et les moyens de la science rigoureuse. Cette méfiance trouve son expression philosophique
chez Kant. Si, nous explique t-il, il faut entendre « origine » en son sens premier de
commencement, de cause première, elle-même non causée, alors l’esprit humain ne peut
prétendre y accéder1. Et de fait, comment procède la science qui, pour Kant, doit servir de
modèles à nos investigations ? La science recherche des lois, établit des connexions entre des
faits, tente de les relier par une constante. Par exemple, dans la loi de la chute des corps, ce
n’est pas le temps en soi ou l’espace en soi qui importent mais le fait que l’espace soit
fonction du temps et que ces deux termes varient selon une relation constante, exprimable par
une fonction mathématique. Dépasser ce type de résolution, c’est être renvoyé à une
régression à l’infini en laquelle, par exemple, l’origine de l’homme est le singe, celle du singe,
le poisson, celle du poisson telle molécule folâtre, et ainsi de suite, de terme en terme, jusqu’à
rien. Car pourquoi telle molécule folâtre ? Pourquoi quelque chose plutôt que rien2 ? Répondre
à cette énigme par Dieu ou la nature signifie décider arbitrairement d’arrêter la régression par
la magie d’un mot vide de sens, d’un mot valise de notre ignorance. Nous comprenons donc
pourquoi Kant compte la question de l’origine, définie ici comme premier commencement et
cause ultime, au nombre des problèmes proprement « métaphysiques », c’est-à-dire pour lui
des problèmes insolubles qui entrainent la raison dans des antinomies sans fin.
Cette condamnation de Kant, qu’anime un esprit globalement positiviste, continue à irriguer
bon nombre de philosophies, et notamment anglo-saxonnes, qui dénoncent, par exemple en la
personne de Wittgenstein, la recherche par les métaphysiciens de ce que ce philosophe
appellera le rêve de l’improbable premier cri primal. Wittgenstein incite ainsi le penseur
d’aujourd’hui à ne partir que de faits, de ce qui est donné ou institué dans le monde, comme
par exemple le langage dont la question n’est pas de savoir d’où il vient ni comment il naît,
mais comment nous l’utilisons dans la vie ordinaire. Un grand nombre de doctrines actuelles,
dont l’énumération serait fastidieuse, peuvent se reconnaître dans cette prudence que fédère
en fait le rejet de « la métaphysique » comme méditation sur un commencement hors du
temps, un principe premier ou une cause absolue.
Plus encore, cette condamnation de type épistémologique peut être mise en relation, mutatis
mutandis, avec une dénonciation plus concrète et politique de toute recherche d’une origine.
1 Voir sur ce point les antinomies de la raison : « Thése : le monde a un commencement dans le temps et il est aussi quand à l’espace et il
est aussi quand à l’espace renfermé dans des limites antithèse : le monde n’a ni commencement ni limites dans l’espace mais il est infini
aussi bien par rapport au temps que par rapport à l’espace (Critique de la raison pure, Gallimard, pleiade p. 1086 1087). Voir aussi la
Critique de la faculté de juger paragraphe 81 où Kant montre que la physique ne peut qu’échouer dans la détermination du premier
commencement. On peut commencer un commencement dans le monde mais non un commencement du monde (origine dans le monde et
non une origine du monde)
2 Selon la formule restée célèbre de Leibniz