VIES D’AUTREFOIS Collection dirigée par Philippe Martin Dans la même collection : Jean El Gammal, Être parlementaire de la Révolution à nos jours, 2013 Benoît Garnot, Être brigand du Moyen Âge à nos jours, 2013 Du même auteur Armes en guerres. XIXe-XXIe siècles. Mythes, symboles, réalités, Paris, CNRS Éditions, décembre 2011, 317 p. Survivre au front (1914-1918). Les poilus entre contrainte et consentement, Saint-Cloud, Soteca/14-18 Éditions (diffusion Belin), février 2005, 265 p. Les Soldats de la Drôle de guerre (septembre 1939-mai 1940), Paris, Hachette, septembre 2004, 271 p. Soldats sans armes. La captivité de guerre. Une approche culturelle, Bruxelles, Bruylant, 1998, 429 p. Rémois en guerre (1914-1918). L’héroïsation au quotidien, Nancy, PUN, 1993, 168 p. Les exclus de la victoire. Histoire des prisonniers de guerre, déportés et STO (1945-1985), Paris, Éditions SPM/Kronos, 1992, 272 p. Direction d’ouvrages Obéir et commander au feu (coll. « Expérience combattante », IIe volume), Paris, Riveneuve Éditions, 2012, 413 p. Les soldats inconnus de la Grande Guerre (avec Jean-Noël Grandhomme), Actes du colloque de Verdun et Paris des 9 et 10 novembre 2010, SaintCloud, Soteca/14-18 Éditions, 2012, 521 p. Pierre Messmer. Au croisement du militaire, du colonial et du politique (dir. avec François Audigier, Bernard Lachaise et Maurice Vaïsse), Paris, Riveneuve Éditions, 2012, 509 p. Former les soldats au feu, premier volume de la collection l’Expérience combattante, XIXe-XXIe siècles, Paris, Riveneuve Éditions, 2011, 395 p. Les tranchées de Verdun, journées d’études (18 et 19 juin 2009) dans Verdun, histoire et mémoires. Les cahiers de la Grande Guerre, numéro 2, CRULH, 14-18 Meuse, Mémorial de Verdun, p. 9-89. Postures américaines, réactions françaises, Actes du colloque de février 2008, Metz, CRULH, 2010, 272 p. Ferdinand Foch (1851-1929), « Apprenez à penser » (avec Remy Porte), Saint-Cloud, Soteca/14-18 Éditions, 2010, 483 p. Subversion, auto-subversion, contre-subversion (avec Olivier Dard), Paris, Riveneuve éditions, coll. « Actes académiques », Paris, 2009, 373 p. De Gaulle et les « Jeunes Turcs » des armées occidentales (1930-1945) : une génération de la réflexion à l’épreuve de faits, Paris, Riveneuve Éditions, 2008, 290 p. Dictionnaire de la Grande Guerre (avec Remy Porte), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2008, 1 120 p. 1917, Des monts de Champagne à Verdun, Actes du colloque des 24-25 mai 2007 (Mourmelon et Verdun), Saint-Cloud, Soteca/14-18 Éditions, 2008, 207 p. 1916-2006 : Verdun sous le regard du monde, juin 2006, Actes du colloque tenu à Verdun les 23 et 24 février 2006, Saint-Cloud, Soteca/1418 Éditions (diffusion Belin), 2006, 389 p. Les violences de guerre à l’égard des civils au xxe siècle : axiomatique, pratiques et mémoires, Cahiers du CRHCEO, Université de Metz, 2005, 183 p. Les batailles de la Marne. De l’Ourcq à Verdun (1914 et 1918), SaintCloud, Soteca/14-18 Éditions, 2004, 327 p. Les Américains et la France : Engagements et représentations (codirection Marie-Claude Genet-Delacroix et Hélène Trocmé), Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, 262 p. Les occupations en Champagne-Ardenne, 1814-1944, Reims, Presses Universitaires de Reims, 1996, 244 p. Table des matières Introduction Du professionnel au peuple en armes : l’histoire d’un aller-retour Les soldats de l’armée royale à la fin du xviiie siècle La présence de l’armée Une armée segmentée Vers une nouvelle armée Le choc révolutionnaire Quelle armée pour la nation ? Deux siècles de débats Tergiversations et compromis La loi fondatrice d’une tradition séculaire Les adaptations ultérieures Retour au professionnel Une nouvelle donne internationale et des données économiques Une professionnalisation sans polémique Le métier des armes : honneur, discipline et obéissance, hiérarchie Honneur L’origine de l’honneur militaire Les composantes de l’honneur Quelques moments emblématiques de l’honneur militaire Discipline et obéissance Un sens de la discipline qui évolue Punir pour obliger à obéir Les refus d’obéissance La hiérarchie Qu’est-ce que le chef ? Les grades Comme dans la société civile, vers une société de négociation ? S’instruire pour combattre Les procédures de recrutement et de formation des soldats de métier Les écoles d’officiers L’École de Guerre et ses descendants Les diplômes « qualifiants » Les écoles de sous-officiers et écoles mixtes Former les recrues au temps de la conscription L’instruction Les officiers de réserve De la formation sur le tas au « Retex » Durant longtemps : la pauvreté de la formation des sous-officiers Les guerres, moments privilégiés de l’expérience « sur le tas » Aujourd’hui, la notion de « retex » Les formes de la guerre Guerres de conquêtes impériales et coloniales La guerre révolutionnaire devient impériale Les conquêtes coloniales La Guerres de Crimée Guerres de masse de haute intensité et guerres de décolonisation de moyenne intensité La guerre de 1870 La Grande Guerre La Seconde Guerre mondiale L’Indochine L’Algérie L’apport des troupes coloniales Opex et maintien de la paix Les grands types d’opérations Un nécessaire effort budgétaire La condition des soldats au feu Craintes, blessures, captivité : les traumatismes du soldat Les craintes Les blessures physiques Les traumatismes psychiatriques La captivité L’entre-soi : la culture militaire Camaraderies et traditions Camaraderie et sens du groupe restreint Traditions et esprit de corps Cérémonies militaires Les anciens combattants Les systèmes de promotion au sein de l’armée Des modalités d’avancement fluctuantes L’appréciation des personnels D’autres critères de promotion La montée de la culture interarmées Collaborations nationales et internationales Les militaires : des experts et des managers La « grande muette », l’armée et la politique Les grandes crises politiques au sein de l’armée Les premières crises du xviiie et xixe siècles Dreyfus : une grande affaire politique dans l’armée Les fiches : seconde grande affaire politique dans l’armée Les crises politiques au sein de l’armée au xxe siècle Militarismes et antimilitaristes La complexité des frontières idéologiques L’après-Seconde Guerre mondiale Le principe démocratique : le politique l’emporte