Topologie des origines Depuis une vingtaine d`années, ce

Topologie des origines
Depuis une vingtaine d’années, ce qui semble mouvoir les groupes humains est moins l’idéal
d’une finalité à atteindre (monde meilleur, avenir radieux, communion des peuples) que le
souci de leurs origines singulières. L’effondrement des utopies de l’avenir, portées par les
grandes visions du monde, a laissé la place à une quête de l’origine, pour laquelle la définition
de l’identité des individus ne passe plus par la poursuite d’une fin commune (idéal
messianique, mais aussi idéal communiste ou idéal universaliste des lumières), mais par la
détermination des origines ethniques, culturelles, ou religieuses. De multiples faits vérifient ce
constat général : tel le « droit aux origines », revendication née des développements de la
procréation assistée, tels encore les actuels discours sur les banlieues où les individus sont
moins désignés par leurs origines sociales que raciales, tels enfin et surtout les conflits inter-
ethniques dont le Rwanda a signé l’amer retour, nous replongeant ainsi dans ce que Jean
Hatzfeld a nommé le « nu de la vie ». Face à ce constat qui porte sur « l’esprit des peuples »
(que l’on peut définir comme ensemble des motivations qui gouvernent implicitement une
société civile à un moment donné), ma question est simple : que nous dit la philosophie
contemporaine sur l’origine, et corrélativement que peut elle nous aider à penser face à ce
désir d’origine ? Doit- elle condamner ce souci en dénonçant les multiples mythes du
commencement et leur cortège de menaces ? Doit elle au contraire le magnifier en faisant de
la surenchère à « l’originaire » ? Mon propos sera ici d’esquisser une sorte de croquis de ces
deux pensées de l’origine, disponibles dans la philosophie contemporaine, pour en parcourir
les motifs, en délimiter les attendus, mais aussi en creuser les apories. Ces apories peuvent
elles être dépassées, et comment, telle sera mon interrogation finale.
I) LA PENSEE PHILOSOPHIQUE CONTEMPORAINE FACE A LA QUESTION DE LORIGINE
S’il fallait résumer de deux traits la pensée de l’origine dans la philosophie depuis Kant, il
serait licite de dire que nous avons un refus de l’origine tout d’abord, puis un retour de
l’originaire ensuite. C’est ce double mouvement que je me propose de décomposer.
a) Le refus de l’origine
La méditation sur l’origine n’a pas forcément bonne presse du point de vue philosophique ou
des sciences humaines en général. Il n’est pour s’en convaincre que de rappeler comment en
1866 la société de linguistique de Paris interdit toute recherche sur l’origine des langues. La
prétention de remonter à l’origine du monde, de la langue, de l’homme, des sociétés humaines
ou de la vie a souvent été stigmatisée comme excédant la capacité conceptuelle de l’homme
et les moyens de la science rigoureuse. Cette méfiance trouve son expression philosophique
chez Kant. Si, nous explique t-il, il faut entendre « origine » en son sens premier de
commencement, de cause première, elle-même non causée, alors l’esprit humain ne peut
prétendre y accéder1. Et de fait, comment procède la science qui, pour Kant, doit servir de
modèles à nos investigations ? La science recherche des lois, établit des connexions entre des
faits, tente de les relier par une constante. Par exemple, dans la loi de la chute des corps, ce
n’est pas le temps en soi ou l’espace en soi qui importent mais le fait que l’espace soit
fonction du temps et que ces deux termes varient selon une relation constante, exprimable par
une fonction mathématique. Dépasser ce type de résolution, c’est être renvoyé à une
régression à l’infini en laquelle, par exemple, l’origine de l’homme est le singe, celle du singe,
le poisson, celle du poisson telle molécule folâtre, et ainsi de suite, de terme en terme, jusqu’à
rien. Car pourquoi telle molécule folâtre ? Pourquoi quelque chose plutôt que rien2 ? Répondre
à cette énigme par Dieu ou la nature signifie décider arbitrairement d’arrêter la régression par
la magie d’un mot vide de sens, d’un mot valise de notre ignorance. Nous comprenons donc
pourquoi Kant compte la question de l’origine, définie ici comme premier commencement et
cause ultime, au nombre des problèmes proprement « métaphysiques », c’est-à-dire pour lui
des problèmes insolubles qui entrainent la raison dans des antinomies sans fin.
