UNIVERSITÉ PARIS – SORBONNE (PARIS IV) École doctorale V « Concepts et langages » THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS - SORBONNE (PARIS IV) Discipline : linguistique Présentée et soutenue publiquement par Rosakon TUBPLANG, ép. THAMPRASERT N° étudiant 10105204 Le 12 juin 2007 ÉTUDE COMPARATIVE DE L’ADJECTIF EN FRANÇAIS ET EN THAÏ Directeur de thèse : M. le professeur Alain LEMARÉCHAL Membres du jury : Mme Injoo CHOI - JONIN, professeur à l’Université de Toulouse le Mirail (Toulouse II) M. Gilles DELOUCHE, professeur à l’INALCO M. Alain LEMARECHAL, professeur à l’Université Paris – Sorbonne (Paris IV) M. Franck NEVEU, professeur à l’Université de Caen M. Olivier SOUTET, professeur à l’Université Paris – Sorbonne (Paris IV) POSITION DE THÈSE La présente thèse propose une étude de l’adjectif en français et en thaï, deux langues typologiquement très éloignées, la première appartenant à la famille indo-européenne et la seconde à la famille taï-kadaï longtemps considérée comme une partie de la famille sinotibétaine. Dans ce travail, nous suivons d’abord les parcours croisés des adjectifs français et thaï en tant que partie du discours autonome. L’adjectif français, considéré initialement comme une sous-catégorie du nom dans la lignée de la tradition gréco-latine, et qui a pu, au XVIIIe siècle, trouver son autonomie, connaît actuellement une tendance inverse à être réintégré dans la partie du discours étiqueté « nom » dans le domaine de la linguistique informatique. En revanche, l’adjectif thaï, traditionnellement classé avec l’adverbe dans la catégorie de « qualificatif », a été inclus dans la partie du discours « verbe » par les linguistes de l’école occidentale. Nous montrons toutefois qu’il n’a pas toujours le comportement syntaxique du verbe. PREMIÈRE PARTIE ADJECTIF EN POSITION D’AUTRES PARTIES DU DISCOURS L’adjectif français a un comportement morphosyntaxique proche de celui du nom (chapitre I). En français et en thaï, il peut être, dans certains de ses emplois, très proche de l’adverbe (chapitre II). Seul l’adjectif thaï a des caractéristiques qui le rapprochent du verbe (chapitre III). Nous étudions la proximité morphosyntaxique relative de l’adjectif par rapport à ces trois parties du discours. CHAPITRE I : ADJECTIF EN POSITION DE NOM En français, même s’il existe des suffixes nominaux et adjectivaux distincts, on ne peut pas toujours distinguer l’adjectif du nom à l’aide de la morphologie, car ils peuvent avoir les mêmes terminaisons. Outre le très grand nombre de mots attestés à la fois comme noms et comme adjectifs, plusieurs mots pourvus d’une terminaison dite d’adjectif sont en réalité des noms. Moins nombreux sont ceux qui semblent être des noms mais sont en réalité des adjectifs. Syntaxiquement, l’adjectif peut occuper la place du nom dans plusieurs structures. 1 En thaï, faute de dérivation morphologique, les mots ne se distinguent pas par la terminaison et l’adjectif peut, dans certains cas, occuper la même place que le nom. CHAPITRE II : ADJECTIF EN POSITION D’ADVERBE L’adjectif qui occupe la place de l’adverbe, c’est-à-dire après un verbe dans la structure « S + V + Adj. », n’est pas toujours adverbialisé : c’est en fait le verbe qui décide dans la plupart des cas. Certains verbes sont suivis d’adjectifs variables (verbes aspectuels duratifs, évolutifs, ou causatifs, verbes de mouvement, verbes modaux, verbes pronominaux d’assertion, de déclaration, de sentiment, de jugement et de consommation), alors que certains sont suivis des adjectifs invariés (verbes d’expression mentale, orale, écrite, gestuelle ou artistique, verbes impliquant des profits, verbes de perception, d’existence, de rupture, de frappe, de mouvement, de position, de direction, de déplacement, de changement quantitatif ou qualitatif, d’autres verbes d’activités humaines, verbes de mesure, de valeur, de sensation). Cependant, l’emploi adjectival ou adverbial de certains autres adjectifs ne sont pas conditionnés par le verbe. En thaï, même s’il existe un morphème adverbialisateur, les adjectifs dépourvus de celui-ci peuvent naturellement fonctionner comme adverbes. Nous distinguons les cas où l’adjectif qualifie un objet implicite du verbe de ceux où deux interprétations sont possibles. CHAPITRE III : ADJECTIF EN POSITION DE VERBE L’adjectif français n’occupe jamais la position de verbe, tandis que l’adjectif thaï fonctionne comme un verbe dans la plupart des cas. C’est la raison pour laquelle les linguistes de l’école occidentale considèrent les adjectifs du thaï comme des verbes d’état. DEUXIEME PARTIE LA CONSTRUCTION MORPHOLOGIQUE ET SEMANTIQUE DE L’ADJECTIF Les sens des adjectifs sont construits, selon le terme de D. Corbin, en même temps que leur forme. Nous distinguons ceux qui sont construits sur une base verbale (chapitre IV), nominale (chapitre V) ou adjectivale (chapitre VI), sans oublier les adjectifs composés (chapitre VII) et la répétition de l’adjectif (chapitre VIII). 