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Sociétal
N° 32
2etrimestre
2001
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
LA LENTE MONTÉE
EN PUISSANCE
DE L’EUROPE
Revenons au tournant des XVe
et XVIesiècles. La chute de
Constantinople en 1453 est sym-
bolique, mais elle n’ouvre pas un
temps linéaire de domination
européenne : la puissance otto -
mane, la puissance perse, demeu-
rent dans leurs espaces propres ; la
vitalité militaire n’est pas seule-
ment le fait de peuples « civilisés ».
La novation qu’on distingue pro-
gressivement est double. La capa-
cité à projeter de la
force par voie mariti-
me s’affirme déter-
minante (plus sans
doute que la supé-
riorité dans les
combats eux-mêmes
des armées « proje-
tées »). Et la diffusion
des armes à feu va
profon dément chan-
ger la donne. Mais
pas immédiatement,
ni unilatéralement :
Black souligne sans cesse que les
Européens n’ont jamais, à aucune
période, joui durablement d’un
monopole de concept ou d’inven-
tion technique. Qui dit novation
dit aussi diffusion, souvent rapide.
L’arme à feu peut donner une
supériorité ponctuelle, mais il ne
faut pas, pour cette époque, l’exa -
gérer : la rapide conquête de
l’Amérique latine doit plus aux
faiblesses des sociétés locales et
à leur division qu’à la supériorité
technique européenne, et les
batailles du XVIesiècle sont loin
d’avoir toutes été décidées par la
puissance de feu (en Asie centrale,
en Afrique, etc.) : la pertinence de
la manœuvre, ou la cohésion des
sociétés sont de toute évidence
essentielles. En définitive, cette
époque met en place, pour Black,
les éléments d’une révolution mili-
taire, qu’on considère trop sou-
vent comme instantanée alors
qu’elle ne s’installe que sur le long
terme. Et ces siècles annoncent
aussi que les peuples sédentaires,
qui se constituent en Etats, vont
progressivement s’imposer aux
sociétés mobiles : la montée en
force des techniques, les modes
d’organisation qui les accompa-
gnent, valorisent tendanciellement
les savoir-faire des sociétés éta-
tiques. Evolution complexe donc,
où la dimension technique ne rend
pas compte à elle seule du décol -
lage de la puissance européenne.
Les XVIIeet XVIIIesiècles voient
s’accélérer la dynamique expan-
sionniste de l’Europe, avec la
compétition sur les
routes commerciales
et pour l’installation
à terre (Portugais,
Britanniques, Fran-
çais...). L’importan-
ce de la présence
maritime se ren -
force encore. Jeremy
B l a c k d i s t i n g ue
d’ailleurs à juste
titre le contrôle des
routes et établisse-
ments commerciaux
d’une part, et l’occupation continue
et profonde des territoires, de
l’autre, au sens où nous l’entendons
à l’époque contemporaine. Plus gé-
néralement, on assiste à l’expansion
géographique des « pouvoirs
fixes » aux dépens des ordres so-
ciaux fluides, non sédentaires, non
étatisés. L’expansion russe sur
l’immense espace sibérien en té-
moigne, de même que l’avancée eu-
ropéenne en Amérique où, une fois
encore, la supériorité technique
des armements joue moins que les
contradictions internes des camps
en présence ou l’avantage démo-
graphique. Et même en ce temps où
les rivalités européennes s’affir-
ment plus déterminantes pour l’his-
toire d’une large partie du monde,
d’autres dynamiques politico-
militaires peuvent être repérées,
avec leurs règles et leur efficacité
propres : l’importance des Ouz-
beks comme acteurs militaires
régionaux est ici, par exemple,
justement soulignée.
Au total, le poids nouveau des Eu-
ropéens s’explique certes par des
techniques nouvelles (la baïon -
nette, le mousquet...), mais aussi et
surtout par des facteurs sociaux.
D’autres sociétés, non euro-
péennes, peuvent donc elles aussi
bénéficier, ici ou là, pour ces
mêmes raisons, de supériorités
contingentes. La cohérence déci-
sionnelle, la continuité institution-
nelle, la capacité à mobiliser des
masses militaires pour maximiser
la puissance de feu, la cohésion
politique des sociétés, la détermi -
nation des combattants : tous ces
facteurs pèsent lourdement. Au-
delà du progrès technique produit,
selon Gibbon, par la concurrence
entre Etats, c’est bien l’utilisation
sociale des ressources techniques
qui, in fine, fait la différence.
LE BASCULEMENT
DANS LA MODERNITÉ
Le court XVIIIesiècle prélude
au spasme de la Révolution et
de l’Empire par un nouveau décol-
lage technico-organisationnel des
appareils militaires européens, et
par le renforcement de la puissan-
ce britannique. La modernisation
des modes opératoires militaires
n’attend pas la période révolution-
naire (et, souligne Jeremy Black,
elle vient souvent à ce moment
de la partie Est de l’Europe...) :
abandon progressif des tactiques
linéaires au profit de la manœuvre,
laquelle s’appuiera bientôt sur la
standardisation des armements
qui multiplie la puissance de feu.
Quant à la domination britan-
nique, elle s’affirme à la fois en
Europe, à l’issue de la Guerre de
sept ans, aux Indes où la différence
de technique (feu) et de tactique
(feu contre cavalerie) lui donne
l’avantage, et sur mer. La préémi-
nence sur mer, note Black, s’ex-
plique sans doute moins par les
performances de l’armement em-
barqué que par une certaine ma-
nière d’organiser sur le long terme
une politique maritime, à travers
des structures constantes et des
Les XVIIeet
XVIIIesiècles voient
l’expansion
géographique
des « pouvoirs fixes »
aux dépens
des ordres sociaux
non sédentaires,
non étatisés