Musique brésilienne, musiques et musiciens au Brésil Jorge P. Santiago* u niveau officiel cette année est celle du Brésil en France et par conséquent on parle beaucoup de ce pays, de sa vie sociale, de ses expressions culturelles, entre autres. Et quand on évoque le Brésil, favorisées par le grand développement que les technologies d’information et communication ont connu à la fin du XXe siècle, on y associe presque automatiquement certaines images, parfois nourries de clichés bien ancrés : carnaval, plages, esprit festif, football, musique et samba, notamment. Et si on laisse de côté le fait que nombre d’expressions de la culture brésilienne sont de ce fait souvent négligées ou méconnues, prenons parmi ces associations deux parmi les plus connues : la paire musique et samba. Voici deux expressions culturelles qui, rapportées au Brésil, sont très souvent attribuées aux spécificités du pays, voire confondues dans des formules un tant soit peu simplificatrices telles que “la musique du Brésil ? la samba”. Outre ce caractère simplificateur, signalons en outre que dans l’univers socioculturel brésilien le terme samba, avec ces multiples acceptions, est toujours désigné, non pas au féminin, mais au masculin. Comme le signale Ph. Lesage, “samba : avant d’être une danse, le samba est un genre musical. Le masculin s’impose donc”1. Et de fait aujourd’hui encore, dans sa pluralité de formes, “le” samba reste en effet l’une des expressions les plus connues, voire un des emblèmes les plus forts parmi les nombreuses formes musicales pratiquées et associées au Brésil. Pourtant, nombre d’autres formes musicales lui sont contemporaines et ont participé avec lui au processus d’hybridation des genres musicaux. Il en va de même de la formule qui soutient que “le samba a accompagné toute l’histoire du Brésil”, ce qui prête à discussion2. A n° 23 - avril 2005 LATITUDES En effet, le plus souvent rapporté aux quartiers déshérités et à forte population noire de Rio, le samba a été repris par ce que l’on appelle la bonne société, dans sa composante plutôt blanche et aisée, ce qui d’une certaine manière a favorisé son hybridation avec d’autres genres musicaux d’origine brésilienne ou non. Quoi qu’il en soit, le samba, dans l’ensemble de ses courants, jouit d’une signification particulière en tant que genre musical, surtout à partir des multiples formes de sociabilité qui se sont créées autour de lui. Dynamique d’ailleurs qui, comme résultat ou non de processus d’hybridation, a contribué à la légitimité que ce genre musical a connu en tant que pratique culturelle la plus connue du pays. Toutefois, il ne s’agit pas ici de revenir de façon approfondie sur les origines du samba ou d’un autre genre musical brésilien et encore moins de se poser la question de l’identité de « toutes » ou partie de la musique populaire brésilienne (MPB) rapportée aux multiples apports que celle-ci a connue, question d’ailleurs déjà largement revisitée. Il s’agit plutôt de proposer d’autres discussions sur les jeitos (manières) du Brésil pour parler de sa musique. Pour ce faire, partons du présupposé que l’on peut considérer que cette musique qui gagne au long des dernières décennies une expression toujours grandissante dans les systèmes de diffusion et dans les médias internationaux, est surtout le résultat de combinaisons des plus diverses sauces et épices qui intègrent une sorte de culinaire musical du pays, en particulier au XIX e siècle. Cependant, s’agissant de musique brésilienne et pour éviter l’amalgame fréquent entre musique et chanson populaire Dessin de Sonia Prieto 31 quand on évoque le Brésil, on cherche à privilégier plutôt ici l’exécution de différents genres. Pour cette raison on ne privilégiera pas nécessairement la musique en tant que telle, mais plutôt la pratique musicale. Ceci, au sens de l’exécution instrumentale produisant l’éventail qui intègre le vaste répertoire brésilien. L’alchimie musicale opérée entre le XIXe et le XXe siècles En ce qui concerne le XIX e siècle, sur le plan musical, il a la particularité d’être une époque où l’on se nourrissait et où l’on digérait beaucoup ce qui venait d’ailleurs. C’està-dire que l’on puisait, en termes d’assimilation, peut-être effectivement impulsé par ce qu’on a nommé “l’anthropophagie brésilienne”, aussi bien des plaintes et saudades des Portugais et de la musique baroque des jésuites