Dis-moi comment tu fais la guerre

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LES LIVRES ET LES IDÉES
War and the World
Par Jeremy Black
Dis-moi comment
tu fais la guerre...
DOMINIQUE DAVID*
Cette vaste synthèse remet à sa juste place
l’importance du progrès technique comme
facteur de supériorité militaire : une leçon qui
reste plus que jamais d’actualité.
A
lors qu’on est tenté de voir le
XXe siècle comme celui de la
guerre, l’ouvrage de Jeremy Black
remet les choses en place : la
guerre n’est pas moderne, et
l’Europe n’est pas le monde1.
Si la guerre, affrontement collectif entre ensembles politiques, est
partout et toujours depuis que
les sociétés s’organisent, elle
évolue – on n’ose dire : elle progresse. Les modes et les rythmes
de cette évolution, qui touchent
sa place dans l’espace social, ses
acteurs, ses moyens et méthodes,
sont bien sûr divers. La prévision
la plus aisée étant rétrospective,
nous voyons pourtant souvent
l’histoire des derniers siècles
comme témoignant d’un mou vement constant : depuis le
XVI e siècle, les Etats européens
auraient été les acteurs centraux de considérables méta-
morphoses dans le domaine militaire, lesquelles leur auraient assuré un large, même si provisoire,
empire sur le monde.
Cette perception courante correspond-elle à la réalité ? Pour
répondre à cette interrogation,
Black entreprend de confronter à
l’histoire de mondes très divers
quelques énoncés qu’il emprunte à
Gibbon. Le XVIe siècle, dit le grand
historien anglais, représente un
pivot en ce qu’il clôt une alternance
de succès militaires des « civilisés »
et des « barbares », pour fonder la
prééminence des premiers sur une
longue série de progrès techniques
et d’organisation. L’enchaînement
de ces innovations, qui dessinent
une nouvelle phase historique,
s’explique par la compétition entre
Etats européens, compétition créative qui prouve que la fragmentation politique est nécessaire à la fois
au progrès interne des sociétés et
aux équilibres internationaux de
sécurité.
Jeremy Black entreprend donc la
vérification des théorèmes gibboniens à l’aide d’une impressionnante culture historique. D’entrée, il propose deux remarques.
L’histoire de la guerre, tout
d’abord, ne peut pas être vue,
depuis cinq siècles, comme l’affrontement de la civilisation et de
la barbarie : la guerre a des visages
multiples et un même acteur peut
manier, ici ou là, des moyens divers
(les guerres menées par les Européens en Europe ou hors Europe
usent de méthodes souvent différentes). D’autre part, si la compétition entre acteurs assure bien
une « modernisation » des instruments et des méthodes, les facteurs de cette évolution sont
nombreux. Elle n’est pas continue,
et ne se déroule pas dans un espace
fermé. Le parcours de Jeremy
Black est donc très complexe,
puisqu’il tente de cerner une dynamique aux facteurs multiples, dans
des espaces tout aussi nombreux :
la guerre ne se réduit pas aux
cadres et aux modèles de la vulgate clausewitzienne.
1
Jeremy Black,
War and the World
Military Power
and the Fate of
Continents,
1450-2000, New
Haven and London,
Yale University
Press, 1998,
334 p.
Sociétal
N° 32
2e
trimestre
2001
* Professeur à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr.
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LES LIVRES ET LES IDÉES
LA LENTE MONTÉE
EN PUISSANCE
DE L’EUROPE
R
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2e trimestre
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aussi que les peuples sédentaires,
qui se constituent en Etats, vont
progressivement s’imposer aux
sociétés mobiles : la montée en
force des techniques, les modes
d’organisation qui les accompagnent, valorisent tendanciellement
les savoir-faire des sociétés étatiques. Evolution complexe donc,
où la dimension technique ne rend
pas compte à elle seule du décollage de la puissance européenne.
evenons au tournant des XVe
et XVIe siècles. La chute de
Constantinople en 1453 est symbolique, mais elle n’ouvre pas un
temps linéaire de domination
européenne : la puissance ottomane, la puissance perse, demeurent dans leurs espaces propres ; la
vitalité militaire n’est pas seulement le fait de peuples « civilisés ».
