésie », la sécurisation des procédures les a relégués dans l’oubli
médiatique. Ils n’en ont pas pour autant meilleure réputation. On en plaisante à l’hôpital :
« Qu’est-ce qu’un médecin anesthésiste ? – Un médecin qui dort à côté d’un patient qui ne
dort pas ! » Pourtant, l’examen des « rangs limites de classement », fournis par la direction
du concours de l’internat, atteste que cette spécialité n’est pas complètement dédaignée
par les nouveaux lauréats, comme ce fut parfois le cas par le passé, obligeant par là même
à la création temporaire d’une filière de recrutement spécifique.
Source du document
FAURE Yann, « L’anesthésie française entre reconnaissance et stigmates »,
Actes de la recherche en sciences
sociales
, 2005/1-2 - 156-157, pp. 99-100