Religion, transformation des quartiers populaires et recomposition

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Religion, transformation des
quartiers populaires et
recomposition des identités
diasporiques.
Le renouveau du judaïsme
orthodoxe à Paris
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2006-1 pp. 83-94
Lucine ENDELSTEIN IUFM d’Aquitaine
Laboratoire MIGRINTER, UMR no5588
MSHS, 99 avenue du Recteur Pineau, 86000 Poitiers
INTRODUCTION
L’héritage religieux commun est au cœur de
l’expérience historique des Juifs et de leur
existence en tant que diaspora. Pourtant cet
héritage a connu de fortes transformations
depuis le 19ème siècle, et plus encore depuis
la Seconde Guerre mondiale. La diaspora
juive, comme les sociétés dans lesquelles
elle s’inscrit, est touchée par le double mou-
vement de sécularisation d’une majeure par-
tie de sa population et de radicalisation reli-
gieuse d’une minorité. Il est question dans
cet article des recompositions du religieux
et de ses incidences dans l’insertion de la
diaspora juive dans les grandes villes, à tra-
vers l’exemple de l’essor de l’orthodoxie à
Paris. Le terme « orthodoxie » est apparu en
Europe centrale et de l’Est, en réaction aux
transformations qui semblaient menacer le
judaïsme européen : infl uence des Lumières
(Haskalah), Réforme du judaïsme, séculari-
sation. Il désigne aujourd’hui une nébuleuse
de courants dont les positions idéologiques,
politiques et même religieuses divergent.
Nous nous contenterons d’évoquer ses deux
principaux courants : le Hassidisme1 et les
orthodoxes non hassidiques.
1 Le Hassidisme est né au 18ème siècle en Pologne,
dans une période de persécutions. Il prône la joie
dans l’étude et l’accomplissement des commande-
ments, s’opposant à l’austérité de la tradition rab-
binique. Les orthodoxes non hassidiques pratiquent
une religion plus austère, plus centrée sur l’étude.
Alors qu’aux États-Unis, en Israël et dans certains
pays d’Europe, plusieurs courants du hassidisme sont
représentés, seul le courant Loubavitch est présent en
France.
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Depuis l’après-guerre en Amérique, et de-
puis les années 1970 en France, le dévelop-
pement de ces mouvements et les modes de
vie totalisants de leurs membres conduit à
leur concentration dans certains quartiers
des grandes villes, et en particulier dans les
quartiers populaires. Ce phénomène doit être
placé dans le contexte général des recom-
positions du religieux et des mutations du
phénomène migratoire qui depuis quelques
décennies ont favorisé l’émergence de nou-
veaux liens transnationaux, dont les compo-
santes religieuses s’inscrivent dans les pay-
sages urbains. Ainsi les diverses expressions
du religieux ont transformé les paysages
des quartiers populaires des grandes villes :
apparition de lieux de culte, commerce eth-
nique et religieux, pratiques vestimentaires
distinctives...
La présence de mouvements orthodoxes est
de plus en plus importante dans les quartiers
populaires de l’Est parisien, notamment dans
le 19ème arrondissement de Paris, contribuant
à la transformation du paysage et à la modifi -
cation des rapports entre religion et urbanité.
En comparant ce quartier parisien aux quar-
tiers américains, nous verrons dans quelle
mesure les territoires du renouveau religieux
contribuent aux recompositions des identités
urbaines et diasporiques.
Les vagues successives d’immigration avant
et après la Seconde Guerre mondiale se
sont inscrites dans l’espace parisien sous
forme de concentrations et de dispersions
multiples. Du 19ème siècle aux années 1960,
les concentrations des immigrés juifs dans
certains quartiers étaient aussi bien liées à
l’aboutissement de chaînes migratoires (et
par conséquent à des phénomènes d’agréga-
tion volontaire) qu’à des aspects profession-
nels ainsi qu’à la disponibilité de logement
dans les quartiers en question. L’histoire de
l’insertion des Juifs dans l’agglomération
parisienne, liée à leur histoire migratoire,
a fait l’objet de nombreuses études qui ne
peuvent être que brièvement résumées dans
le cadre de cet article.
