Juif berbère d`Algérie

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Jacques SIMON
Juif berbère d’Algérie
Itinéraire (1933-1963)
JUIF BERBÈRE D’ALGÉRIE
Itinéraire (1933-1963)
© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-336-00427-3
EAN : 9782336004273
Jacques SIMON
JUIF BERBÈRE D’ALGÉRIE
Itinéraire (1933-1963)
L’HARMATTAN
CREAC-HISTOIRE
Centre de Recherches et d'Études sur l'Algérie Contemporaine
Le CREAC entend :- Promouvoir la publication d'ouvrages anciens, tombés dans le
domaine public dont la richesse historique semble utile pour l'écriture de l'histoire. Présenter et éditer des textes et documents produits par des chercheurs, universitaires
et syndicalistes français et maghrébins.
Déjà parus:
La Fédération de France de l'USTA (Union Syndicale des Travailleurs Algériens.
Regroupés en 4 volumes par Jacques SIMON, en 2002).
Avec le concours du Fasild-Acsé
- L’immigration algérienne en France de 1962 à nos jours (œuvre collective sous la
direction de Jacques Simon)
- Les couples mixtes chez les enfants de 1 'immigration algérienne. Bruno Lafort.
- La Gauche en France et la colonisation de la Tunisie. (1881-1914).
Mahmoud Faroua,.
- L'Etoile Nord-Africaine (1926-l937), Jacques Simon,.
- Le MTLD (Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (1947-1954)
(Algérie), Jacques Simon
- La réglementation de, l’immigration algérienne en France. Sylvestre Tchibindat.
- Un Combat laïque en milieu colonial. Discours et œuvre de la fédération de Tunisie de la
ligue française de l’enseignement (1891-1955). Chokri Ben Fradj
- Novembre 1954, la révolution commence en Algérie. J. Simon
- Les socialistes français et la question marocaine (1903-1912) Abdelkrim Mejri
- Les Algériens dans le Nord pendant la guerre d’indépendance. Jean René Genty.
- Le logement des Algériens en France. Sylvestre Tchibindat.
- Les communautés juives de l’Est algérien de 1865 à 1906. Robert Attal. -Le
PPA (Le Parti du Peuple Algérien) J.Simon
-Crédit et discrédit de la banque d’Algérie (seconde moitié du XIXè siècle) M.L.Gharbi
-Militant à 15 ans au Parti du peuple algérien. H. Baghriche
-Le massacre de Melouza. Algérie juin 1957. Jacques Simon
- Constantine. Le cœur suspendu. Robert Attal
- Paroles des communautés juives de l’Est algérien de 1865 à 1906. Robert Attal.
- Le PPA (Le Parti du Peuple Algérien) J. Simon
- Crédit et discrédit de la banque d Algérie (seconde moitié du XIXe siècle) M. L. Gharbi
-Militant à 15 ans au Parti du peuple algérien. H. Baghriche
- Le massacre de Melouza. Algérie juin 1957. Jacques Simon
- Constantine. Le cœur suspendu. Robert Attal
- Paroles d'immigrants : Les Maghrébins au Québec. Dounia Benchaâlal
- « Libre Algérie ». Textes choisis et présentés par Jacques Simon.
- Algérie. Le passé, l'Algérie française, la révolution (1954-1958). Jacques Simon.
- Messali avant Messali. Jacques Simon.
- Comité de liaison des Trotskystes algériens. Jacques Simon.
- Le MNA. Mouvement national algérien. (1954-1956). Nedjib Sidi Moussa J. Simon
- Algérie. L'abandon sans la défaite (1958-1962). Jacques Simon
- Constantine. Ombres du passé. Robert Attal
- Biographes de Messali Hadj. (C. A. Julien, D. Guérin, M. Kaddache, C. R.Ageron, R.
Gallisot... M. Harbi, B. Stora). Jacques Simon
2010
Algérie. Naufrage de la fonction publique et défi syndical. (Entretiens) L. Graine
2011
L'Algérie au passé lointain. De Carthage à la Régence d'Alger. Jacques Simon
2012
L’Assemblée constituante dans le mouvement nationaliste algérien. Jacques Simon
AVANT PROPOS
L’époque abonde en Mémoires. Celles qui font la société du
spectacle : acteurs de cinéma, chanteurs, présentateurs de télévision,
footballeurs et sportifs en tout genre, ont la vie courte. Celles des
hommes illustres font l’objet d’innombrables ouvrages, où le
lecteur n’ignore rien de leur ville ou région d’origine, de leurs
parcours, de leurs vies privée et familiale comme celle de leur
entourage. La biographie des rois de France est connue dans ses
moindres détails et, à l’occasion des journées du patrimoine ou de
commémorations, on organise des expositions et des colloques,
avec une multitude de livres et de revues spécialisées.