Cette condamnation de Kant, qu’anime un esprit globalement positiviste, continue à irriguer
bon nombre de philosophies, et notamment anglo-saxonnes, qui dénoncent, par exemple en la
personne de Wittgenstein, la recherche par les métaphysiciens de ce que ce philosophe
appellera le rêve de l’improbable premier cri primal. Wittgenstein incite ainsi le penseur
d’aujourd’hui à ne partir que de faits, de ce qui est donné ou institué dans le monde, comme
par exemple le langage dont la question n’est pas de savoir d’où il vient ni comment il naît,
mais comment nous l’utilisons dans la vie ordinaire. Un grand nombre de doctrines actuelles,
dont l’énumération serait fastidieuse, peuvent se reconnaître dans cette prudence que fédère
en fait le rejet de « la métaphysique » comme méditation sur un commencement hors du
temps, un principe premier ou une cause absolue.
Plus encore, cette condamnation de type épistémologique peut être mise en relation, mutatis
mutandis, avec une dénonciation plus concrète et politique de toute recherche d’une origine.
1 Voir sur ce point les antinomies de la raison : « Thése : le monde a un commencement dans le temps et il est aussi quand à l’espace et il
est aussi quand à l’espace renfermé dans des limites antithèse : le monde n’a ni commencement ni limites dans l’espace mais il est infini
aussi bien par rapport au temps que par rapport à l’espace (Critique de la raison pure, Gallimard, pleiade p. 1086 1087). Voir aussi la
Critique de la faculté de juger paragraphe 81 où Kant montre que la physique ne peut qu’échouer dans la détermination du premier
commencement. On peut commencer un commencement dans le monde mais non un commencement du monde (origine dans le monde et
non une origine du monde)
2 Selon la formule restée célèbre de Leibniz
C’est ainsi que Kant, par exemple, associe, dans sa Doctrine du droit, la question du
« premier occupant »3 à une « ratiocination oiseuse » et par là dangereuse. Et de fait,
l’histoire ne manque pas d’exemples qui attestent ce lien entre le mythe de l’origine et la
domination. Ainsi Lacoue Labarthe et Nancy, dans leur opuscule Le mythe nazi, montre la
réversibilité entre la rhétorique de l’origine et la violence faite à autrui. C’est pourquoi ils
écrivent qu’aujourd’hui : « nous ne vivons plus dans la logique ou la dimension de
l’origine »4. A partir de ces considérations, nous pouvons également mieux comprendre la
volonté de bon nombre de ces philosophes de délaisser la question « d’où venons nous », au
profit de la seule question « allons nous ? ». Et en effet, si nous nous concentrons un
instant sur le sens du terme « nous » dans ces expressions, il est loisible d’en noter la
pluralité des significations ; Le « nous » peut être le « toi et moi » de la relation amoureuse,
amicale ou de proximité, c’est-à-dire le nous de la pluralité contingente. Il peut également
s’entendre comme un « nous » qui s’oppose à un « eux », dans des expressions comme :
« nous autres européens » ou « nous autres catholiques», expressions qui supposent toujours
une identification par exclusion de ce qui n’est pas soi, c’est-à-dire une détermination par
négation. Enfin, le « nous » peut être un « nous » de « commune humanité »5, un nous qui
dit : « vous tous et moi avec vous tous ». Or, il y a un tropisme inhérent à la question de
l’origine qui nous achemine vers un « nous » d’exclusion, alors que la question « Où allons-
nous ?» semble mieux à même de faire résonner le « nous » de commune humanité, et a
donc, de ce fait, plus motivé les philosophes que l’on dit rationalistes.
