Jonathan Lear
Freud
L’invention de l’inconscient
Traduit de l’anglais par Larry Cohen et Brigitte Vadé
© Groupe Eyrolles, 2006
ISBN : 2-7081-3615-1
17
© Groupe Eyrolles
Introduction
Actualité de Freud
Origines d’un parcours
Depuis les débuts de la littérature, l’homme s’interroge sur lui-même.
« Ce n’est pas moi qui suis coupable, affirme Agamemnon dans l’Iliade, c’est
Zeus, et le Destin, et l’obscure Érynie, qui […] m’ont jeté dans l’âme un aveu-
glement sauvage. » C’est ainsi qu’Agamemnon explique sa funeste déci-
sion d’enlever l’esclave Briséis, le butin d’Achille ; et bien que cette
explication puisse paraître naïve aujourd’hui, nous aurions tort de ne
pas la prendre au sérieux. Dans le feu de l’action, Agamemnon,
« bouillonnant de colère », n’a pas douté du bien-fondé de son action.
Il devait défendre son honneur et éviter l’humiliation. Mais, à considé-
rer après coup les ravages causés par sa décision, elle lui semble avoir
résulté d’un « aveuglement sauvage » : sa raison était troublée, il
n’était pas seul à agir, un autre acteur était impliqué, un autre esprit,
un sujet dont il ne peut pas entièrement comprendre les fins, mais qui a
néanmoins agi par son truchement 1. Ce sont ces forces-là que Sigmund
Freud a essayé d’expliquer sans en appeler à Zeus. Il a voulu compren-
dre l’être humain (la culture, les arts, les sciences et les religions)
comme partie intégrante de la nature, sans pour autant ignorer, con-
trairement à de nombreux psychologues d’aujourd’hui, les mystères de
la condition humaine 2.
FREUDLINVENTION DE LINCONSCIENT
18
© Groupe Eyrolles
Il me semble qu’il est urgent de comprendre cette forme d’explication
que Freud a appelée la psychanalyse. Et, pour le meilleur et pour le
pire, c’est le moment de le faire. Car sur l’antique interrogation sur la
condition humaine se greffe toujours la tentation de la complaisance
lorsque nous essayons de nous comprendre nous-mêmes. Cette com-
plaisance, pour l’instant ébranlée, se traduit par les idées suivantes, qui
ont atteint leur zénith à la fin du XXe siècle :
Il est possible de découvrir tout ce qu’il est nécessaire de savoir sur le
comportement et les motivations humaines grâce aux sondages, à
l’examen des élections démocratiques, à l’étude des choix de consom-
mation et des changements de
modes. En résumé, les motivations
humaines sont essentiellement trans-
parentes.
•Tous les désaccords humains sont en
principe susceptibles d’être résolus
par la discussion rationnelle et la
compréhension réciproque, chacun agissant sur la base de ce qu’il
estime être raisonnable. Si nous insistons pour comprendre le point
de vue de l’autre, nous finirons par résoudre notre désaccord ou, au
moins, par atteindre un stade où il nous sera possible d’« accepter
notre désaccord ».
Nous avons atteint la « fin de l’Histoire » : les luttes d’antan visant à
des changements historiques sont révolues ; ce qui demeure, c’est
essentiellement l’homogénéisation progressive induite par la « mon-
dialisation ».
•Tous les problèmes psychologiques graves seront bientôt résolus par
des médicaments ou par la neurochirurgie. Les antidépresseurs ont
fourni le paradigme de cette approche. Les souffrances qui, jusqu’à
Sur l’antique interrogation
de la condition humaine, se
g
reffe toujours la tentation de
la complaisance lorsque nous
essayons de nous comprendre
nous-mêmes.