La vie des acteurs de la Révolution française, et d’une manière
plus large, celle de la France contemporaine, occupe plusieurs
rayons dans les bibliothèques et les librairies, avec des dictionnaires
rédigés par des professeurs d’université, des chronologies
commentées, des cartes et tableaux et un état régulièrement
actualisé de la question. Il en est ainsi de Louis XIV, Napoléon
Bonaparte et Charles de Gaulle.
Pourquoi un tel intérêt pour un passé lointain, déconnecté du
monde actuel en évolution permanente, marqué par la surabondance
des informations déversées par la presse, les télévisions, les radios
et Internet ?
La première raison est que, dans ce vieux pays qu’est la France,
la connaissance précise de l’histoire locale, régionale et nationale,
permet aux citoyens de s’enraciner plus fortement dans un terroir et
dans une généalogie, à un moment où la mondialisation accélérée
fait disparaître tous les repères traditionnels.
Une autre raison, plus importante semble-t-il, est de chercher à
éclairer le présent par le passé et réciproquement, par une utilisation
de la méthode régressive dont parle Marc Bloch dans Le métier
d’historien. C’est ainsi que l’étude de l’histoire de la Révolution
française a conduit Benjamin Constant, Alexis Tocqueville, John
Stuart Mill et les libéraux anglais à critiquer la théorie de Rousseau
pour qui la souveraine est censée n’émaner que du peuple.
Avec des approches, des raisonnements et des formulations
différents, ils ont montré que par une série d’étapes successives, la
souveraineté a glissé de la majorité vers sa fraction la plus radicale
pendant la Terreur. Le cycle s’est poursuivi avec la réaction
thermidorienne, le Consulat et l’Empire. La souveraineté du peuple
peut ainsi conduire, lorsqu’elle n’est pas régulée par un cadre
constitutionnel et législatif républicain, à une période de désordres.
Surgit alors un homme providentiel, souvent un général qui, se
plaçant au-dessus de la mêlée, se pose en arbitre de la situation en se
dotant d’immenses pouvoirs.
L’exemple classique est celui de Bonaparte qui, revenu
d’Égypte, a imposé sa loi à une Assemblée impuissante. Il a inspiré
plusieurs candidats à la prise du pouvoir et parmi eux le général de
Gaulle qui en mai 1958, a réalisé un « pronunciamiento à la
française ». Comme son illustre modèle, de Gaulle s’est fait
attribuer par une Assemblée apeurée des pouvoirs institutionnels
pour régler à sa guise la marche du pays. Avec les mêmes résultats.
Avec ses guerres, Napoléon a épuisé le pays, retardé la
révolution industrielle et ramené la France dans ses frontières de
1815. Quant à de Gaulle, la monarchie républicaine qu’il a fondée
reste toujours « un coup d’État permanent » et le bilan de sa grande
œuvre, la décolonisation de l’Empire français est un désastre, qu’il
s’agisse de l’Algérie ou de l’Afrique française, balkanisée en
plusieurs États artificiels, dirigée par des dictateurs.
Ma vie s’est déroulée pendant la période la plus tumultueuse du
vingtième siècle. Elle commence l’année même où Hitler devient
chancelier et que le nazisme après le fascisme italien ne submerge
l’Europe. Pendant la décade suivante, ma jeunesse a été marquée
par la politique antijuive de Vichy, le débarquement des Alliés en
novembre 1942, l’entrée de l’Afrique du Nord dans la guerre, la fin
tragique de la guerre avec la bombe atomique sur Hiroshima et
Nagasaki, la répression de Sétif et Guelma et la révélation sur la
l’Holocauste.
Elle s’est poursuivie avec le refus arabe d’Israël, la guerre froide
et la décolonisation, la guerre d’Algérie. La fin du stalinisme et le
démembrement de l’URSS n’ont pas entraîné comme l’affirmait
Fukuyama « la fin de l’histoire », mais la putréfaction du monde
capitaliste, dont l’une de ses manifestations est « le choc des
civilisations » bien analysé par Samuel P. Huntington.