Ce refus6, voire cet interdit de la pensée de l’origine, qui s’autorise de la science et de ses
pratiques, conduit à la posture d’un philosophe qui condamne « l’esprit du peuple », ignore
ce que Hegel appelait la Sittlichkeit et se contente d’espérer un futur meilleur où sociétés et
individus, enfin éduqués à l’éthique de la discussion, ne chercheront plus dans d’improbables
ancêtres la clé de leurs identités. Mais ce refus n’est pas sans évoquer la posture des
rationalistes d’avant guerre, que déplore Merleau-Ponty dans un texte de 1945, qui écrit :
« Nous vivions dans le monde aussi près de Platon que de Heidegger, des chinois que des
français mais en réalité aussi loin des uns que des autres »7. Le deuxième modèle aujourd’hui
3 Voir les considérations sur les problèmes de la « communauté primitive du sol » et du « premier occupant » dans sa Doctrine du droit,
paragraphe 6 et 49.
4 Le Mythe nazi, Paris, éditions de l’aube p. 16.
5 Selon l’expression de Montaigne.
6 Car indéniablement ce première modèle philosophique nous incite à la méfiance envers la question de l’origine, méfiance, dont nous
pourrions multiplier les exemples, tel celui d’Hannah Arendt dans sa correspondance avec Scholem relativement à la signification du terme
« être d’origine juive »
7 Article « La guerre a eu lieu », Juin 1945, repris dans Sens et non sens
à notre disposition est précisément ce modèle phénoménologique qui consacre ce que j’ai
appelé le « retour de l’originaire ». Envisageons le à présent :
b) Le retour de l’originaire
Dans la mesure où le temps manque pour attester ce « retour de l’originaire » par la citation
effective des textes, je proposerai juste une expérience simple. Dans le corpus des textes
philosophiques qui s’inscrivent dans la tradition phénoménologique soit Heidegger, Levinas,
Merleau-Ponty, pour les plus anciens, Henry, Chrétien ou Marion pour les plus récents, si
l’on recherche les occurrences des termes « originaire ou originel », on ne peut être que saisi
par leur fréquence. Cette insistance du terme signe t’il un « retour de la métaphysique », un
« tournant théologique » voire mythologique ? Pour répondre à cette question, il nous faut
partir de Heidegger, dont le texte L’origine de l’œuvre d’art s’attache clairement à définir un
« originaire » qui ne soit ni cause ni commencement, en un mot s’attache à ne pas répéter
l’erreur de la métaphysique classique. Penser lorigine, nous dit ce texte, revient à penser
l’essence d’une chose8 qui apparaît dans le monde, par exemple l’œuvre d’art. Penser
l’essence, c’est répondre à la question « qu’est ce que » ? Répondre à cette question signifie
dévoiler ce par quoi une chose est ce qu’elle est, ce sans quoi elle ne serait plus elle-même
mais autre chose, par exemple elle ne serait plus œuvre d’art mais chose inerte du monde
naturel ou objet technique. Nous voyons ici qu’origine ne signifie plus commencement hors
du temps, ni même cause première mais désigne ce qu’il y a de plus essentiel, de plus
primordial, de plus authentique à un phénomène donné. Mais que signifie « plus
authentique » ou plus « primordial » ? Pour pondre à cette question, je recourrai non plus à
Heidegger mais à Merleau-Ponty dont les méditations sur l’originaire sont moins susceptibles
d’éveiller notre méfiance. Comme la plupart des phénoménologues, Merleau-Ponty, s’attache,
par sa méditation, à restituer le rapport « originaire » au monde, rapport à notre corps propre,
qui n’a rien à voir avec le corps objectivé par la médecine, ou encore notre rapport
« originaire » à l’espace qui, nous dit-il, n’est pas initialement relation à un espace
scientifique et métrique. Or, si l’on suit la chaine des équivalences que propose la
Phénoménologie de la perception, force est de constater que la recherche d’un corps ou d’un
espace originaire se donne toujours à partir de l’image du primitif, du premier homme des
cavernes9 ou encore de l’enfant. L’originaire est interprété comme ce qui est premier dans le
temps, comme passé recouvert par la culture. Le concept d’originaire revient à organiser le
8 Chemins qui ne mènent nulle part, Tel, Gallimard, 1980, premier article : « Origine de l’œuvre d’art » p. 16 : « la question de
l’origine de l’œuvre d’art devient celle de l’essence de l’art ».