2 CHAPITRE IV : ADJECTIFS CONSTRUITS SUR UNE BASE VERBALE Les adjectifs français peuvent être dérivés des participes passés et présents, mais certains qui sont pourvus d’une terminaison de participe n’en sont pas pour autant dérivés. Nous répartissons les participes passés employés comme adjectifs en cinq groupes selon leur degré d’adjectivation, ceux qui sont : - lexicalisés comme adjectifs aux sens figurés ou étendus du verbe ; - lexicalisés à la fois aux sens propres résultatifs de l’action du verbe et aux sens figurés ; - lexicalisés seulement aux sens propres résultatifs de l’action du verbe ; - lexicalisés comme adjectifs dans certains emplois ; - et ceux qui ne sont pas lexicalisés comme adjectifs mais utilisés comme tels. Quant aux participes présents, nous les répartissons en trois groupes : ceux à valeur adjectivale, ceux à valeur tantôt adjectivale tantôt verbale et ceux à valeur verbale. D’autres adjectifs déverbaux peuvent être construits à l’aide des suffixes -able, -ible, -uble, -if, -ard, escent, -eur, -eux et -oire. En thaï, où les verbes ne sont pas flexionnels, les équivalents des participes français peuvent se réaliser soit au moyen des adjectifs existants soit à travers des structures de subordination. En ce qui concerne les dérivations suffixales, seuls des mots empruntés tels quels au sanskrit ou au pâli sont pourvus d’un suffixe. Pour former des adjectifs à partir d’un verbe, on peut utiliser le morphème นา /nâ:/, qui est dans la plupart des cas l’équivalent du suffixe -able. Le cas échéant, on peut également avoir recours à des structures de subordination. CHAPITRE V : ADJECTIFS CONSTRUITS SUR UNE BASE NOMINALE Les adjectifs français peuvent être construits sur une base nominale à l’aide des suffixes -able (et ses variantes), -é, -u, -acé, -escent, -oïde, -aire (et ses variantes), -al (et ses variantes), -el (et ses variantes), -ain, -ais, -en (et ses variantes), -in, -ique (et ses variantes), iste (et ses variantes), -ois, -ol, -esque, -eux (et ses variantes), -ier, -if, -oire, -ard, -issime. Les adjectifs dénominaux peuvent avoir des sens relationnels aussi bien que qualificatifs. Certains d’entre eux, originellement relationnels, peuvent également devenir qualificatifs. 3 Les adjectifs français peuvent également être construits sur une base nominale à l’aide des préfixes anti-, pro-, ultra-, hors- et multi-. En thaï, faute de dérivation affixale, on emploie des prépositions ou des structures de subordination pour exprimer une relation entre deux entités. CHAPITRE VI : ADJECTIFS CONSTRUITS SUR UNE BASE ADJECTIVALE Plusieurs adjectifs français sont construits sur une base adjectivale à l’aide des suffixes -acé, -ard, -asse, -atique, -âtre, -aud, -é, -esque, -et, -let, -ichon, -ot, -ouillard, -ouillet, -ounet, -oyant, -issime, -iste, -if, -ogne, -oïde et -ain. Tous ont une valeur évaluative plus forte que les adjectifs de base et la plupart d’entre eux appartiennent au langage familier. CHAPITRE VII : ADJECTIFS COMPOSÉS Compte tenu des points de vue divergents des linguistes, qui semblent ne pas avoir prêté beaucoup d’attention aux adjectifs composés français, nous répartissons ceux-ci en deux grands groupes : adjectifs composés internes et externes. Les adjectifs composés internes, qui sont construits de façon plus solidaire et plus stable que les adjectifs composés externes, constituent une seule unité lexicale. Ils peuvent être construits soit à l’aide d’éléments grécolatins, soit à l’aide d’éléments français, soit par troncation du premier constituant. Les adjectifs composés externes comprennent deux ou plusieurs constituants dont le premier peut soit garder sa morphologie autonome soit être modifié par une allomorphie. Nous les répartissons en quatre sous-groupes selon leur structure : « Adj. en allomorphe /o/ + Adj. » ; « Adj. + Adj. » ; « Adv. + Adj. » ; et « Adj. + N ». En thaï, on trouve plusieurs constructions comparables à celles du français, mais également plusieurs autres structures telles que « Adj. + V », « V + Adj. », « V + N », « N + Adj. », « N + V » et « N + N », en particulier les noms désignant des parties du corps humain. CHAPITRE VII : LA RÉPÉTITION DE L’ADJECTIF Le terme de répétition s’applique à plusieurs domaines. Il a également un sens très large dans la rhétorique et la stylistique françaises. immédiate sur trois niveaux : le processus Nous nous limitons à la répétition morphologique affectant