Ayant subi ou vécu ces évènements, j’ai estimé que l’intérêt
d’écrire ma biographie n’était pas de relater le film de ma vie en
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cherchant à me sculpter une statue, forcément magnifique, mais
d’essayer de montrer, comment j’ai réagi dans les situations où je
me suis trouvé placé, pour construire ma vie par des actes, des
écrits, des discussions et les lectures.
Je parlerai d’abord de mon enfance et de ma scolarité mal vécue
comme interne au collège de Mascara, suivie de deux années
studieuses, riches et heureuses passées à Alger où j’ai trouvé ma
voie. C’est ensuite à Paris, où je menais des études de lettres et de
droit que, déjà acquis au marxisme et séduit par le trotskisme, j’ai
découvert le mouvement messaliste et suivi de près la crise du
MTLD.
Après le Congrès extraordinaire d’Hornu de juillet 1954, qui
avait décidé de la lutte armée, j’ai décidé de retourner au pays et de
participer à ce que je considérais comme une révolution sociale.
L’engagement dans la guerre d’Algérie occupera une large place
dans mon récit qui s’achève en 1963, quand après un séjour passé
en Algérie, j’ai pris acte de la défaite de la révolution algérienne et
annoncé dans un long article de La Vérité, l’imminence de la prise
du pouvoir par Boumediene.
Ayant fait mienne la formule de Spinoza : « ne pas rire, ne pas
pleurer, mais comprendre », j’ai toujours été attentif à la marche du
monde. J’ai pour règle de réfléchir longuement avant tout
engagement et de tirer par la suite un bilan écrit de mon action. Je
l’ai fait à plusieurs reprises : pendant la guerre d’Algérie, après une
mise à l’écart de l’Organisation communiste internationaliste (OCI)
en 1970 et après mon retrait du Comité de liaison des trotskystes
algériens (CLTA) que j’avais construit et dirigé de 1972 à 1980.
Retiré de la vie politique en 1984, j’ai repris mes études à la
Faculté de droit et à la Sorbonne pour devenir un historien et tenter
de comprendre les années de braise que j’ai traversées. Après une
licence d’histoire, une maîtrise de Sciences politiques, un DEA
d’histoire et une thèse de doctorat sur Messali Hadj, j’ai fondé avec
l’aide de la Fédération de l’Éducation Nationale (FEN), un Centre
de recherche sur l’Algérie (CREAC). J’ai possédé les moyens pour
publier une revue trimestrielle « CIRTA » et diriger avec une équipe
pluridisciplinaire pour la FEN/IRES, l’ouvrage : L’Immigration
algérienne en France. Histoire d’un Centenaire (1890-1990).
Directeur de collections aux éditions l’Harmattan, j’ai publié
sans entrave dans deux collections, la majorité de mes 26 livres
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écrits sur l’Algérie et son immigration. Parvenu à l’automne de ma
vie, apaisé et n’ayant plus rien à prouver, j’ai estimé que le temps
était venu d’écrire mon histoire.
Dans ce livre qui retrace un itinéraire, j’irai à l’essentiel, à savoir
expliquer pourquoi et comment un jeune Français d’Algérie qui se
définira par la suite comme un juif berbère est devenu trotskiste à
vingt et un ans avant de s’engager, dès l’été 1954, dans le camp des
messalistes pour construire une Algérie fondée sur la démocratie
sociale et politique. Je veux aussi avec ce livre rendre hommage à
mes camarades de l’Union syndicale des travailleurs algériens
(USTA), et en particulier à Ahmed Bekhat et Abdallah Filali
massacrés par les tueurs du FLN sur le sol français avec la
complicité du réseau Jeanson et sans réaction des syndicats, des
partis ouvriers et de la gauche, des démocrates et de la grande
presse.
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PREMIÈRE PARTIE
LA JEUNESSE
Chapitre I
L’ENFANCE
On dit que l’enfance, période d’innocence et d’insouciance, de
jeux, de rires et de l’attention affectueuse des parents, est le temps
le plus heureux de l’existence. Mon enfance à moi n’a pas été une
clairière ensoleillée ni un long fleuve tranquille.
Je suis né le 1er avril 1933 à Palat (Melakou), petite commune
des Hauts Plateaux. Être né un premier avril et s’appeler Adolphe,
l’année où Hitler devient chancelier du Reich n’était pas ordinaire.