que des sambas et batuques venus des côtes d’Afrique, de même que des habaneras du monde hispanophone et des valses, marches et polkas européennes. Et, bien sûr, à ceux-ci vont s’ajouter les mélodies des nouveaux arrivants italiens, allemands, espagnols ainsi que des nouvelles vagues de Portugais. Le XIX e siècle correspond donc à une période durant laquelle, assimilant des potions locales et étrangères, le Brésil, alors de plus en plus urbain, va exprimer ses versions particulières de musique citadine dans le même temps que se créé une identité musicale, plutôt urbaine, qui fera la traversée du XXe siècle et est en passe de s’assurer une place dans le siècle suivant. En effet, entre les années 1880 et les premières décennies du XXe siècle, plusieurs changements vont s’opérer dans le paysage musical brésilien. Dans cette phase où l’on remarque une 32 présence d’instruments et de genres musicaux qui vont donner un accent et une alchimie particulière, des flûtes, cavaquinhos et violões joués par des musiciens blancs, mulâtres ou noirs, seront à la base d’interprétations de valses, lundus, “xótis” (dégénératif de scottish ?) et polkas, rendant même difficile de préciser le nombre de compositions et d’exécutants. De même, la clarinette, la trompette et le bandolim s’associent à cette configuration et sont de plus en plus présents sur la scène musicale du pays. Dans les bars, au fond des cours des maisons familiales (quintal das casas), sur les places publiques se Dessin de Sonia Prieto réunissent des employés de commerce, des artisans, de petits fonctionnaires qui, pour leur plaisir ou dans une sorte de concerts improvisés, jouent d’oreille (tocar de ouvido, selon l’expression brésilienne) une musique qui, avant de devenir un genre musical ordinaire parmi les groupes populaires, a été initialement un moyen utilisé par les musiciens populaires pour exécuter, à leur manière, la musique importée dans les bals de la haute société de Rio. Bien évidem- ment, au long des années, des pratiques similaires surgissent dans d’autres villes du pays qui favorisent la diffusion des genres musicaux régionaux, établissant ainsi des liaisons entre la vie rurale et urbaine, entre le Brésil et l’ailleurs. A la même époque, avec une gamme d’instruments qui peu à peu se définit, un genre musical commence lui aussi à acquérir ses contours propres, à trouver un équilibre : le Choro (se traduit littéralement par pleur)3. Ce genre musical, devient ainsi et avant tout une forme instrumentale où l’improvisation était une des conditions élémentaires d’un bon chorão, nom qui a servi à désigner le musicien du choro. Il donne à la galerie des célèbres musiciens brésiliens des instrumentistes remarquables tels que le musicien Antônio Calado, (qui d’ailleurs allait réunir autour de lui de grands instrumentistes), et des musiciens, auteurs et compositeurs comme Ernesto Nazareth, Patápio Silva, Chiquinha Gonzaga, Quincas Laranjeiras, Mario Cavaquinho, Irineu Batista e Irineu Almeida. Parmi les chorões, Alfredo da Rocha Viana Junior, dit Pixinguinha, est un nom incontournable à plusieurs niveaux. Tout d’abord parce qu’il est peut-être le plus connu et le plus évoqué par la presse, par les musiciens, par les études spécialisées tant comme un musicien, arrangeur, maestro et compositeur exceptionnel que comme un excellent contrapuntiste et même comme le mélodiste le plus délicat de toute l’histoire de la musique brésilienne. En outre plusieurs études l’associent au processus de reconnaissance et de légitimation de certains genres musicaux populaires, tel que le choro et le maxixe. Ce dernier, différemment du choro qui est une musique instrumentale, est une pratique musicale et chorégraphique née dans les milieux liés au LATITUDES n° 23 - avril 2005 samba et au carnaval de Rio de Janeiro, également vers 1880. Le maxixe connaît dès son apparition un succès populaire d’envergure mais souffre de l’interdiction formelle émise par les politiques sous fortes influences des milieux ecclésiastiques et moralistes de Rio. Ce qui, rapporté à d’autres genres musicaux populaires, fait que le maxixe nous oblige à ne pas perdre de vue les frontières sociales et identitaires qui parcourent alors l’univers musical carioca. E à ce titre joue aussi un rôle particulier. En 1922, sous l’influence du danseur Duque, le millionnaire brésilien Arnaldo Guinle se fait