Les XVIIe et XVIIIe siècles voient
La novation qu’on distingue pros’accélérer la dynamique expangressivement est double. La capasionniste de l’Europe, avec la
cité à projeter de la
compétition sur les
force par voie maritiroutes commerciales
e
Les XVII et
me s’affirme déteret pour l’installation
e
minante (plus sans XVIII siècles voient
à terre (Portugais,
doute que la supé- l’expansion
Britanniques, Franriorité dans les
çais...). L’importangéographique
combats eux-mêmes
ce de la présence
des armées « proje- des « pouvoirs fixes »
maritime se ren tées »). Et la diffusion aux dépens
force encore. Jeremy
des armes à feu va
Black distingue
des ordres sociaux
profondément chand’ailleurs à juste
ger la donne. Mais non sédentaires,
titre le contrôle des
pas immédiatement, non étatisés
routes et établisseni unilatéralement :
ments commerciaux
Black souligne sans cesse que les
d’une part, et l’occupation continue
Européens n’ont jamais, à aucune
et profonde des territoires, de
période, joui durablement d’un
l’autre, au sens où nous l’entendons
monopole de concept ou d’invenà l’époque contemporaine. Plus généralement, on assiste à l’expansion
tion technique. Qui dit novation
géographique des « pouvoirs
dit aussi diffusion, souvent rapide.
fixes » aux dépens des ordres soL’arme à feu peut donner une
ciaux fluides, non sédentaires, non
supériorité ponctuelle, mais il ne
étatisés. L’expansion russe sur
faut pas, pour cette époque, l’exal’immense espace sibérien en tégérer : la rapide conquête de
moigne, de même que l’avancée eul’Amérique latine doit plus aux
ropéenne en Amérique où, une fois
faiblesses des sociétés locales et
encore, la supériorité technique
à leur division qu’à la supériorité
des armements joue moins que les
technique européenne, et les
contradictions internes des camps
batailles du XVIe siècle sont loin
d’avoir toutes été décidées par la
en présence ou l’avantage démopuissance de feu (en Asie centrale,
graphique. Et même en ce temps où
en Afrique, etc.) : la pertinence de
les rivalités européennes s’affirla manœuvre, ou la cohésion des
ment plus déterminantes pour l’hissociétés sont de toute évidence
toire d’une large partie du monde,
essentielles. En définitive, cette
d’autres dynamiques politicoépoque met en place, pour Black,
militaires peuvent être repérées,
les éléments d’une révolution miliavec leurs règles et leur efficacité
taire, qu’on considère trop soupropres : l’importance des Ouzvent comme instantanée alors
beks comme acteurs militaires
qu’elle ne s’installe que sur le long
régionaux est ici, par exemple,
terme. Et ces siècles annoncent
justement soulignée.
Au total, le poids nouveau des Européens s’explique certes par des
techniques nouvelles (la baïonnette, le mousquet...), mais aussi et
surtout par des facteurs sociaux.
D’autres sociétés, non européennes, peuvent donc elles aussi
bénéficier, ici ou là, pour ces
mêmes raisons, de supériorités
contingentes. La cohérence décisionnelle, la continuité institutionnelle, la capacité à mobiliser des
masses militaires pour maximiser
la puissance de feu, la cohésion
politique des sociétés, la détermination des combattants : tous ces
facteurs pèsent lourdement. Audelà du progrès technique produit,
selon Gibbon, par la concurrence
entre Etats, c’est bien l’utilisation
sociale des ressources techniques
qui, in fine, fait la différence.
LE BASCULEMENT
DANS LA MODERNITÉ
L
e court XVIIIe siècle prélude
au spasme de la Révolution et
de l’Empire par un nouveau décollage technico-organisationnel des
appareils militaires européens, et
par le renforcement de la puissance britannique. La modernisation
des modes opératoires militaires
n’attend pas la période révolutionnaire (et, souligne Jeremy Black,
elle vient souvent à ce moment
de la partie Est de l’Europe...) :
abandon progressif des tactiques
linéaires au profit de la manœuvre,
laquelle s’appuiera bientôt sur la
standardisation des armements
qui multiplie la puissance de feu.
Quant à la domination britannique, elle s’affirme à la fois en
Europe, à l’issue de la Guerre de
sept ans, aux Indes où la différence
de technique (feu) et de tactique
(feu contre cavalerie) lui donne
l’avantage, et sur mer. La prééminence sur mer, note Black, s’explique sans doute moins par les
performances de l’armement embarqué que par une certaine manière d’organiser sur le long terme
une politique maritime, à travers
des structures constantes et des
DIS-MOI COMMENT TU FAIS LA GUERRE...
institutions performantes – ce que
ne fera jamais vraiment la France...