Dans ce village, j’ai passé mon enfance et toutes mes vacances
jusqu’à la majorité. Pour évoquer mes souvenirs et pour éclairer le
lecteur sur mon histoire, je commencerai par mon village et ma
famille.
C’est pendant la seconde phase de la guerre entre l’émir
Abdelkader et le général Bugeaud que les Français occupent les
principales villes de l’émir, de simples bourgades de 6 à 10 000
habitants : Mascara, Boghar, Saïda, Tagdempt et Tiaret.
Dans la mise en place de l’Algérie coloniale en Oranie, l’armée
joue le rôle principal dans le tracé des routes, la construction des
ponts, des barrages, des premiers villages, l’installation des colons
et l’administration du pays. En s’inspirant de l’action de Bonaparte
en Égypte, la monarchie de Juillet créa en 1837 une Commission
chargée d’une étude approfondie du pays et c’est ainsi que
beaucoup d’officiers qui apprirent l’arabe et le berbère se livrèrent à
d’importants travaux de cartographie, sociologie, géographie,
histoire, archéologie romaine, recherche agronomique et médicale.
À Colomb Béchard pendant mon service militaire, j’ai eu
l’occasion de consulter une bibliographie établie en 1840 par M.C.
Brosselard, ancien préfet d’Oran qui comprenait la nomenclature de
près de 700 livres, brochures, articles de revue et journaux sur
l’Ouest et le Sud algérien. Le guide Piesse de 1891 fournissait un
tableau d’une très grande richesse sur l’Algérie soixante ans après
la conquête.
L’essor de la région commence après 1851 quand l’assimilation
commerciale et politique entre la métropole et l’Algérie favorise le
développement du réseau routier et ferroviaire, la formation de
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villes moyennes avec des banques et des services publics : postes,
écoles, mairies, gendarmeries, etc. Dans ces villes et les villages
nouveaux, des centaines d’Espagnols : terrassiers, maraîchers,
jardiniers, maçons, artisans et contre-maîtres établissent avec les
boutiquiers, les négociants, les maquignons et les colporteurs
kabyles, la liaison avec les populations tribales environnantes.
À Palat, Tiaret ou Frenda, ma famille a conservé le souvenir
d’une cohabitation généralement pacifique entre les communautés
juives et musulmanes.
C’est après la chute du Second Empire qui met fin au « royaume
arabe » de Napoléon III, l’écrasement de l’insurrection kabyle de
1871 et l’installation de la IIIe République qu’une impulsion
décisive est donnée à la colonisation de l’Oranie. La loi de 1873 a
facilité la spéculation sur les terres privées des tribus et le nouveau
régime administratif voté par décret le 26 août 1881, dit « système
de rattachements » a créé le cadre légal autorisant l’annexion des
douars aux communes de plein exercice, dirigées par des
municipalités européennes.
En 1871, après le décret Crémieux qui faisait de tous les Juifs
des citoyens français, la loi Batbie de 1889, accordant la
naturalisation française automatique aux enfants d’étrangers nés en
Algérie, a renforcé le poids démographique et politique des
Français. Désormais, le mouvement migratoire de l’Espagne vers
l’Oranie, va s’amplifier. Le boom de la vigne et la politique de la
Banque d’Algérie qui accorde de larges crédits à faible intérêt aux
colons expliquent l’essor de la région.
Dans une Algérie installée où la population européenne est
passée de 1881 à 1901, de 195 418 à 364 257 habitants, la conquête
des confins algéro-marocains, l’extension du vignoble, des
agrumes, des céréales, des cultures maraîchères et de l’élevage du
mouton, ont donné naissance à de nouveaux villages et à
l’extension des premiers centres agricoles. Le Sersou est illustratif
de la transformation intervenue dans cette région tellienne, en fin de
siècle. Le développement du réseau routier et ferroviaire, les crédits
bancaires facilement accordés et l’emploi de nouvelles techniques
agricoles, comme le dry-farming, ont transformé le Sersou, région
de pâturages parcourus par les troupeaux des nomades sahariens, en
un pays céréalier.