mécène et offre un voyage à Pixinguinha et son groupe, les Oito Batutas, à Paris où ils allaient se produire au cabaret Shérazade, boulevard Poissonnière et ensuite dans d’autres lieux du Paris si vivant à l’époque, où ils connaissent un succès retentissant qui dépasse d’ailleurs le cadre des noctambules. De retour au Brésil, le groupe se transforme en Os Batutas, un orchestre à géométrie variable qui comprendra jusqu’à douze musiciens. De cette façon ce n’est qu’à partir du retour du groupe de ce voyage que le maxixe entre dans les salons bourgeois et devient une véritable mode parmi les élites brésiliennes. Devenu la matchicthe à Paris, le maxixe n’est plus une “danse barbare” ni “licencieuse”, mais une danse brésilienne dont l’élégance est admirée à Paris et dans le reste du monde. En effet, du maxixe à la matchitche la redéfinition des frontières de l’ordre va de pair avec la conquête de nouveaux espaces de sociabilités musicales du Rio de Janeiro de la Belle Époque. D’une certaine manière on est en train d’évoquer des moments où la musique populaire fait son incursion dans le monde des élites et par conséquent assure sa diffusion dans les nouveaux moyens de communication et de diffusion (industrie n° 23 - avril 2005 LATITUDES phonographique et plus tard la radio). On est ainsi confronté à un nouveau changement du paysage musical, avec l’introduction d’instruments jusqu’alors peu connus ou inconnus dans le monde des élites (cavaquinho, cuíca, surdo, tamborim, agogô...), mais aussi avec l’inscription d’un vocabulaire populaire dans ce paysage par le bais des titres des compositions et des chansons qu’en dérivent. Il s’agit d’un moment où, dans un premier mouvement, le Brésil intègre la scène musicale internationale avant même le moment où le samba et sa dérivation vue comme “savante” et plus tard nommée bossa nova lui Dessin de Sonia Prieto assure une place dans l’industrie phonographique. Le rôle des exécutants, des instrumentistes et leur formation Cependant, rappelons également que la musique ne peut pas se passer d’exécutants, d’instrumentistes. Or, si l’on parle de la musique produite, de même qu’on parle de « talents », des virtuoses, on évoque peu la façon dont ils ont appris à jouer de leurs instruments et dont ils on pu intégrer les orchestres de bal, de concert et même accompagner les enregistrements musicaux. Autrement dit, si on connaît la trajectoire de certains genres et musiciens, par contre il y a une certaine pauvreté d’informations sur le “comment” on a “produit”, comment l’on a formé les musiciens. Ces mêmes musiciens qui, par ailleurs, sont les piliers des animations musicales locales (sociabilités familiales, soirées dansantes, événements civiques et commémorations publiques...) par leur exécution instrumentale. De même, ce sont eux qui seront aussi les agents susceptibles d’établir un dialogue, voire d’opérer les hybridations musicales mentionnés plus haut. Parce que si au départ cela se produit pour le choro et le maxixe, par la suite d’autres musiciens, d’autres instruments seront sollicités pour renouveler “la sauce” locale avec d’autres genres musicaux qui de façon successive vont dialoguer avec la pratique musicale telle qu’elle se produit au Brésil et dans les pays où sa musique est reçue. En outre, quand il est question de la pratique musicale au Brésil, on parle essentiellement de la “montée” de certains genres ou de certains musiciens. Cependant, les origines (musicales) des musiciens et instrumentistes restent le plus souvent inconnues. Surtout s’agissant des musiciens issus des couches populaires qui pourtant sont en grand nombre dans ce tableau musical. Il serait pourtant important de savoir comment ils ont fait pour s’initier à l’exécution, en particulier, des instruments à vent, qui sont très peu évoqués quand il s’agit de musique brésilienne ? Est-ce que pour la plupart des familles d’extraction sociale humble, dont sont sortis nombre de musiciens, l’acquisition de saxophones, trombones et trompettes est ordinaire ? Assure-t-on à la maison un apprentissage de père en fils pour ce type d’instrument ? 