toujours, au risque de la confusion et de l’amertume L’image du soldat en France Les fondamentaux de la représentation nationale La franchise La bravoure Le hâbleur-dragueur Le bâtisseur Vivre avec des images Les figures types de long terme Fanfan la Tulipe Le petit caporal Flambeau le grognard Le sapeur Camember Le poilu Le parachutiste L’image du bon chef Le soldat, acteur social Des citoyens de seconde zone pendant longtemps L’évolution des droits civiques des militaires Les évolutions après la Libération Les militaires dans la cité Les militaires sous le regard public La participation des militaires à la vie de la cité Fluctuations des conditions matérielles du statut militaire La question des soldes et de la condition militaire Le problème des reconversions Conclusion Documents Bibliographie Glossaire Être soldat Introduction Être soldat n’est décidément pas un métier ordinaire. Défenseur de la société aux ordres du système politique dans une démocratie comme l’est la France, le soldat est caractérisé par deux dimensions essentielles. Porteur d’armes, il a le pouvoir de donner la mort au combat, sur ordre. Mis en péril par les armes de l’adversaire, il accepte de donner sa vie pour son pays. D’entrée de jeu, et sans vouloir abuser de la dimension psychanalytique du métier des armes, être soldat ne relève pas seulement de la sphère des compétences professionnelles. Le rapport à la mort donnée comme à la mort reçue le classe à part au sein de la société. La « militarité » relève d’une identité complète, voire d’un véritable sacerdoce pour certains personnels, d’autant plus que l’ancrage au sacré et au spirituel est loin d’être absent du sens de la mission, développé par un grand nombre de personnels, notamment officiers. Ce rapport aux armes et à la mort fait du métier militaire un lieu de confrontation entre des mythes, mais aussi des idéologies. Les grands mythes fondateurs sont ceux de l’héroïsme, de la gloire, du sacrifice. Les idéologies sont celles de la fidélité, de l’honneur, de la fierté. Cela débouche-t-il sur des comportements politiques pour autant ? Les serviteurs de la nation que sont les soldats obéissent-ils à des convictions bien précises ? S’il est vrai que leur code de l’honneur les amène à certaines intransigeances, voire même à certaines rigidités, les convictions politiques au sein de l’armée sont beaucoup plus plurielles et diverses qu’on ne le dit souvent. Ainsi, partageant leur sort avec d’autres professions, les soldats n’échappent pas à un système de représentations parfois stéréotypé. Être soldat, c’est également accepter, délibérément et en conscience, d’obéir à des supérieurs. Le principe hiérarchique et le principe d’obéissance font intrinsèquement partie de l’univers mental militaire. Il faut accepter l’idée d’avoir plus de devoirs que de droits, ce qui n’est pas toujours compatible avec l’expression de la démocratie. Des débats peuvent surgir périodiquement, notamment entre soldats de métier et soldats d’occasion que sont les citoyens mobilisés. Car, depuis la Révolution française, le métier de soldat se conjugue de manière légèrement contradictoire avec l’activité de citoyen. Comment exprimer son appartenance citoyenne dans le cadre contraignant de l’armée qui a cru surtout à l’obéissance-réflexe durant longtemps ? À dire vrai, la société militaire est complexe. Depuis le XVIIIe siècle, elle a été composée, respectivement de professionnels, tant chez les officiers que chez les hommes de troupes, puis, à partir de la Révolution française, de conscrits et de professionnels, avant de redevenir, depuis 1997, le lieu exclusif du professionnel. Mais à cette césure des statuts se superpose une autre différenciation par les grades et les formations. Les officiers passent, dès le temps de la monarchie, par des écoles, alors qu’il faut attendre beaucoup plus tard pour voir les sous-officiers recevoir une formation théorique. Trop souvent les deux mondes des officiers et des sous-officiers se sont ignorés et ont vécu côte à côte sans véritablement se mélanger, même au feu. Selon les époques, les appelés et les professionnels se sont côtoyés, y compris au cours de longs conflits de masse comme l’ont été la Grande Guerre de 1914-1918, la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d’Algérie. Il va nous falloir suivre cette histoire de la conscription, si particulière à la France et aux Français, dans ses liens à la politique et aux débats qu’elle a suscités, afin de mieux comprendre le lien tout particulier des Français avec le devoir de défense. Dès les débuts du XIXe siècle, s’instaure un débat national qui ne cesse qu’avec la loi de 1997. L’alternative peut s’exprimer de la manière suivante : à partir du moment où l’idée de conscription est acceptée, faut-il mettre en place un service militaire de longue durée, accompli par relativement peu de jeunes Français, ou bien au contraire, instaurer un service court effectué par le plus grand nombre ? Les solutions adoptées tout au long de l’histoire de la conscription vont fluctuer assez considérablement. La question qui se pose d’ailleurs, implicitement, est assez iconoclaste par rapport à la propension française à célébrer hauts faits et personnes par des noms de rues ou de lieux publics : les Français ont-ils réellement la fibre militaire ? Mais il est vrai que la finalité du soldat est de se préparer à la guerre. Pour cela, il lui faut se former aux armes et aux techniques de combat qui évoluent singulièrement depuis le XVIIIe siècle. La manœuvre de l’infanterie à Fontenoy n’a pas grand-chose à voir avec les techniques de combat de tranchée de 1914-1918, ni avec les tactiques de forces spéciales actuellement à l’œuvre dans les opérations extérieures. Le rapport aux armes et à leurs technicités a considérablement évolué depuis deux siècles, obligeant le soldat à préciser ses savoirs, à s’entraîner de manière de plus en plus complexe. En d’autres termes, il lui faut de plus en plus « s’instruire pour combattre ». Le métier des armes s’est diversifié considérablement depuis deux siècles. La césure entre armes combattantes et armes de soutien a été rendue plus opaque. La logistique a pris une importance considérable et aujourd’hui – dans l’armée française comme dans toutes les