Si dès la fi n du 19ème siècle les réseaux d’en-
traide conduisaient les immigrés juifs pro-
venant d’Europe de l’Est vers le Marais, en
raison des possibilités de logement dans ce
quartier central et dégradé, des « centres se-
condaires » de l’immigration juive sont très
rapidement apparus. Les pieds de la Butte
Montmartre étaient le quartier d’artisans et
d’intellectuels roumains et russes ; la Porte
de Clignancourt et la Porte de St-Ouen, celui
de forains et antiquaires hongrois et polo-
nais, tandis que des juifs alsaciens travaillant
autour des abattoirs s’installaient à la Vil-
lette. Entre les deux guerres, deux nouveaux
quartiers d’immigration sont apparus : Bel-
leville, alors ashkénaze, et le quartier de
la Roquette, lieu de première installation
des Juifs sépharades de l’Empire Ottoman.
Les communes populaires de la petite cou-
ronne ont également accueilli une partie
importante de la population juive immigrée
d’Europe de l’Est. Dès le début du 20ème siè-
cle, les chemins de l’ascension sociale ont
dispersé les immigrés ou leurs descendants
ayant réussi vers le 9ème arrondissement et le
quartier de la rue Richer, mais aussi vers les
beaux quartiers de l’Ouest parisien. Ces tra-
jectoires sont comparables à celles d’autres
groupes immigrés dans Paris à la même épo-
que : les études sur l’insertion spatiale des
Auvergnats et des Italiens montrent qu’après
une première installation dans l’Est de la ca-
pitale, les générations suivantes se sont diri-
gées vers l’Ouest2.
À partir des années 1950, les Juifs sépha-
rades arrivés du Maghreb ont renouvelé la
géographie juive parisienne, et revitalisé les
quartiers juifs d’avant guerre. Une partie des
nouveaux immigrés a remplacé les ashkéna-
zes dans le Marais et à Belleville, conformé-
ment à la règle de succession de l’école de
CONTEXTE HISTORIQUE ET URBAIN : DES « QUARTIERS JUIFS » PARISIENS
2 Voir Judith Rainhorn et Claire Zalc, Commerce à
l’italienne. Immigration et activités professionnel-
les à Paris dans l’entre-deux guerres, Le mouvement
social n°191, avril-mai 2000, pp. 49-68 et Roger
Girard, Quand les auvergnats partaient conquérir
Paris, Paris, Fayard, 1979.
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Chicago, selon laquelle en un même lieu se
succèdent différentes vagues migratoires3.
Mais les Juifs d’Afrique du Nord ont égale-
ment participé à la transformation des ban-
lieues de l’agglomération parisienne, bénéfi -
ciant dans les années 1950 des programmes
de logement des rapatriés4.
Les études récentes sur Sarcelles et sur Bel-
leville ont montré que certains quartiers
d’immigration n’ont pas été de simples es-
paces de transition décrits par le modèle de
Chicago, à partir desquels les immigrés se
dispersent au fi l de leur intégration dans la
société. Plusieurs décennies après l’arrivée
des Juifs d’Afrique du Nord en France, des
changements identitaires, politiques et reli-
gieux ont affecté la population juive de Fran-
ce, et les différents quartiers juifs portent les
marques de ces transformations. Un phéno-
mène d’agrégation volontaire lié aux recom-
positions identitaires autour du religieux est
apparu dès les années 1980. Contrairement
au Marais qui n’est plus vraiment un lieu de
vie mais un lieu de mémoire et de consom-
mation identitaire pour la communauté juive
[Brody, 1996], Sarcelles et d’autres commu-
nes de banlieue ont été réappropriées à partir
des années 1980 par les descendants d’im-
migrés revenus à la religion sur un mode
plus ou moins radical5.
La « techouva », qui signifi e le « retour »
sur soi, le repentir en hébreu, est le mou-
vement qualifi é de « retour » à la religion
qui suppose une pratique du judaïsme très
rigoureuse tendant à l’application totale de
la Loi. Au sein de la judaïcité française,
la techouva a touché un public de plus en
plus nombreux depuis les années 1980. Les
« baale techouva » ou « fi ls du retour » re-
joignirent surtout le hassidisme de Louba-
vitch, qui est quasiment le seul mouvement
hassidique en France. Son aspect mission-
naire conduit ses fi dèles à aller « dans la
rue » pour ramener un maximum de juifs à
la pratique religieuse et contribue à sa forte
visibilité. Le hassidisme de Loubavitch
émergea en France sur fond de « droit à la
différence » et toucha au départ une élite
étudiante dans le contexte de l’essor contre-
culturel. Puis il se propagea rapidement au
cours de la décennie 1980 parmi les Juifs
originaires d’Afrique du Nord des quartiers
populaires de l’Est parisien et de banlieue
[Podselver, 2002]. Aujourd’hui, la majeure
partie des adeptes de ces mouvements sont
sépharades, bien que les leaders demeurent
encore ashkénazes, et que les pratiques du
hassidisme soient en rupture avec celles des
ancêtres maghrébins. L’abandon de prati-
ques traditionnelles judéo-maghrébines à
la faveur des pratiques ashkénazes poursuit
le processus de séparation d’avec la société
musulmane entamée dès la colonisation.