33 Dessin de Sonia Prieto Dans quel genre de laboratoire se prépare donc l’alchimie musicale dont les icônes finissent pourtant, y compris dans d’autres cultures, par être bien acceptés ? En définitive, quand on parle, célèbre et écoute cette musique pratiquée et produite au Brésil, on néglige très souvent le fait que l’exécution musicale est le résultat d’un processus d’acquisition, d’apprentissage et donc de pratique, dans des structures associatives ayant cette vocation ainsi que celle d’assurer les emprunts d’instruments, l’unité de composition des groupes musicaux, la fixation de l’écriture musicale, l’organisation de concerts publics, la circulation de partitions musicales. Au fur et à mesure que la pratique musicale s’est développée avec l’élargissement des genres et instruments pratiqués par des musiciens de milieux populaires, c’est surtout à travers la pratique associative que cette musique va se produire. Des associations musicales pour la pratique d’instruments qui, une fois suffisamment organisées, reçoivent de multiples dénominations : Agremiação, Grêmio Musical, Filarmônica, Clube Musical, Lira ou Banda de Música, Sociedade Musical, Corporação Musical. Les distinctions vont alors s’exprimer 34 par de nombreuses différences au niveau de l’organisation, de la formation et de la structure interne, certaines étant plus formelles d’autres jouissant d’une grande informalité4. Ces différentes associations musicales commencent, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, à acquérir un niveau musical satisfaisant, tant dans la précision de l’exécution des musiciens que dans la création du répertoire et seront d’importants indicateurs des relations sociales alors en cours. De fait, il s’agit d’une époque où les autorités stimulent les réunions de musiciens dans des espaces clos et sous l’égide de formes associatives reconnues, alors que dans le même temps elles restreignent les activités particulières des petits groupes de musiciens dans les rues, les bars et les cabarets populaires. Ces formes associatives de pratique de la musique, en tant qu’”écoles libres de musique”, ou plutôt écoles sans projet systématisé, sont particulièrement liées à l’histoire de la musique populaire brésilienne. Tous les genres musicaux ont fait partie de leurs répertoires dans leurs représentations publiques et privées. De telles pratiques se transformeront ensuite en un type de sociabilité ordinaire, l’activité musicale devenant pratique de sociabilité, de bohème mais aussi partie intégrante des fêtes civiles et religieuses et seront bien enracinées dans le décor de plusieurs villes brésiliennes. Il est important de noter que dans ces espaces de pratique musicale, où le plus souvent il n’existe pas de nette opposition entre une “musique populaire” et une musique nommée “artistique”, ont surgit des métissages musicaux parfois inattendues. Or, encore aujourd’hui, même si le pays dispose de nombreux moyens et programmes systématisés d’apprentissage, de formation et de pratique musicale, c’est dans ce type d’organisation qu’un grand nombre apprend ses premières notes. Les musiciens ainsi insérés dans un univers où coexistent musique artistique et musique dite populaire c’est ce qui fait, de mon point vue, une des spécificités de la musique pratiquée au Brésil. Une telle spécificité est probablement due au fait qu’au Brésil l’histoire de la musique est aussi directement liée à celle d’une communauté de traits culturels pluriels qui s’est affirmée peu à peu à travers le pays, y compris en ce qui concerne les moyens matériels et techniques. Des aspects qui ont vraiment joué plus qu’aucun autre facteur pour que se répande et se fixe un certain nombre de formes musicales que le génie exemplaire et l’action de certains artistes qui s’y sont illustrés n’eût peut-être pas suffi à imposer, dans sa diversité, au-delà des frontières brésiliennes * Maître de Conférences (HDR) à l’Université Blaise Pascal. 1 LESAGE, Philippe : “Les musiques du Brésil” in Livret du double CD Brésil. Samba - Choro - Frevo, Frémeaux & Associés SA, 1998. 2 Voir SANDRONI, Carlos : “Changements de modèle rythmique dans le samba de Rio, 1917-1933”, in Musiques d’Amérique Latine, Actes du Colloque des 19 et 20 octobre 1996 à Cordes (Tarn), C.O.R.D.A.E/ La Talvera, 1998, pp. 93-106. 3 Cf. MARFONDES, M. A. (org.) : Enciclopédia da música brasileira erudita, folclórica e popular, São Paulo, Art Editora, 1977, vol. 1, p. 192. 4 Cf. SANTIAGO, Jorge P., La musique et la ville. Sociabilité et identités urbaines à Campos, Brésil, Paris, L’Harmattan, Coll. Musiques et champ social, 1998. LATITUDES n° 23 - avril 2005