armées modernes du monde – il y a davantage de logisticiens, d’ingénieurs et de personnels de maintenance, que de combattants portant les armes en première ligne. Si le métier des armes s’est complexifié, c’est aussi parce que les formes d’intervention des forces armées françaises ont été à géométrie très variable sur le long terme historique des deux derniers siècles. Le XVIIIe siècle se clôt avec les guerres de la Révolution, bientôt transformées en guerre de conquête au nom de l’idéologie libératrice contre les « tyrans ». Le Premier Empire confirme cette tendance funeste qui, d’ailleurs, cause sa perte. Avec 1830 et surtout les années 1880 viennent les guerres de conquête coloniales qui, si elles ne mettent pas en œuvre des masses considérables de soldats, s’appuient sur la notion fondamentale de « choc technologique » face à des peuples moins développés sur le plan industriel. Le XXe siècle est le temps, pour le soldat français, des deux grands conflits mondiaux. La Grande Guerre, summum du XIXe siècle tout autant que premier grand conflit du XXe est une fantastique mêlée morbide qui met la démographie française à bas pour des décennies. Une organisation militaire issue des systèmes sociaux du XIXe siècle meurt dans les tranchées de Verdun, de Champagne ou de la Somme. Avec la fin de la Grande Guerre, meurent aussi certaines formes de patriotisme militaire, tout aussitôt remplacées dans la société par des formes d’un pacifisme dominant dans les années 1920 et 1930. La Seconde Guerre mondiale voit le soldat français se démultiplier de manière schizophrénique en fonction des événements et de certains engagements idéologiques. Au soldat de la défaite de juin 1940, vaincu en six semaines sans avoir toujours démérité, succède le soldat de la France Libre, mais aussi celui de l’armée de Vichy et le soldat sans uniforme des maquis de la fin de la guerre. Sur le front russe, des Français combattent sous uniforme allemand contre le bolchévisme, tandis que les forces de la France combattante, après avoir été vêtues par les Anglais, viennent libérer leur pays en portant l’uniforme américain. Les années 1950 et 1960 sont marquées par des guerres de moyenne intensité que sont les guerres de décolonisation. L’Indochine et l’Algérie constituent les deux principaux théâtres d’opération pour le soldat français, sans oublier toutefois Madagascar ou la Tunisie. Si, en Indochine, le pouvoir politique de la IVe République ne veut pas se résoudre à envoyer des hommes du contingent, il le fait largement pour l’Algérie, qui devient ainsi le dernier grand conflit de masse connu par les Français. C’est d’ailleurs à partir de la guerre d’Algérie qu’un vrai divorce entre la jeunesse française et le devoir de défense s’instaure, obligeant les pouvoirs publics à transformer le « service militaire » en « service national » et y introduisant des possibilités d’un service civil. Au-delà de 1962, les interventions militaires françaises sont surtout des « opex » (pour « opérations extérieures »), soit pour préserver l’influence française sur certaines parties d’Afrique, soit pour mettre en sécurité des ressortissants français, soit dans le cadre de missions de l’OTAN. Les formats de l’armée nationale fondent alors comme neige au soleil, la fin de la conscription en 1997 venant donner un singulier coup d’accélérateur au processus. Mais le soldat n’est pas seulement un combattant. Il est aussi un homme – et de plus en plus une femme – dans la société française. Cette dimension doit retenir notre attention. Fortement idéologisée jusqu’en 1848, l’armée française a clairement une image de « jacobin botté », ancrée à gauche jusqu’aux événements de juin 1848. C’est alors seulement qu’elle commence, pour avoir sauvé l’ordre social, à être parée d’une réputation de droite. Mais c’est surtout l’image de la « grande muette » qui s’installe dans le pays, venant confirmer l’idée que l’armée française n’est pas une armée de coup d’État, sauf entre les mains des Bonaparte, et qu’elle sait faire taire des sentiments dominants par souplesse d’échine. Si l’institution militaire française sait bien négocier certains virages au prix de crises graves, comme l’affaire Dreyfus, le soldat est longtemps un citoyen de seconde zone, privé de l’expression de doits civiques, jusqu’à une date fort avancée dans le XXe siècle. C’est encore une dimension particulière qui vient rendre le soldat un peu atypique au sein de la société française. Son aura sociale est très variable selon les époques et le statut économique que les différents régimes politiques lui confèrent. Envié sous les deux empires des Bonaparte, le sort matériel des soldats de métier – tant officiers que sous-officiers – est bien précaire à de nombreuses autres époques. Les soldes permettent à peine de tenir son rang, les pensions sont misérables. Périodiquement un « rattrapage » permet de ne pas trop « désespérer Saint-Cyr », comme dans les années 1970. Mais les officiers ne sont pas toujours, à toutes les époques, des « bons partis » pour les filles des bonnes bourgeoisies des villes de garnison. C’est ce vaste tableau de la condition de soldat que nous voulons présenter ici afin d’en faire comprendre la complexité et les évolutions, même si l’esprit de la chose militaire demeure, tant il est vrai que la condition de soldat se marque par une forte imprégnation de valeurs partagées, que notre société actuelle ne comprend plus toujours. Nous parlerons fréquemment de « société militaire » par commodité de langage. Pourtant une chose est sûre. Cette « société militaire » n’est pas coupée de l’ensemble de la société française. Elle en a constamment partagé tous les doutes, toutes les certitudes. Elle a été mêlée à tous les débats. Les soldats, en tant qu’individus, mais aussi en tant qu’institution, ont toujours été le reflet de la société française. Tant qu’il en sera ainsi, la certitude que la démocratie est préservée perdurera. 