L’expression « retour » à la religion est donc
inappropriée pour décrire le changement de
pratiques religieuses qui certes correspon-
dent à une « rejudaïsation » mais s’appa-
rentent plutôt à l’invention d’une tradition
[Hobsbawn, Ranger, 1993]. La rupture avec
la religiosité familiale et le désir de s’iden-
tifi er à un groupe ayant subi la Shoah s’ex-
pliquent en partie par le déracinement qui
touche les descendants des immigrés de
deuxième et troisième génération. Le suc-
cès du hassidisme de Loubavitch s’inscrit
également dans un contexte social et inter-
DÉVELOPPEMENT DE L’ORTHODOXIE
3 Voir Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L’École de
Chicago. Naissance de l’écologie urbaine. Paris,
Flammarion, 2004 (1ère édition 1979).
4 L’emblématique regroupement de Sarcelles, qui
a fait l’objet de nombreuses études dès les années
1960, ne doit pas masquer les autres communes de
Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise qui ont accueilli
une population sépharade nombreuse, eu égard à la
population juive totale.
5 Voir Annie Benveniste, Grands ensembles et sin-
gularités communautaires. Culture juive, présence
musulmane à Sarcelles. Les Annales de la Recher-
che Urbaine, n°96, 2004, pp. 117-124, Laurence
Podselver, Sarcelles, une communauté bien dans sa
ville. Urbanisme, n°291, 1996, pp. 77-81, et Hervé
Vieilllard-Baron, Sarcelles aujourd’hui : de la cité-
dortoir aux communautés ? Espace Populations So-
ciétés, n°2-3, 1996, pp. 325-333.
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national qui a contribué à un renouveau reli-
gieux dans la société moderne6. La présence
des Loubavitch est d’ailleurs de plus en plus
importante dans les quartiers aisés parisiens,
montrant que le renouveau religieux n’affec-
te pas uniquement les « mal intégrés » des
quartiers populaires. Un lieu de culte Louba-
vitch a récemment ouvert à Neuilly, un autre
est installé sur les Champs Elysées...
À côté du hassidisme de Loubavitch, il existe
de nombreux courants orthodoxes non has-
sidiques : les plus minoritaires proviennent
des migrations ashkénazes en France (c’est
le cas de quelques synagogues parisiennes).
Mais c’est l’intérêt pour l’orthodoxie au sein
d’une partie du public sépharade qui a con-
duit au renouveau religieux observé dans les
grandes villes. En France, ces mouvements
orthodoxes sont nés de l’infl uence de l’or-
thodoxie israélienne au sein de la popula-
tion sépharade. En effet, l’orthodoxie a été
« réimplantée » en diaspora, en raison de
la formation des leaders religieux qui com-
prend de plus en plus souvent plusieurs an-
nées d’études à l’étranger et en particulier en
Israël. Le monde des yehivas, centres d’étu-
des talmudiques où vont se former de plus en
plus de futurs rabbins, a donc déteint peu à
peu sur une partie du judaïsme français7. Le
mode de vie engendré par la pratique assi-
due du judaïsme conduit à la concentration
des coreligionnaires dans certains quartiers,
dont le 19ème arrondissement est un exemple
emblématique.
REGROUPEMENTS AFFINITAIRES
ET CONSTRUCTION DU « QUARTIER JUIF »
Le renouveau religieux s’exprime dans l’es-
pace urbain par les pratiques quotidiennes
que le mode de vie conforme à la Torah
engendre et par la multiplication de lieux
fréquentés assidûment à toutes les étapes
de la vie quotidienne : lieux de culte, cer-
cles d'étude, commerces cachers, écoles jui-
ves.... En l’espace d’une vingtaine d’années,
les lieux religieux juifs se sont multipliés
dans le 19ème arrondissement. Jusqu’aux an-
nées 1970, seuls deux lieux de culte étaient
présents, hérités de l’immigration des Juifs
ashkénazes. À partir de la fi n des années
1970, les lieux de culte commencèrent à se
multiplier. On en comptait cinq au début des
années 1980, une dizaine au début des an-
nées 1990, et enfi n plus de vingt en 2005.