9 Voir par exemple dans la Phénoménologie de la perception la citation : « le primitif dans le désert est à chaque instant orienté
d’emblée sans avoir à se rappeler ni à additionner les distances parcourues et les angles de dérive depuis le départ »
temps en terme « d’avant » idyllique et « d’après » qui mutile et, conséquemment, à penser le
mouvement de l’histoire et de la culture comme occultation de cet originaire enfoui10.
L’identité n’est pas à venir mais passée, nous sommes la trace d’un évènement qui a eu lieu et
qu’il nous faut retrouver comme une nature première et immémoriale.
Par suite, la philosophie contemporaine met à notre disposition deux dispositifs très
différents : d’une part un refus de la pensée de l’origine, avec la promotion d’une humanité à
venir mais désincarnée, et d’autre part un retour de l’originaire qui s’autorise de la
dénonciation d’une domination extérieure (celle de la science par exemple) mais qui organise
notre histoire à partir d’un Eden perdu, dont il nous faudrait retrouver, sous notre présent
calamiteux, les traces enfouies.
Ces deux dispositifs conduisent à deux postures inverses : d’un côté un philosophe qui
condamne la Sittlichkeit, de l’autre, un philosophe qui accompagne voire amplifie la demande
des origines. Si l’on se risque à une transcription culturelle et politique de ces philosophies,
nous pouvons dire que d’un côté nous obtenons une intégration des différences « à la
française », avec comme mot d’ordre « oubliez vos origines ethniques et culturelles », de
l’autre à une possible atomisation à l’américaine, ou être écrivain, noire et femme vous oblige
à suivre les gender studies et à dénoncer la domination de la littérature occidentale et autre
philosophie du même.
Ces deux positions sur l’origine nous confrontent donc à une triple difficulté : l’interdit
épistémologique, la détermination de l’origine comme nature, et l’organisation du temps en
avenir radieux ou en passé irénique. Ces trois difficultés peuvent elles être dépassées ou, à
défaut, dénouées ? C’est ce qu’il nous faut maintenant envisager.
II) SUGGESTIONS POUR UN DEPASSEMENT DES APORIES DE LORIGINE.
J’esquisserai tout d’abord la possibilité d’un dépassement de l’interdit épistémologique des
positivistes et pour ce faire, j’opérerai une comparaison rapide entre deux pensées celle de
Freud et Girard sur la société primitive. On le sait la psychanalyse, après une tentation
naturaliste et neurologique, s’est orienté vers ce que Freud a appelé « la science des origines »
avec comme modèle prégnant celui de l’archéologie, ce qu’atteste à l’envi ses métaphores
récurrentes de « vestiges », de « traces » et « d’enfouissement ». Ce souci de l’origine le
conduit, outre à la « représentation originaire » (Ur-Vorstellung) que je n’aborderai pas ici, à
expliquer, dans L’homme Moise et la religion monothéiste, l’origine de toute société humaine
10 La conception de l’histoire chez Merleau-Ponty est très dépendante de celle de Heidegger ; un moment auroral, recouvert par la suite. .
Par la philosophie, il s’agit de revenir à : « la première expérience du corps impalpable de l’histoire » à l’« expression primordiale », « d’une
expérience originelle qu’exprimait le premier « dessin des cavernes ».
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