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En 1886, une lettre du gouverneur général d’Oran autorise la
création d’un centre européen à Aïn Melakou, commune mixte de
Tiaret. Trois ans plus tard, le centre prend le nom de Palat, celui
d’un obscur officier de l’armée d’Afrique. La commune comptait
alors 835 habitants, dont 461 Français, 68 étrangers et 306
Musulmans. La superficie du territoire était alors de 3 530 hectares
et la surface cultivable était répartie en 110 concessions.
Palat
Melakou rattachait le douar près duquel le village français s’est
construit à un oued, le Mélègue, nom que l’on trouve sous des
appellations variées, de la Tunisie à l’Atlas marocain et qui atteste
que c’est sur le socle berbère que s’est édifiée l’Afrique du Nord
depuis les origines. L’oued Mélègue, réduit à un simple filet d’eau
en été, parvient difficilement à la Mina, une grosse rivière qui se
faufile entre le massif des Beni Chougrane et celui de l’Ouarsenis,
avant de s’étaler dans la plaine de Relizane et rejoindre l’oued
Chelif, une grosse rivière qui se coule entre les collines du Dahra
jusqu’à la Méditerranée.
À une quinzaine de kilomètres de Palat, le voyageur aperçoit au
sommet d’une côte, Tiaret, le chef-lieu de la riche région du Sersou.
Pointe avancée du limes romain dont elle contrôlait l’accès, la ville
française s’est en partie construite sur l’antique Tahert, la capitale
du royaume kharidjite d’Ibn Rostem.
En se dirigeant vers l’ouest, une route en lacets conduit à
Frenda, grosse bourgade, escarpée et rocheuse, accrochée sur le
plateau tellien. Âpre et sauvage, altière et indomptable, son histoire
a séduit le grand Ibn Khaldoun qui y séjourna quelque temps pour
écrire plusieurs chapitres de son Histoire des Berbères. À une
distance égale de Tiaret mais en direction du Sud-est, on arrive à
Trézel, grand caravansérail, havre reposant pour les caravanes de
dromadaires, ces trains du désert venus de Gao et de Tombouctou,
la mystérieuse. Le village était enfin relié par un service d’autobus
faisant la navette entre Frenda, Palat, Trézel et Tiaret.
Avant la conquête, Melakou n’était qu’un douar situé dans une
région de contact des Hautes Plaines avec les plateaux telliens
d’Oranie. Les rudes conditions climatiques et la pauvreté en eau de
la région expliquent pourquoi les Hautes Plaines de l’Ouest,
contrairement à celles de l’Est, sont restées à l’écart des influences
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étrangères, puniques puis romaines. Entièrement arabisées de
langue, les populations ont longtemps conservé un genre de vie
pastoral nomade ou semi nomade, une organisation tribale reposant
sur la propriété collective des terres, le maillage de la société par les
confréries religieuses, le culte des saints et un grand esprit
d’indépendance.
Comme la plupart des villages de la colonisation, Palat avait une
forme rectangulaire, avec trois grandes rues et quatre transversales.
Au nord, sur une petite colline, un fortin, le bordj, d’où étaient
parties des colonnes de soldats chargées de mater la révolte des
Ouled Sidi Cheikh, dans le Sud oranais. Désaffecté après 1918 et
transformé en école, il abrita deux classes : celle du cours moyen et
celle du certificat d’études, la bibliothèque municipale et le
logement de la directrice. Près du bordj, se trouvaient le lavoir
municipal et plus bas, le jardin public avec un boulodrome qui
donnait sur une petite place, le monument aux morts entouré d’une
grille protégeant un canon de 75 et une stèle de marbre où
figuraient sur une longue liste des victimes de la guerre, mes deux
oncles, Gaston et Adolphe Simon, mais aucun musulman, car
mêmes morts pour la France, ils restaient des indigènes.
En face du monument aux morts, une église sans style mais
spacieuse, entourée par deux carrés d’oliviers. Plus bas, une autre
école de deux classes, du cours élémentaire et moyen avec les
logements de fonction des instituteurs, deux petits jardins, une
grande cour et un préau. Face à l’école et de l’autre côté de la rue
principale, deux cafés et une boulangerie. Enfin, plus bas sur la
droite, la place du village, la poste, la mairie et la salle des fêtes.