L’époque révolutionnaire assume
et révèle les développements du
XVIIIe siècle, en ce qu’elle les
confronte à des défis politico-militaires inédits. L’innovation majeure
de la fin du siècle est l’installation
des masses au cœur de l’aventure
militaire. A cet égard, Valmy est
bien symbolique, pour la mythique
levée du peuple en armes, et la
réelle canonnade. Le « système de
guerre » du tournant du siècle,
qu’incarnera Napoléon, combine
le feu, le nombre et la manœuvre,
soit les progrès de l’artillerie et du
système divisionnaire qui permettent de manier sur le champ d’affrontement des masses de plus en
plus larges et efficaces. A Leipzig,
en 1813, manœuvrent 560 000
hommes, chiffre qui représente
plusieurs fois le plus gros ensemble qu’ait jamais commandé le
Grand Frédéric. Pour un Français,
l’équation est simple : Guibert
(amorce du peuple en armes) +
Gribeauval (création d’une artillerie de campagne) = Napoléon. En
marge d’un eurocentrisme pour
une fois justifié, il faut revenir sur
l’étrange défaite britannique face
aux Insurgents américains, occasion
pour Black de deux mises au point.
La guerre invariablement gagnée
par les gros bataillons, cela n’existe
pas : salut donc à la « volonté de
création », pour reprendre une
expression du Général Lucien
Poirier, que représente toute
conception stratégique. La victoire
américaine n’était inscrite ni dans
les astres ni sur le terrain. Elle est
le produit des circonstances, de
facteurs dépendant de la volonté
humaine, ou du cours des choses.
Les insurgés américains avaient
par exemple des positions dispersées, sans véritable point décisif
militaire ou politique ; il était d’autant plus difficile aux Britanniques
de les détruire.
Aux facteurs techniques doivent,
une fois encore, être joints des
éléments caractéristiques de l’organisation des sociétés. Quand il
s’agit d’affronter des peuples fonctionnant sur la même logique que
la nôtre, les facteurs déterminants
deviennent plus sociaux ou politiques que techniques. A preuve
l’importance de l’élément démographique dans l’expansion russe
ou française sur le continent au
XIXe siècle. C’est également à ce
temps que remontent la rationalisation, la systématisation, de la
gestion par l’Etat du militaire.
Les moins inter ventionnistes
des administrations s’investissent
désormais pleinement dans le gouvernement d’un appareil qui devient industrialo-militaire (comme
l’a laissé entrevoir la Révolution
française) ; et c’est cet investissement étatique qui fait à terme la
différence. La mobilisation croissante des moyens culminera un
siècle plus tard dans la guerre
totale, où l’Etat active et représente la force intégrale, politique,
militaire, industrielle, ou propagandiste.
guerre totale à venir. Au-delà
de l’Europe, leur supériorité technique permet aux nations industrielles une nouvelle extension
coloniale. En dépit d’échecs ou
de difficultés assez bien répartis
(pour les Britanniques en Afghanistan, les Russes au Caucase, les
Hollandais à Sumatra, les Français
en Algérie...), les Européens sont
globalement supérieurs sur le
champ de bataille, et les techniques européennes, copiées, ne
sont pas toujours utilisées avec
efficacité. En Afrique, le roi Tenimu
du Zinder développa bien, au
milieu du siècle, la production de
canons, de poudre, d’affûts ; mais il
ne les utilisa jamais, et ne fit tirer
le canon que dans les cérémonies
officielles...
L’emprise nouvelle des Européens
sur les champs de bataille est indissociable d’économies en expansion, du développement des systèmes financiers, d’une hausse des
dépenses militaires, de la création
de systèmes nouveaux de planification et d’organisation militaires.
Entre 1860 et la fin du siècle se déL’ÂGE DE LA GUERRE
finissent les moyens de la guerre
TOTALE
future : production de masse de la
e XIXe siècle généralise ces
guerre de Sécession, planification
tendances : amélioration de la
d’état-major redessinée en Prusse,
production et de l’acheminement
création de l’Ecole de guerre frandes subsistances, changements
çaise dans la foulée de la défaite de
dans les communications (voirie,
1870, etc. Le « gap » en faveur des
chemins de fer, vapeur pour les
Européens mêle donc l’élément
transports maritechnique, l’éconotimes), les transmis- Le XIXe siècle
mique, le politicosions (télégraphe),
culturel et le démoa installé l’Etat
accélération des
graphique. Mais leur
productions en sé- au cœur de la guerre :
supériorité n’emries. La révolution in- management
pêche pas ces Eurodustrielle produit ses
péens de camper sur
d’appareils de plus
effets tous azimuts,
des concepts tacaccroissant le diffé- en plus pesants,
tiques qui finiront
rentiel technique mobilisation des
dans la boucherie de
dont profitent Eurola Première guerre
ressources économiques
péens et Américains.