1 Du professionnel au peuple en armes : l’histoire d’un aller-retour Depuis le e siècle, la société française s’interroge sur la place que le citoyen doit adopter par rapport à la défense de la nation. Alors que la monarchie avait clairement opté en faveur de professionnels, la Révolution va inverser l’ordre des choses en affirmant que chaque citoyen a un « devoir de défense » à l’égard de la Nation et qu’il doit accepter l’idée de consacrer un certain nombre d’années de sa vie au service de la Nation en portant les armes. À partir des années 1930, l’idée d’une professionnalisation des armées ressurgit, au motif des économies qui seraient ainsi réalisées, mais également de l’efficacité qui en résulterait. Cette idée, notamment avancée par le colonel de Gaulle, fait hurler le personnel politique de gauche, prompt, depuis le 18 brumaire, à voir dans une armée professionnelle, une armée de coup d’État. Il faut donc attendre l’effondrement du bloc communiste, la redéfinition des risques militaires face au terrorisme notamment, mais également la désaffection de la jeunesse française à l’égard du devoir de défense, pour s’orienter vers une professionnalisation effective depuis 1997, mais déjà rampante avant cette date. Ce sont ces va-et-vient de l’histoire que nous aimerions rappeler dans un premier temps. XVIII LES SOLDATS DE L’ARMÉE ROYALE e SIÈCLE La présence de l’armée C’est la guerre de Cent ans qui a obligé la monarchie française à se doter d’une armée permanente afin de mieux « bouter les Anglois hors de France ». En 1441, Charles VII crée les « Compagnies d’ordonnance », composées seulement de quelques milliers d’hommes, mais qui lui permettent de disposer d’une force permanente en lieu et place des forces féodales levées pour la durée de la campagne et qui avaient tendance à « vivre sur la pays » durant les mois d’inactivité guerrière. Une fois créées, ces forces permanentes se développent toujours plus car la monarchie a compris qu’elle tenait là un levier de pouvoir supplémentaire la rendant autonome par rapport aux grands seigneurs, tout en leur permettant d’avoir une vision militaire à plus long terme que dans le simple cadre des « chevauchées » des beaux jours. Au début du XVIe siècle, les « compagnies d’ordonnance » comptent environ 50 000 hommes, à la fin du même siècle, elles sont passées à plus de 350 000 hommes d’armes. Les mousquetaires vers 1630. Gravure de Jacques Callot (1592-1635). Louis XIV élargit encore la formule d’une armée permanente en créant, en 1688, à côté de « l’armée réglée », la milice, dans laquelle sont recensés tous les Français de 16 à 45 ans, gigantesque vivier lui permettant d’appeler, par tirage au sort, pour une durée de cinq années, un nombre variable de soldats selon ses besoins guerriers. Il s’agit là d’une véritable première expérience de conscription, assez mal vécue d’ailleurs. En 1789, les cahiers de doléances sont quasi unanimes à en demander la suppression. À la veille de la Révolution française, l’armée royale compte environ 150 000 hommes. Les « troupes réglées » dominent, avec 115 000 hommes dans les 108 régiments de ligne et 33 000 hommes dans la cavalerie. Signe des techniques de combat de l’époque, l’artillerie ne compte que 6 000 hommes et 7 régiments. La monarchie française emploie également de nombreux soldats étrangers. Durant le règne de Louis XV, ils constituent environ 20 % de soldats. Allemands, Irlandais, Liégeois ou Suisses voient cependant leur nombre régresser sous Louis XVI, pour tomber aux alentours de 11 % des troupes. Ils constituent certaines unités de la Maison du Roi (Gardes du corps, Cent-Suisses, Gardes suisses). Une armée segmentée Une forte dichotomie existe entre le corps des officiers et celui des sous-officiers et hommes de troupes. Volontaires, les soldats s’engagent pour huit ans. Ils ont donc le temps de devenir des professionnels. Ils sont encore parfois recrutés dans des conditions douteuses qui relèvent du Shanghaïage, mais ces procédés, dénoncés par les philosophes dits des « Lumières », sont en fait de plus en plus rares. Le recrutement est de plus en plus contrôlé, avec des possibilités de recours devant un conseil de guerre. Dans le registre militaire comme dans bien d’autres, la Révolution n’innove pas autant qu’elle le prétend. Les procédures de recrutement de la monarchie innovent beaucoup et vont transmettre à la période révolutionnaire un certain nombre d’héritages. Les registres de contrôle préfigurent notamment tout à fait les registres matricules. Le soldat y est enregistré, ses traits physiques caractéristiques sont décrits avec précision. Mais le registre de contrôle joue aussi le rôle des JMO en devenant véritablement la mémoire du régiment. Par son courage au feu, l’homme du rang peut espérer progresser dans la hiérarchie. Les petits gradés (caporaux dans l’infanterie, brigadiers dans la cavalerie) peuvent accéder aux rangs de sous- officiers (on dit alors « bas-officiers ») (sergents dans l’infanterie, maréchaux-des-logis dans la cavalerie). Le grade de sergent-major est créé en 1776, en même temps que celui d’adjudant, afin de « tirer vers le haut » les professions de sous-officiers. Le grade d’adjudant, en particulier, a pour fonction sociale d’établir un lien entre les hommes et l’univers des officiers subalternes. Pour devenir sous-officier, il faut, au moins d’un point de vue théorique, savoir lire et écrire. À la veille de la Révolution, ce n’est pas encore le cas systématiquement. Les officiers sont des professionnels également. Avant 1776, ils ont pu acheter leur grade. Au-delà de cette date, ils doivent passer par des écoles. Devant la crise économique, la réaction nobiliaire, dont il faut d’ailleurs nuancer les effets réels, s’applique aussi à l’armée et à la marine. Point de promotion aux grades d’officiers, si l’on ne possède pas les quatre quartiers de noblesse. Cette relative fermeture est, d’une certaine manière, compensée par la création, en 1776, de douze écoles militaires royales. Un système de bourses permet aux plus pauvres des enfants de la noblesse d’y étudier. C’est le cas du jeune Napoléon Bonaparte à l’école d’artillerie de Brienne-le-Château. Charles Bonaparte a quelques difficultés à faire la preuve des quatre quartiers de noblesse de la famille. C’est Marbeuf, gouverneur de Corse, qui donne le petit coup de pouce nécessaire à l’admission du jeune Napoléon. Dans ces écoles, l’enseignement est des plus classiques. À Brienne, c’est l’ordre des Minimes qui dispense l’enseignement aux « élèves du roi ». Les études durent six ans, sous forme d’internat. Les