"L`Europe par l`atomeº?" dans Le Soir (23 février 1956)

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"L’Europe par l’atomeº?" dans Le Soir (23 février 1956)
Légende: Le 23 février 1956, l'économiste belge Louis Ameye met en garde les lecteurs du quotidien
bruxellois Le Soir contre le projet d'organisation atomique européenne sous la forme supranationale et,
pointant la situation particulière de la Belgique compte tenu de l'uranium congolais, met en avant la nécessité
de réaliser un marché commun généralisé en Europe.
Source: Le Soir. 23.02.1956. Bruxelles: Rossel. "L’Europe par l’atome ?", auteur:Ameye, Louis , p. 1-2.
Copyright: (c) Rossel & Cie SA - LE SOIR, Bruxelles, 2004
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Date de dernière mise à jour: 05/11/2015
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L’Europe par l’atome ?
par Louis Ameye
Les conquêtes de l’atome sont, dès à présent, innombrables. La plus récente est la relance européenne.
Lors de la réunion, à Bruxelles, des ministres de la petite Europe, le projet d’Euratom a entièrement éclipsé
celui du Marché commun.
Qu’est-ce que l’Euratom ? C’est un moyen proposé pour unir les efforts de six pays européens dans le
domaine des réalisations atomiques.
Est-ce que l’Euratom sera un élément déterminant dans la constitution de la future Europe ? Certains
l’espèrent. Mais on peut en douter ; car malgré le grand avenir qui leur est réservé, les réalisations atomiques
demeureront un secteur limité des économies nationales. A plus longue échéance, la formation d’un marché
commun est infiniment plus importante que la constitution d’un organisme atomique européen.
Qu’est-ce que l’Euratom ? Essentiellement, c’est un plan. Il est comparable au plan Schuman dont est née la
Communauté européenne pour le charbon et l’acier. Il propose l’institution entre les pays de la petite Europe
(France, Allemagne, Italie et Benelux) d’un organisme intergouvernemental doté de pouvoirs propres et dont
le rôle consisterait à centraliser et à coordonner toutes les réalisations des six pays en matière atomique.
Ce plan repose sur deux idées fondamentales : tout d’abord, qu’une collaboration européenne est nécessaire
si on veut arriver à des résultats valables ; ensuite, qu’il est indispensable de laisser aux pouvoirs publics la
haute main dans toutes les réalisations atomiques.
On admettra sans difficulté la nécessité d’unir les efforts pour assurer des réalisations qui exigent à la fois
des investissements extrêmement considérables et des concours particulièrement nombreux. Nous pourrions
faire l’Europe sans nous occuper de l’atome ; mais il serait tout à fait impossible d’arriver en Europe à des
réalisations atomiques importantes sans la collaboration de plusieurs pays. Le tout est de savoir sur quelle
base cette collaboration peut être réalisée.
Or, on ne voit pas très bien ce que la communauté européenne pourrait gagner à faire de l’atome une affaire
d’État ou d’États. On voit, par contre, ce qu’elle pourrait y perdre.
Aux États-Unis où, depuis la guerre et jusqu’il y a peu de temps, le terrain atomique était considéré comme
la chasse gardée des militaires, les meilleurs esprits s’accordent à penser que la stricte censure opérée par les
pouvoirs publics a retardé d’au moins cinq ans la mise en marche des centrales atomiques destinées à la
production pacifique.
En un temps où s’accélère le rythme des découvertes et des productions atomiques, il paraît peu indiqué
d’adhérer en Europe à des formules institutionnelles dont les principaux pays — à l’exception de
l’URSS — semblent se détacher.
Un large appel à l’initiative privée et le maintien de sa liberté d’action dans les limites que prescrivent
l’intérêt public et la sécurité nationale, pourraient faire réaliser des progrès beaucoup plus rapides et
importants qu’une formule étroitement étatique, même sur le plan international.
Mais ici nous nous heurtons à un problème qui relève beaucoup plus de la politique que de l’atome. Les
promoteurs de l’Europe des Six ont, dès le début, marqué leur préférence pour une union européenne dotée
d’institutions à caractère supranational. Voilà le mot lâché. Et voilà aussi la clef de toute la querelle
européenne d’aujourd’hui.