mondiale. Les BritanSi l’on ajoute la révo- et sociales
niques ont certes
lution dans la puisappris de la guerre
sance de feu (artillerie à répétition
non conventionnelle des Boers,
utilisable dans la manœuvre d’inmais les esprits européens restent
fanterie...), on a tous les éléments
généralement dominés par les
de la guerre industrielle, de la
concepts offensifs hérités de
L
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Napoléon et d’un Clausewitz mal
lu, par une confiance aveugle dans
l’accumulation des forces, souvenir
de la guerre de Sécession.
tout en mettant en scène une
différence technique décisive
entre les adversaires. Symbole,
la Première guerre mondiale voit
l’irruption de moyens neufs (la
Le XIXe siècle a installé l’Etat au
ligne de feu continu, le char,
cœur de la guerre. Acteur désorl’avion), et de profondes modificamais exclusif des conflits intertions sociales (travail des femmes)
nationaux, avec la
ou économiques
marginalisation de Toute guerre est gérée
(inflation), exigées
la piraterie et des selon les héritages
p a r l ’ hy p e r- m o systèmes de mercebilisation industrielnariat (les dernières mentaux et les
le. Ailleurs renaît le
unités mercenaires cultures spécifiques de
problème colonial.
payées par un Etat ses acteurs. Il est vain
La Première guerre
le seront par la
mondiale est l’apoG r a n d e - B re t a g n e de penser que le seul
gée de la représenpour la guerre de facteur technologique
tation des empires
Crimée), l’Etat se gouvernera les conflits
dans le système de
réorganise pour la
guerre européen
guerre : management de l’avenir
(60 000 Indiens sont
d’appareils de plus
tués, par exemple,
en plus pesants, mobilisation des
durant les opérations), ainsi que le
ressources économiques, sociales,
seuil où se détraque la machine
etc. Les Etats qui réussissent dans
de contrôle : le congrès de Bakou
ce domaine sont désormais ceux
annonce bientôt la révolte des
qui se « militarisent » – qui orgacolonisés. La Deuxième guerre
nisent le fonctionnement social
mondiale va systématiser les enautour des nécessités de l’appareil
seignements de la première. Les
militaire –, bien que l’effet sur les
percées techniques s’accélèrent
sociétés puisse aller dans les deux
durant le conflit lui-même (radars,
sens, positif ou négatif : tout près
charges creuses, nucléaire...), elles
de nous, l’exemple soviétique nous
se diffusent de manière accélérée,
le rappelle. Au total, le XIXe siècle
l’Etat renforce sa centralisation
aura efficacement combiné l’idée
productive. La totalisation guernationale qui assure une cohésion
rière s’épanouit, avec un parasociale, la capacité de gestion étadoxe. Dans les conflits qui op tique qui permet la manœuvre et
posent des acteurs de niveaux
la projection de moyens militaires
comparables (ou parvenant à ce
massifs, et le développement capiniveau par la diffusion accélérée
taliste qui fournit les moyens de
des techniques), c’est la base incette guerre nouvelle.
dustrielle des sociétés qui fait
sens, ou le génie dans l’utilisation
Le XXe siècle est l’héritier fidèle
des techniques : la stratégie, créade cette logique. Prélude, la guertion sur le champ d’affrontement,
re russo-japonaise annonce le
s’affirme donc comme facteur
décollage d’une puissance neuve,
discriminant, alors même que
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le progrès des moyens donnait
a priori l’illusion de capacités
semblables.
Cette récupération de l’homme
dans la manœuvre s’impose si l’on
tente de projeter ces analyses sur
le futur. L’inégale répartition des
ressources économiques ou des
techniques sera un élément important dans le monde conflictuel
à venir. Mais il faut aussi prendre en
compte, souligne Jeremy Black,
l’écho d’un passé qui fait que les
acteurs de toute guerre la gèrent
à travers des héritages mentaux,
des modes opératoires, bref des
cultures, spécifiques. Il est donc
vain de penser que le seul facteur
technologique gouvernera les
conflits de l’avenir, et permettra, en
particulier, aux plus développés de
se garder des « barbares », comme
semble nous le suggérer avec
constance, par exemple, une certaine idéologie américaine.
Le livre de Jeremy Black, par ses
éclairages sur l’infinie diversité des
affrontements humains, nous met
aussi en garde contre quelques
tentations contemporaines. Le
« scientisme guerrier », l’idolâtrie
technologique, la fixation eurocentriste (ou, pour être plus
actuel, « euro-atlantique ») sont
dangereux, en ce qu’ils nous
cachent les visages multiples des
combats de demain. Rappel salutaire en un temps où nous devons
nous préparer à gérer une diversité renouvelée, alliant la guerre
pré-moderne, la guerre interétatique qui survivra, et peut-être
la guerre « pure » qui verra
s’affronter les technologies nouvelles. l
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