meilleurs élèves sont ensuite désignés pour aller suivre les cours de l’École militaire de Paris. C’est ce qui arrive à Napoléon Bonaparte, désigné en 1784 comme « cadet-gentilhomme » pour suivre les cours de l’école d’artillerie, arme savante. L’officier porte l’épaulette. Ce signe éminemment distinctif a encore aujourd’hui toute sa valeur symbolique. L’expression « accé der à l’épaulette » venant attester de la puissance évocatrice de ce petit détail vestimentaire. Les officiers ne sont pas tous nobles, mais le sont très majoritairement. Jean-Paul Bertaud a montré qu’en 1789, 90 % des 13 500 officiers de l’armée royale sont nobles. Le niveau général de leur formation a augmenté depuis 1776 et la création des écoles spécialisées. De mieux en mieux formés de manière théorique, selon un modèle déjà emprunté aux Prussiens, comme cela allait être à nouveau le cas après la défaite de 1870, ils commencent à avoir des comportements d’expertise en lieu et place du seul courage. La fin de la vénalité des charges militaires a également permis d’améliorer la situation générale de l’armée royale, en réduisant l’absentéisme des officiers. La minorité d’officiers non-nobles est sortie du rang. L’accès au grade d’officiers est souvent pour eux la récompense suprême à leur savoir-faire sur le champ de bataille, mais aussi à leur ancienneté. À partir de 1781, il est vrai qu’ils sont interdits d’accès aux grades dépassant celui de capitaine. Les matériels ont fait l’objet d’importantes modernisations. L’artillerie a vu introduire le système Gribauval en 1776. Véritable « système d’armes », il classe les pièces d’artillerie en fonction des missions à mener. Le « service de place » comprend l’armement des places fortes, tandis que le « service de campagne » rassemble les pièces destinées à être mises en œuvre sur le champ de bataille. Les canons ont des diamètres de 121, 106 et 84 mm. Leur portée est de l’ordre de 900 mètres. Le fusil d’infanterie est du modèle 1777. Il possède un calibre de 17 mm et une portée utile de 150 mètres, avec une relative précision. Tous ces matériels ne sont visiblement pas trop mauvais puisqu’ils vont demeurer en service durant toutes les guerres de la révolution et de l’Empire. Le personnel révolutionnaire a beaucoup insisté sur le fait que cette armée, composée de professionnels, aurait été coupée de la nation. En fait, elle semble beaucoup plus traversée par les mêmes débats que l’ensemble de la société plutôt que réellement coupée d’elle, comme le prouvent, à l’envi, les crises qui traversent l’institution militaire dès avant le 14 juillet 1789 : désertions des Gardes françaises après la répression des émeutes de la faim des 27 et 28 avril 1789, fraternisation avec la foule le 30 juin 1789. Comme l’ensemble de la nation, l’armée royale est touchée par les problèmes financiers qui prennent une dimension exceptionnelle et qui sont le fait d’une très grande inégalité fiscale. La vraie cassure n’est d’ailleurs sans doute pas entre l’armée et la nation, mais bien entre la haute noblesse, qui monopolise les fonctions supérieures, et la noblesse militaire, qui se sent dépossédée de ses compétences par la haute noblesse. Mais le débat est posé par la Révolution, dans des termes assez caricaturaux. Le soldat est-il un esclave de son royal maître ou bien est-il un citoyen qui aspire à être doté de droits comme les autres ? Vers une nouvelle armée Après la prise de la Bastille, à laquelle participent des soldats de métier, la déliquescence de l’armée royale s’accélère. Les désertions se multiplient. Les soldats ne veulent plus obéir à leurs officiers « ci-devants ». À l’été de 1790, de nombreuses villes de garnison (Épinal, Longwy, Metz, Nancy) sont touchées par de vraies mutineries. Dès le 15 décembre 1789, le député à la Constituante, Dubois-Crancé s’écrie, « tout citoyen doit être soldat et tout soldat citoyen ». La période de transition de 1790-1791 voit le maintien du principe du volontariat, mais aussi la suppression de la Milice. En revanche, le décret du 28 janvier 1791 prévoit déjà une levée de 100 000 soldats auxiliaires pour la remplacer parmi les volontaires de 18 à 40 ans et pour une durée de trois ans seulement. La Garde nationale, formée spontanément à Paris, chaque arrondissement de la capitale devant fournir 800 hommes, vient compléter le dispositif. Lorsque, le 20 avril 1792, la France déclare la guerre à l’empereur François II, une armée nouvelle s’est quasi spontanément mise en place, sur la base du volontariat. Ce sont surtout les habitants de villes importantes, bien davantage acquis à la Révolution que les ruraux, qui envoient des volontaires pour être les soldats d’une croisade qui se présente sous les dehors des idées de liberté mais qui est, au vrai, une manœuvre des Girondins pour obliger Louis XVI à se démasquer. Les revers militaires suivent rapidement, en partie par l’état de déliquescence avancée des armées. Le 11 juillet, la déclaration de la « Patrie en danger », vient confirmer l’atmosphère de défaite. La prise des Tuileries le 10 août 1792 change la donne. La Révolution se radicalise. Le mouvement a été préparé par les sections révolutionnaires de Paris, notamment par celle des Quinze-Vingt qui, dès le 8 août, menace d’attaquer le bâtiment où loge la famille royale si Louis XVI n’est pas détrôné. Parmi les derniers défenseurs de la monarchie se trouvent 900 à 950 Gardes suisses, qui demeurent fidèles au roi. Après avoir tenu la foule en respect par leur feu de salves, ils sont débordés par l’artillerie des révolutionnaires et reçoivent l’ordre de se rendre de la main de Louis XVI. Ils sont alors joyeusement massacrés par une foule vengeresse qui n’hésite pas, à l’Hôtel de ville, à profaner leurs corps. Une centaine seulement de Gardes suisses semblent avoir échappé au massacre. L’armée royale a vécu. LE CHOC RÉVOLUTIONNAIRE La radicalisation du processus révolutionnaire pose, d’entrée de jeu, de graves questions. Comment trouver des soldats pour repousser les forces européennes coalisées contre une révolution qui leur a déclaré la guerre, alors que l’armée était totalement impréparée ? Comment concilier les droits du citoyen en émergence – venant remplacer l’organisation corporative de la société – et le