Le plan Schuman fut le premier jalon de la formule supranationale. La CED, avec son incidence militaire et
surtout son prolongement politique, devait être la seconde et la plus importante phase de cette évolution
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institutionnelle, mais son échec à tout remis en question.
On aurait pu, au lendemain de cet événement, se tourner délibérément vers d’autres formules et abandonner
la supranationalité au bénéfice d’un fédéralisme souple et progressif. On ne le fit point.
La « relance » inaugurée à Messine, porte, avec moins d’ostentation il est vrai, les mêmes marques que le
plan Schuman et que la CED. Elle a trouvé dans l’Euratom, son expression la plus forte et la plus
spectaculaire.
Je sais bien qu’on évite d’employer le terme « supranational » qui n’a aujourd’hui pour seul effet que
d’accentuer les oppositions. Mais ne pas prononcer le mot ne supprime pas la chose. On pense que les
projets atomiques en Europe fourniraient une occasion exceptionnelle de faire triompher, malgré les échecs
précédents et malgré les réticences actuelles, la formule d’un pouvoir supranational. Ce qu’on n’avait pas pu
réaliser au départ du charbon ni de l’armée européenne, on espère pouvoir le réaliser au départ de l’atome.
Mais d’autres plans ont été dressés, dont on regrette qu’ils ne soient pas aussi bien connus et qu’ils ne
bénéficient pas d’une aussi large publicité que l’Euratom. L’Organisation européenne de coopération
économique, dont une des grandes supériorités est de grouper seize pays et non pas six, a élaboré un projet
qui paraît excellent et qui, partiellement au moins, est l’œuvre d’un de nos compatriotes. Ce plan est
beaucoup plus souple et pour aller moins vite, il nous permettrait sans doute d’avancer plus sûrement, en
tenant mieux compte des situations différentes des pays européens.
D’autre formes d’associations européennes pourraient encore être envisagées dont il n’est pas possible de
parler ici. Mais il importe d’indiquer clairement que l’Euratom, tel qu’on nous le propose et tel qu’il est
projeté dans le cadre de la relance européenne, est loin d’être la seule formule possible. L’Europe peut fort
bien joindre ses efforts dans le domaine atomique sans adopter l’Euratom.
Pour la Belgique, le problème est infiniment complexe. Nos accords avec les États-Unis et notre
prédominance mondiale, grâce au Congo, dans les livraisons de minerais uranifères, nous mettent dans une
situation tout à fait exceptionnelle. Nous avons en mains des éléments particulièrement favorables, mais
pour en tirer tout le parti possible, nous devons, dans une large mesure, compter sur la coopération
internationale. Malgré les atouts que nous possédons, nous ne pourrions faire cavalier seul. Une
collaboration internationale — et spécialement européenne — nous est indispensable. Nous ne pouvons
compter, en Belgique, ni sur suffisamment de physiciens, ni sur assez de techniciens spécialisés et, surtout, il
nous manque les vaste débouchés qui seuls pourraient justifier la création d’industrie nucléaires importantes.
Notre gouvernement a donc raison de pousser à un régime de collaboration atomique en Europe. Il peut
avoir, dans cette tâche, l’appui le plus complet de l’opinion publique belge, pour autant qu’il ne s’accroche
pas à certaines positions doctrinales qui divisent jusqu’aux partisans les plus résolus de l’union européenne.
Qu’il recoure plutôt à un pragmatisme éclairé qui, dans une matière aussi mouvante, est le seul moyen de
faire vraiment de la grande politique.
L’Europe se fera peut-être avec l’atome, mais l’atome ne fera pas l’Europe. La lente formation d’un marché
commun par la disparition progressive de tous les obstacles au libre mouvement des hommes, des
marchandises et des capitaux, demeure le seul moyen de créer une entité suffisamment large et puissante
pour qu’elle soit capable, dans le domaine atomique comme dans les autres, d’apporter une contribution
importante au progrès international. Aux yeux de l’opinion publique, cet effort continu et lent n’est pas
nimbé par l’auréole qui entoure tout ce qui touche à l’atome. Mais c’est de ce travail obscur et souvent ingrat
que surgira en fin de compte, une association de fait d’autant plus solide qu’elle aura été éprouvée par le
temps.
La collaboration atomique peut être fort utile dans cette formation ; elle ne sera pas la baguette magique qui
ferait surgir l’Europe des décisions souveraines d’une nouvelle technocratie.
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