L’installation des colons, longue et très difficile, s’est améliorée
après la conquête du Sahara et l’extension du réseau routier en
Oranie. Le forage de nombreux puits, la canalisation des sources et
la formation de barrages ont permis, avec l’irrigation, l’extension
des cultures maraîchères, des céréales, des vergers, de la vigne, des
légumes secs (pois chiches, fèves, haricots, lentilles), l’élevage de
chevaux, de bovins et de moutons. Avec la construction de fermes,
d’entrepôts, de caves, l’installation d’une dizaine d’ateliers de
charrons et forgerons, de bourreliers, cordonniers, menuisiers et
maçons, une boucherie, deux moulins et des commerces, Palat était
un village vivant, actif et prospère.
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Les colons, de condition modeste, cultivaient des champs de blé,
d’avoine, de luzerne, d’orge et de légumes secs. La plupart
possédaient une petite vigne, un jardin, un verger, un poulailler et
du bétail. Les plus aisés possédaient un matériel agricole diversifié,
moderne et adapté aux sols de la région. Palat connut un moment de
célébrité quand un forgeron, Joseph Laclaverie, fabriqua une
charrue fixe à réglage automatique, l’Algérienne. De retour de la
guerre, son fils améliora les procédés de fabrication des charrues
qu’il développa dans un atelier moderne, où l’électricité remplaça la
vapeur, il employait une quinzaine d’ouvriers spécialisés. La
réputation de l’Algérienne s’élargit à toute la région et sera primée
en 1921 à l’exposition agricole d’Alger.
Palat vivait au rythme des saisons. En novembre, l’activité
déclinait et le village se recroquevillait pour affronter un hiver long
et rigoureux. En mars, la vie s’éveillait, la campagne bruissait, les
cigognes revenaient. En avril, les estomacs se creusaient car la
soudure était toujours difficile. Avec l’arrivée de l’été, la vie
explosait : tout le village bourdonnait. Dans la montagne, les fellahs
engrangeaient dans des silos, leur récolte d’orge et de blé et des
dizaines d’ânes surchargés stationnaient devant les moulins. Dans
les champs, les moissonneuses s’activaient, les meules de blé
recouvertes d’une couche de glaise pour les protéger de la pluie.
Elles se dressaient par dizaines, l’une près de l’autre, pour laisser
place aux batteuses mises en route par des locomotives poussives,
bourrées jusqu’à la gueule par les ouvriers saisonniers venus du Rif
ou du Moyen Atlas. J’aimais voir ces fantômes blanchis par la
paille hachée et la poussière, les yeux protégés par de grosses
lunettes noires, les vêtements serrés, le turban, chèche ou le large
chapeau, le mdal, vissé sur la tête.
L’été, c’était pour les musulmans, la saison du ramassage du
bois coupé dans la rabbah, la mystérieuse forêt, la réfection des
toitures, l’achat de nouvelles espadrilles, parfois d’une djellabah,
ou d’un âne et le règlement des dettes. Il restait parfois un peu
d’argent et les mariages étaient toujours l’occasion de festivités
animées. Souvent les unions étaient brèves, car bien des hommes
répudiaient leurs épouses quand les réserves étaient épuisées.
Septembre était le mois des vendanges. Une nuée d’enfants
armés de serpettes coupaient les grappes qui emplissaient les hottes,
déversées ensuite dans des chariots. Le raisin, piétiné dans de
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grands pressoirs, laissait échapper un liquide épais recueilli dans
des tonneaux ou dans des cuves. Septembre était aussi le mois de la
cueillette des olives vertes ou noires que l’on consommait toute
l’année.
Les premières pluies tombaient en octobre et il fallait se
dépêcher de labourer et de semer. Les ouvriers marocains étaient
repartis, les enfants reprenaient le chemin de l’école, les chevaux
restaient le plus souvent à l’étable et les machines agricoles étaient
remisées dans les hangars. Bêtes et hommes se préparaient pour
l’hiver. Les colons tuaient le cochon et préparaient la charcuterie.
Les ouvriers agricoles stockaient dans leurs maisons basses, les
tomates et les poivrons séchés, un ou deux sacs de farine, des
légumes et des fruits secs, des dattes, des figues séchées, des
amandes, des noix et des jarres d’olives et d’huile.
Palat avait gardé les cicatrices de la Grande Guerre de 19141918, particulièrement désastreuse. Une vingtaine de jeunes
Palatois furent tués et d’autres mutilés ou gazés. Plusieurs jeunes
filles restèrent célibataires et d’autres quittèrent le village. La
dépopulation du village, la paupérisation des petits agriculteurs, la
fermeture de la plupart des petits ateliers et le traumatisme de la
guerre, ont cassé le dynamisme antérieur et amorcé l’évacuation des
Européens vers les villes moyennes de l’intérieur, du Tell littoral ou
de la métropole.