les phonèmes (redoublement) ; le fait à la fois morphologique et syntaxique (réduplication) ; et le phénomène syntaxique (série adjectivale). Le redoublement (consonantique, vocalique ou les 4 deux à la fois) est plus fréquent, plus pertinent et plus lexicalisé en thaï qu’en français. En ce qui concerne la réduplication, on observe en thaï des valeurs d’intensité, de quantification générique, de type d’énoncé, de fonction syntaxique, d’hypocoristique, de sémantique, de (sous)-catégorie grammaticale, de multiplication, d’aspect verbal (continuatif ou itératif), d’onomatopée, de poésie et de rhétorique. En français on trouve des valeurs d’intensité, de sémantique, de multiplication, d’aspect verbal, d’onomatopée, de poésie et de rhétorique. Quant à la série adjectivale, un autre phénomène très fréquent du thaï, elle peut exprimer des rapports d’accumulation de propriétés, de renforcement sémantique, d’assimilation sémantique ou de concession. TROISIÈME PARTIE LES PARTICULARITÉS SYNTAXIQUES La troisième partie est consacrée à l’étude des particularités syntaxiques de l’adjectif : la position de l’adjectif épithète (chapitre IX), le nom épithète (chapitre X), l’adjectif thaï en fonction prédicative (chapitre XI) et l’inversion de l’adjectif prédicatif (chapitre XII). CHAPITRE IX : LA POSITION DE L’ADJECTIF ÉPITHÈTE Dans plusieurs langues, l’adjectif épithète semble avoir une place fixe. En thaï, le qualifiant se place toujours après le qualifié, contrairement au français où la position de l’adjectif épithète pose depuis toujours un problème très discuté qui n’est jamais résolu de manière définitive. Nous nous intéressons en particulier aux « contre-exemples », c’est-à-dire aux cas de postposition d’adjectifs « normalement » antéposés, comme les adjectifs monosyllabiques, et l’antéposition d’adjectifs « normalement » postposés, comme les adjectifs de couleur, les dérivés des participes passés et présents, les adjectifs dits « relationnels » et d’autres adjectifs polysyllabiques. CHAPITRE X : LE « NOM ÉPITHÈTE » Un autre phénomène qui confirme la proximité entre l’adjectif et le nom en français est l’emploi des noms dans une fonction épithétique. Certains linguistes considèrent toutes les structures de type « N + N » comme noms composés, mais nous trouvons plusieurs cas où elles sont plus libres et moins figées. Les noms « épithètes » (pour reprendre, en la corrigeant, 5 l’expression de M. Noailly) peuvent entretenir quatre types de rapports avec le nom régissant : rapports d’équivalence, de qualification, de complémentation et d’identification. Très souvent, les noms épithètes peuvent être modifiés par des adverbes d’intensité et de comparaison. En thaï, on peut trouver les mêmes rapports pour la structure « N + N », mais pour intensifier les noms, il faut avoir recours aux structures syntaxiques variées. CHAPITRE XI : L’ADJECTIF THAÏ EN FONCTION PRÉDICATIVE : UNE OU PLUSIEURS CATÉGORIES ? En français comme dans d’autres langues européennes, un verbe copulatif est indispensable pour que les adjectifs puissent exercer la fonction prédicative. En thaï, la plupart des adjectifs sont prédicats sans copule ; ils occupent donc la place des verbes. Mais il en existe d’autres qui ne peuvent pas exercer la fonction prédicative sans copule, et dans ce cas ils occupent la place des noms. D’autres encore permettent plusieurs structures syntaxiques ; ils occupent tantôt la place des verbes tantôt celle des noms. D’autres enfin sont utilisés avec un mot support désignant la partie d’un tout et l’ensemble ainsi constitué occupe une position d’un adjectif d’une manière comparable à ce que l’on trouve dans la structure de prédication complexe ou prédication seconde en français. CHAPITRE XII : L’INVERSION DE L’ADJECTIF PRÉDICATIF Selon l’ordre normal de la phrase française, l’adjectif prédicatif se trouve après le nom sujet et la copule. On trouve néanmoins plusieurs cas d’inversion où l’adjectif prédicatif est en tête de l’énoncé, pour qu’il soit focalisé ou mis en valeur. CONCLUSION : A titre de conclusion, nous pouvons dire que l’adjectif mérite d’être reconnu et classé à part, car outre ses traits sémantiques qui ne peuvent pourtant être négligés, son comportement syntaxique n’est pas toujours celui du nom, du verbe, ou de l’adverbe, malgré leur proximité dans certains cas, en thaï comme en français. Même si l’adjectif français est très proche du nom, il l’est aussi de l’adverbe. Et même si l’adjectif thaï est très proche du verbe, il l’est aussi de l’adverbe, et dans certains cas du nom. De ce point de vue, si l’on disait qu’il n’existe pas d’adjectif en thaï, il faudrait dire également qu’il n’en existe pas non plus en français. 6