devoir de défense revendiqué par les philosophes ? Les troupes débraillées des débuts de la Révolution. Gravure d’Hippolyte Bellangé (1800-1866). Le court terme de l’urgence et le long terme des idéaux s’entrechoquent ainsi en cette fin d’année 1792. L’urgence est réglée partiellement par la bataille de Valmy, le 20 septembre 1792. Face aux 52 000 Français présents près du fameux moulin, 34 000 Prussiens et 16 000 Autrichiens et émigrés sont étirés sur de longues distances. Lors du premier choc, les Français sont donc en supériorité numérique. Sachant que les Prussiens ont impérativement besoin de contrôler la voie de communication VerdunParis, Dumouriez y place le gros de ses forces. L’échange d’artillerie est violent. Lorsque les forces de Brunswick attaquent la butte de Valmy, Kellermann, par une belle manœuvre qui consiste à mettre en trois colonnes son infanterie, amène Brunswick à penser que ses forces sont plus nombreuses et déterminées qu’elles ne le sont réellement. Brunswick décide de se retirer. L’armée de la nation l’emporte contre une armée de professionnels. La leçon va être entendue. On sait, en tout cas, les liens évidents entre cette victoire de Valmy et la proclamation de la République le lendemain. Quelle armée pour la nation ? Reste alors à résoudre le problème fondamental qui permette d’ancrer la Révolution, voire de la projeter dans toute l’Europe au nom de la lutte contre le « despotisme », tout en protégeant les frontières encore menacées après Valmy. À partir de septembre 1792, les volontaires estiment que leur devoir de citoyen a été réalisé. Ils commencent à quitter massivement les régiments et à rentrer chez eux spontanément, ne comprenant pas qu’il leur faut demeurer sous les armes alors que le danger n’existe plus. C’est un réflexe de défense de l’horizon du « pagus » que l’on retrouve ailleurs. À la même époque, aux États-Unis, la Garde nationale ne peut être employée qu’à l’intérieur d’un État de l’Union. La Convention a besoin cependant de soldats pour passer à la contre-offensive contre la Première coalition et exporter la révolution. Les volontaires se dérobent, surtout dans les milieux ruraux. La décision est donc prise de franchir une étape supplémentaire. Dorénavant, l’obligation de devoir de défense va être imposée aux citoyens par les conventionnels. Le contexte de guerre extérieure est, bien entendu, déterminant à prendre en considération pour comprendre le passage à la contrainte. Telle est la genèse de la loi du 24 février 1793. Pour la première fois, la notion d’obligation de défendre la nation est inscrite dans le marbre. Tous les hommes de 18 à 40 ans qui n’ont pas d’enfants sont réquisitionnés et susceptibles de partir à la guerre. Cela pose de graves questions aux communautés rurales, moins « chaudes » que les habitants des grandes villes, et notamment de Paris, à l’égard de la Révolution et de la République, mais qui constituent les gros réservoirs d’hommes de l’époque. Dans le cadre de la loi du 24 février 1793, chaque commune est mise en devoir de fournir un contingent de volontaires-requis (on appréciera l’humour inconscient des deux termes ainsi accolés). Les communes ont le choix entre deux procédures de désignation des soldats. Ils peuvent être retenus par tirage au sort, ou bien être désignés ad hominem, ce qui ouvre la porte à tous les règlements de compte locaux possibles. De cette loi du 24 février 1793 date des procédures de contestation de la république. Le lien entre cette loi et le rejet de la république apparaissant comme une force de contrainte – outre que la guillotine a commencé à fonctionner allégrement – est manifeste dans plusieurs régions de France. Certains départements, comme la Vendée, entrent en résistance ouverte. Moins de la moitié des 300 000 hommes attendus rejoignent les drapeaux. S’exprime alors un vrai divorce entre les éléments parisiens les plus extrémistes et la province, comme il s’exprime à plusieurs reprises dans l’histoire de France contemporaine, notamment en 1871. Les clubs parisiens, qui représentent la minorité révolutionnaire qui se veut la plus « en pointe », imposent la notion de « levée en masse ». Il faut que l’ensemble du peuple français, convaincu de la justesse de la cause révolutionnaire, s’aligne sur les plus extrémistes. Désormais, tous les citoyens français sont considérés comme mobilisés pour la défense de la cause révolutionnaire. Certes, il est possible de voir dans cette évolution les débuts de la dimension nationale des conflits contemporains. Mais, c’est aussi là l’acte de naissance de dérives politiques qui prétendent vouloir faire le bonheur des hommes, y compris malgré eux, y compris contre eux. La France est désormais, face aux défaites militaires des débuts de l’année 1793, une nation en armes. Les jeunes de 18 à 25 ans, célibataires, veufs et sans enfants sont requis, sans aucune possibilité de remplacement. Le fameux décret du 23 août 1793 vient montrer la voie à bien des totalitarismes ultérieurs. « Dès ce moment jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service armé. Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la République. » Ce règne de la vertu révolutionnaire, poussé dans ses dernières extrémités s’accompagne, comme on peut le constater, de la fin de la division sexuée traditionnelle, qui réservait les activités guerrières aux seuls hommes. Femmes, enfants, vieillards sont aussi mobilisés, selon leurs différents champs d’action. Il faut également noter combien la guerre révolutionnaire est pensée, dès 1793, comme une guerre du discours, c’est-à-dire, en maniant un anachronisme, comme une guerre médiatique. Le rôle des vieillards exhortant à la haine contre l’ennemi est d’une grande modernité et ouvre la voie aux guerres totales, car idéologisées, dans lesquelles l’ennemi n’est plus seulement l’adversaire à vaincre, mais devient le sous-homme qui ne partage pas les convictions de l’autre camp, et doit être éliminé pour cela. DEUX SIÈCLES DE DÉBATS Tergiversations et compromis Le retour du grenadier impérial dans sa famille, dans un uniforme impeccable, la légion d’honneur accrochée sur sa poitrine, il est accueilli par des parents admiratifs. Gravure d’Hippolyte Bellangé (1800-1866). À partir de Thermidor, le débat