On dénombre également aujourd’hui une
dizaine d’écoles juives et plus de soixante
commerces cachers, concentrés essentielle-
ment autour de l’avenue Secrétan, de la rue
Manin, au nord l’avenue de Flandre et vers la
Place des Fêtes (carte). Pourtant les liens en-
tre la concentration des lieux de culte et des
écoles juives et le phénomène d’agrégation
résidentielle ne sont pas toujours directs.
Le 19ème arrondissement de Paris, et en parti-
culier le nord de l’arrondissement, n'est pas
un quartier d'immigration "réapproprié" mais
un lieu de deuxième installation pour les
Juifs originaires d'Afrique du Nord venant
des quartiers anciens de Paris et de banlieue,
à partir de la fi n des années 1970. Une partie
seulement de cette population s'est installée
sur un mode de regroupement affi nitaire.
L’implantation des lieux de culte, d’éduca-
tion et d’étude juive dans le 19ème montre une
diversité de réseaux qui se sont rencontrés
localement en raison de la concordance de
facteurs, dont les transformations physiques
du Nord-Est parisien sont une importante
composante8, ainsi que le succès de l’or-
thodoxie au sein des couches populaires de
la population juive sépharade. Des familles
sépharades, plus ou moins religieuses, vi-
vaient déjà dans le 19ème quand les premières
6 Sur les recompositions identitaires des juifs de Fran-
ce, voir Martine Cohen (2000), Les juifs de France.
Modernité et Identité, Vingtième Siècle, n°66.
7 Les rabbins du Consistoire eux-même vont de plus
en plus souvent étudier dans une yeshiva israélienne.
Voir Allouche-Benayoun et Podselver, Les mutations
de la fonction rabbinique : rapport d’enquête auprès
des rabbins consistoriaux de Paris et d’Île-de-France,
Paris, Observatoire du monde juif, 2003.
8 En une trentaine d’années, la désindustrialisation de
l’arrondissement, sa construction et le renouvellement
du tiers de son bâti ont offert d’importantes possibili-
tés de logement.
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familles orthodoxes s’installèrent et créèrent
les premiers lieux de culte. Si le phénomène
de regroupement volontaire a commencé
dès les années 1980 pour les premiers baale
techouva, l’agrégation résidentielle en raison
du « caractère juif » du quartier n’a pris de
l’ampleur qu’à partir du milieu des années
1990. Aujourd’hui, les facilités de pratique
religieuse qu’offre le 19ème arrondissement
conduisent des familles à s’y installer.
Le mouvement Loubavitch, pionnier du
« retour » au judaïsme, a joué un rôle essen-
tiel dans le développement de la vie religieu-
se dans les quartiers populaires de Paris et
de banlieue. La présence de ce mouvement
dans les quartiers de l’Est parisien remonte
à la fi n des années 1970 et a donc accom-
pagné les premiers moments du phénomène
de techouva. Son importance grandissante
dans le paysage religieux mais aussi dans
le paysage urbain en raison de la visibilité
de ses adeptes en fait un élément central de
la vie juive du 19ème arrondissement. L’his-
toire de l’implantation des Loubavitch est
intrinsèquement liée à celle de leur réseau
scolaire. Du jardin d’enfants ouvert en 1977
sur la Place des Fêtes, les écoles Loubavitch
se sont déplacées et agrandies dans de nou-
veaux locaux au nord de l’arrondissement,
jusqu’à l’ouverture en 1999 d’un complexe
scolaire d’une capacité d’accueil de 2000
élèves. L’école Haya Mouchka est située rue
Petit, près de la Porte de Pantin, et ses classes
vont du jardin d’enfants au BTS (photo 1).
Depuis leur création jusqu’à aujourd’hui,
les écoles Loubavitch ont toujours fait offi ce
de lieu de culte, ce qui renforce l’animation
religieuse que ces écoles exercent dans le
quartier ainsi que la proximité géographique
recherchée par les familles du mouvement.
La grande synagogue abritée par l’école
Haya Mouchka ainsi que les nombreuses
activités proposées dans l’établissement en
font un des lieux majeurs du mouvement
dans Paris9.
Parallèlement à l’essor du mouvement Lou-
bavitch, celui de l’orthodoxie non hassidi-
que s’est traduit par le développement spec-
taculaire des « cercles d’étude ». La plupart
de ces petits cercles qui étudient le Talmud
Carte 1 : Commerces cachers dans le 19ème arrondissement de Paris
9 Cette école fait partie des trois réalisations majeures
des Loubavitch dans Paris, situées dans les arrondisse-
ments périphériques (18e, 19e, 20e et récemment dans
le nord du 17e).
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