Au début du siècle, une dizaine de familles juives vivaient à
Palat, mais après la guerre, la plupart d’entre elles s’étaient repliées
sur Tiaret, Mascara, Oran et Alger où le commerce était plus actif et
lucratif et les emplois plus nombreux dans le commerce, les
professions libérales, l’enseignement, l’administration. Dans les
villes, les filles pouvaient pratiquer la religion, se distraire, faire des
rencontres et se marier.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il ne restait plus à
Palat que deux familles juives : celle de mon oncle Lucien Simon,
Jeannette son épouse et leurs trois enfants : Roger, Georges et
Marcelle et celle d’Étienne, mon père, ma mère Yvonne, ma sœur
Alberte et ma grand-mère, Messaouda.
La famille
J’appartiens à une famille de Juifs, implantés en Afrique du
Nord depuis les temps les plus reculés. La branche paternelle,
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originaire du Sud marocain était imprégnée des traditions berbères
de l’Atlas et du Sahara, quant à la branche maternelle, celle des
Teboul et des Médioni, installée dans la région de Frenda, elle
faisait partie de ces tribus juives berbères dont parle Ibn Khaldoun.
Au Moyen Âge, la majorité de ces tribus s’étaient converties à
l’islam, plus précisément au schisme kharidjite, l’une des tentatives
les plus originales pour berbériser une religion importée par le
conquérant arabe. Une fraction minoritaire avait persisté dans
l’attachement à la loi mosaïque, tout en conservant certaines
coutumes, traditions et légendes, héritages d’un passé où pendant
les siècles de Carthage, s’était réalisé en Africa, sur les Hauts
Plateaux et au Sahara, un syncrétisme judéo berbère.
Au Xe siècle, les kharidjites formèrent le royaume de Tahert, très
tolérant pour les Chrétiens et les Juifs. La destruction du royaume
par les Arabes entraîna la dispersion des habitants – et avec eux des
centaines de familles juives – dans le Sahara algérien et tunisien, de
l’île de Djerba à Ouargla, Gardaïa, Djelfa, au Mzab, au Touat et à
Sijilmassa.
Deux autres branches de la famille maternelle : celle des Griguer
et des Boukhobza, originaires de Tlemcen, vinrent se réfugier à
Tiaret, après la conquête française de la ville. Mon père avait aussi
dans cette ville une cousine Partouche, dont le mari avait des
racines à Ghardaïa, Laghouat et Aflou. Issu de la tribu juive des
Bratcha, gardiens austères de la religion juive, ses associés lui
envoyaient des oasis lointaines, des dizaines de chameaux chargés
de lourds régimes de dattes et de sel gemme. Il leur fournissait en
retour, des sacs de blé et d’orge de la riche plaine du Sersou.
Les Teboul et les Médioni possédaient de grandes capacités de
travail, d’endurance, de sobriété et d’intelligence. Les traditions,
rigoureusement respectées et les fêtes étaient l’occasion de
rassembler les membres d’une grande famille éparpillée à Tlemcen,
Frenda, Mascara, Tiaret et Palat. Il y régnait une atmosphère de
chaleur, de confiance et d’espérance. La table était grande et
ouverte, les plats abondants et variés, les pâtisseries délicieuses. Les
prières dites simplement ajoutaient une note de solennité, mais sans
excès. Famille bien ancrée dans le terroir et dans une histoire très
ancienne dont il restait des traces comme cette tradition de parler le
judéo berbère et de pratiquer des coutumes très anciennes.
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L’histoire de ma famille est un concentré de l’histoire des Juifs
d’Algérie. L’évolution s’est effectuée très rapidement.
À titre d’exemple, le cas d’Henriette, la fille de l’oncle Élie
Teboul, un simple employé aux écritures. Très vive et intelligente,
Henriette avait suivi sa scolarité avec Jacques Berque. Elle lisait
l’hébreu et l’arabe classique, comprenait le berbère et elle passa
avec brio une agrégation de lettres classiques.