est relancé. Faut-il mobiliser les Français ? La Révolution s’installe dans une guerre de conquête après avoir repoussé ses adversaires. La réponse est donnée par le général limougeaud Jourdan, qui présente, le 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) une loi qui institue un service militaire pour tous. Mais, dans les faits, tous les conscrits, c’est-à-dire en fait, les recensés, ne rejoignent pas l’armée. Le service militaire est alors fixé à cinq années, avec un système de rotation assez simple. Chaque année, la fraction du contingent qui atteint sa vingt-cinquième année est remplacée par la fraction qui est dans sa vingtième année. Dans la loi Jourdan, le remplacement – c’est-à-dire la procédure qui consiste à envoyer quelqu’un à sa place au service militaire contre compensation financière – est interdit. Il est également prévu qu’en cas de guerre, la durée des cinq années de service soit repoussée sans limite de temps. Après son coup de force du 18 Brumaire, largement consenti par une bonne part du personnel politique, Napoléon Bonaparte, devenu l’homme fort du Directoire, pervertit la loi Jourdan. Avec lui, l e devoir de défense a tendance à devenir « l’impôt du sang ». Pour ses guerres de conquête, il demande toujours plus d’hommes. Alors qu’entre 1800 et 1802, il se contente d’environ 60 000 hommes par an, en 1806, il exige 80 000 hommes, puis 120 000 hommes par an en 1811-1812. En outre, il procède à des levées dites « extraordinaires », qui portent à partir de 1807 le tribut versé par la jeunesse masculine française entre 30 et 40 % de chaque classe d’âge. On comprend alors pourquoi ses opposants à l’étranger ont pu développer l’image de « l’Ogre » pour caractériser le personnage. Des résistances se développent. La France connaît un taux de réfractaires au service militaire de 27 % de l’an XI à l’an XIII (1803-1805), de 13 % de 1806 à 1810 et de 10 % à partir de 1813. Ce taux déclinant est-il le signe d’une adhésion de plus en plus forte aux guerres de conquêtes impériales ? Il semble bien davantage que ce soit le fait d’une efficacité grandissante de la gendarmerie dans la recherche des réfractaires. Pour certains historiens, tels Frédéric Rousseau, ces taux sont sans doute largement sous-estimés. Travaillant sur l’Hérault, il propose un taux beaucoup plus élevé de 53 % des appelés regroupant les insoumis et déserteurs. Les cantons les plus rebelles sont les cantons montagnards. Entre la Restauration et la guerre de 1870, les pouvoirs civils français vont constamment hésiter entre le concept d’armée de métier et celui de « nation en armes ». Cette dernière notion fait peur aux pouvoirs conservateurs, tant elle est connotée dans une dimension révolutionnaire. En 1818, la loi Gouvion Saint-Cyr rétablit la conscription par un moyen détourné, puisque la charte octroyée par Louis XVIII aux Français en 1814 l’avait aboli. Alors que les « Ultras » voulaient un retour au seul volontariat, Gouvion Saint-Cyr impose le recours à « l’appel obligé ». Il s’agit de lever chaque année un faible contingent, d’environ 60 000 hommes pour une durée de six ans. C’est, peu ou prou, cette logique qui l’emporte jusqu’à la loi militaire du 27 juillet 1872. La durée fort longue du service militaire permet de disposer d’une masse de manœuvre véritablement professionnalisée. Grâce au système du tirage au sort, les deux tiers des jeunes Français échappent au service militaire. Le « mauvais numéro », c’est-à-dire celui qui doit effectuer le service, peut toujours, s’il en a les moyens, se payer un remplaçant, qui acceptera de partir à l’armée six ans à sa place, contre compensation financière. Le système est donc tout à fait inégalitaire socialement. Les ajustements portent, jusqu’à 1848, uniquement sur la durée du service (en 1824, elle est portée à huit ans, avant de revenir à sept ans par la loi Soult de 1832). La IIe République de 1848-1851 n’a pas le temps de mettre en place un nouveau système de service militaire avant le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Celui-ci, inspiré par les idées de sa jeunesse révolutionnaire, souhaite abréger la durée du service mais l’associer à la création d’une forte armée de réserve sur le modèle prussien. Pourtant, jusqu’à 1868, il maintient le système mis en place par la loi Soult de 1832. C’est seulement après la défaite autrichienne à Sadowa en 1866 que Napoléon III s’inquiète et essaie d’accélérer les réformes militaires. Derrière le projet de loi militaire du général Niel, présentée en 1868, se cache en fait Napoléon III lui-même. Face à la menace prussienne, il souhaite pouvoir disposer de bien davantage d’hommes que les 385 000 soldats seulement de l’armée d’active. La loi Niel prévoit donc de constituer une véritable armée de réserve, mais prévoit également d’imposer une véritable instruction militaire aux jeunes Français qui échappent au service militaire par le tirage au sort (les « bons numéros »). Trois niveaux de participation à la défense nationale sont ainsi prévus : armée d’active, armée de réserve et « garde mobile » (réserve de la réserve en quelque sorte). Il est intéressant de suivre le sort de cette malheureuse loi Niel. Rapidement les députés se font tancer par leurs électeurs, qui ne veulent pas voir un retour à une conscription généralisée. Les Républicains, pourtant par principe favorables au concept de « Nation en armes », luttent également contre elle, par opposition systématique à l’Empire. Les Conservateurs pensent voir, derrière cette loi, le retour des « Jacobins bottés » de la Révolution. Certes, la loi est votée en 1868, mais totalement vidée de sa substance. Par exemple, les exercices de la « garde mobile » sont réduits à quinze jours par an, c’est-à-dire, à un simple folklore, sans aucune efficacité. Les revers répétés de l’armée impériale lors des combats de 1870, malgré l’héroïsme des soldats, marquent l’échec patent de ce système de recrutement. Jamais les troupes françaises n’arrivent à aligner autant d’effectifs que les Prussiens et les Bavarois. Il leur arrive bien plus souvent de devoir combattre à un contre deux. Fantassins du Second Empire. Gravure vers 1870. Après la proclamation de la République, le 4 septembre 1870, le gouvernement de la Défense nationale