ACTUALITÉ DE FREUD
19
© Groupe Eyrolles
présent, semblaient sans remède peuvent être soignées par des molé-
cules qui agissent sur les neurotransmetteurs du cerveau. Comme
tout problème psychologique opère une modification dans le cer-
veau, nous finirons par en découvrir la nature et nous apprendrons à
le transformer. Ainsi…
•… la seule forme de psychothérapie nécessaire est le dialogue ration-
nel. Les problèmes humains sont des « erreurs cognitives » : tel indi-
vidu se croit un « raté » et persistera donc dans l’échec. Mais s’il se
rend compte de son erreur, il en viendra à se considérer comme un
gagnant et se mettra donc à réussir. L’autre solution consiste tout
simplement à enseigner à l’individu de nouveaux comportements
pour mieux réagir. Seules les thérapies comportementalistes ou
cognitives sont nécessaires. Par conséquent…
•… « Freud est mort » : son traitement par la parole, la talking cure (la
psychanalyse), est tout aussi utile qu’une invocation à Zeus 3.
Il est possible d’adhérer à l’une de ces idées sans adopter les autres, mais
nous voyons qu’elles constituent, ensemble, une certaine vision de l’être
humain. La force de cette conception vient du fait que chacune de ces
propositions recèle une part de vérité : les sondages nous révèlent beau-
coup de choses sur les gens ; il est toujours utile d’arriver à une compré-
hension réciproque ; la mondialisation est un phénomène en cours ; les
neurosciences accompliront des progrès remarquables dans le traite-
ment de la souffrance psychique ; un dialogue rationnel peut se révéler
très utile ; enfin, Freud s’est trompé sur un certain nombre de sujets et
il mérite d’être critiqué. Alors, où est le problème ? Sans doute dans
l’hypothèse implicite selon laquelle ce tableau restitue l’être humain
dans toute sa vérité. La suffisance consiste à croire qu’il y a là une expli-
cation satisfaisante des motivations humaines. Cette conception permet
FREUDLINVENTION DE LINCONSCIENT
20
© Groupe Eyrolles
de rejeter les aspects les plus troubles du comportement, ceux qui ne
cadrent pas avec elle.
Mais cette suffisance a été ébranlée lors de l’attentat du World Trade
Center. En effet, que faut-il penser des fondamentalistes suicidaires qui
entraînent avec eux dans la mort des milliers d’adultes et d’enfants
innocents ? Le choc et le traumatisme affectifs ont été accompagnés par
une rupture dans notre conception du monde. Nous n’avons plus la cer-
titude de comprendre les événements. Bien sûr, si nous tenons coûte
que coûte à ce que j’appellerai l’« explication pleine de suffisance » des
motivations humaines, rien dans le cours de ces événements ne nous
poussera à y renoncer. Nous pourrons continuer à croire que, si nous
connaissions mieux les conditions culturelles qui ont donné naissance
au fondamentalisme militant, si nous connaissions mieux l’histoire de
l’humiliation de certains peuples, il deviendrait possible de compren-
dre toutes leurs motivations. Nous pourrions saisir leurs raisons (même
si, de notre point de vue, ces raisons sont mauvaises). C’est là une vision
très répandue aujourd’hui en Occident.
Paradoxalement, cette approche est la même que celle des terroristes.
En effet, nous constatons avec étonnement qu’ils essaient de se présen-
ter comme des êtres raisonnables. « Ce que l’Amérique éprouve aujourd’hui
n’est qu’une copie de ce que nous avons vécu », a déclaré Oussama ben Laden
peu de temps après le 11 septembre. « Notre nation islamique subit la
même chose depuis plus de quatre-vingts ans d’humiliation et de honte. »
Autrement dit, selon monsieur ben Laden, nous méritons d’être atta-
qués et humiliés ; ce n’est qu’une juste vengeance pour des torts que
nous avons autrefois infligés. Nul doute qu’il y ait beaucoup à appren-
dre de l’histoire, des études empiriques menées sur la façon de dialo-
guer avec un peuple humilié. Mais n’y a-t-il pas d’autres motivations
plus obscures ? Le débat public part du principe – admis par les
1 / 27 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !