85
Chicago, selon laquelle en un même lieu se
succèdent différentes vagues migratoires3.
Mais les Juifs d’Afrique du Nord ont égale-
ment participé à la transformation des ban-
lieues de l’agglomération parisienne, bénéfi -
ciant dans les années 1950 des programmes
de logement des rapatriés4.
Les études récentes sur Sarcelles et sur Bel-
leville ont montré que certains quartiers
d’immigration n’ont pas été de simples es-
paces de transition décrits par le modèle de
Chicago, à partir desquels les immigrés se
dispersent au fi l de leur intégration dans la
société. Plusieurs décennies après l’arrivée
des Juifs d’Afrique du Nord en France, des
changements identitaires, politiques et reli-
gieux ont affecté la population juive de Fran-
ce, et les différents quartiers juifs portent les
marques de ces transformations. Un phéno-
mène d’agrégation volontaire lié aux recom-
positions identitaires autour du religieux est
apparu dès les années 1980. Contrairement
au Marais qui n’est plus vraiment un lieu de
vie mais un lieu de mémoire et de consom-
mation identitaire pour la communauté juive
[Brody, 1996], Sarcelles et d’autres commu-
nes de banlieue ont été réappropriées à partir
des années 1980 par les descendants d’im-
migrés revenus à la religion sur un mode
plus ou moins radical5.
La « techouva », qui signifi e le « retour »
sur soi, le repentir en hébreu, est le mou-
vement qualifi é de « retour » à la religion
qui suppose une pratique du judaïsme très
rigoureuse tendant à l’application totale de
la Loi. Au sein de la judaïcité française,
la techouva a touché un public de plus en
plus nombreux depuis les années 1980. Les
« baale techouva » ou « fi ls du retour » re-
joignirent surtout le hassidisme de Louba-
vitch, qui est quasiment le seul mouvement
hassidique en France. Son aspect mission-
naire conduit ses fi dèles à aller « dans la
rue » pour ramener un maximum de juifs à
la pratique religieuse et contribue à sa forte
visibilité. Le hassidisme de Loubavitch
émergea en France sur fond de « droit à la
différence » et toucha au départ une élite
étudiante dans le contexte de l’essor contre-
culturel. Puis il se propagea rapidement au
cours de la décennie 1980 parmi les Juifs
originaires d’Afrique du Nord des quartiers
populaires de l’Est parisien et de banlieue
[Podselver, 2002]. Aujourd’hui, la majeure
partie des adeptes de ces mouvements sont
sépharades, bien que les leaders demeurent
encore ashkénazes, et que les pratiques du
hassidisme soient en rupture avec celles des
ancêtres maghrébins. L’abandon de prati-
ques traditionnelles judéo-maghrébines à
la faveur des pratiques ashkénazes poursuit
le processus de séparation d’avec la société
musulmane entamée dès la colonisation.
L’expression « retour » à la religion est donc
inappropriée pour décrire le changement de
pratiques religieuses qui certes correspon-
dent à une « rejudaïsation » mais s’appa-
rentent plutôt à l’invention d’une tradition
[Hobsbawn, Ranger, 1993]. La rupture avec
la religiosité familiale et le désir de s’iden-
tifi er à un groupe ayant subi la Shoah s’ex-
pliquent en partie par le déracinement qui
touche les descendants des immigrés de
deuxième et troisième génération. Le suc-
cès du hassidisme de Loubavitch s’inscrit
également dans un contexte social et inter-
DÉVELOPPEMENT DE L’ORTHODOXIE
3 Voir Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L’École de
Chicago. Naissance de l’écologie urbaine. Paris,
Flammarion, 2004 (1ère édition 1979).
4 L’emblématique regroupement de Sarcelles, qui
a fait l’objet de nombreuses études dès les années
1960, ne doit pas masquer les autres communes de
Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise qui ont accueilli
une population sépharade nombreuse, eu égard à la
population juive totale.
5 Voir Annie Benveniste, Grands ensembles et sin-
gularités communautaires. Culture juive, présence
musulmane à Sarcelles. Les Annales de la Recher-
che Urbaine, n°96, 2004, pp. 117-124, Laurence
Podselver, Sarcelles, une communauté bien dans sa
ville. Urbanisme, n°291, 1996, pp. 77-81, et Hervé
Vieilllard-Baron, Sarcelles aujourd’hui : de la cité-
dortoir aux communautés ? Espace Populations So-
ciétés, n°2-3, 1996, pp. 325-333.