de Léon Gambetta essaie, avec plus ou moins de bonheur, de revivifier le mythe révolutionnaire du peuple en armes. Des volontaires sont levés, comme en 1793, sans parvenir à rétablir la situation militaire. Avec la défaite de 1870, la France militaire entre dans une profonde réflexion des causes du désastre. Les élites militaires se préoccupent de mieux former les officiers en s’inspirant des réformes que la Prusse avait mises en place après sa défaite contre les Français en 1806. L’École de guerre va bientôt être créée sur le modèle de l’Académie militaire prussienne. En ce qui concerne la question de la participation des citoyens à la défense de la nation, la défaite a prouvé deux choses essentielles. L’armée impériale était professionnelle, mais tournée vers des expériences de combat en Afrique ou au Mexique. Cette armée professionnelle n’a jamais été assez nombreuse pour espérer pouvoir contrebalancer les forts contingents prussiens. D’autre part, le mythe de la juste cause conférant un savoir-faire militaire immédiat s’effondre totalement. Il ne suffit pas d’être volontaire pour être immédiatement un bon combattant. Les armées levées en hâte par la Défense nationale se sont révélées de piètres qualités. La combativité a souvent fait défaut, mais plus encore la discipline et l’obéissance. Le mythe de Valmy s’effondre sur la Loire, dans l’armée du Nord et plus encore dans l’armée Bourbaki, contrainte de trouver refuge en Suisse après des pérégrinations pitoyables. Une loi militaire de transition est votée le 27 juillet 1872, loi de compromis, compte tenu de la situation politique de l’époque. La République est proclamée depuis le 4 septembre 1870, mais la majorité à la Chambre est monarchiste et attend la bonne volonté du comte de Chambord pour opérer une restauration. Avec l’installation effective des Républicains au pouvoir, après la crise de 1877, il est temps de penser un service militaire différent, qui intègre aussi de considérables dimensions idéologiques. La loi fondatrice d’une tradition séculaire En pleines commémorations de la Révolution de 1789, est votée une loi militaire déterminante, le 15 juillet 1889. Le texte est connu sous le nom de « loi des trois ans ». Les débats ont été vifs à la Chambre des députés. La question fondamentale qui focalise les énergies est la suivante : combien de temps le jeune citoyen français doit-il passer sous les drapeaux ? Cette question du temps passé est effectivement essentielle. Il faut que le temps passé soit acceptable par la société, c’est-à-dire qu’il ne soit pas long au point d’obérer la suite de la vie du jeune appelé. Mais il faut aussi qu’il soit assez long pour pouvoir donner une instruction militaire suffisante pour éviter de tomber dans les travers de la « garde mobile » de la loi Niel. C’est pourquoi la durée de trois ans est retenue, puisque la plupart des experts militaires de l’époque estiment que c’est la durée minimale qui permet d’instruire convenablement un soldat. Cette loi est fondamentale aussi pour une seconde raison. Le service militaire est dorénavant élargi, même si le principe du tirage au sort subsiste. Elle s’inscrit dans la perspective anticléricale qui prévaut aussi dans l’instauration des lois Ferry de 1880 à 1882, sur la scolarisation des jeunes Français. Désormais, même les séminaristes vont devoir partir au service militaire alors qu’ils en étaient dispensés jusqu’alors. Certes la loi n’est pas encore tout à fait égalitaire. Les bacheliers – au vrai bien peu nombreux, de l’ordre de moins d’une dizaine de milliers chaque année – ne font qu’un an de service au lieu de trois, ce qui permet aux élites qui mettent en place cette loi de préserver leurs enfants. Avec la loi de 1889, s’ancre une nouvelle culture militaire en France. Son véritable succès tient dans la réconciliation avec la chose militaire qu’elle opère dans les campagnes et qui passe par l’acceptation de la République, à la condition qu’elle soit modérée et éloignée des horreurs de 17931794. En 1889 naît toute une série de rituels qui vont venir, dorénavant, rythmer l’entrée dans la vie adulte des jeunes Français. Car le service militaire devient un véritable rite de passage, rite de virilisation et rite d’entrée dans l’âge d’homme. Le conseil de révision, le départ à la caserne, la vie loin de sa famille durant trois ans constituent les étapes obligées du rituel consacré à la patrie. Odile Roynette a bien explicité la manière dont le service militaire s’installe dans les mentalités françaises, est intériorisé dans les comportements culturels des jeunes Français de l’époque. Chaque député citadin veut son régiment, afin que sa ville ne soit pas tenue à l’écart d’un véritable quadrillage national. L’installation d’un régiment, avec les retombées économiques qu’il suppose, est presque aussi importante que ne l’avait été quelques dizaines d’années plus tôt le choix du tracé des lignes de chemin de fer. Les villes de France se couvrent d’un manteau de casernes, comme elles s’étaient couvertes d’un « blanc manteau de cathédrales » au XIIIe siècle. En contrepartie, un nouvel antimilitarisme se développe. L’extrême gauche anarcho-syndicaliste voit dans les casernes une vaste entreprise d’abrutissement des jeunes Français et affiche son pacifisme. Certains socialistes, comme Gustave Hervé, alors virulent antimilitariste, avant de devenir un ardent patriote en 1914, tirent à boulets rouges contre l’institution militaire. Les ouvriers ont en mémoire que c’est l’armée qui intervient pour rétablir l’ordre, comme à Fourmies en 1891. Même les romanciers et les auteurs de théâtre s’en donnent à cœur joie. Courteline décrit les « Gaietés de l’escadron » où l’adjudant Flick étale sa bêtise et son caractère bravache. La loi du 21 mars 1905, vient compléter celle de 1889. Elle reconnaît pour la première fois le principe d’universalité du service militaire en supprimant définitivement le principe du tirage au sort. L’égalité des obligations militaires est affirmée, dans le climat très tendu, et encore une fois, de plus en plus anticlérical de la fin de l’affaire Dreyfus, des contre-coups de l’affaire des fiches de 1902 et de l’arrivée au pouvoir des radicaux. Tous les jeunes Français dans leur 20 e année, doivent être examinés