Mon père était né à Palat en 1899, dans une famille de treize
enfants. Son père était un négociant qui s’était enrichi avec la vente
des céréales, des chevaux, des moutons, du cuir et de la laine à
l’armée. Mais il mourut jeune. À l’époque, l’entrée dans la vie
active commençait après le certificat d’études. Mon père, de
tempérament rebelle et allergique aux coups de règle sur les doigts,
faisait souvent l’école buissonnière, de sorte qu’à treize ans, il se
trouvait déjà au travail.
Mon père était un homme de taille moyenne, bien charpenté, le
nez fort, les oreilles larges, le visage expressif, vif dans ses
mouvements et un peu gauche dans sa démarche. Large d’esprit,
intelligent, serviable et tolérant, la générosité discrète, un sens très
élevé de la dignité humaine, un peu fataliste mais jamais résigné, il
avait traversé de dures épreuves sans jamais se plaindre.
Malgré une surdité qui rendait difficile une discussion suivie
avec lui, il restait d’humeur gaie et il manifestait toujours un
optimisme contagieux, expression d’une forte vitalité. Mon père
savait écouter et comprendre les gens et il connaissait par le menu
détail l’histoire des gens de son village et de sa région. Sa mémoire
remarquable enregistrait et classait les faits et gestes les plus divers
des Européens, des Kabyles, des jardiniers gouraris, des khalafas
de la montagne et des ouvriers agricoles arabes. Il était pudique,
patient, réservé et si je me suis rarement confié à lui, il est toujours
resté pour moi un modèle de probité, de dignité et de générosité.
Mobilisé en 1917, il n’avait pas suivi ses frères expédiés sur le
front en France, mais il participa à la pacification des tribus
insurgées du Moyen Atlas et du Sahara. Point de grandes batailles
pendant cette campagne mais des marches et des contremarches,
des attaques au canon de ksars fortifiés, des garnisons à Colomb
Béchar et Figuig, des souvenirs, quelques anecdotes et une terrible
dysenterie qui le rendront très sensible des intestins.
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Par un travail acharné et beaucoup de privations, il était parvenu
à acheter un local qui, après transformation, deviendra le grand café
central du village. Le tout Palat s’y retrouvait pour les fêtes, les
mariages, les parties de billard et les séances de cinéma.
Son mariage avec ma mère avait comblé tous ses rêves. Il
manifestera toujours le plus grand respect pour sa belle-mère, une
immense affection pour son épouse et une grande tendresse pour
ses enfants.
La jeunesse de ma mère fut très difficile. Son père qui tenait une
épicerie à Palat, sera frappé de paralysie quand il apprendra la mort
de son unique fils à la guerre. La vente du magasin procura
quelques revenus qui s’épuisèrent vite et ma grand-mère se résigna
à accepter les emplois les plus modestes pour subsister. Elle
consentit cependant à vendre son argenterie et tous ses bijoux pour
permettre à sa fille de terminer ses études, en passant un brevet
élémentaire. À dix-sept ans, ma mère qui avait obtenu un emploi
d’institutrice intérimaire exercera sans aucune formation, des
suppléances dans des écoles, pour la plupart isolées et déshéritées.
Après la mort de son mari, ma grand-mère qui ne vivait plus que
de la modeste pension de son fils mort à la guerre, accompagna sa
fille dans tous ses déplacements pour la réconforter et lui préparer
une nourriture cachère, car son observance des pratiques religieuses
n’offrait aucune faille. Lasse et usée, meurtrie cruellement par la
vie, elle poussa sa fille à accepter la demande en mariage faite par
mon père, car elle avait une haute estime de la famille Simon
qu’elle connaissait. Mariage de raison d’abord qui deviendra
ensuite très solide et heureux – mon père étant un homme de grand
cœur – qui permit à ma mère de rester à Palat et d’occuper
l’appartement de fonction attribué aux instituteurs.
Ma mère était une femme de forte constitution, au visage
attrayant, très soucieuse de sa tenue et de l’opinion publique. Elle
fera la classe pendant de longues années à des élèves du cours
élémentaire, dans des conditions très difficiles. Les classes étaient
surchargées et les moyens matériels très modestes. L’estrade était
branlante, le poêle de fonte chauffait mal et fumait beaucoup, le
livre unique de lecture Le Dumas servait aux parents et aux enfants.
Sur le mur, au fond de la classe, une France multicolore attestait
que l’Algérie était une province française et chaque leçon d’histoire
était illustrée par les images de Vercingétorix se rendant à Jules
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